Le Régime municipal de Paris

Le Régime municipal de Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 89 (p. 348-377).
LE
REGIME MUNICIPAL
DE PARIS

I. L’Administration de la ville de Paris, par Maurice Block et Henri de Pontisch, 1 vol. in-8o ; Guillaumin. — II. Denys Cochin, Paris, Quatre années au conseil municipal, 1 vol. in-12 ; Calmann Lévy. — III. Joseph Ferrand, les Pays libres. — IV. Études de M. Ernest Brelay dans l’Economiste français. — V. Rapports de MM. Cordier, Planteau, Folliet, à la chambre des députés. — VI. Paul Robiquet, Histoire municipale de Paris.


I

Un décret du 22 mars 1888 autorise l’érection d’une statue à Danton en face de l’École de Médecine : il omet de dire si les bas-reliefs figureront les massacres de septembre. On aurait tort de s’en étonner. Est-ce que, depuis deux ans, Jean-Paul Marat, tribun du peuple, n’a pas, square Montsouris, son monument, Marat, déjà célébré par M. Monteil devant l’assemblée de l’Hôtel de ville dans un rapport où, concluant à l’achat du tableau de David représentant la mort de ce martyr de la réaction, il le consacrait grand homme et saint du calendrier révolutionnaire ? A-t-on oublié les rues débaptisées, les délibérations pour remplacer leurs noms par d’autres noms plus significatifs : Louis Blanc, l’Abbé Grégoire, Barbès, Blanqui, Delescluze, émeutiers de plume, de parole et d’action, régicides, communistes, malfaiteurs intellectuels ? De telle sorte qu’une promenade dans Paris remplace un cours d’histoire démagogique, et que le spectacle de cette apothéose invite à recommencer des actes qui, tôt ou tard, trouvent des écrivains pour les justifier, des politiciens pour les honorer. L’éducation d’un peuple se fait par ses emblèmes aussi bien que par les livres, et par les yeux autant que par la raison.

Aussi bien nos élus ne prennent-ils aucun souci de déguiser leurs projets, de rassurer le bourgeois parisien, qui ne demanderait qu’à pratiquer la politique de l’autruche. Les comités révolutionnaires ne permettent pas les manœuvres savantes, les combinaisons diplomatiques, qu’ils traitent de trahisons : ils veulent que tout se passe au grand jour, qu’on marche en avant, bannières déployées, mèche allumée ; ils commandent et leurs mandataires obéissent. Autrefois, lorsque le parti opportuniste contre-balançait le parti autonomiste, on usait encore de quelque stratégie ; mais les dernières élections ayant envoyé à celui-ci une majorité écrasante, il croit avoir ville gagnée, se lance dans une véritable surenchère d’utopies, où chacun se montre jaloux de dépasser l’orateur de la veille, de ne pas rester en arrière de celui de demain. M. Vaillant fait des propositions qui visent un décret de la commune du 19 mai 1871. N’est-ce que cela ? M. Vaillant retarde : bien auparavant, le conseil avait réclamé et obtenu une place pour « un ancien membre de la municipalité. » MM. Daumas et Longuet proposent de rayer des recettes une somme d’environ 200 millions portant sur l’octroi, les halles, les marchés, les abattoirs, les entrepôts, la police… On les remplacerait par une taxe cubique sur les maisons, taxe progressive en raison de la valeur des biens, selon l’importance de la masse bâtie et la richesse de la zone ; c’est-à-dire que l’on grèverait certains arrondissemens en dégrevant ceux qui ont l’honneur d’être habités par « le peuple. » Ce droit de place serait la rançon des immeubles considérés comme prisonniers ou otages de la guerre sociale. Quant à M. Brousse, il brandit sur la tête des créanciers de la ville l’arme offensive de la banqueroute et « d’un budget socialiste » de 500 millions en opposition avec « le budget bourgeois. » Ils sont là dix communistes avérés, originaires des réunions publiques, émules d’Hébert et de Babeuf, qui font du bruit comme deux cents, et ne se lassent pas d’exiger, puisque aussi bien radicaux et autonomistes ne se lassent pas de se soumettre. Ils leur ont arraché la journée de travail de neuf heures, le repos obligatoire pour l’ouvrier un jour par semaine, et, au nombre de leurs triomphes les plus brillans, ils citent certaine délibération prise, en avril 1887, à la majorité de 42 voix, et ainsi conçue : « Les prix de la série officielle, en ce qui concerne les salaires, seront strictement appliqués à la ville de Paris. La série officielle de la ville de Paris sera révisée annuellement, de façon que les prix des salaires soient toujours en rapport avec létaux des subsistances et les conditions générales de l’existence des travailleurs. Chaque année, la série annuelle sera applicable, en ce qui concerne les salaires, aux travaux entrepris depuis plusieurs années. Ces travaux seront dorénavant exécutés en régie, et l’on ne recourra aux adjudications que pour les fournitures. »

Si cela signifie quelque chose, c’est le minimum des salaires, et le minimum des salaires a pour conséquence indispensable le maximum sur le prix des choses. Qui donc prétendait que l’histoire ne se répète point ? Lisez attentivement les annales de la commune de 1792 à 1794, comparez ensuite les comptes-rendus des séances du conseil municipal depuis quelques années : les analogies sont frappantes. Celui-ci n’a pas encore eu ses grandes journées, un 20 juin, un 10 août, un 31 mai ; mais, patience, la volonté ne lui manque pas, ni la persévérance, il attend l’heure des suprêmes défaillances, l’heure où il mettra ses projets en pratique.

Un instant déjà, il a pu croire le moment propice et que le secret de l’empire allait être divulgué. Des révélations plus que fâcheuses, des procès scandaleux, des généraux, des sénateurs, un proche parent du chef de l’état accusés de trafiquer de leur influence, la chambre s’érigeant en Convention et forçant M. Grévy à se retirer, une candidature impopulaire, peut-être parce qu’au milieu de l’anarchie générale elle présageait le repentir du passé et le retour à quelques principes d’ordre, l’opinion publique surexcitée jusqu’au délire, un tel concours de circonstances n’invitait-il pas à montrer cette audace qui tant de fois réussit aux ancêtres géans ? Le parti socialiste, qui a ses plaies, ses divisions et ses rivalités intestines comme les autres partis, ne sut point se mettre d’accord : une fraction considérable refusait de descendre dans la rue ; l’armée, bien commandée, était résolue à faire son devoir. D’autres voulaient néanmoins en appeler au peuple, à la huaille, comme dit Retz, et courir le grand peut-être de l’émeute ; mais le citoyen Joffrin les arrêta : les autonomistes lui avaient promis d’aller jusqu’à l’extrême limite de la légalité, de tourner au besoin celle-ci, et ils tinrent parole. On se rappelle ces scènes mémorables : le bureau du conseil, en vertu d’une décision prise par 55 voix sur 70 votans, allant trouver, le 2 décembre, les députés de Paris, se concertant avec eux « sur les moyens de sauver la république dans le cas où M. Ferry serait élu, » les serrures faussées pour empêcher la troupe d’occuper l’Hôtel de ville ; le préfet de la Seine sommé de se dessaisir des clés en faveur du syndic du conseil, les délégués des comité » révolutionnaires autorisés à tenir séance à l’Hôtel de ville pendant. la journée du 8, occupant une salle à côté du conseil, M. Vaillant déclarant, dans la séance du 7, que l’assemblée était décidée à s’associer à l’action du peuple pour prévenir le danger de l’élection Ferry ; M. Hovelacque et ses collègues respirant avec délices l’encens des félicitations qui de toutes parts affluèrent pendant un mois, inscrivant les adresses aux procès-verbaux des séances, faisant sonner bruyamment qu’ils n’ont qu’à parler pour imposer au parlement, sinon leurs volontés positives, du moins leurs répugnances, leurs volontés négatives ; car ces habiles architectes de ruines savent à merveille que passer pour puissant c’est être puissant, que les foules n’entendent que ceux qui parlent haut, et l’attitude du congrès ne justifiait que trop leurs prétentions. N’était-ce pas le cas de répéter avec Guez de Balzac : « Cette fièvre chaude de rébellion, cette léthargie de servitude viennent de plus haut qu’on ne l’imagine. Dieu est le poète et les hommes ne sont que les acteurs ; ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c’est souvent un faquin qui doit en être l’Atrée ou l’Agamemnon… Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe guère de quels instrumens elle se serve ; entre ses mains, tout est foudre, tout est tempête, tout est Alexandre, tout est César. Elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque ce qu’elle a fait par les géans, par les héros, par les hommes extraordinaires. »

Les élections municipales de Paris ayant fatalement un caractère politique, les élus se considèrent comme destinés à régner sur la capitale et à venger leurs prédécesseurs traîtreusement vaincus en 1794, en 1871. Ils ont obtenu l’amnistie, et personne n’ignore comment ce haillon de guerre civile est redevenu le drapeau de la guerre sociale ; ils demandent, par scrutin public, la suppression du sénat et de la présidence de la république, réclament sans cesse l’autonomie, prennent parti pour les ouvriers dans les grèves et les alimentent de nos deniers. On leur objecte que ces ouvriers ont assassiné un contremaître, que la grève ne se passe pas dans leur département. Fausses pudeurs ! scrupules surannés ! Est-ce que pendant la grande révolution, la commune de Paris n’avait pas ses armée8,ses émissaires, ses Ronsin, ses Rossignol, qui opéraient en province ? Un jour, ils veulent, à propos du centenaire de 1889, former une fédération des communes de France, des communes bien pensantes, cela s’entend, car il s’agit de fonder une république antirurale, urbaine, parisienne et socialiste. Ce sera, dit l’un d’eux, le commencement de la révolution. — Et voici le projet de MM. de Bouteiller et Chassaing : Article premier. — « Le bureau du conseil est chargé de prendre les mesures nécessaires pour l’organisation, dans le plus bref délai possible, d’un congrès des représentans des conseils municipaux de France. — Article 2. — Un crédit de 5,000 francs est ouvert au bureau pour l’exécution de ladite résolution. » Quelqu’un s’avisant d’observer que la proposition est contraire à la loi, on réplique que la prise de la Bastille aussi était illégale. Un autre, au milieu de l’hilarité générale, ajoute qu’on n’a tenu compte de la légalité ni en 1830, ni en 1848, ni en 1870. Ces messieurs estiment que la légalité nous tue, au propre et au figuré. Les avantages de cette fédération sautent aux yeux : elle assurerait aux communes de France la toute-puissance, et permettrait d’entrer franchement dans la carrière du socialisme. Naturellement aussi les communes confieraient leurs destinées au conseil municipal qui aurait reçu, hébergé, fêté leurs mandataires : comme au temps de la république romaine, elles n’auraient plus qu’à travailler et s’enrichir, et ainsi se trouverait réalisé le vœu d’un précurseur à la vue des députés de la Convention : « Pourquoi donc faire venir tant de gens pour gouverner la France ? N’y en a-t-il pas assez à Paris ? » Seulement, au lieu de rédiger la grande charte de la liberté, on n’aurait libellé qu’un contrat d’esclavage.

