Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 23-24).

XV

Tout ce que je venais d’éprouver s’était sans doute gravé sur mon visage, car, dès que j’entrai dans la chambre à coucher de ma mère, elle se dressa sur son séant et me jeta un regard un regard si interrogateur, si irrésistible, qu’après quelques essais de vaines explications, je finis par lui tendre son anneau nuptial. Ma mère pâlit affreusement ; ses yeux se dilatèrent et devinrent comme morts, pareils à ceux de l’autre. Elle poussa un faible cri, saisit l’anneau, et tombant sur ma poitrine, la tête renversée, elle continua à me dévorer du regard fixe de ses yeux, toujours grands et morts. Je l’entourai de mes deux bras, et debout, lentement, d’une voix basse, je lui racontai tout, sans rien cacher, mon rêve, ma rencontre… tout enfin. Elle m’avait écouté jusqu’au bout sans proférer une seule parole ; seulement sa respiration devenait plus rapide. Puis elle rougit, ses yeux ranimés se baissèrent ; elle mit la bague à son doigt, et s’éloignant en silence, alla prendre son chapeau et sa mantille.

— Ma mère !… où allez-vous ? lui demandai-je ?

Elle leva sur moi un regard qui semblait étonné de ma question ; elle essaya de me répondre, mais sa voix la trahit. Alors elle se frotta les mains comme pour se réchauffer, et me dit enfin :

— Allons… à l’instant… là-bas.

— Où voulez-vous aller ?

— Où il est, lui. Je veux le voir. Oh ! je le reconnaîtrai.

J’essayai d’abord de la dissuader ; mais, en voyant l’excitation nerveuse qui l’agitait, je reconnus qu’il était impossible de s’opposer à son désir. Et nous partîmes.