Le Rôle d’une marine en cas de guerre

Le Rôle d’une marine en cas de guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 120-145).
LE RÔLE D’UNE MARINE
EN CAS DE GUERRE


I

Quelques jours avant la crise ministérielle qui devait porter M. Delcassé à la Marine, paraissait une interview de lui destinée à calmer les inquiétudes publiques au sujet de notre situation navale. Pourvu que fût voté le programme de l’amiral de Lapeyrère, M. Delcassé envisageait avec optimisme l’état de nos forces maritimes. Qu’est-il besoin de leur demander ? Dans la Manche, la mer du Nord, l’Atlantique, la flotte anglaise couvre notre littoral et protège notre commerce contre les entreprises allemandes ; en Méditerranée, le programme Lapeyrère nous maintiendra plus forts que l’Autriche et l’Italie unies. Il suffit donc de conserver notre système d’alliances et d’ententes, — et M. Delcassé ne doute pas que le gouvernement ne s’en fasse une loi, — pour que notre marine reste à la hauteur de sa tâche protectrice. L’interview portait ce titre en gros caractères : La marine française au 4e rang. Qu’importe !

Ainsi, nous sommes invités à nous assurer sur la protection d’autrui ! En face de l’ennemi le plus probable et le plus redoutable, sur le théâtre principal des opérations, nous nous abstiendrons d’intervenir ! Telle est la condition de la confiance à laquelle on nous engage. Et notre marine doit paraître suffisante, dès qu’elle répond à un seul cas, celui d’une guerre entre la Triple Entente et la Triple Alliance.

Quelques jours plus tard, M. Delcassé, devenu ministre, tenait à répéter, dans la discussion de son budget, la même note optimiste. Mais désireux d’échapper à la critique, il l’appuyait, cette fois, d’une comparaison avec l’Allemagne. La situation navale, somme toute, est rassurante, disait-il en substance, puisque le programme prévu nous donne, en 1920, vingt-deux dreadnoughts, autant que les Allemands.

Malheureusement, la réalité, sans justifier les alarmes excessives contre lesquelles M. Delcassé entendait protester et qui risqueraient de mener au découragement, ne permet pas d’admettre sans correctifs l’idée d’une véritable égalité de forces, qui semblerait résulter de cette constatation. C’est en 1920 que doit s’achever notre programme ; en 1919, l’Allemagne aura rempli le sien, si elle ne l’a dépassé. Elle s’est réservé toutes facilités pour l’accroître de deux grosses unités par an à partir de 1913. Ne le fit-elle pas, que les chiffres à considérer pour définir la situation militaire différeraient de ceux qui ont été présentés à la tribune par M. Delcassé. Ce sont, à vrai dire, vingt-huit dreadnoughts allemands qui s’opposeraient aux vingt-deux nôtres ; sans compter, contre nos sept vieux ou médiocres croiseurs cuirassés, quinze cuirassés rapides, dénommés croiseurs eux aussi, mais égaux en puissance à des cuirassés véritables, bien que secondaires. Au total, notre programme prévoit, en 1920, vingt-huit unités de ligne ; le programme allemand en produit, en 1919, cinquante-huit au moins. Et si la seule comparaison de ces chiffres, trop sommaire à bien des égards, peut paraître plus menaçante que de raison, elle s’éloigne moins sans doute de la réalité que le calcul optimiste de tout à l’heure.

Dès lors, une question se pose : Quel danger offre une semblable disproportion ? L’autorité personnelle et ministérielle de M. Delcassé, son ardent patriotisme, le retentissement de sa double affirmation de confiance en soulignent l’intérêt. Rappelons-nous que le programme naval va être discuté par les Chambres. C’est le moment d’y porter attention.

Laissons donc de côté tout ce qu’on pourrait dire par ailleurs sur nos raisons de désirer une marine de premier ordre. Oublions notre empire colonial, le second du monde ; négligeons l’importance de nos placemens à l’étranger, le souci de notre commerce et de notre influence, nos traditions, le prix même que la force mouvante de nos flottes peut donner à notre amitié. Ne pensons plus qu’au péril grandissant sur notre frontière de l’Est, à cet Etat militaire dont la population s’accumule, dont les besoins d’expansion augmentent, dont la pression pèse chaque jour plus lourdement sur nous Les alliances ! on sait quelles vicissitudes peuvent les traverser, quels empêchement momentanés les paralyser, quelles crises imprévues les rendre parfois inefficaces. On sait aussi le travail obscur du temps qui mine sans repos les combinaisons les plus stables en apparence. Personne n’a vu cheminer la lézarde, et le moment venu, quelques mois, sinon quelques semaines font apparaître une situation nouvelle. Ainsi l’Angleterre, il y a peu d’armées notre rivale partout, devient tout à coup notre appui ; l’Autriche, qu’on s’accordait à considérer comme le grand facteur de paix en Europe, y apporte brusquement une cause d’agitation. Qui nous garantira contre les surprises de l’échiquier diplomatique ? Allons-nous donc régler nos forces sur une seule hypothèse, la plus favorable, et proportionner à des perspectives extérieures, qui peuvent changer, en peu de jours, une situation navale qu’il faut tant d’armées pour rétablir ?

Si cette question mérite d’être examinée, ce n’est pas seulement à cause des paroles prononcées à la tribune par M. Delcassé, c’est aussi et surtout parce qu’elle se pose dans l’esprit public ; ou plutôt, parce qu’elle y reçoit le plus souvent une réponse instinctive, irréfléchie ; parce qu’il existe à ce sujet un vaste malentendu entre le pays et le gouvernement responsable de notre organisation maritime ; parce qu’il règne en France de singulières illusions et de dangereuses ignorances. Combien d’hommes éclairés ne voient dans la marine qu’un accessoire, glorieux, mais nullement indispensable, de la grandeur et de la prospérité française ; disons le mot, un luxe, à réserver pour les époques de richesse surabondante ! Si l’on part de ces prémisses, c’est avec raison qu’on voudra la subordonner aux intérêts de premier plan de notre pays. Reste à savoir si l’on en peut partir.

Devant notre si grave infériorité maritime à l’égard de l’Allemagne, nous devons envisager tous les cas et peser toutes les conséquences. Quels que soient les autres élémens d’une guerre générale où nous soyons engagés dans un parti et l’Allemagne dans le parti adverse, c’est contre nous que celle-ci tournera son premier et son principal effort. Aucun système d’alliance ne peut jusqu’ici nous préserver de ce choc initial. Sous la menace d’une invasion, l’Angleterre, en particulier, n’aurait-elle pas trop à couvrir ses propres ports et à conserver coûte que coûte la maîtrise de la mer du Nord, pour s’engager à fond dans la protection de nos côtes, sur l’Atlantique par exemple ?

Les alliances actuelles nous garantissent d’un péril immédiat : il n’est pas dit qu’elles rendent impossible, à la faveur de circonstances qu’on ne saurait ni prévoir ni prévenir, le combat singulier des deux nations voisines, sons les regards de l’Europe prête à mobiliser. Comment donc affirmer que la France ne se trouvera pas un jour à supporter seule, fût-ce passagèrement, la pression des forces allemandes ? Il y a là une hypothèse que la disproportion des puissances navales nous oblige à envisager, un péril fondamental et permanent contre lequel la prudence la plus élémentaire doit nous tenir armés.