Il est aisé de s’imaginer comment ils accueillent les décrets d’annulation : tantôt avec une dédaigneuse indifférence, tantôt par des haussemens d’épaules et de bruyans éclats de rire, tantôt par un vote récidiviste. Le gouvernement, de son côté, fait volontiers le mort, ou n’intervient qu’à la dernière extrémité, recommandant à son préfet de la Seine de ne pas lui faire d’affaires. Le malheureux préfet, sans cesse conspué, critiqué, censuré, n’est pas non plus sur un lit de roses ; magistrat d’un jour, il s’épuise à convaincre des ministres d’une heure de la nécessité de ne pas abandonner une à une les clés de la place, à faire goûter aux municipaux les douceurs de la trêve et du baiser Lamourette ; il fait beaucoup de petites concessions qui, réunies, produisent de grandes abdications, comme les petits ruisseaux forment les grandes rivières. Henri Heine comparait La Fayette à ce précepteur qui accompagnait son élève dans les maisons de prostitution pour qu’il ne s’y enivrât pas, puis au cabaret pour qu’au moins il ne perdit pas son argent au jeu, et le suivait enfin dans les maisons de jeu pour prévenir les duels qui pouvaient s’ensuivre ; mais, si le duel devenait inévitable, il servait alors de témoin. N’a-t-on pas vu des préfets, des ministres, qui ressemblent à ce précepteur commode, et l’élève ici n’a-t-il pas beau jeu à répondre au maître : « Nous avons la même origine et votre dossier est aussi chargé que le mien. Vous avez posé les prémisses, je tire les conséquences ; vous êtes un jacobin nanti, repu, et je n’ai pas dîné. Que fais-je que vous n’ayez ébauché ? Vous avez laïcisé, je laïcise ; vous avez dénoncé le péril clérical, déclaré la guerre aux religions positives, je prétends supprimer Dieu. Ce n’est pas moi, c’est vous qui avez traité les crucifix de mobilier scolaire. Vous avez violé la propriété des congréganistes, je veux détrôner le capital, détruire les monopoles. Mes finances sont meilleures que les vôtres, et il n’y a entre vous et moi que l’épaisseur… de la loi. Je complète le syllogisme, et j’ai sur vous l’avantage de la logique : médecin, guéris-toi toi-même. »

On hésite à frapper l’enfant terrible de la famille révolutionnaire ; on le cajole, on essaie de transiger. C’est un marchandage perpétuel, l’application constante du contrat innomé : je donne pour que tu renonces, je te concède une sottise pour que tu m’en épargnes deux autres. Nous sommes armés jusqu’aux dents, nous avons pour nous le droit, la loi, la force ; il suffit de trois lignes dans l’Officiel pour mettre à néant les fantaisies du grand conseil du collectivisme, quatre hommes et un caporal le feraient rentrer sous terre, s’il sentait une main ferme au-dessus de lui. Malheureusement il y a des ministères débonnaires, il y a des ministres incohérens, campés au pouvoir comme une peuplade barbare dans un pays civilisé envahi à l’improviste. Et pourquoi s’en prendre à eux ? Pourquoi auraient-ils plus d’énergie que n’en a eu le congrès lui-même ? Sans doute le cabinet actuel, en approuvant la délibération qui réglementait le travail des ouvriers de la ville[1], avait assumé la responsabilité de la grève des terrassiers ; mais ses prédécesseurs n’ont-ils pas frayé la voie depuis huit ans ? Ce qui caractérise la situation, écrivait M. John Lemoinne, c’est une faiblesse générale de tempérament dans les pouvoirs publics, c’est le besoin et le désir de se soustraire à la responsabilité. La résistance n’est nulle part et la complicité est partout. Le gouvernement n’a pas à demander une loi pour installer son préfet à l’Hôtel de ville ; cette loi existe. Mais le conseil pousse les hauts cris, parce qu’il entend garder la place libre pour le futur maire de Paris, et, venant à la rescousse, ses alliés secrets, endormeurs, ergoteurs et casuistes, affectent de distinguer, d’épiloguer sur le décret de messidor. À quoi bon partir en guerre pour une salle à manger et une chambre à coucher, car le préfet a déjà son cabinet, un salon d’attente et des bureaux pour ses secrétaires. Et quant aux fêtes, on a imaginé un moyen terme qui satisfait tout le monde : elles sont données au nom de la ville de Paris, représentée par le préfet de la Seine et le conseil municipal de Paris. Troublé par ces clameurs, le ministère demande aux chambres une confirmation, un pouvoir dont il est déjà en possession : c’est ce qu’il appelle le respect du parlement, ce qui, en bon français, s’appelle une abdication. Autrefois, le régime parlementaire était un régime où les ministres faisaient et défaisaient les députés, lesquels à leur tour faisaient et défaisaient les ministres ; aujourd’hui, ce régime, ou plutôt la contrefaçon qu’on nous sert, est celui d’une majorité incohérente qui nomme et chasse les ministres comme des domestiques, et montre trop souvent que la plus ordinaire des inconséquences consiste à ne pas vouloir les moyens de ce que l’on veut.


II

Tenir le vote du budget, être, comme dit l’Anglais, the power of the purse, le pouvoir pécuniaire, c’est être le maître. Or, le conseil municipal vote le budget : pouvoir restreint par l’autorité des deux préfets, par la tutelle gouvernementale, par les crédits obligatoires, dont néanmoins il a su tirer parti pour briser continuellement le cercle de ses attributions, car il sait qu’une loi n’est guère qu’un canevas qui devient quelque chose suivant la broderie que l’on exécute dessus. Le conseiller municipal est devenu une puissance, les bureaux de la préfecture tremblent devant lui, son cabinet ne désemplit pas, il a autant de cliens qu’un député. Au reste, le métier est rude, il faut rendre compte de ses actes dans les réunions publiques quand le souverain l’exige ; en 1885, on a délibéré sur 4,488 affaires ; séances de jour et quelquefois séances de nuit, commissions nombreuses, rapports à composer, assiduité de rigueur, point de flânerie comme à la chambre, point de parcours gratuit sur les lignes de chemins de fer, point de ces voyages d’agrément à Nice, à Pau, en Orient, pendant lesquels un complaisant collègue vous remplace et renouvelle le miracle de la multiplication des votes. Avec cela, un public des tribunes très attentif, notant les absens, les abstenans, ne perdant pas un mot des discours, soulignant de ses rires les interruptions hardies. Il ne réclame pas encore le Ca ira ! ou la Marseillaise, comme autrefois ; mais à l’exemple des dames de la halle qui voulaient entendre « notre petite mère Mirabeau, » il a ses favoris qui font salle comble lorsqu’ils doivent parler. Mais combien de compensations ! Quelle douceur de se sentir le grand homme de son quartier, de pouvoir défendre ou opprimer ses voisins, sans compter l’indemnité de 4,000 francs, la perspective de passer tôt ou tard de l’Hôtel de ville au Palais-Bourbon, et la joie de distribuer à ses créatures la manne d’un budget de 305 millions ! Oui, vous avez bien lu, 305 millions ! Un budget plus considérable que celui de maint état ! Quel merveilleux appât ! Comment résister à la tentation de le mettre en coupe réglée, d’en Faire un instrument de règne et de propagande ? Que sera-ce lorsque nous jouirons du fameux budget socialiste de 500 à 600 millions prophétisé par MM. Chabert et Cie ! le conseil se vante de sa bonne gestion économique : on va Voir ce qu’il faut en penser, ce qu’il convient d’en rabattre. En tout cas, doit-on lui savoir gré de sa modération forcée, lorsque chaque jour il vote des résolutions qui engagent de nouvelles dépenses et que ses tuteurs légitimes sont contraints d’annuler ? Est-ce le prodigue, est-ce son conseil judiciaire qu’il faut féliciter de n’avoir pas gaspillé toute la fortune des mineurs ? Jugeons donc le conseil municipal, non-seulement d’après ce qu’il met dans le budget, mais d’après ce qu’il prétend y mettre, non-seulement d’après ses actes approuvés, mais d’après ses votes, et puisqu’il aspire à disposer de notre argent sans contrôle, voyons ce qu’il en ferait si le contrôle n’existait point.

