Traduction par Ivan Tourgueniev.
Journal Le Temps — Feuilleton du 20 au 21 janvier 1877 (p. 10-11).

VII

Dès que j’eus franchi le seuil, notre servante se précipita à ma rencontre, tout effarée. Je devinai à l’instant, à l’expression de son visage, que quelque chose de grave avait dû se passer à la maison pendant mon absence. En effet, j’appris que, une heure avant mon arrivée, un cri terrible avait tout à coup retenti dans la chambre de ma mère, et la servante, accourue à ce cri, l’avait trouvée par terre, évanouie. Au bout de quelques minutes ma mère revint à elle, mais fut obligée de prendre le lit. Elle avait un air étrange, bouleversé, ne répondait pas aux questions, ne disait pas une parole et ne cessait de jeter autour d’elle des regards d’effroi.

La servante envoya le jardinier chercher un médecin. Celui-ci vint, prescrivit un calmant ; mais à lui non plus, ma mère ne dit pas un seul mot. Le jardinier prétendait que, peu d’instants après qu’eut retenti le cri jeté par ma mère, il avait vu un homme inconnu franchir rapidement les plates-bandes de notre jardin et se diriger, en courant, vers la porte de la rue. Nous habitions une maison à un seul étage, dont les fenêtres donnaient sur un assez grand jardin. Le jardinier n’avait pas eu le temps de bien envisager l’inconnu ; il avait remarqué seulement qu’il était de haute taille, maigre, avec un chapeau de paille et une longue redingote.

— Les vêtements du baron ! pensai-je aussitôt.

Le jardinier n’avait pu songer à rattraper l’inconnu, d’autant plus qu’on l’avait aussitôt envoyé chercher le médecin.

J’entrai chez ma mère ; elle était dans son lit, plus pâle que l’oreiller sur lequel reposait sa tête. En m’apercevant elle fit un faible sourire, et me tendit la main. Je m’assis près de son lit et me mis à la questionner avec discrétion. D’abord elle répondit non à toutes mes demandes ; puis enfin, elle avoua qu’elle avait vu quelque chose qui l’avait fort troublée.

— Quelqu’un est entré ici ? demandai-je.

— Non, reprit-elle précipitamment, personne n’est entré. Mais j’ai vu… J’ai cru voir…

Elle se tut, et se couvrit les yeux de la main. J’allais lui transmettre ce que j’avais appris du jardinier, et lui raconter aussi mon entrevue avec le baron, mais, je ne sais pourquoi, les paroles expirèrent sur mes lèvres. Je me décidai pourtant à faire cette observation à ma mère, « que les apparitions de revenants ne se faisaient guère le jour. »

— Laisse, murmura-t-elle ; ne me tourmente pas maintenant. Peut-être plus tard tu sauras…

Elle se tut de nouveau. Ses mains étaient froides ; son pouls battait vite et inégalement. Je lui fis prendre la potion, et m’éloignai de son lit pour ne pas l’agiter. Elle ne se leva pas de toute la journée ; elle restait couchée, immobile, poussant de temps à autre de profonds soupirs et ouvrant tout à coup des yeux épouvantés. Toute la maison était consternée.