Dans ce duel, que perdrions-nous en perdant la maîtrise de la mer ? Tel est le point qu’il faut élucider pour savoir si la puissance sur mer constitue pour nous une nécessité vitale, à quel degré et pourquoi ?


II

Ce qui détermine là-dessus l’opinion commune, c’est d’abord et instinctivement la comparaison avec l’armée de terre, c’est ensuite le souvenir de 1870, c’est enfin l’idée courante qu’on se fait d’une guerre future. Regardons en face ces trois objections. Sans aucun doute notre premier besoin vital est celui d’une puissante armée de terre, proportionnée à celles qui nous menacent et aux convoitises que nous pouvons éveiller. A cet égard, le raisonnement instinctif de la foule a raison ; et s’il fallait choisir entre l’armée et la marine, si tout ce que nous donnons à la mer venait réellement en diminution de notre puissance terrestre, il serait criminel de réclamer une marine. Mais pourquoi raisonner sur des suppositions notoirement contraires à la réalité ? En fait, il n’y a pas à choisir : bien loin de se nuire, les deux espèces de force militaire, à condition d’être équilibrées, se servent mutuellement. Sans qu’il soit besoin de le démontrer par le détail, il est facile de faire comprendre que l’effectif de l’armée de terre a ses limites, dépendant non pas seulement du nombre d’hommes valides fournis par la nation, mais aussi des masses qu’on peut utilement mettre en œuvre[1]. Au-delà des proportions correspondantes, qu’il soit question de l’armement, de l’instruction ou de l’approvisionnement, les dépenses deviendraient gaspillage. On n’en tirerait qu’un faible rendement, très inférieur à celui qu’il faut attendre des forces maritimes.

Avant d’achever la comparaison des armées de terre et de mer, éclairons-la par un exemple qui répond aux deux autres objections.

Ce qu’il y a au fond des idées courantes, c’est ceci : la marine n’est pas un organe essentiel dont les services influent sur la guerre terrestre, puisqu’en 1870 notre supériorité maritime ne nous a servi de rien. Ce qui équivaut à admettre :

1° Qu’en 1870 la supériorité maritime ne nous a servi de rien. 2° Que la situation réciproque des deux pays étant la même aujourd’hui, amènerait par conséquent les mêmes résultats.

Or ces deux affirmations, portant l’une sur la guerre passée, l’autre sur la guerre future, sont également erronées. En 1870, nous possédions une incontestable supériorité navale ; nous n’en avons pas tiré tout le parti qu’on espérait. L’insuffisante netteté des plans d’offensive maritime et l’écrasement immédiat de nos armées de terre rendirent inutiles les préparatifs d’un débarquement, qui pouvait porter le trouble dans la mobilisation ou tout au moins dans la concentration ennemie. N’avons-nous pas cependant recueilli le bénéfice de notre force navale ? C’est ici la question la plus controversée.

Pour apprécier l’utilité d’une marine, il faut peser séparément les avantages que, dans le fait, la nôtre nous a procurés, et les résultats que nous en aurions pu faire sortir. Tranquilles du côté de la mer, nous avons pu consacrer tous nos efforts à la lutte terrestre. La liberté des communications avec l’extérieur nous a permis de renouveler nos armes, nos munitions, nos approvisionnemens, de prolonger la guerre de plusieurs mois. Mais qui sait s’il n’eût pas été possible de la prolonger encore, qui sait si le résultat ne se fût pas trouvé quelque peu différent et la paix moins onéreuse, au cas où, après les erreurs et les défaillances accumulées au début des hostilités, on eût évité les fautes militaires, du caractère parfois le plus grave, qui ont été commises par la suite ? La liberté des mers nous permettait de jouer nos dernières cartes favorables. Toutefois laissons là les hypothèses. Dans les événemens, tels qu’ils se sont accomplis, notre supériorité maritime a eu sa part bienfaisante. Ne comptons pas, si l’on veut, l’honneur sauf : le relèvement du pays, si rapide au cours des armées suivantes, sera bien tenu du moins pour un profit positif. Il ne fut possible que par la survie de nos industries, alimentées grâce à la mer durant tout le conflit. Maintenant au dehors leurs ventes, leurs débouchés, leur clientèle, elles ne cessèrent de fournir au pays l’argent, nerf de la guerre, condition des réarmemens qui devaient assurer l’indépendance future. Dans l’armée 1870, nous jetâmes sur les marchés étrangers des soieries pour 485 millions, contre 447 seulement en 1869. L’exportation des articles de Paris se monta encore à 314 millions. Et la balance commerciale put se solder, comme l’armée précédente, par un simple bénéfice de 67 millions au profit de l’étranger, ce qui permit à la Banque de France de maintenir le taux de son escompte à 6 pour 100, alors qu’il avait atteint 7 et 8 en pleine paix vers 1864.

À ces avantages matériels, dus en grande partie à la maîtrise de la mer, joignons l’avantage moral de la résistance elle-même. Ce prolongement de la guerre eût-il été sans espoir, qu’en dépit de ses tristesses, il se fût montré utile, parce qu’il réveillait l’âme de la France. C’est à ce bel élan, aux sentimens qu’il fit vibrer dans tous les cœurs, que nous devons et la reprise si rapide de notre vigueur et la place que nous avons su retrouver presque aussitôt en Europe.


III

Voilà pour la guerre passée, mais la guerre future ? Ici encore l’instinct populaire juge trop vite et s’égare. La guerre future aurait à faire état de la marine d’abord pour les mêmes raisons qui, nous venons de le voir, nous la devaient rendre précieuse en 1870, ensuite en vertu des changemens accomplis depuis lors.

Prenons la situation militaire en elle-même. On nous dit : « Qu’importent les victoires navales si nous perdons la bataille sur la Moselle ! Après cette unique bataille, dont le succès emportera tout, le sort de la guerre sera instantanément, irrévocablement fixé. » On ajoute encore : « et les pertes que sur mer nous ferions subir à l’ennemi ne serviraient qu’à grossir, à la conclusion de la paix, la note des frais réclamés par le vainqueur. »

Le capitaine de vaisseau Amet, professeur à l’Ecole supérieure de marine, a, dans une conférence à la Ligne maritime française, fait justice de ce double sophisme. Pour ne pas enfler la « note à payer » d’un vainqueur éventuel, pourquoi ne pas économiser, à terre aussi, le sang de ses fantassins ? Parce que la violence, qui risque d’accroître le poids de la défaite, peut seule d’autre part la détourner de nous, la rejeter sur les épaules de notre agresseur. En est-il donc autrement de la violence exercée sur mer ? Nullement.

Notons, d’abord, qu’en aucun cas la modération du vainqueur n’est probable. La guerre devient surtout un moyen employé par les peuples pour s’enrichir : elle travaille pour l’avenir ; elle ira jusqu’au bout des intérêts. Nous vaincus, on exigerait tout ce que notre situation ou l’intervention des neutres permettrait d’exiger ; il s’agirait d’empêcher à jamais que nous nous relevions comme après 1870. Ce serait la saignée à blanc. Que la victime ait ou non résisté, que ses escadres aient ou n’aient point fait des dégâts, il n’importe. La guerre à laquelle il faut nous attendre, c’est la loi du plus fort, sans plus.