En 1862, après l’annexion des communes suburbaines, Paris avait 1,726,000 habitans, l’octroi rapportait 77,860,000 francs, le budget atteignait le chiffre de 191,600,000 francs. Voici quelques-uns de ses articles :


Dette municipale. 25.000.0000 francs.
Préfecture, mairie centrale 1.000.000
Service du conseil municipal «
Cultes 150.000
Voie publiques 14.000.000
Promenades, plantations 2.400,000
Eaux, égouts, éclairage. 2.200.000
Assistance publique 11.400.000
Lycées, collèges 140.000
Instruction primaire et écoles supérieures 2.500.000
Préfecture de police 12.200.000
Centimes communaux 2.688.500
Entrepôts et loyers communaux 420.000
Redevances diverses du gaz «
Taxes funéraires et concessions 1.450.300
Redevances des eaux 3.870.000

Plaçons à côté de ces chiffres ceux du budget de 1888, les principaux chapitres de recettes dans le projet de l’administration. Chiffres et comparaisons parlent avec éloquence :

Centimes 33.153.900 francs.
Amendes, permis, intérêts 5.661.300
Octroi 137.738.300
Halles et marchés 7.988.181
Abattoirs 3.385.000 francs.
Entrepôts 2.988.950
Propriétés communales 1.444.200
Taxes funéraires et cimetières 3.438.174
Locations sur la voie publique 1.726.476
Voitures publiques 5.367.000
Remboursement de travaux divers par les particuliers 4.315.010
Taxe de balayage 2.860.000
Redevances de la compagnie du gaz 18.925.000
Exploitation des eaux 12.397.100
Voiries, vidanges, égouts 2.029.750
Rétributions diverses, legs, donations 2.515.173
Contribution de l’état, frais d’entretien et nettoiement du pavé de Paris 3.500.000
Contribution de l’état dans les dépenses de la police municipale 7.693.825


Passons maintenant aux dépenses :


Prévisions pour 1888. Augmentations sur 1887.
Dette municipale 106.139.657 fr. 1.049.182 fr.
Charges envers l’état 5.909.000 2720…
Frais de perception 7.803.315 116.620
Administration centrale, etc.. 6.087.722 119.982
Conseil municipal 752.570 6.770
Pensions et secours 1.151.858 50.530
Mairies d’arrondissement 898.400 «
Frais de régie 1.162.000 12.058
Inhumations 1.370.729 21.534
Pompiers, postes, casernes 721.100 «
Garde républicaine 2.890.600 169.896
Travaux, personnel, matériel 5.130.030 63.630
Architecture et beaux-arts 4.302.700 313.230
Voirie 2.786.600 15.800
Voie publique 20.796.788 397.985
Eaux et égouts, vidanges 7.992.783 217
Collèges, bourses 1.541.743 10.159
Instruction primaire et supérieure. 23.984.653 299.703
Assistance, aliénés, enfans 21.830.195 352.440
Promenades, plantations, éclairage 10.032.425 205.950
Préfecture de police 25.471.829 110.445
Dépenses diverses 180.853 21.586
Fonds de réserve 1.047.141


304,424,890 francs pour une population de 2,344,550 habitans ! Plus du dixième du budget total de la France ! Saluez ce milliard, vous ne le reverrez plus ! disait autrefois M. Thiers. Nous aussi, gent contribuable et corvéable à merci, nous pouvons saluer les 300 millions, nous ne les reverrons plus. En fait, chaque Parisien, homme, femme ou enfant, doit en moyenne apporter 130 francs au Minotaure, sans compter sa part des charges nationales. Si toutes les communes se modelaient sur la capitale, leurs dépenses annuelles atteindraient le chiure de 5 milliards, plus de dix fois leur montant.

Ayant un budget d’état, nos échevins ont éprouvé l’irrésistible tentation d’imiter nos législateurs : à quoi bon posséder une grande fortune, si l’on ne s’en sert pour se passer ses fantaisies, pour protester contre les doctrines imaginées par le baron Louis et autres ganaches « de l’âge de la pierre taillée ? » vainement leur objecte-t-on qu’ils sont des pères de famille et qu’ils font des placemens de fils de famille, qu’au lieu de supprimer les abus, ils se contentent de les déplacer et s’empressent même de les multiplier. Reproches naïfs, objurgations ridicules ! S’ils n’avaient leurs pensées de derrière la tête, ces messieurs répondraient sans doute avec cette grande dame de l’ancien régime : « Les abus, mais c’est ce qu’il y avait de mieux. » Les besoins croissans de la démocratie parisienne, le paupérisme, la solidarité, disent-ils. Oui, sans doute, mais lisez entre les lignes et traduisez : la tactique électorale, la courtisanerie envers le Mob, le désir de jeter de la poudre aux yeux de l’opinion publique.

A dépenses excessives, procédés irréguliers. Confondre le budget ordinaire et l’extraordinaire, transporter à celui-ci une partie des dépenses permanentes, et présenter un équilibre apparent produit par des ressources de report ou d’emprunt, majorer les recettes à un taux qu’on sait ne pouvoir réaliser, reproduire tous les jours l’idée chimérique d’enrichir un peuple en jetant l’argent par les fenêtres, créer des réserves fictives, se targuer d’économies mensongères, recourir aux crédits supplémentaires, cette plaie des budgets, menacer et frapper la propriété foncière qui n’en peut mais, reste là comme une sotte et devient la bête de somme du fisc parisien, augmenter ainsi l’attrait de la fortune mobilière, crier : « vive les réformes ! » et créer sans cesse des services onéreux, si bien que les dépenses ordinaires se sont accrues en dix ans de plus de 40 millions, ce sont là jeux, non de princes, mais de majorités parlementaires ou municipales. « Les choses changent de nom, dit très bien M. Brelay, les bénéfices changent de mains, mais les principes restent les mêmes ; ainsi le roi ne vend plus d’offices pour se créer des ressources temporaires en grevant un avenir qui est presque le lendemain, mais son successeur donne des places et fortifie ainsi sa clientèle, puis il l’épure au moyen de mises à la retraite prématurées, et, comme autrefois, paie deux titulaires pour chaque emploi, dont l’un ne fait plus rien, tandis que l’autre apprend son métier. De 1876 à 1888, la dépense pour les pensions a triplé, passant de 315,000 à 937,000 francs. Avec l’autonomie, ce serait bien autre Chose, et Paris ressemblerait à cette rivière que vantait un Méridional, où « il y avait plus de poissons que d’eau ; » tout le monde serait employé et la seule difficulté à résoudre serait de trouver des payeurs. »

Voilà comme on pratique la politique de ses affaires et les affaires de sa politique. Tout devient prétexte à popularité : les bataillons scolaires, luxe puéril et parasite, création destinée sans doute à remplacer l’armée de l’insurrection, la feue garde nationale ; ci : 146.000 francs ; — les pupilles de la ville, institution détestable, pleine d’abus : 769,000 francs ; — les cantines scolaires qui viennent de sauter de 300,000 à 500,000 francs ; — la dispense de la contribution mobilière pour les petits loyers, c’est-à-dire pour 517,179 logemens, cet impôt retombant comme une sorte de pénalité sur les locataires de 242,288 appartenons ; — secours de loyer à certaines familles, 120,000 francs ; — subventions aux femmes de réservistes, 525,000 francs. — Mais pour obtenir quelque bribe, il faut montrer patte rouge : certains quartiers se trouvant représentés par des monarchistes, on ne pouvait charger ceux-ci de distribuer des fonds républicains ; aussi a-t-on décidé qu’il y aura dans chaque arrondissement une commission de seize membres, quatre désignés par le maire, douze par le conseil municipal.

Et les subventions à d’innombrables sociétés de tir et de gymnastique, dont quelques-unes rappellent les célèbres Beni-Bouf-Toujours ! — Et la fête nationale du 14 Juillet : 300,000 francs ! En 1878, on n’avait rien voté et cependant Paris fut splendidement pavoisé, illuminé par l’élan enthousiaste de ses habitans. — Et les bals de la ville ! une bagatelle de 157,000 francs ! Honneur à la statistique ! On a calculé qu’en une fois on avait bu 50,000 bocks de bière, 500 bouteilles de bordeaux, 2,500 bouteilles de Champagne, 3,000 punchs, absorbé 4,500 sandwiches et 25,000 ou 30,000 gâteaux : Gargantua est dépassé ; les empereurs, les consuls romains ont des imitateurs. On humoriste irrévérencieux affirma qu’en souvenir de Romieu, le préfet de la Seine, M. Poubelle avait fait poser un lampion auprès de chaque ivrogne ; et comme ces histoires de beuverie provoquaient des critiques, nos édiles n’ont pas manqué de dire, pour excuser leur bon peuple, que rien n’était plus naturel, et qu’il n’en allait pas autrement dans les salons de la bourgeoisie. Et l’usine d’électricité, et l’ascenseur funiculaire qu’on aurait pu avoir sans bourse délier ! Et les expositions ouvrières payées avec l’argent des bourgeois ! Et ce nouveau saint-office, composé de cinq ouvriers travailleurs in partibus choisis annuellement parmi les candidats des chambres syndicales, lesquels, munis d’un viatique de 3,650 francs, fourniront un rapport trimestriel « sur le milieu moral et matériel des travaux municipaux, et donneront à l’état un exemple, pour qu’il en fasse bénéficier l’industrie nationale ! »

Au milieu de tant de largesses, ces parangons de la pure démocratie ne s’oublient pas complètement. La loi édicte la gratuité des fonctions municipales ; mais, vu la pesanteur du fardeau, ils se sont attribué et le gouvernement leur laisse prélever une indemnité de 4,000 francs. Après tout, les membres du corps de ville, sous l’ancien régime, recevaient des jetons de présence, des dons en nature, hypocras et épices, et même une pension de cent sous tournois ; et à la fin du XVIIIe siècle, ces droits et honoraires avaient dû singulièrement s’enfler, car un règlement de 1783 les réduit à 136,380 livres, et supprime en même temps les dons de robes de velours, de robes de deuil, les distributions de bougies et de jetons. Nos municipaux pourraient aussi invoquer la réponse de Talleyrand quand on lui annonça que le mandat de député et la pairie seraient gratuits : « Ce sera bien cher ; » sans parler de cette fameuse distinction imaginée par un ministre opportuniste entre les lois organiques et les lois secondaires, celles que le gouvernement respecte et celles qu’il viole. Seulement qu’on n’invoque plus le droit commun sans épithète ou même le droit commun élargi : dans quelle autre commune de France tolère-t-on qu’une assemblée municipale s’adjuge des traitemens, ait des commissions permanentes, le droit d’initiative presque absolu, prenne des délibérations politiques, s’immisce dans le détail des services, exerce une pression envahissante sur le personnel ?

