Le Radium qui tue/p03/ch03

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 133-164).


CHAPITRE III

Stone-Hill-Castle


À quatre kilomètres de la ville maritime et balnéaire de New-Haven, se trouve la vaste propriété de Stone-Hill, appelé ainsi, son nom l’indique, parce que l’habitation est sise sur une colline pierreuse dominant une grande étendue de jardins, prés, bois et champs cultivés.

La maison a un aspect de forteresse. Et, de fait, c’en est une. Elle fut édifiée vers 1740 par un sir Ellys Randolph, émigré du comté de Fife (Angleterre).

À cette époque, les luttes entre les colons et les Indiens étaient dans toute leur violence. Les Peaux-Rouges attaquaient volontiers les fermes, maisons, bourgades, scalpant les hommes, emmenant les femmes et les enfants en esclavage.

Sir Ellys Randolph avait donc très raisonnablement édifié sa résidence ainsi qu’une forteresse.

C’était un vaste quadrilatère de schiste gris, aux murailles épaisses, dont les fenêtres les plus basses dominaient le sol de plus de six mètres. Un fossé profond entourait ce redoutable blockhaus, rendant presque impossible un assaut. Sur le fossé, un pont-levis, que l’on manœuvrait chaque soir, venait obturer de son plancher aux poutrelles de fer la porte accédant, par un vestibule voûté, à la cour réservée au centre du quadrilatère de maçonnerie.

Aujourd’hui, les Indiens ont été refoulés bien loin vers l’ouest. Leurs tribus nombreuses sont réduites à quelques peuplades, dont la population diminue chaque jour. Les précautions belliqueuses ne sont plus de mise.

Les propriétaires de Stone-Hill ont comblé le fossé, remplacé le pont-levis par une chaussée dallée, et les limites des douves sont seulement marquées par une rangée de pommiers, dont les branches agrémentées de touffes de gui, que l’on coupe pour les fêtes de Christmas, s’étendent presque jusqu’à toucher les fenêtres.

C’est là que Mrs. Tolham, demeurée veuve d’un multimillionnaire de la quincaillerie, était venue prendre un repos nécessaire.

Depuis six mois, en effet, elle avait reparu dans le monde, accueillie, choyée, courtisée, non pas tant à cause de ses charmes que des avantages financiers qu’elle eût assurés à qui eût convolé avec elle en secondes noces.

En Amérique, pas plus qu’en Europe, le vulgaire n’est point insensible au vil métal, et si le brave Jupiter, souverain détrôné d’un Olympe préhistorique, récupérait soudain sa puissance légendaire, il pourrait, comme aux temps mythologiques, se déguiser en pluie d’or, pour réussir en ses desseins les plus compliqués.

Mrs. Tolham avait, on s’en souvient, les mêmes mesures que ses amies, Marily, Doles et Lodgers ; seulement, s’il est permis de s’exprimer ainsi, celles-ci les portaient en grâce, tandis que la veuve les portait en raideur.

Elle était la vivante démonstration de cet axiome, inexplicable par le raisonnement, que le charme est tout à fait indépendant des proportions.

Son visage bizarre, aux traits heurtés, ajoutait encore à ce je ne sais quoi de peu attirant qui avait fait adopter aux ironistes de la société new-yorkaise, pour désigner les quatre amies toujours vêtues de même, cette double appellation : les trois Grâces et Mrs. Repoussoir.

Avec cela, un caractère à l’unisson, dont la dominante semblait être la passion de l’autorité tracassière.

Fatiguée en fin de saison, la veuve avait pris la résolution de se reposer dans une retraite profonde. Peut-être espérait-elle ainsi se donner le teint de lis et de roses dont la nature ne l’avait point gratifiée.

Quittant New-York, elle s’était confinée à Stone-Hill (deux heures trente-cinq de railway), amenant avec elle un groupe de serviteurs choisis parmi ses nombreux domestiques.

Mérédith, première fille de chambre, et ses subordonnées, Linna et Lucy ; le cuisinier Tobburst, accompagné de ses aides : Pitt, Luste, Fruig, et de quelques marmitons sans importance. Pas de cocher, pas de wattman, pas de chevaux, de voitures, d’automobiles.

Mrs. Tolham voulait le repos absolu et, en personne qui a de la tête, elle avait éliminé tout ce qui eût pu l’inciter à des sports fatigants.

À Stone-Hill, un règlement de repos avait été affiché, contenant entre autres articles :


xxxx« Tout le personnel doit avoir réintégré les chambres à dormir, à neuf heures du soir au plus tard.
xxxx« Le lever n’aura pas lieu avant huit heures trois quarts du matin.
xxxx« Les domestiques seront chaussés de pantoufles feutrées, afin de ne produire aucun bruit.
xxxx« Toute infraction au présent règlement entraînera l’exclusion immédiate. »

Or, comme la maison d’une milliardaire abonde en bénéfices plus ou moins licites, que les domestiques adorent ces bénéfices que, par un euphémisme triomphant, ils qualifient de dévouement à leurs maîtres, les quatre préposés aux cuisines, les trois filles du service particulier de la veuve, se conformaient scrupuleusement aux prescriptions sus-résumées, tout en maugréant, mais à voix basse, contre la folie de repos de la châtelaine de Stone-Hill.

Ce jour-là, la terreur se joignit à l’ennui.

Les journaux, parus le matin à New-York, parvinrent à New-Haven vers neuf heures. Trente minutes plus tard, le bicycliste facteur les remettait es-mains de Mérédith, première femme de chambre, laquelle s’empressait de les porter à Mrs. veuve Tolham.

Celle-ci, enveloppée dans un grand peignoir japonais, goût américain, buvait à petits coups un chocolat de santé au jus de viande, aliment détestable, mais tonique, que sa cure de repos considérait comme le premier acte important de la journée.

À la vue de Mérédith, elle interrompit son opération dégustative.

— Déchirez les bandes et lisez-moi les nouvelles. Vous lisez mal, alors que je lis admirablement. Mais après mon repas, lire me serait congestif et pernicieux. Je devrais attendre plus d’une heure. Je préfère le désagrément d’entendre votre voix peu harmonieuse.

Sans doute, la camériste était habituée à cette forme aimable de conversation, car, sans manifester le moindre mécontentement, elle fit sauter la bande du Herald, journal high life, car il coûte trois cents, c’est-à-dire environ quinze centimes de notre monnaie, et d’une voix monotone, mais non désagréable, quoi qu’en eût pu dire la veuve, elle commença à lire.

À chaque instant, Mrs. Tolham l’arrêtait :

— Passez cela… la politique ne m’intéresse pas… les faits divers m’horripilent… que m’importe qu’un tramway ait écrasé un piéton ?… les gens riches ne marchent point à pied… Et les gens riches sont les seuls qui vaillent l’attention.

L’interpellée paraissait ne rien entendre de ces propos malsonnants.

Elle passait à l’article suivant, avec la patience inlassable des serviteurs qui tiennent à leur place. Tout à coup, elle eut un cri étouffé auquel répondit une exclamation de colère de la veuve.

— Allons ! Vous êtes folle… voilà que vous avez des vapeurs. Cela est réservé aux seules ladies, ma fille… et non aux servantes…

— C’est que, mistress, voulut répondre Mérédith.

La veuve l’interrompit rudement.

— N’essayez pas de vous excuser… Je ne sais pas ce qui me retient de me séparer de vous… Je suis fatiguée, mes nerfs sont ébranlés ; vous ne l’ignorez pas… et vous poussez des clameurs qui seraient à peine acceptables chez des gens de rien.

Réduite au silence, Mérédith eut recours à la mimique.

Elle plaça le Herald sous les yeux de son interlocutrice, en lui indiquant un sous-titre, celui sans doute qui avait provoqué son exclamation.

Et à son tour, Mrs. Tolham laissa échapper un cri perçant. Elle venait de lire :

Encore les manteaux gris — Tragique incident.
Le coupeur de manteaux signale
son passage par un meurtre.

— Oh ! oh ! oh ! fit-elle enfin… un meurtre… cela cesse d’être une plaisanterie.

Puis, par un retour inconscient sur elle-même :

— J’avoue que j’avais considéré l’aventure de Marily et de Doles comme très humbug… D’abord, il ne restait que deux manteaux intacts… deux manteaux devenus historiques d’actualité… Cela est agréable… Mais un meurtre !… Qui a été tué ?

— Edith, qui remplissait auprès de Mrs. Lodgers les mêmes fonctions que moi auprès de Mistress veuve.

