Le Répertoire des ouvrages pédagogiques du xvie siècle

Le Répertoire des ouvrages pédagogiques du xvie siècle
Revue pédagogique, premier semestre 1886VIII (n. s.) (p. 481-488).

LE RÉPERTOIRE
DES OUVRAGES PÉDAGOGIQUES DU XVIe SIÈCLE


(Extrait d’un Rapport adressé à M. le ministre de l’instruction publique.)

[Le Musée pédagogique publie cette semaine, en un volume in-8o de 700 pages, un Répertoire des ouvrages pédagogiques du XVIe siècle, qui forme le 3e fascicule de sa collection de Mémoires et documents scolaires. Dans un rapport adressé à M. le ministre de l’instruction publique, rapport qui sert de préface au volume, M. F. Buisson, directeur de l’enseignement primaire, expose la façon dont a été constitué ce recueil de documents bibliographiques. L’origine en est due à une note publiée dans la Revue pédagogique du 15 juin 1884, invitant les érudits « à signaler, parmi les ouvrages qui ont trait l’enseignement dans les écoles et collèges du xvie siècle, ceux dont il existe à leur connaissance des exemplaires qui pourraient être consultés dans des bibliothèques publiques ou particulières. » Le Rapport énumère les divers collaborateurs, bibliothécaires ou érudits de Paris, des départements et de l’étranger, qui ont prêté leur bienveillant concours à ce travail, et leur adresse les remerciements de l’administration. Il exprime le regret, en terminant, que le volume ne soit pas plus complet, et que plusieurs bibliothèques publiques manquent encore à ce catalogue ; mais on peut espérer que de nouveaux envois, des additions et des corrections, qui seront reçus avec reconnaissance par l’administration du Musée pédagogique, mettront celle-ci à même de publier plus tard une édition définitive du Répertoire.

Nous détachons de ce Rapport les pages les plus importantes, celles qui traitent de l’intérêt que présente l’étude du mouvement scolaire dans la France du xvie siècle. — La Rédaction.]

La présente publication est avant tout destinée à provoquer les études originales sur certaines parties de l’histoire de l’instruction publique qui attendent encore un explorateur. Ce recueil, qui n’est point un livre, est fait pour susciter des livres. Il s’adresse à nos professeurs de lycée, d’école normale, aux correspondants du ministère, aux membres des sociétés savantes : il pique leur curiosité en leur posant le problème, et il les encourage à l’aborder en leur désignant souvent contre toute attente, dans la bibliothèque voisine, un moyen de l’élucider. Tous ceux qui ont entrepris le moindre travail d’histoire, en province surtout, apprécieront ce service : combien de fois ne se sont-ils pas arrêtés devant la difficulté de trouver le document : il existe, on le sait ; mais au fond de quelle bibliothèque le hasard a-t-il pu le faire échouer ? S’agit-il de livres d’école, cette difficulté devient une impossibilité : alphabets, livrets de classe, tabellœ elementariæ, grammaires et rudiments, tous ces ouvrages faits pour l’enfance et que l’enfance a toujours excellé à détruire, sont aujourd’hui au rang des raretés bibliographiques, qui s’achètent à grand prix. Il faut donc venir en aide aux chercheurs si l’on veut voir se multiplier les monographies et plus tard paraître un travail d’ensemble sur nos origines scolaires.

En attendant les publications qu’il fera naître, nous l’espérons, ce Répertoire, tout aride qu’il est, apporte déjà une démonstration dont plus d’un lecteur sera surpris. Il fait revivre une page glorieuse et trop oubliée de notre passé national.

Beaucoup de personnes, même instruites, ne savent pas bien ce qu’a été, dès les premières heures de la Renaissance dans dans notre pays, le mouvement scolaire, contre-coup immédiat du mouvement littéraire. Il ne faudra pas moins que cette longue nomenclature, qui est pourtant loin d’être complète, pour les amener à voir qu’il y a eu, dans la première moitié du xvie siècle, toute une littérature à l’intention de la jeunesse et à l’adresse des écoles naissantes. Nos humanistes n’ont pas été des délicats, égoïstes et dédaigneux ; ils n’avaient pas retrouvé pour eux seuls l’antiquité, ni pour eux seuls rouvert les sources du beau. Leur premier mouvement, au contraire, est d’appeler à la lumière les jeunes générations. Chacun d’eux, tour à tour, tout ensemble, est étudiant et professeur, également ardent, également enthousiaste dans l’un et dans l’autre rôle. Tous brûlent d’apprendre, et tous d’enseigner. La renaissance des lettres est, du même coup, celle des écoles. Il n’y a pas dans l’histoire de plus beau spectacle ; jamais l’esprit humain ne mit plus de candeur et n’éprouva plus de joie à faire la découverte de son bon droit, à se sentir capable de connaître le vrai, d’admirer le beau, de vouloir le bien ; jamais il ne crut plus facile, plus simple, plus naturel de transmettre par l’enseignement la vertu, la science, l’art, tout le patrimoine de l’humanité.

