Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle/02

Anonyme
Le Régime de l’Algérie au début du XXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 867-904).
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LE
RÉGIME DE L’ALGÉRIE
AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

II[1]
LES IMPOTS, L’ADMINISTRATION, LA JUSTICE


III

En tous pays, a-t-on dit, l’état de la propriété dicte la forme de l’impôt ; les nombreuses anomalies du système des impôts arabes d’Algérie ne semblent pas justifier cette proposition. Il faut ici, comme en tant d’autres matières, distinguer les pays arabes des pays kabyles. Dans les premiers, nous avons deux impôts : l’un portant sur le revenu foncier, nommé achour, l’autre nommé zekkat, portant sur le bétail qui constitue à lui seul la presque-totalité du capital mobilier. À ces contributions qui forment le fond de l’impôt indigène s’ajoutent, dans certaines régions de la province de Constantine : l’hockor qui vient se superposer à l’achour ; et, dans le sud des trois provinces, la lezma qui généralement remplace les autres impôts, mais parfois vient s’adjoindre à eux. Un coup d’œil rapide sur ces taxes va montrer leur incohérence.

L’achour est imposé, à raison d’une somme déterminée par charrue, à tout indigène cultivant la terre. Ici doit s’arrêter la définition, car le mode d’application est singulièrement variable ; dans certaines régions, la charrue correspond à une étendue de terre différente suivant les contrées ; dans d’autres, on comprend sous cette dénomination l’instrument lui-même, de forme européenne ou indigène, et on lui applique un tarif variable suivant qu’il est attelé de bœufs, de chameaux, de mules ou d’ânes. Ici l’impôt varie suivant la qualité de la récolte ; là il est fixe, comme l’impôt foncier de la métropole. Dans la province de Constantine, où prévaut ce dernier système, le tarif de l’achour peut être réduit jusqu’au quart, suivant les régions. Enfin, sur certains points du territoire, notamment à Alger et à Oran, on impose des charrues supplémentaires pour les récoltes de printemps, tandis que sur d’autres, on taxe les plantations d’arbres, figuiers, amandiers, etc. La caractéristique de cet impôt, c’est qu’il ne porte que sur l’indigène ; si un Arabe, jouissant d’une propriété individuelle, délimitée conformément à la loi de 1873, vient à la vendre à un Européen, l’impôt s’éteint : inversement, si un Européen vend une terre à un indigène, celle-ci devient immédiatement imposable. La propriété européenne, par le fait de la colonisation, ayant une tendance constante à se développer au détriment de la propriété indigène, et étant d’autre part exempte de toute charge fiscale, l’extension de la colonisation a pour conséquence légale la diminution du produit de l’impôt.

L’hockor, spécial à la province de Constantine, est imposé, par charrue attelée, aux indigènes qui cultivent les terres dites azels, c’est-à-dire celles qui, appartenant autrefois au domaine beylical, étaient concédées aux populations moyennant redevance. Lorsque le sénatus-consulte de 1863 eut concédé aux indigènes la propriété des terres qu’ils occupaient de temps immémorial, l’hockor aurait dû disparaître, car les droits du beylick disparaissaient ipso facto ; à plus forte raison aurait-on dû le supprimer au fur et à mesure de la constitution des propriétés individuelles. Il n’en a rien été ; on voulait bien prendre ces mesures dans l’intérêt apparent des indigènes, mais on entendait ne les appliquer qu’au profit des Européens ; c’est ainsi que l’Arabe devenu propriétaire n’en continue pas moins à payer la location de sa terre. S’il la vend à un Européen, l’impôt s’évanouit ; mais à l’inverse de ce qui se passe pour l’achour, si plus tard un Européen revend la même terre à un indigène, l’impôt reste définitivement supprimé. Il est étonnant que les Arabes, si avisés pour tout ce qui concerne leurs intérêts matériels, n’aient pas encore adopté en masse la combinaison, très simple cependant, qui leur permettrait de s’exonérer de l’hockor sans qu’il puisse jamais être rétabli.

L’assiette du zekkat est théoriquement beaucoup plus simple ; tous les animaux des espèces cameline, bovine, ovine et caprine en sont passibles, d’après un tarif réputé proportionnel à la valeur de la tête de bétail de chaque espèce, bien qu’il soit immuable depuis de longues années, et que pendant cette période, la valeur respective des bêtes de chaque espèce ait subi d’importantes variations.

Le plus grand vice de tous ces impôts, c’est l’extrême difficulté de leur assiette. Au début de notre domination, nous avons accepté les chiffres de l’impôt payé aux Turcs ; chaque chef indigène était alors exclusivement chargé de l’assiette de l’impôt dans sa tribu et, pourvu que le montant en entrât exactement dans les caisses du beylick, on ne se préoccupait pas de la manière dont il était établi. Peu à peu les administrateurs militaires et civils se sont mis à contrôler le travail des chefs locaux ; enfin, depuis une vingtaine d’années, des fonctionnaires spéciaux assez improprement appelés répartiteurs, — puisque les impôts arabes sont des impôts de quotité, et que dans la région kabyle la répartition individuelle leur échappe, — sont chargés de réviser le travail des chefs indigènes. Grâce à la sécurité de plus en plus grande du pays, et à la surveillance de plus en plus sérieuse exercée par l’administration, le produit des impôts arabes proprement dits qui, en 1852, n’atteignait pas 5 millions, s’est élevé progressivement, et il figure au budget de 1901 pour plus de 11 millions. Ce chiffre est cependant bien inférieur à celui qu’ils devraient produire si la matière imposable réellement existante était atteinte dans son intégralité. C’est ici que l’ingéniosité naturelle des indigènes et leurs habitudes de dissimulation peuvent se donner ample carrière. En Algérie bien plus encore qu’en France, le fisc étant l’ennemi commun, tous les moyens sont bons pour le tromper, et la situation est singulièrement aggravée par le fait qu’en ce pays, le fraudeur a pour complice l’autorité chargée de l’assiette de l’impôt.

Dès que l’arrivée du répartiteur dans les douars est signalée, charrues et troupeaux disparaissent dans les broussailles et les ravins ; le chef ne met en évidence que ce qu’il compte faire imposer ; le répartiteur doit alors procéder à des investigations forcément assez sommaires, à cause de l’étendue de sa circonscription. Tantôt il tombe inopinément sur un troupeau insuffisamment caché, tantôt, et c’est là le cas le plus fréquent, un contribuable mécontent lui indique discrètement la bonne piste, et il découvre qu’un quart, un tiers, ou même plus de moitié du bétail d’un douar lui a été dissimulé. Mais c’est là l’exception ; ces vérifications sur le terrain n’ont lieu que d’une manière accidentelle et il ne paraît pas douteux qu’un tiers au moins des élémens imposables échappe à l’impôt. Comment en serait-il autrement ? La rémunération du chef indigène porte non pas sur les bases d’imposition qu’il déclare, mais sur l’ensemble de celles dont l’existence est constatée ; eu fournissant des explications sciemment fausses, il ménage sa popularité auprès de ses administrés, tout en conservant le bénéfice matériel des découvertes de l’agent du fisc. C’est mettre sa conscience à trop rude épreuve.

D’autre part, l’agent des contributions est insuffisamment armé ; tout ce qu’il peut faire quand il reconnaît des dissimulations est de déférer le contrevenant à l’administrateur, en requérant contre lui l’application des peines édictées par le code de l’indigénat ; sanction bien insuffisante, car il n’est pas un Arabe qui ne soit disposé à payer une amende de 15 francs ou à passer trois ou quatre jours en prison pour bénéficier de 50 francs d’impôts. Encore raisonnons-nous ici dans l’hypothèse la plus favorable. La plupart des administrateurs, reprenant en cela la tradition des bureaux arabes auxquels ils ont succédé, font passer avant tout le souci de ne pas attirer de difficultés aux populations de leurs communes. Peu leur importe que la loi ne soit pas appliquée, que la justice distributive et les intérêts de la colonie soient lésés. Aussi existe-t-il fréquemment entre eux et le répartiteur une hostilité qu’on retrouve, de leur part, contre tout fonctionnaire indépendant de leur autorité, et notamment contre les magistrats de l’ordre judiciaire.

Tous ces vices de l’impôt arabe, le gouvernement général les connaît depuis longtemps ; membres de l’administration, des commissions spéciales, des conseils généraux, des délégations, du conseil supérieur, tous les ont maintes fois signalés ; les remèdes pour la plupart assez simples destinés à améliorer la situation ont été précisés, et, chose plus remarquable encore, dans un pays aussi divisé, tout le monde s’accorde sur les principales réformes à opérer. Si, par hasard, un gouverneur général avait le loisir de consacrer quelques heures à étudier ces questions, deux ou trois décrets ou arrêtés suffiraient pour les trancher. Ne plus rémunérer les chefs indigènes sur les élémens qu’ils ont contribué à soustraire à l’impôt ; réunir les indigènes de chaque douar et faire devant eux l’appel de leurs bases d’imposition ; frapper les dissimulations non plus des peines illusoires du code de l’indigénat, mais bien de doubles ou triples taxes ; supprimer l’évaluation annuelle des récoltes, régulariser les tarifs de l’achour, telles sont les mesures qui s’imposent. Elles procureraient une plus-value certaine, et l’on pourrait ainsi arriver à la suppression de l’hockor, dont personne ne conteste plus l’illégitimité.

Tandis qu’en pays arabe on cherche à atteindre la fortune en imposant spécialement ses principales sources, le bétail et les récoltes, en Kabylie l’indigène n’est frappé que d’une contribution unique, la lezma, différente dans la province d’Alger et dans celle de Constantine. À Alger, les contribuables sont divisés en plusieurs classes, taxées chacune d’après un tarif déterminé ; la répartition par classe en est faite par la djema[2] en présence du répartiteur : c’est donc un véritable impôt de quotité. A Constantine, au contraire, la lezma est exclusivement un impôt de répartition. Tantôt le contingent de lezma du douar est fixé d’une manière immuable, tantôt il augmente ou diminue suivant le nombre des feux ; mais la détermination de ces feux n’est intéressante qu’au point de vue de la fixation du contingent du douar : dans l’un et l’autre cas, la répartition individuelle est faite exclusivement par la djema, et cela presque toujours par voie de classification des indigènes dans des catégories soumises chacune à une taxation différente. Le nombre ; des classes et leur taxation respective varient d’une commune à l’autre. Tel est, dans ses grandes lignes, l’impôt de la lezma, que l’on pourrait assez exactement considérer comme une sorte d’impôt général sur le revenu rudimentaire, affectant tantôt la forme d’une contribution de répartition, tantôt celle d’un impôt de quotité.

