Le Rôle des excursions dans l’enseignement des sciences naturelles

LE RÔLE DES EXCURSIONS DANS

L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES NATURELLES



Les progrès considérables qu’ont réalisés dans la seconde partie du xixe siècle les sciences ayant trait aux êtres vivants, les nombreux faits qui ont été accumulés, les applications qui en sont dérivées dans plusieurs domaines, les diverses tentatives faites en vue de coordonner ces riches matériaux, les modifications d’ordre philosophique qui en sont résultées pour notre esprit, tout cela a contribué à donner aux études biologiques un droit de cité dans l’enseignement secondaire ; on sait que depuis 1880 il est consacré dans la plupart des classes un temps appréciable à l’étude des diverses branches des sciences naturelles.

Les résultats ont-ils été aussi satisfaisants qu’on pouvait l’espérer ? Il paraît bien que non, si l’on en juge par les critiques unanimes que les membres de l’enseignement secondaire ont adressées aux premiers programmes et surtout à la méthode générale qui avait été adoptée. Il suffira pour en juger de lire les Conférences du Musée pédagogique (Sciences naturelles, 1905) ; on y a discuté longuement de la valeur qu’a l’enseignement des sciences naturelles dans la formation de l’esprit, on a montré le point faible de certaines méthodes pédagogiques et proposé des remèdes ; qu’il me soit permis d’ajouter encore quelques mots ; loin de moi la prétention que les réflexions qui vont suivre aient la même valeur que celles d’hommes rompus à l’enseignement secondaire, connaissant les enfants, sachant ce qu’on peut leur demander, ayant apprécié les résultats des diverses méthodes qu’ils ont personnellement expérimentées ; mes idées sur la question ont pour point de départ mon expérience personnelle d’écolier, et sont établies d’autres part sur les résultats que j’ai pu observer aux examens du baccalauréat, à divers concours, enfin sur le profit que tirent de cet enseignement les étudiants qui préparent les certificats des sciences naturelles.

Demandons-nous tout d’abord quelles sont les raisons qui militent en faveur de l’enseignement des sciences biologiques dans les lycées. Il y en a plusieurs, mais d’importance très inégale. Peut-on admettre actuellement qu’un jeune homme, au sortir de ses classes, ne sache rien de tout ce qui concerne le monde vivant ? Est-il possible que tout homme cultivé ne connaisse pas, au moins dans ses grandes lignes, la manière dont est construite la machine humaine et dont elle fonctionne ? À l’époque où les notions d’hygiène individuelle et sociale prennent une place de plus en plus importante, peut-on laisser l’individu ignorant des faits les plus simples qui lui permettront de comprendre quelle est la base de cette hygiène ? C’est évidemment là un but utilitaire, mais on ne peut s’emparer du sens étroit de ce mot, pour en diminuer et négliger la valeur.

À la vérité si c’était là le seul rôle de l’enseignement de l’histoire naturelle on pourrait le restreindre beaucoup et le limiter par exemple à la dernière classe, Philosophie ou Mathématiques élémentaires ; son rôle serait de même ordre que celui d’un autre enseignement qui fait complètement défaut et qui permettrait à un jeune homme, au sortir du lycée, de se débrouiller au milieu des difficultés juridiques qui peuvent l’assaillir et dont il n’a pas la moindre notion ; quel est le bachelier qui est capable de distinguer les attributions d’un notaire de celles d’un avoué ou d’un huissier ; on trouve bon de lui donner quelques leçons sur l’organisation de l’individu, on le laisse ignorant de celle de la société. Mais, encore une fois, nous sommes en présence d’un point de vue très spécial et on peut à la rigueur répondre qu’après le lycée le jeune homme aura toute liberté et facilité pour se livrer aux diverses études qui peuvent lui être plus directement utiles, selon la voie dans laquelle il dirigera ses efforts.