— Ah ! la fille de chambre, grommela Mrs. Tolham, sans soupçonner l’égoïste cruauté de sa réflexion, la fille de chambre… c’est moins grave… Et comment cela est-il arrivé ? Répondez donc, sans m’imposer la fatigue de vous interroger sans cesse.

— Probablement elle aura surpris le fou dans le cabinet garde-robe de Mrs. Lodgers, car le manteau a été retrouvé coupé comme les autres.

Un instant l’égoïste personne demeura pensive.

— Ainsi, cette pauvre Lodgers aurait pu être assassinée, si elle s’était trouvée là… une personne qui vaut trois millions de dollars de revenu ; cela est inconcevable ! À quoi donc s’occupe la police que de pareilles éventualités puissent être supposées ?

Mais il n’était pas dans la nature de la veuve de s’apitoyer longtemps sur le sort de son prochain. Bien vite, elle revint sur elle-même :

— Ces manteaux gris me semblent dangereux pour qui les possède. Ils sont absolument dangereux. Le fou sait peut-être que, moi aussi, j’en possède un… Il est capable de venir ici… Mérédith, écoutez-moi.

— J’écoute, mistress, avec la plus entière attention.

— Bien. Vous allez vous rendre à New-Jersey. Vous irez au bureau du journal Smart Review. Et vous ferez insérer que Mrs. veuve Tolham, effrayée par le crime commis chez son amie Mrs. Lodgers, ne veut pas conserver par devers elle un vêtement qui semble attirer les catastrophes.

— Je pars à l’instant, mistress.

— Attendez donc, sotte hurluberlue que vous êtes, je n’ai pas fini. Vous ajouterez que, dans ces conditions, j’ai donné le manteau dangereux à vous-même, Mérédith.

— À moi ! clama la fille de chambre d’une voix tremblante.

— Eh ! sans doute à vous, à moins que vous ne soyez pas vous-même ?

Et comme la servante demeurait médusée par ce présent périlleux, Mrs. Tolham, avec cette férocité inconsciente, dont elle semblait avoir le secret, conclut paisiblement :

— De cette façon, le coupeur de manteaux sera renseigné, et je ne risquerai pas, moi, une personne considérable, de recevoir un mauvais coup.

Elle avait débité cette énormité comme la chose la plus naturelle du monde. Aussi ce lui fut une surprise intense d’entendre Mérédith répondre :

— Que Mistress me pardonne, mais je ne puis accepter cela.

— Vous ne pouvez accepter ? redit-elle, suffoquée.

— Que Mistress veuille bien se souvenir. Je suis entrée à son service comme femme de chambre. Je dois l’habiller, la coiffer, coudre, tenir en ordre son appartement privé, etc… Je m’acquitte de ces devoirs avec ponctualité, j’ose le dire : mais lors de mon engagement, il n’a pas été question de recevoir des coups de couteau, au lieu et place de Mistress.

La veuve fit une effroyable grimace. Ses yeux lancèrent des éclairs. Toutefois elle parvint à retenir les imprécations qui montaient à ses lèvres.

Elle haussa les épaules, en articulant avec un souverain mépris :

— Voilà bien le dévouement de ces espèces !

Ce fut tout. Mais cela était plus cinglant que la plus violente apostrophe. Tout ce qu’une créature peut contenir de mépris à l’égard d’une autre vibrait dans ces simples paroles.

On eût cru que la veuve dédaignait de s’occuper plus longtemps d’une personne aussi peu recommandable, car elle ordonna sèchement :

— Envoyez-moi vos suppléantes Linna et Lucy.

Hélas ! les suppléantes, non plus que la principale femme de chambre, ne se soucièrent d’attirer sur elles les coups du fou.

Est-ce qu’elle allait être obligée de rentrer à New-York, d’interrompre sa cure de repos, de ce fait que ses serviteurs avaient l’infamie de ne pas vouloir être poignardés pour elle ?

Des heures coulèrent en tergiversations.

Vers trois heures, Mérédith vint frapper à la porte de la chambre, ce qui fit sauter en l’air la veuve, alors blottie dans un fauteuil.

— Qui est là ? clama celle-ci… Si vous entrez, je fais feu, vous êtes mort…

Comme arme à feu, elle brandissait un simple gratte-dos dont elle s’était emparée machinalement. La voix de la camériste l’apaisa :

— C’est moi, mistress, votre fidèle Mérédith. Je ne puis pas entrer du reste, car vous avez poussé le verrou.

— Qu’est-ce que vous voulez, fille sans cœur ?

— Dire à Mistress que l’on apporte une lettre de Mrs. Lodgers.

— Une lettre, glissez-la sous la porte.

Il y eut un silence. L’organe de la femme de chambre s’éleva de nouveau.

— C’est que la personne doit vous la remettre en mains propres. C’est l’ordre qui lui a été donné par Mrs. Lodgers. Alors elle refuse de se dessaisir de la lettre, et Mistress voudra bien reconnaître que je ne saurais la faire passer sous la porte.

— Sotte bête ! gronda la veuve. Évidemment, une personne ne peut entrer par là. Comment est cette personne ?

— Une jeune dame comme moi.

— Comme vous ? Alors c’est une servante et pas une dame.

— Mistress a raison.

— J’ouvre. Vous entrerez avec l’envoyée de Mrs. Lodgers.

Le verrou cliqueta, le battant tourna sur ses gonds, et Mérédith parut précédant la jeune personne de noir vêtue, dont la présence au Parc Central n’avait inquiété ni Hermann, ni l’homme à la barbe fauve disparu plus tard dans les dépendances du consulat d’Autriche-Hongrie.

Cette dernière s’avança modestement et tendit à la veuve la lettre écrite la veille par Mrs. Lodgers.

La châtelaine de Stone-Hill la lut avec attention, coupant sa lecture de petites exclamations ; enfin elle releva la tête et regardant la nouvelle venue dans les yeux :

— Ma fille, vous connaissez le contenu de cette lettre ?

— Oui, mistress. Mrs. Lodgers a été très satisfaite de mes références. Elle désire que j’entre à son service, et elle a compris que je ne me soucie pas d’entrer chez elle en ce moment où sa maison vient d’être le théâtre d’un crime.

— Ah ! vous ne vous souciez pas… Ma parole, ces espèces sont impayables ! Et peut-on savoir pourquoi ?

— Oh ! Mistress le sait mieux que moi.

— Répondez néanmoins comme si je l’ignorais.

— Par obéissance pour Mistress, je lui dirai donc que le sang répandu porte malheur, jusqu’à ce que le soleil se soit levé dix fois.

Cette réplique fit oublier à la veuve ses terreurs, au moins pendant quelques secondes. Un éclat de rire convulsif la secoua tout entière.

— Enfin, bégaya-t-elle au milieu de cette gaieté incoercible, vous êtes superstitieuse, jeune Mathiesel, puisque tel est votre nom.

L’interpellée secoua énergiquement la tête.

— Ce n’est point de la superstition, et tous les gens raisonnables savent qu’entrer dans une maison où vient d’être commis un meurtre, avant que dix jours soient révolus, c’est chercher le malheur. Ainsi, en Angleterre, où j’ai servi longtemps, chez lord Harold Burnes, j’ai appris que la reine Marie Stuart et le roi Charles Ier ont péri de mort violente pour cette unique raison. Or, si cela est vrai pour les souverains, vous pensez bien, mistress, que ce l’est encore bien plus pour une humble femme de chambre.

L’hilarité de la veuve augmenta. Décidément, cette fille était drôle. Un quart d’heure plus tôt, Mrs. Tolham eût juré ses grands dieux que personne ne réussirait à l’égayer en cette malencontreuse journée… Et voilà qu’elle riait comme il lui était arrivé peu souvent de rire.

Aussi, fut-ce d’un ton radouci, qu’elle reprit :

— Mrs. Lodgers me répond de vous. Elle me demande de vous garder une semaine ou deux et de lui prêter Mérédith pendant ce temps.

Le visage de Mérédith s’éclaira. De toute évidence, la combinaison lui plaisait. Mathiesel, elle, se borna à s’incliner respectueusement.

— Seulement, continua la veuve, il y a un seulement. Vous êtes superstitieuse et j’aurais besoin auprès de moi de quelqu’un de brave.

La grande fille en noir eut un geste insouciant.

— Je suis superstitieuse puisqu’il convient à Mistress d’appeler ainsi mon sentiment. Mais cela ne m’empêche pas d’être brave.

