Le Radium qui tue/p01/ch04

Éditions Jules Tallandier (12 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 46-57).


CHAPITRE IV

Automobile for ever


— Bravo ! Bon voyage !

— Courage, la Zust !

— Hardi, la Thomas !

— Les de Dion, on compte sur vous !

Ces cris se croisaient dans l’immense rumeur de la foule encombrant le boulevard Poissonnière.

La chaussée, les trottoirs disparaissaient sous une houle humaine, bruyante, exaltée, au-dessus de laquelle des chapeaux étaient agités frénétiquement.

Que se passait-il donc ? Était-ce l’émeute parisienne se donnant carrière ? Non, les visages joyeux, les rires fusant des groupes disaient la gaieté, le contentement. Et de fait, il s’agissait d’une fête du travail et de l’audace.

Les automobiles engagées dans la course organisée par le Matin, autour du globe, partaient de l’hôtel du journal pour gagner Le Havre, New-York, San-Francisco, Seattle, Valdez dans l’Alaska, le détroit de Behring, les côtes de la mer Glaciale sibérienne, Irkoutsk, l’Oural, Moscou, Pétersbourg, Berlin, Paris.

La fabuleuse randonnée commençait. Les concurrents, hommage aux organisateurs de l’audacieuse entreprise, avaient tenu à effectuer leur départ de la maison même où en était née l’idée.

Les automobiles défilaient lentement, des drapeaux déployés disant la nationalité des rivaux. Ici, c’était la machine Zust, abritée sous les couleurs italiennes ; puis venait la Protos, sous pavillon allemand ; la Thomas, déployant l’étamine étoilée des États-Unis ; puis venaient des voitures françaises, notamment une de Dion, trente chevaux, au-dessus de laquelle flottaient, réunis, les pavillons de France et du Canada. Fleuriane Defrance, Mme Patorne, Jean Brot occupaient cette voiture, que conduisait un chauffeur à grosses lunettes d’auto, dont les gens bien informés étaient seuls à savoir le nom : Frachay.

Enfin, fermant la marche, une machine énorme, volumineuse, aux apparaux étranges, inédits, sous les couleurs chiliennes.

On disait que la Botera, avec sa puissance de cent chevaux, avait été construite spécialement dans une usine sud-américaine, sur les plans d’un ingénieur qui venait d’étudier à fond les moyens d’assurer la mobilité parfaite des voitures automobiles dans les régions accidentées et neigeuses.

Trois personnages y avaient pris place. Le joaillier Larmette, victime quelques jours plus tôt d’un vol important, et dont le visage souriant ne laissait rien paraître des soucis que l’aventure lui devait causer. Puis un chauffeur, aussi emmitouflé que Frachay lui-même, et enfin un troisième personnage, attirant l’attention de la foule.

C’était un homme basané, un métis sud-américain, disait-on, le señor Botera, inventeur et créateur de la machine que l’on allait expérimenter durant le raid extraordinaire commençant à ce moment même.

Cependant, le cortège avançait, la foule s’écartant sur leur passage. Au milieu des acclamations, il parcourait les boulevards. Peu à peu, la masse des curieux devenait moins dense. La vitesse s’accélérait.

Les fortifications furent franchies, et sur la large route, libre maintenant, les voitures s’égrenèrent, les unes filant sur Rouen et Le Havre à une vitesse folle, semblant obéir à la griserie du départ ; les autres, plus paisibles d’allure, changeant fréquemment de vitesse, marquant des arrêts brusques, comme si les mécaniciens avaient cherché à se rendre compte des qualités des machines qu’ils espéraient conduire autour du monde.

Parmi ces dernières se trouvait l’automobile franco-canadienne. Fleuriane s’était étonnée de rester en arrière de tous les concurrents, mais Frachay avait répondu tranquillement :

— On quittera Le Havre dans trois jours. Rien ne nous oblige à arriver dans cette ville avant ce soir, et j’étudie ma mécanique.

