Le Rêve des soirs
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 205-216).
POÉSIES

LE RÊVE DES SOIRS


CHAQUE SOIR


Chaque soir apporte son rêve
Parfois serein, triste souvent,
Comme tout destin qui s’achève,
Émouvant.

Chaque soir évêque son charme
Mélancolique ou radieux,
Mais qui se cristallise en larme
Dans trop d’yeux.

Chaque soir brode ses féeries
De merveilleuses visions,
Pour que sur des pages fleuries
Nous lisions.

Chaque soir érige en chimère
Quelque horizon illuminé,
D’une apothéose éphémère
Couronné


Chaque soir bâtit, déjà morte,
Une ville aux murs nuageux,
Que la moindre bourrasque emporte
En ses jeux.

Chaque soir ajoute un poème
A des hymnes évanouis,
Et nous restons du vers suprême
Eblouis.

C’est pourquoi j’ai tenté de rendre
Ce qu’inspire au cœur qui sait voir,
De fier, d’héroïque ou de tendre,
Chaque soir…


REFLETS D’OMBRIE


J’imagine que, tel le bon François d’Assise,
Par un fin crépuscule, à cette heure indécise
Où l’ombre hésite encor, devant le jour divin,
A noyer les coteaux qui mûrissent mon vin,
A bleuir le verger qui gonfle mes corbeilles,
Entouré de chevreaux, de génisses, d’abeilles,
De colombes au col nuancé tendrement,
J’apporte au plus obscur destin l’enivrement
De mon âme, et qu’aussi, plein de béatitude,
J’étends ma vigilance et ma sollicitude
Au plus humble animal qu’inquiète le soir ;
Tandis qu’insidieuse et lente à se mouvoir,
La nuit, qu’une frayeur instinctive accompagne,
Peuple de solennels silences la campagne,
Et cependant qu’ému d’extatique ferveur,
Onctueusement doux comme le Saint rêveur
Dont s’est changée en nimbe éternel la tonsure,
Je vais suivi de ceux qu’en parlant je rassure,
De ceux qui, subjugués par un naïf accent,
M’escortent à l’envi de leur groupe innocent.



LE VOYAGE


J’ai pris un tel vol vers le soir
Aux architectures de songe,
Qu’en un magique essor je plonge
Jusqu’où l’œil ébloui peut voir,

Et qu’émerveillé je promène
Mon âme épanouie en eux
Jusqu’aux rêves vertigineux
De quelque extase surhumaine.

Epique, aspirant sans effroi
Les souffles ardens de l’espace,
Je dispute à l’aigle rapace
Les champs vermeils dont il est roi ;

Et, tandis que l’oiseau fuit l’aire,
Je puis enfin contempler seul,
Couché dans son pourpre linceul,
L’agonisant crépusculaire.

Plus loin, plus haut, plus vite encor,
Si loin que nul n’ose me suivre,
Ruisselant de taches de cuivre,
Criblé d’éclaboussures d’or ;

Parmi ce qui jaillit, fulgure,
Etincelle, rutile, bout,
Héroïque et fier jusqu’au bout,
J’éploie une rouge envergure ;

Et, dans un tourbillon porté
Près du sanctuaire écarlate
Où toute ivresse se dilate,
Où rayonne toute beauté ;


Plaignant ceux qu’à leur fange rive
Le poids fatal des lourds instincts,
Hôte allier du soleil, j’atteins
A la resplendissante rive.

Puis, sans hâte je redescends
Comme un navire ailé qui sombre,
Alors que s’écroulent dans l’ombre
Des vestiges incandescens,

Et que déjà la nuit balance
Au-dessus des brasiers épars
Qui s’effondrent de toutes parts
Les doux fantômes du silence.


LE DERNIER SOIR


Il viendra, je l’attends, le soir fidèle et grave
Où, las de ma tristesse et las de mes remords,
D’un vol je m’enfuirai vers les ancêtres morts,
Tel un captif qui brise une suprême entrave.

Il approche, le soir calme, le soir dernier
Qui doit, dans la torpeur que le mystère frôle,
Libérer mon esprit de la terrestre geôle,
Comme on ouvre un cachot à quelque prisonnier.

Ainsi que les exils invoquent les patries,
Je l’appelle et l’implore et lui tends les bras, sûr
Qu’en des ondes de grâce et des houles d’azur
Lui seul rajeunira mes tendresses flétries.

Ah ! cet évangélique et désirable soir,
Dont chaque baume épars dans un souffle m’effleure,
Quand il magnifira le seuil de ma demeure
Aurai-je encore assez de force pour le voir ?