— Ah bah !

— Non, non, cela n’empêche pas. Au château de lord Harold Burnes, sur la frontière d’Écosse, on avait à se défier des braconniers… J’en ai arrêté deux ou trois, toute seule.

— Vous ? s’exclama la veuve avec un intérêt soudain.

— Moi, oui, mistress. Avec un revolver, une femme vaut un homme. Et j’ai toujours ce petit joujou sur moi.

Ce disant, l’étrange fille tirait de sa poche un de ces mignons revolvers à cinq coups, sortant de la manufacture célèbre de Liège, et dont les balles forcées décrivent une trajectoire de plus de deux cents mètres.

— Cachez cela ! Cachez cela ! glapit Mrs. Tolham en s’abritant derrière un fauteuil.

Mathiesel ayant obéi, la veuve se rapprocha d’elle avec un visage souriant.

— Alors, si je vous offrais mon manteau gris ?…

— Je l’accepterais, mistress.

— Mais vous ne savez pas…

— Je demande le pardon de Mistress, je sais.

— Cette bavarde pie de Mérédith vous a mise au courant…

— Oui, mistress. J’ai même pensé qu’en se rendant à la gare de New-Jersey pour prendre le train de New-York où l’attend Mrs. Lodgers, elle pourrait, si Mistress y consentait, s’arrêter au Smart Review et prier d’insérer la note que désirait Mistress, en remplaçant son nom par le mien.

— Alors, si le fou venait ?… bredouilla la veuve, admirant, en dépit de ses préjugés, la tranquille assurance de sa servante.

Cette dernière compléta paisiblement la phrase, en frappant sur la poche du revolver :

— J’imagine qu’il le regretterait énormément.

Sa mine se fit implorante tandis qu’elle ajoutait :

— Mistress agrée-t-elle mes services ?

La modestie de son attitude gagna complètement la veuve.

— Certainement, mon enfant. Et même, votre principal service consistera à garder le manteau gris. Je vais vous faire donner la chambre du premier, à l’autre aile du château. Le plus loin possible de mon appartement. Car vous êtes brave ; moi, je le suis moins, et il ne faudrait pas que le fou, s’il pénètre à l’intérieur, se trompe de porte.

Cela fit rire Mathiesel, qui décidément ne se montrait pas impressionnable. Même elle ajouta :

— Alors, miss Mérédith pourrait partir de suite, afin de se mettre, dès ce soir, à la disposition de Mrs. Lodgers.

— En effet !

— Elle se chargerait de passer au Smart Review de New-Haven pour la note, et à New-York, elle en donnerait un duplicata au Herald.

— Quoi ? vous voudriez…

La veuve était stupéfaite. Quel courage avait cette fille de chambre ! Il ne lui suffisait pas d’être signalée au coupeur de manteaux par la presse de New-Haven, elle souhaitait que le plus grand quotidien de New-York se mît de la partie.

Mais il ne convient pas de gâter les serviteurs par des louanges ; ils se gâtent suffisamment sans le secours des éloges de leurs maîtres. En vertu de cette profonde pensée, Mrs. Tolham affirma d’un geste noble, et se tournant vers Mérédith :

— Vous avez entendu, ma fille, installez cette jeune personne dans la chambre verte, après lui avoir remis l’encombrant manteau. Puis, vous m’enverrez vos suppléantes Linna et Lucy ; je me contenterai de leurs soins durant votre absence, et surtout arrangez-vous pour ne pas manquer le train. Vous présenterez mes plus tendres amitiés à Mrs. Lodgers.

Un geste souligna ce congé. Les deux caméristes sortirent.

Un quart d’heure plus tard, la vaillante Mathiesel et sa malle de cuir jaune étaient installées à l’angle nord du parallélogramme allongé formé par les bâtiments de Stone-Hill-Castle, c’est-à-dire à l’extrémité la plus éloignée des pièces occupées par la veuve Tolham.

La servante s’approcha de la fenêtre, constata qu’elle était garnie de solides barreaux. Il lui parut que cet obstacle, s’ajoutant à la hauteur de six mètres séparant la baie du sol, rendait une attaque de ce côté à peu près impossible. Alors, elle inspecta la porte.

— Solide panneau de chêne, fit-elle encore ; mais serrure tout à fait insuffisante.

La remarque, du reste, ne sembla pas l’émotionner outre mesure. L’éventualité de pareille situation s’était probablement déjà présentée à son esprit et elle connaissait un moyen d’y parer, car toute son attention se reporta sur le manteau — sortie de bal gris brouillard — étendu sur un canapé.

Avant de s’éloigner de Stone-Hill, Mérédith, se conformant aux ordres de la châtelaine, avait confié à sa remplaçante le vêtement qui troublait si fort toutes les cervelles. La jeune femme eut une réflexion bizarre :

— Voici l’appeau… Le gibier s’y prendra-t-il ?

Une minute, elle demeura, les yeux fixés sur l’étoffe retombant en plis moelleux ; puis, avec un sourire indéfinissable :

— Allons nous présenter à mes camarades du personnel.

On eût cru qu’elle savourait une plaisanterie, perceptible pour elle seule. Aucune ironie ne restait sur ses traits lorsqu’elle pénétra dans l’office, où Linna, Lucy, Tobburst et ses marmitons épiloguaient à n’en plus finir sur la venue de la « nouvelle », dont Mérédith, avant de se rendre à New-York, avait annoncé l’entrée en fonctions.

— M’est avis, déclarait sentencieusement le cuisinier avec des hochements de tête, m’est avis qu’il ne faut jamais tenter le diable et que quiconque s’assoit sur une aiguille n’a point à se lamenter s’il se pique. Au demeurant, cette folle créature appelle tout le danger sur elle-même ; je lui secouerai volontiers la main en félicitation… Le danger m’intéresse beaucoup pour les autres ; mais pour moi-même, je le préfère absent. Ma profession consiste à cuisiner de bons morceaux en demeurant tout à fait entier moi-même.

Il se tut : la « nouvelle » se montrait sur le seuil.

Avec une aisance qui démontrait qu’elle avait servi dans des maisons aristocratiques (tel fut l’avis général), miss Mathiesel serra toutes les mains, décocha à chacun un compliment. Elle passerait seulement quelques jours dans la compagnie de ces gentlemen et ladies ; mais elle souhaitait d’un cœur sincère, à son départ, ne laisser en arrière d’elle que des amis.

Elle s’informa gracieusement s’il existait un fournisseur pouvant apporter trois bouteilles de champagne extra-dry, qu’elle désirait offrir en don de bienvenue.

Renseignée sur ce point, elle parla du coupeur de manteaux, avec si peu de jactance, s’excusant presque de prendre plaisir à la lutte, que tous la proclamèrent une héroïque miss. Leur enthousiasme ne connut plus de bornes lorsqu’elle déclara ne vouloir attirer le péril sur personne. Ses camarades s’enfermeraient dans leurs chambres… Elle les y enfermerait au besoin, afin d’être bien certaine qu’ils ne viendraient point à son secours en cas d’alerte.

Elle-même vérifierait la fermeture des portes et issues quelconques, réservant pour elle seule, puisque cela l’amusait, les angoisses et le péril de l’attente de l’assassin de la malheureuse Edith.

Bref, au soir, les domestiques ravis de pouvoir décemment se désintéresser de l’aventure, Mrs. Tolham, stupéfaite des mesures de sécurité conçues par cette originale femme de chambre, la considéraient comme une garnison invincible, sous la protection de qui leur sommeil serait paisible.

On la remercia de s’emparer de toutes les clefs, d’enfermer chacun chez soi. Être prisonnier quand il y a danger à sortir, n’est-ce pas la plus enviable des situations ?

Et tous, en fermant béatement les yeux, se représentaient la jeune fille, le revolver au poing, parcourant d’un pas décidé les couloirs de Stone-Hill, veillant sur le repos des autres habitants. Ils se trompaient.

Mathiesel avait prosaïquement regagné sa chambre, clos sa porte, fixé en travers une chaîne de sûreté terminée par des crampons à ressorts, pinçant les chambranles (cet instrument fut tiré de son sac de cuir), et convaincue probablement que nul n’entrerait désormais sans sa permission, elle éteignit la lumière électrique et se coucha dans l’obscurité.

Elle murmura des mots indistincts où peut-être, en forçant l’attention, on eût pu reconnaître cette phrase :

— Miss Fleuriane Defrance a quitté New-York cet après-midi. Puisse le malheur se détourner d’elle !

