G. Charpentier (p. 273-292).


XIII


Angélique allait mourir. Il était dix heures, une claire matinée de la fin de l’hiver, un temps vif, avec un ciel blanc, tout égayé de soleil. Dans le grand lit royal, drapé d’une ancienne perse rose, elle ne bougeait plus, sans connaissance depuis la veille. Allongée sur le dos, ses mains d’ivoire abandonnées sur le drap, elle n’avait plus ouvert les yeux ; et son fin profil s’était aminci, sous le nimbe d’or de ses cheveux ; et on l’aurait crue morte déjà, sans le tout petit souffle de ses lèvres.

La veille, Angélique s’était confessée et avait communié, se sentant très mal. Le bon abbé Cornille, vers trois heures, lui avait apporté le saint viatique. Puis, dans la soirée, comme la mort la glaçait peu à peu, un grand désir lui était venu de l’extrême-onction, la médecine céleste, instituée pour la guérison de l’âme et du corps. Avant de perdre connaissance, sa dernière parole, un murmure à peine, recueilli par Hubertine avait bégayé ce désir des saintes huiles, Oh ! tout de suite, pour qu’il fût temps encore. Mais la nuit s’avançait, on avait attendu le jour, et l’abbé, averti, allait enfin arriver.

Tout se trouvait prêt, les Hubert achevaient d’arranger la chambre. Sous le gai soleil, qui, à cette heure matinale, frappait les vitres, elle était d’une blancheur d’aurore, avec la nudité de ses grands murs blancs. Ils avaient couvert la table d’une nappe blanche. À droite et à gauche d’un crucifix, deux cierges y brûlaient, dans les flambeaux d’argent, montés du salon. Et il y avait encore là de l’eau bénite et un aspersoir, une aiguière d’eau avec son bassin et une serviette, deux assiettes de porcelaine blanche, l’une pleine de flocons d’ouate ; l’autre de cornets de papier blanc. On avait couru les serres de la ville basse sans trouver d’autres fleurs que des roses, de grosses roses blanches dont les énormes touffes garnissaient la table comme d’un frisson de blanches dentelles. Et, dans cette blancheur accrue, Angélique mourante respirait toujours de son petit souffle, les paupières closes.

À sa visite du matin, le docteur venait de dire qu’elle ne vivrait pas la journée. D’un moment à l’autre, peut-être, passerait-elle, sans même reprendre connaissance. Et les Hubert attendaient. Il fallait que la chose fût, malgré leurs larmes. S’ils avaient voulu cette mort, préférant l’enfant morte à l’enfant révoltée, c’était que Dieu la voulait avec eux. Maintenant, cela échappait à leur puissance, ils ne pouvaient que se soumettre. Ils ne regrettaient rien, mais leur être succombait de douleur. Depuis qu’elle était là, agonisante, ils l’avaient soignée, en refusant tout secours étranger. Ils se trouvaient seuls encore, à cette heure dernière, et ils attendaient.

Hubert, machinal, alla ouvrir la porte du poêle de faïence, dont le ronflement ressemblait à une plainte. Le silence se fit, une douce chaleur pâlissait les roses. Depuis un instant, Hubertine écoutait les bruits de la cathédrale, derrière le mur. Un branle de cloche donnait un frisson aux vieilles pierres ; sans doute l’abbé Cornille quittait l’église, avec les saintes huiles ; et elle descendit pour le recevoir, au seuil de la maison. Deux minutes s’écoulèrent, un grand murmure emplit l’étroit escalier de la tourelle. Puis, dans la chambre tiède, Hubert, frappé d’étonnement, se mit à trembler, tandis qu’une crainte religieuse, un espoir aussi, le faisaient tomber à genoux.

