Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon, E. Plon, Nourrit et Cie (p. 112-128).

VII

Mais Maria Alexandrovna était entraînée par son génie. Elle conçut un grand et hardi projet. Marier sa fille à un riche, à un prince et à un moribond ; la marier à l’insu de tous en profitant de la sénilité de son hôte, était non seulement hardi mais même impudent. Certes, ce projet était séduisant, mais en cas d’insuccès il pouvait couvrir son auteur d’une confusion sans précédent. Maria Alexandrovna le savait bien, mais elle ne reculait pas.

« J’en ai vu bien d’autres », avait-elle dit à Zina, et c’était vrai. Serait-elle autrement une héroïne ?

Certes, ce projet ressemblait quelque peu à un brigandage de grande route ; mais Maria Alexandrovna n’y regardait pas de si près. Elle avait à ce sujet un mot très juste : mariée, on l’est pour toujours. Cette idée était très simple, mais elle présentait à l’imagination des avantages si grands, que Maria Alexandrovna en tremblait.

Comme une femme d’inspiration, douée d’une véritable faculté de création, elle a vite dressé son plan. Il est vrai qu’il ne se dessinait dans son esprit que dans ses grandes lignes, assez vagues. Les détails manquaient et il fallait compter avec des circonstances imprévues. Mais Maria Alexandrovna était sûre d’elle. Ce n’est pas l’insuccès qu’elle craignait, oh ! non ; ce qui l’agitait, c’était l’impatience de commencer la lutte. L’impatience, la noble impatience la dévorait à la pensée des obstacles possibles.

Les difficultés les plus sérieuses, Maria Alexandrovna les attendait de ses nobles concitoyens les Mordassoviens, et surtout de la noble société des dames Mordassoviennes. Elle connaissait par expérience toute leur haine. Elle ne doutait pas par exemple qu’en ce moment même tout le monde connaissait ses intentions, bien que personne n’en eût parlé à personne. Elle savait, par une triste expérience, que pas un événement, même le plus caché, de sa vie, arrivé le matin, n’était ignoré le soir de la dernière commère. Maria Alexandrovna ne faisait que pressentir le danger, mais ces sortes de pressentiments, qui ne l’avaient jamais trompée, ne la trompaient pas cette fois encore.

Voici en effet ce qui était arrivé et ce qu’elle ne savait pas encore. Vers midi, c’est-à-dire juste trois heures après l’arrivée du prince à Mordassov, des bruits étranges circulèrent dans la ville. Quel était leur point de départ ? Personne ne le savait, mais ils se répandirent presque instantanément. Tout le monde assurait que Maria Alexandrovna avait déjà fiancé sa fille, sa Zina de vingt-trois ans et sans un sou de dot, au prince ; que Mozgliakov avait été évincé et que tout était déjà décidé et signé.

Quelle était la cause de ces bruits ? Connaissait-on donc si bien Maria Alexandrovna qu’on eût pu pénétrer, avec un ensemble si parfait, au plus profond de ses pensées ? Ni l’invraisemblance d’un pareil bruit, car un projet de ce genre ne s’exécute pas en une heure, ni le manque évident de tout fondement, car personne ne savait d’où venait cette nouvelle, ne purent dissuader les Mordassoviens. Le plus étonnant, c’est que ce bruit avait commencé à se répandre juste au moment où Maria Alexandrovna entamait sa conversation avec Zina sur ce sujet. Tel est le flair des provinciaux ! L’instinct des nouvellistes de petite ville atteint parfois le merveilleux. Et cependant il a son explication. Il est basé sur l’étude la plus intime et la plus persévérante du prochain. Tout provincial vit comme sous une cloche de verre. Il lui est absolument impossible de cacher quoi que ce soit à ses honorables concitoyens. On sait de lui-même ce qu’il ignore lui-même. Le provincial, par sa nature, devrait être un psychologue très profond. C’est pourquoi je m’étonnais parfois très sincèrement de rencontrer en province si peu de psychologues et tant d’imbéciles. Mais laissons cela de côté.

