Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 342-367).
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LE RÈGNE DE L'ARGENT

LA SPÉCULATION ET L’AGIOTAGE. — REMÈDES ET RÉFORMES[1]


I

Refréner les abus de la spéculation ou de l’agiotage, arracher les hommes du monde et les hommes du peuple aux séductions du jeu, écarter de la Bourse tout ce qui n’est pas hommes d’affaires, ce serait une œuvre éminemment patriotique, une œuvre de salut social. Avons-nous quelque souci du relèvement moral de la France, nous y devons tous travailler ; mais comment y parvenir ? par quelles voies et par quels procédés ? Avec quels instrumens et quels concours ? Où chercher le médecin et à qui demander le remède ? A l’initiative privée ou à l’Etat ? A la presse, au Parlement, à la police, à la magistrature, au fisc, à la loi, à la religion ? Regardons autour de nous, parmi les puissances anciennes ou récentes ; laquelle, en dehors de la religion qui offre, vainement, son concours au siècle, laquelle a la volonté assez ferme, ou les mains assez pures, pour entreprendre pareille guérison ? Peut-on faire appel à la puissance qui se vante de représenter l’opinion et de diriger le monde moderne, à la presse ? Certes, elle pourrait beaucoup pour panser ou pour prévenir les plaies matérielles et les plaies morales de la spéculation. Le journal n’est-il pas, aujourd’hui, le guide du grand nombre, le véritable directeur des âmes ? Mais, pour cette œuvre de salut, peut-on s’en fier au journal ? La presse est, trop souvent, elle-même, un agent de corruption, et le pire de tous, parce qu’elle est celui qui pénètre le plus loin. Sa mission est d’éclairer, et trop souvent elle égare, pareille à ces naufrageurs des côtes bretonnes qui, à l’aide de fanaux trompeurs, attiraient, pour les piller, les bateaux sur des brisans. Purifier la presse serait non moins urgent et non moins malaisé qu’assainir la Bourse. Le mercantilisme a envahi la presse contemporaine, et non pas seulement la presse financière. Nos journaux en France sont trop nombreux ; là est une des causes du mal : la plupart sont trop besoigneux pour être toujours indépendans.

La publicité est une de leurs sources de revenu, et sur cette publicité peu de journaux sont assez riches pour faire les difficiles. Ils n’ont malheureusement pas, comme les feuilles anglaises ou américaines, la ressource de ces innombrables annonces de toute sorte qui assurent la vie du journal et le dispensent de la publicité occulte, des louches réclames et des marchés suspects. Soyons justes envers elle, la presse a souvent de généreuses intentions ; elle est parfois la première à dénoncer les vicieuses pratiques auxquelles il lui faut se plier ; elle le fait, à certains jours, avec une ardeur passionnée, sans que nous ayons le droit de mettre en doute sa sincérité. Mais alors même qu’elle veut faire office de chirurgien ou de médecin, elle n’en ressemble pas moins, trop souvent, à ces docteurs contaminés qui apportent la maladie à leurs cliens. Prenez les plus honnêtes des journaux, les feuilles religieuses, par exemple, celles qui poussent la vertu jusqu’à la pruderie, qui, non contentes de honnir l’agiotage, repoussent, indistinctement, toute spéculation et flétrissent en bloc les usuriers et les publicains ; la plupart ont un bulletin financier, et ce bulletin est d’ordinaire affermé à une maison de banque. Les trois premières pages du journal appartiennent à Dieu et à l’Eglise ; la quatrième est au diable et à Mammon. Jusqu’à certaines Semaines religieuses qui ont un bulletin financier, loué Satan sait à qui ; — au plus offrant sans doute, et l’homme d’affaires qui prend à bail la partie financière de la pieuse gazette ne le fait pas, d’habitude, pour le salut de son âme et pour la gloire de Dieu. L’excuse des hommes qui dirigent les « bons journaux » est qu’il faut vivre, et que, pour être un conseiller désintéressé, un journal doit être riche ou être cher.

Quant aux feuilles démocratiques à tendances socialistes qui font profession de vertu et dont l’austérité flétrit chaque matin les abus du régime capitaliste, il faut toute l’ingénuité de leurs lecteurs des faubourgs pour croire qu’elles font fi des subventions de la finance. Loin de dédaigner les allocations ou les mensualités, elles accueillent, volontiers, comme bailleurs de fonds, des hommes d’argent, et souvent des plus suspects. Parmi les journaux les plus acharnés contre la Bourse et contre les financiers, plusieurs ont trouvé le moyen de rendre leur indignation lucrative. Ils mettent à profit leur campagne quotidienne contre les grandes Compagnies et contre la « féodalité financière » pour extorquer des écus de ces ennemis tant vilipendés. Le journal ressemble à ces honnêtes brigands de Calabre, ou à ces mendians picaresques de l’ancienne Castille, qui arrêtaient les voyageurs au passage, et avec des façons polies, leur demandaient un secours en les couchant en joue. L’organe populaire tend secrètement la main aux oppresseurs du peuple ; il fait marché avec eux, pour supprimer ses attaques, ou pour en émousser la pointe ; car, afin de ne pas se discréditer devant la galerie, il faut bien l’amuser avec quelques brocards sur les financiers. Rappelez-vous le procès de la Voie ferrée[2], qui avait pour spécialité la guerre aux grandes compagnies de chemins de fer, et qui comptait, parmi ses rédacteurs, des sommités radicales. La Voie ferrée faisait payer aux Compagnies les articles qu’elle ne publiait pas. La polémique ainsi entendue est un moyen de chantage. Pareilles pratiques datent de loin et de haut. Déjà, sous l’Ancien Régime, les plus bruyans dénonciateurs de la finance en voulaient plus à la caisse des banquiers qu’à leurs vices. Mirabeau, irrité d’avoir vu ses demandes d’argent repoussées par Calonne, écrivait ou faisait écrire par Clavière le Genevois sa « Dénonciation de l’agiotage », appelant sur le front des coupables « la punition qui n’est jamais bravée, celle du mépris universel. » Que de pamphlétaires de tous pays ont suivi cet illustre exemple ! Les plus ardens vengeurs de la morale n’ont pas toujours les mains plus nettes que Mirabeau ; et en faisant appel à la sévérité des pouvoirs publics contre les prévarications des spéculateurs, ils seraient souvent embarrassés d’indiquer des remèdes beaucoup plus efficaces que ceux vainement appliqués par l’Ancien Régime ou par la Révolution[3].


