Le Rétablissement des Jeux Olympiques

La Revue de Paris1ère année, Tome 3, Mai-Juin 1894 (p. 170-184).

LE RÉTABLISSEMENT

DES JEUX OLYMPIQUES


Les exercices physiques comptent dans le monde moderne, trois métropoles : Berlin, Stockholm et Londres. Là sont nés, des circonstances ou du hasard, trois systèmes profondément différents dans leurs tendances comme dans leurs procédés ; trois mots les résument : la guerre, l’hygiène, le sport. Au moment où va se réunir à la Sorbonne le Congrès International qui doit préparer le rétablissement des Jeux olympiques, il y a quelque intérêt à passer en revue rapidement l’état-major de l’athlétisme universel.


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Le siècle qui s’achève dans une paix troublée et incertaine, et dont le début fut marqué par des événements si sanglants, succédait à une époque de grande activité intellectuelle et de véritable inertie physique. Il y aurait peut-être lieu de chercher dans ce contraste trop oublié les causes lointaines de certains de ces déséquilibrements dont nous souffrons. Mais cela n’est pas de notre domaine. Constatons seulement que, partout, à la fin du xviiie siècle, les exercices violents, les jeux virils sont passés de mode et que les hommes vont chercher ailleurs la distraction et le plaisir. L’Angleterre elle-même présente, sous ce rapport, un aspect bien fait pour surprendre. Ce n’est plus l’Angleterre des Tudors qui vivait dans le plein air et en goûtait toutes les ivresses et ce n’est pas encore l’Angleterre de Thomas Arnold et des créateurs de l’éducation athlétique. C’est un peuple indécis chez lequel des brutalités natives se mèlent à une sorte d’amollissement, qui pourrait bien être la préface de la décadence, si Napoléon n’allait venir pour consolider la Grande-Bretagne comme le vent du nord arrête un dégel. En France, les jeux de paume sont déserts ; on y échange des serments, mais on n’y joue plus. Le temps est loin où le sire de Gouberville poussait son ballon, sur les plages du Cotentin, les dimanches après midi, entouré de la vaillante jeunesse des villages avoisinants ; où, de paroisse à paroisse se livraient ces combats homériques qu’a décrits M. Siméon Luce ; où le clergé d’Avranches lui-même, à certaine fête de l’année liturgique, descendait processionnellement sur la grève pour y faire une joyeuse partie de balle à la crosse. Tout cela est mort, et lorsque le Directoire, pénétré des souvenirs de l’antiquité, veut établir sur le Champ-de-Mars parisien quelque chose qui rappelle les Jeux olympiques, un élément indispensable lui fait défaut : les concurrents. Il en vient sans doute, comme il vient des gamins dans les foires pour tenter l’ascension du mât de cocagne et gagner le gigot traditionnel ou la bouteille de bénédictine. Mais cela ne suffit pas pour alimenter des réunions athlétiques et faute d’un Racing-Club pour les organiser et les maintenir, les courses du Directoire vécurent ce que vivent les roses, l’espace d’un matin.

Il est vrai qu’en ce même temps, sur nos frontières, puis par delà les frontières, et bien loin, au pied des Pyramides, sur le Danube, en Espagne, sous les murs du Kremlin moscovite, les soldats de France, pendant vingt ans d’une folle et sublime épopée, donnent au monde l’un des spectacles les plus athlétiques qu’il ait jamais contemplés. Ils épuisent en ce court espace de temps les forces de plusieurs générations. Ce sang qu’ils versent, c’est le sang des joueurs de paume et des sires de Gouberville.

Oh ! le grand besoin de repos qu’eut la France après cette longue crise de vaillance, et comme on lui pardonne d’avoir été jouer aux dominos au lieu de faire agir encore ses pauvres muscles lassés ! Abreuvée de ses victoires, elle s’endormit, tandis qu’à côté d’elle, la défaite, — une défaite noire, absolue, épouvantable, — avait réveillé des énergies qui ont travaillé âprement, depuis lors, à cette œuvre aujourd’hui achevée : l’empire allemand. C’est ainsi que naquit à Berlin l’athlétisme militaire.