Un homme d’esprit, prétendant trouver un sens profond dans le livret de Robert le Diable, voyait dans ce héros, fils d’un démon et d’une pieuse princesse, l’image de l’homme politique contemporaine : attiré par son père vers le mal, vers la révolution, perdant son or, ses chevaux, son épée, mais protégé par l’esprit de sa mère qui le pousse vers le bien, vers le conservatisme, résistant aux séductions, aux danses des nonnes démagogiques, puis enfin brisant, à la prière de la princesse Isabelle, son rameau magique, et rentrant par le mariage dans l’ordre et la vérité. Notre conseil n’a malheureusement pas, comme Robert le Diable, son bon ange à côté du mauvais ; il flotte sans cesse entre deux démons, entre deux écueils : tantôt la superstition révolutionnaire, le fétichisme des symboles radicaux, la manie des remèdes empiriques ; tantôt le génie de la prodigalité représenté par un fonctionnaire habitué à faire grand, ayant, comme son ancien patron, M. Haussmann, le goût des constructions colossales, il mal di pietra, toujours prêt à pousser en avant les municipaux plutôt qu’à les retenir. Des gens fort entendus lui reprochent d’avoir inauguré un procédé qu’ils nomment « l’imprévoyance préméditée, » ou le système « de la ruine par la magnificence. » Et comment le directeur des travaux, le ministre de la dépense, ne séduirait-il point nos édiles lorsqu’il fait miroiter devant eux ses plans grandioses ? Oyez plutôt le tentateur, quand il vient leur proposer de mordre sur l’emprunt de 250 millions, quand il excuse le gaspillage universel et plaide les circonstances atténuantes : « L’équilibre a été rompu, parce qu’en augmentant les dépenses de 20 à 30 millions par an, le conseil n’a pas créé de ressources correspondantes ; les finances de la ville se trouvent dans une mauvaise situation, et il est à craindre qu’on ne soit obligé de demander des ressources nouvelles… En attendant, l’administration est obligée de vivre d’expédiens. Elle ne vient donc pas soutenir que son budget est irréprochable ; elle demande à prélever sur les fonds d’emprunt des dépenses qui, jusqu’ici, étaient payées sur le budget ordinaire ; mais le moyen de faire autrement ? On aurait pu craindre que cette combinaison ne fût pas agréée par le gouvernement ou par le parlement. L’administration a été assez heureuse pour vaincre toutes les résistances. Tous les pouvoirs intéressés, et le conseil tout le premier, ont admis cette procédure qu’on a suivie en 1886 et grâce à laquelle on a pu traverser la crise : pourquoi n’en serait-il pas de même cette année ? Ce procédé n’est pas incorrect, puisqu’il a été approuvé par tout le monde. »

On croit rêver lorsqu’on entend un homme de la valeur de M. Alphand avancer qu’un procédé qui a l’approbation de tout le monde n’est pas incorrect. Tout le monde, c’est un peu comme l’opinion publique que chaque orateur fait à son image : une opinion de poche fabriquée dans les commissions et les directions. Quand tout le monde a tort, tout le monde a raison. Quant aux contribuables, ils se sont perfectionnés depuis Mazarin : ils paieront sans même crier. Lors du nouvel emprunt, certains membres de l’opposition insinuaient qu’il eût mieux valu retrancher les dépenses superflues, attendre que l’équilibre fût rétabli, l’épargne réalisée : on leur expliqua qu’ils étaient assurément des hommes vertueux d’après les idées du passé, mais que, d’après les nouveaux principes, il n’y avait de nécessaire que le superflu, et qu’une grande dame comme la ville de Paris ne pouvait vivre chichement comme une petite bourgeoise. Il suffit, d’ailleurs, de tourner le robinet, l’emprunt coulera à jet continu, fleuve généreux qui enrichit les riverains de son fertile limon, source aussi inépuisable que la planche à assignats ; s’il menaçait de tarir, il n’y aurait qu’à le rendre forcé. C’est de la politique de contes de fées, mais elle a pour elle la majorité à la chambre, au sénat ; et si vous démontrez qu’elle aboutit à la bastonnade fiscale, tout le monde vous répondra peut-être comme la femme de Sganarelle, qu’il lui plaît d’être battu.

Paris devait naguère à ses créanciers la somme de 2 milliards 262,826,118 fr. 82 ; jusqu’à l’année 1887 on avait amorti 370 millions 544,295 fr. 15 ; on amortira en 1888 27,113,560 fr. 99, et il restera dû 1,865,188,262 fr. 70, auxquels il faut ajouter le nouvel emprunt dont on ne verra la fin que dans un siècle. Sous prétexte d’avantages spéciaux dont jouiraient les propriétaires, le conseil a surchargé l’impôt foncier de 0 fr. 25, tandis que les autres contributions n’en fournissaient chacune que 0fr. 04. Cependant les indemnités locatives octroyées par le jury dans les expropriations servent surtout à enrichir les industriels, les commerçans, et quant aux autres dépenses, c’est se moquer du monde que prétendre les porter encore au débit des détenteurs d’immeubles, à moins de prouver qu’ils vont à l’école gratuite, se font guérir ou enterrer aux frais du public, boivent plus d’eau et exportent plus d’immondices que leurs frères du prolétariat. C’est le régime de la contribution de guerre, et l’on comprend ce propriétaire qui préfère le système de certain despote africain, lequel, les jours de grande tempête, se promène son bonnet sur la tête, et, lorsque celui-ci tombe, fait une razzia dans la partie du territoire que le vent lui désigne.


III

Les sergens de ville ! — Mais encore ? — Les gendarmes ! — Je veux savoir… — La troupe ! — Ainsi répondait Théophile Gautier lorsqu’on l’interrogeait sur ses opinions politiques ; mais Gautier n’était qu’un affreux réactionnaire, et nos municipaux font profession de détester la police aussi fort que les contrebandiers exècrent les douaniers, les braconniers les gardes, d’autant mieux que cette haine leur permet de se poser devant l’électeur en gens économes, opprimés par une administration prodigue. Voilà donc la police et la garde républicaine, plus de 11,000 agens, fort peu accessibles à la séduction, qu’ils doivent payer de nos deniers ; et ils savent à merveille que ces agens n’hésiteraient pas à leur mettre la main au collet s’ils s’avisaient de pousser jusqu’au bout des manifestations comme celle du 3 décembre ! Personne, disent-ils d’ailleurs avec raison, ne discute, ne contrôle, ne vote le budget de la police, ni le conseil, ni la chambre ; le préfet propose, le conseil repousse, le gouvernement impose, et tout est dit. Là-dessus, M. Yves Guyot, publiciste vigoureux, esprit absolu, pousse sa pointe, rappelle qu’en 1870-1871 MM. Jules Ferry, Léon Gambetta, de Kératry, Henri Brisson, réclamaient la suppression de cette préfecture de police machiavéliquement instituée par Bonaparte. Un repaire d’abus, une pépinière de scandales, si nous l’en croyons. Comment en serait-il autrement avec ce préfet qui dirige souverainement la police des mœurs, se met au-dessus de toutes les lois, jouit d’une irresponsabilité sans limites, reçoit d’énormes fonds secrets du ministère de l’intérieur, nomme, révoque, avance ses subordonnés ? « Agent politique, il est indépendant du parlement ; officier judiciaire, il est indépendant de la justice ; officier municipal, il est indépendant du conseil. » Et le remède à cela ? Rien de plus simple : supprimer la préfecture de police, remettre la police municipale à l’assemblée de l’Hôtel de ville. En attendant l’heure du berger, celle-ci joue la comédie de la réserve : elle refuse tous les ans de voter les 27 millions nécessaires à ce service obligatoire ; le ministère les inscrit d’office, et la réserve disparaît. Les Français, a-t-on dit, sont les comédiens ordinaires du bon Dieu ; les quatre-vingts seraient, eux aussi, très plaisans, s’ils n’avaient tant de dispositions pour le mélodrame.

J’écris les quatre-vingts : il serait plus exact de dire les soixante, chiffre réel de cette majorité d’autonomistes, possibilistes et blanquistes. A côté d’eux surnagent quelques républicains modérés et onze conservateurs dont on ne saurait assez glorifier le courage, le dévoûment ; parmi ces champions du bon sens se trouvent des hommes de talent : MM. Denys Cochin, Dufaure, Després, Hervieux, Gaufrès. Ils parlent dans le désert lorsque la politique et la religion sont en jeu ; mais il faut reconnaître que dans les questions d’affaires les soixante les écoutent volontiers, et, plus courtois que la majorité de la chambre, leur accordent l’entrée de toutes les commissions et l’honneur de présenter d’importans rapports. Fanatisme à part, ces soixante renferment un certain nombre d’hommes laborieux et instruits, qui valent mieux que leurs actes, et aimeraient mieux procurer au peuple de l’ouvrage que des discours, si la crainte de l’électeur n’était le commencement de la démence. Quant à leur probité privée, je la tiens pour irréprochable, l’incident Lefebvre-Roncier étant demeuré isolé, une brebis galeuse n’ayant nullement communiqué la contagion au reste du troupeau.

L’esprit de secte a d’étranges présomptions. Un de ces autonomistes affirmait naguère à son voisin de table qu’il se faisait fort de lui démontrer, en cinq minutes, que Dieu n’existe pas. Le voisin sourit et repartit : « Cinq minutes, c’est trop ou pas assez. » Contradiction bizarre : ils s’acharnent contre le christianisme et s’efforcent de fonder une irréligion municipale ; ils réclament et s’adjugent des monopoles avec l’inconscience de M. Jourdain faisant de la prose, et n’ont pas assez d’imprécations contre l’octroi, contre les privilèges restreints dont jouissent la compagnie du gaz et les omnibus[2]. L’octroi, ce principal personnage du budget qui, à lui tout seul, fournit 137 millions ! La compagnie du-gaz qui paie une redevance de 18,525,000 francs ; les omnibus qui versent aussi une somme fort respectable ! « Trouvez-moi une vertu qui rapporte autant, » répliquait Napoléon Ier à un adversaire de l’impôt sur le tabac, taxé par lui d’immoral. L’octroi remonte très loin et il a la vie dure : l’impécuniosité, comme disaient nos aïeux, le besoin d’argent a fait sa légitimité. Justin d’Alexandrie raconte qu’un prêtre, dont l’agent du Portorium voulait fouiller le bagage, répondit : « Je ne porte avec moi que quatre choses : la foi, la piété, la justice et la continence, » et que cet employé trop zélé prétendait absolument voir ces singuliers articles d’exportation, bien qu’ils ne figurassent point parmi les marchandises sujettes à la taxe. Il s’est perpétué à travers les âges ; la révolution le supprima en 1790, mais il fallut le rétablir en l’an vu sous le titre modeste d’octroi de bienfaisance ; depuis il a résisté à tous nos bouleversemens politiques, même à la commune.