En second lieu, les sciences naturelles ont une importance philosophique indiscutable ; les théories biologiques qui résultent des recherches faites dans les sens les plus divers sont assez solidement établies pour qu’il soit bon de les faire entrer dans l’enseignement secondaire ; mais ce n’est que dans les classes les plus élevées qu’on peut les esquisser, et d’ailleurs cela ne va pas sans quelques difficultés ; la principale réside dans le danger de laisser prendre les théories pour l’expression indiscutable, définitive de la réalité, de les étayer d’autre part de faits trop peu nombreux et surtout insuffisamment étudiés ; quelles réponses absurdes n’obtient-on pas par exemple au baccalauréat en ce qui concerne le petit programme de paléontologie ! Elles proviennent précisément de ce que les résultats théoriques sont hors de proportion avec les données positives enseignées.

C’est avant tout comme instrument de formation de l’esprit qu’un enseignement est important et c’est à ce point de vue essentiel que nous devons considérer celui des sciences naturelles.

Il faut donc se demander si celles-ci apportent quelque chose de plus comme valeur éducative que les sciences mathématiques et les sciences physiques ; or, les mathématiques sont chargées de développer la faculté du raisonnement ; elles habituent l’enfant à ne pas se payer de mots, elles plient son esprit à une logique absolue ; avec les sciences physiques les enfants s’initient à la méthode expérimentale ; ils apprennent comment, à l’aide d’expériences bien préparées et bien conduites, on arrive à établir les lois du monde physique ; et pour donner à l’enseignement de ces sciences tout son rendement on tend de plus en plus à élaguer ce qui ne sert pas directement à faire comprendre aux élèves en quoi consiste l’expérience et à quoi elle aboutit ; on a supprimé avec raison dans les nouveaux programmes tout ce qui était simple description d’appareils surannés, n’ayant qu’un intérêt historique, pour ne s’attacher qu’à ceux dont on peut montrer facilement le fonctionnement aux élèves, en leur apprenant comment des résultats obtenus on arrive à la loi et avec quelle approximation ; on s’attache en d’autres termes à refaire la science devant l’auditoire ; les lois viennent comme conclusions des expériences et non plus, comme cela s’est longtemps pratiqué dans l’enseignement secondaire, les expériences après l’énoncé de la loi correspondante.

Le mécanisme de la méthode expérimentale est ainsi toujours présent aux élèves et leur esprit ne peut faire autrement que de s’en imprégner ; alors même que les collégiens devraient plus tard oublier tous les théorèmes de mathématiques ou l’énoncé de toutes les lois physiques qu’ils ont apprises il leur reste du moins, comme fruit de leurs efforts, un développement intellectuel des plus utiles ; ils apprennent à raisonner et cultivent leur faculté de généralisation, en partant d’observations et instituant à partir d’elles, des expériences appropriées. Mais les observations dans les sciences physiques sont relativement peu nombreuses, peu variées et ce n’est pas à ces sciences qu’il faut s’adresser pour apprendre à l’enfant à bien voir ; c’est précisément aux sciences naturelles que revient cette part dans l’éducation et il y a lieu de se demander si la manière dont on les enseigne actuellement est adéquate au rôle qu’elles doivent jouer.

Personne d’ailleurs ne paraît mettre en doute que c’est bien au point de vue que nous venons d’indiquer qu’il faut envisager l’enseignement qui nous occupe ; mais en pratique on reste très timide. À vrai dire il se manifeste à l’heure actuelle une tendance très marquée à rendre l’étude des sciences aussi concrète que possible ; il n’est pas jusqu’aux mathématiques où on ne cherche à réagir contre une ancienne habitude qui consistait à attacher peu d’importance au point de départ d’un raisonnement, pourvu que ce dernier soit exact ; on voudrait que les données initiales soient toujours expérimentales et non pas construites de toutes pièces par notre esprit et n’ayant aucun rapport avec la réalité.

En physique, on met les élèves en présence des appareils, on les initie à leur maniement, on leur apprend à en construire de très simples, à s’en servir pour l’établissement d’une loi ; il en va de même pour les sciences naturelles ; on montre aux élèves les objets dont on les entretient, autant du moins que cela est possible ; on leur fait même faire un petit nombre de manipulations personnelles ; ils disséqueront par exemple une fleur, une graine ; c’est fort bien, mais j’estime que cela est tout à fait suffisant, et comme nombre de ces exercices manuels, et comme méthode y présidant ; ces exercices sont en effet pris sur les classes ; or il existe un programme, qui est généralement très chargé, et si on veut le remplir ce sera aux dépens des travaux pratiques ; mais ceux-ci deviendraient-ils plus nombreux qu’ils n’atteindraient pas exactement le but que nous avons reconnu à l’enseignement des sciences naturelles.