Le silence se fit.

La sentinelle, sur la vigilance de qui tout le monde comptait, s’était endormie tranquillement.

Mais, puissance de l’imagination, Mrs. Tolham et ses serviteurs ne connaissaient plus l’inquiétude. Mathiesel, miss Mathiesel, comme l’appelait le personnel avec une nuance de considération, employa du reste les journées suivantes en marches et contre-marches mystérieuses, qui ne firent qu’augmenter la sécurité des habitants de Stone-Hill-Castle.

On l’apercevait dans le jardin, inspectant le sol, cherchant les traces d’un invisible ennemi. Et quand elle disparaissait dans les massifs du parc, il se trouvait toujours quelqu’un pour murmurer :

— Cette Mathiesel a le courage d’une Amazone.

Le second jour, la vaillante femme de chambre lut les journaux avec intérêt. On remarqua qu’elle rêvait longuement en présence de certains articles. Lesquels ? On ne put le découvrir.

L’événement du jour était retracé en termes dithyrambiques.

C’était le départ sensationnel de miss Fleuriane Defrance, quittant New-York en automobile pour continuer l’héroïque randonnée autour du monde.

Les publicistes s’étendaient longuement sur sa beauté, sur la « respectabilité » de sa dame de compagnie, Mrs. Patorne, sur la physionomie éveillée de son groom Jean Brot, et l’impassible tenue au volant de direction de son wattman.

Seulement, il n’y avait rien là dedans qui pût motiver les réflexions de miss Mathiesel. Cela n’avait aucun rapport avec le coupeur de manteaux.

Les heures coulèrent, les nuits se succédèrent, alternant avec les jours.

Durant la cinquième période de vingt-quatre heures, les feuilles quotidiennes absorbèrent de nouveau l’attention de la valeureuse jeune fille.

Mais, pas plus que la première fois, on ne découvrit l’article provocateur de ses pensées.

Les différents concurrents de miss Fleuriane dans le match automobile autour du globe avaient à leur tour quitté New-York. La Botera, superbe machine de cent chevaux, et son propriétaire, Larmette, de Paris, avaient soulevé l’admiration américaine.

De toute évidence, ceci n’était point pour émouvoir l’héroïne de Stone-Hill.

Le huitième jour, par contre, on découvrit, par les traces laissées sur le Herald quotidien par des ongles émus, qu’un crime commis à New-York avait agité les fibres sensitives de la femme de chambre. L’article indiqué à la perspicacité des curieux camarades de domesticité, était ainsi conçu :

« La police ne prend pas souvent les criminels ; mais les criminels viennent parfois à bout des policiers.

« Hier matin, dans un chantier de démolitions situé près de Saint-Mary’s Park, dans le quartier de Bronx, on a découvert le corps de l’un des agents les plus estimés à Mulberry street. Le malheureux, marié depuis peu, avait succombé à une blessure horrible, le traversant de part en part. Il semble que le meurtrier était armé d’une épée, dont il aurait frappé sa victime par derrière.

« L’idée d’un guet-apens froidement préparé paraît résulter de la teneur d’un papier froissé, découvert dans la poche du défunt.

« Sur cette feuille, une ligne au crayon :

« Venir, onze heures, rendez-vous no 3…

« La victime aurait donc répondu à l’appel d’un individu de ses connaissances. C’est là un précieux indice qui mettra sans doute la police sur la trace du coupable »

Le fait divers était très clair en lui-même, mais en quoi motivait-il les marques d’ongles laissées sur le papier par miss Mathiesel ?

Mystère ! Peut-être les curieux eussent-ils compris que la jeune fille savait bien des choses s’ils l’avaient entendu murmurer :

— C’est l’homme à la barbe fauve… Hermann aurait pu parler, on l’a réduit au silence… Le secret tracé sur la doublure du dernier manteau est donc bien important que l’on supprime ainsi un pauvre diable. Si je ne me retenais, je m’en assurerais cette nuit même. Non, il faut que ce soit lui. Il faut la preuve, et lui seul peut la fournir.

Mais nul n’entendit ces paroles. Vers onze heures du matin, alors que cuisinier et aides se tenaient dans la cuisine, tout à la confection des mets devant figurer au déjeuner de Mrs. Tolham, tandis que cette dernière accaparait les filles de chambre Linna et Lucy pour les soins de sa toilette, Mathiesel, certaine de n’être point remarquée, sortit du château et s’enfonça dans le parc.

Elle portait, par une courroie passée en bandoulière, une sorte de sac plat en toile kaki, extrait de sa malle de cuir.

Ainsi chargée, elle atteignit la lisière du parc. Entre les arbres, elle apercevait le ruban poussiéreux de la route conduisant à la cité de New-Haven.

Elle s’assit sur la mousse, ouvrit le sac kaki, et en tira… une de ces bicyclettes démontables en usage dans les armées. Le cadre se replie sur des charnières. De même les roues. En trois minutes, Mathiesel, avec une dextérité démontrant qu’elle était une fervente du cyclisme, eut remonté l’appareil, fixé les écrous assurant la rigidité de la machine.

Alors, elle roula le sac, l’attacha sur le guidon, puis, gagnant la route et enfourchant la machine, se prit à pédaler gaillardement dans la direction de New-Haven. Tout en « buvant la route » comme disent les adeptes du sport, la jeune fille monologuait :

— Il faut presser le mouvement. J’ai hâte de laisser Stone-Hill, une hâte qui est faite de pressentiments… Oui… l’homme à la barbe fauve doit se trahir demain… Je le veux ; ou bien je lâcherai tout. Je n’y puis plus tenir. Mon anxiété est trop grande.

Quatre kilomètres ne sont rien pour une cycliste. En dix minutes, miss Mathiesel se trouva dans les rues coquettes de New-Haven. Elle piqua droit sur l’office central des Postes, Télégraphes et Téléphones.

Une fois là, elle rédigea une dépêche ainsi conçue :

« Directeur quotidien Herald, New-York.

« Nouvelle sensationnelle. Miss Mathiesel, de Stone-Hill, détenteur du quatrième et dernier manteau gris, dont les similaires ont défrayé la chronique criminelle, va fuir les dangers émanant de ce mystérieux vêtement. Après-demain, elle quittera notre cité, se dirigeant vers le sud. Vraisemblablement, elle compte gagner un port sur la mer des Antilles et s’embarquer pour l’Europe. Voilà à quoi une police incapable réduit une citoyenne libre des États-Unis.

« L’information, prise à Stone-Hill même, est certifiée absolument exacte.

« Votre correspondant,

« Mat. »

Le télégramme aussitôt transmis, la bizarre camériste demanda une de ces cartes-express fermées que, moyennant le paiement de vingt cents (un franc), l’administration des postes américaines délivre au public.

Ces cartes sont expédiées par les voies les plus rapides, et distribuées hors tour comme les dépêches proprement dites.

Sur la tablette de correspondance du bureau, Mathiesel s’appuya et rédigea la missive que voici :

« Mistress Lodgers, en son Hôtel de la Cinquième Avenue, New-York.

« Madame, veuillez par lettre express, au reçu de la présente, me commander de rentrer à New-York, après-demain, le plus matinalement possible. Respectueux remerciements de

« Mathiesel ».

La carte fermée, la jeune fille la glissa dans la boîte ad hoc, puis partant du bureau, elle sauta sur sa machine et reprit le chemin de Stone-Hill.

Elle pénétra dans le parc, à l’endroit même qui avait servi à sa sortie, démonta sa bicyclette, la réintégra dans son enveloppe et regagna le château. Sa fugue avait duré à peine une demi-heure. Elle ne rencontra personne sur son passage, courut jusqu’à sa chambre, enfouit la machine dans la malle jaune, et celle-ci refermée soigneusement, elle poussa un soupir de satisfaction.

— Personne n’a rien vu. Il viendra… Ce cauchemar prendra fin !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le neuvième jour de la « garnison » de Stone-Hill (ainsi désignait-on la présence de Mathiesel) commença.

Des incidents variés devaient ranimer la curiosité des habitants.

À la première distribution postale, la femme de chambre reçut une lettre, la lut, poussa une exclamation dont les autres domestiques sursautèrent, et s’adressant à Linna, qui la considérait d’un air ahuri :

— Ma chère, fait-il jour chez Mrs. Tolham ?

— Oui, certes, je viens de lui porter son premier déjeuner.

— Très bien. En ce cas, elle pourra me recevoir.