On a souvent répété, chez nous, que sur les champs de bataille de 1866 et de 1870, le véritable vainqueur avait été le maître d’école. Je pense qu’en ceci on a fait la part trop belle à l’instituteur en oubliant un peu son collègue, le maître de gymnastique.

La gymnastique allemande, celle qui, dès le lendemain d’Iéna, trouva des apôtres ardents et convaincus pour prêcher son évangile, puis des disciples nombreux et dociles pour suivre ses préceptes, est énergique dans ses mouvements, fondée sur une discipline rigoureuse, en un mot essentiellement militaire. Partout, en Allemagne, régnaient, hier encore, la hiérarchie, l’obéissance, l’exactitude. Dès l’enfance, le petit écolier prenait sa place dans le rang et tournait ses regards vers un supérieur pour attendre de lui le mot d’ordre. Collégien, il continuait d’assouplir ses muscles et sa volonté, afin de pouvoir les mobiliser au premier signal. Étudiant, son plus grand plaisir était de se battre avec ses camarades, et les balafres qui en résultaient devenaient sur son visage autant de titres de noblesse. L’uniformité apparaissait dans les plus petits détails de son existence et la réglementation universelle semblait lui procurer une joie intérieure que les Anglais et les Français sont inaptes à saisir. Il suffit encore aujourd’hui de parcourir une université allemande, d’assister à une de ces réunions d’étudiants, où les verres se vident au commandement, pour se rendre compte de la frénésie disciplinaire qui a passé sur ce grand peuple. Dans la constitution de leur parti révolutionnaire, les socialistes eux-mêmes ont introduit quelque chose du militarisme qui imprégna l’Allemagne entière au cours du présent siècle.

J’ai dit que la gymnastique allemande était énergique dans ses mouvements. À cette seule condition, elle est efficace. Or, pour que cette énergie se maintienne, il faut que les gymnastes demeurent dans un « état d’âme » belliqueux. L’idée de la guerre ne doit pas cesser de les hypnotiser. Le jour où l’Allemagne se détachera de cette idée, ses innombrables sociétés de gymnastique se transformeront rapidement. Déjà, sur quelques points de son territoire, le sport a fait son apparition, résultat de vingt années de paix intérieure et extérieure. Le jeune athlète commence à envisager l’effort physique en lui-même et non dans ses conséquences plus ou moins lointaines. S’il veut sauter une haie, il se fait le plus léger possible, afin de la sauter aussi haute que possible. Son frère, le gymnaste, s’inquiétait moins d’accomplir une prouesse athlétique que de s’entraîner avec armes et bagages. De même, s’ils ne sont plus inspirés par la perspective de la grande lutte, les mouvements d’ensemble deviennent fastidieux, les gestes se font mous ; on les esquisse à peine : l’âme est absente. De même encore, la course en section se désagrège ; les coureurs reprennent leur individualité ; ils ne se préoccupent plus d’aller bien ensemble, d’un pas égal : c’est à qui ira le plus vite, à qui arrivera le premier.

Au point de vue physique, la gymnastique allemande est artificielle : elle se compose d’exercices qui n’ont pas en eux-mêmes leur raison d’être, qui ne sont pas dans la nature et qu’on ne peut obtenir des hommes qu’en leur présentant pour but de leurs efforts quelque perspective grande, noble, susceptible de les émouvoir et de les passionner. C’est là ce qui a fait son succès : c’est là ce qui, demain sans doute, causera son déclin sur les rives de la Sprée. Mais il n’est pas dit que nos enfants ne la verront pas refleurir en d’autres régions. Dans tous les cas, elle aura toujours chance de germer là où il y aura de grandes ambitions nationales à satisfaire, des revanches à prendre ou un esclavage à briser.