La vraie méthode consiste à riposter assez vigoureusement, assez tôt pour mettre l’ennemi hors d’état de dicter ses lois. Mais si la bataille est perdue ! s’écrie-t-on, tout autre effort devient alors inutile. Illusion, découragement préalable que rien n’excuserait. Une guerre ne consiste pas en une bataille unique, la bataille, pas plus aujourd’hui qu’autrefois. En 1870 même, il en fallut plusieurs pour nous paralyser. L’exemple de la dernière lutte armée, celle de Mandchourie, nous montre au contraire la possibilité de chocs successifs à six semaines et plus[2] d’intervalle, entre les mêmes forces et avant que soit terminé un seul acte du grand drame militaire : et il est de sa nature un drame en plusieurs actes. Ecoutons encore le commandant Amet : « Il n’y a pas, dit-il, de traité ou de cours de stratégie où je n’aie trouvé la démonstration que la guerre ne consiste pas en une chose unique et sans durée ; où je n’aie vu prouver que le développement nécessaire de la victoire, c’est-à-dire les poursuites du vaincu jusqu’à son écrasement complet, ne peut être longtemps ni continuellement soutenu ; qu’il atteint bientôt un point limite au-delà duquel l’équilibre des forces étant rétabli entre les deux adversaires, la lutte se présente à chances égales entre eux ; et que par conséquent, à moins d’avoir affaire à un adversaire sans patriotisme, sans souci de son indépendance, le règlement d’un conflit exige une série de victoires et non pas une seule. »

Plus s’allonge en effet la ligne de communications d’un envahisseur, plus il perd de sa puissance à se maintenir sur un sol ennemi, loin de sa base nationale d’où il doit tirer la plupart de ses ressources. L’histoire est pleine de ces revanches des vaincus d’un jour reconquérant leur patrie. Si nous doutons facilement de notre propre ressort, le cas échéant, supposons à l’inverse une victoire initiale de nos armées : aurons-nous rompu tous les obstacles ? cela suffira-t-il pour abattre notre adversaire et parcourrons-nous sans nouvel assaut les 700 kilomètres qui séparent la Moselle de Berlin ? Personne ne le croira.

L’intérêt de la question, indiscutable dans le cas même d’un duel franco-allemand, paraîtra bien plus évident encore la France ayant la Russie pour alliée. Alors tout dépendra de la durée de notre résistance au premier choc. Si nous ne sommes pas réduits à l’impuissance avant que l’immense empire moscovite ait pu terminer sa mobilisation, nous aurons le nombre pour nous et nos chances de succès seront doublées.

Mais quand le temps intervient de la sorte, bien d’autres élémens, qui ne sont plus purement militaires, prennent de l’importance, et vont mériter attention. Les peuples modernes sont de formidables transformateurs industriels, de gigantesques consommateurs. Ils ont besoin de puiser sans cesse au dehors des alimens et des matières premières, en masses considérables, et d’y verser continuellement les produits transformés par leur travail.

Leur activité économique est une force toujours en mouvement, qui a besoin de trouver issue : on peut les comparer à des chaudières énormes toujours prêtes à faire explosion, si un accident vient interrompre le courant qui alimente leurs foyers industriels surchauffés. Ou encore, ils subissent la loi commune à tous les êtres, loi qui fait d’échanges perpétuels avec leur milieu la première condition de leur vie. Il n’y a plus dans notre Europe occidentale de population qui puisse vivre enfermée sur elle-même ; toutes ont besoin de respirer, de s’alimenter à travers leurs frontières. On sait que l’homme recouvert en totalité ou sur une large surface par un enduit isolant qui rend sa peau imperméable, périt en quelques heures : en quelques semaines, plus ou moins rapidement, suivant l’intensité de sa vie industrielle, périrait une nation qui se verrait fermer tous ses échanges à l’extérieur.

Il faut se figurer le trouble apporté par l’état de guerre dans les populations condensées de nos pays. La seule mobilisation suffirait à créer une situation déjà grave, en désorganisant nombre d’ateliers de travail et en accaparant les transports. À ce trouble, plus marqué chez nous qui devrions appeler sous les armes une plus forte part de notre population, mais que l’Allemagne ne laisserait pas de ressentir, viendrait s’ajouter un trouble plus redoutable encore parce qu’il irait croissant à mesure que durerait la guerre : à ces populations tassées que nourrissent les grands pays de l’Europe moderne, il faudrait fournir du pain et du travail.

Du pain : car les contrées agricoles d’autrefois se sont métamorphosées. L’Allemagne, en 1870, comptait 75 cultivateurs pour 100 habitans : elle n’en a plus que 33. Elle est loin de produire sur son territoire tous les vivres nécessaires, comme il est bien prouvé par l’excès de ses importations alimentaires sur les exportations de même nature. Encore ces dernières consistent-elles surtout en bière et en sucre qui ne sauraient faire le fond de l’alimentation. Chez nous-mêmes, importations et exportations se balancent ; néanmoins, l’inégale répartition et composition des récoltes nationales, le départ des cultivateurs pour l’armée, les ravages locaux de la guerre, les besoins surabondans des troupes, la difficulté des transports intérieurs amèneraient inévitablement la famine en quelque endroit, à moins de convois reçus de l’étranger.

Il ne faut pas seulement des vivres, il faut du travail. Il est de toute nécessité que, la plupart des industries continuant à fonctionner pendant la guerre, elles reçoivent leurs matières premières. Il faut aussi qu’elles ne cessent pas d’écouler vers leurs débouchés habituels la plus grande partie de leurs produits, car, à défaut de ventes, l’entreprise serait incapable de payer ses ouvriers. La mobilisation n’enlèvera à leurs foyers qu’un homme sur 9 habitans en France, un sur 12 en Allemagne. Il restera donc sur place la très grande majorité de la population laborieuse, hommes âgés, femmes, adolescens, réformés, etc. Ces gens, il faudra les faire vivre, c’est-à-dire leur verser des salaires. Il faudra d’ailleurs les occuper. Imagine-t-on quelle crise effroyable soulèverait dans un pays d’industrie toute une population énervée par la guerre et chômant, désœuvrée, affamée !… Le gouvernement qui s’exposerait à laisser déchaîner sur son territoire de pareilles forces sociales, ne serait bientôt plus maître de conduire, suivant les intérêts de la guerre, les mouvemens mêmes de ses armées.

Eh quoi ! dira-t-on, à défaut de la mer ouverte, les frontières de terre ne suppléeraient-elles pas aux transports maritimes abolis ? On en va mesurer la difficulté. En France, le commerce de mer, égal, pour les exportations, à celui qui traverse les frontières terrestres, l’emporte sur lui de moitié pour les importations.

Il tient une place plus grande encore en Allemagne, puisque, en lui fermant, outre notre frontière, les chemins seulement de l’Angleterre, de l’Amérique et des Indes britanniques, nous aurions déjà coupé les voies où passe actuellement la moitié de son commerce total.

Pour répondre à des besoins nouveaux d’une pareille importance, il faudrait aux chemins de fer une élasticité qu’ils sont loin de posséder. A eux seuls la mobilisation et le service des troupes en campagne absorberaient tous leurs moyens. On s’en convaincra sans peine, comme le fait remarquer le commandant Amet, si l’on se rappelle le désarroi des Compagnies en des circonstances moins imprévues, lorsque Paris se vide ou se remplit aux vacances, ou lors des récoltes abondantes : pommes en Normandie, betteraves dans le Nord, etc. Le matériel de traction et d’exploitation, le personnel, les voies de garage ont été constitués pour le trafic normal : on ne peut les augmenter brusquement au-delà de certaines limites.