Et, pivotant sur elle-même, la jeune fille s’élança dans l’escalier reliant l’office à l’appartement de mistress.

Un instant plus tard, elle frappait à la porte de la chambre de la veuve. Un murmure grognon se fit entendre à l’intérieur, murmure que Mathiesel considéra comme une invite à entrer, car elle tourna le bouton et fit irruption dans la pièce où Mrs. Tolham, assise devant un petit guéridon de marqueterie, se délectait à une hécatombe de « gâteaux secs salés » trempés dans un bol de chocolat.

— Eh ! c’est vous ? fit la veuve. Quel air avez-vous donc ? Auriez-vous rencontré le coupeur de manteaux ?

— Hélas ! non, mistress.

— Vous dites : Hélas ! comme si vous le regrettiez. En vérité, vous êtes une bizarre personne. Mais enfin, si ce n’est pas cela, à quoi dois-je attribuer votre visite ?

— À une lettre, mistress, à une lettre de Mrs. Lodgers qui me fait remarquer que la nuit prochaine sera la dixième depuis le crime, et que je pourrai dès lors me mettre à sa disposition demain, le plus tôt dans la matinée. Je viens demander à Mistress la permission d’obéir à Mrs. Lodgers.

La veuve écoutait, médusée. Enfin, elle gronda :

— Alors, vous allez nous abandonner, au moment où peut-être le fou…

Son interlocutrice ne la laissa pas continuer.

— Mistress oublie qu’elle m’a donné le manteau gris, que je vais l’emporter avec moi, et que j’en informerai le public par la voix de la presse ?

La veuve ricana :

— Mrs. Lodgers en sera flattée, pensez-vous ?

— Mrs. Lodgers l’ignorera… Du reste, rien au monde ne saurait m’empêcher de tenir mes engagements.

— Oh alors !

L’égoïsme de la châtelaine rassuré, le visage se dérida, et ce fut d’un ton presque gracieux que Mrs. Tolham prononça :

— Alors, ma fille, obéissez… Dès votre arrivée là-bas, par exemple, renvoyez-moi Mérédith dont l’absence, vous le concevez, m’a gênée. On se doit à l’amitié certainement, mais il faut en tendresse, comme en toute chose, observer la mesure.

Mathiesel se retira sur cette mirifique conclusion. Il était dit, pourtant, qu’elle ne resterait pas longtemps sans revoir Mrs. Tolham.

Celle-ci avait sonné Linna et Lucy pour l’habiller, et « l’héroïne de Stone-Hill » narrait aux cuisiniers son entrevue avec la « patronne ». Les auditeurs s’extasiaient sur le courage de celle qui, délibérément, allait entraîner à sa suite, avec le damné manteau gris, les dangers qu’aucun ne se serait soucié de courir, quand Lucy pénétra en coup de vent dans l’office.

— Miss Mathiesel, cria-t-elle, Mistress vous demande de suite.

— Qu’y a-t-il donc ? fit l’interpellée. Vous semblez tout époumonée.

— Je suis, en effet, j’ai descendu quatre à quatre, et ceci me donne des palpitations.

La camériste en second minauda. Sa manie était de jouer à la personne délicate et poétique.

— Mistress a une visite. Un ami qui veut prendre pour lui le péril du manteau gris, qui trouve indigne qu’une faible femme…, il a dit faible femme, ma chère, puisse être en butte aux entreprises sanguinaires d’un fou. Bref, on veut vous voir, vous parler.

— Dites que je viens de suite… ; je monte à ma chambre m’assurer d’une tenue décente pour être présentée à un ami de Mistress… Mais un mot, ce gentleman a-t-il l’air robuste ? Est-il de taille à dompter le fou s’il se présente ?

— Je crois bien, c’est le docteur Meulen, de l’ambassade austro-hongroise… Grand et fort, râblé comme un boxeur. Du reste, tous les hommes roux sont des hercules.

— Il est donc roux ?

— Eh oui, cheveux et barbe, c’est un coup de feu.

Lucy crut que son esprit seul amenait le rire sur les lèvres de miss Mathiesel. Elle ne perçut point la pensée de celle-ci, pensée dont l’incorrection évidente l’eût fait bondir de réprobation.

— L’homme roux… l’assassin d’Edith et d’Hermann. Enfin !!

L’héroïne, d’ailleurs, avait déjà disparu, remontant bien vite à sa chambre.

La mise en ordre de sa toilette ne fut pas longue. Cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’elle entrait modestement dans le boudoir où l’attendaient Mrs. Tolham et son hôte.

Lucy, debout derrière sa maîtresse, eut peine à retenir une exclamation.

Mathiesel montrait sa main droite enveloppée de bandes de toile.

Elle s’était donc blessée depuis tout à l’heure ?… Sans doute la veuve se fit une réflexion identique, car désignant la main bandée :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-elle.

— Oh ! un petit accident, répliqua l’intéressée. En me frisant, la lampe à alcool s’est renversée, j’ai éteint et me suis brûlée… Ce ne sera rien, j’ai mis de suite un cataplasme de fécule pour empêcher la brûlure de creuser, mais ceci n’a aucune importance. Mistress m’a appelée, je suis à ses ordres.

Sur un signe de la veuve, Lucy, à son grand regret, dut quitter la pièce. Il lui eût été doux d’assister à l’entrevue de l’héroïne et du non moins héroïque et roux docteur Meulen.

D’un coup d’œil rapide, Mathiesel avait enveloppé le docteur. Sans hésitation, elle avait reconnu le personnage avec lequel l’agent Hermann s’était naguère rencontré dans le Parc Central de New-York.

Mais elle avait aussitôt baissé les yeux, et dans une pose modeste, attendait que Mrs. Tolham parlât.

Celle-ci, du reste, ne mit point sa patience à une longue épreuve.

Elle expliqua la gentillesse de ce cher docteur Meulen qui, ayant appris l’état de siège dans lequel on vivait à Stone-Hill, était accouru aussitôt pour offrir son bras à la pauvre veuve effrayée. Il ne voulait pas qu’une minute de plus, l’Amérique assistât à cette honte : une jeune fille préposée à la garde d’un manteau pouvant la conduire au trépas.

— Une véritable sortie de bal de Nessus, appuya le docteur avec l’air satisfait d’un lettré lançant une citation sensationnelle. 

Bref, le docteur, cet ami dévoué, allait passer la journée à Stone-Hill. Il retournerait à New-York le lendemain matin, mais reviendrait le soir. Évidemment, le fou ne risquerait une tentative que la nuit. Eh bien, c’est lui, docteur, qui chaque nuit aurait la garde du manteau. Ainsi cette pauvre jeune Mathiesel n’aurait plus rien à redouter, cela vaudrait mieux pour tout le monde.

— J’accepte le dévouement du cher docteur, conclut la veuve d’un air pâmé. Vous disposerez pour lui la chambre que vous occupez, ma fille. Elle est loin et puis elle ferme bien… Ah ! vous y laisserez le manteau.

Toute vaillante qu’elle fût, Mathiesel déclara sans hésiter que les ordres de Mistress seraient ponctuellement exécutés, et sa soumission provoqua des exclamations laudatives de la part du docteur :

— Brave et obéissante… Vous êtes un sujet, jeune fille.

Celle-ci riposta par un sourire charmé.

Seulement, une heure après, quand elle conduisit elle-même le docteur dans la chambre de l’angle nord du château, d’où avaient disparu et la malle jaune et tous les objets appartenant à l’héroïne, elle crut vraisemblablement pouvoir user de la complaisance d’un gentleman qui manifestait à son endroit une admiration très expansive.

— J’aurais une prière à présenter à Monsieur le docteur, fit-elle en baissant les yeux.

Et, comme l’homme fauve faisait entendre un gros rire, et répondait avec cette lourde galanterie particulière à la race teutonne :

— Tout le plaisir sera pour moi.

Elle reprit :

— Avec ma main droite brûlée, je ne saurais écrire, et je voudrais jeter sur un papier le texte d’une dépêche pour Mrs. Lodgers, afin de le remettre au facteur à sa prochaine tournée.

— Et vous souhaitez ?…

— Ma foi, monsieur le docteur, il ne me paraît pas convenable de demander à mes camarades de l’office d’écrire une note destinée à ma maîtresse. Je n’ose pas m’adresser à Mrs. Tolham… alors je n’espère qu’en vous.

De sa main valide, elle présentait timidement un crayon.