Ce rapide exposé des différens systèmes d’impôts indigènes de l’Algérie permet de reconnaître combien est variable, suivant les régions, la part d’influence exercée par les fonctionnaires chargés de les asseoir. Dans la région arabe, leur rôle serait prépondérant s’ils pouvaient procéder plus fréquemment à la vérification sur le terrain des bases de cotisations déclarées par le cheick ou le caïd, mais ils sont trop souvent contraints, par la multiplicité même de leurs travaux, de restreindre le nombre de ces investigations. De là, de grandes chances d’erreurs et d’omissions très préjudiciables aux intérêts fiscaux. Dans la Kabylie, où la lezma est de quotité, ils doivent s’efforcer de connaître la situation individuelle de chaque contribuable, afin de s’assurer qu’on ne l’a pas classé dans une catégorie inférieure à celle où il doit équitablement figurer. Ce serait là une besogne considérable, car il ne faudrait rien moins que posséder une sorte d’inventaire des biens de chaque indigène, pour être en mesure d’apprécier les bases d’impositions. Cependant, les mœurs locales apportent à ces inconvéniens un correctif très appréciable ; les délations entre indigènes sont très fréquentes ; et si peu moral que soit le procédé, les haines et les rancunes locales rectifient dans une certaine mesure les vices du travail des djemas. Enfin, dans la partie de la Kabylie où l’impôt est de répartition, l’agent du fisc n’a plus à jouer qu’un rôle très secondaire, son intervention se bornant à la constatation des faits qui pourraient amener une augmentation du contingent de chaque douar, et, subsidiairement, à l’indication aux djemas des injustices trop flagrantes dont elles se rendraient coupables dans la répartition. Ici, particulièrement, les indigènes ont le plus grand intérêt à l’informer de toutes les causes qui peuvent agir sur la répartition individuelle.

Il n’est pas douteux que le système de la lezma de répartition présente à tous égards les plus grands avantages ; il assure au Trésor colonial un revenu d’une grande fixité ; il diminue la possibilité et la gravité des erreurs, par le fait d’une répartition la plupart du temps contradictoire ; enfin il laisse aux autorités indigènes une part d’action plus étendue sans que ce fait présente le moindre danger. Toutes ces raisons auraient dû, depuis longtemps décider l’administration algérienne à généraliser le plus possible le système de la répartition dans la Kabylie, car c’est par excellence celui qui convient aux pays neufs, ou d’une civilisation encore peu développée. On ne s’est jamais préoccupé de ces questions, que l’on considère en Algérie comme des détails indignes d’attirer l’attention d’un chef de bureau du gouvernement.

Il est encore un autre point qui eût dû frapper l’attention de l’administration supérieure, c’est la disproportion considérable de l’impôt, suivant les régions. La Kabylie, soumise à la lezma, pays parfois très riche et habité par une population industrieuse, n’acquitte qu’un peu plus du septième du total des impôts indigènes alors qu’elle compte plus du quart de la population non européenne ; l’impôt arabe est donc beaucoup plus lourd que l’impôt kabyle et, en territoire militaire, il atteint parfois des chiffres exorbitans. Nous avons précédemment indiqué les graves dangers de cet état de choses, et il n’est pas nécessaire d’y revenir. Au moins aurait-on pu s’inquiéter d’une situation que tout le monde signale en vain à l’attention du gouvernement général[3].

Au point de vue des Européens, le système fiscal dans ses grandes lignes est sensiblement le même que le nôtre ; il présente toutefois trois différences notables, sur lesquelles il convient de s’arrêter un instant. Elles consistent dans l’absence de tout impôt foncier sur les propriétés non bâties et de tout droit de succession, et dans l’existence d’un impôt spécial de licence, assez mal établi d’ailleurs, bien que récemment modifié, et cumulable avec la taxe des patentes.

Il y a plus de trente ans que l’on songe en Algérie à créer un impôt sur la propriété non bâtie : on trouverait dans les cartons du gouvernement général divers projets qui diffèrent assez peu les uns des autres et auxquels l’établissement d’un budget spécial forcera vraisemblablement l’administration à revenir. Il ne serait guère intéressant d’entrer dans de longs détails sur ces projets, s’ils ne permettaient de constater, une fois de plus, l’absence d’idées directrices, le défaut de ligne de conduite suivie et l’insouciance qui sont les caractéristiques de l’administration algérienne, à tous les degrés de la hiérarchie.

Quand on se préoccupa, sous le second Empire, des questions financières et de colonisation, au lieu de songer à une organisation simple, l’administration n’eut d’autre pensée que d’introduire nos méthodes vieillies dans un pays nouveau ; un service du cadastre fut constitué, qui opéra dans un certain nombre de localités destinées à devenir des centres de colonisation. Dès ce moment apparaît une première faute qui consista à ne point relier ces opérations avec les levés trigonométriques de l’état-major d’une part, de l’autre avec les délimitations nécessitées par l’application du sénatus-consulte de 1863. En 1873, lorsque la délimitation de la propriété individuelle indigène fut décidée, le nouveau service fonctionna parallèlement aux trois autres, jusqu’à ce qu’on se décidât à suspendre la confection du cadastre. Aujourd’hui on possède à la fois les levés de l’état-major, les délimitations entreprises à la suite des actes législatifs de 1863 et de 1873, enfin le cadastre assez insuffisant interrompu depuis plus de vingt ans, et aucun de ces documens, faute de coordination, ne peut servir à un travail d’ensemble. Cependant, s’il était absurde de vouloir entreprendre un cadastre parcellaire dont l’exécution eût été très longue et très onéreuse, rien n’était si simple que de diriger les opérations de constatation de la propriété indigène de manière à permettre d’établir un cadastre par masses de cultures, très suffisant pour un pays neuf, et sur lequel se fondent la plupart des projets d’impôt foncier élaborés jusqu’ici. Ainsi plus de trente ans d’efforts, et un nombre respectable de millions ont été dépensés en pure perte.

L’absence de tout impôt sur les successions amènera vraisemblablement les pouvoirs publics à taxer cette catégorie de ressources, car les besoins de la colonie vont sans cesse grandissant. Il faut espérer que l’on ne commettra pas l’insigne maladresse d’appliquer en Afrique nos principes législatifs et qu’on y adoptera un régime plus rationnel et plus conforme aux intérêts du pays.

Si le dessein que nous poursuivons n’était de limiter cette étude à des idées générales sur les différentes questions qui intéressent l’Algérie, combien n’aurions-nous pas à signaler d’utiles réformes et de simplifications de détail dans l’établissement et la répartition d’autres impôts perçus, soit au profit de la colonie, comme la contribution des propriétés non bâties, soit au profit des communes, comme l’octroi de mer, la taxe des loyers, les prestations, etc. ; ce sera là un ample sujet d’études pour la direction des affaires financières qui vient d’être créée au gouvernement général de l’Algérie.


IV

L’Algérie se partage en trois départemens civils, administrés par des préfets, et trois départemens militaires, soumis aux généraux de division ; les uns et les autres sont divisés en communes de différentes catégories.

D’après le recensement de 1891, les communes de plein exercice, au nombre de 251, sur une population totale de 1 254 461 habitans, comprenaient 756 935 indigènes ; les communes mixtes, au nombre de 73 dans le territoire civil, sur une population totale de 2 366 134 habitans comptaient 2 320 297 indigènes[4]. Enfin l’autorité militaire avait sous sa surveillance 17 communes peuplées ensemble de 487 392 habitans, dont 481 455 indigènes. Cette situation n’a subi depuis lors que des changemens peu importans.

C’est une dénomination très inexacte que celle de commune appliquée aux divisions administratives du territoire militaire, car certaines de ces circonscriptions ont une étendue égale à celle de plusieurs départemens français : telle était encore, il y a quelques années, la commune indigène de Biskra, qui comptait une population de 103 483 habitans, répartis sur une superficie de 11 millions d’hectares ; aussi le nom de cercles qu’elles portaient autrefois était-il préférable.

Chaque cercle est placé sous les ordres d’un commandant supérieur assisté d’un bureau arabe : nous employons à dessein cette expression, et non la dénomination officielle de bureau des affaires indigènes, parce qu’elle est la plus répandue, et que l’institution ne s’est guère modifiée en changeant de nom. Ce bureau est en réalité le rouage essentiel. Composé d’un officier chef et de plusieurs officiers adjoints, il rend la justice aux indigènes, surveille l’assiette et la perception de l’impôt, donne les ordres aux caïds, aux aghas, assure le service des réquisitions, la sécurité des habitans ou des voyageurs, etc., sous la responsabilité du commandant supérieur qui a seul le commandement des troupes.

Il y a peu de choses à dire de l’administration en territoire de commandement, sinon que les frais de toutes sortes y sont réduits au strict nécessaire par le fait du petit nombre d’Européens qui y séjournent, et de l’emploi de militaires dans le service des bureaux. La grande ressource de ces communes est fournie par les prestations et les corvées qui, bien qu’on ait soutenu que la corvée avait disparu, subsistent encore dans plusieurs localités. Elle doit être appliquée à l’entretien des pistes, des caravansérails, aux sondages, etc., et autant qu’il est permis de s’en rendre compte, elle l’est effectivement dans la plupart des circonscriptions. La discrétion traditionnelle de l’autorité militaire n’a pas cependant empêché le public d’avoir une connaissance assez vague de certains abus révélés à diverses reprises. C’est là une regrettable erreur : en ne frappant pas immédiatement les coupables, en cherchant à étouffer certaines affaires et à les soustraire à leurs juges naturels, on a laissé planer sur l’ensemble des bureaux arabes des soupçons immérités, on les a exposés à des attaques injustes et passionnées qui, toutes proportions gardées, ressemblaient à celles auxquelles ont donné naissance, il y a près de quarante ans, les malheureuses affaires Doineau et Cériziat.

L’habitude de vivre au milieu de populations rusées dont il faut chercher à pénétrer les véritables sentimens à travers le mensonge de formules emphatiques, l’observation constante du pays et des hommes donnent à certains officiers des affaires indigènes une surprenante perspicacité. C’est un véritable plaisir pour l’observateur de rencontrer dans nos postes de l’extrême sud des hommes doués de remarquables qualités intellectuelles, patiemment cultivées et amplifiées par la lecture et les longues réflexions que permet la solitude. Malheureusement toute médaille à son revers : la trop grande finesse, l’excessive diplomatie conduisent parfois d’une manière insensible les esprits les plus loyaux à une sorte de duplicité, l’autorité absolue les amène au mépris de toute règle, de toute volonté autre que la leur. De là des défaillances morales incompréhensibles, qui, dans le public et même dans l’armée, ont entretenu des préventions à l’égard des bureaux arabes. On a enfin reconnu que si la finesse est de mise avec les indigènes, la conduite la plus habile en matière administrative est encore la franchise et peu à peu disparaissent d’anciennes pratiques que personne ne regrettera.

Pour juger un régime, il faut bien, en définitive, tenir compte de l’opinion de ceux qui le subissent, et il est juste de reconnaître que, dans presque tout le territoire de commandement, les indigènes se louent du régime militaire et désirent le conserver. La constatation vaut la peine d’être faite. Il faut, sans doute, attribuer cette préférence à la connaissance approfondie qu’ont les officiers des bureaux arabes de la langue et des mœurs du pays, à la promptitude avec laquelle les affaires sont réglées et à la surveillance exercée sur les commandans supérieurs par la division, d’une manière beaucoup plus efficace que sur les administrateurs civils par la préfecture[5].