La neutralité de la Belgique, ne l’oublions pas, risque fort d’être violée par l’offensive allemande. Voit-on, tout au travers de la France, l’alimentation de nos régions du Nord et de l’Ouest, les usines de Lille ou de Nantes et jusqu’au fond de la Bretagne, assurées, à défaut de la mer, par voie ferrée, depuis la frontière d’Italie ou d’Espagne ? Sur ces lignes transversales, si rares, accoutumées à un faible transit, il faudrait lancer des trains aussi rapprochés que ceux de notre banlieue parisienne. Tout manquerait pour cela. Et le trouvât-on, que le moindre accident jetterait le désordre dans cette organisation improvisée et surchargée.

Par ailleurs, le parfait fonctionnement des chemins de fer serait lui-même insuffisant à conjurer la crise. Ce n’est pas tout en effet pour l’industrie que de se procurer au dehors ses matières premières et d’y faire parvenir ses produits. Il faut que, vis-à-vis de la concurrence, sa production reste, à prix égaux, rémunératrice. Elle ne peut donc consentir à une notable élévation des frais de transport. Ce serait pourtant le résultat du voyage nouveau imposé aux marchandises, pour aller chercher par un plus long chemin, au travers d’un pays voisin, l’aboutissement de lignes ferrées, qui ne transportent qu’à des prix bien supérieurs à ceux du fret maritime. Et encore ne serait-ce pas en quelques semaines, comme il le faudrait, surtout en quelques semaines de guerre, qu’on pourrait détourner des courans commerciaux aussi considérables. Chaque région agricole ou industrielle a sa clientèle qu’elle ne peut ni sacrifier tout à coup, ni trop indisposer, pour répondre brusquement aux offres d’un client d’occasion. Les livraisons et les achats sont souvent même soumis à des contrats à long terme qui s’opposeraient à tout changement immédiat. Quant à nos fournisseurs habituels dans les pays neutres nos voisins, il leur serait difficile de nous fournir beaucoup plus qu’à l’ordinaire.


IV

Nous n’avons examiné que le rôle de la mer comme intermédiaire de transport pour les matières indispensables à la vie générale de la nation. Il peut s’y faire des transports de guerre aussi, dont, en certains pas, nous aurions à tenir grand compte. Il s’agirait ici non plus seulement de conserver le libre passage sur la mer, mais d’y interdire les entreprises militaires ennemies. Car si nous n’en sommes pas maîtres, c’est qu’elle appartient à l’adversaire. Quelle peut être l’action directe de sa flotte ? Ceux qui font tout reposer sur la première bataille en Lorraine, doivent pourtant considérer qu’une escadre allemande maîtresse de la mer serait à même d’intercepter à l’heure opportune le rapatriement de nos troupes d’Afrique. D’ailleurs, notre état politique ne nous permettra sans doute pas de tirer l’épée les premiers. Notre République répugne à toute idée d’agression. Notre constitution nous oblige à ne déclarer la guerre qu’après un vote du Parlement, c’est-à-dire avec des délais et une publicité qui nous empêcheront de prendre les devans. Il faut donc envisager le cas où, avant toute bataille navale, une escadre allemande, ayant d’avance franchi nos défenses du Pas-de-Calais, et supérieure à nos forces méditerranéennes, viendrait croiser sur la route des convois destinés, dans les premiers jours de la mobilisation, à ramener en France les contingens du 19e corps, les troupes algériennes ou même noires stationnant en Afrique, et tous les effectifs que longtemps encore peut-être nous entretiendrons au Maroc. Si nous avions commis la faute de ne pas grouper à temps nos forces navales de première ligne, soit actives, soit de réserve, l’amiral allemand, maître de s’interposer entre leurs fractions, jouirait, momentanément tout au moins, d’un important avantage de position.

A moins d’une grande supériorité maritime, une pareille opération peut sembler aventureuse ; elle le serait déjà moins, si l’escadre allemande avait accès dans les ports d’un allié méditerranéen. Mais l’Allemagne aurait autre chose à tenter, moins loin de sa base. De cette autre entreprise la crainte est si peu chimérique que notre dernier ministre de la Marine, l’amiral de Lapeyrère, n’a pas hésité à en évoquer la possibilité à la tribune du Sénat dans les termes suivans : « M. d’Estournelles ne croit pas au danger des débarquemens. Je ne partage pas son avis. Un débarquement est une entreprise difficile, soit ; surtout si on ne l’a pas suffisamment préparé. Mais j’affirme qu’un débarquement sur les côtes de France est possible, et qu’en vingt-quatre heures on pourrait mettre une division à terre. Il faut, bien entendu, choisir convenablement l’heure et le lieu. Mais, sous cette réserve, le péril est certain. Et bien malavisé serait celui qui compterait sur des moyens militaires exclusivement terrestres pour y faire échec. »

Il s’agit, on le voit, d’un débarquement en force sur nos côtes métropolitaines : tentative toute pareille à celle que nous avions amorcée en 1870 contre la Prusse, tentative qui figure assurément dans les plans de guerre du grand état-major allemand. Elle conviendrait d’autant mieux à notre ennemi qu’il dispose à la mobilisation de troupes beaucoup plus nombreuses que les nôtres.

Les armées actuelles sont si considérables qu’à partir d’un certain nombre, leur immensité même peut devenir une gêne. Il est donc indubitable que le général en chef allemand perdra moins que nous à distraire un corps de troupes pour une opération excentrique, d’autant plus gênante pour nous que, tombant par exemple sur nos côtes picardes ou normandes, elle y troublerait ou notre propre mobilisation ou du moins la concentration et l’approvisionnement des armées.

N’oublions pas, enfin, que le duel avec l’Allemagne isolée n’est pas la seule éventualité, ni même la plus probable qu’enveloppe le péril allemand. En cas d’une guerre entre la Duplice et la Triplice, une flotte austro-italienne menacerait nos communications avec l’Algérie et la Corse et pourrait aussi jeter des troupes sur nos côtes méditerranéennes. Contre l’Italie ou l’Autriche nos débarquemens seraient la riposte naturelle, celle qui paralyserait aux moindres frais la mobilisation contre nous.

Les débarquemens ne sont pas chose négligeable. Dans toute la partie de notre histoire qui va de Charlemagne à Louis XI, c’est de la mer que, Normands ou Anglais, vinrent nos plus redoutables ennemis. Plus tard, le progrès des armes et des transports terrestres rendit plus efficace la défense contre les faibles effectifs embarquables à bord des flottes à voiles. Et comme le développement économique n’exigeait pas, autant qu’aujourd’hui, un immense ensemble de communications au-delà des frontières, les pays assaillis par mer réussirent à vivre sur eux-mêmes sans trop grand dommage. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle les insultes des escadres anglaises, si douloureuses fussent-elles, ne menacèrent jamais profondément la sécurité de la France continentale.

Depuis lors le problème a changé une seconde fois par l’emploi de la marine à vapeur et le développement extraordinaire des armemens maritimes. La puissance de transport de la marine et sa puissance d’attaque contre les côtes croissent plus vite que les moyens de défense terrestre. Cette disproportion, qui semble devoir s’accuser encore, tend à rétablir l’équilibre, des deux côtés de la frontière maritime, entre les forces d’invasion transportables par mer et les forces locales qu’on peut leur opposer dans la plupart des cas. Quand bien même cet équilibre ne serait pas encore atteint, c’est assez qu’on s’en rapproche pour que le caractère des guerres navales et aussi terrestres s’en trouve modifié. Mais peut-on compter que la supériorité de la défense terrestre sur l’agression maritime soit partout assurée !