II

Ce n’est pas d’aujourd’hui, en effet, que moralistes ou hommes publics se préoccupent de combattre ce fléau. L’Ancien Régime et la Révolution, qui avaient l’un et l’autre à leur service des armes dont sont privés les gouvernemens modernes, y ont échoué également. A ceux de nos réformateurs en chambre qui iraient volontiers jusqu’à fermer la Bourse, l’exemple de la Révolution peut enseigner l’inanité de pareille mesure. La Convention avait bien supprimé la Bourse, elle avait aboli les agens de change, interdit les sociétés par actions et les titres au porteur ; pour être devenu clandestin, l’agiotage n’en fut que plus effréné et plus repoussant. C’est l’époque où de Genève, de Neuchâtel, de Francfort, de Hollande affluent les aventuriers de l’étranger. La réorganisation de la Bourse par Bonaparte, en l’an IX, diminua plutôt qu’elle n’accrut les abus de la spéculation. Si l’on ne peut fermer la Bourse, ne pourrait-on en rendre l’accès moins aisé, en rétrécir les portes pour en écarter les profanes ? Faute de pouvoir supprimer le mal, pourquoi ne pas tenter de le restreindre ou de le localiser ? Il est des pays où l’on parque dans un quartier isolé, sorte de grossier paradis des sens, les courtisanes et les filles de joie ; sans assimiler les agioteurs, et encore moins les courtiers de finance aux femmes qui trafiquent de leurs charmes, ne pourrait-on procéder de même avec les boursiers et boursicotiers, les reléguer à l’écart, dans un lieu isolé, où ils exerceraient leur métier suspect sous la surveillance de la police ? Mais à quoi bon ? Pour jouer sur les valeurs, pour agioter, nul besoin de mettre le pied à la Bourse ; on opère par intermédiaire, par lettre, par télégraphe. Les tourniquets dressés parfois à l’entrée des Bourses n’ont jamais arrêté un spéculateur.

Il est des remèdes qu’on a quelque honte d’examiner sérieusement. Certains, ne pouvant fermer la Bourse, voudraient on épurer le personnel. Pour assainir la Bourse nous n’aurions, à les en croire, qu’à expulser les « sémites », les agens de prédilection de l’agiotage, et à en bannir, avec eux, « les pratiques judaïques et l’esprit judaïsant ». Entre des mains chrétiennes, des mains « aryennes », le crayon de l’agent de change et les fiches des coulissiers perdraient toute vertu maligne ; la spéculation s’assagirait, se purifierait, se sanctifierait. A consul 1er les fastes de la Bourse, il est permis d’en douter ; on ne gagne rien à introduire la religion dans les luttes de la finance. Il s’est trouvé, plus d’une fois, en France et ailleurs, des chrétiens qui ont fondé des banques catholiques, avec l’intention avouée, d’affranchir le marché de la suprématie des Juifs, de moraliser la Bourse et de refréner les abus de la spéculation. Françaises, belges ou romaines, ces pieuses maisons ont toutes sombré dans les tempêtes de la spéculation.

On ne voit pas bien, du reste, comment s’effectuerait une pareille épuration ; car, nous le remarquions à propos de la Coulisse, ce ne sont pas seulement les courtiers, agens de change ou coulissiers qu’il faudrait épurer, mais bien les opérateurs, les spéculateurs, ceux qui donnent des ordres de Bourse. Et à quel signe distinguer les ordres d’un chrétien de ceux d’un juif ? Faudra-t-il, à la porte de la Bourse, de même qu’à l’entrée d’une église, faire le signe de la croix ? ou, comme on poursuit ici moins la religion que la race, faudra-t-il avoir, aux portes du Stock Exchange, des préposés qui examineront le profil du visage et la courbe du nez de chacun ? ou encore, pour plus de sûreté, devrons-nous interdire toute opération de banque ou de finance à qui ne pourrait faire preuve de huit quartiers de noblesse chrétienne, de même que l’Espagne des rois catholiques interdisait toute fonction ecclésiastique ou civile aux descendans de los Judios ou de los Moros ! Autant vaudrait, sur la place de la Bourse, exorciser Mammon avec de l’eau bénite. Hélas ! quand la recette serait d’une application moins chimérique ou moins inquisitoriale, elle n’en serait pas plus efficace. Tant qu’à revenir au moyen âge, j’aimerais mieux, je l’avoue, remonter plus haut, au temps où les finances et le change, avec le prêta intérêt, n’étaient permis qu’aux fils d’Israël. Le remède serait violent, mais au moins, de cette façon, le grand nombre pourrait être préservé.

