Le Rêve de Mysès/12
CHAPITRE XII
Mysès contemplait la souveraine, endormie dans ses bras. Le temps fuyait et de sinistres pressentiments troublaient son bonheur.
Les oiseaux nocturnes venaient battre des ailes contre sa porte en poussant leur cri plaintif, ce qui est un signe de mort.
Pourtant, la mort ne se présentait pas à l’esprit du prêtre avec son cortège de douleur et d’épouvante. Comme tous les hommes de sa caste, il la jugeait bienfaisante et réparatrice. L’inerte momie, toute raidie dans ses bandelettes, avec la fixité de son regard d’émail dans son masque d’or, n’éveillait en lui aucune crainte. Il se plaisait dans la solennité des sarcophages, le mystère des chambres de granit où sommeillait l’âme des défunts.
Toute l’architecture égyptienne, à l’image des
pensées de l’homme, ne s’inspirait, d’ailleurs,
que d’un songe funèbre. Les pyramides, les
obélisques, les pylônes, les colonnes immenses
représentaient une vague forme humaine :
celle du cadavre enlinceulé dans ses bandelettes.
Si quelque serviteur du Pharaon venait à me reconnaître, je serais perdue pour toi !… L’on te conduirait dans un sombre cachot, en attendant la mort qui ne tarderait guère… Ô mon aimé ! j’ai peur !…
L’Égyptien ne pensait qu’à la résurrection et ne travaillait que pour l’éternité.
Mysès jouissait donc de la vie dans l’attente de la mort.
Avec délices il respirait le souffle pur de la souveraine, baisait dévotement ses paupières closes, son front uni, le flot parfumé de ses cheveux.
Et, dans son sommeil, elle prononçait encore des paroles d’amour.
Jamais le prêtre n’avait connu de semblables transports, jamais la possession d’une femme ne lui avait valu une joie aussi complète.
Et Ahmosis, se réveillant, haussait sa bouche à la portée de la sienne. Elle cambrait les reins, se pressait contre la poitrine tumultueuse de son amant.
Lui, la rejetait sur les coussins. Dans le frémissement des soies et des gazes, leurs nerfs divinement vibraient. Ils n’étaient plus les amoureux hâtifs du premier baiser, mais les fervents d’un culte, presque divin, ceux qui, s’étant donnés l’un à l’autre, savouraient délicieusement leur bonheur.
— Ô ma reine glorieuse ! disait-il, tu sais des baisers plus doux que le miel !… Sous mes lèvres, ton corps frémit comme une harpe vibrante ; tu renais plus exquise de toutes les caresses !…
Et Ahmosis, pâmée, soupirait à son tour :
— Je voudrais, maître de mes jours ! répéter les mots qui s’envolent de ta bouche en tourbillons de flamme ! J’admire ton éloquence, mais je ne trouve plus de paroles pour exprimer ce que je ressens.
— Oui, ne dis rien ; reste ainsi, comme une idole de chair sous les lèvres du fidèle agenouillé !… Je veux animer tes bras fins, tes épaules et ta gorge !… Je veux, après le dernier frisson, t’enseigner d’autres frissons, jusqu’à l’anéantissement d’amour où nous sombrerons tous deux délicieusement.
Il égrenait, pour sa royale amante, les perles d’or d’une science amoureuse, qu’il ignorait, hier, encore. Puis, grisés d’étreintes et de caresses, ils restaient anéantis, heureux au delà des forces humaines.
Et la Mort, accroupie au pied du lit, allongeait vers les imprudents sa main décharnée, tandis que les oiseaux nocturnes, plus sinistrement, pleuraient au dehors.
Les ténèbres, maintenant, enveloppaient les
êtres et les choses, pendant que s’endormaient
les exaltations passionnées et les bondissantes
fougues, tandis que se calmaient, dans un
— Mahdoura, ton amante, pleure dans les rochers. Ne la regrettes-tu point ?…
sommeil réparateur, les ivresses qui triturent les
nerfs, soulèvent les êtres et les transportent
en de mystérieux paradis.
Mais Mysès poussa un cri.
— Il fait grand jour, ma bien-aimée, et nous sommes encore en cette demeure !…
— Ah ! dit-elle, j’avais oublié tout ce qui n’était pas ton amour !… Près de toi j’ai frissonné jusqu’aux os d’une extase inconnue…
— Et moi, je garde encore aux lèvres le parfum exquis de tes baisers… Viens, il est dangereux de rester ici, car je ne saurais où te cacher.
— Je t’obéis, mon doux maître, me voici.
Elle se dressait, toute nue, dans la splendeur de sa beauté.
— Tu ne peux partir ainsi.
Elle poussa du pied les étoffes précieuses amoncelées devant le sarcophage.
— Remets-moi mes ornements royaux.
— Mais, ces pierreries, ces voiles d’or, ces parures te feraient remarquer ?… Aucune femme à Thèbes n’en porte de semblables.
— Alors, que faire ?…
Il avisa, dans un coin, les vêtements de Mahdoura.