Au lieu du vieux prêtre attendu, c’était Monseigneur qui entrait, Monseigneur en rochet de dentelle, ayant l’étole violette et portant le vaisseau d’argent, où se trouvait l’huile des infirmes, bénite par lui-même le Jeudi saint. Ses yeux d’aigle restaient fixes, sa belle face pâle, sous les épaisses boucles de ses cheveux blancs, gardait une majesté. Et, derrière lui, comme un simple clerc, marchait l’abbé Cornille, un crucifix à la main et le rituel sous l’autre bras.

Debout un moment à la porte, l’évêque dit d’une voix grave :

Pax huic domui.

Et omnibus habitantibus in ea, répondit plus bas le prêtre.

Quand ils furent entrés, Hubertine, qui remontait à leur suite, tremblante elle aussi de saisissement, vint s’agenouiller près de son mari. L’un et l’autre, prosternés, les mains jointes, prièrent de toute leur âme.

Au lendemain de sa visite à Angélique, l’explication terrible avait eu lieu entre Félicien et son père. Dès le matin, ce jour-là, il força les portes, se fit recevoir dans l’oratoire même, où l’évêque était encore en oraison, après une de ces nuits de lutte affreuse contre le passé renaissant. Chez ce fils respectueux, courbé jusqu’alors par la crainte, la révolte débordait, longtemps étouffée ; et le choc fut rude, qui heurtait ces deux hommes, du même sang, prompt à la violence. Le vieillard, ayant quitté son prie-Dieu, écoutait, les joues tout de suite empourprées, muet, dans une obstination hautaine. Le jeune homme, la flamme également au visage, vidait son cœur, parlait d’une voix qui s’élevait peu à peu, grondante. Il disait Angélique malade, à l’agonie, il racontait dans quelle crise de tendresse épouvantée il avait fait le projet de fuir avec elle, et comment elle s’était refusée à le suivre, d’un renoncement et d’une chasteté de sainte. Ne serait-ce pas un meurtre, que de la laisser mourir, cette enfant obéissante, qui entendait ne le tenir que de la main de son père ? Lorsqu’elle pouvait l’avoir enfin, lui, son titre, sa fortune, elle avait crié non, elle s’était débattue, victorieuse d’elle-même. Et il l’aimait, à en mourir, lui aussi, il se méprisait de n’être point à son côté, pour s’éteindre ensemble, du même souffle ! Aurait-on la cruauté de vouloir leur fin misérable à tous deux ? Ah ! l’orgueil du nom, la gloire de l’argent, l’entêtement dans la volonté, est-ce que cela pesait, lorsqu’il n’y avait plus que deux heureux à faire ? Et il joignait, il tordait ses mains tremblantes, hors de lui, il exigeait un consentement, suppliant encore, menaçant déjà. Mais l’évêque ne se décida à ouvrir les lèvres que pour répondre par le mot de sa toute-puissance : Jamais !

Alors, Félicien, dans sa rébellion, avait déliré, perdant tout ménagement. Il parla de sa mère. C’était elle qui ressuscitait en lui, pour réclamer les droits de la passion. Son père ne l’avait donc pas aimée, il s’était donc réjoui de sa mort, qu’il se montrait si dur à ceux qui s’aimaient et qui voulaient vivre ? Mais il avait beau s’être glacé dans les renoncements du culte, elle reviendrait le hanter et le torturer, puisqu’il torturait l’enfant qu’elle avait eu de leur mariage. Elle était toujours, elle voulait être dans les enfants de son enfant, à jamais ; et il la tuait de nouveau, en refusant à cet enfant la fiancée choisie, celle qui devait continuer la race. On n’épousait pas L’Église, quand on avait épousé la femme. Et, en face de son père immobile, grandi dans un effrayant silence, il lança les mots de parjure et d’assassin. Puis, épouvanté, chancelant, il s’enfuit.