Que voyons-nous dans le dernier demi-siècle qui vient de finir ? L’importance croissante des opérations dites combinées, où la flotte et l’armée collaborent. C’est un débarquement qui amène la bataille navale de Lissa, un autre le massacre de l’escadre Cervera à Santiago ; c’est pour soutenir des débarquemens que les escadres japonaises livrent aux Chinois leur combat du Yalou ; pour en permettre d’autres qu’ils bloquent à Port-Arthur les navires russes et se jettent à Tsoushima sur Rodjetsventsky.

Il est vrai qu’en ces diverses circonstances, comme en celles que nous avons omis de rappeler, les débarquemens n’ont pris pied qu’en pays vacant ou sur des côtes mal défendues. L’expérience des Américains à Porto-Rico, celle des Japonais à Port-Arthur prouvent qu’actuellement les escadres semblent impuissantes contre les batteries de côtes bien armées et placées sur les hauteurs. Il y a donc des points invulnérables sur le littoral des grands pays comme la France où l’organisation défensive est complète. Mais ces points ne sauraient couvrir tout le front de mer, d’abord, à cause de la dépense excessive que nécessiterait la construction de forts aussi rapprochés ; ensuite, parce que les positions favorables ne se trouvent pas partout. Sur d’immenses étendues, les hauteurs font défaut ; et les batteries basses seront le plus souvent, quoi qu’on fasse, à la merci d’une attaque méthodiquement conduite par une escadre suffisante. Bien des plages en réalité ne sont commandées par aucun dispositif fixe de défense, comportant de la grosse artillerie.

En face de cet inévitable dénuement placez une escadre moderne avec la soudaineté de son approche, avec la puissance formidable de ses canons. En quelques heures, — et même, peut-on dire, en quelques instans, si elle apparaît au lever du jour, — elle peut se trouver là, devant la défense surprise, et concentrer sur une zone qu’elle choisit le feu d’une armée entière. Elle a cet avantage de rassembler dans un espace exigu, sous la protection de cuirasses presque impénétrables, — tout à fait impénétrables à l’artillerie de campagne, — un nombre énorme de pièces des plus gros calibres, des modèles les plus perfectionnés, fournissant le tir le plus rapide et aux mains des canonniers les mieux exercés. Tel cuirassé porte à lui seul, sans compter les petits canons utilisables contre les torpilleurs, 44 bouches à feu. L’escadre enfin est mobile ; elle forme un but incertain qui se déplace et se déforme devant son objectif immobile, tandis qu’elle en connaît exactement la distance, qu’elle en peut parcourir le front et gagner en un moment les ailes. La vitesse, la concentration, l’initiative, la supériorité d’armement, que d’atouts dans son jeu !

Bien des gens croient nos côtes entièrement protégées par nos défenses mobiles, contre une pareille attaque brusquée. Nous avons des torpilleurs, des sous-marins, des torpilles ou mines sous-marines : n’est-ce point assez pour transformer en désastre un essai de débarquement ? Non certes. D’abord, nous n’en avons pas partout en nombre. Ensuite, ce n’est qu’un risque ajouté aux autres risques de l’expédition : rien de plus. L’assaillant, choisissant et son heure et son point d’attaque, saura réduire au minimum les dangers qu’il court. Les torpilleurs, nous ne l’ignorons pas, restent inefficaces contre une flotte munie d’éclaireurs et de destroyers. Par ses propres bâtimens de flottille, celle-ci fera draguer les passes pour les débarrasser des mines flottantes. Elle-même se couvrira par des torpilles de blocus, par des estacades. Sa vitesse constituera lune de ses meilleures garanties contre le tir des sous-marins ; mais elle en trouvera une autre dans l’emploi des filets protecteurs, des filets Bullivant, qui lui permettront de séjourner sans trop grand péril dans un espace restreint. Que l’un de ses cuirassés soit atteint par une torpille, même par deux torpilles, les avaries n’en seront généralement pas mortelles. Et dut-elle perdre une ou deux de ses plus fortes unités, qu’elle n’aurait point à s’arrêter devant cette perspective, si le succès d’un grand débarquement devait être le prix de leur sacrifice. S’emparer d’un point stratégique, d’une île, d’une presqu’île, d’une baie proche de quelque port mal défendu, vaut bien un millier de vies humaines et l’anéantissement d’un certain matériel. Tout se paye à la guerre. Mais peu importe, si, l’accès une fois assuré, l’envahisseur peut y faire, librement désormais, aboutir des convois, débarquer des troupes ; s’il peut se fixer sur une position qui lui servira de base et d’où les plus grands efforts réussiront seuls à le déloger. Contre cette menace, nous ne saurions compter infailliblement sur la défensive spéciale ni des flottilles en mer, ni des forts à terre.

Il reste donc des plages où les débarquemens de vive force demeureront possibles, et ne trouveront obstacle que dans les forces mobiles de la défense terrestre. Or la puissance de l’artillerie navale est telle que, dans le cercle où elle peut faire converger ses feux, elle doit balayer le terrain et faire place nette pour les premiers effectifs mis à terre. Une armée navale de demain sera capable de présenter inopinément devant une plage 300 à 400 gros canons, accompagnés d’un millier de moyens et de petits. A terre, un corps d’armée ne possède que de 90 à 120 bouches à feu : on ne groupe un millier de canons de campagne, qui sont de la petite artillerie, que lorsqu’on réunit quelque 400 000 hommes. Dans l’arrière-pays, les assaillans se heurteront, il est vrai, aux troupes de l’adversaire, accrues d’heure en heure et de jour en jour par l’apport des voies ferrées de l’intérieur. Il est essentiel, pour réussir, que les envahisseurs demeurent assurés de leurs communications permanentes par mer avec leurs bases nationales ; et il faut qu’à eux aussi arrivent constamment des renforts équivalens à ceux de l’ennemi.

Le problème de l’invasion par mer dépend ainsi des capacités de transport des marines nationales. L’exemple le plus instructif à cet égard serait celui de la guerre de Mandchourie. Les détails n’en ont pas encore été publiés. Nous en connaissons néanmoins les grands traits.

D’après l’expérience antérieure de l’expédition sud-africaine, les navires de commerce, qui sont les instrumens nécessaires de tout débarquement important, peuvent recevoir, pour un long voyage, en moyenne environ 200 hommes par 1 000 tonneaux.

Le Japon, au commencement de 1904, avait rappelé toute sa marine marchande et supprimé tous les services réguliers de paquebots. Il disposait de 870 long-courriers représentant un total de 533 000 tonneaux, dont un tiers environ convenait au transport des troupes à quelque distance. Il aurait donc embarqué à la fois 36 000 hommes. Pour atteindre les côtes les plus proches de Corée et jusqu’à Chemulpo, il fallait un jour de voyage. En comptant un jour pour l’embarquement, un pour le débarquement et un autre pour le retour, on aurait réalisé un débit quotidien de 9 000 hommes. Mais, en réalité, les départs furent beaucoup plus espacés, puisque, entre le 8 février et la fin de juillet 1 904, on ne compte que 288 720 hommes de transportés, ce qui ne donne que 1 600 par jour. Cela tient aux craintes encore inspirées à l’état-major nippon par la flotte de Port-Arthur. On attendait pour se mettre en route qu’une nouvelle attaque de Togo immobilisât momentanément les bateaux ennemis.