C’est après 1871, que l’idée de faire administrer par d’autres que des militaires de nombreuses collectivités indigènes entra dans la pratique. Pendant son gouvernement, le général Chanzy créa vingt-quatre communes, en moins de deux ans ; M. A. Grévy trente-quatre ; et enfin M. Tirman quatorze. La différence qui sépare la commune mixte de la commune indigène du territoire de commandement est bien moindre qu’on ne le supposerait, et il n’est pas inexact de dire que cette administration a remplacé par un bureau arabe civil l’ancien bureau arabe militaire. Mais les services se sont divisés, la justice a été confiée à un juge de paix, l’assiette de l’impôt arabe à un répartiteur, la voirie aux ponts et chaussées, la police à la gendarmerie. Comme le coin-mandant supérieur, l’administrateur est assisté par un ou plusieurs administrateurs adjoints ; dans chaque centre constitué il existe une commission et un adjoint spécial élus par les Français ; enfin chaque douar est administré par un cheick. La réunion des cheicks et des adjoints spéciaux l’orme le conseil de la commune. Cette organisation très rationnelle ne provoque aucune critique de principe, mais déjà l’administration des communes mixtes est inférieure à celle des communes indigènes ; une trop grande partie des administrateurs ignore la langue du pays. Lorsqu’on a voulu établir le régime civil, au lieu de ne créer de communes mixtes que dans la mesure où on était certain de pouvoir les doter de bons administrateurs, on a procédé avec une trop grande précipitation. On a accepté la plupart de ceux qui se présentaient sans examiner s’ils offraient des garanties suffisantes. Ainsi s’est trouvé constitué d’élémens très disparates un corps pour lequel s’imposait la nécessité de choix très judicieux, en raison même de la complexité de ses attributions. Bon nombre d’administrateurs ne possèdent que des connaissances juridiques ou administratives rudimentaires et, malgré les éloges de la presse locale, ce personnel a encore besoin d’être grandement amélioré. Ce n’est point, en effet, par quelques conversations ou quelques publications dans les journaux qu’on peut juger de la valeur administrative des fonctionnaires ; c’est par leurs actes et par leur correspondance ; et celle-ci laisse trop souvent apparaître, outre une sérieuse insuffisance professionnelle, une infatuation qui prouve autant d’inexpérience des affaires que de mépris pour la syntaxe. L’administrateur emprunte parfois le l’on autoritaire de l’officier de bureau arabe, sans racheter ce défaut par les qualités d’un chef militaire. Aussi voit-on fréquemment éclore des conflits : conflits entre l’administrateur et le juge de paix qui se menacent réciproquement ; conflit avec le répartiteur qu’on ne veut pas assister dans l’assiette des taxes ; conflit avec le receveur des contributions qu’on prétend diriger dans le recouvrement de l’impôt ou des amendes. Aucune règle judiciaire, administrative ou budgétaire, n’arrête ceux qui en ignorent une bonne partie, et qui se considèrent comme au-dessus des autres.

La situation financière des communes mixtes est, à de très rares exceptions près, excellente : presque tous leurs budgets présentent des excédons de recettes considérables ; mais ce n’est point à dire que toutes les dépenses soient justifiées et toutes les recettes légitimes. Malgré les dispositions du sénatus-consulte de 1863, qui attribuent aux douars la jouissance exclusive de certains communaux qui leur ont été réservés, bon nombre de communes mixtes louent ces communaux et font figurer à leur budget le produit de ces locations abusives. Certaines autres, dont la situation est déjà très florissante, se font concéder moyennant une redevance annuelle de quelques francs des terres domaniales qu’elles relouent immédiatement plusieurs dizaines de mille francs. Le même abus se produit également en faveur des communes de plein exercice, et l’on a vu des gouverneurs généraux représentais de la colonie frustrer celle-ci de ses revenus légitimes pour les attribuer à des communes qui n’en avaient que faire.

Le nom de commune mixte recouvre en réalité une chose qui n’a aucun rapport avec notre commune française ; au lieu de représenter un groupement d’intérêts communs, concentrés sur un point, la commune mixte, par son étendue même, qui est de 100 000 hectares en moyenne, se rapproche beaucoup de l’arrondissement français. C’est une simple division fréquemment remaniée, une pure circonscription administrative. C’est en définitive la colonie sous une autre forme ; or, elle n’a pas intérêt à sacrifier ses recettes générales au profit d’une création transitoire qu’elle peut supprimer quand elle le juge à propos. La création d’un budget autonome pour la colonie et la nécessité pour elle de se procurer de nouvelles ressources l’amènera fatalement dans un temps plus ou moins long à réviser les allocations qu’elle accorde aux communes mixtes ou à leur imposer certaines charges qu’elle supporte aujourd’hui.

La plus grande différence qui subsiste entre l’organisation des communes mixtes civiles et celle des communes de territoire militaire consiste dans le mode d’administration des indigènes. En territoire militaire, les tribus subsistent à peu près telles qu’elles existaient autrefois, sous l’autorité de leurs aghas, de leurs caïds et de leurs cheiks, et quelques-unes d’entre elles, particulièrement dans la province de Constantine, sont encore très importantes. Elles se subdivisent en un nombre plus ou moins grand de douars d’une population variable, placés sous les ordres d’un cheick. L’autorité militaire ne correspond qu’avec le chef de tribu, et c’est celui-ci qui est chargé de transmettre les ordres aux cheicks ; notre administration n’intervient donc pas d’une manière directe dans un grand nombre d’affaires ; c’est là une grande simplification. En matière de répression notamment, les aghas et caïds ont le pouvoir de punir certains méfaits de peu d’importance ; ils sont responsables de la sécurité dans toute la tribu, et elle est en général d’autant plus grande que celle-ci est plus étendue. En territoire civil, au contraire, il n’existe plus d’autre fraction indigène que le douar placé sous les ordres d’un cheick ou d’un président ; toutes les tribus ont été disloquées : c’est ainsi que l’on a poursuivi parallèlement la suppression des grands commandemens indigènes et le morcellement de la propriété collective. De part et d’autre, on est arrivé à réduire en poussière l’ancienne organisation. Dès l’époque du sénatus-consulte, on s’était préoccupé d’affaiblir l’autorité des grands chefs, et c’est surtout après l’insurrection de 1871, où certains d’entre eux avaient joué un rôle considérable, que cette politique fut rigoureusement suivie. Elle était très naturelle, mais il faut bien reconnaître que, tout en faisant disparaître des personnages dont l’importance pouvait créer des dangers en cas de troubles, elle n’a pas laissé à ceux entre lesquels on a partagé leur autorité, une situation et un prestige suffisans. L’inconvénient est particulièrement sensible au point de vue de la sécurité : dotés de beaux appointemens, le caïd et l’agha n’hésitaient pas à entretenir un certain nombre de cavaliers autour d’eux ; un crime était-il commis, ils se mettaient en campagne dans toutes les directions et portaient aux cheicks des ordres auxquels ceux-ci désobéissaient rarement : les recherches s’étendaient ainsi à tout le territoire de la tribu. Aujourd’hui, le territoire des douars est restreint ; le cheick ignore si le criminel est originaire du douar ou étranger ; ce peut être un vagabond qui, aussitôt le coup fait, a disparu. Il doit donc, s’il veut retrouver sa trace, aviser tous ses collègues des douars limitrophes ; il ne dispose pas pour cela des moyens que possédait autrefois le caïd, et, s’il arrive à la découverte de la vérité, ce sera, la plupart du temps, par pur hasard.

Peut-être s’est-on exagéré l’importance du rôle des chefs indigènes qui devait forcément se restreindre au fur et à mesure du développement des moyens de communication rapides ; ce qui est certain, c’est que l’autorité française a agi d’une manière diamétralement opposée à celle qu’ont adoptée les Anglais vis-à-vis des millions de musulmans des Indes où ils ont maintenu les anciens chefs qu’ils entourent des plus grands honneurs, et sous le nom desquels ils gouvernent ; l’assimilation entre deux peuples commence presque toujours par les classes supérieures, chez qui le souci de conserver une situation acquise, des privilèges ou des honneurs, fait souvent taire toute autre considération.

Quoi qu’il en soit de cette question des grands commandemens qui, sauf dans le Sud, est devenue maintenant presque exclusivement historique, le choix des chefs indigènes ne saurait être indifférent au point de vue de la bonne administration de leurs coreligionnaires. En ce pays où l’empire de In tradition est si considérable, il importe que le chef soit préparé à sa fond l’on et cette préparation se rencontre tout naturellement dans certaines familles qui, ayant exercé de longue main l’autorité, conservent du prestige à l’égard des indigènes.

On confie parfois les fonctions de cheick ou de caïd à un ancien cavalier des deïras ou des spahis en récompense du zèle mis par lui à rendre au chef civil ou militaire des services plus ou moins administratifs. Encore une fois, tout dépend en ce cas de la surveillance exercée par le préfet ou le général de division sur ses subordonnés ; mais les exemples ne manquent pas pour prouver combien elle est difficile et défectueuse, surtout en territoire civil. Et cependant, combien importante est l’influence morale des chefs ! Dans la grande Kabylie, au moment où la bande d’Areski ben Bachir opérait impunément sons les yeux de l’autorité française, deux ou trois présidens de douars énergiques et aimés de leurs administrés, avaient fait savoir au bandit que, si lui ou ses bandes paraissaient sur leur territoire, ils seraient reçus à coups de fusil. Ces douars ne furent victimes d’aucune déprédation, alors que leurs voisins étaient rançonnés ; c’est en récompensant des chefs de ce genre qu’on se les attache, et non en les exposant aux avanies qu’on n’a point épargnées à quelques-uns d’entre eux.

Le sénatus-consulte de 1863 s’était proposé de créer chez les indigènes un commencement de vie publique en constituant dans chaque douar une djema, sorte de conseil municipal du douar-commune. Cette assemblée a disparu presque partout, sauf chez les tribus kabyles, où elle reste la base des institutions municipales. Il faut croire que les populations arabes n’y étaient pas fortement attachées, puisqu’elles ont montré tant d’indifférence à la conserver ; mais peut-être l’autorité française eût-elle été bien inspirée en la réunissant et en rendant son rôle obligatoire dans certaines affaires : c’était l’embryon d’un organisme local intéressant. En revanche, il n’est pas démontré que l’intervention préfectorale dans la nomination de l’amin, président de la djema kabyle, soit une bonne mesure, car sans augmenter son autorité sur l’assemblée, elle engage inutilement la responsabilité de l’administration française.

Les communes de plein exercice sont presque entièrement analogues à nos communes françaises sous le rapport de l’administration, bien qu’elles en différent souvent beaucoup par l’étendue et la composition de la population. Voici par exemple, d’après le recensement de 1896, des communes appartenant aux trois départemens :


Communes Population européenne Population indigène Superricie
Habitans Habitans Hectares
Tafaraoui 683 5 605 19 795
Condé-Smendon 322 11 992 27 000
Oued Zénati 814 11 567 66 708
Tizi-Ouzou 1 476 25 990 20 125
Bordj-menaïel 782 11 795 17 435

En jetant un simple coup d’œil sur ces chiffres on remarque immédiatement la superficie considérable de certaines de ces communes, presque aussi étendues que des arrondissemens français, et l’énorme disproportion qui existe entre la population européenne et la population indigène.

