Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 17-20).

XII

La tempête s’était calmée, mais on sentait encore ses derniers frémissements. Il était très matin, on ne rencontrait personne dans les rues, toutes jonchées de tuiles, de carreaux, de planches, de branches d’arbres.

« Qu’a-t-il dû se passer en mer, » pensai-je à la vue des traces laissées par l’ouragan. Je voulais me diriger du côté du port ; mais mes pieds, comme obéissant à une attraction invincible, me portèrent du côté tout opposé. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que je me trouvai dans une partie de la ville que je n’avais point visitée jusque-là. Je marchais lentement, pas à pas, mais sans m’arrêter, avec une étrange sensation dans le cœur. Je m’attendais à quelque chose d’extraordinaire, d’impossible, et en même temps j’étais convaincu que cette chose impossible allait se réaliser.

Et voilà qu’en effet elle se réalise, cette chose impossible et pourtant attendue. Soudain, à une vingtaine de pas devant moi, j’aperçus ce même nègre qui, au café, avait accosté le baron. Enveloppé dans le même manteau que je lui avais déjà vu, il avait comme surgi de terre, et, me tournant le dos, il marchait rapidement le long du mince trottoir d’une ruelle tortueuse. Je me précipitai pour l’atteindre ; mais il doubla le pas, quoiqu’il n’eût pas regardé en arrière, et tout à coup tourna brusquement derrière l’angle d’une maison d’encoignure. Je courus à cet angle ; je tournai aussi vite que le nègre ; mais, chose singulière, — devant moi s’étend une rue longue, étroite et absolument vide ! Le brouillard du matin la remplit de sa brume de plomb ; mais mon regard pénètre jusqu’au bout ; je puis compter une à une toutes les maisons, et aucun être vivant ne bouge nulle part. Le nègre et son manteau s’étaient évanouis aussi subitement qu’ils avaient apparu. Je reste stupéfait, mais pas plus d’un instant. Une autre sensation s’empare de mon esprit : cette rue qui s’étend là, devant mes yeux, muette et morte, je la reconnais, c’est la rue de mon rêve. Je frissonne ; la matinée est si fraîche… et sur le champ, sans hésiter, avec autant d’assurance que de terreur, je m’élance en avant.

Je cherche des yeux… Mais la voilà… à droite, avançant sur le trottoir, la voilà, la maison de mon rêve ; c’est bien la vieille porte cochère, avec ses ornements en pierre des deux côtés. Il est vrai que les fenêtres de la maison sont carrées et non pas rondes, mais ce n’est pas important. Je frappe à la porte une fois, deux fois, toujours de plus en plus fort. La porte s’ouvre enfin, lentement, avec un grincement lourd et prolongé qui ressemble à un bâillement. Une jeune servante est devant moi, les cheveux en désordre, les yeux gonflés de sommeil ; elle vient de s’éveiller.

— C’est ici que demeure le baron ? demandai-je, et en même temps, d’un regard rapide, je parcours la cour étroite et profonde.

Tout est là, les planches et les poutres que j’ai vues en rêve.

— Non, me répondit la servante, le baron ne demeure pas ici.

— Comment non ? impossible…

— Il n’est plus ici maintenant ; il est parti hier.

— Pour quel pays ?

— Pour l’Amérique.

— L’Amérique… répétai-je involontairement. — Mais il reviendra ?

La servante me jeta un regard méfiant.

— Pour cela, nous ne pouvons rien en savoir ; peut-être ne reviendra-t-il pas du tout.

— A-t-il demeuré longtemps ici ?

— Pas longtemps ; une semaine.

— Et quel est le nom de famille du baron ?

La servante ouvrit de grands yeux.

— Vous ne connaissez pas le nom de famille de ce monsieur ? Holà, Pierre, cria-t-elle, en voyant que j’allais entrer, arrive donc ! Voilà un étranger qui fait toutes sortes de questions.

Un homme grossièrement bâti, à figure et à tournure d’ouvrier, sortit de la maison. « Qu’est-ce ? » demanda-t-il d’une voix enrouée ; et m’ayant écouté jusqu’au bout d’un air rébarbatif, il confirma tout ce que m’avait dit la servante. « Qui donc demeure ici ? demandai-je. — Notre patron. — Qui est-il ? — Un menuisier. Dans cette rue, il n’y a que des menuisiers. — Peut-on le voir ? — Non ; il dort à cette heure. — Peut-on entrer dans la maison ? — Non ; allez-vous-en. — Mais plus tard, pourrai-je voir votre patron ? — Certainement vous pourrez le voir, c’est un commerçant. Mais à présent, allez-vous-en. Peut-on venir déranger les gens à pareille heure ? — Et le nègre ? demandai-je tout à coup. L’homme regarda avec étonnement, moi d’abord, puis la servante. « Quel diable de nègre ! murmura-t-il entre ses dents. Allons, monsieur, filez ; vous reviendrez plus tard, et vous parlerez au patron. » Je sortis dans la rue ; la porte se referma sur moi, brusquement et d’un seul coup.

Je pris bien note de la maison, de la rue et m’en allai, mais non pas chez nous. Je ressentais comme une sorte de désenchantement. Tout ce qui m’était arrivé jusqu’à présent avait été si étrange, et voilà que ça se terminait d’une façon si bête ! J’aurais juré que, si j’étais entré dans la maison, j’aurais retrouvé la chambre connue, et au beau milieu d’elle, mon père le baron, en robe de chambre et la pipe à la bouche, tel que je l’avais vu tant de fois en rêve. Au lieu de cela, le maître de la maison est un menuisier ; on peut le visiter aussi souvent qu’on veut ; on peut même lui commander des meubles.

Et mon père qui est parti pour l’Amérique ! Que me reste-t-il à faire maintenant ? Faut-il tout raconter à ma mère, ou bien enterrer pour jamais jusqu’au souvenir de cette rencontre ? Non, non ; décidément je ne puis me réconcilier avec un dénoûment si plat et si vulgaire. Je ne veux pas retourner à la maison. Et je m’en allai sans savoir où, mais hors de la ville.