Ce merveilleux essor de l’instruction, nous sommes habitués à le rattacher à deux grands noms qui, en effet, éclipsent tous les autres : Erasme, et Melanchthon. Mais ce qu’on ne sait ou ce qu’on ne dit pas assez, c’est qu’il y eut en France à la même époque un souffle aussi véhément, un aussi généreux élan vers la réforme des études. S’instruire et instruire les autres devint la grande affaire de la vie, si bien que le bon Josse Bade, cet illustre ancêtre de l’imprimerie et de l’érudition française, sentant le besoin de compléter pour les temps nouveaux le petit manuel scolaire de la civilité en usage au xve siècle, après y avoir ajouté quelques touchants distiques sur les devoirs de l’enfant, n’hésite pas à les terminer par ce précepte caractéristique :

Tandem, ubi doctus eris, reliquum est bene vivere cures,
Ignarisque tibi cognita præcipias.

Aussi quelle ferveur, quel zèle ! quelle impétuosité et quelle audace à remanier tout l’enseignement ! Nulle part, on ne s’est plus vite mis en devoir de créer, avec des écoles nouvelles, de nouvelles méthodes. Il se produit en France, à Lyon en particulier, dans les belles années de François Ier, un mouvement de librairie scolaire dont on ne peut donner une idée qu’en le comparant à celui dont nous avons été nous-mêmes témoins dans ces dix ou douze dernières années. Aucun pays, aucun temps, n’a mis au jour dans ce genre spécial un plus grand nombre d’essais originaux, de projets de réforme, de traités pour les maîtres, de livres et de livrets pour les élèves, d’éditions scolaires, d’éditions populaires, de traductions, de recueils de morceaux choisis, de manuels ingénieusement diversifiés non pas seulement pour l’étude des trois langues alors classiques, l’hébreu, le grec et le latin, mais, comme on peut le voir en feuilletant ce catalogue, pour toutes les disciplines littéraires et scientifiques, sans oublier l’étude de la langue maternelle dont ces novateurs ont, bien plus tôt qu’on ne le croit communément, affiché la « précellence » et annoncé « l’illustration ». Aussi comprend-on sans peine le souvenir éblouissant qu’avait laissé aux contemporains ce moment unique, et ce mélancolique jugement d’Étienne Pasquier disant de l’Université, même après sa restauration par Henri IV : « J’y vois bien quelque flammèche, mais non cette splendeur d’études qui reluisait pendant ma jeunesse. »

Je n’essaierai pas, Monsieur le ministre, d’entreprendre ici ni l’étude ni l’appréciation de cette riche littérature scolaire. Le présent volume se borne à en dresser un premier et rapide inventaire. Il pourrait se passer de préface. Mais s’il lui en faut une, elle est toute faite dans un de ces vieux livres de classe que nous essayons de rassembler : c’est une simple page de dictionnaire écrite à Lyon en 1536, non sans quelque amplification oratoire suivant le goût du temps, mais touchante de grandeur et de naïveté.

Étienne Dolet achevait le premier volume de ses Commentaires sur la langue latine, vaste thesaurus, qui pouvait servir, comme celui d’Henri Estienne, de manifeste à la nouvelle pédagogie. Arrivé au mot Literæ, il s’arrête, ne pouvant s’empêcher, dit-il, de saluer les lettres renaissantes et de féliciter son siècle de ce grand événement. Alors, il retrace en un pittoresque tableau ce qui se passe dans le monde depuis près d’un siècle. C’est une immense bataille qui touche à sa fin. « La Barbarie, dit-il, régnait partout en Europe. Tout-à-coup Laurent Valla, assisté de quelques vaillants compagnons d’armes, l’attaque de front. A peine y prit-elle garde, tant la brèche était petite dans ses rangs épais. » Mais voici venir à la rescousse Ange Politien, Pic de la Mirandole, Philelphe, Marsile Ficin « et toute cette illustre génération » qui, bardée d’éloquence, engage la bataille et commence sur un point la déroute de l’ennemi. Bientôt le bruit s’en répand, et de chaque pays accourent les renforts à l’armée des Lettres. L’Italie envoie Bembo et Sadolet, Vida et Sannazar, Alciat, et combien d’autres ; l’Allemagne, Agricola, Erasme, Melanchthon, Ulrich de Hutten ; l’Angleterre, Thomas Morus et Thomas Linacre ; l’Espagne, Louis Vivès. « Quels hommes, et de quel cœur ils combattent pour la cause de la liberté ! »

