Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 208-226).

XII

— Nous venons chez vous toutes, toutes ! Praskovïa Iiinichna viendra aussi. Luisa Karlovna voulait venir aussi, piaule Anna Nikolaïevna en entrant dans le salon et en inspectant tout autour d’elle d’un regard curieux.

C’est une jolie petite femme, richement vêtue, mais de couleurs criardes, et sachant qu’elle est jolie. Il lui semble que le prince doit être caché quelque part dans un coin avec Zina.

— Et Katerina Pétrovna viendra aussi, et Felissata Mikhaïlovna compte aussi venir, ajoute Natalia Dmitrievna, une femme d’une taille colossale dont les jeûnes ont réduit le poids et qui ressemble à un grenadier.

Elle est coiffée d’un minuscule chapeau rose, juché sur sa nuque. Depuis trois semaines, elle est la meilleure amie d’Anna Nikolaïevna qu’elle recherchait depuis déjà longtemps et qu’elle aurait pu avaler d’un trait tout entière.

— Je ne parle plus de cette joie que j’éprouve à vous voir toutes deux chez moi pour la soirée, chantonne Maria Alexandrovna un peu revenue de sa première surprise. Mais dites-moi quel hasard vous amène. Je désespérais d’un tel honneur.

— Ô mon Dieu ! Maria Alexandrovna, comme vous êtes ! dit doucement Natalia Dmitrievna d’une voix aiguë en minaudant, — ce qui constituait un curieux contraste avec son extérieur.

— Mais ma charmante, piaule Anna Nikolaïevna, il faut en finir avec les préparatifs de ce théâtre. Aujourd’hui encore Petre Mikhaïlovitch disait à Kalist Stanislavitch qu’il est désolé que cela n’aille pas bien, que nous nous querellions. Comme nous nous trouvions quatre réunies, nous nous sommes dit : « Si nous allions chez Maria Alexandrovna et si nous en finissions ? » Natalia Dmitrievna en informe les autres, et tout le monde de venir. Nous pourrons ainsi nous entendre et tout ira bien. Qu’on ne dise pas que nous ne savons que nous quereller, n’est-ce pas, mon ange ? ajouta-t-elle en baisant Maria Alexandrovna.

— Ah ! mon Dieu ! Zinaïda Aphanessievna, mais vous embellissez tous les jours !

Anna Nikolaïevna se précipite sur Zina pour l’embrasser.

— Mais mademoiselle n’a pas autre chose à faire que de devenir tous les jours plus belle, dit avec une amabilité affectée Natalia Dmitrievna en frottant l’une contre l’autre ses grandes mains.

— Que le diable les emporte ! je ne pensais plus à ce théâtre ! Mais elles sont devenues habiles, ces pies ! murmure Maria Alexandrovna hors d’elle de rage.

— D’autant plus, mon ange, ajoute Anna Nikolaïevna, que le cher prince est actuellement chez vous. Vous savez bien que tous les pomietstchiks de Doukhanovo ont toujours eu, de père en fils, un théâtre. Nous nous sommes informées, et nous avons appris qu’il y a un dépôt de vieux décors, un rideau et même des costumes. Le prince est venu aujourd’hui chez moi, mais j’ai été si étonnée de sa visite que j’ai complètement oublié de lui en parler. Mais maintenant nous en causerons avec lui ; vous nous aiderez, et le prince donnera des ordres pour qu’on envoie toutes ses défroques. Car à qui pourrions-nous ici commander quelque chose qui ressemblât à un décor ? Nous voulons d’ailleurs que le prince participe lui-même à notre entreprise. Il faut le faire souscrire : c’est pour les pauvres. Peut-être même prendra-t-il un rôle : il est si conciliant, si charmant ! et tout irait à merveille.

— Certainement, il prendra un rôle ! On peut d’ailleurs lui faire jouer n’importe quel rôle, ajoute significativement Natalia Dmitrievna.

Anna Nikolaïevna n’avait pas trompé Maria Alexandrovna. Des dames arrivent sans cesse. Maria Alexandrovna a à peine le temps d’aller à leur rencontre et de proférer les exclamations exigées en ce cas par les convenances.

Je ne prends pas sur moi de décrire toutes ces visiteuses. Je dirai seulement que chacune d’elles jetait un regard insidieux à la maîtresse de la maison. Toutes trahissaient sur leur physionomie une impatience avide. Certaines de ces dames étaient venues dans l’espoir presque assuré d’assister à quelque extraordinaire scandale : elles seraient désolées s’il ne se produisait pas. Extérieurement, toutes étaient très aimables, mais Maria Alexandrovna était prête à la lutte. Les questions sur le prince pleuvaient, toutes naturelles, semblait-il, mais chacune sous-entendait une allusion.