Lorsqu’il fut seul, Monseigneur, comme frappé d’un couteau en pleine poitrine, tourna sur lui-même et s’abattit, les deux genoux sur le prie-Dieu. Un râle affreux sortait de sa gorge. Ah ! les misères du cœur, les invincibles faiblesses de la chair ! Cette femme, cette morte toujours ressuscitée, il l’adorait ainsi qu’au premier soir, quand il avait baisé ses pieds blancs ; et ce fils, il l’adorait comme une dépendance d’elle même, un peu de sa vie qu’elle lui avait laissé ; et cette jeune fille, cette petite ouvrière qu’il repoussait, il l’adorait aussi, de l’adoration que son fils avait pour elle. Maintenant, tous les trois désespéraient ses nuits. Sans qu’il se l’avouât, elle l’avait touché dans la cathédrale, la petite brodeuse, si simple, avec ses cheveux d’or, sa nuque fraîche, sentant bon la jeunesse. Il la revoyait, elle passait délicate, pure, d’une soumission irrésistible. Un remords ne serait pas entré en lui, d’une marche plus certaine, ni plus conquérante. Il pouvait la rejeter à voix haute, il savait bien désormais qu’elle lui tenait le cœur, de ses humbles mains, abîmées par l’aiguille. Pendant que Félicien le suppliait violemment, il les avait aperçues, derrière sa tête blonde, les deux femmes adorées, celle que lui pleurait, celle qui se mourait pour son enfant. Et, ravagé, sanglotant, ne sachant où retrouver le calme, il demandait au Ciel de lui donner le courage de s’arracher le cœur, puisque ce cœur n’était plus à Dieu.

Monseigneur pria jusqu’au soir. Quand il reparut, il était d’une blancheur de cire, déchiré, résolu pourtant. Lui ne pouvait rien, il répéta le mot terrible : Jamais ! C’était Dieu qui seul avait le droit de le relever de sa parole ; et Dieu, imploré, se taisait. Il fallait souffrir.

Deux jours s’écoulèrent. Félicien rôdait devant la petite maison, fou de douleur, aux aguets des nouvelles. Chaque fois que sortait quelqu’un, il défaillait de crainte. Et ce fut ainsi que le matin où Hubertine courut à l’église demander les saintes huiles, il sut qu’Angélique ne passerait pas la journée. L’abbé Cornille n’était pas là, il battit la ville pour le trouver, mettant en lui une dernière espérance de secours divin. Puis, comme il ramenait le bon prêtre, son espoir s’en alla, il tomba à une crise de doute et de rage. Que faire ? de quelle façon obliger le Ciel à intervenir ? Il s’échappa, força de nouveau les portes de l’Évêché ; et l’évêque, un moment, eut peur, devant l’incohérence de ses paroles. Ensuite, il comprit : Angélique agonisait, elle attendait l’extrême-onction, Dieu seul pouvait la sauver. Le jeune homme n’était venu que pour crier sa peine, rompre avec ce père abominable, lui jeter son meurtre au visage. Mais Monseigneur l’écoutait sans colère, les yeux éclairés brusquement d’un rayon, comme si une voix enfin avait parlé. Et il lui fit signe de marcher le premier, il le suivit, en disant :

— Si Dieu veut, je veux.

Félicien fut traversé d’un grand frisson. Son père consentait, déchargé de son vouloir, soumis à la bonne volonté du miracle. Eux n’étaient plus, Dieu agirait. Les larmes l’aveuglèrent, pendant que Monseigneur, à la sacristie, prenait les saintes huiles des mains de l’abbé Cornille. Il les accompagna, éperdu, il n’osa entrer dans la chambre, tombé à deux genoux sur le palier, devant la porte grande ouverte.

Pax huic domui.

Et omnibus habitantibus in ea.