Quant au gaz, nous le payons assurément trop cher, 0 fr. 30 le mètre cube, tandis, qu’à vienne, Londres, Berlin, Bruxelles, Amsterdam, il coûte 0 fr. 15 à 0 fr. 25, tandis qu’à Bordeaux, la compagnie, qui est très florissante, le vend 0 fr. 22 aux particuliers et 0 fr. 05 à la ville qui, à la fin de la concession, devient propriétaire des immeubles et du matériel. Les consommateurs parisiens ont mille fois raison de se plaindre, et la compagnie du gaz n’est pas exempte de tout reproche, car elle a offert tardivement des concessions raisonnables, alors que, plus coupable encore, le conseil écartait inflexiblement toute transaction, voulait plaider et perdait. Un peu de diplomatie combinée avec les droits d’ingérence et de tutelle qu’il conserve vis-à-vis de la compagnie eût aplani les difficultés et ménagé une solution satisfaisante ; mais le mot de monopole suffit à l’exaspérer, il voit rouge quand on le prononce devant lui, estime qu’en dehors de la régie municipale il n’y a point de salut. La ville faisant elle-même les marchés de charbon pour fabriquer le gaz, choisissant les chevaux qui traînent les omnibus, recrutant les chefs de service, les innombrables employés nécessaires à ces grandes exploitations, voilà son idéal. La régie municipale a parfois du bon, mais convient-elle en pareille matière ? Ignore-t-on que ni l’état ni la commune ne fabriquent à bon compte ; que le réseau des chemins de fer de l’état coûte 900 millions et en rapporte 6, à condition qu’on ne compte ni l’intérêt ni l’amortissement du capital ? Heureusement la ville reste liée par des traités qui maintiennent, jusqu’en 1905, le régime de la concession privilégiée ; elle a une part des bénéfices, ne paie le gaz que 0 fr. 15, perçoit un droit d’octroi de 0 fr. 02 par mètre cube brûlé dans Paris ; c’est de quoi la consoler des maladresses de ses édiles. En attendant, ils ne perdent pas une occasion d’exercer des vexations contre leur bête noire : ils viennent de confectionner un baroque cahier des charges au moyen duquel ils se proposent d’empêcher toutes les entreprises d’éclairage électrique, afin d’organiser ce service municipalement et d’en faire une pépinière de serfs électoraux. Une des clauses interdit à la compagnie du gaz de prendre part à aucune entreprise de ce genre. Toujours le monopole à rebours ! Mais les omnibus[3] pâtissent bien davantage de leur intervention : le traité de 1860, leur abandonnant la faculté d’imposer à la compagnie telle ligne nouvelle, telle correspondance qui leur semble conforme à l’intérêt public, ils en profitent pour exiger d’elle des lignes purement électorales, comme la fameuse ligne Songeon, dont les voitures sont presque toujours vides. Le 12 juillet dernier, ils ont voté la déchéance de la compagnie générale des omnibus ; le rapporteur de la troisième commission est allé jusqu’à dire que la compagnie nourrit ses chevaux avec de la sciure de bois, et torture son personnel. Mêmes préoccupations, mêmes préjugés, même responsabilité dans la question du métropolitain, mise à l’étude par M. Léon Say dès 1871 : au nom de l’autonomie, ils veulent le spécialiser, autrement dit le garder pour eux, afin de le remplir de leurs créatures ; aussi refusent-ils de le souder, soit à la ceinture, soit aux compagnies de chemins de fer ; l’affaire reste en l’air et subit des retards excessifs.

Ils ajournent sans cesse l’achèvement du boulevard Haussmann, opération qui serait terminée si on avait laissé faire les intéressés ; mais ils ont poursuivi avec ardeur la création d’une Bourse du commerce et surtout d’une Bourse du travail. La première a servi de paravent à une opération de viabilité poursuivie par M. Alphand avec autant de ténacité que de succès, et exécutée à grands frais. On a commencé par l’Hôtel des Postes, la rue Etienne-Marcel, un bout de la rue du Louvre ; une fois pris dans l’engrenage, le conseil a opiné du bonnet, en fermant un peu volontairement les yeux, et on l’a entraîné à dépenser 20 millions de plus que ses prévisions. Il y a eu là des scènes de haute comédie, chacun cherchant à se laver les mains, maugréant pour la forme contre l’administration ou le jury. La Bourse du commerce n’était qu’un prétexte ; les intéressés apparens ne s’en souciaient point.

La Bourse du travail paraît destinée à produire le même vide dans les caisses de la ville, et son résultat le plus clair a été jusqu’ici la députation pour M. Mesureur, rapporteur de l’affaire. Ce dernier a pris soin de nous avertir que la salle des réunions devrait contenir deux mille personnes, qu’il faut aménager cent quatre-vingts bureaux et « édifier un hall destiné à remplacer les grèves actuelles. » D’aucuns craignent qu’on n’y fasse plus de politique que d’affaires, qu’on n’y organise surtout des grèves colossales, avec le lock out et autres moyens de propagande scientifique. Cens de peu de foi, écoutez les commentaires des citoyens Cattiaux et Joffrin : « Les ouvriers ne comprendront pas qu’on s’amuse à discuter des questions financières quand il s’agit de leur donner satisfaction… C’est une révolution sociale qui se prépare. Vous croyez que les ouvriers vous feront crédit ? On le disait aussi en 1848, et nous avons eu la guerre civile. » Ces citoyens s’entendent fort bien à jouer du spectre rouge. La Bourse est votée, et on la paiera sur les fonds du dernier emprunt.

Ils ont aussi voulu avoir un théâtre municipal, mais je ne sais quelle mystérieuse fatalité a rejeté dans le néant les plus beaux projets, malgré de pompeux rapports où on lit ces tirades irrésistibles : « Est-il bon, est-il désirable que nous offrions au peuple de Paris un théâtre à prix modestes ? Nous avons répondu oui unanimement. Il faut que ce théâtre soit populaire par le prix des places, par le ton et l’esprit qui régneront ; scène vraiment parisienne et française ; école de patriotisme et d’histoire, dont la fondation rentrait naturellement dans votre mandat et faisait partie de vos devoirs envers le suffrage universel parisien… Vous affirmerez la tradition constante de ce conseil, et vous serez d’accord avec les exemples de l’antiquité, non moins qu’avec ceux de la révolution. » On ne reprochera point à la municipalité de ne pas songer à amuser ses peuples. Il en est des socialistes prolétaires comme de ce mendiant qui avait remarqué que, tant qu’il restait à jeun, son logis lui semblait une misérable hutte, sa femme un sordide paquet de haillons, son enfant un être malingre et affamé ; mais aussitôt qu’il avait bu quelques verres d’eau-de-vie, toute cette détresse se métamorphosait : la cabane devenait palais, la femme une vénus, l’enfant un Amour gras, Irais et rose. Quand on lui reprochait le désordre qui régnait chez lui, il affirmait qu’il suffirait de lui donner à boire de l’eau-de-vie, et que la tenue de son ménage charmerait aussitôt les plus difficiles. Au lieu d’eau-de-vie, ce sont les fêtes, les aumônes budgétaires, leurs enfans habillés, nourris, armés par la ville, la haine, l’envie, l’espérance de socialiser bientôt la terre, la mine, l’usine, le capital, les outils, qui enivrent ces rêveurs. Prenons garde, cependant, que d’un peuple de travailleurs nos municipaux ne fassent un peuple de mendians.

Quant à l’Assistance publique, elle est divisée dans sa propre. maison ; à côté du directeur nominal, qui émarge et signe, il y a un directeur de fait, le rapporteur de la commission du budget. Employés payés plus cher, pensions doublées par des mises à la retraite prématurées, services d’accouchement accordés à une partie de la population aisée, lorsqu’ils ne devraient appartenir qu’aux vrais pauvres, malades admis dans les hôpitaux sans titres sérieux, le favoritisme à tous les degrés, les dépenses croissant au point qu’un lit qui coûtait 1,100 francs il y a dix ans en coûte 2,000 aujourd’hui ; les bienfaiteurs se décourageant peu à peu de confier leurs dons à ces ardélions de l’athéisme, les scandales donnés par les infirmiers et infirmières que ceux-ci protègent, tant de misères appellent une prompte réforme. La loi de 1849 constitue une direction unique, centralisant tous les services, secondée par un conseil de surveillance, placée sous l’autorité du préfet de la Seine et du ministre de l’intérieur ; elle réserve en même temps les attributions du conseil, qui règle les comptes et vote le budget annuel. Mais, observait un témoin autorisé, M. Desprès, dès 1883, le gouvernement capitule devant le conseil, le laissant maître absolu de l’Assistance publique ; la même année, le déficit atteint 4 millions ; en 1884, 4 millions ; en 1885, 5 millions. En 1887, le directeur propose de boucher le trou au moyen d’une recette extraordinaire produite par l’aliénation de 2,617,316 francs de rente. On mange le fonds avec le revenu ; le budget de l’Assistance a passé de 13,593,000 francs en 1878 à 21,830,000 francs en 1888. A cela le rapporteur se contente d’observer qu’en vendant une partie du bien des pauvres on n’entame qu’une réserve. Raisonnement de prodigue qui ferait hausser les épaules s’il s’agissait de fortune privée ; mais quand la fortune publique est en jeu, les plus misérables argumens deviennent raisons péremptoires, pour peu qu’ils flattent les passions d’une majorité. Étonnez-vous ensuite si l’électeur accepte comme députés et comme ministres des gens dont il ne voudrait point pour commis.