Parlons sérieusement : Paris et New-York, l’Europe et l’Amérique ont connu des époques où le juif était absent ou peu en vue ; la spéculation n’en était ni plus sage, ni plus intègre. Sous la Révolution, c’est-à-dire à l’âge d’or de l’agiotage, les affaires étaient, presque entièrement, entre des mains chrétiennes ou aryennes ; si les financiers étrangers commençaient à affluer à Paris, c’étaient surtout des protestans, accourus de Suisse ou de Hollande. Quand nous remettrions en vigueur les édits de Philippe le Bel, de Jean sans Terre ou d’Isabelle la Catholique, ou quand les « sionistes », las d’habiter parmi les gentils, réussiraient à entraîner tous les descendans de Jacob dans l’ancienne Palestine, la spéculation, en changeant de personnel, ne changerait pas de caractère ; car ce qui règne à la Bourse, ce n’est pas plus l’esprit de la Thorah que l’esprit de l’Evangile. Pour purifier les maisons de jeu, a-t-il jamais suffi de changer les croupiers ? Ce ne sont pas les personnes qu’il faudrait changer ; ce sont les pratiques et les mœurs, c’est-à-dire les sentimens et les âmes ; et c’est chose autrement malaisée. Cela ne peut se faire par décret, ni par règlement d’administration.

Est-ce à dire que la loi ne puisse, en aucun cas, atteindre les abus de la spéculation, ou au moins, les coquineries des pseudo-banquiers de la basse finance ? qu’il n’y ait, de ce côté, aucune réforme à demander au législateur ou aux règlemens administratifs ? Non certes. On se préoccupe beaucoup, en plusieurs pays, de réglementer les affaires de Bourse ; c’est, en quelque sorte, une réforme à la mode. L’Allemagne, l’Autriche, la Russie même y ont presque simultanément mis la main. C’est une œuvre malaisée ; nous ne saurions dire encore si aucun de ces États y a réussi ; l’avenir seul en décidera. L’Allemagne, en particulier, s’est arrêtée à un règlement fort compliqué qui déterminé, minutieusement, quelles catégories de personnes peuvent être admises à la Bourse et quelles sortes d’affaires peuvent y être traitées. Le marché à terme n’est ouvert, dans chaque branche d’affaires, qu’aux personnes inscrites sur un rôle spécial, et cela moyennant un droit d’inscription relativement élevé. On se flatte, par-là, d’écarter les spéculateurs étrangers aux affaires ; mais il leur sera toujours facile de trouver des prête-noms. À en juger par la Bourse de Berlin, cette prescription sur les opérations à terme, si elle diminue le nombre des affaires, tend à les concentrer dans les grandes banques, c’est-à-dire qu’elle tourne au profit de la haute finance. Chaque Bourse allemande est pourvue d’un conseil de discipline, assisté d’un commissaire du gouvernement ; ce conseil doit sévir contre les spéculateurs coupables d’agissemens frauduleux, de fausses nouvelles ou de corruption. Il peut statuer sur les manœuvres déloyales et expulser les coupables de la Bourse. La cote doit être refusée à toutes les valeurs suspectes ; on n’y doit donner place qu’aux affaires qui présentent des garanties sérieuses. Un prospectus doit être présenté avant l’admission des titres à la cote, et s’il s’y rencontre des assertions inexactes ou mensongères, les auteurs du prospectus sont rendus responsables du dommage porté aux détenteurs de titres. Les patrons financiers des affaires véreuses sont, de cette façon, assujettis à une responsabilité effective, ainsi que les journaux qui induisent sciemment le public en erreur[4].

Cette législation allemande, trop récente encore pour qu’on en puisse apprécier tous les effets, il s’est trouvé, dans nos Chambres, des législateurs qui, sans précisément nous donner l’Allemagne en modèle, nous proposent de l’imiter, en réglementant, à notre tour, sévèrement, l’émission des valeurs de Bourse[5].

Ce sont là, il est juste de le reconnaître, des mesures inspirées des meilleures intentions, bien que plusieurs d’entre elles, telles que l’inscription à la cote, puissent être d’une application malaisée. Puis, s’il est désirable que toute émission de titres soit entourée de garanties sérieuses, il serait fâcheux pour le pays que la création d’affaires nouvelles, et l’esprit d’initiative, déjà si languissant chez nous fussent entravés ou paralysés par la rigueur excessive de lois draconiennes[6]. Certes, il est bon de chercher à donner plus d’honnêteté ou de loyauté aux affaires et plus de sécurité au public, mais il ne faut pas oublier les difficultés du problème. Tolérer la spéculation et supprimer les abus de la spéculation, cela ressemble fort à la quadrature du cercle. Ici, comme le remarquait déjà Proudhon[7], l’abus est souvent lié au principe. Que se propose, en somme, toute réglementation de la Bourse ? On veut rogner les ailes de la spéculation sans arrêter l’essor de l’esprit d’entreprise. Ici, comme ailleurs, il sera toujours malaisé d’avoir les avantages de la liberté sans les inconvéniens de la liberté.