Il existe un peu plus de 250 communes de plein exercice dans toute l’Algérie, et le gouvernement général est sollicité de bien des côtés pour en créer d’autres. C’est qu’à vrai dire, la création d’une de ces communes fait parmi les colons un grand nombre d’heureux, à cause des fonctions rétribuées qu’elle met en leurs mains et de l’importance que beaucoup d’entre eux croient se donner en faisant partie d’un conseil municipal. La moindre commune dépense en effet une somme importante pour les traitemens ; indépendamment du maire, de l’appariteur, du gérant du bureau télégraphique, etc., dans des communes qui comptent à peine 2 ou 300 Européens, on trouve un jardinier municipal et un gardien de square, payés plus de 100 francs par mois pour entretenir une vingtaine d’arbres grillés qui font le plus bel ornement de la place du village. Dans une commune mixte au contraire, le nombre des fonctionnaires est restreint, et d’ailleurs leur nomination ne dépend pas des colons, mais bien de l’administration. On comprend dès lors tout l’intérêt que les colons peuvent avoir à faire créer des communes de plein exercice. Il n’est pas démontré qu’en agissant ainsi, on ne lâche pas la proie pour l’ombre. Au point de vue de la sécurité notamment, les maires sont absolument incapables d’exercer leurs fonctions dans les petites communes. Comment surveiller, avec un ou deux gardes champêtres, des étendues de dix à trente mille hectares ? Il y a bien, il est vrai, les chefs des douars qui prennent ici le nom d’adjoints indigènes, mais ils ont encore moins d’autorité qu’en commune mixte, et c’est bien peu dire. On se plaint aujourd’hui partout des nombreux vols qu’ont à supporter les colons, et de l’insécurité qui règne dans une grande partie de l’Algérie ; le comice agricole de Guelma a notamment publié une longue nomenclature des vols commis autour de cette ville. A-t-on remarqué que la presque-totalité de ces méfaits s’accomplit dans des communes de plein exercice ? Il n’en saurait être autrement, la principale préoccupation de certains maires n’étant pas la bonne administration de leur commune ; ils songent plus à se faire réélire et à profiter des avantages de toute sorte qui résultent de leurs fonctions municipales qu’à assurer la sécurité. Ajoutons, qu’habitant le centre européen où ils exercent un petit commerce, ils se préoccupent peu des déprédations, des vols de bestiaux ou des incendies atteignant spécialement les colons placés à la tête d’exploitations agricoles.

Ce n’est pas seulement dans les communes rurales, mais même dans les villes que la police est insuffisante, et ici la cause n’est plus la même. Dans notre passion d’uniformité, nous avons transporté, sans modifications, notre loi municipale en Algérie et nous y avons remis la police au maire. Il en résulte qu’elle n’est dirigée par personne ; ni par les commissaires de police qui craignent souvent les reproches de la municipalité, et dont le recrutement est d’ailleurs très défectueux ; ni par les maires qui cherchent à s’épargner avant tout ce souci désagréable, et ne veulent pas paraître molester leurs administrés. Sous le rapport de la police et de la sécurité, le rôle de l’administration préfectorale devrait être beaucoup plus étendu. Tel n’est pas le seul motif pour lequel l’organisation française, déjà si défectueuse dans les grandes villes, devait être absolument écartée en Algérie. Il en existe un autre beaucoup plus grave. Quelle que soit notre puissance en ce pays, notre domination s’y impose, mais elle n’est pas acceptée sans conteste. Chez les indigènes, le fanatisme religieux est toujours facilement excitable et, parmi les Européens, la présence d’une population étrangère plus nombreuse sur certains points que la population française, attachée aux mœurs, aux idées et aux passions de son pays d’origine, peut, le cas échéant, créer de graves embarras au gouvernement. Des maires fréquemment renouvelés et parfois d’origine étrangère, ne peuvent apporter dans la direction de la police la continuité qui constitue le principal mérite de l’action gouvernementale. Dès 1803, les documens officiels signalaient les graves inconvéniens du rattachement arbitraire à un centre européen des douars environnans : on se plaçait alors surtout au point de vue de l’intérêt des indigènes. L’expérience a démontré la justesse de ces prévisions : ce n’est pas seulement l’intérêt des indigènes qui est en jeu, c’est aussi celui des Européens, dont la sécurité est moins bien garantie par l’annexion aux communes de plein exercice de populations mécontentes de ce régime. Il semblerait donc que le gouvernement général eût dû ne créer de communes que quand elles contenaient un noyau suffisant de population européenne, et surtout ne pas étendre outre mesure les limites de leur territoire. Il n’en a rien été ; depuis une vingtaine d’années, on a constitué en communes des centres dont l’importance ne comportait pas cette mesure et qui végètent péniblement : c’est ainsi que les communes dont les noms suivent, sauf celle de d’Enchir-Saïd, créées postérieurement à 1873, ne possédaient, en 1896, qu’une population européenne sans importance :


Européens
Ain-Abid 130
Guettar-el-aïech 53
Oued-Seguin 130
Enchir-Saïd 64
Kellermann 110
Mekla 134
Tizi-R’niff 153

Ces communes sont presque toutes situées dans le département de Constantine ; c’est en effet dans cette région qu’on a le plus abusé du rattachement des douars aux centres européens. La raison en est simple ; bien que d’une merveilleuse fertilité, malgré la grande variété de ses richesses et le calme relatif qui y a presque toujours régné, cette province est colle où la colonisation est le plus en retard : les centres européens, dispersés sur une étendue beaucoup plus grande que dans les deux autres y sont généralement moins importans. Sauf dans les environs immédiats du chef-lieu et dans les trois vallées de la Seybouse, du Saf-Saf et de l’Oued-Sahel, ils se seraient trouvés dans l’impossibilité de se suffire avec leurs propres ressources. On a donc eu recours au seul contribuable qui n’ait pas le droit de protester, à celui que les communes se partagent comme un troupeau taillable et corvéable à merci, à l’indigène. Tandis qu’en France les communes cherchent souvent à dissimuler leur véritable population lorsqu’elles approchent d’un chiffre qui fait augmenter la base de l’impôt, en Algérie, elles ne songent au contraire qu’à l’accroître par tous les moyens possibles, car, à chaque tête d’indigène qu’on leur concède, correspond une quote-part plus considérable dans la répartition de l’octroi et une augmentation de produit des autres taxes. Tel est le motif de l’accroissement injuste et exorbitant de certaines communes de plein exercice, auxquelles on a jeté en pâture des groupes importans de population indigène. Ce qui démontre bien que le besoin de ressources financières est le seul motif de ces divisions arbitraires, c’est que, dès qu’il entre dans la commune de plein exercice, le douar est soumis à de nouveaux impôts. D’abord la taxe sur les chiens, dont l’assiette est parfois simplifiée par l’imposition d’office d’un certain nombre de ces animaux à chaque indigène, qu’il en soit ou non possesseur ; ensuite la taxe des loyers, qu’une fiscalité aussi ingénieuse qu’illégale a fait, dans certains cas, porter sur les tentes des indigènes même non sédentaires, et qui, en commune de plein exercice, vient remplacer les centimes additionnels généraux à l’impôt arabe.

Les prestations, qui forment l’une de leurs principales ressources, sont pour les communes un nouveau motif de désirer l’augmentation de leur population. Elles fournissent le moyen d’entretenir des chemins qui, établis en grande partie par la main-d’œuvre indigène, ne profitent parfois qu’aux colons. De là de grands abus ; autrefois, elles devaient obligatoirement être faites en nature dans tous les territoires indigènes ; ensuite on en autorisa le rachat pour moitié et enfin pour la totalité. Ces mesures avaient pour but de procurer de l’argent aux communes de plein exercice, ce qui était une grande erreur ; en effet dès qu’elles eurent cette ressource entre les mains, leur objectif fut d’obtenir des préfets l’application de ces deniers à leurs dépenses générales et non exclusivement aux dépenses de vicinalité, comme le prescrit la loi de la manière la plus formelle. Le premier besoin d’un pays neuf est celui des voies de communication, qui, en dehors de tous leurs avantagés commerciaux et économiques, offrent à la colonisation l’un des meilleurs élémens de sécurité. C’est donc vers ce but que devaient converger tous les efforts des administrateurs ; il fallait au besoin exiger des populations indigènes une tâche double ou triple de celle qu’on leur demande ; et, pour obtenir un tel effort sans trop de mécontentement, faire travailler chaque douar sur son propre terrain : il eût vite compris l’utilité de la mesure et s’y fût résigné sans trop de peine. Aujourd’hui, rien de semblable. Les prestataires doivent faire leur travail dans toute l’étendue d’une commune qui comprend souvent plus de 20000 hectares ; quelquefois même on obtient, ainsi que cela s’est fait lors de la construction de chemin de fer de Dellys à Boghni, de les transporter dans d’autres communes ; pour trois ou quatre journées de travail effectif, on arrive ainsi à imposer aux indigènes six à sept journées d’absence. Or, l’inconvénient du système consiste non pas à éloigner les indigènes trop longtemps de chez eux, mais à ne tirer qu’un faible parti de la main-d’œuvre ainsi obtenue.

Si l’indigène préfère s’acquitter en argent, la commune en est particulièrement heureuse, car elle voit s’augmenter ainsi les ressources qu’elle pourra employer à ses fantaisies les plus singulières. Aucun budget n’est, en effet, établi avec un moindre souci de l’intérêt des contribuables que ceux de la plupart des communes d’Algérie. Personne n’ignore les embarras au milieu desquels se débat la ville d’Oran, perpétuellement acculée à la faillite ; mais, à côté de cet exemple d’incapacité administrative, combien n’en trouve-t-on pas d’autres qui, pour être peu connus, n’en sont pas moins significatifs ? Les municipalités algériennes ont la main large ; trop habituées à recevoir des subventions, elles créent sans compter des emplois superflus, menue monnaie électorale dont on se montre très avide ; elles accordent aux maires de certaines communes de 2 à 3 000 habitans des traitemens de 5 à 6 000 francs, sans compter le logement à la mairie ; et cette rémunération, qui ne serait pas excessive si le maire s’appliquait à remplir ses fonctions en conscience, devient abusive quand celui-ci, — et le cas est fréquent, — passe à peine une heure par jour dans les bureaux où il jette un regard distrait sur les nombreuses pièces qu’une administration trop compliquée s’ingénie à présenter à sa signature. La plupart des édifices municipaux ont été reconstruits depuis quelques années avec un luxe exagéré et des dimensions bien supérieures aux besoins des localités ; on sent trop que l’on s’est plus occupé de l’effet extérieur des monumens que de leur aménagement et des besoins à remplir. C’est un luxe admissible chez un parvenu dépensant sans compter, mais moins plausible pour une commune, qui n’a d’autres ressources que celles des contribuables. Pendant que le touriste admire ces monumens parfois vides et souvent impayés, certains travaux plus utiles : les canalisations d’eau, les égouts, l’entretien de la voirie restent en souffrance au grand détriment de l’hygiène publique[6].