Ils sont évidemment utiles en ce sens qu’ils développent l’habileté des doigts, ce qui n’est pas négligeable, et surtout qu’ils rectifient les idées fausses que se font les élèves sur la grandeur des objets qu’on leur décrit et dont ils n’ont, le plus souvent, que des représentations sous forme de tableaux muraux, de figures tracées au tableau ou imprimées dans les livres, sans qu’à aucun instant ils aient même à leur disposition une échelle qui leur permette, et encore la chose n’irait pas sans difficulté, d’établir une comparaison avec un objet bien connu ; combien de candidats au baccalauréat se font une idée ridiculement fausse de la taille d’une cellule et de ses divers éléments.

Par les exercices pratiques, l’élève est déjà en contact avec la nature ; les difficultés qu’il rencontre lui montrent d’autre part que les descriptions qu’on lui a faites des différents objets sont souvent beaucoup plus précises que ce qu’il peut observer par lui-même ; cela l’incite à mieux regarder ce qu’on lui a mis sous les yeux et le renseigne sur le genre de difficultés qu’on peut rencontrer dans la simple observation.

L’introduction de quelques manipulations très simples dans l’enseignement des sciences naturelles n’est donc que très louable, mais ce sont là des exercices forcément très limités et si elles permettent de faire toucher du doigt un certain nombre d’objets, elles n’apprennent pas à l’élevé à voir par lui-même ; elles ne sont en effet que des observations provoquées ; l’élève sait d’avance ce qu’il a à voir, c’est un travail de vérification auquel il se livre. Je ne vois qu’une seule manière d’atteindre le but qu’on se propose, c’est de donner aux excursions une part aussi large que possible dans l’enseignement des sciences naturelles ; ce n’est qu’en mettant l’élève en présence de la nature elle-même qu’on peut développer en lui le sens de l’observation, qui lui sera plus tard si utile dans la vie, dans quelque branche de l’activité humaine qu’il dirige ses efforts.

Et je ne les conçois pas, ces excursions, comme une simple classe faite en plein air, au lieu d’avoir lieu dans une salle d’études ; ce serait déjà du reste un avantage appréciable ; j’admettrais très volontiers qu’au début tout au moins on ne restreigne en aucune façon les catégories d’objets sur lesquels l’observation aurait à s’effectuer ; que l’élève regarde le mieux qu’il peut et le plus de choses possible, au hasard des rencontres, le maître n’étant là que pour répondre aux questions et pour donner les renseignements qu’il jugerait à propos de fournir sur les découvertes. De la sorte, en même temps que leurs yeux s’exerceraient, peu à peu les élèves apprendraient de la bouche du maître mille faits qui resteraient ainsi, malgré le désordre apparent de la méthode, autrement gravés dans l’esprit que lorsqu’ils trouvent place dans un cours ; celui-ci reste toujours trop abstrait, malgré tous les efforts qu’on peut faire pour remédiera ce défaut capital.

Si les questions ne sont pas assez nombreuses de la part des élèves, car elles supposent un esprit éveillé et curieux de s’instruire, on pourra provoquer une observation plus approfondie de tel ou tel objet en interrogeant les jeunes chercheurs. Je ne crois pas qu’il existe beaucoup d’élèves qui ne s’intéresseraient pas très rapidement à ce genre d’études ; il y en aurait certainement, mais ceux-là ne prendraient pas goût davantage à un travail de pure mémoire. Comment des enfants, à l’âge où s’éveillent toutes les curiosités, resteraient-ils insensibles à l’observation de tous les aspects si variés sous lesquels se présente la vie. Y a-t-il un espace du sol, si restreint qu’on voudra l’imaginer, où on ne puisse apprendre à des yeux naturellement fureteurs à bien fouiller ? Il n’est pas une mare, un ruisseau, un champ, un bosquet, une carrière qui ne puisse fournir matière à des observations en nombre infini.