A la réglementation de la Bourse se rattachent les impôts sur la Bourse. Il est légitime que la Bourse paye sa part d’impôt, comme il est naturel que le fisc s’efforce de saisir à leur passage les valeurs pour les frapper d’une sorte de péage ; mais doit-on attribuer au fisc un autre rôle ? peut-on faire du fisc un agent de moralité ? Certains voient en lui un frein aux emportemens de la spéculation ; ils sont d’avis qu’on ne saurait trop taxer les transactions de Bourse, surtout les opérations à terme. Il va de soi, en effet, que chaque accroissement de l’impôt rétrécit la marge des bénéfices, jusqu’à ce que l’impôt les absorbe entièrement. Pour tuer la spéculation, il n’y aurait qu’à l’écraser sous le poids des taxes. Le procédé semble infaillible, mais, avec la spéculation, on étoufferait, sous la pression du fisc, les affaires elles-mêmes et l’esprit d’entreprise, déjà bien débile et presque expirant en France. Le fardeau des impôts, droit de timbre, droit d’abonnement, droit de mutation, sans compter l’impôt sur le revenu, est déjà bien lourd. Il s’est trouvé si pesant que, au printemps de 1890, le ministère Bourgeois-Doumer, peu suspect de tendresse envers les capitalistes, l’a grandement allégé quant aux rentes françaises. Exempter les transactions sur nos rentes des droits qui frappent le marché des autres valeurs, n’est-ce pas reconnaître, officiellement, que ces droits sont excessifs et arrêtent l’essor des valeurs ? Augmenter les taxes sur la Bourse ne serait pas toujours, du reste, juguler la spéculation, mais tout simplement la faire émigrer. Le ministère des finances paraît l’oublier, quand il vient apporter au Parlement des projets de surtaxe sur les valeurs mobilières, spécialement sur les valeurs étrangères. La plupart se refuseront à rationnement au timbre que le ministre se flatte de leur imposer ; pour se dérober aux prétentions nouvelles du fisc, elles n’auront qu’à repasser la frontière. Le Trésor n’y gagnera rien, et la victime de la nouvelle législation fiscale sera, tout simplement, le marché de Paris, c’est-à-dire une des forces vives du pays. Nous aurons affaibli, de nos propres mains, le grand marché financier, qui, à travers nos désastres, était demeuré un des instrumens de la puissance française. C’est là, en effet, un danger qu’il faut toujours avoir présent. Si les opérations sont trop coûteuses à Paris, les transactions de Bourse se transporteront au-delà des frontières, et les titres achetés à l’étranger y pourront rester en dépôt. Pareil déplacement sera toujours aisé, aux gros spéculateurs surtout, — plus d’un opère déjà fréquemment au dehors ; — et qui en pâtira ? Sera-ce seulement le marché de Paris, les agens de change et les banques françaises ? Non, ce sera tout le premier le fisc, l’Etat français, d’autant que l’émigration des titres risque fort d’entraîner l’émigration des capitaux. Les pays qui ont récemment accru les impôts sur la Bourse ont déjà pu constater que, au lieu d’augmenter avec l’élévation des taxes, le rendement des impôts sur les transactions de. Bourse tendait plutôt à baisser. Il se produit des fuites que le fisc est impuissant à boucher. Les hommes qui veulent assimiler la spéculation à un jeu savent que, au jeu, ce qui gagne toujours, c’est ce que les cercles appellent la « cagnotte ». Or, la cagnotte, ici, c’est, à la fois, les intermédiaires et le fisc. Faire passer la cagnotte, de la Bourse à l’étranger, serait simplement enrichir l’étranger aux dépens de la France. Londres, Bruxelles, Genève, bénéficieraient de ce que perdrait Paris, — et la morale n’y gagnerait rien.

Sans fermer la Bourse, sans l’écraser d’impôts qui feraient émigrer les affaires, sans l’embarrasser de lisières ou d’entraves qui paralyseraient toute initiative, la loi pourrait se montrer plus soucieuse de la répression des scandales financiers et de la protection des honnêtes gens. C’est surtout en ce qui concerne la fondation, l’émission et l’administration des sociétés anonymes que le législateur pourrait exiger plus de garanties en faveur du public. Les économistes, si vilipendés du vulgaire pour leur prétendu optimisme, ont maintes fois indiqué les plus essentielles de ces réformes à faire[8].

La première serait de s’attaquer aux fraudes, escroqueries et actes de brigandage qui se commettent sous le couvert de la fondation des sociétés anonymes. Il n’y aurait qu’à leur appliquer les principes généraux de notre droit public. Serait-ce trop exiger des financiers que d’imposer aux lanceurs d’affaires ou aux fondateurs des sociétés une responsabilité effective ? que de rendre les banquiers, les établissemens de crédit et, avec eux, les entrepreneurs de publicité responsables des dommages causés au public par des prospectus mensongers et des réclames d’une mauvaise foi insigne ? ou encore de demander, lors de la fondation des sociétés, la vérification du capital et des apports par des experts indépendans, désignés, au besoin, sur requête par le président du tribunal ? Ne pourrait-on, afin de rendre les assemblées d’actionnaires plus sérieuses et afin de déjouer les machinations des agioteurs, n’admettre à voter que les porteurs d’actions nominatives, ou exiger au moins des actions au porteur un dépôt de plusieurs mois dans les caisses de la société, de façon qu’il devînt plus malaisé, à un groupe de spéculateurs, de se composer, dans les assemblées générales, une majorité artificielle, au moyen d’hommes de paille pourvus d’actions qui ne font que passer par leurs mains et qui souvent même sont prises en report ? Qui empêcherait surtout, comme on le réclame, depuis des années, d’attribuer aux obligations, non pas une part de la direction de l’entreprise, mais un contrôle sérieux sur la gestion de ses affaires, de sorte qu’on n’ait plus le scandale de sociétés dont les actions ont perdu toute valeur effective, et dont les obligataires restent à la merci des décisions d’un conseil d’administration sur lequel ils n’ont aucune prise ?