Ce qui avait fait hausser les épaules au petit Jean Brot, mais avait recueilli le suffrage de la toujours prudente Mme  Patorne. Fleuriane, au surplus, n’avait pas insisté le moins du monde.

La veille, comme convenu, elle s’était rendue à la gare de Lyon, avait reçu à l’arrivée du train de Mâcon le mécanicien Frachay qu’elle avait tenu à conduire jusqu’au garage de l’automobile.

Or, en route, elle s’en souvenait, Frachay avait consenti, durant quelques minutes, à redevenir Dick Fann pour lui dire :

— À dater de ce moment, mademoiselle, nous engageons la partie. Comme l’enjeu peut être notre existence même, la prudence absolue s’impose. Veuillez me laisser agir sans me demander jamais une explication. Soyez assurée que, toutes les fois que je croirai pouvoir vous renseigner sans risquer d’avertir nos ennemis, je m’empresserai de le faire, sans attendre vos questions.

Et, maintenant, elle se reprochait d’avoir manqué si tôt à la réserve recommandée par son défenseur.

Dick agissait comme il le jugeait convenable. Sans doute, il avait un but, une raison… La jeune fille était certaine que toute manœuvre du mécanicien improvisé tendait à son bonheur, à celui de son père, à leur salut. Alors pourquoi se montrer nerveuse, pourquoi risquer de prononcer la parole imprudente qui renforcerait peut-être l’ennemi ?

L’ennemi ! Où était-il à cette heure ? Bien loin, en avant sans doute. La Botera, emportant Larmette et ses compagnons, une fois hors de Paris, avait attaqué la route à toute vitesse. Cette formidable machine de cent chevaux avait disparu ainsi qu’un météore, au milieu des meuglements assourdissants d’une trompe puissante.

Et Fleuriane se confiait que la tactique de son mécanicien devant être de contrecarrer celle de Larmette, la lenteur de marche de la de Dion provenait peut-être tout simplement de la course effrénée de la Botera.

Cependant, à si modeste allure que l’on se tienne, l’automobile n’en reste pas moins un véhicule relativement rapide. À deux heures de l’après-midi, on avait traversé Rouen et l’on suivait l’adorable route reliant la vieille cité normande au Havre.

Or, le véhicule avait parcouru environ cinq kilomètres, et du sommet d’une éminence escaladée par la route, ses passagers avaient pu saluer une dernière fois, au loin, la silhouette du pont transbordeur, quand, au milieu de la descente, se profilant devant eux, ils aperçurent la Botera arrêtée au long du fossé bordant la route.

Sans doute possible, le véhicule subissait une panne. Son « équipage », Larmette et ses deux compagnons s’agitaient autour de la massive voiture.

— Ah bien ! plaisanta le petit Jean Brot, c’est pas la peine d’avoir une maison roulante pour qu’elle prenne racine après le départ !

Ce qui fit sourire Fleuriane et dérida même Mme  Patorne. Le faux Frachay, lui, n’avait rien dit ; seulement, il ralentit encore la voiture. Au surplus, en l’apercevant, Larmette s’était vivement porté au milieu de la chaussée et agitait les bras en signe d’appel.

La bonne confraternité automobile voulait que la voiture canadienne fit halte en présence d’une demande de secours non équivoque. Frachay stoppa à hauteur de la Botera.

— Ah ! mademoiselle, s’écria aussitôt le bijoutier avec un salut respectueux à l’adresse de Fleuriane, pardon d’interrompre votre marche, mais nous sommes destinés à tourner autour du globe ensemble, et je fais appel à votre concours. J’aurais préféré, je l’avoue, le plaisir de vous obliger… Je n’ai pas le choix et puis seulement manifester l’espoir que cela se retrouvera durant le voyage.

— Bon ! s’écria Frachay, avant que la jeune fille eût pu répondre. Qu’y a-t-il ?