Oserai-je, les mains jointes comme en extase,
Lui dire avec des mots vagues et caressans
L’ivresse d’horizons infinis que je sens
A l’heure où l’occident transfiguré s’embrase ?


Ferai-je en recevant son lumineux baiser,
Son baiser d’au-delà qui réchauffe et convie,
Devant sa face d’or mes adieux à la vie,
Et mes tourmens en lui pourront-ils s’apaiser ?

Oui, car jusqu’à la fin mystiquement visible,
Peut-être descendu pour me clore les yeux,
Ce soir, pareil à tant d’autres soirs glorieux,
Me laissera mourir comme on meurt dans la Bible.

Oui, car je veux m’éteindre un tiède soir d’été,
Un de ces soirs où l’ombre est odorante et verte ;
Où l’haleine des lys par la fenêtre ouverte
Entre avec le parfum du bonheur souhaité.

Oui, car ce soir sera de miel et d’ambre rose,
Imprégné d’une telle harmonie et si plein
De tout ce qui console et touche en un déclin,
Que je mourrai dans des clartés d’apothéose,

Oui, car proscrit depuis longtemps, ainsi qu’on l’est
Quand le sort a chassé jusqu’à l’humble espérance,
J’attends le grand repos comme une délivrance,
Comme un amer refuge où ma douleur se plaît.

Sinon sans un regret, du moins sans une plainte,
O soir tant supplié, tu me verras partir,
Mettant ton auréole à mon front de martyr
Et sacrant de tes feux très doux ma mort très sainte.

Tu me verras partir vers ceux qui m’ont aimé,
Et si ton âme avec la mienne communie,
Il ne subsistera de ma lente agonie
Que le suave encens d’un rêve consumé.


FLORAISON MYSTIQUE


L’ombre lente descend voluptueusement
Sur l’adoration de leur recueillement,
Sur la suavité de leur mélancolie,
Plus graves de sentir la lumière abolie.

Leur âme épanouit son vaste essor si près
Des jardins que le soir a fleuris d’astres frais,
Qu’en eux l’univers brille et rayonne le monde ;
Et qu’ils ne savent plus, tellement est profonde
L’extase des vallons blancs de lys virginaux,
De quel gouffre ont jailli tant d’illustres fanaux ;
Et qu’ils ignorent même en leur immense ivresse,
Effleurés par le souffle errant qui les caresse,
Si ces groupes éclos sur l’azur sombre, essaims
Immuables, vols d’or figés en clairs dessins,
Dont jamais le voyage à nos yeux ne s’achève,
S’allument dans l’espace ou naissent de leur rêve.


L’HEURE HARMONIEUSE


Oui, je vous crois si près de mon cœur, sans vous voir,
Que votre pur visage illumine le soir.
Vous êtes là, penchée avec moi sur le livre
Qu’au hasard je feuillette et dont mon âme est ivre.
Et, par votre présence invisible, je sens
Les effluves de l’ombre errer, plus caressans,
Car je mouille soudain de larmes éphémères
La chaste volupté de nos vaines chimères.
Le jardin tiède où meurt le crépuscule bleu
Semble enclore en son mur le charme d’un aveu.
La colombe au sommet d’un platane envolée,
Mais qui laissa, légère, au sable de l’allée
L’empreinte de ses pas familiers, doucement
Vient d’exprimer ma peine en un gémissement,
Et sa gorge plaintive au moindre rythme ondoie,
Gonflant l’anneau d’azur qui ceint le col de soie.
Vous êtes près de moi, pensive, je le sais,
Quoique absente, et c’est vous qui sans doute versez
L’amour dont va s’emplir le silence nocturne.
Avant de se fermer, chaque fleur, comme une urne,
Boit l’exquise fraîcheur que le soir distilla,
Puis, jusqu’au jour s’endort, bien que vous soyez là,
Et déjà le repos envahit les corbeilles
Lasses de recueillir les secrets des abeilles.

L’ombre gagne et de plus en plus je me confonds
Avec sa molle extase et ses souffles profonds.
L’Angélus m’enveloppe un instant d’harmonies
Et, tutélaire à mes croyances rajeunies,
Le soir a les candeurs limpides du matin
Et ressuscite un peu de mon âge enfantin
Radieux de ferveur et de grâce ingénue.
Le mirage naïf en mes yeux s’insinue
D’une tendresse vierge et d’un premier émoi,
Parce que, sans vous voir, je vous sais près de moi.
A l’orient de nacre une étoile s’allume.
Vous êtes là. J’oublie enfin toute amertume,
Et ces vers de mon cœur tombent comme un fruit mûr
Se détache, et j’évêque, abrité par le mur
Du jardin nostalgique où le passé se glisse,
L’ancien rêve embaumé d’un suave délice.