Il serait aisé d’indiquer d’autres mesures également désirables, mais il suffit, ici, d’en mentionner quelques-unes. Si ces réformes et d’autres analogues, réclamées, depuis des années, par les économistes et par les financiers sérieux, restent toujours de vains desiderata, c’est que nos Chambres, absorbées par le souci de la popularité et fascinées par les réformes d’apparat, ont peu de temps et peu de goût pour les réformes pratiques. Et le jour où les querelles de portefeuilles et les interpellations oiseuses leur laisseraient le loisir de s’en occuper, il serait à redouter que le souci malsain de la réclame électorale ou la crainte pusillanime des déclamations socialistes fît tomber les Chambres d’un excès dans l’autre. Il ne faudrait pas en effet que, sous prétexte de réformer la loi sur les sociétés anonymes, on fit une loi contre les sociétés anonymes. S’il veut faire œuvre utile, le législateur doit se garder de traiter les hommes d’affaires en suspects, et les capitalistes en ennemis. Tout excès de défiance et de sévérité tournerait contre les intérêts du public. Certes, il importe de rendre les responsabilités effectives ; mais, pour cela, il faut, avant tout, qu’elles soient bien définies, que la rigueur de la loi n’atteigne que les fautes réelles et personnelles, les fraudes, les escroqueries, les faits délictueux, les faits de corruption, les négligences graves. Autrement, si la fondation ou l’administration des sociétés devait entraîner, pour tous ceux qui y participent, des périls manifestes, hors de proportion avec les bénéfices qu’ils en peuvent retirer, sait-on quel serait le résultat de pareille réforme ? Ce serait, tout bonnement, d’écarter des sociétés les hommes intelligens, les hommes probes, les hommes riches. Il ne resterait pour briguer les fonctions d’administrateurs ou de directeurs des sociétés anonymes que deux catégories de personnages, les fripons et les besoigneux ; les uns, parce que la perspective de tripotages, et l’espoir de gains illicites les encourageraient à braver les sévérités de la loi ; les autres parce que, n’ayant rien à perdre, ils affronteraient sans peur les risques de responsabilités qui ne pourraient les atteindre. Ici, comme presque partout, les lois draconiennes tourneraient contre leur but ; le public serait la première victime de la guerre faite aux hommes d’affaires. Aussi, quand on considère la composition de nos Chambres et leurs méthodes de travail ; quand on sait quelle prise ont sur nos législateurs les préjugés de la foule et les lieux communs de la presse ; quand on se rappelle quel est leur manque de mesure et quel est leur peu de courage en face des déclamations et des suspicions, on en vient, en vérité, à se demander si l’on doit souhaiter du Parlement une réforme législative, s’il est prudent d’implorer de lui de nouvelles lois sur la Bourse et sur les sociétés, et si le statu quo, avec tous ses défauts ou ses vices, n’est pas préférable à l’inconnu de prétendues réformes mal conçues, mal étudiées, suggérées par l’esprit de jalousie ou par l’adulation du populaire.


III

Il est, pour toutes les plaies sociales, une recette aujourd’hui fort à la mode, sorte de panacée vantée par nombre de braves gens de toute classe et de tout parti. La recette, on l’a deviné, c’est l’intervention de l’Etat, l’ingérence de l’État. Certains voudraient l’appliquer à la Bourse, à la finance, aux sociétés anonymes. A les entendre, l’Etat devrait exercer sur toutes les compagnies une façon de tutelle ; il n’aurait, pour cela, qu’à créer des commissaires ou des inspecteurs, chargés de contrôler l’administration des sociétés. D’autres iraient plus loin, ils verraient volontiers l’État s’emparer de toutes les grandes affaires, et, sinon les gérer lui-même, en désigner les gérans, nommer lui-même les présidens ou les gouverneurs des Compagnies, au moins confirmer le choix des assemblées d’actionnaires, donner une sorte d’investiture aux directeurs ou aux administrateurs, comme cela se pratique déjà, chez nous, pour quelques sociétés. Qu’est-ce à dire, sinon que l’on se flatte de moraliser les affaires par l’ingérence de l’État ? et, pour cela, beaucoup emmailloteraient volontiers toutes les sociétés dans les langes administratifs, ne les laissant marcher qu’avec des lisières bureaucratiques, comme si l’Etat était le gardien ou la bonne d’enfant de toutes les sociétés.