La nouvelle éclata comme la foudre. Le mariage avec le prince semblait à tout le monde si avantageux, si brillant, que le côté étrange de cette affaire ne frappa personne. Il y avait encore une circonstance : Zina était haïe au moins autant que Maria Alexandrovna ; pourquoi ? on ne le savait. Peut-être la beauté de Zina y était-elle pour quelque chose ; peut-être aussi Maria Alexandrovna, quelle qu’elle fût, était-elle plus que sa fille de la même pâte que les autres Mordassoviennes. Si elle eût quitté la ville, qui sait ! on l’eût regrettée peut-être. Elle donnait de l’animation à la société par des incidents variés. Sans elle on se fût ennuyé. Par contre, Zina semblait, par son attitude, habiter les nuages et non pas Mordassov. Elle n’était pas de la même race et peut-être, sans s’en douter, avait-elle des manières trop hautaines. Et voilà que cette même Zina, sur laquelle circulaient tant d’histoires scandaleuses, cette orgueilleuse, devenait millionnaire, princesse, entrait dans l’aristocratie. Dans un an ou deux peut-être elle sera veuve et épousera quelque duc, un général, qui sait ? un gouverneur (et justement le gouverneur de Mordassov est veuf et amateur de la beauté). Elle sera alors la première dame de la province, et cette seule pensée était déjà insupportable, et jamais une autre nouvelle n’eût provoqué une telle indignation à Mordassov.

Des cris de rage s’élevaient de tous côtés. On disait que c’était indigne ; que le vieux n’avait pas sa tête ; qu’on l’avait trompé, circonvenu ; qu’il fallait le sauver de ces griffes rapaces ; que c’est enfin immoral, que c’est du brigandage ; qu’il y a d’autres jeunes filles qui valent bien Zina et qui pourraient aussi épouser le prince.

Toutes ces exclamations et tous ces cancans, Maria Alexandrovna ne faisait encore que les supposer, et c’était déjà trop. Elle savait parfaitement que tout le monde était prêt à faire le possible et même l’impossible pour s’opposer à ses projets. N’a : t-on pas déjà confisqué le prince et ne faut-il pas maintenant le reconquérir de haute lutte ? Et puis, même si elle réussit à le ressaisir et à le ramener chez elle, elle ne pourra pourtant pas le tenir tout le temps attaché. Enfin, qui pourrait garantir qu’aujourd’hui même, dans deux heures, tout le chœur solennel des dames de Mordassov ne sera pas réuni dans son salon, et sous un prétexte tel qu’il serait impossible de ne pas les recevoir ? Qu’elle ferme la porte, elles entreront par la fenêtre. En un mot, il n’y avait pas un instant à perdre, et cependant rien n’était encore fait.

Tout à coup une pensée géniale naquit et mûrit aussitôt dans l’esprit de Maria Alexandrovna. Nous parlerons de cette pensée en son lieu. Pour l’instant, notre héroïne roulait donc à toute vitesse à travers les rues de Mordassov, terrible et inspirée, décidée à livrer bataille pour reconquérir le prince. Elle ne savait encore comment elle agirait ni où elle le rencontrerait : mais elle savait sûrement que Mordassov devait périr plutôt qu’un seul de ses projets à elle échouât.

Son premier pas lui réussit on ne peut mieux. Elle rencontra le prince dans la rue et l’emmena dîner.

Si on me demande de quelle façon, mal gré tant de pièges tendus contre elle, elle parvint à si bien allonger le nez d’Anna Nikolaïevna, je déclare que je considère cette question comme offensante pour Maria Alexandrovna. Elle arrêta le prince au moment où il atteignait la maison de sa rivale, et malgré tout, malgré les objections de Mozgliakov lui-même, qui craignait un scandale, elle mit le petit vieillard dans sa voiture. C’est précisément en ceci que Maria Alexandrovna se distinguait de ses rivales. Dans les occasions décisives, elle ne s’arrêtait pas devant un scandale, ayant pour axiome que le succès justifie tout. Il va sans dire que le prince ne fit pas grande résistance, oublia tout comme à l’ordinaire et fut très satisfait.