Tout autre paraît être l’avenir réservé à la gymnastique suédoise. Les Suédois sont un peuple heureux qui, depuis cent ans, a eu peu d’histoire et s’est livré, en paix, à un sport bienfaisant, le patinage, et à une gymnastique singulière et au premier abord anodine qu’on appelle du nom de son inventeur, le système de Ling. Je me hâte de dire qu’entre Ling et le patin, c’est assurément le patin qui aurait le plus de titres à la reconnaissance des Suédois ; leur bonne santé, ce suave équilibre de l’âme et du corps qui les distingue, cette humeur tranquille, ce souffle régulier de la vie qui les anime, ils s’en croient redevables au savant docteur et je n’hésite pas à en faire honneur pour eux aux courses folles sur la glace unie du Nord, aux joies saines de l’hiver scandinave.

Cela ne signifie pas que cette gymnastique suédoise qui tente de fonder timidement quelques colonies en Allemagne, à Londres, à New-York, soit dénuée de mérites. Par la modération de ses mouvements, elle convient aux enfants délicats comme aux vieillards. Par son caractère scientifique, elle est applicable aux malades. Ses ingénieux procédés visent surtout à doser et à localiser l’exercice, et les médecins qui les appliquent ne craignent pas de se voir aux prises même avec des maladies de cœur. Les résultats sont excellents et, depuis plus d’un demi-siècle, les Suédois ne se lassent pas d’aller chercher la santé dans leurs « Instituts ». Mais une gymnastique qui répudie l’effort et l’émulation convient-elle aux bien portants ? L’effort ne s’obtient, dans le système suédois, que par l’amplitude, jamais par l’énergie du mouvement : on l’atteint lentement, jamais brusquement ; et quant à l’émulation, c’est un dogme là-bas, que les hommes ne doivent pas se comparer entre eux, mais seulement à eux-mêmes. Une telle gymnastique peut-elle prétendre à l’exercice du pouvoir dans l’empire des jeunes ?

Non, répondront sans hésiter les Anglais et avec eux tous ceux qui croient que, s’il est noble et beau de s’entraîner pour la guerre, s’il est louable et sage de songer à l’hygiène, il est plus parfaitement humain de rendre à l’effort un culte désintéressé et de l’aimer rien que parce qu’il est l’effort !

C’est bien ainsi que l’entendaient le chanoine Kingsley et ses disciples dont les noms ne sont pas encore descendus très avant dans le passé : car l’athlétisme anglais ne date que d’hier, bien que déjà il envahisse le monde. Les premiers ouvriers de cette renaissance physique s’inquiétaient moins de faire école que de se procurer à eux-mêmes de saines jouissances. Mais l’auréole stoïcienne qu’ils se mettaient au front, inconsciemment, la netteté de leur attitude, leur conception très précise et très juste du genre de services que l’athlétisme peut rendre au monde moderne, tout cela attira l’attention sur eux. On se moqua d’eux ; mais ils n’étaient pas de ceux que le ridicule décourage. Quand le mouvement prit de la consistance, ils furent attaqués furieusement, avec rage ; mais déjà leur œuvre était sous la protection de la jeunesse. Les Universités d’Oxford et de Cambridge avaient commencé de s’y associer. Elles devaient y trouver le germe d’un magnifique relèvement, d’une purification bien nécessaire. En même temps, ce grand citoyen, Thomas Arnold, le premier des éducateurs anglais, donnait la formule du rôle de l’athlétisme dans la pédagogie. La cause fut vite entendue et gagnée. L’Angleterre se couvrit de champs de jeu. Les sociétés se multiplièrent. On ne soupçonne pas leur nombre. Les grandes villes en renferment non pas seulement dans les quartiers aristocratiques, mais dans les quartiers pauvres. Chaque village en compte une ou deux. De sorte que, si la loi anglaise ne pourvoit pas à l’éducation physique des enfants, l’initiative privée la remplace largement. Puis, en quittant le sol natal, les fils d’Albion emportèrent avec eux la recette précieuse ; et l’athlétisme déborda dans les deux hémisphères, sous les climats les plus variés. En Australie, au Cap, à la Jamaïque, à Hong-Kong, aux Indes, les Unions athlétiques prospèrent et s’enrichissent. Une presse spéciale s’est fondée pour servir les intérêts du monde athlétique. D’innombrables journaux ont surgi. Les résultats d’une partie de cricket jouée à Melbourne ou d’une lutte à l’aviron sur le Paramatta font le tour du monde et s’en viennent prendre place dans ce Times qui, il y a quarante ans, annonçait bien timidement, dans un petit coin, les premières courses à pied entre Oxford et Cambridge.

