G. Charpentier (p. 231-254).


XI


Dès le soir, dans la cuisine, en sortant de table, Angélique se confessa aux Hubert, dit sa démarche près de l’évêque et le refus de celui-ci. Elle était toute pâle, mais très calme.

Hubert fut bouleversé. Eh quoi ! déjà, sa chère enfant souffrait ! Elle aussi était frappée au cœur. Il en avait des larmes plein les yeux, dans sa parenté de passion avec elle, cette fièvre de l’au-delà qui les emportait si aisément ensemble, au moindre souffle.

— Ah ! ma pauvre chérie, pourquoi ne m’as-tu pas consulté ? Je serais allé avec toi, j’aurais peut-être fléchi Monseigneur.

D’un regard, Hubertine le fit taire. Il était vraiment déraisonnable. Ne valait-il pas mieux saisir l’occasion, pour enterrer ce mariage impossible ? Elle prit la jeune fille entre ses bras, elle la baisa tendrement au front.

— Alors, c’est fini, mignonne, bien fini ?

Angélique, d’abord, ne parut pas comprendre.

Puis, les mots lui revinrent, de loin. Elle regarda devant elle, comme si elle eût interrogé le vide ; et elle répondit :

— Sans doute, mère.

En effet, le lendemain, elle s’assit à son métier, elle broda, de son air habituel. Sa vie d’autrefois reprenait, elle semblait ne point souffrir. Aucune allusion d’ailleurs, pas un regard vers la fenêtre, à peine un reste de pâleur. Le sacrifice parut accompli.

Hubert lui-même le crut, se rendit à la sagesse d’Hubertine, travailla à écarter Félicien, qui, n’osant encore se révolter contre son père, s’enfiévrait, au point de ne plus tenir la promesse qu’il avait faite d’attendre, sans tâcher de revoir Angélique. Il lui écrivit, et les lettres furent interceptées. Il se présenta un matin et ce fut Hubert qui le reçut. L’explication les désespéra autant l’un que l’autre, tellement le jeune homme montra sa peine, lorsque le brodeur lui dit le calme convalescent de sa fille, en le suppliant d’être loyal, de disparaître, pour ne pas la rejeter au trouble affreux du dernier mois. Félicien s’engagea de nouveau à la patience ; mais il refusa violemment de reprendre sa parole. Il espérait toujours convaincre son père. Il attendrait, il laisserait les choses en l’état avec les Voincourt, où il dînait deux fois la semaine, dans l’unique but d’éviter une rébellion ouverte. Et, comme il partait, il supplia Hubert d’expliquer à Angélique pourquoi il consentait au tourment de ne pas la voir : il ne pensait qu’à elle, tous ses actes n’avaient d’autre fin que de la conquérir.

Hubertine, quand son mari lui rapporta cet entretien, devint grave. Puis, après un silence :

— Répéteras-tu à l’enfant ce qu’il t’a chargé de lui dire ?

— Je le devrais.

Elle le regarda fixement, déclara ensuite :

— Agis selon ta conscience… Seulement, il s’illusionne, il finira par plier sous la volonté de son père, et ce sera notre pauvre chère fillette qui en mourra.

Alors, Hubert, combattu, plein d’angoisse, hésita, se résigna à ne répéter rien. D’ailleurs, chaque jour, il se rassurait un peu, lorsque sa femme lui faisait remarquer l’attitude tranquille d’Angélique.

— Tu vois bien que la blessure se ferme… Elle oublie.

Elle n’oubliait pas, elle attendait, elle aussi, simplement. Toute espérance humaine était morte, elle en revenait à l’idée d’un prodige. Il s’en produirait sûrement un, si Dieu la voulait heureuse. Elle n’avait qu’à s’abandonner entre ses mains, elle se croyait punie, par cette nouvelle épreuve, de ce qu’elle avait essayé de forcer sa volonté, en importunant Monseigneur. Sans la grâce, la créature était débile, incapable de victoire. Son besoin de la grâce la rendait à l’humilité, à la seule espérance du secours de l’invisible, n’agissant plus, laissant agir les forces mystérieuses, épandues à son entour. Elle recommença, chaque soir, sous la lampe, à relire son antique exemplaire de la Légende dorée ; et elle en sortait ravie, comme dans la naïveté de son enfance ; et elle ne mettait en doute aucun miracle, convaincue que la puissance de l’inconnu est sans bornes pour le triomphe des âmes pures.