On sert le thé. Toutes prennent place. Un groupe s’empare du piano. Zina, à l’invitation de jouer ou de chanter, répond sèchement qu’elle est indisposée. La pâleur de son visage atteste d’ailleurs sa véracité. Aussitôt des questions sympathiques se croisent, et à ce sujet même on trouve l’occasion de faire une allusion. On demande des nouvelles de Mozgliakov, et c’est à Zina qu’on pose les questions. Maria Alexandrovna se décuple : elle est à la fois dans tous les coins du salon, elle entend tout ce que disent les visiteuses, quoiqu’elles soient plus de dix. Elle répond à toutes les questions sans avoir besoin de chercher ses paroles dans sa poche. Elle tremble pour Zina et s’étonne qu’elle ne sorte pas, comme elle fait toujours en de telles occasions. On remarque aussi Aphanassi Matveïtch. D’ordinaire on se moquait de lui pour blesser Maria Alexandrovna en la personne de son époux. Mais aujourd’hui on essaye de tirer les vers du nez du simple et franc Aphanassi Matveïtch. Maria Alexandrovna surveille avec inquiétude son mari mis en état de siège. Il répond à toutes les questions : Hum ! d’un air si malheureux et si peu naturel qu’il y a de quoi enrager.

— Maria Alexandrovna, Aphanassi Matveïtch ne veut point nous parler ! s’écrie une petite dame aux yeux vifs et d’un air intrépide qui ne craint personne et n’est jamais embarrassée. Ordonnez-lui donc d’être un peu plus galant avec les dames !

— Je ne sais vraiment pas ce qui lui est arrivé aujourd’hui, répond Maria Alexandrovna toute souriante et interrompant sa conversation avec Anna Nikolaïevna et Natalia Dmitrievna. Il est très peu expansif ; je n’ai pu moi-même tirer de lui un seul mot. Pourquoi ne réponds-tu pas à Felissata Mikhaïlovna, Athanase ? Que lui avez-vous demandé, Felissata Mikhaïlovna ?

— Mais… mais… ma petite mère… mais toi-même… commence Aphanassi Matveïtch étonné et désorienté.

À ce moment, il se tient auprès de la cheminée allumée, un pouce dans le gousset de son gilet, dans une attitude pittoresque qu’il a trouvée tout seul, et sirote son thé. Les questions des dames l’embarrassent, il rougit comme une jeune fille. Mais, comme il commence sa justification, il rencontre un regard si irrité de son épouse furieuse qu’il en reste pétrifié de terreur. Ne sachant que faire et dans le désir de réparer son tort et de reconquérir l’estime de Maria Alexandrovna, il avale une gorgée de thé ; mais le thé est trop chaud, Aphanassi Matveïtch se brûle, laisse tomber la tasse à terre, s’étrangle, a une quinte de toux et s’esquive de la chambre, laissant la salonée stupéfaite. On a tout compris et Maria Alexandrovna ne doute plus que ses visiteuses n’ignorent rien et se soient réunies dans une intention malveillante. La situation est dangereuse. On peut le faire parler, l’entortiller en présence même de sa femme. On peut même emmener le prince et le brouiller avec Maria Alexandrovna… Enfin il faut s’attendre à tout.

Le sort prépare à notre héroïne une autre épreuve encore. La porte s’ouvre, et Mozgliakov, qu’elle croit chez Borodonïev, fait son entrée. La prévoyante femme tressaille comme si quelque chose la frappait au cœur. Mozgliakov s’arrête sur le seuil, un peu intimidé, et examine l’assemblée. Il ne peut maîtriser l’émotion que trahit sa physionomie.

— Ah ! mon Dieu ! Pavel Alexandrovitch ! font plusieurs voix.

— Ah ! mon Dieu ! mais c’est Pavel Alexandrovitch !

— Que nous disiez-vous donc, Maria Alexandrovna, qu’il était chez Borodonïev ? On prétendait que vous étiez caché, Pavel Alexandrovitch, chez Borodonïev, glapit Natalia Dmitrievna.

— Caché ? répète Mozgliakov avec un sourire emprunté. Étrange expression ! Pardonnez-moi, Natalia Dmitrievna, je ne me cache et je n’ai à me cacher de personne, ajoute-t-il en regardant significativement Maria Alexandrovna.