Monseigneur venait de poser, sur la table blanche, entre les deux cierges, les saintes huiles en traçant dans l’air le signe de la croix, avec le vase d’argent. Il prit ensuite, des mains de l’abbé, le crucifix, et s’approcha de la malade, pour le lui faire baiser. Mais Angélique était toujours sans connaissance, les paupières closes, les mains raidies, pareille aux minces et rigides figures de pierre couchées sur les tombeaux. Un instant, il la regarda, s’aperçut qu’elle n’était point morte, à son petit souffle, lui mit aux lèvres le crucifix. Il attendait, sa face gardait la majesté du ministre de la pénitence, aucune émotion humaine ne s’y montra, lorsqu’il eut constaté que pas un frémissement n’avait couru sur le fin profil ni dans les cheveux de lumière. Elle vivait pourtant, cela suffisait au rachat des fautes.

Alors, Monseigneur reçut de l’abbé le bénitier et l’aspersoir ; et, tandis que celui-ci lui présentait le rituel ouvert, il jeta de l’eau bénite sur la mourante, en lisant les paroles latines :

Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor ; lavabis me, et super nivem, dealbabor.

Des gouttes jaillissaient, tout le grand lit en était rafraîchi, comme d’une rosée. Il en plut sur les doigts, sur les joues ; mais, une à une, elles y roulaient, ainsi que sur un marbre insensible. Et l’évêque se tourna ensuite vers les assistants, il les aspergea à leur tour. Hubert et Hubertine, agenouillés côte à côte, dans leur besoin de foi ardente, se courbèrent sous l’ondée de cette bénédiction. Et l’évêque bénissait aussi la chambre, les meubles, les murs blancs, toute cette blancheur nue, lorsque, en passant près de la porte, il se trouva devant son fils, abattu sur le seuil, sanglotant dans ses mains brûlantes. D’un geste lent, il leva par trois fois l’aspersoir, il le purifia d’une pluie douce. Cette eau bénite, ainsi répandue partout, c’était pour chasser d’abord les mauvais esprits, volant par milliards, invisibles. À ce moment, un pâle rayon de soleil d’hiver glissait jusqu’au lit ; et tout un vol d’atomes, des poussières agiles, semblaient y vivre, innombrables, descendus d’un angle de la fenêtre comme pour baigner de leur foule tiède les mains froides de la mourante.

Revenu devant la table, Monseigneur dit l’oraison :

Exaudi nos…

Il ne se pressait point. La mort était là, parmi les rideaux de vieille perse ; mais il la sentait sans hâte, elle patienterait. Et, bien que, dans l’anéantissement de son être, l’enfant ne pût l’entendre, il lui parla, il demanda :

— N’avez-vous rien sur la conscience qui vous fasse de la peine ? Confessez vos tourments, soulagez-vous, ma fille.

Allongée, elle garda le silence. Lorsqu’il lui eut en vain donné le temps de répondre, il commença l’exhortation de la même voix pleine, sans paraître savoir que pas une de ses paroles ne lui arrivait.

— Recueillez-vous, demandez, au fond de vous-même, pardon à Dieu. Le sacrement va vous purifier et vous rendre des forces nouvelles. Vos yeux deviendront clairs, vos oreilles chastes, vos narines fraîches, votre bouche sainte, vos mains innocentes…

Il dit jusqu’au bout ce qu’il fallait dire, les yeux sur elle ; et elle soufflait à peine, pas un des cils de ses paupières closes ne remuait. Puis, il commanda :

— Récitez le symbole.

Après avoir attendu, il le récita lui-même.

Credo in unum Deum…

Amen, répondit l’abbé Cornille.

On entendait toujours, sur le palier, Félicien pleurer à gros sanglots, dans l’énervement de l’espoir. Hubert et Hubertine priaient, du même geste élancé et craintif, comme s’ils avaient senti descendre les toutes-puissances inconnues. Un arrêt s’était produit, un balbutiement de prière. Et, maintenant, les litanies du rituel se déroulaient, l’invocation aux saints et aux saintes, l’envolée des Kyrie eleison, appelant tout le ciel au secours de l’humanité misérable.