Voilà, faut-il l’avouer, une méthode dans laquelle nous avons, pour notre part, peu de confiance. L’ingérence de l’Etat dans l’administration des compagnies financières ou industrielles ne se justifie qu’en quelques cas fort rares, pour les institutions ayant à la fois un caractère privé et public. Tout ce qui introduit la main de l’Etat, par suite la main du gouvernement — c’est-à-dire la main des ministres, des députés, des politiciens — dans les affaires d’argent doit être évité, autant dans l’intérêt de l’Etat que dans l’intérêt du public. Banques, chemins de fer, tramways, mines, sociétés industrielles, toute immixtion de l’Etat ou des municipalités dans les affaires suscite et multiplie les occasions de corruption. Donner à l’État ou aux villes, donner aux politiciens et aux partis des places lucratives à distribuer, c’est ouvrir un champ de plus à l’intrigue, au favoritisme et au népotisme. Ce qu’était, sous l’Ancien Régime, la feuille des bénéfices aux mains des rois, les compagnies financières le deviendraient, bien vite, aux mains des chefs de partis ; elles seraient la proie des amis du pouvoir et des puissans du jour. Déjà, aujourd’hui, les banques, les institutions placées sous la tutelle du gouvernement, sont souvent suspectes de complaisances envers les chefs de gouvernement. Il nous serait facile d’en citer des exemples récens dans des pays voisins. Nous avons, nous aussi, quelques institutions, comme la Banque de France et comme le Crédit Foncier, dont les gouverneurs sont nommés par l’État. C’est assez. Il est peu désirable d’en accroître le nombre. Peut-être sont-ils déjà trop nombreux. Cela, parfois, peut donner au public une fausse sécurité et faire retomber sur l’Etat des responsabilités embarrassantes.

Les personnes qui ont pris part à l’administration des sociétés dont les gouverneurs et sous-gouverneurs sont nommés par l’Etat, telles que le Crédit Foncier et l’ancien Crédit Agricole, savent, par expérience, que ce n’est une garantie, ni pour les actionnaires, ni pour le public. Ne se souvient-on plus des difficultés traversées par le Foncier, sous la troisième République, et des cent millions de valeurs égyptiennes, endossées par les gouverneurs de cet établissement, opération qui a fini par bien tourner, mais qui eût pu compromettre l’institution ? Et depuis lors, le contrôle de l’État n’a pas empêché ce grand établissement d’être, à tort ou à raison, en butte à des reproches et à des suspicions de toute sorte. Aucun, on le sait, n’a plus abusé de la publicité et n’a encouragé davantage la mendicité de la presse, subventionnant, indistinctement, les journaux de tout bord ; aucun peut-être, lors des émissions, n’a été plus prodigue de ses syndicats de garanties, ni plus souvent soupçonné d’accorder une large part de ses syndicats à des amis notoirement sans ressources ou à des hommes de paille, derrière lesquels se cachaient on ne sait quels personnages politiques ; aucun même, à tort sans doute, nous voulons le croire, n’a été plus souvent accusé de fomenter la spéculation et d’encourager l’agiotage.

Il n’est pas jusqu’au fonctionnement habituel du Foncier, à ses prêts sur immeubles qui, aux yeux de ses détracteurs, n’aient semblé parfois viciés par ses complaisances volontaires ou forcées envers les hommes en place et les politiciens en crédit. Quoique le mal ait été sans doute moindre que ne l’imaginait la malignité publique, on a pu citer des prêts sur des terres ou sur des châteaux, des avances plus ou moins outrées, sinon entachées d’irrégularités, consenties à des députés ou à des personnages plus ou moins influens. Et nous ne parlons pas ici d’un autre grief, dont il a été fait grand bruit, à d’autres époques, des interventions plus ou moins fréquentes du Foncier à la Bourse, sur le conseil ou sur l’ordre du ministre des finances. Il se peut que l’opinion ait été parfois trop soupçonneuse ou trop sévère, et que, au lieu d’amener des révélations accablantes pour certains hommes publics, une enquête sur les agissemens du Crédit Foncier les lavât de beaucoup de ces accusations ; peu importe ici. Quand les reproches faits à ce grand établissement seraient tous immérités, il n’en serait pas moins vrai que, s’il avait été indépendant du gouvernement, la plupart n’auraient pu lui être adressés ; on eût été moins prompt à lui imputer des complaisances illégitimes envers les gens au pouvoir. Nous n’entendons ici, en effet, incriminer personne ; ce que nous voulons montrer, c’est que loin d’élever un établissement financier au-dessus de tout soupçon, la dépendance gouvernementale est plutôt propre à l’exposer à toutes les suspicions. Veut-on appliquer à la finance le mot sur la femme de César, il ne faut pas la marier à la politique, c’est-à-dire à l’État. Si vous voulez que les grands établissemens de crédit ne puissent être soupçonnés de complaisances coupables, gardez-vous d’en faire des succursales de nos ministères ou des fiels des partis au pouvoir.