Aux États-Unis le mouvement date de la guerre de Sécession. Le docteur Sargent (une autorité en la matière) estime que, de 1860 à 1870, un million de dollars, de 1870 à 1880, deux millions et demi, enfin de 1880 à 1890, vingt-cinq millions ont été dépensés pour établir des champs de jeu, des salles d’exercices ou fabriquer des appareils, soit un total de 28 millions 500.000 dollars. Le 30 novembre dernier, cinquante mille personnes se pressaient sur le Manhattan field, à New-York, pour assister au match annuel de foot-ball entre les universités de Yale et de Princeton. En face des tribunes, sur un grand tableau noir, venaient s’inscrire de demi-heure en demi-heure les résultats des parties engagées sur d’autres points du territoire yankee. Le dernier jeudi de novembre est, sous le nom de Thanksgiving Day, une fête nationale aux États-Unis : on la célèbre de préférence en jouant au foot-ball, ce qui est une manière de la célébrer que les puritains n’avaient certes pas prévue quand ils l’instituèrent. À Boston, les universités d’Harvard et de Philadelphie — à Washington, l’université de Georgetown et le Columbia Athletic Club — à Chicago, l’université d’Ann Arbor et celle de Chicago — à Richmond, les universités de Virginie et de la Caroline du Nord — à San-Francisco les universités de Californie et de Palo-Alto mettaient en présence, ce jour-là, leurs meilleurs joueurs et tous ces noms, trop rarement prononcés en Europe, se succédaient sur le tableau noir, au reçu des télégrammes. C’était bien là de l’olympisme moderne…

Des États-Unis le sport est revenu en Europe ; il a pris pied en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne ; il s’attaque maintenant à la Hongrie, à l’Italie, à l’Espagne. Sur toutes les rivières glisse la légère embarcation de course, l’outrigger, avec son banc à coulisses, ses portants et ses grands avirons démesurés ; sur toutes les routes court la bicyclette endiablée renversant les bourgeois et les préjugés ; et le foot-ball, incompris, décrié, vilipendé, force la porte de tous les collèges que ses détracteurs sont impuissants à lui fermer. Le même soleil, dans son cours de vingt-quatre heures, éclaire une course à l’aviron en Australie, une partie de foot-ball au Lycée de Concepcion de l’Uruguay et la voiture du président Kruger se rendant, à Pretoria, à l’inauguration de je ne sais quel monument, sous l’escorte de quatre-vingts bicyclistes.

Cela ne se fait point sans lutte, cette conquête, ou du moins sans protestation de la part de l’envahi ; il y a des intérêts froissés, des titres méconnus. Le patriotisme même semble lésé ; certains considèrent le sport comme le produit de la civilisation anglaise, parce que c’est en Angleterre qu’il a reparu au xixe siècle et ils s’imaginent naïvement que ce qu’ils appellent « les sports anglais » ne sauraient produire que des Anglais ou du moins des anglomanes. En réalité, il s’agit d’un principe humain, vieux comme le monde et qui est la conséquence de la cohabitation, dans l’homme, de l’esprit et du muscle. S’il y avait eu deux Adam dans le paradis terrestre, je me représente fort bien le premier disant au second : « Nous allons nous mesurer : je veux courir plus vite que toi, sauter plus haut, frapper plus fort », et à la suite de cette première réunion de sports athlétiques, je me représente encore le vaincu tendant la main au vainqueur, puis allant s’entraîner pour le vaincre à son tour.

Voilà donc des formules diverses et qui semblent presque irréconciliables. Comment le ludus pro bello peut-il admettre le ludus pro pace ? Y a-t-il une analogie quelconque entre l’état d’âme d’un rameur d’Oxford et celui d’un Sokol de Bohême ?… Mais ce n’est pas tout. La corrélation est intime entre les tendances, les aspirations d’un peuple et la manière dont il comprend et organise, chez lui, l’exercice physique ; le sport n’est pas entendu de la même façon au nord et au midi, et la solution donnée par ceux-ci à telle question sportive paraîtra inacceptable à ceux-là.