— Prends ces étoffes, dit-il, elles cacheront ta splendeur.
À la hâte, il l’enveloppa dans les tissus grossiers de la fille du peuple, mit un voile sur ses cheveux.
Docilement, elle se laissait faire.
— Nous sortirons de Thèbes par la cinquième porte d’eau ; et nous regarderons fuir, dans notre cange rapide, les terrasses, les pylônes, les portiques supportant les jardins suspendus de ton palais. Comme les flèches, menaçant le soleil, nous verrons défiler les obélisques couverts d’inscriptions fatidiques !…
La senteur fauve et poivrée de ce matin d’amour s’accentuait. Il faisait une chaleur lourde ; c’était une de ces heures d’Égypte où l’air semble charrier des étincelles, où le Nil se confond avec la terre, immobile comme elle, sous un ciel de feu.
Mysès poussait la reine vers la porte.
Avant de partir, il avait rejeté, dans le sarcophage, la gaine précieuse, les gorgerins d’émaux, le scarabée royal, et il avait refermé la grande boîte d’or et d’argent.
Rien, dans la chambre, ne révélait la scène étrange qui venait de se jouer pour la gloire de l’amour et de la mort.
— Un dernier baiser, dit la reine… Veux-tu, mon bien-aimé ?…
Il souleva son voile, colla sa bouche à la sienne.
— Maintenant, je puis partir.
Il ouvrit la porte et poussa un cri de terreur.
Mahdoura se dressait sur le seuil :
— Vous ne sortirez pas ! dit-elle. Je suis dans le logis de mon amant, et je défends mon bien !
Elle semblait grandie, pleine de colère et de haine farouche.
— Va-t-en ! cria Mysès.
— M’en aller, et pourquoi ?… Autant que cette femme j’ai droit à tes baisers !… Tu m’appartiens, car j’ai su te conquérir ; tu m’es aussi précieux que ma chair et mon sang !… Penses-tu qu’un amour comme le mien puisse s’éteindre en une minute, parce que ton caprice a changé ?…
— Pas tant de paroles, fit-il, laisse-nous passer !
Mais elle avait ramassé un dur bâton, oublié là par quelque conducteur de troupeaux, et elle en menaçait la reine.
— C’est cette femme qu’il faut chasser !
— Oublies-tu qui elle est ?…
— Je n’oublie rien !… Je sais que ta science a ressuscité la royale momie qui dormait dans ton logis. Je sais que la puissante Ahmosis, oubliant le respect dû aux Pharaons, s’est donnée à toi, que tu veux l’emmener dans quelque solitude pour savourer en paix ses incomparables caresses… Mais, cela ne sera pas.
— Va-t-en ! répéta Mysès, je puis disposer de mon cœur, à ma guise, et, d’ailleurs, je n’ai jamais aimé que la reine. C’est pour avoir à moi son corps charmant que je l’ai dérobé dans la crypte des prêtres embaumeurs et que je l’ai transporté ici. C’est pour conserver éternellement sa beauté lumineuse que j’ai confectionné des baumes prestigieux, et que j’ai respecté l’apparence adorable de sa chair. Tu sais que nul masque ne l’a défigurée, que nulle bandelette ne l’a meurtrie et que je n’ai point déposé son cœur dans la sinistre canope qui accompagne les morts ?… Son cœur bat dans sa poitrine et ses poumons se gonflent voluptueusement. Elle est telle que je l’ai trouvée dans le caveau du temple, au lendemain de son apparent décès.
« Elle sommeillait seulement et l’amour l’a réveillée. Il est bien juste qu’elle se donne à celui qui a respecté sa vie mystérieuse et l’a entourée de soins vigilants. Qu’aurait-elle fait si elle avait rouvert les yeux dans les ténèbres de l’hypogée, mûrée dans son tombeau de granit ?… Mais les Taricheutes l’auraient tuée avant, tandis que j’ai favorisé sa résurrection glorieuse !… elle est à moi, bien à moi, et je l’emporte !…
Il voulut écarter Mahdoura, mais la jeune fille eut un rire dédaigneux.
— Il est possible que tu aies raison… Tu défends ton amour, moi je défends le mien ; et j’ai raison aussi…
— Mais je ne t’ai pas appelée !… Tu es venue me surprendre dans ma retraite !… Tu m’as étourdi par tes caresses, tes baisers, et j’ai succombé parce que la chair est faible !… Tandis que j’acceptais le plaisir charnel que tu m’offrais, mon âme était tout entière auprès de ma divine amante. Jamais je n’ai aimé qu’elle, et, plus jamais, je ne recevrai les baisers d’une autre femme !
Mahdoura eut une plainte de bête blessée.
— Prends garde ! gémit-elle.
— Que puis-je craindre de toi ?… Je te briserais comme un roseau si je le voulais.
— Tu ne l’oserais pas !
— Certes, il me répugne de frapper une femme, c’est pourquoi je te supplie, une dernière fois, de nous livrer passage.