SANCTUAIRES


Aujourd’hui comme hier sur l’autel allumée,
La veilleuse de verre a brûlé l’huile d’or,
Et, ce soir, un reflet fragile y tremble encor,
Près de s’évanouir en un peu de fumée.

Dans la nef solitaire elle s’est consumée,
Car lentement pâlit sa clarté mystique.
Or, Celui qui la conserve ainsi qu’un pur trésor
Va ranimer la flamme à l’heure accoutumée.

Il est des cœurs humains fidèlement obscurs
Qui, vivant de leur rêve à l’abri de hauts murs,
Demeurent clos au reste en quelque étroite enceinte ;

Mais, pour renouveler un sacrifice tel,
Invisible est la main qui verse l’huile sainte
Si la lueur défaille au virginal autel.



SOIR DE JUIN


Aux onduleux soupirs des gorges des colombes
Qui semblent se pâmer d’ivresse, tu succombes,
O jour sans fin, dans un crépuscule si doux,
Que je courbe la tête et fléchis les genoux
Sans savoir si l’Amour entendra ma prière.
Un souffle langoureux hante la cyprière
Et murmure une antienne interminable aux morts.
Est-ce en moi la pitié qui pleure ou le remords !
Est-ce le vain désir de goûter quelque joie ?
L’astre pourpré s’échancre, et l’orbe qui rougeoie
Eclabousse de braise ardente l’horizon.
Mon âme bat de l’aile au fond de sa prison,
Elle ordinairement calme et si résignée.
Dans une gloire d’or l’atmosphère est baignée.
Le visage attendri qui s’incline souvent
Sur ma muette extase et mon espoir fervent
Me regarde et m’emplit de célestes lumières ;
Et loin, très loin, vers les collines coutumières,
La limpide clarté qui défaille et s’en va,
Evoque le destin des choses qu’on rêva.
Au firmament, que l’ombre envahit et satine,
Mon oraison se mêle à la plainte argentine
Des cloches, ajoutant un peu d’éternité
A la molle fraîcheur, au charme velouté
D’un tel soir, dont la grâce unique et vaporeuse
S’exhale en des parfums d’ambre et de tubéreuse
Or, tandis que les bœufs et leurs bouviers épars
Jusqu’au nocturne abri marchent, de toutes parts ;
Tandis que la Nature entière se replie
Dans un chaste repos fait de mélancolie ;
Cependant qu’attirés vers les pays élus,
Voyagent des appels mystiques d’angélus,
Et que le pâle azur de longs crêpes sn voile,
Chaque goutte d’airain se fige en claire étoile.



CENDRES DE RÊVE


Ce jour aux clartés d’agonie,
Qui limpide et pur se leva,
Silencieusement s’en va
Dans sa noble gloire internie.

Il s’éteint comme il a brillé,
Magnifié de tant de grâce,
Que ma vie infiniment lasse
Le croit par l’amour envoyé.

Demeure béni, destin juste,
Qui toujours me fus décevant
Et me ployas comme le vent
D’orage courbe un frêle arbuste ;

Car je garde en mon cœur amer,
Que nulle épreuve ne courrouce,
La résignation plus douce
Et le renoncement plus fier.


SOIRS DE LABEUR


Mes jours pareils s’en vont en monotone file.
Je prépare des mets simples ; je couds, je file
Ma quenouille de chanvre ou mes fuseaux de lin ;
Puis je vide le pis du lait dont il est plein.
Mais, lorsque le soleil vers l’océan s’incline,
Je gravis, chaque soir, cette molle colline
Qui garde le parfum de nos premiers aveux,
Et, précédé du couple aux noirs mufles baveux,
J’accueille à son retour des champs, sous ce vieux hêtre,
Impatiente encor de le voir apparaître,
Tandis que bat mon cœur à coups pressés et doux,
L’homme que j’ai choisi pour guide et pour époux.
Et chaque soir, avec le soc qui fouille et creuse
Ayant au sable humide ou dans l’argile ocreuse

Ouvert tant de sillons qu’il n’en sait pas le bout,
Las de vaincre la terre et de lutter debout
Contre les élémens hostiles, mon robuste
Compagnon m’aperçoit, redresse un mâle buste
Que bientôt courbera le travail incessant,
Me contemple et ne peut exprimer ce qu’il sent.
Or, tous deux nous rentrons au logis en silence,
A l’heure où, familière, une cloche balance
D’harmonieux appels qui planent sur nos fronts ;
Et, dans une muette extase, nous offrons,
Avec l’encens épars des prières sonnées,
La résignation de nos deux destinées.