À dîner, il ne cessa de bavarder, très joyeux, faisant des calembours, racontant des anecdotes qu’il n’achevait pas et passant de l’une à l’autre sans y prendre garde. Il avait bu trois verres de champagne chez Natalia Dmitrievna. Au dîner, il en but encore et finit par être plus que gai. Maria Alexandrovna lui versait elle-même à boire. Les mets étaient irréprochables, ce brigand de Nikitka ayant oublié de les brûler. La maîtresse de la maison tâchait d’électriser son monde par les charmes de son amabilité. Mais Zina gardait un silence glacial, et Mozgliakov n’était pas dans son assiette. Il mangeait peu, il était préoccupé ; il pensait ; comme cela lui arrivait très rarement, Maria Alexandrovna était inquiète. Nastassia Petrovna, morne, faisait à Mozgliakov des signes furtifs qu’il ne remarquait pas. Sans Maria Alexandrovna et le prince, c’eût été un diner d’enterrement.

Et, pourtant, Maria Alexandrovna cache une émotion profonde : Zina l’effraye, avec son air triste et ses yeux rouges. D’ailleurs, on n’a pas trop de temps, et Mozgliakov, cet obstacle matériel, se tient là comme une borne.

Maria Alexandrovna se lève de table, en proie à une profonde inquiétude. Mais quel est son étonnement, quelle est sa joyeuse terreur, si j’ose m’exprimer ainsi, quand Mozgliakov s’approche d’elle et lui déclare qu’il doit à son grand regret s’en aller tout de suite !

— Où allez-vous donc ? lui demande-t-elle avec sympathie.

— Voyez-vous, Maria Alexandrovna, commence Mozgliakov avec embarras, il m’est arrivé une étrange histoire… Je ne sais même comment vous la dire… Mais donnez-moi un conseil, pour l’amour de Dieu !

— Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Mon parrain, Borodonïev… vous savez, ce marchand… je l’ai rencontré aujourd’hui… il est très irrité, il m’a fait des reproches, il dit que je suis orgueilleux. Voilà trois fois que je viens à Mordassov sans aller chez lui. « Viens aujourd’hui, m’a-t-il dit, prendre une tasse de thé chez moi. » Il est juste quatre heures, et il prend le thé à l’ancienne mode, vers cinq heures, après sa sieste. Que faire ? Je comprends, Maria Alexandrovna… Mais pensez donc ! Il a, pour ainsi dire, empêché mon père de se pendre quand il perdit l’argent de l’État. C’est à cette occasion d’ailleurs qu’il a voulu être mon parrain. Si mon mariage avec Zina Aphanassievna se conclut, vous savez que j’ai cent cinquante âmes seulement, tandis qu’il est millionnaire, on dit même plus. Il n’a pas d’enfant. Si je suis bien avec lui, il peut me laisser cent mille roubles. Or il a soixante-dix ans, pensez donc !

— Ah ! mon Dieu ! Mais alors que faites-vous ici ? pourquoi lanternez-vous ? s’écrie Maria Alexandrovna dissimulant à peine sa joie. Partez ! partez ! il ne faut pas plaisanter avec ces choses-là. C’est donc pour cela que vous étiez si absorbé pendant le dîner ? Partez donc, mon ami, partez ! Mais vous auriez dû le voir dès ce matin pour lui prouver que vous appréciez sa bienveillance ! Ah ! cette jeunesse !

— Mais vous-même, Maria Alexandrovna, s’écrie Mozgliakov étonné, vous-même me reprochiez cette relation ! Vous disiez que c’est un moujik, un parent de cabaretiers et d’agents d’affaires !

— Ah ! mon ami, on dit beaucoup de choses faute de réfléchir ! Je puis me tromper aussi. Je ne suis pas infaillible. Du reste, je ne me rappelle pas… mais je pouvais être… dans une certaine disposition d’esprit… enfin vous n’aviez pas encore fait votre demande. Certes, c’est, de ma part, de l’égoïsme maternel, mais je dois maintenant envisager les choses à un point de vue nouveau. Quelle mère pourrait m’en blâmer ? Partez sans perdre un instant. Passez la soirée chez lui et… écoutez donc ! Parlez-lui de moi, dites-lui que je l’estime, que je l’aime… Faites cela habilement. Ah ! mon Dieu ! cela m’était sorti de la tête. J’aurais dû vous y faire penser moi-même.