Malgré toutes ces prodigalités, la situation de la plupart des communes d’Algérie est satisfaisante, et la grande majorité d’entre elles n’a pas recours à l’emprunt ; c’est là un fait d’une importance capitale et qui montre le parti qu’on pourrait tirer de leurs ressources financières, si elles étaient sagement administrées et si l’autorité préfectorale, mieux pénétrée de ses devoirs, plus ferme et plus vigilante, arrêtait certaines d’entre elles dans la voie des aventures où elles n’ont que trop de propension à se lancer. Au point de vue de l’administration communale, le rôle des préfectures est d’ailleurs à peu près nul ; les budgets n’y font l’objet d’aucun examen sérieux, les dépenses supplémentaires ou imprévues d’aucun contrôle ; il en est de même des recettes. On a vu des maires établir de leur autorité privée de véritables octrois sous forme de droit de place ou de stationnement, louer au profit de la commune et sans autorisation des propriétés domaniales ou les exploiter, des conseils municipaux légiférer sur la circulation monétaire ou modifier d’office la valeur locative des maisons pour pouvoir dépasser le maximum de la taxe des loyers, sans que les préfets fussent émus de l’illégalité de ces mesures.

Ce serait par centaines qu’on pourrait citer des faits analogues s’il était nécessaire. Un document officiel ne constatait-il pas, en 1893, que le département d’Oran s’était toujours refusé à appliquer la loi de 1836 sur les chemins vicinaux rendue exécutoire en Algérie depuis 1854, et en vigueur dans les deux autres départemens ?

Il n’y a aucune exagération à soutenir qu’en ce pays, l’administration préfectorale n’existe pas ; c’est un rouage dispendieux et compliqué qui fonctionne au profit du parti dominant dans le département et souvent contre le gouvernement général lui-même. Il n’en saurait être autrement. Une préfecture devient-elle vacante en Algérie, on y nomme un préfet de France, mais ici la tâche est complexe ; il ne s’agit pas seulement de prononcer des discours, de faire des élections, de nommer des cantonniers ou des facteurs ; il faut gouverner au moins un million d’indigènes, et donner une impulsion à tous les services publics qui se meuvent en France par la force de l’habitude. Il faut, dans ce pays neuf, se tracer, pour chaque branche d’administration, une ligne de conduite, — plan de colonisation, plan de travaux publics, plan financier, — sans laquelle on s’agite dans le vide ; il faut enfin, et c’est là un des points les plus délicats, connaître les mœurs indigènes, l’esprit des populations musulmanes, bref, faire avec eux de véritable politique et non une politique de politiciens. Or, combien peut-on actuellement trouver, dans l’administration préfectorale, d’hommes joignant à de solides connaissances générales l’ensemble des qualités nécessaires pour mener à bien une tâche si complexe ? L’autorité militaire, dont le niveau intellectuel était sensiblement égal à celui de l’administration civile, obtenait en matière indigène de meilleurs résultats, grâce à la discipline des bureaux, à leur travail plus méthodique, à une connaissance beaucoup plus parfaite de l’esprit et de la langue des populations et à une plus grande indépendance. A défaut de notions administratives très étendues, le service des affaires indigènes possédait une grande expérience du pays où ses membres passaient la majeure partie de leur carrière. Il est juste d’ailleurs de reconnaître que depuis la substitution du régime civil au régime militaire, dans la plus importante partie du pays, toutes choses se sont singulièrement compliquées ; la colonisation a pris une extension plus grande de jour en jour, des voies de communication ont été ouvertes, un nombreux personnel civil a été créé ; l’autorité militaire n’était donc plus en mesure de diriger un organisme aussi délicat. Mais a-t-on fait subira l’organisation civile les modifications que comportait cette transformation ? On peut sans hésiter se prononcer pour la négative.

L’Algérie, par suite de la manière même dont s’est opérée la conquête, a été divisée en trois commandemens militaires : celui d’Alger datant de 1830 ; celui d’Oran du moment où l’occupation de cette place et de ses environs fut devenue définitive, enfin celui de Constantine, de 1837. Bien que placés sous les ordres du gouverneur général, ces trois chefs n’en conservaient pas moins une assez large indépendance, ce qui a donné naissance à des méthodes administratives diverses, aujourd’hui encore en vigueur dans les trois départemens. Sous l’Empire, lorsque la colonisation commença à se développer, on se décida à créer le territoire civil, à la tête duquel était placé dans chaque province un préfet auquel furent adjoints quelques sous-préfets. Ce personnel, souvent inoccupé, était plus que suffisant pour administrer 200 ou 250 000 habitans par province. Il ne l’est plus aujourd’hui, où ce ne sont pas seulement quelques rares centres que dirige l’administration préfectorale, mais bien le pays presque tout entier. Les départemens actuels, beaucoup trop étendus, sont des expressions géographiques ou historiques ; ce ne sont point des circonscriptions déterminées par la nature ou par l’intérêt des populations.

La configuration du pays oblige les tribus du Sud à venir se ravitailler périodiquement dans le Tell, et à y amener leurs troupeaux pendant la période estivale : elles y échangent leurs produits contre ceux de la région, ou contre des denrées coloniales ou des objets européens. Les migrations des tribus indiquent d’une manière très précise la marche suivie par les courans commerciaux, qui tous viennent aboutir à la mer : il y a donc en Algérie des intérêts communs entre les populations situées sous les mêmes méridiens, tandis que ceux des habitans des mêmes parallèles peuvent se trouver en opposition évidente. Si l’on jette les yeux sur une carte, on voit que le département de Constantine possède trois voies naturelles de pénétration partant du littoral : la vallée de la Seybouse qui avec ses affluens embrasse les arrondissemens de Bône, de Guelma, et une partie de celui de Constantine ; les vallées du Rhumel et du Saf-Saf comprenant les arrondissemens de Constantine, de Philippeville et la majeure partie de ceux de Batna et Sétif : enfin la vallée de l’oued-Sahel, qui est partagée entre les arrondissemens de Bougie et de Sétif. Chacun de ces débouchés correspond à un port desservi par une voie ferrée de pénétration : Böne, Philippeville et Bougie.

Dans le département d’Alger, il en est de même pour toute la région centrale dont le commerce aboutit à cette ville, mais à l’Est, la Kabylie forme un massif fermé, limité par ses hautes montagnes, habité par une race spéciale, qui diffère singulièrement par ses mœurs et ses lois des populations voisines. Elle constituerait une circonscription administrative très bien délimitée. A l’Ouest, l’arrondissement d’Orléansville présente déjà l’aspect et les mœurs de la province d’Oran, et les environs de l’Ouarsénis ont bien plus de relations avec la ligne de pénétration partie de Mostaganem pour aboutir à Tiaret, qu’avec Alger, distant de plus de cinquante lieues. Les départemens actuels n’ont, on le voit, aucune raison d’être au-point de vue économique ou géographique. Leur existence ne se défend pas plus d’ailleurs par des considérations administratives. Chacune des régions qui les compose a ses intérêts distincts, souvent même opposés, et les préfets, en favorisant les ans, nuisent fatalement aux autres. A mesure que le territoire civil s’étendait, on augmentait le nombre des sous-préfectures et ce n’était pas là la moindre des fautes, car on a créé ainsi des rouages intermédiaires dont les avantages sont discutables et les inconvéniens certains. Pour la plupart des affaires, le sous-préfet n’a pas de pouvoir de décision propre ; il donne simplement un avis et la préfecture décide ; la lenteur inhérente aux administrations algériennes accentue singulièrement les inconvéniens d’un pareil mode de transmission, et c’est la plupart du temps par une perte de quelques semaines que se traduit l’action de cet organisme secondaire. En y comprenant les trois circonscriptions chefs-lieux, l’Algérie se divise aujourd’hui en dix-sept arrondissemens, dont quelques-uns tels que ceux de Médéa, Miliana, Tlemcen, Bel-Abbès, Guelma, Philippeville et Batna n’ont pas beaucoup de raisons de subsister. Si l’on supprimait les arrondissemens et les départemens actuels et que l’on établît une nouvelle division territoriale partageant la colonie en neuf ou dix grandes circonscriptions, on réaliserait une amélioration des plus importantes[7] ; économie de temps, de personnel et d’argent, meilleure répartition du travail, rapprochement de l’autorité et des populations qu’elle administre, possibilité de choisir un personnel plus compétent ; lois seraient les principaux avantages de cette transformation. À la réorganisation territoriale il faudrait joindre un mode de recrutement plus sérieux des préfets, et le principe n’en est pas malaisé à découvrir. De temps en temps, quelques auditeurs au Conseil d’État doivent abandonner cette carrière, faute d’un nombre suffisant de vacances dans le cadre des maîtres des requêtes. Il y a là un groupe d’hommes jeunes, instruits, habitués aux grandes affaires, qui apporteraient un précieux concours à l’administration algérienne ; nommés maîtres des requêtes hors cadre, et conservant l’espoir de rentrer plus tard au Conseil d’État, ils auraient l’indépendance et l’autorité qui manquent aujourd’hui aux préfets d’Algérie ; ils arriveraient dans le pays précédés d’une réputation qui donnerait à l’administration civile un prestige qu’elle n’a jamais connu, car si elle est peu respectée, c’est qu’elle n’a pas toujours été respectable. Ce n’est pas seulement aux populations que proliférait la réforme qui vient d’être esquissée, ce serait surtout au gouvernement général, car elle devrait avoir pour conséquence une détermination plus précise des attributions respectives du gouvernement et des préfectures. Elle donnerait en même temps une assiette beaucoup plus solide à l’autorité du gouverneur, trop faible actuellement vis-à-vis d’un préfet insubordonné qui représente à peu près un tiers des intérêts de la colonie, — le cas s’est présenté ; — il n’aurait pas à craindre que des fonctionnaires de moindre importance fussent tentés d’empiéter sur son autorité. En réduisant ainsi l’étendue de chaque nouveau département, on faciliterait à son chef la tâche lourde, mais indispensable, de parcourir régulièrement (Inique année un certain nombre des centres et douars de sa circonscription. Un calcul très simple permet de reconnaître que ces modifications amèneraient des économies assez importantes si on les combinait avec des remaniemens dans les circonscriptions des communes mixtes.