Justement, le tapissier de la cathédrale était venu demander aux Hubert un panneau de très riche broderie, pour le siège épiscopal de Monseigneur. Ce panneau, large d’un mètre cinquante, haut de trois, devait s’encadrer dans la boiserie du fond, et représentait deux anges de grandeur naturelle, tenant une couronne, sous laquelle se trouvaient les armoiries des Hautecœur. Il nécessitait de la broderie en bas-relief, travail qui demande beaucoup d’art et une grande dépense de force physique. Les Hubert, d’abord, avaient refusé, de crainte de fatiguer Angélique, surtout de l’attrister, à broder ces armoiries, où, fil à fil, pendant des semaines, elle revivrait ses souvenirs. Mais elle s’était fâchée pour retenir la commande, elle se remettait chaque matin à la besogne, avec une énergie extraordinaire. Il semblait qu’elle était heureuse de se lasser, qu’elle avait le besoin de briser son corps, voulant être calme.

Et la vie continuait, dans l’antique atelier, toujours pareille et régulière, comme si les cœurs, un moment, n’y avaient pas battu plus vite. Tandis qu’Hubert s’affairait aux métiers, dessinait, tendait et détendait, Hubertine aidait Angélique, toutes les deux les doigts meurtris, quand venait le soir. Pour les anges et pour les ornements, il avait fallu diviser chaque sujet en plusieurs parties, qu’on traitait à part. Angélique, afin d’exprimer les grandes saillies, conduisait, avec une broche, de gros fils écrus, qu’elle recouvrait, en sens contraire, de fil de Bretagne ; et, au fur et à mesure, usant du menne-lourd ainsi que d’un ébauchoir, elle modelait ces fils, fouillait les draperies des anges, détachait les détails des ornements. Il y avait là un vrai travail de sculpture. Ensuite, quand la forme était obtenue, Hubertine et elle jetaient des fils d’or, qu’elles cousaient à points d’osier. C’était tout un bas-relief d’or, d’une douceur et d’un éclat incomparables, rayonnant comme un soleil, au milieu de la pièce enfumée. Les vieux outils s’alignaient dans leur ordre séculaire, les emporte pièce, les poinçons, les maillets, les marteaux ; sur les métiers, trottaient le bourriquet et le pâté, les dés et les aiguilles ; et, au fond des coins où ils achevaient de se rouiller, le diligent, le roue ta main, le dévidoir avec ses tourettes, paraissaient dormir, assoupis dans la grande paix qui entrait par les fenêtres ouvertes.

Des jours s’écoulèrent, Angélique cassait des aiguilles du matin au soir, tellement il était dur de coudre l’or, à travers l’épaisseur des fils cirés. On l’aurait dite absorbée toute par cette rude besogne, le corps et l’esprit, au point de ne plus penser. Dès neuf heures, elle tombait de fatigue, se couchait, dormait d’un sommeil de plomb. Quand le travail lui laissait la tête libre une minute, elle s’étonnait de ne pas voir Félicien. Si elle ne faisait rien pour le rencontrer, elle songeait qu’il aurait dû tout franchir, lui, pour être près d’elle. Mais elle l’approuvait de se montrer si sage, elle l’aurait grondé, de vouloir hâter les choses. Sans doute il attendait aussi le prodige. C’était l’attente unique dont elle vivait maintenant, espérant chaque soir que ce serait pour le lendemain. Elle n’avait pas eu jusque-là de révolte. Parfois, cependant, elle levait la tête : quoi, rien encore ? Et elle piquait fortement son aiguille, dont ses petites mains saignaient. Souvent, il lui fallait la retirer avec les pinces. Quand l’aiguille cassait, d’un coup sec de verre qu’on brise, elle n’avait pas même un geste d’impatience.