Maria Alexandrovna frémit.

« Comment ! est-ce que ce mannequin se révolte aussi ? pense-t-elle en examinant Mozgliakov. Ce serait le bouquet ! »

— Est-il vrai, Pavel Alexandrovitch, que vous êtes en retraite… de vos fonctions ? risque l’insolente Felissata Mikhaïlovna en le regardant avec ironie.

— En retraite ? Quelle retraite ? Je change tout simplement de service ; j’ai une place à Pétersbourg, répond sèchement Mozgliakov.

— Eh bien ! alors je vous félicite, continue Felissata Mikhaïlovna. Nous avons eu un instant de crainte pour vous, quand on nous a dit que vous briguiez une place à Mordassov. Ici, les places ne sont pas bien stables, Pavel Alexandrovitch ; on est éconduit du jour au lendemain.

— À moins que ce ne soit une place d’outchitel dans les écoles communales… Il y a des vacances… observe Natalia Dmitrievna.

L’allusion est si claire, si grossière, qu’Anna Nikolaïevna elle-même en rougit et pousse du coude sa fielleuse amie.

— Mais pensez-vous vraiment que Pavel Alexandrovitch irait sur les brisées d’un petit outchitel ? renchérit Felissata Mikhaïlovna.

Pavel Alexandrovitch, ne sachant que dire, se détourne et se heurte contre Aphanassi Matveïtch qui lui tend la main. Mozgliakov, sottement, ne prend pas la main du conseiller et lui fait un grand salut qui veut être ironique. Il s’approche de Zina, et la regardant fixement il lui murmure :

— Vous êtes la cause de tout cela… mais attendez, vous saurez dès ce soir si je suis, oui ou non, un sot !

— Attendre ? Cela se voit assez dès maintenant ! dit Zina très haut, en toisant d’un regard de mépris le fiancé évincé.

Mozgliakov se retire avec précipitation, effrayé par l’éclat de voix de la jeune fille.

— Vous venez de chez Borodonïev ? se décide enfin à demander Maria Alexandrovna.

— Non, je viens de chez mon oncle.

— De chez votre oncle ? Vous étiez chez le prince ?

— Ah ! mon Dieu ! le prince est donc réveillé ! On nous disait qu’il dort encore, dit Natalia Dmitrievna en écrasant Maria Alexandrovna d’un regard de haine triomphante.

— Ne vous inquiétez pas du prince, Natalia Dmitrievna, répond Mozgliakov, il est réveillé, et, grâce à Dieu, il a repris ses esprits. Il avait un peu bu chez vous, et on l’a achevé ici ; de sorte qu’il avait complètement perdu la tête. Vous savez qu’il ne l’a pas bien forte. Mais, maintenant, nous venons de causer ensemble, il a l’esprit en bon état. Il sera ici tout à l’heure, Maria Alexandrovna, pour prendre congé de vous et vous remercier de votre hospitalité. Dès demain matin, nous irons au Désert et je l’accompagnerai jusqu’à Doukhanovo, pour lui éviter une chute pareille à celle d’aujourd’hui. Il rentrera sous l’égide de Stepanida Matveïevna, qui sera alors revenue de Moscou et ne lui permettra plus de s’exposer aux dangers d’un voyage, je vous en réponds !

Mozgliakov examine méchamment Maria Alexandrovna qui reste muette de stupéfaction.

(J’avoue avec chagrin que, pour la première fois de sa vie, mon héroïne a peur.)

— Il part demain ! Mais… comment cela ? demande, à Maria Alexandrovna, Natalia Dmitrievna.

— Comment cela ? répète Anna Nikolaïevna étonnée.

— En effet, comment cela ? font d’autres voix. Et nous qui croyions que… Voilà qui est étrange !

La maîtresse de la maison ne sait que dire. Tout à coup l’attention générale est divertie par un épisode de la plus extra ordinaire excentricité. Dans la chambre voisine, on entend un bruit de voix, des exclamations, et soudain se précipite dans le salon Sofia Pétrovna Karpoukhina.

Sofia Pétrovna est indiscutablement la femme la plus originale de Mordassov, originale au point qu’on a dû se résoudre à l’exclure de la société. Je dois faire remarquer que régulièrement, à sept heures, elle fait une collation après laquelle elle est toujours dans un état d’esprit… très émancipé, pour ne pas dire plus. C’est précisément dans cet état qu’elle fait chez Maria Alexandrovna une entrée si inopinée.