Puis, soudain, les voix tombèrent, il se fit un silence profond. Monseigneur se lavait les doigts, sous les quelques gouttes d’eau que l’abbé lui versait de l’aiguière. Enfin, il reprit le vaisseau des saintes huiles, en ôta le couvercle, vint se placer devant le lit. C’était la solennelle approche du sacrement, de ce dernier sacrement dont l’efficacité efface tous les péchés mortels ou véniels, non pardonnés, qui demeurent dans l’âme après les autres sacrements reçus : anciens restes de péchés oubliés, péchés commis sans le savoir, péchés de langueur n’ayant pas permis de se rétablir fermement en la grâce de Dieu. Mais où les prendre, ces péchés ? Ils venaient donc du dehors, dans ce rayon de soleil, aux poussières dansantes, qui semblaient apporter des germes de vie jusque sur ce grand lit royal, blanc et froid de la mort d’une vierge ?

Monseigneur s’était recueilli, les regards de nouveau sur Angélique, s’assurant que le petit souffle n’avait pas cessé. Il se défendait encore de toute émotion humaine, à la voir si amincie, d’une beauté d’ange, immatérielle déjà. Son pouce ne trembla pas, lorsqu’il le trempa doucement dans les saintes huiles et qu’il commença les onctions sur les cinq parties du corps où résident les sens, les cinq fenêtres par lesquelles le mal entre dans l’âme.

D’abord, sur les yeux, sur les paupières fermées, la droite, la gauche ; et le pouce, légèrement, traçait le signe de la croix.

Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per visum deliquisti.

Et les péchés de la vue étaient réparés, les regards lascifs, les curiosités déshonnêtes, les vanités des spectacles, les mauvaises lectures, les larmes répandues pour des chagrins coupables. Et elle ne connaissait d’autre livre que la Légende, d’autre horizon que l’abside de la cathédrale, qui lui bouchait le reste du monde. Et elle n’avait pleuré que dans la lutte de l’obéissance contre la passion.

L’abbé Cornille prit un des flocons d’ouate, en essuya les deux paupières, puis l’enferma dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur oignit les oreilles, aux lobes d’une transparence de nacre, le droit, le gauche, à peine mouillés du signe de la croix.

Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per auditum delisquisti.

Et toute l’abomination de l’ouïe se trouvait rachetée, toutes les paroles, toutes les musiques qui corrompent, les médisances, les calomnies, les blasphèmes, les propos licencieux écoutés avec complaisance, les mensonges d’amour aidant à la défaite du devoir, les chants profanes exaltant la chair, les violons des orchestres pleurant de volupté sous les lustres. Et, dans son isolement de fille cloîtrée, elle n’avait même jamais entendu le bavardage libre des voisines, le juron d’un charretier qui fouette ses chevaux. Et elle n’avait dans les oreilles d’autres musiques que les cantiques saints, le grondement des orgues, le balbutiement des prières, dont la petite maison fraîche vibrait toute, au flanc de la vieille église.

L’abbé, après avoir essuyé les oreilles avec un flocon d’ouate, le mit dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur passa aux narines, la droite, la gauche, pareilles à deux pétales de rose blanche, que son pouce purifiait du signe de la croix.

Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per odoratum deliquisti.

Et l’odorat retournait à l’innocence première, lavé de toute souillure, non seulement de la honte charnelle des parfums, de la séduction des fleurs aux haleines trop douces, des senteurs éparses de l’air qui endorment l’âme, mais encore des fautes de l’odorat intérieur, les mauvais exemples donnés à autrui, la peste contagieuse du scandale. Et, droite, pure, elle avait fini par être un lis parmi les lis, un grand lis dont le parfum fortifiait les faibles, égayait les forts. Et, justement, elle était si candidement délicate, qu’elle n’avait jamais pu tolérer les œillets ardents, les lilas musqués, les jacinthes fiévreuses, seulement à l’aise parmi les floraisons calmes, les violettes et les primevères des bois.