Hubertine s’inquiéta de la voir si acharnée au travail, et comme l’époque de la lessive était venue, elle la força à quitter le panneau de broderie, pour vivre quatre bons jours de vie active, sous le grand soleil. La mère Gabet, que ses douleurs laissaient tranquille, put aider au savonnage et au rinçage. C’était une fête dans le Clos-Marie, cette fin d’août avait une splendeur admirable, un ciel ardent, des ombrages noirs ; tandis qu’une délicieuse fraîcheur s’exhalait de la Chevrotte, dont l’ombre des saules glaçait l’eau vive. Et Angélique passa la première journée très gaiement, tapant et plongeant les linges, jouissant de la rivière, des ormes, du moulin en ruine, des herbes, de toutes ces choses amies, si pleines de souvenirs. N’était-ce pas là qu’elle avait connu Félicien, d’abord mystérieux sous la lune, puis si adorablement gauche, le matin où il avait sauvé la camisole emportée ? Après chaque pièce qu’elle rinçait, elle ne pouvait s’empêcher de jeter un coup d’œil vers la grille de l’Évêché, condamnée autrefois : elle l’avait un soir franchie à son bras, peut-être allait-il brusquement l’ouvrir, pour la venir prendre et l’emmener aux genoux de son père. Cet espoir enchantait sa grosse besogne, dans les éclaboussures de l’écume.

Mais, le lendemain, comme la mère Gabet amenait la dernière brouettée du linge qu’elle étendait avec Angélique, elle interrompit son bavardage interminable, pour dire sans malice :

— À propos, vous savez que Monseigneur marie son fils ?

La jeune fille, en train d’étaler un drap, s’agenouilla dans l’herbe, le cœur défaillant sous la secousse.

— Oui, le monde en cause… Le fils de Monseigneur épousera mademoiselle de Voincourt à l’automne… Tout est réglé d’avant-hier, paraît-il.

Elle restait à genoux, un flot d’idées confuses bourdonnait dans sa tête. La nouvelle ne la surprenait point, elle la sentait vraie. Sa mère l’avait avertie, elle devait s’y attendre. Mais, en ce premier moment, ce qui lui brisait ainsi les jambes, c’était la pensée que, tremblant devant son père, Félicien pouvait épouser l’autre, sans l’aimer, un soir de lassitude. Alors, il serait perdu pour elle, qu’il adorait. Jamais elle n’avait songé à cette faiblesse possible, elle le voyait plié sous le devoir, faisant au nom de l’obéissance leur malheur à tous deux. Et, sans qu’elle bougeât encore, ses yeux s’étaient portés vers la grille, une révolte la soulevait enfin, le besoin d’en aller secouer les barreaux, de l’ouvrir de ses ongles, de courir près de lui et de le soutenir de son courage, pour qu’il ne cédât pas.

Elle fut surprise de s’entendre répondre à la mère Gabet, dans l’instinct purement machinal de cacher son trouble.

— Ah ! c’est mademoiselle Claire qu’il épouse… Elle est très belle, on la dit très bonne…

Sûrement, dès que la vieille femme serait partie, elle irait le rejoindre. Elle avait assez attendu, elle briserait son serment de ne pas le revoir, comme un obstacle importun. De quel droit les séparait-on ainsi ? Tout lui criait leur amour, la cathédrale, les eaux fraîches, les vieux ormes, parmi lesquels ils s’étaient aimés. Puisque leur tendresse avait grandi là, c’était là qu’elle voulait le reprendre, pour s’enfuir à son cou, très loin, si loin, que jamais plus on ne les retrouverait.

— Ça y est, dit enfin la mère Gabet, qui venait de pendre à un buisson les dernières serviettes, Dans deux heures, ça sera sec… Bien le bonsoir, mademoiselle, puisque vous n’avez que faire de moi.

Maintenant, debout au milieu de cette floraison de linges, éclatants sur l’herbe verte, Angélique songeait à cet autre jour, où, dans le grand vent, parmi le claquement des draps et des nappes, leurs cœurs s’étaient donnés, si ingénus. Pourquoi avait-il cessé de venir la voir ? Pourquoi n’était-il pas à ce rendez-vous, dans cette gaieté saine de la lessive ? Mais, tout à l’heure, quand elle le tiendrait entre ses bras, elle savait bien qu’il n’appartiendrait plus qu’à elle seule. Elle n’aurait pas même besoin de lui reprocher sa faiblesse, il lui suffirait de s’être montrée, pour qu’il retrouvât la volonté de leur bonheur. Il oserait tout, elle n’avait qu’à le rejoindre, dans un instant.