Et Dolet continue de passer en revue comme dans une vision épique cette grande armée de la Renaissance, notant au passage les chefs les plus illustres : « Je ne nomme que les grands capitaines, dit-il, mais combien de soldats obscurs dont les noms brilleront un jour d’un vif éclat ! » Il arrive enfin à la France et fait le dénombrement de ses troupes : « Elles ont pour général en chef Guillaume Budé, ce maître sans égal dans les deux langues grecque et latine. À ses côtés paraît Lefèvre d’Étaples, défendu par le bouclier de la philosophie. » Suit la rapide énumération des humanistes français contemporains et émules de Dolet : elle commence par ses anciens maîtres Christophe Longueil et Nicolas Bérauld, elle se termine par Michel de l’Hôpital et François Rabelais. Les autres noms qui remplissent cette longue liste sont pour la plupart ceux-là mêmes qu’on va retrouver dans notre volume, ceux des principaux promoteurs du réveil des études en France. Voici maintenant en quels termes Etienne Dolet clôt sa brillante et chaleureuse digression :

Cette armée des lettrés, levée de tous les coins de l’Europe, fait de tels assauts au camp ennemi qu’enfin la barbarie n’a plus de refuge. Elle a depuis longtemps disparu d’Italie, elle est sortie d’Allemagne, elle s’est sauvée d’Angleterre, elle a fui hors d’Espagne, elle est bannie de France. Il n’y a plus une ville en Europe qui donne asile au monstre. Les lettres sont en honneur plus qu’elles ne l’ont jamais été. L’étude de tous les arts est florissante. Par les lettres, les hommes sont ramenés à l’étude si longtemps négligée du bien et du vrai. Maintenant l’homme apprend à se connaître ; maintenant il marche à la lumière du grand jour, au lieu de tâtonner misérablement à travers les ténèbres ; maintenant l’homme s’élève vraiment au-dessus de l’animal, par son âme qu’il sait cultiver et par son langage qu’il perfectionne.

N’avais-je pas raison de rendre hommage aux lettres et à leur triomphe ? Elles ont repris leur lustre antique et en même temps leur véritable mission, qui est de faire le bonheur de l’homme, de remplir sa vie de tous les biens. Ah ! si l’on parvenait seulement à éteindre l’envic que portent encore aux lettres et aux lettrés quelques hommes restés barbares, si l’on pouvait se débarrasser de cette peste, que manquerait-il à la félicité de notre âge ?

Mais courage ! Avec le temps le crédit de ces hommes ira déclinant. Et puis, elle grandira, cette jeunesse qui en ce moment reçoit une bonne et libérale instruction, et avec elle croîtra l’estime publique pour les lettres : elle fera descendre de leurs sièges les ennemis du savoir, elle occupera les emplois publics, elle entrera dans les conseils des rois, elle administrera les affaires de l’Etat et elle y apportera la sagesse. Son premier acte sera d’instituer partout ces bonnes études qui apprennent à fuir le vice, qui engendrent l’amour de la vertu, qui ordonnent aux rois de s’entourer d’hommes intègres, de fuir comme le poison les flatteurs et ces complaisants du vice dont les cours sont pleines.

Quand nous en serons là, Platon lui-même aurait-il désiré plus pour sa République ? Le temps sera venu enfin où, suivant son vœu, la République sera gouvernée par des sages ou par des princes amis des sages. Et voilà ce qu’aura fait le culte des lettres, voilà ce que produiront ces enseignements qui à l’heure présente se répandent de toutes parts au sein de la jeunesse aux applaudissements universels[1] !

Qui eût osé dire à celui qui poussait un tel cri de délivrance que la barbarie n’était pas vaincue, qu’elle aurait de prochains et terribles retours, et que lui-même expierait dix ans après, sur un bûcher de la place Maubert, le crime d’avoir trop tôt proclamé le triomphe de la pensée libre ?

Et pourtant le martyr de la Renaissance avait raison, et par-dessus les bûchers il avait bien vu l’avenir : il ne se trompait qu’en le croyant tout proche. Mais c’est cette illusion même qui nous rend si présents et si attachants ces hommes du xvie siècle. Un pied encore dans le moyen âge, ils ont déjà l’esprit moderne, déjà ils sont des nôtres : ils ont aimé ce que nous aimons et haï ce que nous haïssons.