Le docteur Meulen eut un gloussement hilare qu’il jugeait probablement très spirituel. Après quoi, hochant la tête d’un air protecteur :

— Un homme de science ne s’inquiète jamais de la situation mondaine de ses malades. Aussi vous rendrai-je le petit service que vous réclamez, et ce, avec d’autant plus de plaisir, que vous êtes une personne courageuse.

Tout en parlant, il s’approchait d’un secrétaire, et plaçant devant lui une feuille de papier, il questionna :

— Que voulez-vous dire à Mrs. Lodgers ?

— Ceci : « Prendrai demain train neuf heures, arriverai donc midi, à moins contre-ordre ce soir. Respectueux dévouement. Signé : Mathiesel. »

Le docteur de l’ambassade austro-hongroise avait écrit. Il remit papier et crayon à la jeune fille.

— Là. Vous serez tranquille maintenant !

Avec un élan de gratitude, elle psalmodia :

— Oh ! oui, grâce à votre bonté. Excusez-moi de vous avoir troublé du fait d’un scrupule peut-être excessif…

— Non, non, par Satan, je n’ai pas à excuser un sentiment très délicat des convenances. Croyez que je parle ainsi que je pense. Votre façon d’être me paraît tout à fait de bonne éducation. Et comme il est dit dans la sainte Bible : loin de moi le désir de critiquer le serviteur dévoué à son maître.

L’approbation biblique dut profondément toucher la jeune fille de chambre, car elle s’inclina très bas et sortit les mains jointes, les paupières mi-closes, grave et recueillie comme une méthodiste au sortir du temple.

— Eh ! eh !… se confia alors Meulen, voilà une brave personne qui remplacera merveilleusement la stupide Edith. Trop respectueuse pour être honnête… avec quelques marks bien placés, les envois futurs des costumes parisiens me passeront par les mains, sans risque… c’est à considérer. Tout a bien marché cette fois, mais je ne voudrais plus jouer ce jeu-là.

Il eut un regard aigu vers la sortie de bal grise, laissée sur le dossier d’une chaise. On eût cru qu’il voulait l’empoigner ; mais il résista à sa pensée et, secouant la tête :

— Pas de précipitation. La nuit est une amie. J’aurai le temps et la certitude de n’être pas dérangé.

Le soir au souper, Mathiesel, arguant de ce qu’elle était libérée de son… service militaire, sollicita la faveur de servir à table Mrs. Tolham et son convive. Elle s’acquitta de cette tâche délicate avec une dextérité telle, que la veuve ne put s’empêcher de dire :

— Vous voulez me donner des regrets, ma fille ? Ah ! si Lodgers n’était pas mon amie, je ne vous renverrais pas à New-York.

Le docteur Meulen ne dit rien, mais ses yeux semblaient approuver.

De fait, Mathiesel le soignait particulièrement, veillant à ce que son verre ne restât jamais vide…

Le repas achevé, la veuve et son hôte causèrent à bâtons rompus, puis, à neuf heures sonnant, ils se séparèrent pour s’enfermer chacun dans sa chambre. Mathiesel, elle, enferma les autres domestiques dans leurs cellules respectives, puis regagna la pièce où elle devait passer la dernière nuit de son séjour à Stone-Hill.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dûment enfermé et verrouillé chez lui, le docteur Meulen avait allumé les trois lampes électriques éclairant sa chambre à coucher.

Puis tirant de sa poche une trousse de maroquin, il y prit une paire de ciseaux très pointus, une aiguille et du fil qui, singulière coïncidence, présentait une nuance identique à celle de la doublure de la sortie de bal toujours repliée sur le dossier du siège où l’avait posée Mathiesel.

Il attira le vêtement à lui, l’étala sur la table guéridon, et méthodiquement, maniant les ciseaux avec une habileté inattendue, il se prit à découdre l’ourlet inférieur. Les points, menus, ainsi qu’il convient à toute parure féminine sortant d’une maison qui se respecte, mirent sa patience à longue épreuve, mais sa patience fut plus longue que l’ourlet. Au bout d’une demi-heure, toute la partie inférieure du manteau béait, laissant apercevoir la soie blanche intermédiaire.

De même que les autres, ce vêtement présentait une triple épaisseur d’étoffe.

Un instant, Meulen demeura immobile, un sourire triomphant aux lèvres, dardant un regard profond sur la soie blanche mise à jour, chatoyante sous la clarté électrique.

— Voilà une correspondance qui aura donné du mal à son destinataire, fit-il d’un ton mi-badin, mi-grondeur. Mais bah ! Le succès efface tout.

Comme rappelé à lui-même par ces paroles, le docteur, écartant doublure et tissu gris, fit glisser au dehors une bande de soie blanche d’environ vingt-cinq centimètres de hauteur, et il la coupa dans toute l’ampleur de la sortie de bal. Alors, il brandit cette bande dans un geste de triomphe.

— Vite ! assurons-nous que nous ne nous égarons pas… Une allumette fera apparaître quelques signes de la communication.

Il fouilla dans ses poches, eut une mine étonnée, fouilla encore.

— Ah çà ! qu’ai-je fait de mes « cires » (allumettes-bougies) ? Je les avais tantôt… je les aurai laissées quelque part.

Mais se morigénant :

— Cela vaut mieux ainsi… Il est préférable que la soie reste intacte jusqu’à ce qu’elle soit au pouvoir de qui de droit. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Une bande d’étoffe blanche n’éveillerait les soupçons de personne, oui, oui, cela est mieux ainsi.

Et, dans un ricanement :

— Il y avait quatre manteaux. Les trois autres ne contenaient rien, donc celui-ci est la cachette aux renseignements. Je suis absurde de vouloir m’assurer d’une chose aussi évidente.

Ce disant, il roulait la bande blanche, l’introduisait dans la poche intérieure de son veston, et, avec un soupir, il reprenait le manteau.

Lentement, il se mit à recoudre l’ourlet défait tout à l’heure.

Sa montre, placée sur la table, marquait minuit lorsqu’il replaça la sortie de bal sur le dossier d’une chaise.

L’ourlet recousu, personne ne pourrait se douter du traitement imposé au vêtement. Satisfait apparemment de ce résultat, le docteur s’étira voluptueusement, bâilla et se mit en devoir de goûter un repos bien gagné.

Bientôt il se glissait dans le lit, tournait le bouton commandant le courant électrique. Les ampoules s’éteignirent, plongeant la pièce dans l’obscurité.

La satisfaction du devoir accompli prédispose, dit-on, au sommeil paisible. Meulen devait connaître cette satisfaction au plus haut degré, car cinq minutes plus tard il dormait profondément. Si profondément qu’un fracas de branches brisées, qui retentit au dehors, ne le tira pas du pays des rêves.

Et pourtant, s’il s’était précipité à sa croisée, il eût aperçu quelque chose qui lui eût donné à réfléchir.

Une rangée de vigoureux pommiers marquait, on s’en souvient, le bord de l’ancien fossé comblé. Or, une maîtresse branche de l’un de ces arbres fruitiers s’était brisée en entraînant dans sa chute une forme humaine. L’accident s’était produit sur le pommier situé juste en face de la fenêtre du docteur.

Il y avait donc là une personne qui, selon toute apparence, observait ce qui se passait dans la chambre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le matin du départ est arrivé.

Une voiture que le docteur Meulen a commandée la veille à New-Haven, vient de s’arrêter devant la façade sombre de Stone-Hill-Castle.

On y charge la malle de Mathiesel, car, le médecin, décidément conquis par le caractère de la jeune fille, lui a offert de la transporter à la gare du railway. Il n’a pas de préjugés de caste, lui, qui est accoutumé à voir tous les humains, égaux devant la souffrance.

Et Mathiesel a accepté avec des protestations de gratitude qui ont paru très agréables à l’excellent praticien.

Mais que fait-il lui-même ?

Sur un tas de branches mortes il a placé le manteau gris, découpé en petites lanières, et il a mis le feu à ce bûcher improvisé.

Une idée géniale qu’il a eue dans la nuit et qui a fait pousser à Mrs Tolham des clameurs d’admiration.

Brûler la sortie de bal, c’est éloigner tout danger.

Une note aux journaux suffira. Le fou, irrésistiblement attiré par les vêtements gris brouillard printanier, n’aura plus aucune raison de venir à Stone-Hill. Les domestiques, définitivement rassurés, attisent joyeusement le feu. Les bandes de tissu flambent au milieu des rires.