Une heure se passa, et Angélique marchait à pas ralentis, entre les linges, toute blanche elle-même de l’aveuglant reflet du soleil, et une voix confuse s’élevait dans son être, grandissait, l’empêchait d’aller là-bas, à la grille. Elle s’effrayait devant cette lutte commençante. Quoi donc ? il n’y avait pas en elle que son vouloir ? une autre chose, qu’on y avait mise sans doute, la contrecarrait, bouleversait la bonne simplicité de sa passion. C’était si simple, de courir à celui, qu’on aime ; et elle ne le pouvait déjà plus, le tourment du doute la tenait : elle avait juré, puis ce serait très mal peut-être. Le soir, lorsque la lessive fut sèche et qu’Hubertine vint l’aider à la rentrer, elle ne s’était pas décidée encore, elle se donna la nuit pour réfléchir. Les bras débordant de ces linges de neige, qui sentaient bon, elle jeta un regard d’inquiétude au Clos marie, déjà noyé de crépuscule, comme à un coin de nature ami refusant d’être complice.

Le lendemain, Angélique s’éveilla pleine de trouble. D’autres nuits se passèrent, sans lui apporter une résolution. Elle ne retrouvait son calme que dans sa certitude d’être aimée. Cela était resté inébranlable, elle s’y reposait divinement. Aimée, elle pouvait attendre, elle supporterait tout. Des crises de charité l’avaient reprise, elle s’attendrissait aux moindres souffrances, les yeux gonflés de larmes toujours près de jaillir. Le père Mascart se faisait donner du tabac, les Chouteau tiraient d’elle jusqu’à des confitures. Mais surtout les Lemballeuse profitaient de l’aubaine, on avait vu Tiennette danser dans les fêtes, avec une robe de la bonne demoiselle. Et voilà, un jour, comme Angélique apportait à la mère Lemballeuse des chemises promises la veille, qu’elle aperçut de loin, chez les mendiants, madame de Voincourt et sa fille Caire, accompagnées de Félicien. Celui-ci, sans doute, les avait amenées. Elle ne se montra pas, elle s’en revint, le cœur glacé. Deux jours plus tard, elle les vit qui entraient tous les trois chez les Chouteau ; puis, un matin, le père Mascart lui conta une visite du beau jeune homme avec deux dames. Alors, elle abandonna ses pauvres, qui n’étaient plus à elle, puisque, après les lui avoir pris, Félicien les donnait à ces femmes ; elle cessa de sortir, de peur de les rencontrer encore, de recevoir au cœur la blessure dont la souffrance, chaque fois, s’enfonçait davantage ; et elle sentait que quelque chose mourait en elle, sa vie s’en allait goutte à goutte.

Ce fut un soir, après une de ces rencontres, seule dans sa chambre, étouffée d’angoisse, qu’elle laissa échapper ce cri :

— Mais il ne m’aime plus !

Elle revoyait Claire de Voincourt, grande, belle, avec sa couronne de cheveux noirs ; et elle le revoyait, lui, à côté, mince et fier. N’étaient-ils pas faits l’un pour l’autre, de la même race, si appareillés, qu’on les aurait crus mariés déjà ?

— Il ne m’aime plus, il ne m’aime plus !

Cela éclatait en elle, avec un grand bruit de ruine. Sa foi ébranlée, tout croulait, sans qu’elle retrouvât le calme d’examiner, de discuter froidement les faits. Elle croyait la veille, elle ne croyait plus à cette heure : un souffle, sorti elle ne savait d’où, avait suffi ; et, d’un coup, elle était tombée à l’extrême misère, qui est de ne se croire pas aimé. Il le lui avait bien dit, autrefois : c’était l’unique douleur, l’abominable torture. Jusque-là, elle avait pu se résigner, elle attendait le miracle. Mais sa force s’en était allée avec la foi, elle roulait à une détresse d’enfant. Et la lutte douloureuse commença.