D’autre part, le règlement japonais sur le service en campagne fixe comme suit les effectifs embarquables pour plus de quarante-huit heures : un bataillon (environ 2 000 hommes), prend 1 800 tonneaux de déplacement, un escadron de cavalerie 1 000 tonneaux, une batterie de campagne 900, une compagnie du génie 550. Pour moins de quarante-huit heures, on peut réduire de moitié les tonnages.

Ouvrons maintenant l’Annuaire du bureau Veritas ; nous y trouverons pour les seuls vapeurs de commerce allemands, et parmi ceux-là pour ceux qui dépassent 100 tonnes de jauge nette, 1 356 bâtimens, faisant ensemble 3 763 871 tonneaux.

En admettant donc que les plus petits bateaux ne soient pas utilisés, nous constatons chez nos voisins une capacité théorique de transport très considérable (le chiffre anglais des capacités de transport ci-dessus correspondrait ici à plus de 750 000 hommes et les chiffres japonais à beaucoup davantage). En supposant qu’une part seulement puisse être employée, il resterait de quoi porter à la fois, au même point, des centaines de mille hommes.

L’avenir est certainement destiné à multiplier les bateaux de commerce. Déjà la marine anglaise, dans la catégorie des vapeurs jaugeant net plus de 100 tonnes, compte, avec 6 411 unités, 17 189 989 tonneaux, c’est-à-dire plus de quatre fois et demie autant que l’allemande. On voit que ce n’est pas l’instrument maritime qui fera défaut. On voit aussi quelles masses pourraient être mises en jeu.

Les difficultés, il est vrai, viennent de la mer elle-même, de la houle ou du clapotis qui empêchent le débarquement rapide d’une troupe nombreuse, et surtout son rembarquement précipité après un échec. Le passage d’un élément sur l’autre, par mauvais temps, crée un obstacle, un retard en un point des communications. C’est l’infériorité des troupes assaillantes sur celles qu’elles assaillent. On peut l’atténuer. Les marins savent, en répandant de l’huile, apaiser le clapotis. Le plus vraisemblable est qu’on viendra s’emparer d’un petit port, dont les quais seront d’un puissant secours. Chacun des transports japonais avait d’autre part été muni d’un certain nombre de sampans (bateaux plats) de débarquement, contenant 60 à 80 hommes, ou 6 chevaux et 14 hommes. Les mêmes sampans constituaient ensuite des môles de circonstance pour recevoir l’artillerie. A cet effet, ils étaient reliés entre eux et couverts de planchers improvisés.

Il reste dans cette voie des progrès à réaliser pour aménager les transports éventuels et préparer un matériel de plage, mais il suffit de vouloir et d’en faire les frais. Comptons que les Allemands en particulier y appliqueront leur esprit de méthode.

Les manœuvres navales de cette armée donneront une preuve de l’attention qu’on apporte, chez nos voisins de l’Est, à cette question des opérations combinées. Elles assureront, suivant un plan très vaste, la coopération de la flotte et de l’armée de terre. L’étude des conditions et des méthodes de débarquement y jouera, paraît-il, le rôle principal ; et l’Empereur suivra en personne l’exécution de cette partie du programme.

Les remarques précédentes mettent en évidence les chances de succès d’une tentative contre nos provinces de l’Ouest, quand bien même notre ennemi, venant de la mer, devrait prendre pied de vive force sur le littoral.

Une autre hypothèse s’offre à l’esprit : la violation éventuelle de la neutralité belge par une armée allemande, tentant sur le flanc gauche de nos troupes de l’Est un mouvement excentrique. Songe-t-on à la rapidité avec laquelle un corps d’avant-garde, débouchant ainsi de Mons ou de Charleroi, atteindrait nos ports du Nord, du Pas de Calais, de la Somme : Dunkerque, Calais, Boulogne, Étaples, Abbeville, entièrement désarmés contre une attaque de revers ? L’escadre allemande, si nous lui laissions la maîtrise de la mer, n’aurait plus qu’à choisir le lieu d’accès où un convoi pourrait en quelques jours débarquer une véritable armée d’invasion.

La capacité de transport des flottes commerciales est devenue tellement énorme que, dans ces conditions, le port occupé par l’ennemi formerait pour lui comme un point de son territoire national, une base sans cesse approvisionnée de matériel, de vivres, de munitions. Base beaucoup plus assurée, beaucoup mieux pourvue, que ne saurait l’être la tête de ligne d’un chemin de fer traversant les Vosges ou l’Argonne. Les troupes qui en feraient leur point de départ, adossées en quelque sorte à des forces maritimes dont nous avons vu la formidable puissance sur la région littorale, ne seraient-elles pas en mesure de créer une diversion redoutable, et de jouer un rôle de premier plan dans les opérations militaires ayant Paris pour objectif ? Leur présence n’influerait-elle pas sur le sort même de la bataille décisive livrée près de la Moselle ? Supposons-nous enfin vainqueurs dans cette bataille, mais Boulogne, Dieppe ou le Havre au pouvoir de l’ennemi ; nous trouverions-nous en état de profiter pleinement de notre victoire ?


V

Nous pouvons maintenant répondre à la première des trois objections formées dans l’esprit public ; nous pouvons écarter cette opposition irraisonnée qu’il croit apercevoir entre la puissance navale et la puissance militaire. Ce qui précède montre en effet qu’on aurait tort de négliger l’action que les forces flottantes sont à même d’exercer sur la terre. Bien que les difficultés en soient parfois grandes, les moyens de les vaincre par un choix judicieux du lieu et du moment, et par une sage préparation de l’opération elle-même, sont aux mains des grandes puissances maritimes. Par là la marine peut atteindre à la fin de toute guerre, qui est la coercition matérielle s’étendant au besoin jusqu’aux biens et à la vie de la population ennemie dans sa masse.

Il en résulte aussi que le matériel naval, pour avoir toute son efficacité et remplir tout son rôle, doit comprendre une artillerie capable de vaincre les résistances côtières. Il faut donc de grands bâtimens. Il en faut certes déjà pour attaquer l’ennemi flottant, mais c’est un chapitre où l’on peut discuter : à la rigueur, ce combat purement maritime, de flotte à flotte, se concevrait encore réduit au seul emploi de la torpille, et par conséquent livré par des flottilles : solution tentante pour ceux qui voient, dans la destruction des forces flottantes, l’unique but de l’action maritime. Nous venons de constater qu’ils oublient une part, la plus essentielle peut-être, de cette action, à savoir le combat amphibie de la mer au rivage et les opérations combinées. L’aide qu’une flotte peut prêter à des opérations de ce genre est en réalité sa raison profonde et primitive d’exister.

C’est qu’il n’y a pas deux espèces, entièrement différentes, de lutte armée ; il y a le règne de la force, qui s’exerce par tous les moyens, à la fois sur terre et sur mer : et c’est la guerre. Pour y servir, il y a dans chaque nation l’ensemble des moyens spécialisés : l’Armée. Cette armée comprend des armes diverses : infanterie, artillerie, cavalerie, marine de haute mer ou flottilles ; mais elle forme comme un organisme dont chacune des armes est un organe. Qui atteint l’organe blesse, diminue, parfois tue l’organisme, car celui-ci est un tout qui vit en chacune de ses parties. Ainsi de l’armée : en même temps qu’une proportion, il y a une solidarité entre ses armes diverses, et sa marine, en dépit des apparences, lui est indispensable au même titre que sa cavalerie.