Trop de gens, déjà, en France, s’imaginent que le ministre des finances doit être le ministre de la Bourse ; qu’il a pour mission de maintenir ou de relever les cours de la rente ; qu’il doit surveiller, en censeur et en juge, toutes les banques de prêts ou d’émission, tous les citoyens occupés d’affaires de finance, de prêt, de courtage, de spéculation. Le regretté Léon Say s’élevait naguère, dans un livre posthume, contre les hommes qui voudraient qu’en matières financières, comme en toutes choses, les Français lussent traités en enfans ou en éternels mineurs[9]. Loin de trouver désirable que le ministre des finances s’immisçât davantage dans la Bourse et dans les affaires de Bourse, l’ancien ministre jugeait qu’il était déjà, aujourd’hui, trop souvent en relation avec la Bourse. Et cela surtout, remarquait Léon Say, par le canal d’une institution dont le public ne connaît pas assez le rôle, la Caisse des dépôts et consignations, « colossale banque d’Etat, qui prête à l’Etat, aux départemens, aux communes, qui remue des millions, des centaines de millions, des milliards. » Par cette Caisse des dépôts, par la Banque de France, par le Crédit Foncier, le gouvernement peut agir sur la Bourse et faire monter la rente ; il peut intervenir pour régulariser le crédit, ou pour étendre ou limiter la circulation. Cette faculté même, expose un gouvernement et un ministre des finances à des tentations qui, à certaines heures, peuvent devenir dangereuses pour le gouvernement et pour le crédit du pays. Nos gouvernans n’ont déjà que trop de moyens d’action sur la Bourse, et s’ils n’en abusent pas plus souvent, le mérite en revient aux mœurs, non aux lois. Nulle part, peut-être, l’ingérence de l’Etat n’offre plus d’inconvéniens et plus de périls qu’à la Bourse ; moins il y intervient, mieux le pays s’en trouve. Son immixtion aboutit, d’habitude, à fausser les situations ; elle est, le plus souvent, perturbatrice. L’intervention du ministre des finances auprès de la haute banque et des grands établissemens de crédit n’est guère légitime qu’en temps de crise et de panique ; — et encore doit-elle s’exercer, uniquement, en vue d’arrêter la panique, afin de conjurer la crise, et non pour donner le coup de grâce à des maisons ébranlées, ainsi qu’il est advenu lors du krach de l’Union Générale, mise hâtivement en faillite, avec une précipitation mal dissimulée, comme si les ministres eussent voulu servir les intérêts de ses adversaires financiers ou politiques. L’Etat, en effet, n’est pas un Dieu doué, par définition, de toute sagesse et de toute prudence ; l’Etat n’est ni impersonnel ni impartial ; l’Etat moderne, au contraire, l’Etat démocratique est le plus souvent d’une partialité manifeste ; il est en quelque sorte partial par définition, de par sa constitution même. A la Bourse comme ailleurs, — l’Union Générale en a fait l’expérience, — son action s’exerce au profit des uns, aux dépens des autres ; par-là même, elle est presque toujours suspecte.

A quels abus peut entraîner l’intervention de l’Etat, l’Italie nous en a donné naguère un exemple retentissant. Les relations de M. Crispi avec la Banque nationale, avec la Banque romaine surtout, ont montré comment, sous prétexte de soutenir le crédit public, un ministre peut compromettre une banque ; comment aussi des hommes d’Etat de peu de scrupules en peuvent venir à se faire ouvrir pour eux, pour leur femme, pour leurs amis, des comptes s’élevant à des centaines de mille francs. Leçon instructive pour qui cherche dans l’histoire autre chose qu’un vain spectacle, nous avons vu, durant deux longues années, de 1894 à 1896, toute la politique intérieure de l’Italie suspendue aux dossiers Giolitti, au duel parlementaire Crispi-Cavallotti, à ce que nos voisins appelaient, non sans raison, « la question morale ». Faites intervenir l’Etat, c’est-à-dire les ministres et les Chambres, dans les affaires de Bourse et de banque, et, au grand détriment du pouvoir et de la nation, vous verrez bien vite surgir, devant vous, comme en Italie, la question morale.

L’immixtion de l’Etat à la Bourse ne serait pas la moralisation des affaires, mais bien plutôt la démoralisation des affaires, avec celle du personnel politique. Et qu’on ne vienne pas dire que c’est là le fait du parlementarisme et de la corruption parlementaire. L’État absolu, témoin l’autocratique Russie, malgré les énergiques efforts de ses souverains, échappe d’autant moins à ce péril de corruption que le contrôle y est plus malaisé. La grande différence est que, sous le régime autocratique, il est plus facile d’étouffer les scandales. La vénalité est couverte par le prestige de l’autorité et le silence contraint de la presse. Malgré cela, malgré le Noli me tangere derrière le quel s’abritent les représentais du pouvoir, les faits de corruption, jusque durant ces dernières années, ont été si nombreux et si païens qu’ils ont entraîné la démission de plusieurs hauts fonctionnaires, Gouvernement représentatif, gouvernement absolu, pour assainir la Bourse et prévenir les maux de la spéculation, il faut autre chose que la main de l’Etat et la vigilance d’un ministre. Ni tsars, ni rois, ni présidens, ni sénateurs, ni députés n’ont le don de guérir les maux de l’agiotage, comme autrefois les rois de France, sacrés avec la sainte ampoule, prétendaient guérir les écrouelles. Le contact des politiciens n’est pas un antiseptique ; ministres ou députés n’ont pas d’immunité contre la corruption ; loin d’arrêter la contagion, ils risquent fort de la prendre et de la transmettre. Aux bacilles de la finance, il n’est pas bon d’associer les vibrions de la politique. On dit bien que les microbes se combattent et s’entre-détruisent parfois les uns les autres ; à en juger par les faits, ce n’est pas le cas des bactéries de la politique et de la finance.