Tels seraient, au point de vue administratif et budgétaire, les avantages d’une réforme facile à opérer, mais ce n’est là qu’un des côtés, le moindre certainement, de la question. Pour qui connaît l’Algérie, l’une des plaies les plus considérables de l’administration générale est sans contredit la rivalité des trois départemens, dont les représentans au Conseil supérieur suivent la politique des enfans gâtés. Dès que l’un d’eux a reçu un gâteau, il faut en donner aux deux autres sous peine d’être assourdi par des cris de fureur et des récriminations insensées. Le rôle du gouvernement général serait de mettre le holà et de faire entendre la voix de la raison ; mais il a depuis longtemps pris le parti de ne pas se créer de difficultés, c’est un précepteur débonnaire qui ne hausse même plus la voix et achète sa tranquillité en comblant ses élèves de sucreries. C’est ainsi que le budget a été trop souvent mis au pillage au grand détriment de l’intérêt général de la colonie. Il est bien difficile, d’ailleurs, qu’il en soit autrement, car, on ne saurait trop le répéter, l’autorité du gouvernement n’est pas suffisante quand elle se trouve en présence des intérêts réels ou supposés d’un groupement qui représente le tiers de la colonie ; tout en conservant la notion des intérêts généraux, il est contraint trop souvent à les faire céder devant l’intérêt particulier. Il en serait tout autrement si le territoire était divisé en huit ou dix grandes circonscriptions déterminées tantôt par la configuration du sol, tantôt par la race des habitans. Leurs besoins seraient variés suivant les régions et le gouvernement général aurait plus de force de résistance vis-à-vis de chacun d’eux[8].

Ce qui a été dit de l’insuffisance des bureaux des préfectures s’applique dans une certaine mesure à ceux du gouvernement général ; on y retrouve souvent les mêmes traditions de lenteur orientale et de laisser aller. Aucune cohésion dans les services, aucun lien entre des hommes qui devraient coopérer à une tache commune ; ce personnel, composé des élémens les plus disparates où se coudoient des hommes de valeur, des bureaucrates sans portée d’esprit ou des déclassés d’origines diverses, manque d’une direction suivie. Deux bureaux voisins envoient en même temps des ordres contradictoires et on ne s’en aperçoit que quand les autorités subalternes signalent ces incohérences. Comment pourrait-il en être autrement, si le chef des bureaux, le secrétaire du gouvernement est la plupart du temps choisi dans le personnel préfectoral de la métropole ? Etranger aux questions coloniales, submergé dès son arrivée par le nombre considérable d’affaires dont la solution lui est remise, il se trouve à la merci de ses bureaux et entraîné dans un courant qu’il ne peut réussir à remonter. La création d’un secrétariat général pour les affaires indigènes n’est qu’un palliatif insuffisant.


V

Si pour les Européens le fonctionnement de la justice civile et criminelle en Algérie est théoriquement le même qu’en France, on n’oserait affirmer que la pratique ne diffère pas de la théorie, car la condition du juge algérien diffère beaucoup de celle de son collègue français. Les chefs de la Cour d’Alger n’ont cessé de réclamer l’inamovibilité pour la magistrature algérienne, et l’on peut s’étonner, si l’on considère ce privilège comme une garantie de l’indépendance et de l’impartialité du juge, qu’elle n’ait pas été depuis longtemps conférée dans la colonie, où, plus que partout ailleurs, elle eût été nécessaire. Certes, il existe en Algérie de nombreux magistrats que dirige seule leur conscience et qui gardent une opinion très haute de leur mission ; mais auprès d’eux, — ils sont les premiers à en souffrir et à s’en plaindre, — combien de personnalités douteuses ! Ce n’est point à quelques-uns de ces magistrats, c’est à leurs successeurs qu’on devra conférer l’inamovibilité.

Le recrutement des juges de paix est une question des plus délicates ; l’étendue de leur circonscription, dans laquelle ils remplissent fréquemment les fonctions de juges d’instruction, les oblige, en effet, à de longs et pénibles déplacemens qui réclament un tempérament jeune et vigoureux. D’autre part, l’importance, le nombre et la variété des litiges entre Européens ou indigènes exigent des connaissances et une maturité de jugement assez rares chez un débutant. Viennent-ils de France, ils ignorent la langue et les mœurs du pays ; originaires d’Algérie, ils ne sont pas toujours exempts de certains préjugés locaux. Bref, ils doivent réunir des qualités qu’une forte éducation judiciaire peut seule donner, et cette éducation leur fait trop souvent défaut.

En ce qui concerne les indigènes, l’organisation de la justice est plus compliquée. Dans le territoire militaire, les cadis jugent les affaires civiles ; les officiers des affaires indigènes et les caïds ou aghas répriment certaines contraventions ; les commissions disciplinaires, certains délits ; le conseil de guerre, les crimes. En territoire civil, les rouages sont plus nombreux. La répression s’exerce d’abord par l’intermédiaire des juges de paix dans les communes de plein exercice et des administrateurs dans les communes mixtes, pour toutes les contraventions comprises dans le Code de l’indigénat, par les tribunaux correctionnels pour les délits, par les Cours d’assises pour les crimes. En matière civile, le juge européen est seul compétent à tous les degrés dans les contestations où l’une des parties est européenne ; il l’est également entre indigènes lorsqu’il s’agit de certains litiges importais dont on tient de plus en plus à étendre la nomenclature ; le cadi juge toutes les autres affaires.

Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus incohérent que notre justice répressive à l’égard des indigènes. Tantôt, en effet, nous leur appliquons nos lois, tantôt des lois spéciales, sans qu’aucun principe supérieur se fasse jour dans ce fatras législatif. C’est une vérité de bon sens que les lois doivent être façonnées sur l’état social des populations : aussi voit-on peu à peu s’adoucir la répression à mesure que les peuples se civilisent. Il y a loin de la loi du talion aux codes de nos jours : trop barbare, la loi répressive nous fait horreur ; trop bénigne, elle perd toute efficacité. C’est ainsi que nous ne pouvons admettre les cruautés de la loi arabe et que l’indigène ne comprend ni certaines pénalités, ni la modération de nos codes qu’il taxe de faiblesse. Sans entrer dans l’étude approfondie des peines d’après les coutumes indigènes, il est nécessaire de faire ressortir combien la conception de la gravité des actes est différente suivant l’état social d’un peuple. L’assassinat n’est point, dans les mœurs arabes, le plus grand des crimes, car le mépris de la vie humaine y est devenu habituel ; l’étal de guerre entre tribus ou entre familles, dont nous retrouvons encore une trace dans la vendetta corse, est une chose normale ; aussi n’est-ce point à la société, pure abstraction inconnue en pays arabe, qu’une réparation est due, c’est à la famille lésée dans son intérêt. La peine n’a ni le caractère répressif, ni le caractère préventif : c’est la réparation du préjudice causé, ou, dans certains cas, la loi du talion. De même que les anciennes coutumes germaniques établissaient le wehrgeld, de même le Coran ne considère dans la peine de l’assassinat que la dette du sang contractée envers les parens de la victime ; mais tandis que chez les peuplades du Nord, le meurtre pouvait se racheter à prix d’argent, dans les traditions arabes la vengeance doit être plus complète. Sidi Khelil indique avec force détails la manière d’infliger le châtiment au coupable ; s’il a fait une blessure, il doit recevoir la blessure semblable, et l’on doit prendre des mesures pour lui amputer une partie de bras ou de jambe strictement égale à celle qu’il a coupée. A côté de ces prescriptions féroces, on voit réprimer d’une manière impitoyable des méfaits que nous ne considérons que comme des délits ; le vol, par exemple, est puni de l’amputation du poing, et l’adultère de la femme, de mort.

Toutes ces pénalités ne s’appliquent qu’entre vrais croyans ; Sidi Khelil déclare que « jamais le musulman n’est mis à mort pour le meurtre d’un infidèle, car l’infidèle est trop inférieur pour sa religion. » — De même « il n’y a pas acte de brigandage à s’emparer îles choses appartenant aux infidèles. »

Cet aperçu rapide montre qu’en prenant possession de la régence d’Alger, la France ne pouvait conserver le modo de répression des indigènes, car, s’il était barbare dans bien des cas, il ne protégeait pas l’Européen d’une manière assez efficace. Est-ce à dire qu’il fallait soumettre l’indigène à notre législation pénale ? Nous ne le croyons pas. Notre code classe les actes passibles d’une répression suivant leur degré de gravité, en partant de ceux qui intéressent l’Etat pour aboutir, par une gradation descendante, à ceux qui touchent seulement aux personnes et aux propriétés privées. Cette gradation, très normale dans un pays civilisé et égalitaire, ne l’est nullement en Algérie où la vie et la propriété privée des chrétiens n’ayant pour le musulman aucune valeur, ne méritent de sa part aucune considération. Or, la loi pénale n’a pas seulement pour objet la répression ; dans une certaine mesure, la peine prononcée présente un caractère préventif ; en d’autres termes, le but poursuivi par le législateur n’est pas seulement de pure morale, mais aussi d’utilité publique. La gradation des peines doit donc se fonder non seulement sur la gravité de la faute, mais aussi sur l’effet produit par l’exemple. Il est facile de se rendre compte que notre législation pénale n’a et ne peut avoir aucune influence préventive sur les indigènes ; sans doute l’assassinat est puni de mort, et les jurys algériens appliquent assez libéralement cette peine aux Arabes ; mais pour les vols qui constituent le délit le plus fréquent, la répression est illusoire. Indépendamment des chances nombreuses qu’ont les indigènes d’échapper à la justice, ils ne risquent que quelques mois de prison dont ils n’ont cure.

Ce ne sont pas seulement les colons qui se plaignent du défaut de sécurité et de l’augmentation croissante des vols, ce sont aussi les indigènes, et l’on voit un notable algérien, ancien cadi renommé pour sa probité et son intelligence, réclamer depuis vingt ans, au nom de ses coreligionnaires, que l’on coupe le poing aux voleurs, comme au temps des Turcs, afin d’arrêter leurs déprédations. Une étude approfondie de la question des pénalités montrerait que l’intérêt de la colonisation et des Arabes eux-mêmes exige une gradation spéciale des peines, et des procédés spéciaux de répression à l’égard des indigènes. N’est-il pas singulier d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de fautes graves, de voir appliquer intégralement notre Code pénal aux Arabes et Kabyles alors que, pour des infractions légères, on a cru devoir les soumettre à la législation spéciale de l’indigénat ?

Voilà pour les principes de la législation ; il en est de même pour la procédure et les pénalités. Comme tous les peuples primitifs, l’Arabe ne comprend que la justice expéditive et la répression immédiate ; il lui importe moins devoir frapper le vrai coupable que de savoir toute faute suivie de châtiment. Aussi ne comprend-il point toutes les précautions de nos codes pour assurer la découverte de la vérité ; il prend pour de la faiblesse ce qui n’est que légitime souci de la justice. L’instruction traîne-t-elle en longueur, — et c’est presque toujours le cas, — l’indigène se rit de ce qu’il croit être le peu de clairvoyance du juge ; aboutit-elle à un non-lieu ou à un acquittement motivé souvent par la longue durée de la détention préventive, c’est pour lui un aveu d’impuissance qu’on ne saurait trop regretter au point de vue français. Que signifie d’ailleurs le jugement des indigènes par le jury ? Sont-ce les pairs de l’accusé, ces douze jurés pris exclusivement parmi les infidèles ? N’y a-t-il pas surtout pour lui une sorte de honte spéciale à être soumis au jugement d’un Israélite ? Trouve-t-il enfin devant cette juridiction toutes les garanties d’impartialité ? À cette dernière question la réponse ne peut qu’être négative. La charge du jury est très lourde pour les colons, à qui elle prend en moyenne quinze jours tous les deux ou trois ans. Dès 1872, deux ans après l’établissement en Algérie du jury, les Algériens en étaient las, car le nombre des affaires indigènes augmente énormément les rôles des cours d’assises. Pense-t-on dès lors que le colon, soustrait périodiquement à ses affaires pour venir juger des gens dont les coreligionnaires l’ont maintes fois volé ou menacé de mort, soit prédisposé à les traiter avec équité ? C’est peu probable. Le résultat de l’organisation actuelle est donc de mécontenter le colon et de n’aboutir qu’à une justice souvent partiale. Cette situation est si connue en Algérie que les magistrats du parquet font souvent tous leurs efforts pour correctionnaliser certaines affaires indigènes et les soustraire au jury.