— Je n’en sais rien, riposta Larmette. Nous sommes immobilisés, voilà qui est sûr. Pourquoi ? Nous ne trouvons pas. Vous trouveriez peut-être, vous. Je me suis laissé dire que Frachay est un mécanicien hors pair, et puis ce n’est pas votre machine, vous serez moins nerveux que nous.

Il n’avait pas achevé que le mécanicien avait sauté à terre et s’approchait de la Botera. Jean, Mme  Patorne, Fleuriane elle-même l’imitèrent. Et tous, silencieux, regardèrent Frachay. Celui-ci, avec la gravité d’un médecin auscultant son malade, passait l’inspection des organes de l’automobile en panne.

Le moteur, le carburateur, les transmissions furent successivement l’objet de son examen. Enfin, il eut une brève exclamation.

— Bon ! ce n’est rien… un simple écrou qui a « sauté ».

Et, fouillant dans la sacoche de sa propre voiture, il en tira un écrou de cuivre, le fixa lui-même, puis, ce travail achevé :

— Vous pouvez repartir, messieurs.

Avec une inflexion de voix où Fleuriane put discerner une ironie voilée, il acheva :

— Comme vous le disiez, monsieur, vous étiez très nerveux. Sans cela, vous auriez, du premier coup d’œil, reconnu le léger accident qui empêchait la transmission.

Mais Larmette ne fut pas de cet avis. Il se confondit en remerciements, offrit des fleurs à la jolie Canadienne et à sa dame de compagnie, glissa la pièce à Jean, qui l’empocha sans protester. Il voulut agir de même avec Frachay, celui-ci s’en défendit :

— Non, monsieur, cela ne vaut vraiment pas la peine. Un mécanicien qui se respecte ne fait pas payer un coup de main.

— Alors, murmura gracieusement le joaillier, laissez-moi vous serrer la main en question, et veuillez accepter un cigare… ceci ne se refuse pas.

Les deux hommes échangèrent une étreinte, et Frachay remonta au volant de sa machine, ayant aux lèvres un cigare à la fumée odorante.

Comme il l’avait annoncé, la Botera s’ébranla dès que lui-même se fut mis en marche et, jusqu’au Havre, les voyageurs de la de Dion purent voir l’automobile adverse rouler dans leur sillage à faible distance.

La de Dion conduisit Fleuriane, Jean et Mme  Patorne à l’hôtel Frascati, le paquebot Touraine, sur lequel les voyageurs devaient prendre passage, ne partant que le surlendemain. La Botera déposa Larmette au même hôtel.

Frachay mena alors son automobile à la tente des transatlantiques, où il apprit que l’embarquement aurait lieu le lendemain. L’ingénieur métis Botera, qui avait donné son nom à la voiture de Larmette, l’y suivit.

Mais si vite qu’il se fût mis en route, le métis ne put faire que sa machine, plus volumineuse et plus lourde que la de Dion, fût garée aussi rapidement. Et Frachay s’éloigna, le laissant à la tente des transatlantiques. Pour lui, il pressa sa marche et regagna l’hôtel Frascati.

Comme il arrivait à la grille d’entrée, Fleuriane se présenta à ses yeux.

— Imprudente ! fit-il sourdement.

Elle secoua la tête.

— Non, Larmette nous a fait porter des fleurs encore… Il fait le joli cœur avec Patorne.

Elle avait souri en prononçant ces mots.

— Alors, vous comprenez son jeu ? questionna Dick d’une voix légère comme un souffle.

La jeune fille eut un geste vague.

— Bien simple, cependant. Il achète votre entourage. Bouquets et galanteries avec Mme  Patorne, la pauvre femme doit être ravie…

— Dites transportée.

— La pièce à Jean ; cigare et poignées de mains à votre mécanicien. Tout cela le plus simplement du monde ; on dévisse un écrou ; on le jette dans le fossé ; on demande aide à la voiture qui suit et, le mal réparé, on se montre tout à fait reconnaissant. Qui ne serait touché du procédé ?