De sa fenêtre, la veuve assiste à l’autodafé. Elle unit sa voix à celles de son personnel pour féliciter le docteur. Et quand celui-ci prend place à côté de Mathiesel dans la voiture qui s’ébranle, un hurrah s’élève en son honneur.

Le véhicule a disparu à travers les arbres du parc. Il roule maintenant sur la route de New-Haven. Meulen semble avoir oublié totalement l’humble condition de sa compagne. Il parle à Mathiesel comme à une lady.

— Tout médecin, explique-t-il, est égalitaire. Il a des amis peu fortunés, pour lesquels il se sent plus de réelle affection que pour des millionnaires.

Sans doute, pour prouver que ces affirmations ne sont point purement théoriques, c’est lui qui, à la station du railway, s’occupe de l’enregistrement du bagage de la fille de chambre, lui encore qui prend les tickets, first class (1re classe) s’il vous plaît, et comme Mathiesel rougit de plaisir à la pensée de voyager dans les voitures d’ordinaire réservées aux maîtres, il la plaisante sur sa modestie. Chez une femme de chambre ayant de l’ordre, de l’économie, de la tête et un sentiment de l’éducation, il y a l’étoffe d’une multimillionnaire mistress. Le caprice du hasard crée seul les castes.

La discussion engagée sur un sujet aussi palpitant se continue dans le train. En gare de New-York, tous deux descendent pérorant toujours. Si actionnée à sa controverse qu’elle semble oublier sa malle aux bagages, Mathiesel accompagne le docteur hors de la gare. Là, elle se ressaisit, s’excuse de son indiscrétion. Elle veut réparer en agissant en domestique et appelle du geste une des automobiles qui stationnent en face.

— Je vais installer Monsieur le docteur moi-même.

L’homme à la barbe fauve a un sourire béat. Évidemment l’attention de la camériste lui est agréable.

L’auto stoppe en face des causeurs.

Le mécanicien installé au volant est un gaillard robuste. Est-ce une idée ? On dirait qu’il considère la femme de chambre avec une envie immodérée de rire.

Vraiment il cligne des paupières d’un air d’entente.

Mathiesel semble ne rien voir. Elle a ouvert la portière, s’est effacée pour laisser passer M. Meulen. Celui-ci escalade le marchepied.

Soudain il a l’impression que des bras glissent le long des siens. Il sent aux poignets un contact métallique et froid, il subit une irrésistible poussée, tombe assis sur la banquette, tandis que l’automobile démarre en vitesse.

Et quand il regarde effaré, ne comprenant pas ce qui lui advient, il s’aperçoit que ses mains sont immobilisées par des menottes. En face de lui, Mathiesel maintient de la main gauche l’instrument qui le réduit à l’impuissance, et de la droite, elle dirige vers son crâne le canon d’un revolver.

Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce que cette fille de chambre qui applique les menottes et manie le revolver aussi tranquillement que ses collègues tirent une aiguille ?

— Voyons ! commence-t-il, désireux d’interroger…

Elle tranche encore la question…

— Silence ! Vous saurez en temps utile… Vous n’attendrez pas longtemps.

La voix de la jeune fille s’est en quelque sorte sombrée. Elle est ironique et menaçante ; elle a un timbre mâle.

Et l’automobile roule toujours. Où va-t-on ? Comme pour répondre, une plaque indicatrice se présente, et le docteur Meulen peut lire : « Mulberry Street. »

Ce nom le fait sursauter. D’instinct, il marque un mouvement de fuite, mais le revolver appuie sur son front le cercle froid de son canon d’acier.

Et le véhicule, quittant la chaussée de la voie publique, s’engouffre sous le portail du bureau Central de la police, dont les vantaux, largement ouverts, se referment derrière lui, tels les mâchoires d’un monstre ayant dévoré sa proie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans son cabinet, M. Greggson attendait pensif.

La veille, il avait reçu une lettre exprès, signée de Dick Fann.

La dite lettre ne contenait que ces quelques lignes :


xxxx« Demain, arrivée du train de New-Haven, à onze heures vingt-cinq matin. Ayez en face de la Central station, une automobile verte, avec wattman sûr.
xxxx« Une femme tout de noir vêtue, avec simple couteau vert au chapeau, fera signe. Que le wattman approche aussitôt du trottoir, sans permettre à aucun autre de le précéder, et qu’il conduise ses voyageurs auprès de vous, à Mulberry street. Je vous présenterai le coupeur de manteaux.
xxxx« Amitiés cordiales,

« D. F »


xxxx« P.-S. — Silence absolu, même vis-à-vis de vos chefs. Vous dirai pourquoi. »

Greggson avait tressailli d’aise au reçu de ce mot laconique. Et puis après avoir tressailli, il s’était énervé. La lettre en disait trop et pas assez.

Le coupeur de manteaux… Quel était-il ? Est-ce que ce discret Dick Fann n’aurait pas pu s’expliquer davantage ?

Garder le silence, recommandait-il. Parbleu ! Il n’avait point à s’inquiéter. Parler d’une chose que l’on ne connaît pas. Un policier qui a le souci de sa réputation, ne saurait agir ainsi.

En voilà un aveu agréable. Dire : nous allons tenir l’assassin de la jeune Edith, seulement nous n’y sommes pour rien et nous ne savons pas même comment cela s’est fait.

Bref, M. Greggson s’était rendu de bon matin à son cabinet, et son impatience modifiant son caractère habituel, il avait rudoyé les agents, ses secrétaires, tous ceux qui l’approchaient.

Onze heures avaient sonné à la pendule ornant la cheminée.

M. Greggson suivait les aiguilles avec impatience.

Au quart, il se mit à tambouriner un pas redoublé sur la table-bureau.

À la demie, il grommela :

— Marche donc, sale patraque.

À trente-cinq, il se répandit en raisonnements baroques, qui eussent semblé inspirés par un soudain délire.

— Ridicules horlogeries… La pendule est certainement détraquée. Elle marche comme une tortue.

La grande aiguille marquait la quarante-quatrième minute après onze heures, quand la porte s’ouvrit brusquement, et M. Greggson regarda, ahuri, les personnages faisant irruption dans son cabinet.

Une femme de noir vêtue, ayant à son chapeau une de ces plumes, dites « couteaux » par les modistes, dont la teinte vert émeraude tranchait durement sur le noir. Cette femme tirait après elle un homme, dont les mains étaient captives de « menottes ».

À la vue de ce dernier, le policier retrouva la voix.

— Monsieur le docteur Meulen, de l’ambassade d’Autriche-Hongrie ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais, avant que l’interpellé eût pu répondre, la femme avait fait sauter chapeau, chignon, et mis ainsi à découvert son visage étrange et expressif.

— Dick Fann, maintenant ! murmura l’Américain.

— Dick Fann lui-même, reconnut le détective, qui avait soutenu si longtemps le rôle de la fille de chambre Mathiesel, Dick Fann, qui vous amène, selon sa promesse, le coupeur de manteaux, le meurtrier de la fille Edith et encore l’assassin de l’agent Hermann.

— Qu’est-ce que vous dites ? Savez-vous qui est celui que vous accusez ?…

L’hésitation du policier rendit à Meulen sa présence d’esprit.

— Bon, il ne suffit pas d’accuser, il faut prouver… M. Dick Fann, si je ne me trompe, est un célèbre détective anglais…, cette fois, par exemple, il a fait une école.

— Diable ! diable ! grommela Greggson, parcouru par un frisson à la pensée de la gaffe possible.

Mais Dick souriait toujours.

— Mon cher monsieur Greggson, ne vous émotionnez pas. Il faut prouver, dit M. Meulen, prouvons donc.

Et, tranquillement :

— M. Meulen a coupé d’abord les manteaux de miss Marily et de Mrs. Doles, à la fameuse soirée où Hermann était de garde au vestiaire.

— Mais un agent est sans cesse resté en observation.

— Justement, cher monsieur, c’est ce qui m’a fait juger de suite que l’un, au moins, de ces agents avait été payé pour ne pas voir.

— C’est une accusation grave.

— Du roman ! persifla Meulen, bien que le ton rosé de sa peau se plaquât de tons verdâtres.

— Du roman vécu ! reprit imperturbablement Dick Fann ; je me suis assuré que ledit Hermann, nouvellement marié, avait fait un achat de bijoux, payé au comptant, que ni sa situation, ni celle de sa femme ne justifiaient.

— Hypothèses !