D’abord, elle fit appel à son orgueil : tant mieux, s’il ne l’aimait plus ! car elle était trop fière pour l’aimer encore. Et elle se mentait à elle-même, elle affectait d’être délivrée, de chantonner d’insouciance, pendant qu’elle brodait les armoiries des Hautecœur, auxquelles elle s’était mise. Mais son cœur se gonflait à l’étouffer, elle avait la honte de s’avouer qu’elle était assez lâche pour l’aimer toujours, l’aimer davantage. Durant une semaine, les armoiries, en naissant fil à fil sous ses doigts, l’emplirent d’un affreux chagrin. Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d’Hautecœur ; de Jérusalem, qui est d’argent à la croix potencée d’or, cantonnée de quatre croisettes de même ; d’Hautecœur, qui est d’azur à la forteresse d’or, avec un écusson de sable au cœur d’argent en abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lis d’or, deux en chef, une en pointe. Les émaux étaient faits de cordonnet, les métaux de fil d’or et d’argent. Quelle misère de sentir trembler sa main, de baisser la tête pour cacher ses yeux, que le flamboiement de ces armoiries aveuglait de larmes ! Elle ne songeait qu’à lui, elle l’adorait dans l’éclat de sa noblesse légendaire. Et, lorsqu’elle broda la devise : Si Dieu veut, je veux, en soie noire sur une banderole d’argent, elle comprit bien qu’elle était son esclave, que jamais plus elle ne se reprendrait : ses pleurs l’empêchaient de voir, tandis que, machinalement, elle continuait à piquer l’aiguille.

Alors, ce fut pitoyable, Angélique aima en désespérée, se débattit dans cet amour sans espoir, qu’elle ne pouvait tuer. Toujours, elle voulait courir à Félicien, le reconquérir en se jetant à son cou ; et, toujours, la bataille recommençait. Parfois, elle croyait avoir vaincu, il se faisait un grand silence en elle, il lui semblait se voir, comme elle aurait vu une étrangère, toute petite, toute froide, agenouillée en fille obéissante, dans l’humilité du renoncement : ce n’était plus elle, c’était la fille sage qu’elle devenait, que le milieu et l’éducation avaient faite. Puis, un flot de sang montait, l’étourdissait ; sa belle santé, sa jeunesse ardente galopaient en cavales échappées ; et elle se retrouvait avec son orgueil et sa passion, toute à l’inconnu violent de son origine. Pourquoi donc aurait-elle obéi ? Il n’y avait pas de devoir, il n’y avait que le libre désir. Déjà, elle apprêtait sa fuite, calculait l’heure favorable pour forcer la grille du jardin de l’évêque. Mais, déjà aussi, l’angoisse revenait, un sourd malaise, le tourment du doute. Si elle cédait au mal, elle en aurait l’éternel remords. Des heures, des heures abominables se passaient ; au milieu de cette incertitude du parti à prendre, sous ce vent de tempête qui, sans cesse, la rejetait de la révolte de son amour à l’horreur de la faute. Et elle sortait affaiblie de chaque victoire sur son cœur.

Un soir, au moment de quitter la maison pour aller rejoindre Félicien, elle songea brusquement à son livret d’enfant assistée, dans la détresse où elle était de ne plus trouver la force de résister à sa passion. Elle le prit au fond du bahut, le feuilleta, se souffleta à chaque page de la bassesse de sa naissance, affamée d’un ardent besoin d’humilité. Père et mère inconnus, pas de nom, rien qu’une date et un numéro, l’abandon de la plante sauvage qui pousse au bord du chemin ! Et les souvenirs se levaient en foule, les prairies grasses de la Nièvre, les bêtes qu’elle y avait gardées, la route plate de Soulanges où elle marchait pieds nus, maman Nini qui la giflait, quand elle volait des pommes. Des pages surtout réveillaient sa mémoire, celles qui constataient, tous les trois mois, les visites du sous-inspecteur et du médecin, des signatures, accompagnées parfois d’observations et de renseignements : une maladie dont elle avait failli mourir, une réclamation de sa nourrice au sujet de souliers brûlés, des mauvaises notes pour son caractère indomptable. C’était le journal de sa misère. Mais une pièce acheva de la mettre en larmes, le procès-verbal constatant la rupture du collier qu’elle avait gardé jusqu’à l’âge de six ans. Elle se souvenait de l’avoir exécré d’instinct, ce collier fait d’olives en os, enfilées sur une ganse de soie, et que fermait une médaille d’argent, portant la date de son entrée et son numéro. Elle le devinait un collier d’esclave, elle l’aurait rompu de ses petites mains, sans la terreur des conséquences. Puis, l’âge venant, elle s’était plainte qu’il l’étranglait. Pendant un an encore, on le lui avait laissé. Aussi quelle joie, lorsque le sous-inspecteur avait coupé la ganse, en présence du maire de la commune, remplaçant ce signe d’individualité par un signalement en forme, où étaient déjà ses yeux couleur de violette, ses fins cheveux d’or ! Et, pourtant, elle le sentait toujours à son cou, ce collier de bête domestique, qu’on marque pour la reconnaître : il lui restait dans la chair, elle étouffait. Ce jour-là, à cette page, l’humilité revint, affreuse, la fit remonter dans sa chambre, sanglotante, indigne d’être aimée. Deux autres fois, le livret la sauva. Ensuite, lui-même fut sans force contre ses révoltes.