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Ainsi en est-il de l’épineux problème de l’amateurisme et du professionnalisme. Des flots d’encre ont déjà coulé sur cette querelle-là sans que les choses en paraissent beaucoup plus avancées. Le problème existait à Olympie : de tout temps les uns ont couru pour le gain, les autres pour leur plaisir ; les uns ont cherché l’argent, les autres la gloire. Mais ce problème, la civilisation moderne l’a singulièrement compliqué ; ce n’est pas sur les vélodromes qu’on le règlera. Le sport y est devenu une carrière ; la bicyclette est un cheval de course ; le fabricant est chef d’écurie ; il a ses couleurs, ses jockeys, ses entraîneurs et la foule parie béatement tout autour.

Le sport ne peut, non seulement produire ses bons effets moraux, mais même subsister, que fondé sur le désintéressement, la loyauté et les sentiments chevaleresques. L’amateur antique luttait pour un simple rameau d’olivier sauvage et la loi excluait du concours les indignes, tous ceux dans la vie desquels il existait une tare quelconque. Nous ne sommes plus exposés à voir la passion du sang transformer l’arène et les bestialités du cirque remplacer les nobles spectacles du stade, mais il reste l’argent, le grand corrupteur, l’éternel ennemi !

On peut en avoir raison. L’escrime est là pour attester qu’il n’est pas impossible d’atteindre l’idéal sportif d’une manière presque absolue ; un escrimeur, le plus souvent, ne reçoit même pas une médaille comme gage de sa victoire : on dirait que le coup de bouton qui termine l’assaut porte en soi la plus haute récompense qui puisse lui être décernée, la seule que puisse accepter la main qui tient l’épée.

Il est donc rationnel que l’on ait fait du prix en espèces le pivot de l’amateurisme moderne. Mais la définition de « l’amateur » est telle aujourd’hui qu’elle peut exclure de bons amateurs et, en certains cas, ouvrir la porte à plus d’un professionnel déguisé. Elle déclasse, non seulement ceux qui concourent pour les prix en espèces, mais aussi ceux qui se sont mesurés, soit avec des professionnels, soit avec des amateurs précédemment déclassés. Il y a là, sans doute, une exagération dont on reviendra. Il paraît difficile aussi que la même définition convienne à tous les sports ; le gentleman rider, le tireur aux pigeons, le propriétaire d’un yacht sont-ils donc des professionnels parce qu’ils touchent des prix en espèces dont le total ne saurait compenser leurs débours ?

La valeur énorme des objets d’art donnés en prix par certaines municipalités américaines a fait naître une autre question : quelles mesures prendre contre celui qui revend l’objet d’art gagné par lui ? La plupart du temps, d’ailleurs, ne sera-t-il pas impossible de le prendre sur le fait ? C’est encore en Amérique que la question du gate money a le plus d’importance : à New-York, le 30 novembre, lors du match cité plus haut, les recettes atteignaient, m’a-t-on dit, cent mille francs. Que faire de tout cet argent ? Doit-il servir d’indemnité de déplacement et peut-on le partager entre les équipiers ?