La dualité apparente tient à la différence irréductible des deux élémens sur lesquels se meuvent les fractions terrestres et les fractions maritimes de l’armée, mais non à une opposition des intérêts ou des rôles militaires, pas même à une entière indépendance réciproque. Si cette dualité des domaines principaux rend nécessaire le plus souvent un dédoublement de l’action et des objectifs secondaires, l’union profonde reste vraie, et l’unité du plan d’ensemble s’impose toujours. C’est ce qu’avait bien compris Napoléon. Ce fut la pratique de tous les chefs de guerre dignes de ce nom. Dans son ouvrage classique sur l’influence de la puissance maritime dans l’histoire, le commandant Mahan a établi par quelques exemples la liaison indispensable des opérations maritimes et terrestres, par cela seul qu’il établit le retentissement fatal des premières sur les secondes.

Quelle preuve plus éclatante que le duel entre Rome et Carthage ! Impuissante tant que l’empire de la mer lui échappe, Rome ne réussit à prendre vraiment pied en Sicile qu’après la victoire navale de Duilius à Myles en 260. Pour qu’elle reste maîtresse de la grande île en dépit d’Hamilcar, il lui faut une première fois anéantir la flotte carthaginoise en 256 à Ecnome, la plus grande bataille navale qu’eût encore vue la Méditerranée, puis achever son triomphe aux îles Ægates en 241. A dater de ce jour, le sort de Carthage est fixé. Privé de la mer, Annibal doit user ses troupes aux longs circuits par l’Espagne et la Gaule, les épuiser en Italie sans espoir de renforts. Pendant ce temps Scipion avait tout loisir de jeter du premier bond une armée aux portes de Carthage. Il apparaît ici que le rôle de la marine, s’il est un rôle auxiliaire, est loin d’être un rôle subordonné.

On le verrait ailleurs : en Grèce, où la puissance du grand roi ne vint se briser qu’à Salamine et où la supériorité navale fit changer avec elle le destin de la guerre du Péloponèse ; en Orient, où Actium, Lépante et Navarin marquent de grandes dates décisives ; dans notre histoire, dont la guerre de Cent ans et les expéditions d’Italie ne se comprennent qu’à la lumière des faits maritimes ; à l’origine des Etats-Unis et dans leur guerre de Sécession, etc.

Mais où pourrions-nous le lire plus clairement que dans ce grand drame napoléonien dont nous connaissons tous les traits ? S’épuisant à frapper des coups inutiles puisqu’ils n’atteignaient pas l’Angleterre, Napoléon était condamné depuis Trafalgar. Le dénouement, qui s’achève à Waterloo, avait commencé en Espagne. Et c’est là, où la prise de la mer sur la terre se montre sous sa forme caractéristique, qu’il faut chercher la raison des événemens ultérieurs. L’Espagne, le Portugal, ne sont à vrai dire qu’un champ clos. Les deux forces qui s’y affrontent viennent du dehors : l’une de France, force uniquement terrestre, c’est-à-dire incomplète ; l’autre d’Angleterre, force complète, comprenant une marine et assurée par elle de ses communications. La première fait reculer la seconde jusqu’au rivage ou peu s’en faut ; mais en touchant la mer, comme autrefois Antée en touchant le sol, la puissance anglaise à chaque fois reprend sa force et son élan. Dans ces lignes de Torrès Vedras où la mer seule l’approvisionne et l’adosse, Wellington brave tous les généraux français, et c’est là que le nouvel Empire est frappé à mort.

Après cet exemple, après celui tout récent de Tsoushima, nous serions aveugles de ne pas voir la liaison des armes en dépit des élémens divers. A titre d’indication, permettant de matérialiser cette liaison, bientôt, dans un nouvel élément, l’atmosphère, va entrer en jeu l’aéroplane. Les escadres qui déjà, même hors de vue, et grâce à la télégraphie sans fil, ne sont plus isolées du pays, se trouveront sans doute amenées à opérer avec l’aide des flottes aériennes. Par ces deux intermédiaires commodes pour porter l’un la pensée, l’autre un appui et des communications plus matérielles, le concours des bateaux et des régimens deviendra plus étroit. Une stratégie pourra se développer, organisant au mieux la convergence des armes dans une tactique appropriée. Elle aura l’avantage de toutes les concentrations.

On peut dire qu’alors l’armée complète ne se constituera avec ses trois ailes terrestre, maritime et aérienne, c’est-à-dire dans toute sa puissance unie, qu’auprès des côtes. C’est là, sous la double protection des formidables canons marins et de l’éclairage volant, que les troupes chemineront le plus sûrement ; là qu’elles pourront exercer tout leur effort. Les côtes ne dessineraient-elles pas ainsi les lignes d’invasion et de défense, les lignes de force militaires de l’avenir, comme elles se montrent déjà les lignes de force commerciales, les surfaces de transit du présent ? Au travers d’elles passent le flux de l’importation et le reflux de l’exportation ; au long d’elles circule le cabotage. De même, traversées déjà par le flux militaire des débarquemens, ou le départ des expéditions essaimantes, elles seraient encore longées, balayées par ces marées d’hommes que mettront en branle les futurs conflits européens. Elles formeraient le théâtre commun à la marine et à l’armée, rapprochées pour une coopération permanente. Personne alors ne niera qu’une flotte soit indispensable à la défense de notre sol.


VI

C’est une vérité que nous devrions admettre d’autant plus aisément qu’elle est à notre avantage. La marine représente, par excellence, l’arme des peuples pauvres en hommes et riches en capitaux. Tous les progrès de la mécanique et de l’organisation industrielles ont pour effet, ont pour but même d’augmenter le rendement individuel de l’homme en faisant, entre ses mains et à son œuvre, collaborer sans cesse plus largement les forces naturelles. La double condition de cet asservissement de la nature, qui multiplie la puissance de l’unité humaine par rapport aux choses et par rapport aux autres hommes moins bien armés, c’est l’accumulation sur un même point, sous le contrôle d’un même individu, des valeurs et des poids. Le matériel est un capital fixe dont le prix va croissant avec son efficacité. Cela s’applique aux armées comme aux industries. Mais le même matériel se complique à mesure qu’il se perfectionne, et sa perfection consiste à étendre le nombre, la puissance, la masse des organes soumis à la main d’un seul homme et gouvernables par lui.

Or la mobilité des troupes à terre se trouve incompatible avec le développement des machines pesantes. Il faut passer à travers champs, franchir les ruisseaux et les fondrières, ménager les routes. Les poids sont limités, La mer, au contraire, porte tout aisément. Mieux encore : l’énormité des bateaux, donc des machines, des organes, des canons y est favorable à la production économique des constructions navales, à leur rendement militaire, à la mobilité des escadres par tous les temps, à leur emploi et à leur sécurité. Rien qui ne pousse dans la voie de la concentration mécanique, rien qui ne favorise l’évolution industrielle. Et là, sur l’Océan vide, point d’avantage de terrain qui puisse compenser une infériorité de mécanisme. La marine de guerre est le triomphe de l’industrie scientifique.