Maintenant, c’était la nuit que les crises de tentation la tourmentaient. Avant de se coucher, pour purifier son sommeil, elle s’imposait de relire la Légende. Mais, le front entre les mains, malgré son effort, elle ne comprenait plus : les miracles la stupéfiaient, elle ne percevait qu’une fuite décolorée de fantômes. Puis, dans son grand lit, après un anéantissement de plomb, une angoisse brusque l’éveillait en sursaut, au milieu des ténèbres. Elle se dressait, éperdue, s’agenouillait parmi les draps rejetés, la sueur aux tempes, toute secouée d’un frisson ; et elle joignait les mains, et elle bégayait : « Mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? » Car sa détresse était de se sentir seule, à ces moments, dans l’ombre. Elle avait rêvé de Félicien, elle tremblait de s’habiller, d’aller le rejoindre, sans que personne fût là pour l’en empêcher. C’était la grâce qui se retirait d’elle, Dieu cessait d’être à son entour, le milieu l’abandonnait. Désespérément, elle appelait l’inconnu, elle prêtait l’oreille à l’invisible. Et l’air était vide, plus de voix chuchotantes, plus de frôlements mystérieux. Tout semblait mort : le Clos-Marie, avec la Chevrotte, les saules, les herbes, les ormes de l’Évêché, et la cathédrale elle-même. Rien ne restait des rêves qu’elle avait mis là, le vol blanc des vierges, en s’évanouissant, ne laissait des choses que le sépulcre. Elle en agonisait d’impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitive Église que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secours du surnaturel. Dans le morne silence de ce coin protecteur, elle l’écoutait renaître et hurler, cette hérédité du mal, triomphante de l’éducation reçue. Si, deux minutes encore, aucune aide ne lui arrivait des forces ignorées, si les choses ne se réveillaient et ne la soutenaient, elle succomberait certainement, elle irait à sa perte. « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonnée ? » Et, à genoux au milieu de son grand lit, toute petite, délicate, elle se sentait mourir.

Puis, chaque fois, jusqu’à présent, à la minute de son extrême détresse, une fraîcheur la soulageait. C’était la grâce qui avait pitié, qui entrait en elle lui rendre son illusion. Elle sautait pieds nus sur le carreau de la chambre, elle courait à la fenêtre, dans un grand élan ; et là, elle entendait de nouveau les voix, des ailes invisibles effleuraient ses cheveux, le peuple de la Légende sortait des arbres et des pierres, l’entourait en foule. Sa pureté, sa bonté, tout ce qu’il y avait d’elle dans les choses, lui revenait et la sauvait. Dès lors, elle n’avait plus peur, elle se savait gardée : Agnès était de retour, en compagnie des vierges, errantes et douces dans l’air frissonnant. C’était un encouragement lointain, un long murmure de victoire qui lui parvenait, mêlé au vent de la nuit. Pendant une heure, elle respirait cette douceur calmante, mortellement triste, affermie en sa volonté d’en mourir, plutôt que de manquer à son serment. Enfin, brisée, elle se recouchait, elle se rendormait avec la crainte de la crise du lendemain, tourmentée toujours de cette idée qu’elle finirait par succomber, si elle s’affaiblissait ainsi, à chaque fois.

Une langueur, en effet, épuisait Angélique, depuis qu’elle ne se croyait plus aimée de Félicien. Elle avait la blessure au flanc, elle en mourait un peu à chaque heure, discrète, sans une plainte. D’abord, cela s’était traduit par des lassitudes : un essoufflement la prenait, elle devait lâcher son fil, restait une minute les yeux pâlis, perdus dans le vide. Puis, elle avait cessé de manger, à peine quelques gorgées de lait ; et elle cachait son pain, le jetait aux poules des voisines, pour ne pas inquiéter ses parents. Un médecin appelé, n’ayant rien découvert, accusait la vie trop cloîtrée, se contentait de recommander l’exercice. C’était un évanouissement de tout son être, une disparition lente. Son corps flottait comme au balancement de deux grandes ailes, de la lumière semblait sortir de sa face amincie où l’âme brûlait. Et elle en était venue à ne plus descendre de sa chambre qu’en s’appuyant des deux mains aux murs de l’escalier, chancelante. Mais elle s’entêtait, faisait la brave, dès qu’elle se sentait regardée, voulait quand même terminer le panneau de dure broderie, pour le siège de Monseigneur. Ses petites mains longues n’avaient plus la force, et quand elle cassait une aiguille, elle ne pouvait l’arracher avec les pinces.