— Non, dit-elle résolument.
— Qu’espères-tu donc de moi, puisque plus jamais je n’accepterai ta caresse ?…
— Tu me hais donc bien ?…
— Oui, en ce moment, je voudrais te voir enchaînée sur les roches maudites, sous le vol tournoyant des oiseaux de proie !…
— Tu voudrais que mes paupières fussent fouillées par leur bec avide et mon corps déchiré par leurs serres cruelles ?…
— Je le voudrais.
— Que t’ai-je fait, Mysès, pour que tu me détestes à ce point ?…
— Tu t’opposes à mon amour !…
— À l’amour que tu as pour une autre !… Comprends donc ma torture affreuse !…
— Comprends aussi la mienne !
— Mysès, mon bien-aimé !…
— Je ne te connais plus… L’heure presse, livre-nous passage… Ne m’oblige pas à employer ma force, car je ne serais peut-être plus maître de ma colère.
— Ah ! je ne te crains pas, c’est cette femme que je veux châtier !…
Elle s’était jetée sur Ahmosis, mais le jeune homme, brusquement, lui avait saisi les poignets.
— Eh bien ! brise-moi !… car je m’opposerai à ta fuite de toute la puissance de ma tendresse éperdue !…
Elle se cramponnait à lui en poussant des clameurs farouches.
Alors, il mit ses mains autour du cou de la jeune fille, et serra jusqu’à ce qu’elle ne fît plus aucun mouvement.
Lorsqu’il détacha l’étau de son étreinte, le corps, comme une écharpe molle, s’allongea à ses pieds.
Il lui sembla, alors, que les arbres, autour de lui, se courbaient avec des râles, que les spectres, sortis des hypogées, hurlaient dans la débandade des reptiles sacrés éternellement dressés et menaçants. D’intolérables morsures lui déchiraient les entrailles, des pinces de feu lui broyaient les os. La mort, maintenant, l’envahissait lentement comme une effroyable caresse. Le paysage, jusqu’au fond de l’horizon, était plein de sarcophages ouverts d’où montaient des plaintes et des sanglots… Il sentait le sang s’échapper de ses veines, goutte à goutte, et fuir sur le sol en ruisselets rouges. Puis, tout à coup, la terre se déroba sous lui, et il roula en des profondeurs inconnues emporté dans une chute vertigineuse, inouïe…
Avec un profond soupir, Mysès se réveilla, tout angoissé par l’affreux cauchemar.
Un grand rayon baignait sa chambre, et Mahdoura, comme la veille, reposait auprès de lui. Mais, elle avait les narines pincées, les globes des yeux comme reculés au fond des orbites, sa chair était froide et son corps rigide.
Mysès pensait dormir encore et poursuivre, inconscient, son rêve morbide.
Il palpa la jeune fille avec une sorte de curiosité incrédule… Certes, il rêvait toujours, et la réalité, bientôt, allait surgir des brumes angoissantes, avec sa monotonie paisible, son espoir vague et cependant consolant : Mahdoura, l’amante jalouse, allait ouvrir ses paupières sombres et lui tendre le fruit vermeil de ses Lèvres… Il allait, de nouveau, connaître la saveur brûlante de son baiser.
— Mahdoura !… murmura-t-il, très bas, ne poursuis pas ce jeu cruel !… Vite, souris-moi, parle-moi, dis-moi que je continue mon rêve étrange ?…
Plusieurs fois, il répéta le nom de la jeune fille, voulant douter, quand même, et, peut-être, prolonger son erreur, dans l’épouvante d’un événement si singulier.
Il se mordit la main et éprouva une douleur vive. Mais non, il ne dormait plus ; il était bien conscient et vivant, vivant auprès de sa maîtresse inanimée !
L’émotion fut si grande qu’il se laissa tomber au pied du lit, redoutant de sentir encore contre lui le froid de la chair inerte.
Puis, ses regards se portèrent sur le sarcophage que le soleil faisait scintiller capricieusement. Il voulut revoir la reine Ahmosis si merveilleusement conservée par le mérite de sa science.
La présence auguste de sa « seule aimée » le consolerait et le soutiendrait dans les épreuves de la vie. Par elle, il serait meilleur et plus fort.
Le cœur battant, il entr’ouvrit la grande boîte d’or et recula avec horreur.
Un cadavre noirci, aux membres tordus et calcinés, s’y dressait sinistrement. D’Ahmosis, de la grande fleur voluptueuse, conservée dans les baumes, il ne restait plus rien. Une nuit avait suffi pour parfaire l’œuvre du tombeau. Les restes de la reine, rongés, hideux, étaient semblables à ceux qui, longuement, ont séjourné dans la terre, oubliés des humains.
Le prêtre, avec un gémissement, s’écroula entre ce qui restait de ses deux amours. Il comprit alors que tout bonheur était perdu pour lui, car il avait outragé les dieux en se targuant d’une vaine science et en dérobant le corps sacré de l’épouse du Pharaon !