L’abbé essuya les narines, glissa le flocon d’ouate dans un autre des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur, descendant à la bouche close, qu’entrouvrait à peine le léger souffle, barra la lèvre inférieure du signe de la croix.

Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per gustum deliquisti.

Et toute sa bouche n’était plus qu’un calice d’innocence, car c’était, cette fois, le pardon des basses satisfactions du goût, la gourmandise, la sensualité du vin et du miel, le pardon surtout des crimes de la langue, l’universelle coupable, la provocatrice, l’empoisonneuse, celle qui fait les querelles, les guerres, les erreurs, les paroles fausses dont le ciel lui-même est obscurci. Et la gourmandise n’avait jamais été son vice, elle en était venue, comme Élisabeth, à se nourrir, sans distinguer les aliments. Et, si elle vivait dans l’erreur, c’était son rêve qui l’y avait mise, l’espoir de l’au-delà, la consolation de l’invisible, tout ce monde enchanté que créait son ignorance et qui faisait d’elle une sainte.

L’abbé, ayant essuyé la bouche, plia le flocon d’ouate dans le quatrième des cornets de papier blanc.

Enfin, Monseigneur, à droite, puis à gauche, joignant les paumes des deux petites mains d’ivoire, renversées sur le drap, effaça leurs péchés, du signe de la croix.

Per istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat tibi Dominus quidquid per tactum deliquisti.

Et le corps entier était blanc, lavé de ses dernières macules, celles du toucher, les plus salissantes, les rapines, les batteries, les meurtres, sans compter les péchés des autres parties omises, la poitrine, les reins et les pieds, que cette onction rachetait aussi, tout ce qui brûle et rugit dans la chair, nos colères, nos désirs, nos passions déréglées, les charniers où nous courons, les joies défendues dont crient nos membres. Et, depuis qu’elle était là, mourante de sa victoire, elle avait abattu sa violence, son orgueil et sa passion, comme si elle n’eût apporté le mal originel que pour la gloire d’en triompher. Et elle ne savait même pas qu’elle avait eu des désirs, que sa chair avait gémi d’amour, que le grand frisson de ses nuits pouvait être coupable, tellement elle était cuirassée d’ignorance, l’âme blanche, toute blanche.

L’abbé essuya les mains, fit disparaître le flocon d’ouate dans le dernier cornet de papier blanc, et brûla les cinq cornets, au fond du poêle.

La cérémonie était terminée, Monseigneur se lavait les doigts, avant de dire l’oraison finale. Il n’avait plus qu’à exhorter encore la mourante, en lui mettant au poing le cierge symbolique, pour chasser les démons et montrer qu’elle venait de recouvrer l’innocence baptismale. Mais elle était restée rigide, les yeux fermés, morte. Les saintes huiles avaient purifié son corps, les signes de croix laissaient leurs traces aux cinq fenêtres de l’âme, sans faire remonter aux joues une onde de vie. Imploré, espéré, le prodige ne s’était pas produit. Hubert et Hubertine, toujours agenouillés côte à côte, ne priaient plus, regardaient de leurs yeux fixes, si ardemment qu’on les aurait dits tous les deux immobilisés à jamais, ainsi que ces figures de donataires qui attendent la résurrection, dans un coin d’ancien vitrail. Félicien s’était traîné sur les genoux, maintenant à la porte même, ayant cessé de sangloter, la tête droite, lui aussi, pour voir, enragé de la surdité de Dieu.

Une dernière fois, Monseigneur s’approcha du lit, suivi de l’abbé Cornille, qui tenait, tout allumé, le cierge qu’on devait mettre dans la main de la malade. Et l’évêque, s’entêtant à aller jusqu’au bout du rite, afin de laisser à Dieu le temps d’agir, prononça la formule :

Accipe lampadem ardentem, custodi unctionem tuam, ut cum Dominus ad judicandum venerit, possis occurrere ei cum omnibus sanctis, et vivas in sæcula sæculorum.