Mais, changeant de ton :

— Ceci vous prouve que notre adversaire est très fort. Donc, redoublez de prudence et, surtout, ne cherchez plus à me rencontrer comme en ce moment. Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi le soin de me trouver sur votre passage quand je le jugerai opportun.

Fleuriane le regarda bien en face et dit seulement :

— J’obéirai.

— Merci, mademoiselle. Je tiens à vaincre, je vous le jure… Pardonnez-moi si je dois commander.

Et il passa, sans qu’elle cherchât à le retenir, éprouvant un état d’esprit dont elle se sentait stupéfaite.

Elle, la Canadienne librement élevée à l’américaine, elle pour qui, jusqu’à ce moment, vivre signifiait agir à sa volonté, elle comprenait tout à coup, — pourquoi ? comment ? questions insolubles, — elle comprenait que l’obéissance n’était point pénible.

Cependant, le pseudo-Frachay gagnait sa chambre en murmurant :

— Très dangereux, ce Larmette. Heureusement, à bord de la Touraine, je lui ai ménagé de l’occupation. Va toujours, mon bonhomme… Je crois bien que, malgré toute ton astuce, tu commettras en mer ta deuxième sottise.

Comme il passait devant le salon de lecture mis à la disposition des clients du Frascati, la porte s’ouvrit brusquement, livrant passage à Jean Brot, lequel lança à l’intérieur cette phrase :

— Bien, monsieur Larmette, des roses… place Gambetta !… J’y cours.

La porte était retombée, pas si vite cependant que Dick Fann n’eût eu le temps d’apercevoir le bijoutier et Mme  Patorne en grande conversation auprès d’une fenêtre.

— Eh ! fit-il, le groom de Mlle  Fleuriane m’a l’air d’être au service de ses concurrents.

Le gamin n’était pas dans la confidence du déguisement de son interlocuteur. Il se redressa avec toute la dignité dont il fut capable :

— Le service de Mademoiselle ne m’occupe pas à cette heure. Il y a occasion de gagner un pourboire, j’en profite.

— Oh ! ce que j’en dis, c’est histoire de parler.

Jean s’éloigna sans répondre ; mais, une fois dehors, il grommela :

— De quoi se mêle-t-il ? Il ne me revient pas, ce bonhomme-là… J’aurai l’œil sur lui, et le bon, comme M. Dick Fann me l’a recommandé.

Il ne se douta pas qu’à cet instant même, il se proposait tout simplement de surveiller Dick Fann lui-même.

Ce dernier, cependant, après un instant d’indécision, s’était engagé dans l’escalier. Au dernier palier, il poussa une porte et se trouva dans une galerie circulaire dominant la salle de lecture.

Il ne lui fut pas difficile de déterminer le point précis au-dessous duquel se tenaient Larmette et la dame de compagnie.

Alors, il tira de sa poche un petit instrument en forme de conque, le suspendit par un crochet à la balustrade ajourée. De la partie la plus étroite de l’appareil se détachaient deux fils, terminés par des cylindres minuscules d’ébonite.

Il déroula ces fils, s’implanta les cylindres dans les oreilles. Aussitôt la conversation, chuchotée à l’étage inférieur, lui fut aussi nettement perceptible que s’il avait été auprès des causeurs.

L’appareil, qu’il venait de mettre en action, était tout simplement un microphone renforçateur, c’est-à-dire un instrument destiné à renforcer, pour l’opérateur, les bruits les plus légers.

Et le sourire aux lèvres, il perçut les phrases suivantes :

— Non, non, ne me remerciez pas, madame. Quand le voyage, plus avancé, aura justifié une familiarité plus grande, je vous dirai pourquoi je suis votre obligé quand vous acceptez des fleurs.

À l’affirmation de Larmette, la ridicule Patorne répondit, minaudant :

— Pourquoi pas tout de suite ? Si le don de ces fleurs cache un mystère, il me semble convenable de l’élucider sans retard. Je suis une femme, j’ai charge de la réputation de Mlle  Defrance et de la mienne. Tout ce qui n’est point net, clair, doit m’inspirer une prudente défiance.