Ce n’est pas assez de régner sur l’enseignement primaire, les Quatre-vingts prétendent régénérer l’enseignement, secondaire et supérieur, créer de toutes pièces une université municipale. Déjà, grâce à l’insigne faiblesse de l’administration, en dépit des règlemens et des principes, ils ont introduit dans la faculté des lettres de Paris un historien jacobin, grand admirateur de Danton, avec la mission expresse de répandre leurs doctrines sur la révolution. Mais voilà que M. Aulard, qui a du mérite et de l’esprit, sentant le besoin de se faire pardonner son intrusion, consacre surtout ses leçons à faire la bibliographie de l’histoire de la révolution. Fureur de la commission du budget, qui supprime son traitement de 12,000 fr. : plus avisé, le conseil l’a rétabli, mais il est sous-entendu que la menace doit profiter, ou sinon… Ayant pénétré dans la faculté des lettres, son éminence rouge se devait à elle-même de ne pas négliger la faculté des sciences, qu’elle enrichit d’un professeur de biologie chargé de continuer la tradition de Lamarck et de Darwin. Il faut infuser à cette vieille Sorbonne un sang nouveau, les maîtres actuels étant incapables de démontrer « l’évolution du chêne au singe et du singe à l’homme. »

En 18A8, Paris dépensait 1,095,000 francs pour instruire ses enfans ; trente ans après, en pleine république républicaine, avec un conseil radical, on se contentait de 10,487,000 francs ; dix ans s’écoulent, et ce budget a augmenté de 135 pour 100 : il s’élève à 23,934,000 francs. On n’en vient pas encore, comme le savant de maître Guérin, à payer les parens pour qu’ils envoient leurs enfans à l’école, mais on leur offre des avantages qui rendraient toute concurrence impossible, si le mot impossible n’était banni du dictionnaire de la charité chrétienne. Voici par exemple l’École du livre : trois cents apprentis recevant pendant trois ans des bourses d’entretien et des primes, soit 900,000 francs, afin de favoriser l’aristocratie ouvrière, fondeurs de caractères, typographes, lithographes, graveurs, brocheurs, doreurs et libraires. Quant à la plèbe ouvrière, elle a les écoles professionnelles ordinaires. Attendons-nous aux clameurs des corporations sacrifiées, à la création d’un certain nombre d’institutions analogues à l’École du livre.

Les municipaux publient, achètent, commandent des livres, instituent des concours[4]. Tout cela ne suffit pas. Croiriez-vous que certains auteurs de manuels ont eu l’idée diabolique de choisir dans de bons auteurs de mauvais morceaux ; que, par exemple, M. Lebaigue saisit Voltaire, Diderot, Victor Hugo dans leurs momens d’oubli, et leur emprunte sur l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, les notions les plus surannées ? Et M. Gerusez, qui accuse Lucrèce de s’être suicidée et qui écrit des phrases comme celle-ci : « Le matérialisme abaisse et asservit l’homme ! » Et la morale de M. Janet : « Toute la scolastique spiritualiste s’y trouve, dit M. Levraud ; bien pis, il déclare expressément que les rapports des sexes hors du mariage ne peuvent être qu’adultère, séduction ou libertinage. » Il y a une école où l’on fait copier aux enfans ces mots : « J’aime Dieu. » Dans ses Élémens d’histoire naturelle, M. de Montmahou, servile copiste de Geoffroy Saint-Hilaire et de Broca, prend pour des mains les pieds préhensiles des singes. On a fait la première communion au collège municipal Rollin ; on est allé en procession, avec la croix, jusqu’au-devant de l’aumônier. M. Lavy s’en voile la face. Tout cela est intolérable : « Nous trahirions le mandat que nous avons reçu en ne mettant point ordre à cet état de choses… Ne laissons pas plus longtemps contaminer l’âme de nos enfans. » M. Hovelacque fait chorus : « La religion de Victor Cousin et de M. Jules Simon est pire encore que les autres religions, et de plus elle est absolument hypocrite. » Entre les croyans du spiritualisme et les bigots de l’athéisme, entre ceux qui aiment jusqu’à la liberté de leurs adversaires et nos inquisiteurs laïques, il est permis de préférer les premiers. On comprend ceux qui s’écrient : Liberté pour Lokis et liberté pour Thor ! Liberté pour Ormuz et liberté pour Ahriman ! Mais que dire de ceux qui enlèvent aux vieillards, aux enfans, aux malades, le secours de Dieu, qui veulent imposer leur grossier symbole de néant, leurs croyances aux doctrines les plus dégradantes pour l’humanité, qui restaurent à grands frais le principe de la révocation de l’édit de Nantes et nous arrachent les plus précieuses conquêtes de la révolution française : l’égalité devant l’impôt, la liberté de conscience ?


IV

Paris doit-il s’administrer lui-même, ou bien le gouvernement doit-il administrer Paris ? Ce qu’il faut reconnaître avant tout, ce que les partisans du droit commun ne voient pas, ce que les autonomistes s’efforcent de faire oublier, c’est que le problème est politique et non municipal, c’est que l’histoire de Paris est souvent, trop souvent, l’histoire de la France elle-même. Tout projet de réforme devrait donc avoir pour préface un travail où l’on étudierait les époques pendant lesquelles cette ville joue un rôle prépondérant : Étienne Marcel, prévôt des marchands, celui qui acheta la Maison aux piliers, sur l’emplacement de laquelle s’élève l’Hôtel de Ville, plus célèbre par sa dictature terroriste ; le règne éphémère de la corporation des bouchers et des écorcheurs sous Charles VI, la Ligue, les deux Frondes, Paris révolté contre ses rois légitimes, tantôt ouvrant ses portes aux Anglais, tantôt acceptant le protectorat du roi d’Espagne, et méritant ces paroles sévères d’André Maillard, conseiller du roi : « Peuple misérable ! qu’il faille toujours ou qu’il serve bassement, ou qu’il soit sans mesure insolent dans la prospérité ! vous faites comme le sot mouton : si l’un entre dans un gouffre, les autres l’y suivent, et avec une sonnette, un sifflet, un bruit de nouveauté, on vous assemble comme on fait des mouches autour d’un bassin… Bref, il n’y a aujourd’hui boutique de factoureau, ouvroir d’artisan, ni comptoir de clergeau qui ne soit un cabinet de prince et un conseil ordinaire d’état. Il n’y a si chétif et si misérable pédant qui, comme un grenouillon au frais de la rosée, ne s’émeuve et ne s’ébranle sur cette connaissance. » Puis arrivent les grandes journées de la révolution : les 5 et 6 octobre, le roi et l’assemblée rentrant à Paris, prisonniers, otages de la multitude ; le 20 juin, le 10 août, le 2 septembre, le 21 janvier, le triomphe de la commune insurrectionnelle, sa lutte contre la Convention, contre la France, asservies pendant deux années ; les théoriciens de l’usurpation parisienne, Garat, Robespierre, Danton, reconnaissant aux habitans de la capitale le droit et le devoir de s’insurger, leur attribuant la représentation du droit insurrectionnel de la nation et la qualité d’assemblée constituante « quand ils exercent directement leur souveraineté ; » tandis que Malouet, Mirabeau, Lameth, Barnave, après eux les girondins et beaucoup de thermidoriens, essaient vainement de transférer les pouvoirs publics, de réduire Paris à un quatre-vingt-troisième d’influence. Danton, mieux que tout autre, a révélé le secret de la démagogie : « Je sais bien que nous sommes en minorité dans l’assemblée ; nous n’avons pour nous qu’un tas de gueux qui ne sont patriotes que quand ils sont saouls, nous sommes un tas d’ignorans. Marat n’est qu’un aboyeur, Legendre n’est bon qu’à dépecer sa viande. Nous sommes bien inférieurs aux girondins ; il faut marcher sur eux. Ce sont de beaux par leurs qui délibèrent et qui tâtonnent ; nous avons plus d’audace qu’eux, et la canaille est à nos ordres. »

Il faudrait ne pas oublier la révolution de 1830, la seule révolution qui n’ait pas réussi, a-t-on dit, en faisant allusion aux ordonnances de Charles X ; le 24 février 18â8, cette royauté prise de vertige, ayant pour elle la loi, la force, refusant de remplir son devoir de légitime défense contre cinq ou six mille émeutiers ; le 16 mars, le 17 avril, les célèbres instructions où Ledru-Rollin menaçait la France du courroux de Paris, si les élections n’étaient pas assez républicaines ; le 15 mai, les journées de juin, et cette commune du 18 mars 1871 qui éclate, sous les yeux des armées prussiennes, contre le suffrage universel, contre 1* civilisation, en pleine république, en pleine liberté, tient pendant deux mois la capitale courbée sous son joug, prélude par l’assassinat de deux généraux, finit par le massacre des otages, des gendarmes, des prêtres, des magistrats, par l’incendie de la ville. Il faudrait comparer Paris aux autres capitales[5], remarquer qu’aucune n’a été le théâtre de scènes aussi extraordinaires, se rappeler cette pensée profonde de Rivarof : « Ceux qui sont mieux chez eux que dans la rue sont toujours vaincus par ceux qui se trouvent mieux dans la rue que chez eux. » Il faudrait aussi faire la psychologie du Parisien, sujet à des enthousiasmes foudroyans, à des retours subits, généreux, héroïque et artiste, mais esclave de ses nerfs, de la passion, de l’instinct, demandant des lois pour les autres et n’en voulant point pour lui, a voyant l’univers dans la France, Paris tout entier dans le salon qu’il fréquente, dans l’usine où il travaille, » se croyant de bonne foi investi d’une sorte de droit divin révolutionnaire, et, malgré tant d’admirables qualités ; dénué absolument d’esprit politique et municipal.

Après avoir esquissé ce tableau, un volume suffirait à peine à ébaucher les principales figures ; on aurait à résumer l’organisation administrative de Paris avant et après 1789. Un fait remarquable,. c’est qu’en dehors de certaines crises révolutionnaires, cette cité n’a jamais été administrée uniquement par un conseil d’habitans, qu’à côté de ceux-ci paraît toujours une autorité choisie directement par le souverain : préfet de la ville sous la domination romaine ; comte, vicomte, sons les rois francs ; prévôt de Paris depuis Hugues Capet. Ce prévôt de Paris a pour successeurs le préfet de la Seine et le préfet de police, comme le prévôt des marchands, sous l’ancien régime, représente le maire de Paris.