Or, un matin qu’Hubert et Hubertine, forcés de sortir, l’avaient laissée seule, au travail, le brodeur, en rentrant le premier, la trouva sur le carreau, glissée de sa chaise, évanouie, abattue devant le métier. Elle succombait à la tâche, un des grands anges d’or restait inachevé. Bouleversé, Hubert la prit dans ses bras, s’efforça de la remettre debout. Mais elle retombait, elle ne s’éveillait pas de ce néant.

— Ma chérie, ma chérie… Réponds-moi, de grâce…

Enfin, elle ouvrit les yeux, elle le regarda avec désolation. Pourquoi la voulait-il vivante ? Elle était si heureuse, morte !

— Qu’as-tu, ma chérie ? Tu nous as donc trompés, tu l’aimes donc toujours ?

Elle ne répondait pas, elle le regardait de son air d’immense tristesse. Alors, d’une étreinte désespérée, il la souleva, il la monta dans sa chambre ; et, quand il l’eut posée sur le lit, si blanche, si faible, il pleura de la cruelle besogne qu’il avait faite sans le vouloir, en écartant d’elle celui qu’elle aimait.

— Je te l’aurais donné, moi ! Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

Mais elle ne parla pas, ses paupières se refermèrent, et elle parut se rendormir. Il était resté debout, les yeux sur son mince visage de lis, le cœur saignant de pitié. Puis, comme elle respirait avec douceur, il descendit, en entendant sa femme rentrer.

En bas, dans l’atelier, l’explication eut lieu. Hubertine venait d’ôter son chapeau, et tout de suite il lui dit qu’il avait ramassé l’enfant là, qu’elle sommeillait sur son lit, frappée à mort.

— Nous nous sommes trompés. Elle songe toujours à ce garçon, et elle en meurt… Ah ! si tu savais le coup que j’ai reçu, le remords qui me déchire, depuis que j’ai compris et que je l’ai portée là-haut, si pitoyable ! C’est notre faute, nous les avons séparés par des mensonges… Quoi ? tu la laisserais souffrir, tu ne dirais rien pour la sauver !

Hubertine, comme Angélique, se taisait, le regardait de son grand air raisonnable, toute pâle de chagrin. Et lui, le passionné que cette passion souffrante jetait hors de son habituelle soumission, ne se calmait pas, agitait ses mains fiévreuses.

— Eh bien ! je parlerai, moi, je lui dirai que Félicien l’aime, que c’est nous autres qui avons eu la cruauté de l’empêcher de revenir, en le trompant lui aussi… Chacune de ses larmes, maintenant, va me brûler le cœur. Ce serait un meurtre dont je me sentirais complice… Je veux qu’elle soit heureuse, oui ! heureuse, quand même, par tous les moyens…

Il s’était approché de sa femme, il osait crier sa tendresse révoltée, s’irritant davantage du silence triste qu’elle gardait.

— Puisqu’ils s’aiment, ils sont les maîtres… Il n’y a rien au-delà, quand on aime et qu’on est aimé… Oui ! par tous les moyens, le bonheur est légitime.

Enfin, Hubertine parla, de sa voix lente, debout, immobile.

— Qu’il nous la prenne, n’est-ce pas ? qu’il l’épouse, malgré nous, malgré son père… C’est ce que tu leur conseilles, tu crois qu’ils seront heureux ensuite, que l’amour suffira…

Et, sans transition, de la même voix navrée, elle poursuivit :

— En revenant, j’ai passé devant le cimetière, un espoir m’y a fait entrer encore… Je me suis agenouillée une fois de plus, à cette place usée par nos genoux, et j’y ai prié longtemps.