On pourrait ainsi initier très aisément les élèves à l’étude des phénomènes géologiques actuels, et montrer leur rôle dans la transformation incessante de la croûte terrestre ; les diverses formes d’érosion, les effets des eaux de ruissellement, les rapports qui existent entre l’histoire passée et la disposition actuelle des éléments, seraient de la sorte presque immédiatement saisis. Est-il nécessaire pour se faire une idée de ce qu’est une cascade, des conditions dans lesquelles elle s’établit, d’aller au Niagara et ne peut-on, avec le moindre filet d’eau courante, faire comprendre à des enfants, par leurs propres recherches, pourquoi il s’en constitue de minuscules en des points déterminés et quels sont les effets qui en résultent ? La moindre carrière attentivement examinée permettra de toucher du doigt les phénomènes qui ont présidé à la formation des diverses couches des fossiles, si imparfaits qu’ils soient, recueillis par les élèves eux-mêmes, leur en apprendront plus que les plus beaux échantillons soigneusement montés, et surtout les feront réfléchir davantage.

Qu’il me soit permis à cette occasion de rappeler un souvenir personnel d’écolier ; quand j’étais en quatrième notre professeur nous emmena un dimanche dans les carrières d’Issy et de Meudon ; je n’oublierai jamais le charme de cette promenade et je suis convaincu qu’il en est de même pour tous ceux de mes camarades qui y prirent part ; je dois avouer à ma grande honte que je serais bien embarrassé de me rappeler quels sont les faits que contenait le cours ; je vois au contraire comme s’il s’agissait d’hier les diverses couches superposées de chacune des carrières visitées, et je me souviens de l’impression profonde que nous ressentîmes devant un superbe Cérithe géant à l’extraction duquel il nous fut donné de procéder. Cette classe en plein air, la seule qui nous ait véritablement profité, n’eut pas de lendemain ; j’ai appris depuis par mon premier maître en histoire naturelle que l’administration avait fort peu encouragé ce louable essai.

On comprend combien il serait facile de multiplier les exemples, qui varieront nécessairement d’une région à l’autre quant à la nature des objets observés, mais qui partout auront la même valeur pour l’éducation des sens. L’étude des plantes se prêterait aussi merveilleusement à ce genre d’enseignement ; les matériaux botaniques abondent partout ; leur recherche, leur analyse sur place, à l’aide de l’œil nu ou armé d’une simple loupe, instruiraient plus les enfants que les leçons les mieux ordonnées, parce qu’ils y prendraient plus d’intérêt ; et puis ils se trouveraient travailler eux-mêmes au lieu de laisser toute la peine au professeur ; on appliquerait en somme la méthode qui ne se trouve employée intégralement au lycée que pour la gymnastique ; conçoit-on cet exercice prenant la forme suivante : des élèves assis tranquillement sur des bancs et assistant aux exercices variés d’un professeur ; celui-ci, tout en travaillant au trapèze ou aux anneaux, explique à la classe la manière dont il s’y prend, puis donne aux élèves pour la séance suivante un devoir consistant en une rédaction relative à tel ou tel mouvement. C’est pourtant cela qu’on fait pour les sciences naturelles ; elles ne devraient servir qu’accessoirement à développer la mémoire, au même titre que n’importe quelle branche des études classiques ; on ne les fait guère servir qu’à cela.

Pour en revenir à la botanique, quelle source inépuisable d’objets n’offre-t-elle pas partout ? Si on ne veut pas se borner à l’examen des plantes facilement visibles, un petit microscope de poche permettra d’observer sur place l’infinie variété des algues et des moisissures dont le détail échappe à l’œil nu et dont le rôle biologique général apparaîtra peu à peu ; quelques faits de parasitisme établiront facilement dans l’esprit des élèves la notion et la nature des rapports existant entre les différents êtres ; il ne sera pas plus difficile de leur faire saisir les phénomènes d’adaptation entre le monde végétal et le monde inorganique ; alors même que les excursions auraient lieu dans un pays en apparence très uniforme, les conditions diverses d’humidité, d’éclairement, de composition du sol influent sur la distribution des différentes espèces végétales d’une manière qui n’aura pas de peine à être découverte par les élèves ; ils pourront également observer comment les divers individus d’une même espèce peuvent se modifier au point de devenir presque méconnaissables lorsque les conditions du milieu extérieur viennent elles-mêmes à changer : il leur suffira par exemple de voir comment se transforme une renoncule d’eau sur les bords asséchés d’une mare, par rapport aux individus restant submergés ; sans qu’il soit nécessaire de leur faire effectuer de grands voyages ils se rendront compte des actions qui interviennent dans l’établissement des groupements végétaux et arriveront aisément à la notion de variabilité de l’espèce ; toutes ces idées, acquises en faisant se développer l’observation, seront pour l’esprit des élèves éminemment suggestives et les porteront à la réflexion beaucoup plus que lorsqu’ils entendent exposer ex cathedra des lois qui restent forcément pour eux dans le vague et l’imprécision.