A la veille de 1789, l’administration municipale se partage entre le parlement, le bureau des finances, la chambre des bâtimens, le lieutenant-général de police et le bureau de la ville ; les attributions de ce dernier ont été de plus en plus réduites. Jusqu’à la loi du 21 mai 1790, les représentais de la commune de Paris, élus par les soixante districts, exercent le pouvoir avec Bailly, son premier maire, et La Fayette, commandant de la garde nationale : la loi de 1790 confie à la municipalité la police, le droit de requérir la force armée, institue un maire, seize administrateurs, trente-deux membres du conseil, quatre-vingt-seize notables, un procureur de la commune et deux substituts ; le maire, les administrateurs, le procureur et les substituts jouissaient de traitemens asse ? élevés. La commune insurrectionnelle du 10 août fut mise hors la loi et dissoute après la journée du 9 thermidor an u ; un décret du 14 fructidor remit l’administration de Paris entre les mains de la Convention, et la loi du 19 vendémiaire créa douze municipalités, dont les membres furent nommés par le Directoire, avec des attributions insignifiantes ; un bureau central, composé de trois administrateurs, d’un commissaire, d’un secrétaire, exerçait en fait le pouvoir. Par la loi de pluviôse an VIII (17 février 1800), le premier consul divise l’autorité entre deux préfets, nomme un conseil de seize membres, qui n’ont d’autre mission que de délibérer sur les questions qu’on leur soumet. Sous la monarchie de Juillet, on revient, en 1834, au principe de l’élection ; mais, avec la république de 1848, on retombe dans le régime des commissions, qui se perpétue pendant toute la durée du second empire. Ainsi les deux premières républiques se montrent moins libérales envers Paris que l’ancienne et la nouvelle monarchie.

La loi du 16 septembre 1871 attribue à Paris un conseil municipal élu par le suffrage universel, mais place celui-ci sous la tutelle des deux préfets. On lui a aussi accordé la publicité de ses séances, et il attend toujours une loi organique. Le sénat vient de rejeter un projet voté par la chambre, qui établissait un conseil-général de la Seine distinct du conseil municipal de Paris. On sait que, nouveaux maîtres Jacques, nos édiles cumulent les fonctions de conseillers municipaux et de conseillers-généraux pour la capitale, De là, sans doute, des inconvéniens pour les communes suburbaines ; mais MM. Bar doux, Léon Renault et Buffet ont démontré au sénat que ces inconvéniens ne pesaient guère à côté des avantages de l’unité de direction, que la limite entre l’intérêt départemental et l’intérêt municipal à Paris est presque impossible à établir, et que, si la mairie centrale n’était pas dans le projet, elle se cachait derrière.

On a mis en avant bien d’autres propositions : en 188a, M. Léon Roquet a demandé la division de Paris en vingt communes, ayant chacune leurs conseils, maires et adjoints électifs, reliées par un conseil-général métropolitain ; MM. Laroche-Joubert et Galla auraient préféré que le conseil municipal fût nommé, soit par les départemens, soit par la chambre et le sénat ; M. Anatole de la Forge réclamait la mairie centrale, M. Léon Bienvenu proposait de rattacher la police parisienne à l’état, de constituer un pouvoir exécutif collectif, composé de dix membres élus par le conseil, et dont le président aurait pris le nom de maire de Paris. Nous avons vu aussi les conflits entre la chambre et le sénat au sujet du scrutin de liste par grandes sections ou par arrondissement, qui ont abouti au maintien du scrutin uninominal par quartier, les projets de M. Goblet, de M. Folliet, qui accordent au conseil certaines franchises et des privilèges assez étendus.

Naturellement, les municipaux ne demeurent pas inactifs : MM. Sigismond Lacroix, Yves Guyot, Hovelacque, n’ont pas manqué de nous édifier sur un système qu’on pourrait appeler l’absolutisme communal. « Toutes les libertés nous manquent, gémit M. Hovelacque ; nos institutions sont contre-révolutionnaires, antirépublicaines, et le « vain jeu du parlementarisme ne nous illusionne pas sur l’absence des franchises. Le veto du pouvoir exécutif ôte à Paris toute indépendance, toute force et tout ressort… Il faut achever la laïcisation ; nous dirigerons l’assistance. Maîtres de la police, nous en finirons avec le régime consulaire. Nous voulons l’autonomie financière, le droit absolu d’établir les taxes municipales ; alors seulement nous pourrons supprimer les octrois, dégrever les pauvres et frapper les riches. Quant aux travaux, nous les entreprendrons dans des conditions favorables aux ouvriers, a car nous ne voulons plus que la société du XIXe siècle ressemble à une agglomération de barbares où chacun se trouve en garde contre son voisin… Paris affranchi saura, par son exemple, engager la nation dans la voie des réformes sociales. » Il y a un siècle, M. Hovelacque s’appelait Pache ou Chaumette.

Devenu député, M. Sigismond Lacroix a porté devant la chambre les revendications des quatre-vingts, et son projet est intéressant à plus d’un titre. On dirait d’un chercheur de pierre philosophale qui a passé par l’École polytechnique ; on croirait lire ce conte d’Edgar Poë où, partant d’une hypothèse impossible, l’écrivain fait jaillir mathématiquement mille prodiges et découvertes incomparables. Scrutin de liste par arrondissement, représentation proportionnelle au chiffre de la population, droit de valider ou d’invalider les élections, régime parlementaire introduit dans la commune, pouvoir exécutif confié à un conseil de mairie composé du maire, de huit adjoints élus, révocables par l’assemblée et remplaçant les deux préfets, chacun des adjoints placé à la tête d’un service municipal, le conseil de mairie nommant et destituant les employés ainsi que les maires d’arrondissement, autonomie financière, autonomie scolaire, direction suprême de l’assistance publique, de la force armée qui constitue la police communale, le conseil délibérant souverainement sur toutes les affaires d’intérêt communal, donnant des avis sur les autres, créant des universités, le peuple ratifiant directement les emprunts, voilà ce que demande ce hardi logicien. Il a évidemment sous-entendu que le conseil remplacerait le parlement, pourrait supprimer la garde soi-disant républicaine et exiler à dix lieues de Paris l’armée régulière. Au reste, M. Sigismond Lacroix se défend de porter atteinte à l’unité nationale, de ressusciter le fédéralisme et l’anarchie ; il sait fort bien que le fédéralisme n’est pas en cause, qu’il s’agit de savoir si Paris, sous prétexte de s’administrer lui-même, gouvernera la nation entière. On assure qu’ayant failli faire partie d’un cabinet, il se montrait disposé à ajourner ses réformes. Faut-il s’en étonner et dénoncer la palinodie ? Nullement. Un politicien considérable, qui aujourd’hui repousse l’autonomie comme « le péril social », écrivait en 1865 : « Le municipaliste sera le maître. J’ai dit autonomie, c’est le vrai mot ; rien ne dit mieux ce qui nous manque. » Pour tout homme intelligent, il y a entre l’opposition et le pouvoir le chemin de Damas.

Quant à M. Yves Guyot, il termine son véhément réquisitoire contre les préfets-maires par une sorte de cantate qu’il aurait dû intituler Paris-Paradis. Si jamais Paris devient cet Eden, tout le monde prendra le chemin de la capitale, et il ne restera personne pour cultiver la terre et habiter les villes de province. « Les cuisinières téléphoneront à leurs fournisseurs, qui leur expédieront par tube pneumatique ou autre les objets demandés ; la vie sera d’un bon marché qui fera du luxe d’aujourd’hui l’ordinaire des plus pauvres. Partout l’eau coulera à profusion, et quiconque n’aura pas pris sa douche chaque matin sera considéré comme un phénomène de malpropreté… On modifiera l’atmosphère des appartenons en appelant de l’air des bords de la mer, des forêts de sapins ou des montagnes… Les médecins doseront la quantité d’oxygène nécessaire pour tous les microbes, et on se le procurera par abonnement… » Ces merveilles et bien d’autres encore, on les verra dans un siècle, sans doute sous le règne de la bonne commune de Paris. Comment ne pas songer à cet avocat qui aurait voulu être ministre six mois en 1789, rien que pour payer toutes les dettes de la monarchie, tripler ses revenus, enrichir le roi, le clergé, la noblesse, le tiers-état… Quelqu’un le saisit enfin par le bras en lui disant d’un air grave : « Assez ! assez ! ô homme généreux ! » On éclata de rire.

Écartons ces rêveries. Paris, allègue-t-on, a bien mérité de la République. Paris a bien mérité de la révolution, mais il a tué les deux premières républiques, et peut s’en est fallu qu’il ne tuât la troisième en 1871. Paris est un monde, une pluralité de forces, de pensées, d’élémens en agitation chaotique ; Paris appartient à la France, à l’univers civilisé ; il est avant tout la patrie de la science, de l’art et du génie, qui ont le droit d’exiger qu’il soit neutralisé, que ses bandes révolutionnaires soient mises hors d’état de nuire. Proudhon, le métaphysicien révolutionnaire par excellence, écrivait en 1865 cette page décisive : « Paris ne peut jouir à la fois des honneurs de capitale et des prérogatives des municipalités. Paris est le siège du gouvernement, des ministères, de la famille impériale, de la cour, du sénat, du corps législatif, du conseil d’état, de la cour de cassation, de l’aristocratie provinciale elle-même et de son innombrable domesticité. C’est là que se rendent les ambassadeurs de toutes les puissances étrangères, et qu’affluent les voyageurs, au nombre parfois de 100,000 et 150,000, spéculateurs, savans et artistes du monde entier. C’est le cœur et la tête de l’état… C’est dans la capitale que se trouvent les académies, les hautes écoles, les grands théâtres ; là que les grandes compagnies financières et industrielles ont leur siège, là que le commerce d’exportation a ses principaux établissemens. C’est à la Banque et à la Bourse de Paris que se constituent, se discutent, se liquident toutes les grandes entreprises, opérations, emprunts, etc.. Laisser ces choses à la discrétion d’une municipalité, ce serait abdiquer. Entreprendre de séparer les affaires municipales de celles de la capitale, ce serait tenter une division impossible, en tout cas créer entre la municipalité et le gouvernement un perpétuel conflit… Paris considéré comme ville libre, commune indépendante, individualité collective, originalité, a vécu… »

Peut-être la logique exigerait-elle qu’on revînt au système qui a prévalu de 1794 à 1834, de 1848 à 1870, des commissions ou des conseils nommés par le pouvoir exécutif, qui devrait les choisir parmi les représentans de l’industrie, du travail, de la science. Mais si l’on veut conserver en tout ou partie le régime électif et faire en même temps quelque chose de sérieux, il faut d’abord organiser le suffrage universel, qui chez nous n’existe qu’à l’état barbare, de manière qu’il reflète exactement les opinions, les forces de chaque parti, et que le conseil soit la miniature du corps électoral, comme une carte géographique est l’image d’une contrée ; il faut, en un mot, faire entrer dans la loi le principe de la représentation des minorités.