POUR UN JEUNE POÈTE


Vous trouverez, j’en suis certain, le cœur exquis
Par lequel votre cœur vierge sera conquis.
Pour que plus tendrement la nature y consente,
A la molle faveur de l’ombre envahissante
Vos yeux découvriront la femme au regard fier
Qui demain aimera comme elle aimait hier.
Vous verrez apparaître, en sa grâce ingénue,
L’humble enfant pour vous seul en ce monde venue ;
Car son rêve emplira le soir d’un souffle pur
Comme de l’harmonie éparse en de l’azur,
Et plus clair tintera le nom dont on l’appelle
Qu’un hymne de clochette au seuil d’une chapelle.
Or, ce sera, j’en suis sûr, au déclin d’un jour
Amoureux de lumière et lumineux d’amour
Que vous rencontrerez Celle au fond de qui pleure
Un désir d’infini dans le néant de l’heure,
Celle dont ici-bas le moindre effleurement
Caresse les douleurs mystérieusement.
A l’instant vague où vont sur les guérets s’épandre
Les sons voluptueux du roseau de Terpandre ;
Où le rayon par l’arbre est finement bluté,
Elle vous charmera soudain de sa beauté.
Une lune de nacre échancrée et pâlie
Veloutera le ciel de sa mélancolie.

Toutes les douces fleurs, dont les urnes de miel
Distillent un parfum presque immatériel,
Comme devant l’autel qu’une fumée encense,
Embaumeront vos pas de leur suave essence.
Le nostalgique appel des bêtes, dans les prés,
Dont vibrent puissamment les horizons pourprés,
Se fondra dans le calme et limpide sillage
D’une oraison qui passe ou d’un chant qui voyage.
Et l’Astre*moribond, prodigieux témoin
De qui l’ample agonie étale encore au loin
Des plaines d’hyacinthe et des champs d’améthyste,
Finira moins lugubre et s’en ira moins triste
De savoir que, tandis qu’il s’enfonce abîmé,
Un plus divin soleil en vous s’est allumé.


LE LAURIER


Tandis qu’aux Dieux de l’ombre enfin le jour s’immole
La ligne de coteaux pâlissans que bleuit
La marche insidieuse et lente de la nuit
Se velouté, plus tendre, et s’estompe, plus molle.

L’héroïque incendie où flamba l’Occident
Croule avec les tisons embrasés qu’il dévore,
Et la lueur sanglante et rouge empourpre encore
Le colossal bûcher du sacrifice ardent.

Mais déjà l’horizon s’évapore en fumées
Qui tordent vaguement leurs panaches obscurs
Et qui dérobent, tels de gigantesques murs,
Les vestiges épars des splendeurs consumées.

Le soir éclaboussé de somptueux lambeaux
L’une après l’autre éteint ses gemmes et ses moires,
Dont la magnificence au fond de nos mémoires
Evoque des passés légendairement beaux.

Or, c’est aussi l’instant de ma vie où décline
La rapide jeunesse aux regards surhumains.
La cendre de l’amour s’échappe de mes mains,
Et nul n’a consolé ma croyance orpheline.


Mille essaims bourdonnaient vers mon front ceint de fleurs,
Dont le miel savoureux n’embaume plus ma lèvre.
Des désirs d’autrefois le sort ingrat me sèvre,
Et l’angoisse a terni mes yeux brûlés de pleurs.

Tout ce qui mit un peu d’harmonie en mes rêves
S’efface ainsi qu’au loin la lumière décroît.
Du sépulcre entr’ouvert m’arrive un souffle froid
Pareil au vent maudit des stygiennes grèves.

Et les illusions qui, chantant et dansant,
M’emportaient dans leur ronde eurythmique et légère,
Hors des lieux où je souffre et des chemins où j’erre
Déroulent aujourd’hui leur groupe adolescent.

Ah ! sur tant d’innocence envolée et de grâce
Mourante et d’idéal évanoui, sur tant
De charmes disparus que la poussière attend,
Sur tout ce qui se fane et sur tout ce qui passe ;

Sur ces restes navrans de chimère et d’espoir,
Sur ces mornes débris de ma douleur si fière
Et que bientôt viendra sceller la lourde pierre
Qui, pour l’éternité, nous fait l’horizon noir,

Puissé-je, dans ma tombe à peine refermée,
Sentir le germe amer de ce laurier tardif
Qui mêle un rameau vert aux sombres branches d’if
Et que garde la Gloire à ceux qui l’ont aimée.


LEONCE DEPONT.