Ce ne sont pas seulement nos procédés d’instruction ou de jugement dont les défauts sont reconnus, c’est surtout notre système de pénalités qui est inefficace à l’égard des indigènes. Dans leur opinion, la prison n’est pas déshonorante ; ils s’y complaisent, car ils y sont bien nourris, abrités contre les intempéries et surtout parce qu’ils y restent inactifs. Quant à l’amende, elle est purement illusoire ; les tribunaux la prononcent la plupart du temps sans s’inquiéter de savoir si elle sera ou non payée, ce qui ôte toute sanction à leurs condamnations et les réduit à une formalité remplie par le juge pour mettre sa conscience en règle avec la loi qu’il est chargé d’appliquer.

Restent donc la peine de mort et celle des travaux forces qui ont une réelle efficacité ; encore de nombreux exemples permettent-ils aux indigènes l’espoir de s’évader du lieu où ils sont transportés. Cet exposé sommaire indique que ce n’est point, comme on l’a proposé, par quelques palliatifs, mais bien par une réforme complète de la législation criminelle, qu’il faut résoudre la question indigène. A l’égard des indigènes, nous n’avons aucune raison d’être que la force et, pendant longtemps encore, notre justice devra allier à l’équité une répression vigoureuse indispensable à la sécurité[9].

Si des pénalités on passe à l’administration proprement dite de la justice criminelle, les réformes à opérer ne sont pas moins importantes. La première est de régler d’une manière précise les pouvoirs des autorités chargées de l’instruction ; on a dû, à raison de la distance et du petit nombre de magistrats, les répartir entre les juges de première instance, les juges de paix et les administra leurs.

En ce qui concerne les juges de paix, il faudrait régulariser leur action ; en fait, ils exercent les fonctions de juge d’instruction et la distance qui sépare souvent leur résidence du siège du tribunal en fait une obligation absolue ; cependant, soumis aux règles de la loi française, ils ont qualité, non pas pour procéder à une véritable instruction, mais pour se livrer à une enquête officieuse dont les résultats peuvent être compromis, si des mesures d’exécution immédiates deviennent nécessaires. C’est là un nouvel exemple de l’inconvénient qu’il y a à appliquer dans un pays une législation qui ne lui est pas appropriée.

Une législation trop récente pour qu’on puisse encore l’apprécier complètement a attribué la répression des délits indigènes d’ordre inférieur aux juges de paix. Cette mesure, théoriquement juste, ne donnera de bons résultats que là où l’accord le plus complet régnera entre l’administrateur et le magistrat ; car c’est le premier qui dispose de tous les moyens d’information sérieux et, s’il veut témoigner la moindre mauvaise volonté ou simplement un peu de force d’inertie, il peut rendre illusoire l’action répressive de la justice. Deux autres mesures accéléreraient sensiblement la marche des affaires criminelles indigènes. La suppression de l’envoi obligatoire du dossier à la chambre des mises en accusation allégerait sensiblement, au grand profit de l’administration de la justice, les occupations de la Cour d’Alger, qui aujourd’hui, bien qu’avec un personnel relativement moindre, juge autant d’affaires que cinq ou six Cours d’appel de moyenne importance. Le transfert aux tribunaux d’arrondissement, présidés pour la circonstance par un conseiller à la Cour, des affaires criminelles, permettrait à la fois de donner satisfaction aux colons qui ne seraient plus appelés à faire partie du jury que tous les huit ou neuf ans, et pour juger seulement des Européens ; d’assurer une répression plus prompte et de diminuer notablement les frais de justice criminelle : en effet les déplacemens de témoins seraient moins longs et moins considérables, et on éviterait les dépenses de transfèrement des accusés au chef-lieu judiciaire.

La question de la séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires a toujours passionné l’opinion ; c’est même parce que l’on a envisagé sous cet aspect le code de l’indigénat qu’il a paru monstrueux à certains membres du Parlement. Il faut cependant étudier les choses de plus près, et se décider, non par des considérations de sentiment, ou d’après des principes appliqués en France, mais par des raisons tirées de la nature et des mœurs du pays. On ne saurait trop répéter que la répression immédiate est indispensable en terre indigène et que le prestige de l’autorité française dépend en grande partie de l’étendue de ses pouvoirs. Ce n’est que dans ces dernières années que certains membres du Parlement, jugeant à distance des choses de l’Algérie et prêtant aux indigènes des vertus imaginaires et un degré de civilisation qui ne se rencontre que chez quelques personnalités remarquables, ont trouvé subitement intolérable le régime disciplinaire de l’indigénat, qui a rendu de si grands services et en rendrait encore s’il était mieux organisé et pratiqué. Ce code, puisqu’on la ainsi nommé, réprime, à côté de contraventions légères, des faits n’ayant aucun caractère délictueux, tels que les fausses déclarations en matière d’impôts, et les plaintes non justifiées adressées aux autorités administratives.

Ce qui a provoqué en France de nombreuses récriminations contre le régime de l’indigénat, c’est moins sa sévérité, que la manière dont il est appliqué ; ici encore il y a une illusion d’optique. On ne saurait trop le redire : en matière de contravention légère, la justice à l’égard des indigènes doit être expéditive, mais ce qu’on doit rigoureusement exiger, c’est qu’elle soit impartiale. Il faut d’ailleurs reconnaître que certains administrateurs ne se donnaient autrefois aucune peint ; pour démêler le vrai du faux ; qu’ils punissaient sans discernement ni impartialité. De semblables erreurs sont imputables non au principe même de la loi, mais à ceux qui l’appliquent ; et elles se produiront vraisemblablement encore, bien que les attributions des administrateurs aient été transférées aux juges de paix. D’ailleurs, il n’en peut guère être autrement : l’indigène est d’une patience et d’une ténacité à toute épreuve, pour la moindre contravention il amène des témoins, proteste, parle et les fait parler pendant des heures entières ; l’administrateur interrompt ce verbiage et prononce de manière à perdre le moins de temps possible. N’existe-t-il pas, au tribunal de la Seine, certaines chambres où tout se passe exactement de la même manière sans soulever les mêmes récriminations ? et pourtant ce sont bel et bien des affaires entre citoyens français qu’on y expédie si rapidement.

En matière civile, lors de notre établissement en Algérie, la juridiction sur les indigènes avait été laissée aux autorités existantes : pour les Israélites le tribunal rabbinique, pour les Musulmans la mahakma du cadi et, dans certains cas, la djema du douar. Quelle était la valeur de cette organisation ? Il est assez facile de s’en rendre compte. En Kabylie, les querelles de sois rendaient problématique l’impartialité de la djema ; quant à la probité des cadis, elle était connue : chaque parti commençait par leur faire un don et c’était là l’un des meilleurs argumens du plaideur. Dans certaines périodes, les plaintes affluaient au Parquet général, et on a vu prononcer jusqu’à 40 ou 50 révocations de cadis dans une année. Un décret de 1866 avait déjà tenté d’améliorer la situation en permettant aux indigènes de porter leurs différends devant l’autorité française. C’était là une excellente mesure et qui n’avait rien d’irréalisable, puisque auprès des tribunaux et de la Cour d’Alger se trouvaient alors des assesseurs musulmans qui depuis ont presque disparu. On pouvait ainsi espérer arriver à un rapprochement entre Français et indigènes, car un peuple ne rompt pas brusquement avec des traditions séculaires pour adopter de nouveaux usages. D’ailleurs, pour l’Arabe, le cadi n’est pas seulement un juge, il est investi d’une sorte de caractère religieux qui lui donne un prestige particulier dont nos magistrats sont dépourvus à ses yeux. Chez le Kabyle, la législation repose bien moins sur le Coran que sur certains kanouns, vestiges d’une loi civile dont ils ont conservé le nom ; la djema est l’institution capitale, l’organisme essentiel de la vie du douar ; et c’était une faute de la dessaisir absolument au profit de nos juges de paix, ainsi que l’a fait le décret du 27 août 1874. Il fallait procéder, non point par voie de suppression, comme on l’a l’ail trop souvent, mais par voie de réformes graduelles, moyen qui rentre moins, il est vrai, dans notre tempérament national, puisqu’il suppose une persévérance qui nous fait trop souvent défaut. Le mouvement, commencé par la dépossession de la djema s’est continué par celle des cadis, dont les attributions sont aujourd’hui limitées aux questions de statut personnel, de succession et de propriété, lorsque celle-ci n’a pas été établie conformément à la loi de 1873[10].

De ce que nos magistrats offrent de meilleures garanties d’impartialité que les cadis, il ne faudrait pas conclure que la justice doit être mieux rendue par eux. Déjà, en matière criminelle, nous avons eu l’occasion de remarquer l’opposition qui existe entre notre conception de la répression pénale et celle des indigènes. En matière civile, la distance est encore plus grande, car c’est avec le Coran lui-même que certaines dispositions de nos codes sont en complète contradiction. Il y a donc là pour l’Arabe l’origine d’une grave répugnance à comparaître devant le magistrat français : elle ne disparaît même pas lorsque celui-ci doit se conformer dans son jugement aux coutumes indigènes. Indépendamment de l’hostilité qui persiste toujours à l’égard de l’infidèle, l’indigène est d’autant moins sûr de rencontrer chez lui la connaissance approfondie de ses mœurs qu’il n’y trouve même pas celle de sa langue. On se rendra un compte exact des rapports directs qui peuvent exister entre le juge et le plaideur indigène, lorsqu’on saura que le crédit alloué au budget de 1 000 pour primes et supplémens de traitement aux magistrats ou officiers de justice français connaissant la langue arabe ne dépasse pas 2 700 francs. La prime variant de 300 à 500 francs, c’est donc environ sept magistrats sur près de trois cents qui peuvent parler couramment l’arabe. La proportion est d’autant plus humiliante pour nous que sur soixante cadis, on en voit sept toucher la prime pour connaissance de la langue française. La conséquence de cet état de choses est de nécessiter l’intervention d’un personnage qui finit par jouer dans l’administration de la justice en Algérie un rôle capital, nous avons nommé l’interprète.