— Certitudes ! Attendez la fin. Le soir même du jour où vous m’entretîntes de l’affaire, cher monsieur Greggson, je me rendis chez Hermann, près de Jobin-Jay. Pendant ce temps, M. Meulen, ici présent, pénétrait par escalade dans le cabinet garde-robe de Mrs. Lodgers, et coupait l’ourlet du troisième manteau envoyé de Paris. Edith, qui attendait sa maîtresse, accourut au bruit. Elle reconnut le docteur, un familier de la maison. Un coup de couteau la réduisit au silence.

— Et c’est moi qui l’ai donné ? s’exclama le médecin avec un rire forcé.

— Parfaitement, cela aussi sera prouvé. Ayez patience. Vous vous souvenez, cher monsieur Greggson, que, le soir de ce crime, je vous remis dix notes à faire passer successivement dans les quotidiens et rendant compte d’une enquête ultra-fantaisiste entreprise par moi. M. Meulen lit les journaux. Cela le rassurait pleinement. Pendant ce temps, sous le nom de Mathiesel, je me faisais embaucher comme femme de chambre chez Mrs. Tolham, qui détenait le quatrième manteau gris…

— Pourquoi ?

— Pour attendre que M. Meulen vint se dénoncer lui-même.

Le policier américain se prit la tête à deux mains.

— Comment pouviez-vous espérer qu’il viendrait là… à deux heures et demie de New-York ?

— Je n’espérais pas, monsieur Greggson… Je savais qu’il viendrait.

Brusquement, Dick Fann se pencha vers le docteur qui écoutait, les sourcils froncés. Sa main se glissa, rapide, dans la poche intérieure du veston de l’accusé, et reparut tenant un portefeuille et un rouleau d’étoffe blanche.

Un rugissement accueillit le geste, si prompt qu’il ne fut soupçonné qu’une fois terminé. Meulen était debout, les traits contractés, les yeux fous. Il fit mine de s’élancer sur le détective.

Mais déjà celui-ci braquait son revolver sur le médecin.

— Un pas et je vous brûle, monsieur Meulen, fit-il froidement. Vous ne doutez plus que la preuve soit faite, à présent.

Devant Greggson stupéfait, auquel le sens de la scène échappait, le jeune homme sonna. Plusieurs agents se ruèrent aussitôt dans le cabinet. Il leur désigna Meulen.

— Emmenez cet homme, et n’oubliez pas que vous répondez de lui sur votre tête.

Meulen n’opposa aucune résistance. Il se laissa saisir. Il se sentait perdu. Fann le montra du regard à Greggson.

— Vous voyez.

— Mais enfin, s’exclama rageusement l’Américain, m’expliquerez-vous enfin ? Je vois et je ne comprends rien.

Il se mordit les lèvres, cet aveu, en présence de subordonnés, portait atteinte à sa dignité. Fann eut un sourire indulgent.

— Après avoir mené l’instruction de main de maître, fit-il gracieusement, vous subissez un instant de fatigue nerveuse. Veuillez donc faire conduire le prisonnier en lieu sûr, ainsi que vous en manifestiez l’intention tout à l’heure.

Le policier comprit que son interlocuteur lui tendait une perche de salut, il le remercia d’un coup d’œil expressif, et congédiant les agents :

— Conduisez l’homme à la cellule provisoire d’instruction.

— Et surtout ne le perdez pas de vue, ajouta Dick.

Tous deux demeurèrent seuls en présence. Alors le détective parla ainsi :

— Cher monsieur Greggson, dès le début de l’enquête, vous avez été égaré par la supposition que le coupeur de manteaux était un fou. Une fois cette idée ancrée en vous, il était impossible que vous arriviez à un résultat.

— Pardon ! Quelle autre idée pouvait-on avoir ?

— Celle-ci, que le coupable cherchait dans les manteaux une chose qui était cachée à son intention.

— Quelle chose ?

— Vous le saurez à l’instant. Laissez-moi procéder par ordre. Évidemment, Meulen savait trouver l’objet en question dans un manteau désigné d’avance par le nom de la cliente qui devait le recevoir. Or, mon attention fut appelée de suite par ce fait que les manteaux avaient été confondus chez miss Marily par la servante chargée de les repasser. Cela, rapproché du fait de la mutilation de deux manteaux à la réception, me démontra que le chercheur ignorait désormais lequel contenait l’objet qu’il recherchait. Conclusion : ou bien il avait trouvé dans ces deux manteaux et alors il ne ferait plus parler de lui, ou bien son premier exploit n’avait pas été couronné de succès et il continuerait

— Bigre ! bigre ! souligna M. Greggson, frappé de la justesse de ces déductions.

— Or, j’eus la preuve qu’il n’avait point trouvé, par le crime commis chez Mrs. Lodgers. De plus, j’eus là la certitude que ce crime lui-même avait été inutile, et que, dès lors, le coupable voudrait avoir en mains le quatrième et dernier manteau. J’ai agi en conséquence.

— Mais cette certitude ?…

— Venait de ce que la victime, Edith, tenait encore dans sa main un lambeau d’étoffe qu’elle avait tenté d’arracher à l’assassin… Ce lambeau m’avait renseigné.

Du coup, Greggson piétina nerveusement.

— Eh ! je ne comprends pas davantage.

— J’explique, cher monsieur, j’explique. En examinant les sorties de bal détériorées de miss Marily et de Mrs. Doles, j’avais constaté que, dans les deux, une mince étoffe de soie se trouvait dissimulée à l’intérieur de la doublure. Le coupeur de manteaux enlevait l’ourlet inférieur, c’était donc sur la partie enlevée de cette soie interposée que devait se trouver l’indice cherché. De là à penser à un document confidentiel, à une manœuvre d’espionnage, il n’y avait qu’un pas.

L’Américain souffla bruyamment.

— C’est merveilleux !

— Ah ! vous y êtes. Vous voyez la filière. Un document, tracé à l’encre sympathique invisible sur la soie blanche, et transmis, par l’intermédiaire d’un couturier au médecin d’une ambassade.

— Parfaitement ! Parfaitement !

— Aussi, tenant en mains le fragment déchiré par Edith dans sa lutte contre le coupable, je l’exposai au feu qui, vous le savez, a la propriété de révéler, en les faisant virer au noir, les encres sympathiques. Rien n’apparut ; donc cette fois encore, le meurtrier avait opéré pour rien.

— Et vous êtes allé monter la garde auprès du quatrième manteau.

— C’est cela même. Meulen est arrivé. Il a voulu garder la sortie de bal lui-même, geste chevaleresque qui lui valut l’admiration de tous, sauf la mienne. Je l’épiai. Je le vis découdre le manteau, puis le recoudre, après avoir enlevé la bande de soie, que je viens de vous remettre avec son portefeuille. Et voilà…

Comme un milan fondant sur sa proie, l’Américain saisit le rouleau de soie, le fit flotter.

— Mais il n’y a rien dessus ! s’exclama-t-il avec un désespoir comique.

— Vous avez du feu, cher monsieur Greggson ?

— Ah ! c’est juste.

Et le policier courut à la cheminée, étendit l’étoffe au dessus de la flamme et soudain, dans un cri de triomphe :

— Ça y est ! Ça y est !… l’encre paraît…

Puis, plus calme :

— Un document chiffré !

— Bon, vous ferez traduire par les bureaux du chiffre du War-Office (ministère de la guerre). Le meurtre d’Edith est expliqué et démontré, passons à celui d’Hermann. Vous avez conservé le papier écrit au crayon retrouvé sur le cadavre de l’agent ?

— Oui, certes.

— Eh bien, vous comparerez l’écriture avec celle de ce billet, également au crayon, que j’ai extorqué à ce digne Meulen.

Ce disant, il tendait à son interlocuteur le brouillon de la dépêche qu’il avait réussi à faire écrire par le docteur, à Stone-Hill.

Du coup, Greggson lui prit les mains.

— Ah ! monsieur Dick, s’exclama-t-il avec effusion, vous nous sauvez la mise ; on ne parlait de rien moins que de notre démission.

— Bon ! Vous serez plus solide que jamais, car je veux précisément vous prier de vous attribuer tout le mérite de l’affaire. J’estimerai être suffisamment payé de mes peines, si vous voulez affirmer que vous m’avez chargé d’une nouvelle enquête, et si vous communiquez aux journaux les notes quotidiennes que j’ai préparées à votre intention.

— Vous n’en doutez pas.

— Alors, cher monsieur Greggson, c’est moi qui vous suis obligé. Durant deux semaines, grâce à ces notes, on me supposera ailleurs qu’à l’endroit où je serai. C’est inestimable pour moi.