La zoologie sera peut-être parmi les sciences naturelles celle qui fournira le moins facilement et le plus irrégulièrement des matériaux d’étude ; qu’importe que l’éducation que nous recherchons soit acquise par des objets de l’un ou de l’autre règne ; et puis notre crainte est peut-être vaine ; les insectes à eux seuls fourniront à cet égard un champ d’observations des plus variées ; quoi de plus propre à exciter la curiosité des élèves que les métamorphoses de ces êtres, quels meilleurs objets d’observation que les mœurs de beaucoup d’entre eux ?

Personne n’ignore combien l’enfant est porté tout naturellement à exercer ses facultés de comparaison par l’attrait qu’exercent sur lui les collections ; quel est celui qui a échappé au besoin d’amasser des timbres-poste, des cartes postales et tant d’autres objets ; pourquoi ne pas utiliser cette disposition innée en l’appliquant aux objets dont l’étude constitue l’histoire naturelle ? Je ne crois pas qu’il y ait de meilleur moyen, et il est employé ailleurs que chez nous, pour amener l’habitude d’établir des rapprochements ; il est indispensable pour acquérir la notion précise des classifications ; celles-ci ne sont pas le seul côté des sciences naturelles, mais elles en constituent un très important, nécessaire en tout cas pour aller plus loin. Qu’on fasse faire aux élèves de petites collections de roches, de plantes, d’animaux faciles à conserver tels que des insectes, j’entends de matériaux qu’ils auront eux-mêmes récoltés et pour lesquels ils auront reçu sur place des explications orales ; il leur suffira de jeter de temps à autre un regard sur ces objets pour se rappeler tout ce qu’ils auront appris à leur sujet ; tous ceux qui se sont livrés à la confection d’un herbier se sont rendu compte de la précision avec laquelle des plantes sèches revues de nombreuses années après leur récolte évoquent, par association d’idées, tous les faits connexes de leur rencontre ; je ne connais pas pour ma part de meilleure façon de refaire un voyage que de compulser la collection des plantes que j’en ai rapportées ; les plus petits détails, les moindres incidents reprennent à chaque feuillet une netteté saisissante.

Ajoutez à ces petites collections quelques notes et dessins que chaque élève pourra prendre au cours des excursions et je suis convaincu qu’à la fin de l’année non seulement il saura plus de faits, mais il les saura mieux que par les cours et les livres ; ceci n’est déjà pas négligeable ; mais surtout son intelligence et ses yeux se seront assouplis d’heureuse façon ; je ne doute pas qu’ainsi compris l’enseignement ne devienne plus agréable (il n’est peut-être pas indispensable d’être ennuyeux pour instruire), plus productif au point de vue immédiat, et ne développe mieux l’esprit.

Ce dernier point est capital ; je crois que tout le monde est d’accord pour penser que le lycée ne doit pas chercher à assurer une instruction encyclopédique, mais qu’on doit diriger ses efforts pour l’amélioration des diverses facultés naturelles ; qu’importe que le bagage de faits qu’on emporte soit léger (et j’estime qu’il ne serait pas diminué, au contraire, par la méthode que je voudrais voir appliquer) si en sortant on sait travailler. On raconte qu’à l’examen du baccalauréat un candidat aurait répondu à l’examinateur qui lui demandait comment il irait en chemin de fer d’Avignon à Clermont-Ferrand : « Je consulterais l’indicateur » ; il faut avouer qu’en effet c’est la seule méthode ; il faut seulement avoir appris à se servir de l’indicateur. Enseignée sur le terrain, l’histoire naturelle donnerait aux jeunes gens des armes précieuses pour l’observation des phénomènes de tout ordre, ce qui leur sera toujours utile, quoi qu’ils fassent, et elle leur graverait dans l’esprit l’importance que tiennent dans le monde les faits biologiques. Elle leur ferait aussi mieux comprendre qu’on ne le fait généralement, même parmi les personnes les plus cultivées, les beautés de la nature.