Tout a été dit sur le personnel qui entoure les tribunaux algériens et dans lequel, à côté d’hommes d’une intelligence et d’une probité indiscutables, on voit grouiller nombre de déclassés et d’intermédiaires véreux ; l’indigène qui a recours à leurs services doit d’abord verser des honoraires souvent fort élevés, avant que son affaire soit en état ; c’est la plupart du temps bien plus qu’il ne donnait autrefois au cadi pour être jugé et cependant la procédure n’est pas encore commencée. Il faut payer pour l’assignation, payer pour les témoins, payer pour la levée du jugement et, même pour le gagnant, les déboursés sont encore d’une certaine importance. Toutes ces formalités peuvent se multiplier à l’infini, si des officiers ministériels peu scrupuleux veulent accumuler les actes de procédure ; la jurisprudence même de la Cour d’Alger augmente aussi dans certains cas les frais comme à plaisir. S’il y a à pratiquer dans un douar une opération qui nécessite la présence de témoins, on ne peut procéder qu’en présence de citoyens français : l’assistance du cheick ou d’un garde champêtre indigène ne suffit pas, bien qu’ils soient sujets français. On voit alors l’huissier emmener avec lui deux témoins, leur faire faire 40 ou 50 kilomètres et arriver à réclamer ainsi des frais de déplacemens s’élevant à une cinquantaine de francs pour un acte taxé à 10 ou 12 francs seulement. Cet abus est le fait de la jurisprudence. Mais combien d’autres sont imputables aux Parquets qui ne surveillent pas les officiers ministériels ou leurs propres auxiliaires de toute nature. C’est ainsi que s’établissent des erremens coupables, et que la magistrature algérienne prend la responsabilité de tous les abus qu’elle néglige de réprimer. Pour l’indigène naturellement processif, car il a la passion de la terre, la procédure constitue un impôt dont le poids est plus lourd que tous les autres.

En poussant à outrance à la destruction des juridictions indigènes, les juristes à l’esprit étroit qui ont organisé le régime judiciaire actuel ont imposé aux plaideurs, de l’avis de toutes les personnes compétentes, une augmentation de dépenses de plus de 100 pour 100 ; or, s’il est contestable que la justice des juges de paix soit dans certains cas préférable à celle des cadis, il est un point sur lequel aucun doute n’est possible, c’est la prompte expédition des affaires à laquelle tiennent par-dessus tout les indigènes. Là où le cadi ne demandait que quelques heures pour se prononcer, le juge français, embarrassé par les formalités légales, met souvent un mois. Quelles garanties présente d’ailleurs le fonctionnement de la justice de paix pour les indigènes ? Le soin de remettre les avertissemens est confié aux aouns, sortes d’huissiers indigènes ; mais la remise directe à l’intéressé n’étant obligatoire qu’à la résidence même du juge, on voit comment peut se faire la remise dans les douars ; tantôt l’avertissement s’égare, tantôt il ne parvient que tardivement, de telle sorte que le jugement est déjà prononcé lorsque l’une des parties se présente au prétoire, elle peut donc se trouver condamnée sans le savoir, inconvénient qui ne se présentait pas devant la mahakma des cadis dont les jugemens ne pouvaient être rendus par défaut.

Il est inutile de reproduire ici les plaintes auxquelles donne lieu, même en France, noire ; système de procédure qu’on s’est empressé d’appliquer intégralement en Algérie. Au début de notre occupation, on avait semblé vouloir établir un régime plus simple ; c’est ainsi qu’on avait réuni, dans la personne de l’avocat défenseur, les attributions des avoués et des avocats ; c’était là une conception heureuse qui devait profiler aux justiciables en réduisant les frais et honoraires. On s’est avisé, dans ces dernières années, que le développement des affaires ne permettait plus de réunir dans les mêmes mains la postulation et la plaidoirie, et on a créé des charges d’avoués, tandis que celles de défenseurs disparaîtront probablement par voie d’extinction. Il en résulte une augmentation de dépenses pour les plaideurs, et par conséquent, un progrès à rebours ; mais on aime à penser que tout se passe de même devant le tribunal de Mascara que devant celui de Dunkerque, et pour certains esprits ce n’est pas là une mince satisfaction.

La magistrature algérienne, très soucieuse des formes, ferme trop souvent les yeux sur les agissemens des officiers ministériels. L’habitude de faire taxer les mémoires ayant à peu près disparu, on présente parfois des comptes fantaisistes qui sont payés par les parties sans aucune observation. On conçoit qu’avec de telles pratiques, les bénéfices des officiers ministériels d’Algérie soient élevés. Ils le sont tellement qu’on a conçu, il y a quelques années, le projet bizarre de les partager avec le Trésor. A notre sens, une réforme en cette matière doit procéder par voie de réduction des tarifs et non par voie de partage des bénéfices, car ce partage accroîtrait encore la responsabilité de l’Etat. En ajoutant à cette mesure une surveillance plus étroite des officiers ministériels par les Parquets, on ferait rentrer dans les poches des particuliers des sommes importantes qui y sont indûment prélevées aujourd’hui. Cette surveillance n’est-elle point d’ailleurs indiquée quand on connaît la manière dont sont choisis les officiers ministériels en Algérie ? Les influences politiques décident trop souvent non seulement de la nomination, mais encore de l’avancement, car on a cru devoir introduire le principe de l’avancement qui augmente les vices de l’organisation actuelle. Le Parquet général est assiégé de solliciteurs qui négligent pendant ce temps les intérêts de leurs cliens, et de politiciens de profession qui viennent appuyer leurs demandes. Avec une pareille organisation, il est merveilleux qu’on rencontre encore en Algérie des officiers ministériels honorables et intelligens.

En résumé, en introduisant brusquement et sans préparation notre organisation judiciaire et nos lois en Algérie, on a commis une lourde faute, et cette faute s’est trouvée aggravée par l’insuffisance des choix qui ont été faits. Ce ne serait donc point revenir en arrière que de faire table rase d’un certain nombre d’institutions peu appropriées au pays. En même temps, on devrait se préoccuper de rapprocher de nous les indigènes dans l’organisation de la justice. La présence d’un assesseur arabe ou kabyle auprès de nos juges, à la condition qu’il soit choisi avec discernement, ne pourrait que rehausser aux yeux des indigènes la valeur de nos jugemens, et la constitution, pour les affaires criminelles où ils sont seuls en cause, d’un jury indigène soigneusement recruté et appelé, avec des pouvoirs restreints, à formuler un avis, serait un moyen certain de former peu à peu des musulmans, auxquels on pourrait, par la suite, confier les fonctions de dadis. Quant au personnel français, il faudrait exiger de lui la connaissance de la langue et des coutumes du pays, ne pas le déplacer continuellement, et le choisir non pas en vue de satisfaire telle ou telle personnalité, mais seulement en considération de la haute mission qu’il a à remplir.


  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. La djema est une institution exclusivement kabyle, c’est une sorte de conseil municipal indigène élu dans chaque douar, et délibérant sur toutes les questions qui l’intéressent. En théorie cette institution serait excellente, mais la plupart du temps le douar est divisé entre divers partis ou sofs, et celui d’entre eux qui détient momentanément le pouvoir en profite généralement pour opprimer violemment les autres. Les Kabyles sont donc moins éloignés de nos mœurs qu’on ne le pense généralement.
  3. Indépendamment des impôts généraux, les indigènes acquittent de nombreuses taxes locales, dont quelques-unes, notamment celle des prestations, sont parfois d’un poids excessif et donnent lieu à de véritables exactions.
  4. Le nombre des communes a peu varié depuis cette époque.
  5. Il existe encore en Algérie des personnes qui se disent partisans du régime militaire, il suffit de causer avec quelques-unes d’entre elles pour se convaincre que ce qu’elles regrettent, ce n’est pas l’administration militaire proprement dite, c’est la faiblesse de l’administration civile. Sur ce point, tout le monde est d’accord, mais le cours des choses ne se modifie point, et il n’est pas probable que le système de concessions à outrance, en vigueur aujourd’hui, soit près de disparaître.
    S’il existait encore des partisans d’une administration purement militaire en Algérie, nous leur rappellerions une anecdote bien connue de tous les vieux Algériens. Sous le gouvernement du maréchal Pélissier, un mouvement d’opinion s’était produit dans la colonie pour l’établissement d’un régime civil, et, à la suite de longues polémiques, un registre avait été ouvert à Alger, où tous les partisans de ce régime étaient invités à s’inscrire. Un jour, on vit le maréchal sortir de son palais en grand uniforme et venir y apposer sa signature. Et ce n’était pas là une de ces plaisanteries dont le vainqueur de Malakoff était coutumier, car dans son entourage, il émettait fréquemment l’opinion que le régime militaire, tel qu’on l’avait compris jusque-là, touchait à son terme.
  6. L’assistance publique, en Algérie, ne rentre pas dans les attributions communales ; il est pourvu à ses besoins au moyen de diverses ressources générales. Toutefois, certaines communes donnent des subventions aux hospices. Ce service est encore dans l’enfance.
  7. Au commencement de 1902, ont paru des arrêtés du gouverneur général réformant l’organisation des préfectures et des sous-préfectures.
    La réforme opérée timidement et « à titre d’essai » se résume ainsi : les sous-préfectures sont supprimées, en tant que rouage indispensable à l’expédition des affaires, et leurs attributions sont conférées aux préfectures. Les sous-préfets sont maintenus, mais ils deviennent des agens de surveillance, chargés d’une sorte d’inspection permanente dans leur arrondissement. A titre provisoire, le personnel des sous-préfectures est conservé, pour être utilisé soit sur place, soit dans la préfecture.
    Cette modification, qui contient une idée juste, prouve une singulière méconnaissance des nécessités pratiques : on se décide enfin à reconnaître l’inutilité du double rouage, et, en ce temps de décentralisation, c’est précisément par concentration qu’on opère, on accumule sur un même point la solution de toutes les questions, alors que les bureaux des préfectures algériennes, le fait est notoire, peuvent être cités comme des modèles de laisser aller, de lenteur et de désordre. On veut des simplifications, mais ces simplifications n’amènent aucune réduction de personnel. La seule idée juste que contiennent ces arrêtés est de faire inspecter les communes du département. Elle n’est d’ailleurs pas neuve, car, dans l’organisation qu’on vient de modifier les sous-préfets devaient faire des tournées doris leur circonscription, et les préfets avaient le droit d’envoyer les conseillers de préfecture en mission dans tout le département.
  8. Cette solution présente ce caractère fort intéressant de rapprocher l’autorité des populations tout en diminuant le nombre des fonctionnaires. Pour arriver à simplifier notre organisation dans la métropole, il faudrait au contraire procéder par voie d’agrandissement des circonscriptions départementales. Vérité au-delà de la Méditerranée, erreur en deçà.
  9. Suivant le proverbe arabe, le peuple ne demande que deux choses : « la pluie et la justice. » A défaut de la première, qui ne dépend pas de nous, nous devons assurer la seconde dans toute sa rigueur, car la pitié est un sentiment inconnu des indigènes, qui la taxent de faiblesse.
  10. Dans les arrondissemens kabyles de Bougie et de Tizi-Ouzou, indépendamment de leurs fonctions de juges, les cadis sont encore restés greffiers et notaires : dans l’ensemble du pays, leur compétence en matière de statut personnel aurait pu conduire à en faire de véritables officiers de l’état civil.