— Ah ! voilà comment vous êtes, Maria Alexandrovna ! crie-t-elle à tue-tête ; voilà comment vous agissez avec moi !… Ne vous inquiétez pas, je ne viens que pour un instant, je ne m’assieds même pas. Je suis venue exprès pour savoir si ce qu’on me disait est vrai. Vous donnez des bals, des banquets, et pendant ce temps Sofia Petrovna reste chez elle à tricoter son bas ! Vous réunissez chez vous toute la ville, sauf moi ! Tout à l’heure, j’étais : « mon amie, mon ange », quand je suis venue vous apprendre ce que Natalia Dmitrievna ourdissait contre vous à propos du prince, et voilà que Natalia Dmitrievna dont vous avez dit aujourd’hui même, — comme elle-même d’ailleurs dit de vous, — pis que pendre est chez vous en soirée ! Ne vous inquiétez pas, Natalia Dmitrievna, je n’ai pas besoin de votre chocolat de santé à dix kopeks le morceau. Je bois chez moi plus souvent que vous ! Pouah !

— Cela se voit ! observe Natalia Dmitrievna.

— Mais voyons, Sofia Pétrovna, s’écrie Maria Alexandrovna, rouge de dépit, qu’avez-vous ? Revenez à vous !

— Ne vous inquiétez pas de moi, Maria Alexandrovna, je sais tout, tout ! crie de sa voie aiguë Sofia Pétrovna entourée de toutes les visiteuses que ce scandale imprévu comble de joie. J’ai tout appris, et c’est votre Nastassia qui m’a tout dit, tout ! Vous avez soûlé le petit prince et vous l’avez forcé de demander en mariage votre fille dont personne ne veut plus ! Et vous vous preniez déjà pour un oiseau de haut parage, une duchesse à falbalas. Pouah ! N’ayez pas peur, je vaux toutes les duchesses, je suis une colonelle ! Ah ! vous ne m’avez pas invitée aux fiançailles ! je crache dessus ! J’ai vu des gens plus huppés que vous : j’ai dîné chez la comtesse Zalikhvatskaïa ; le commissaire principal Kouropchkine m’a demandée en mariage. Je me moque un peu de votre soirée ! Pouah !

— Écoutez, Sofia Pétrovna, répond Maria Alexandrovna hors d’elle, je vous apprends qu’on n’entre pas ainsi dans une maison honorable ; et encore… l’état où vous êtes !… Si vous ne m’épargnez pas tout de suite votre présence, je vais prendre des mesures…

— Oui, vous ordonnerez à vos gens de me faire sortir ? Ne vous inquiétez pas, je trouverai toute seule le chemin. Adieu ! Mariez votre fille avec qui vous voudrez. Et vous, Natalia Dmitrievna, cessez de rire de moi : je crache sur votre chocolat ! On ne m’a pas invitée ! C’est parce qu’on ne danse pas chez moi le kazatchok devant des princes ! Et vous aussi, qu’avez-vous à rire, Anna Nikolaïevna ? Votre Souchilov vient de se casser la jambe : on a dû le reporter chez lui ; vous voilà bien privée ! Pouah ! Et vous, Felissata Mikhaïlovna, si vous n’ordonnez pas à votre va-nu-pieds, Matrechka, d’empêcher votre vache de venir mugir toute la journée sous mes fenêtres, je casserai les jambes à votre Matrechka ! Adieu, Maria Alexandrovna ! À bon entendeur, salut ! Pouah !

Sofia Pétrovna disparaît. Tout le monde rit. Maria Alexandrovna est très embarrassée.

— Je crois qu’elle a bu, dit doucement Natalia Dmitrievna.

— Mais quelle insolence !

— Quelle abominable femme !

— Nous a-t-elle fait rire !

— Quelles inconvenances elle a débitées ! Fi !

— Mais de quelles fiançailles parlait-elle ? demande d’un air moqueur Felissata Mikhaïlovna.

— C’est terrible ! s’écrie enfin Maria Alexandrovna. Et ce sont ces monstres qui répandent à pleines mains tant de stupides cancans ! Et ce n’est pas étonnant, Felissata Mikhaïlovna, qu’il y ait de telles femmes dans notre société, quand il y a, chose bien plus étonnante, des gens pour recourir à elles, les écouter, les croire, les…

— Le prince ! le prince ! crie-t-on d’une seule voix.

— Ah ! mon Dieu ! ce cher prince !

— Grâce à Dieu, nous allons enfin savoir la vérité ! murmure Felissata Mikhaïlovna à sa voisine.