Amen, répandit l’abbé.

Mais, quand ils essayèrent d’ouvrir la main d’Angélique et de la serrer autour du cierge, la main inerte retomba sur la poitrine.

Alors, Monseigneur fut saisi d’un grand tremblement. C’était l’émotion, longtemps combattue, qui débordait en lui, emportant les dernières rigidités du sacerdoce. Il l’avait aimée, cette enfant, du jour où elle était venue sangloter à ses genoux. À cette heure, elle était pitoyable, avec cette pâleur du tombeau, d’une beauté si douloureuse, qu’il ne tournait plus les regards vers le lit, sans que son cœur, secrètement, fût noyé de chagrin. Il cessait de se contenir, deux grosses larmes gonflèrent ses paupières, coulèrent sur ses joues. Elle ne pouvait pas mourir ainsi, il était vaincu par son charme dans la mort.

Et Monseigneur, se rappelant les miracles de sa race, ce pouvoir que le Ciel leur avait donné de guérir, songea que Dieu sans doute attendait son consentement de père. Il invoqua sainte Agnès, devant laquelle tous les siens avaient fait leurs dévotions, et comme Jean V d’Hautecœur allant prier au chevet des pestiférés et les baiser, il pria, il baisa Angélique sur la bouche.

— Si Dieu veut, je veux.

Tout de suite, Angélique ouvrit les paupières. Elle le regardait sans surprise, éveillée de son long évanouissement ; et ses lèvres, tièdes du baiser, souriaient. C’étaient des choses qui devaient se réaliser, peut-être sortait-elle de les rêver une fois encore, trouvant très simple que Monseigneur fût là, pour la fiancer à son fils, puisque l’heure était arrivée enfin. D’elle-même, elle se mit sur son séant, au milieu du grand lit royal.

L’évêque, ayant dans les yeux la clarté du prodige, répéta la formule :

Accipe lampadem ardentem…

Amen, répondit l’abbé.

Angélique avait pris le cierge allumé, et d’une main ferme, elle le tenait droit. La vie était revenue, la flamme brûlait très claire, chassant les esprits de la nuit.

Un grand cri traversa la chambre, Félicien était debout, comme soulevé par le vent du miracle ; tandis que les Hubert, renversés sous le même souffle, restaient à genoux, les yeux béants, la face ravie, devant ce qu’ils venaient de voir. Le lit leur avait paru enveloppé d’une vive lumière, des blancheurs montaient encore dans le rayon de soleil, pareilles à des plumes blanches ; et les murs blancs, toute la chambre blanche gardait un éclat de neige. Au milieu, ainsi qu’un lis rafraîchi et redressé sur sa tige, Angélique dégageait cette clarté. Ses cheveux d’or fin la nimbaient d’une auréole, les yeux couleur de violette luisaient divinement, toute une splendeur de vie rayonnait de son visage pur. Et Félicien, la voyant guérie, bouleversé de cette grâce que le Ciel leur faisait, s’approcha, s’agenouilla près du lit.

— Ah ! chère âme, vous nous reconnaissez, vous vivez… Je suis à vous, mon père le veut bien, puisque Dieu l’a voulu.

Elle inclina la tête, elle eut un rire gai.

— Oh ! je savais, j’attendais… Tout ce que j’ai vu doit être.

Monseigneur, qui avait retrouvé sa hauteur sereine, lui posa de nouveau sur la bouche le crucifix, qu’elle baisa cette fois, en servante soumise. Puis, d’un grand geste, par toute la chambre, au-dessus de toutes les têtes, il donna les bénédictions dernières, pendant que les Hubert et l’abbé Cornille pleuraient.

Félicien avait pris la main d’Angélique. Et, dans l’autre petite main, le cierge d’innocence brûlait, très haut.