Celui qui met en pratique de la manière la plus stricte et la plus étroite à la fois la définition de l’amateur, est le rowingman anglais. L’Amateur Rowing Association pèche, il est permis de le dire, par un aristocratisme un peu exalté. C’est à coup sûr une aberration que de refuser à un ouvrier la qualité d’amateur et d’assimiler le travail manuel à un acte de professionnalisme. La discordance est aiguë entre cette législation vétuste et notre siècle démocratique. Les Anglais qui émigrent en Australie ou au Cap s’en aperçoivent aussitôt ; mais ceux qui restent at home n’ont pas su encore se soustraire au préjugé. Les régates de Henley, ce merveilleux carnaval aquatique dont rien ne peut donner l’idée à ceux qui ne l’ont pas vécu, n’en seront, quoiqu’on pense, ni moins brillantes ni moins aristocratiques d’allures, le jour où la définition britannique aura été modifiée à cet égard. L’Amateur Athletic Association est en général bien obéie et bien dirigée ; quant à la National Cyclist Union qui régente, chez nos voisins, le sport vélocipédique, elle est aux prises avec les plus inextricables difficultés ; elle donne et retire ses licences aussi consciencieusement que possible, sans arriver à contenter ni les amateurs ni les professionnels. Les universités d’Oxford et de Cambridge exercent sur le sport anglais une action considérable, quoique souvent dissimulée. Cette action s’étend même aux colonies, où se sont fondées, sur le modèle des fédérations et des clubs de la mère-patrie, nombre de Sociétés déjà riches et puissantes. Paris se souvient d’avoir applaudi au Racing-Club, en 1892, les champions de la New Zealand A. A. A. qui s’en retournaient dans leur pays après avoir moissonné pas mal de lauriers sur les rives de la Tamise.

L’Angleterre, en résumé, semble satisfaite du régime sous lequel elle vit ; elle peut se suffire à elle-même et en a conscience ; néanmoins ce qui se passe à l’étranger l’intéresse ; les équipes continentales sont toujours les bienvenues chez elle, et, malgré une petite pointe de dédain pour ce qui prend naissance au dehors, elle ne se refusera jamais à discuter loyalement des questions de sport.

En Amérique, on a bien autre chose à faire ! Il faudrait d’abord finir de se disputer. La dispute est générale : non seulement les associations universitaires ressentent un profond mépris pour les « clubs », mais encore elles se dévorent entre elles, se jetant à la face des accusations de professionnalisme parfois justifiées, d’ailleurs. Ces mesquineries proviennent de l’isolement dans lequel les disciples de Monroe aiment à s’enfermer, au point de vue sportif, comme au point de vue économique. On dit avec raison que nous autres, Européens, ignorons ce qui se passe aux États-Unis ; mais l’ignorance et l’indifférence des États-Unis pour ce qui se passe en Europe sont vraiment prodigieuses. Les relations avec les clubs anglais sont presque nulles : le foot-ball a été modifié, là-bas, au point de rendre impossible une rencontre entre Jonathan et John Bull. Quelques coureurs à pied, quelques cyclistes se rendent visite de Londres à New-York, et depuis des années il est question d’une lutte nautique entre les équipes sorties victorieuses des deux grands matchs qui, annuellement, mettent aux prises les rameurs d’Oxford avec ceux de Cambridge et ceux de Yale avec ceux d’Harvard ; le projet n’a jamais pu aboutir. Les clubs des États-Unis forment six fédérations : celles de la Nouvelle-Angleterre, des États du Centre, de la côte du Pacifique, des États du Sud, de la côte de l’Atlantique et de l’État de New-York. Ces fédérations se sont rapprochées et ont institué une Amateur Athletic Union dont l’empire est trop vaste pour que sa puissance soit bien durable. Il y a, en outre, une League of American Wheelmen, qui régente le cyclisme, et une National Association of Amateur Oarsmen, qui groupe de nombreux clubs d’aviron, plusieurs unions de Sociétés allemandes de gymnastique et un grand nombre d’associations d’encouragement. Les « athletic clubs » américains — surtout ceux de New-York, Boston, Chicago, San-Francisco, la Nouvelle-Orléans, Washington, — sont remarquables par leur luxe : piscines de marbre, gymnases, salles de paume et d’escrime, tout y est ingénieusement combiné et installé avec une suprême élégance.

En Belgique aussi on se querelle. La Fédération Belge des Sociétés de gymnastique a repoussé avec horreur la pensée de participer à un congrès de « sportsmen » ; son exemple, il est vrai de le dire, n’a été suivi par personne. Les gymnastes français, eux, ont désigné des délégués qui seront écoutés avec intérêt et traités avec toute la considération dont est digne la grande œuvre qu’ils représentent. Quant à la Fédération belge des Sociétés de courses à pied, elle s’est récemment scindée en deux groupes donnant ainsi naissance, contre son gré, à une Ligue Pédestre Belge qui va lui faire concurrence. La Ligue Vélocipédique Belge n’a pas lieu d’être très satisfaite de son système de chèques, qui laisse aux gagnants le soin de se classer professionnels ou amateurs selon qu’ils touchent l’argent ou échangent le chèque pour un objet d’art.