Même à ne considérer que ceux qui goûtent le charme des paysages, combien y en a-t-il qui soient à même de sentir, sous les formes qui les impressionnent, les forces qui en chaque point ne cessent d’agir, la résultante de leurs effets constituant précisément un ensemble de lignes, de contrastes, d’effets de lumière, qui se trouvent frapper les esprits naturellement artistes ; leurs impressions seraient autrement profondes si aux beautés de la forme venaient s’ajouter, même d’une manière imprécise dans le détail, la sensation d’un perpétuel changement déterminé par des causes qu’ils auraient appris à observer.

Au reste je pense que tout le monde est du même avis sur ce point, et je ne veux pas paraître plus longtemps enfoncer des portes ouvertes ; c’est pour cela qu’on a parlé de faire quelques excursions comme complément du cours, du moins dans les cas où cela serait possible ; mais on a bien l’air, en émettant cette restriction, de penser que cela ne serait jamais possible. Pourquoi ne pas sortir franchement de cette timidité et ne pas appliquer dans toute son ampleur la seule méthode qui convienne ; c’est qu’il se présente certaines objections d’ordre pratique auxquelles je voudrais rapidement répondre, tout en précisant dans ses grands traits l’organisation qu’on pourrait établir.

Et tout d’abord que deviendraient les programmes, alors que le hasard jouera forcément une grande part ? évidemment on ne pourrait plus déterminer à l’avance un cadre exact de l’enseignement ainsi compris et fixer d’une manière précise pour chacune des classes les matières qui y seront étudiées ; mais je ne vois aucun inconvénient dans la suppression radicale de programme pour toutes les classes, sauf la dernière (Philosophie ou Mathématiques). Dans l’organisation telle que je la conçois, les excursions deviendraient la chose essentielle et si on laissait subsister un certain nombre de classes ordinaires elles ne constitueraient plus que l’accessoire ; elles serviraient, ce qui aurait son utilité, à résumer les notions acquises, à les classer, à s’assurer que les élèves ont profité des exercices auxquels ils se sont livrés, à corriger des devoirs qui pourraient consister en des résumés d’excursions ou en un travail de comparaison portant sur un groupe déterminé d’objets, à apprendre enfin quelques faits que la méthode d’observation directe ne permettrait pas d’atteindre.

J’ai fait une restriction tout à l’heure en ce qui concerne la classe de philosophie ou de mathématiques ; on pourrait en effet la considérer comme destinée à effectuer la synthèse des notions acquises dans les autres classes, travail auquel les élèves se trouveraient tout préparés ; les faits ne les étonneraient plus ; on ne ferait que coordonner les idées générales qui en découlent. Il est bien clair d’autre part qu’on ne peut laisser de côté la physiologie, quelques notions d’histologie nécessaires à cette dernière, et que la méthode du plein air ne saurait plus désormais s’appliquer ; car nous abordons alors le domaine expérimental des sciences naturelles ; ici donc l’enseignement ne saurait être sensiblement modifié, d’autant qu’un examen attend les élèves à la fin des classes et que la nécessité d’un programme ne saurait, dans nos mœurs actuelles, être éludée.