Il y a peu de jours que les journaux ont publié le récit d’expériences sensationnelles poursuivies depuis quelque temps par l’amirauté anglaise. Il s’agit de donner au commandant d’un cuirassé le pouvoir vraiment merveilleux de pointer et de tirer lui-même, du haut de sa passerelle, tous les canons enfermés dans les tourelles du navire. Les expériences ont réussi. La généralisation de ce rêve extraordinaire, qui semble inspire par quelque Jules Verne, n’est plus qu’une affaire de mois. Voilà où en est le mécanisme naval.

Il ne saurait que progresser. Plus nous irons, plus l’utilisation des forces physiques et intellectuelles du marin, dans ce règne de la force meurtrière, l’emportera sur celle du soldat terrestre.

Dans la discussion du dernier budget anglais, M. Mac Kenna relevait ainsi le progrès accompli, en passant du type King-Edward au type Dreadnought : le poids de projectiles envoyé par minute, divisé par l’effectif de l’équipage, donne en moyenne, pour chaque homme, 7 liv. 5 seulement dans le premier cas, 10,7 dans le second.

Prenons encore trois bâtimens italiens, le cuirassé Regina-Elena, le croiseur-cuirassé Varese, le croiseur-torpilleur Agordat. L’un, qui porte surtout des gros canons, a, par 1 000 tonnes de déplacement, 3 bouches à feu (sans compter les petits 47 millimètres) ; l’autre, armé surtout de moyens canons, en a 3,6 ; et le troisième, avec des 75 millimètres seulement, c’est-à-dire le calibre de nos batteries de campagne, en porte 9,3, toujours par 1 000 tonnes. Les équipages sont tels que chaque canon correspond comme nombre d’hommes à 18,6, à 18 et à 14,5.

Le dernier cas est le plus comparable à celui de l’armée de terre, en vertu de l’égalité des calibres. Or à terre, un corps d’armée de 41 200 hommes et officiers est pourvu de 92 pièces, soit 446 hommes par pièce.

Il est vrai que le soldat possède d’autres armes, mais le marin aussi a d’autres moyens de guerre que le canon, quand ce ne serait que ses armes défensives, la cuirasse de son bateau, et la vitesse, et les approvisionnemens. Il n’en demeure pas moins que le canon est le plus redoutable multiplicateur de la force humaine, et que là où l’on en fait plus d’emploi, le rendement moyen de l’individu est supérieur.

Le chiffre de 14 à 15 hommes par pièce, que nous trouvons ainsi sur des navires de faible tonnage tels que l’Agordat, forme comme un coefficient d’utilisation de l’homme par la marine, dans un cas où la comparaison peut s’établir avec l’armée de terre. On voit à quelle disproportion aboutit cette comparaison. Mais on sait que les petits navires sont loin de répondre à la meilleure utilisation navale. La statistique de M. Mac Kenna nous en donnait tout à l’heure une preuve, en rapprochant les résultats obtenus par des types de cuirassés dont le tonnage va croissant. Avec cet accroissement augmentent, en effet, les poids d’artillerie que le bateau est susceptible de porter pour chaque mille tonneaux de déplacement, en même temps que diminue le nombre d’hommes nécessaire par mille tonneaux : double bénéfice.

Du premier phénomène nous avons, dans un précédent article, exposé les causes et donné des exemples probans ; pour le second, nos trois bâtimens italiens nous offriront les élémens d’un calcul immédiat. L’Agordat, qui déplace 1 300 tonnes, nécessite, par mille tonnes, 134 hommes ; au Varese, de 7 500 tonnes, il n’en faut déjà que 73 ; la Regina-Elena enfin n’en prend que 56 : son déplacement atteint 12 600 tonnes. Et les grands super-Dreadnoughts, aujourd’hui en construction, ne réclameront que 40 hommes par mille tonneaux. La progression ne se dément pas.

On en trouverait une semblable liée au perfectionnement constant des organes et de leur agencement, des méthodes et des dispositions ou matérielles ou tactiques. L’usine navale prête à des possibilités indéfinies qui accentueront toujours l’importance du matelot par rapport au soldat.

Aussi la marine se contente-t-elle, pour mettre en œuvre des flottes considérables, de peu de personnel. Toute la marine anglaise ne rassemble encore que 131 600 hommes. Quand on reproche à la nôtre les quelque 50 000 qu’elle enlève à nos régimens, fait-on le compte des troupes d’Afrique, atteignant à un chiffre double si l’on voulait, que la maîtrise de la mer nous permettrait de ramener en France ?

Reste la question d’argent. Peut-être nous ferait-elle moins hésiter si l’on se rappelait que la mer rend avec un large intérêt les capitaux qu’on lui confie. Les dépenses navales constituent un bon placement. D’abord, la presque totalité en rentre directement dans des mains françaises ; elles font, à elles seules, vivre sur notre territoire d’innombrables industries. Mais la prospérité de celles-ci attire encore les commandes de l’étranger. Une escadre à la hauteur des derniers progrès promène en tous lieux la preuve d’une supériorité industrielle : c’est la meilleure des réclames pour le travail national.

On n’ignore pas non plus que c’est la meilleure des réclames pour le commerce national, et l’un des élémens qui favorisent le plus efficacement la prospérité d’une marine marchande. Par mille liens, par mille influences réciproques, marine de guerre et marine de commerce dépendent l’une de l’autre.

Enfin, le domaine colonial d’un pays comme le nôtre, ses richesses et ses promesses d’avenir, objet d’envie universelle dans le monde, ne nous appartiennent et ne restent à nous que par l’effet de notre puissance maritime.

Il y aurait là de quoi justifier la mise de fonds nécessaire, si la sécurité même de nos frontières métropolitaines ne rendait déjà indispensable, nous l’avons vu, une forte marine.

Si ces raisonnemens sont trompeurs, si l’Océan engloutit vraiment en pure perte les millions qu’on y jette et les existences qu’on lui consacre, il faut donc que l’univers entier se trompe. Point de nation qui ne se précipite vers la mer libre ; point d’Etat maritime qui ne veuille des bateaux de guerre, les plus gros, les plus nombreux possible. Serions-nous les seuls à ne pouvoir soutenir la concurrence, nous les banquiers du monde, nous dont les réserves financières alimentent tous les emprunts internationaux ! Serions-nous les seuls à méconnaître l’intérêt de la grandeur navale, nous dont la marine a si souvent commandé les destins ! Enfin, dans le pressant danger d’un voisinage comme celui de l’Allemagne conquérante, de l’Allemagne surpeuplée, lui laisserons-nous encore l’avantage d’une arme qui peut aller jusqu’à centupler le rendement militaire du soldat ?

Telle est la question que posent l’optimisme officiel, l’indifférence publique, le découragement maritime. À cette question, le programme naval, dans quelques semaines peut-être, va répondre. Il faut que les Chambres et le pays en aient bien pesé les conséquences.


GEORGES BLANCHON.

  1. La France peut mobiliser près de 4 millions de soldats instruits, l’Allemagne 6 millions, mais chacune environ 1 million seulement de troupes à mettre en ligne efficacement, si même on arrive à trouver l’emploi de semblables effectifs.
  2. Kaïping, 14 juin 1904 ; Liao-Yang, 25 août ; le Cha-ho, 14 octobre ; Keigantal, 26 janvier 1905 ; Moukden du 19 février au 15 mars 1905.