— Vous m’avez ressuscité, Maria Alexandrovna ! s’écrie Mozgliakov enchanté. Maintenant je vous obéirai en tout. Et moi qui n’osais vous parler de cela ! Eh bien ! adieu, je pars. Excusez-moi auprès de Zinaïda Aphanassivena. Du reste, je reviendrai.

— Je vous bénis, mon ami. N’oubliez pas de parler de moi. C’est en effet un charmant vieillard. Il y a longtemps que j’ai changé d’avis à son égard. D’ailleurs j’ai toujours aimé en lui l’ancien Russe, si nature. Au revoir, mon ami, au revoir !

« Quel bonheur que le diable l’emporte ! Non, c’est Dieu lui-même qui me vient en aide », pensa-t-elle étouffant de joie.

Pavel Alexandrovitch était déjà dans le vestibule et mettait sa chouba, quand tout à coup parut, sortant on ne sait d’où, Nastassia Pétrovna.

— Où allez-vous ? dit-elle en le retenant par la main.

— Chez Borodonïev, Nastassia Pétrovna, chez mon parrain. Il a eu l’honneur de me baptiser. Un riche vieillard, un parrain à héritage, un homme à soigner.

— Chez Borodonïev ? Eh bien, renoncez à votre fiancée, dit sèchement Nastassia Pétrovna.

— Comment cela ?

— Comme cela. Vous pensez qu’elle est déjà à vous ? Eh bien ! elle va épouser le prince !

— Le prince ! Que dites-vous là, Nastassia Pétrovna ?

— Quoi ! que dites-vous là ? Voulez-vous voir et entendre vous-même ? Laissez votre chouba et venez avec moi.

Pavel Alexandrovitch, ahuri, abandonne sa chouba et se laisse conduire dans le cabinet noir dont la porte donne sur le salon.

— Mais, voyons ! Nastassia Pétrovna, je n’y comprends plus rien !…

— Vous comprendrez quand vous aurez entendu. La comédie ne tardera pas à commencer.

— Quelle comédie ?

— Chut ! ne parlez pas si haut ! Quelle comédie ? C’est vous qui en faites les frais : on vous trompe ; ce matin, quand vous êtes parti avec le prince, Maria Alexandrovna a surmené Zina, pendant près d’une heure, pour la persuader de prendre pour mari cette vieille mécanique. Elle disait que rien n’est si facile que de l’entortiller. Elle proposait de tels moyens que j’en avais moi-même mal au cœur. Je les ai entendues d’ici. Zina a consenti. Elles vous ont arrangé toutes deux ! Elles vous considèrent comme un imbécile, et Zina a formellement déclaré qu’elle ne vous épouserait pour rien au monde. Et moi, sotte, qui pensais déjà à mettre une cravate rose ! Mais écoutez donc ! écoutez donc !

— S’il en est ainsi, c’est… c’est infâme ! murmure Pavel Alexandrovitch en regardant sottement Nastassia Pétrovna dans les yeux.

— Mais écoutez plutôt ! Vous en entendrez de belles !…

— Où écouter ?

— Penchez-vous vers cette fente.

— Mais, Nastassia Pétrovna, je ne suis pas homme à écouter aux portes !

— Vous prenez bien votre temps ! Ici, mon petit père, il faut mettre votre honneur dans votre poche. Puisque vous êtes venu, écoutez…

— Pourtant…

— Si vous ne voulez pas, soyez-en donc pour un nez d’une aune ! Que m’importe ? J’ai pitié de vous et vous posez ? Est-ce pour moi que je travaille ? Je quitterai la maison dès ce soir. Pavel Alexnndrovitch, à contre-cœur, se penche vers la fente. Son sang bout dans ses artères ; il ne comprend rien à ce qui se passe autour de lui.