Une autre objection qui pourrait être faite est d’ordre administratif : que deviendrait la discipline dans ces exercices ? Les tentatives timides qui ont été faites dans le sens où nous voudrions qu’on se dirigeât résolument n’ont rien de décourageant à cet égard ; et il semble bien à priori qu’il doive en être ainsi. Les excursions présenteront trop d’attrait, ne serait-ce que par la liberté relative qu’elles procureront, elles seront trop agréables, même pour les élèves les moins curieux, pour qu’elles dégénèrent normalement en désordre ; il est clair que là, comme entre les quatre murs d’une classe, les qualités du professeur interviendront pour maintenir la discipline ; il se pourra que certains soient moins attentivement écoutés que d’autres ce sont là des accidents inévitables, mais qui ne dépendent pas du système adopté. Je me rappelle avoir eu un professeur qui, bien qu’officiant dans une salle, ne s’apercevait pas que, pendant ses explications, il se livrait près de lui, d’interminables parties de cartes et, qu’à l’aide d’une lampe à alcool, il se confectionnait sous les tables un chocolat que nous trouvions délicieux. Je ne crois donc pas qu’il faille s’arrêter à cette peur du désordre les élèves seront évidemment plus libres, mais j’estime que moins leurs mouvements seront contraints moins ils songeront à se divertir aux dépens de leur maître, qui deviendra beaucoup plus facilement leur ami. Je ne veux d’ailleurs pas insister davantage sur l’organisation d’un système contre lequel je ne vois pas s’élever d’autre objection sérieuse ; les détails en seraient facilement établis le jour où le principe de la méthode serait adopté.

On connaît l’existence de promenades scolaires organisées par le Club alpin français ; des lycéens sont ainsi emmenés par des membres de l’enseignement le dimanche et le jeudi aux environs de Paris ; cette heureuse tentative correspond à la préoccupation de ne pas négliger l’entraînement physique, d’assurer l’équilibre qui doit toujours exister dans le travail de nos différents organes. Est-ce que l’enseignement des sciences naturelles, tel que nous le comprenons, ne viendrait pas compléter heureusement, en la rendant normale, cette organisation dont ne profitent actuellement qu’un très petit nombre de nos lycéens ?

Nous n’avons eu en vue, dans ce qui précède, que l’enseignement secondaire ; mais ces réflexions s’appliquent aussi en partie à celui des Facultés. En science, comme partout ailleurs, il se crée des courants, des modes, qui font que la plupart des efforts se dirigent à un moment donné dans un même sens ; longtemps les études de systématique et de pure observation dominèrent dans les sciences naturelles ; puis l’histologie fine d’une part, la physiologie de l’autre, détournèrent peu à peu les chercheurs de la nature pour les confiner dans les laboratoires ; si bien que plus d’un esprit, parmi les meilleurs, considère maintenant avec quelque dédain les recherches où les microscopes les plus perfectionnés et la technique la plus délicate ne prennent pas part ; à notre sens il ne faut médire d’aucune forme d’investigation et nous n’avons pas à notre disposition tant d’outils de recherche qu’il soit habile d’en abandonner certains.

Quoi qu’il en soit l’enseignement supérieur s’est évidemment ressenti de ce changement d’orientation, le filet à insectes et la boîte verte ont beaucoup perdu de leur importance ; j’estime que c’est un tort ; il est évidemment facile, et leur esthétique s’y prête, de tourner ces instruments en ridicule ; cela est d’autant plus grave que pour beaucoup de personnes ils sont les symboles de la biologie tout entière ; en réalité ils sont ceux d’un stade par lequel doit passer tout naturaliste ; ils représentent une éducation première dont on ne peut se dispenser sans grave danger si on veut lire plus avant dans la Nature.

C’est cette première éducation qui manque ordinairement aux étudiants, celle que je voudrais qu’ils acquièrent dès le lycée et qu’il n’y aurait plus qu’à entretenir et perfectionner dans les Facultés ; combien d’élèves des Universités se présentent au certificat de Botanique très érudits sur les phénomènes les plus délicats de la karyokinèse, qu’ils n’ont d’ailleurs souvent pas observés par eux-mêmes, et qui ne savent pas reconnaître le Seigle du Blé ou le Charme du Hêtre. Il serait donc aussi très désirable que dans l’enseignement supérieur on s’attachât à faire une part plus large, fût-ce aux dépens des cours, aux exercices pratiques et aux excursions, et que ces travaux fussent institués de telle façon que l’initiative de l’étudiant s’y exerçât d’une manière aussi large que possible. Les étudiants pourraient ainsi acquérir un fonds solide de faits, parce qu’il proviendrait d’observations personnelles, ils apprendraient à regarder, posséderaient enfin une excellente éducation les préparant à utiliser, avec les diverses méthodes de l’expérimentation, la moisson infinie de faits que nous offre la nature.

M. Molliard.