En Belgique, en Angleterre, en Portugal, au Brésil, aux États-Unis, en Suisse, en Danemark, dans les états Scandinaves, ce principe a été, depuis vingt-cinq ans surtout, porté souvent à la tribune du parlement : ni les argumens de fait, ni les raisons de bon sens et de justice n’ont fait défaut à ses défenseurs. Le droit de décision, observent-ils, appartient à la majorité, mais le droit de représentation doit appartenir à tous. On a passé d’une de ces. idées à l’autre, en attribuant à la majorité le droit de représentation confondu avec le droit de décision. Avec l’ancien système, la minorité du corps électoral peut élire la majorité numérique de la chambre ou du conseil municipal, des minorités considérables se trouvent exclues de toute représentation ; on ne sait à quels moyens peut se trouver réduit un parti qui n’a pas la faculté de faire connaître ses sentimens : si les abolitionnistes n’avaient pas été systématiquement rejetés du congrès de 1861, la guerre de sécession n’aurait peut-être point éclaté. Quand, ajoute-t-on, nous réclamons ce droit, nous disposons, non-seulement pour le présent, mais encore pour l’avenir : hodie mihi, cras tibi. Politique ou privée, la for-lune a des goûts changeans ; ce que nous demandons aujourd’hui comme minorité sera votre sauvegarde demain. Autrement l’égalité la plus précieuse, l’égalité électorale, est un mythe, puisque la loi fonctionne à contre-sens du but à atteindre. Enfin, avec notre principe, tout citoyen éminent peut entrer à la chambre sans s’affilier à aucun parti, sans rechercher l’appui du gouvernement et par la seule force d’une popularité due au mérite.

Les partisans de la routine invoquent le statu quo, se placent sur le terrain prétendu pratique, accusent leurs adversaires de faire de l’idéalisme politique, « de mettre du vin nouveau dans les vieilles bouteilles. » Quand on allègue la nécessité de protéger la minorité contre la tyrannie de la majorité, ils répondent que, si celle-ci veut se montrer tyrannique, aucun artifice ne l’en empêchera ; de quelque manière que l’on fasse les cartes, celui-là gagne la partie qui a le plus d’atouts. D’ailleurs, toute minorité sérieuse a une influence, même dans les élections où elle n’obtient aucun siège. Le vote cumulatif est absurde, parce qu’il considère chaque électeur comme trois ou quatre hommes réunis en un seul ; il suppose le scrutin de liste, permet à des minorités infimes d’avoir une représentation et empêche les profonds courans dans la masse électorale.

En Angleterre, le dernier échec des novateurs date de 1878 : plus d’un sans doute, en votant contre eux, a dû se rappeler le mot d’un député gouvernemental : <t J’ai entendu quatre mille discours dans ma vie, beaucoup ont modifié mon opinion, aucun n’a changé mon vote. » En revanche, lord Cavendish demanda, obtint en 1870, l’introduction du suffrage cumulatif dans l’élection des conseils scolaires. C’est le Danemark qui le premier a fait l’application du principe : la loi qui l’organise date de 1855, avant la publication des livres de Thomas Hare et de Stuart Mill ; bien que le système de M. Andræ semble assez compliqué, l’expérience a prouvé qu’il se pratique aisément. On verra, dans une autre étude, qu’au Brésil les lois de 1875 et 1882 favorisent la représentation des minorités ; en 1884, les chambres portugaises ont adopté le vote cumulatif. Le mouvement réformiste s’est ralenti aux États-Unis, à cause de l’organisation des comités, qui constituent une véritable puissance, disposant des fonctions, des faveurs publiques, et peu enclins à en abandonner la moindre parcelle à leurs rivaux : cependant, la représentation proportionnelle a obtenu de réels succès et s’est déjà créé une large place, puisque sept états l’appliquent, au moins en partie. Dès 1872, le suffrage cumulatif se pratique dans l’Illinois pour l’élection de la chambre des députés ; les villes de cet état peuvent l’adopter pour leurs conseils municipaux. Depuis 1870, les six juges assesseurs de la cour d’appel de l’état de New-York ont été élus au vote limité de quatre. En Pensylvanie, les magistrats de la cour suprême, les juges de paix de Philadelphie, le bureau qui préside aux scrutins électoraux, sont choisis au vote limité : il suffit que la minorité comprenne le tiers des électeurs plus une voix pour faire passer son candidat. Dans l’Ohio, certaines villes confient l’administration et le contrôle de la police à un bureau spécial élu au vote limité. Simplicité, facilité d’application, justice, démocratie bien entendue, obstacle à la corruption électorale, expérience des élus, tels sont les avantages du principe, affirment ses défenseurs américains ; l’expérience leur a donné raison. Ils veulent que le suffrage universel n’aboutisse pas à la multiplication des imbéciles par les médiocres, que la république soit autre chose « qu’un mât de Cocagne où l’on grimpe pour décrocher des montres, » selon l’expression énergique d’un ouvrier.

Appliquez à Paris le vote cumulatif ou le vote limité avec le scrutin d’arrondissement, vous aurez un commencement de justice, des opinions régulièrement représentées. Le principe est plus nécessaire encore dans les élections municipales que dans les élections politiques, car il s’agit de faire les affaires de sa commune, celles qu’on connaît le mieux, d’écarter les tyrannies de clocher, les pires de toutes, et il est absurde de penser qu’un parti, parce qu’une voix lui aura manqué, va subir pendant quatre ans la domination de l’autre. Rattachez ensuite au budget général de l’état le budget de la préfecture de police, donnez au gouvernement, en cas de dissolution, la faculté de ne pas procéder à de nouvelles élections avant deux ans, faites largement appel au concours des citoyens, comme on le fait à Berlin ; puis, à côté des quatre-vingts représentans du suffrage universel, placez un nombre égal de représentai élus par les grands corps de l’état, le sénat, la chambre, le conseil d’état, la cour de cassation et les cours d’appel, la Sorbonne et le Collège de France, l’Institut, les facultés de droit et de médecine, le tribunal de commerce, les chambres de commerce, les chambres syndicales. Un conseil municipal de 160 membres ne serait pas trop nombreux à Paris, alors que d’autres capitales, infiniment moins peuplées, ont 120, 180, 240 conseillers. Une assemblée ainsi composée représentera les intérêts moraux, intellectuels et matériels ; et, tout en maintenant les préfets, les maires, les adjoints des arrondissemens, vous pourrez augmenter sans danger ses pouvoirs, parce qu’elle présentera des garanties d’expérience, de sagesse, de bonne administration, parce que les délégués des corps d’élite serviraient au besoin de cornacs, de garde-fous aux autres. Paris doit à la France la rançon de ses fautes, des gages pour l’avenir ; les autres départemens se mettent à sa discrétion en lui livrant les pouvoirs publics ; la prudence la plus élémentaire leur crie de prendre quelques sûretés contre cet éternel récidiviste. La république sera un gouvernement spiritualiste, le gouvernement des grandes intelligences, ou elle ne sera pas.

On lit dans les livres de légendes que lorsque les Lapons veulent voyager en mer, ils vont chez un sorcier afin d’acheter le vent nécessaire à leur navigation. Le sorcier leur donne un mouchoir dans lequel il y a trois nœuds : le premier nœud délié procure une brise favorable ; si on s’avise d’ouvrir le second, la mer s’agite, un vent fongueux hurle et rugit ; mais si, dans un moment d’ivresse, le pauvre Lapon dénoue le troisième nœud, aussitôt se déchaîne la tempête la plus furieuse et le navire s’abîme dans les flots. Le gouvernement ressemble au Lapon de la légende : il a rendu visite au sorcier, au génie de l’anarchie, et n’a pu s’empêcher de défaire le second nœud, qui pousse sa barque vers de dangereux récifs ; mais à la vue du danger, il se garde bien d’ouvrir le troisième nœud, et résiste aux incantations des sirènes révolutionnaires. Souhaitons-lui de conserver quelque clairvoyance, de se défier encore plus de certains amis que de ses ennemis. « Je comprends à la rigueur qu’on se casse la tête contre un mur, disait M. Thiers ; je ne comprends pas du tout qu’on s’amuse à construire le mur pour s’y casser ensuite la tête. » Le mur est à moitié bâti, mais il est toujours temps de le démolir.


VICTOR DU BLED.

  1. Neuf heures de travail, un jour de repos par semaine, interdiction des sous-traitans à l’entrepreneur, défense d’avoir plus de 10 pour 100 d’ouvriers étrangers, les heures supplémentaires payées le jour 25 pour 100, la nuit 50 pour 100 en plus, amendes, clauses de déchéance contre l’adjudicataire, les salaires de 1881-1882 pris pour types, telle est la substance de cette délibération.
  2. Voir l’excellente brochure de M. Ernest Brelay sur l’octroi, et les remarquables études de MM. Jules Simon, Maxime Du Camp, Denys Cochin, Lavollée, Edouard Hervé sur le gaz, le laboratoire municipal, le métropolitain, les fortifications et la politique scolaire du conseil municipal.
  3. A Londres, l’exploitation des omnibus est libre.
  4. Au mépris des règlemens universitaires, ils ont, depuis un an, ouvert un concours afin de doter les écoles d’ouvrages irréprochables : le prix de grammaire a été décerna à M. Dacosta, ancien membre de la commune de 1871.
  5. Une prochaine étude sera consacrée à l’examen des grandes villes étrangères.