Hubert avait pâli, un grand froid emportait sa fièvre. Certes, il la connaissait, la tombe de la mère obstinée, où ils étaient allés si souvent pleurer et se soumettre, en s’accusant de leur désobéissance, pour que la morte leur fit grâce, du fond de la terre. Et ils restaient là des heures, certains de sentir en eux fleurir cette grâce, si jamais elle leur était accordée. Ce qu’ils demandaient, ce qu’ils attendaient, c’était un enfant encore, l’enfant du pardon, l’unique signe auquel ils se sauraient pardonnés enfin. Mais rien n’était venu, la mère froide et sourde les laissait sous l’inexorable punition, la mort de leur premier enfant, qu’elle avait pris et emporté, qu’elle refusait de leur rendre.

— J’ai prié longtemps, répéta Hubertine, j’écoutais si rien ne tressaillait…

Anxieux, Hubert l’interrogeait du regard.

— Et rien, non ! rien n’est monté de la terre, rien n’a tressailli en moi. Ah ! c’est fini, il est trop tard, nous avons voulu notre malheur.

Alors, il trembla, il demanda :

— Tu m’accuses ?

— Oui, tu es le coupable, j’ai commis la faute aussi en te suivant… Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée.

— Et tu n’es pas heureuse ?

— Non, je ne suis pas heureuse… Une femme qui n’a point d’enfant n’est pas heureuse. Aimer n’est rien, il faut que l’amour soit béni.

Il était tombé sur une chaise, épuisé, les yeux gros de larmes. Jamais elle ne lui avait reproché ainsi la plaie vive de leur existence ; et elle, qui revenait si vite et le consolait, lorsqu’elle l’avait blessé d’une allusion involontaire, cette fois le regardait souffrir, toujours debout, sans un geste, sans un pas vers lui. Il pleura, il cria au milieu de ses pleurs :

— Ah ! la chère enfant, là-haut, c’est elle que tu condamnes… Tu ne veux pas qu’il l’épouse, comme je t’ai épousée, et qu’elle souffre ce que tu as souffert.

Elle répondit d’un signe de tête, simplement, dans toute la force et la simplicité de son cœur.

— Mais tu le disais toi-même, la pauvre chère fillette en mourra… Veux-tu donc sa mort ?

— Oui, sa mort, plutôt qu’une vie mauvaise.

Il s’était redressé, frémissant, et il se réfugia entre ses bras, et tous deux sanglotèrent. Longtemps, ils s’étreignirent. Lui, se soumettait ; elle, maintenant, devait s’appuyer à son épaule, pour retrouver assez de courage. Ils en sortirent désespérés et résolus, enfermés dans un grand et poignant silence, au bout duquel, si Dieu le voulait, était la mort consentie de l’enfant.

À partir de ce jour, Angélique dut rester dans sa chambre. Sa faiblesse devenait telle, qu’elle ne pouvait descendre à l’atelier : tout de suite, sa tête tournait, ses jambes se dérobaient. D’abord, elle marcha, voyagea jusqu’au balcon, en s’aidant des meubles. Puis, il lui fallut se contenter d’aller de son lit à son fauteuil. La course était longue, elle ne la risquait que le matin et le soir, épuisée. Pourtant, elle travaillait toujours, abandonnant la broderie en bas-relief, trop rude, brodant des fleurs en soies nuancées ; et elle les brodait d’après nature, un bouquet de fleurs sans parfum, qui la laissaient calme, des hortensias et des roses-trémières. Le bouquet fleurissait dans un vase, souvent elle se reposait longuement à le regarder, car la soie, si légère, pesait lourd à ses doigts. En deux journées, elle n’avait fait qu’une rose, toute fraîche, éclatante sur le satin ; mais c’était sa vie, elle tiendrait l’aiguille jusqu’au dernier souffle. Fondue de souffrance, amincie encore, elle n’était plus qu’une flamme pure et très belle.

À quoi bon lutter davantage, puisque Félicien ne l’aimait pas ? Maintenant, elle mourait de cette conviction : il ne l’aimait pas, peut-être ne l’avait-il jamais aimée. Tant qu’elle avait eu des forces elle s’était battue contre son cœur, sa santé, sa jeunesse, qui la poussaient à courir le rejoindre. Depuis qu’elle se trouvait clouée là, elle devait se résigner, c’était fini.

Un matin, comme Hubert l’installait dans son fauteuil, en posant sur un coussin ses petits pieds inertes, elle dit avec un sourire :

— Ah ! je suis bien sûre d’être sage, à présent, et de ne pas me sauver.

Hubert se hâta de descendre, suffoqué, craignant d’éclater en larmes.