En aucun domaine la parenté entre eux et nous n’apparaît plus profonde que dans celui de l’éducation. C’est un devoir de piété autant qu’un acte de justice historique de relever la trace presque effacée de la voie qu’ils avaient frayée et que la Révolution seule a pu rouvrir. Ils ont tenté prématurément d’introduire en France cette grande nouveauté, une éducation qui tirât tout de son propre fonds, c’est-à-dire de la nature humaine. Cette éducation nouvelle, ils n’ont pas cru impossible de l’alimenter directement aux sources pures de l’antiquité classique et de l’antiquité chrétienne ; ils prétendaient même le faire sans offenser ni Rome ni Wittemberg ni plus tard Genève. Quelques-uns des plus grands parmi nos humanistes n’ont pas dédaigné d’écrire d’humbles et charmants ouvrages d’enseignement pour tous ces collèges laïques qui, dans la première moitié du siècle, paissaient et prospéraient en des villes même où l’on n’avait jamais vu d’écoles qu’aux mains des religieux. Plusieurs de ces établissements avaient des principaux et des régents un peu improvisés sans doute et autodidactes, mais leur pédagogie spontanée, pour n’en être qu’aux tâtonnements, pour se débattre encore péniblement contre la scolastique, révélait pourtant je ne sais quoi de neuf, de jeune et de confiant ; elle était déjà française d’esprit et d’âme, même quand elle écrivait en latin.

Il est vrai qu’elle n’a pas duré ; il est vrai que l’œuvre hardiment ébauchée par ces ouvriers de la première heure ne leur a guère survécu : l’Inquisition et les Jésuites en ont eu promptement raison ; trente ans après François Ier, collèges laïques et livres laïques avaient disparu ou allaient disparaître. Les guerres religieuses achevèrent d’anéantir toutes les espérances des Dolet et des Estienne, des Ramus et des Sturm, des Claude Baduel et des Mathurin Cordier. On ne comprit même plus l’idée inspiratrice de la Renaissance à son début, cette idée d’un développement tout humain, naturel et normal, par la raison et par la liberté. Le beau plan d’éducation libérale conçu d’instinct et qui avait failli se réaliser de même dans la jeunesse de François Ier devait être, avant la fin du siècle, emporté comme une chimère par la réaction triomphante. Et de cette réaction tous étaient complices : les uns par ardeur, les autres par lassitude. Les ardents avaient besoin d’un enseignement qui armât l’homme pour cette vie de lutte à outrance, qui fit ici des catholiques militants, là de militants calvinistes, des hommes de parti, prêts à être, suivant le temps et le lieu, soldats ou martyrs de leur religion : il leur fallait des collèges non seulement confessionnels, mais tout pénétrés de l’esprit de leur église et dans la main du clergé. Les autres, qui devinrent bientôt le grand nombre en France, las du bruit des guerres, assagis par la fatigue et sceptiques à force de déceptions, n’ayant plus qu’un désir, celui du repos, qu’une passion, l’ordre, qu’un idéal, l’unité, haïssant trop le fanatisme pour le servir, mais le craignant trop pour le combattre, s’engagèrent à la suite de Montaigne dans la voie facile de l’indifférence et abandonnèrent les grandes visées réformatrices et aventureuses de la génération précédente.

On en vint très vite à méconnaître un des aspects originaux de la Renaissance française : on oublia qu’elle avait été autant le réveil de l’esprit que celui de la langue, qu’elle avait voulu faire non des rhéteurs et des poètes, mais des hommes ; on n’en retint que la partie légère, élégante et littéraire, au sens étroit du mot. Bientôt il fut entendu que ces premiers maîtres de la France nouvelle n’avaient été que de beaux esprits éperdûment amoureux de l’antiquité, d’aimables et inoffensifs lettrés dont le cicéronianisme faisait sourire, dont la muse parlait grec et latin pour ne rien dire, au fond incapables de rien fonder, surtout en éducation. Par bonheur, certaines congrégations se trouvaient là toutes prêtes à remplacer ces rêveurs, et l’on se félicita de n’avoir qu’à s’en remettre à elles pour rétablir dans les collèges la règle, la forte discipline et le bon esprit des vieilles études.

Puissent les pages qui suivent, dans leur forme de sèche nomenclature, inspirer au moins à quelques-uns de nos jeunes universitaires la curiosité de reviser ces opinions reçues, de voir s’il n’y avait rien de plus que des ambitions littéraires dans la Renaissance, et de retrouver l’histoire vraie sous la légende !


  1. Commentariorum linguæ latinæ tomus I, Stephano Dolelo Gallo Aurelio autore. Lugduni, ap. Seb. Gryphium, 1536, in-folio. — Col. 1155-1156.