La Hollande est une terre de sport. Avant l’invention de la bicyclette, le grand bicycle, démodé ailleurs, y conservait une popularité qu’explique à merveille la vue de ces grandes routes droites et plates qui suivent les canaux, à travers les campagnes paisibles. Les canaux eux-mêmes sollicitent les rameurs, et il se trouve précisément des étudiants à portée. Les équipes universitaires luttent entre elles et prennent part aussi aux régates qui ont lieu sur l’Y à Amsterdam. Les prix en espèces sont interdits, mais on ne s’inquiète pas si les concurrents ont sur la conscience quelque péché contre l’amateurisme : cela répond à l’esprit de sagesse et de liberté qui fait le fond du caractère néerlandais. La Nederlandsche Vœtbal en Athletiek Bond et l’Allgemeenen Nederlandschen Wielrijders Bond centralisent les autres sports et défendent les intérêts de ceux qui les pratiquent.

Le Rowing Club Italiano qui s’inspire d’idées analogues en ce qui concerne autrui et n’impose pas ses règlements au delà des frontières est une véritable fédération dont le siège principal est à Turin mais qui a établi des « sections » dans les autres villes. Avec la Federazione Gimnastica Italiana et l’Unione Velocipedista Italiana, il incarne l’Italie sportive. Il est juste de mentionner aussi le Royal Yacht Club Italien de Gênes et les Sociétés de tir placées sous la direction ou tout au moins sous l’influence du ministère de la guerre.

L’Espagne compte beaucoup de sociétés aux noms poétiques. Il y en a à Madrid, à Salamanque, à Grenade, à Cadix, à Bilbao. Les rameurs de Barcelone ont plusieurs fois paru sur la Seine et les bicyclistes trouveront peut-être le moyen de prouver quelque jour que, pour eux non plus, il n’y a plus de Pyrénées. La gymnastique et les sports athlétiques sont patronnés par la jeune Espagne libérale et universitaire ; l’université d’Oviedo, ce sont des professeurs qui dirigent le mouvement ; à Madrid, l’Institucion libre de Enseñanza qui n’est restée étrangère à aucun progrès, a prêté aussi les mains à celui-là.

Mouvement analogue en Hongrie. Budapest, Kolozsvar, Pozsoni, Szeged, Szabadka ont leur « Athletikaï-Club » ; celui de Szabadka est même placé sous le vocable « d’Achille aux pieds légers », ce qui présuppose l’ambition de gagner toutes les courses à pied du royaume.

Les cyclistes de Saint-Pétersbourg sont présidés par S. A. I. le grand-duc Serge. La capitale russe possède en outre un Yacht-Club et une association de gymnastique. Les gymnastes d’Helsingfors en Finlande, fidèles à l’histoire plus qu’à la géographie, dépendent moralement de Stockholm. L’annuaire suédois et norvégien forme un volume. Tous les sports y sont représentés : le patinage et les sports de neige dominent, cela va sans dire, mais le canotage commence à paraître dans les fjords aux eaux dormantes et les jeunes hommes commencent à s’apercevoir que l’athlétisme avec ses ambitions viriles pourrait avantageusement se superposer au docte système de Ling. Les « vieux Suédois » suivent le développement de cette idée avec l’intérêt mêlé d’indignation qu’excite partout et toujours une pensée révolutionnaire. La « Svenska Gymnastik förbundet », présidée par le savant et sympathique capitaine Balck qui, en 1889 amena une équipe à Paris, n’échappe plus à ses velléités émancipatrices. Une épreuve analogue au « Pentathlon » grec figure même depuis quelques années dans les fêtes fédérales.