Il y eut un silence, puis le joaillier reprit :

— Je suis célibataire, madame…

— Je suis veuve, monsieur.

Larmette eut un geste joyeux que Dick ne put voir, mais qu’il devina à la question de son interlocutrice.

— Que signifient ces bras étendus ?…

— Qu’une coïncidence singulière se produit, chère madame. Vous ne comprenez pas ; je vais m’expliquer puisque, aussi bien, je serai enchanté de vous confier mon secret.

Et, après un temps :

— Pourquoi suis-je resté seul dans la vie, alors que ma naissance, mes relations, ma fortune me mettaient en posture de faire ce que l’on est convenu d’appeler un beau mariage ?

— Oui, en effet, pourquoi ?

— Pourquoi ? continua Larmette en scandant les syllabes. Ma vie a été, en quelque sorte, la résultante d’une séance de spiritisme à laquelle j’assistai voici près de dix ans.

Dick Fann perçut un long soupir.

— C’était en Angleterre, reprit Larmette. J’avais été amené chez le célèbre docteur Crookes, qui faisait courir tout Londres, en effectuant devant ses invités, sous le contrôle le plus sévère, des expériences de matérialisation d’esprits. On nous avait présenté ainsi, dans un salon, une ravissante forme de jeune fille… une forme impalpable, à travers laquelle cannes, tisonniers, pincettes passaient librement, bien qu’elle fût précise pour nos regards. Elle répondait, je m’en souviens, au nom de miss Betsy. Je riais, très incrédule, m’obstinant à ne voir là que le travail d’un habile illusionniste. Le docteur me regardait en fronçant les sourcils. Tout à coup, il s’adressa à moi.

— Vous croirez un jour au mystère des esprits, me dit-il. Je vais vous ouvrir immédiatement la voie de la foi.

« Et, d’un accent qui m’impressionna, il psalmodia :

« — Esprit errant, toi qui fus créé pour accompagner l’esprit du gentleman ici présent, montre-lui ta forme matérielle, afin qu’il puisse te reconnaître au jour de rencontre et qu’il vienne à la vérité.

« Je ne riais plus. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer. Un lourd silence régna dans la salle. Puis, je ne pus réprimer une exclamation. Au centre du cercle formé par les assistants, une colonne de brouillard venait d’apparaître. Elle eut des flottements, des mouvements, comme un voile de brume que tiraille le vent.

« Et, insensiblement cette vapeur se condensa en une silhouette féminine, se présenta à mes regards stupéfaits.

« C’était vous.

Mme  Patorne s’exclama :

— Moi ?

Dick Fann se figura sans doute le visage des deux causeurs, car le sien se dilata en un large rire silencieux.

— Bon, grommela-t-il pour lui-même. Ce Larmette est décidément un adroit coquin. Faire la cour à Patorne, voilà une idée que je lui envie. Désormais, elle lui appartiendra corps et âme, et miss Fleuriane aura auprès d’elle un espion de tous les instants. Très fort ! très fort !

Il se tut. L’organe de la dame de compagnie se faisait entendre de nouveau.

— Moi ! moi ! Vous êtes sûr ?

— Ah ! si vous aviez vu mon émoi quand je vous ai reconnue ce matin, vous ne douteriez pas.

— Quoi ? Vous songeriez à m’épouser ?

— Au retour de notre voyage, si vous y consentez.

— Alors, vous me trouvez aimable ! murmura Patorne, perdant la tête devant l’hommage rendu à ses charmes.

Elle méritait d’être excusée, la pauvre laide, car jamais elle ne s’était trouvée à pareille fête. La réponse de son interlocuteur fut géniale.

— Si je vous trouve aimable… je ne sais pas. Depuis dix ans, je vous espère. Votre image m’accompagne sans cesse. Je suis « possédé » par vous. Tout ce qui n’est point vous m’apparaît dépourvu… je ne dirai point de grâce, de beauté ; ce sont là des mots qui n’expriment rien… Non, vous êtes pour moi l’essence même du bonheur, une émanation des combinaisons mystérieuses d’un inexplicable infini. Nos esprits furent créés pour se joindre, une immatérielle chaîne nous lie.

— Bravo ! souligna Dick Fann, ce pathos est irrésistible !

Mme  Patorne jugeait sûrement de même, car elle soupira :

— Oui, oui, je sens que vous dites vrai… Je veux oublier le nom que m’a légué mon défunt, lequel, je le comprends, hélas ! fut une erreur de mon esprit. J’ai un prénom que nul ne prononça jamais. Pour vous, je veux être ce prénom-là.

— Dites-le, murmura Larmette d’une voix dévotieuse.

— Rosita.

— Oh ! fit-il avec chaleur, soyez donc ma Rosita, comme je serai votre Victorien.

En une seconde, Dick Fann eut décroché son microphone, roulé les fils et réintégré le tout dans sa poche, puis, glissant sur le parquet sans produire aucun bruit, il gagna la porte et s’alla verrouiller dans la chambre qui lui avait été attribuée.

Le soir même, Dick lui-même, sous son nom de Frachay, eut à subir les amabilités du joaillier.

Celui-ci, attablé avec l’ingénieur Botera et son second convoyeur, répondant au nom de Davisse, appela le faux mécanicien, l’obligea à prendre un verre de cognac grande marque, sous le prétexte parfaitement vraisemblable que, l’union faisant la force, il serait bon que les équipes de la de Dion et de la Botera se prêtassent secours contre les difficultés terribles que l’on rencontrerait sur le parcours.

Dès le lendemain, le mécanicien de Fleuriane et l’ingénieur Botera s’entr’aidèrent pour le chargement de leurs machines respectives à bord du paquebot la Touraine. Le surlendemain, à dix heures, les deux équipes étaient embarquées, bien que le navire ne dût quitter le port qu’à midi, heure de la marée pleine.

Dick Fann, laissant son compagnon dans le salon des premières, furetait par tout le navire. Il semblait inquiet, dévisageait les passagers arrivant à bord, les commissionnaires chargés de colis, les amis ou parents venant donner le dernier adieu.

Vers onze heures trois quarts, en proie à une impatience que, malgré sa puissance sur lui-même, il ne parvenait pas à dissimuler complètement, il revint au salon. Fleuriane s’y trouvait avec, auprès d’elle, Patorne faisant les doux yeux à Victorien Larmette, engagé dans une grave conversation sur les voies et moyens d’accomplir autour du globe le formidable raid qui commençait à cette heure.

Soudain, un employé de chemin de fer, conduit par un matelot, se présenta à l’entrée du salon. Le matelot désigna Fleuriane.

Mlle  Defrance ? prononça son compagnon.

Et la jeune fille s’étant levée, en disant, avec un étonnement visible : « C’est moi ! » l’homme lui remit une caissette ficelée, ornée de cachets de cire, la pria d’apposer sa signature sur une feuille-récépissé, et s’éloigna aussitôt.

Or, tandis que la puissante sirène de la Touraine meuglait, appelant les passagers retardataires, Fleuriane ouvrait la caissette.

À l’intérieur, se trouvait une enveloppe contenant un papier couvert d’une grosse écriture épaisse et lourde. Au-dessous s’entassaient, pêle-mêle, une grande quantité de pierres.

— Des corindons communs ! laissa tomber dédaigneusement Larmette.

Dick Fann eût un tressaillement. Une pâleur s’épandit sur ses traits, et ses lèvres s’agitèrent, laissant passer, dans un souffle indistinct, ces paroles que nul n’entendit :

— Le crétin ! Il rejette le danger sur elle ! Pourvu qu’elle ne soit pas victime de ce que j’ai considéré comme une adroite manœuvre !