En Suisse, tout se fait par cantons. Autant de cantons, autant d’associations qui groupent elles-mêmes les sociétés locales. La dernière statistique accuse un total de vingt-six mille gymnastes. Le Suisse aime la lutte, le tir, la marche. L’escrime et l’aviron ont aussi, chez lui, de nombreux adorateurs. Il reçoit volontiers les gymnastes et les tireurs étrangers et les conduit au Palais fédéral pour boire un « vin d’honneur ». Quand il s’expatrie il emporte sa gymnastique, comme l’Anglais son lawn-tennis. Londres, Paris, Florence, Lyon, New-York et Buenos-Ayres possèdent des Sociétés suisses, — Ehren-Sectionen, sections d’honneur, — qui font partie de la grande fédération helvétique.

Le foot-ball a audacieusement planté un de ses avant-postes les plus solides à Berlin, en pleine capitale du royaume de la gymnastique militaire. Les clubs qui le pratiquent y dépassent la trentaine et l’Allemagne compte déjà trois fédérations de sports athlétiques : le Deutscher Fussball und Cricketbund, la Suddeutsche Fussball Union (Allemagne du Sud) et le Deutscher Athletischer Amateur-verband.

En France, enfin, c’est l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques qui tient le drapeau de l’amateurisme. Les diverses fédérations nautiques, non plus que l’Union Vélocipédique de France, n’ont pas renoncé au culte du Veau d’or. L’U. V. F. admet pourtant des amateurs et, d’accord avec l’Union des Sports Athlétiques, elle a créé une commission mixte chargée d’examiner les titres de ceux qui réclament sa « licence ». L’Union des Sociétés de Gymnastique, l’Union Nationale des Sociétés de tir, l’Union des Yachts Français, le Club Alpin, la Société d’Encouragement de l’Escrime sont toutes prospères, et chez nous le goût des exercices physiques s’étend avec une extrême rapidité. « Qui eût dit, il y a vingt ans, — s’écriait l’autre jour un reporter anglo-saxon, fraîchement débarqué et mal remis de sa surprise, — qui eût dit, il y a vingt ans, que Paris allait devenir un grand centre athlétique ? »


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Ce rapide aperçu se complèterait fort bien par un relevé du nombre des jeunes hommes enrôlés sous le drapeau de l’athlétisme ; le total serait éloquent à coup sûr, mais les renseignements pour le fixer exactement font défaut. Il ne peut, dans tous les cas, être inférieur à deux millions, chiffre obtenu en multipliant le nombre de clubs enregistrés par une moyenne de membres assez basse pour être vraisemblable. C’est cette jeunesse universelle dont il s’agit de grouper périodiquement les représentants sur le plus pacifique des champs de bataille, le champ de jeu. De quatre ans en quatre ans, le vingtième siècle verrait ainsi ses enfants se réunir successivement près des grandes capitales du monde pour y lutter de force et d’adresse et s’y disputer le rameau symbolique. Oh ! sans doute il y a beaucoup d’obstacles à franchir pour en arriver là ; il y a, nous venons de le voir, les coutumes, les traditions, les instincts de race et toutes les particularités que la vie sportive emprunte au climat, à la législation, aux circonstances… Mais notez bien qu’il n’est pas nécessaire de renoncer à tout cela : il n’y a qu’à consentir, çà et là, quelques sacrifices de détail et à faire montre d’un peu de bonne volonté envers le Comité international qui va entreprendre cette grande œuvre et tenter, en six ans, de la mener à bien.

Modernes, très modernes, seront ces jeux olympiques restaurés : il n’est pas question de se vêtir de maillots roses pour courir dans un stade de carton ; et ceux qui entrevoient déjà les théories blanches gravissant solennellement, aux sons retrouvés de l’Hymne à Apollon, quelque colline sacrée, ceux-là en sont pour leurs frais d’imagination. Point de trépieds, ni d’encens : ces belles choses sont mortes et les choses mortes ne revivent pas ; l’idée seule peut revivre, appropriée aux besoins et aux goûts du siècle. De l’antiquité nous ne prétendons rétablir qu’une chose, la trêve, la trêve sainte !… que consentaient les nations grecques pour contempler la jeunesse et l’avenir.

pierre de coubertin.