A quoi bon, hélas ! chercher des exemples et des leçons autour de nous ? La confiance que mérite l’intervention de l’Etat, n’en avons-nous donc pas, en France, fait une expérience suffisante avec le Panama ? Où trouver un exemple plus topique des dangers de l’ingérence de l’Etat dans les affaires de Bourse ? Les hommes en place, ministres ou parlementaires, auraient tous été probes, que l’immixtion du gouvernement en cette affaire n’en fût pas moins restée compromettante pour lui et dangereuse pour le public. Avant d’autoriser l’émission d’obligations à lots, l’Etat s’était cru obligé de faire faire une enquête sommaire, de faire rédiger un rapport par un ingénieur à lui ; et le seul résultat de cette enquête était de faire peser sur le gouvernement une apparence de responsabilité et d’entretenir chez le public des espérances illusoires. Mais cela, nous le savons assez, n’a été que le moindre inconvénient de cette ingérence du gouvernement dans les affaires de la Compagnie. Ceux qui se flattent de moraliser les affaires et de purifier les émissions en astreignant les sociétés à une autorisation de l’Etat ont pu voir ce que vaut pareille recette. Et cependant, tout l’appareil législatif avait été mis en mouvement pour le Panama ; il y avait eu un rapport d’ingénieurs ; il y avait eu deux rapports de commissions parlementaires ; il y avait eu discussion publique dans les deux Chambres. Que de garanties en apparence I et à quoi aboutit tout ce solennel appareil législatif ? à attirer dans les couloirs du Palais-Bourbon, avec leur carnet tentateur, les courtiers suspects et les financiers véreux qui rôdent autour des grandes affaires. S’il n’avait fallu une loi pour autoriser l’émission des obligations à lots du Panama, le nom d’Arton n’aurait jamais été mêlé à nos fastes parlementaires.

Et si les scandales du Panama ont été grossis dans l’imagination publique par le vague de leur mystère et par leur impunité, ce serait nous flatter que de les croire absolument isolés. Tels chemins de fer — la petite ligne du sud de la France, par exemple, — semblent bien avoir donné lieu à des intrigues et à des compromissions qui, pour avoir été peut-être exagérées par la malignité publique, n’ont pas été irréprochables. De fait, toute concession de l’Etat à une compagnie prête, aujourd’hui, à des accusations et à des soupçons souvent immérités. Certes, les suspicions d’une démocratie, naturellement défiante et naturellement jalouse, sont souvent injustes, — témoin les conventions des chemins de fer de 1883, les conventions appelées scélérates par ceux qui se refusent à reconnaître les avantages qu’en a retirés l’Etat. Il n’en est pas moins vrai que l’unique moyen d’arracher les hommes politiques aux tentations et l’opinion publique aux soupçons, c’est de réduire et non pas d’élargir l’intervention gouvernementale, c’est d’écarter l’immixtion parlementaire, partant l’intrusion de l’Etat dans les affaires de Bourse. Ne l’oublions point : faire intervenir le gouvernement dans les affaires de finance, serait introduire la spéculation et l’agiotage dans le cabinet des ministres, et la corruption dans les couloirs des Chambres.


IV

Allons plus loin : est-il vrai, comme semblent le croire ceux qui ne cessent de réclamer son intervention, est-il vrai que l’Etat soit naturellement, comme par vocation, l’ennemi de la spéculation et du jeu ? Ce n’est pas ce que montre l’histoire. Depuis l’époque de Law et le système du Mississipi, et depuis Barras et le Directoire, que de fois l’initiative ou l’exemple de la spéculation sont venus d’en haut, du gouvernement, des hommes en place ! Qu’on se rappelle la spéculation sur les terrains, à Paris et dans nos grandes villes, sous le second Empire. Le même phénomène s’est reproduit, sur une plus grande échelle, avec plus de scandale, dans la nouvelle Rome, la troisième Home, celle qui prétendait éclipser la Rome des Césars et la Rome des Papes. L’agiotage sur les terrains et sur les constructions était encouragé, en quelque sorte officiellement, par l’Etat. La Banque romaine, l’infortunée Banque romaine, sous la pression gouvernementale, immobilisait une grande partie de ses ressources en prêts sur les terrains. C’était là une des formes de la mégalomanie qui a déjà coûté si cher à l’Italie nouvelle.

En France même, sous la troisième République, on pourrait dire que le gouvernement et les caisses gouvernementales ont longtemps été le principal facteur de la spéculation à la hausse, par l’emploi des fonds des caisses d’épargne et les achats incessans de titres de rente. C’était comme une machine d’épuisement des capitaux qui, au grand détriment de l’industrie ou de l’agriculture, fonctionnait dans toute la France, portant les économies du peuple à la Bourse, faisant monter, automatiquement, le cours des rentes. Et, dans leur naïveté, les ministres des finances, au lieu d’en comprendre le péril, en faisaient gloire à la République, se félicitant d’enseigner aux capitaux à déserter pour la rente les affaires locales. Spéculer à la hausse sur les rentes a, du reste, longtemps passé pour une œuvre patriotique, digne des encouragemens de l’Etat. « Monsieur le ministre, disait un spéculateur fort connu à Léon Say[10], je vais bien vous étonner ; il y a quinze ans que je suis à la hausse, et je ne suis pas encore décoré ! » Cela, en effet, en France comme dans la plupart des pays du continent, paraissait un titre aux faveurs gouvernementales. Peu de grands spéculateurs qui n’aient pu orner leur habit noir d’une brochette de croix de tout pays. Et ils peuvent être fiers de n’avoir pas été souillés, les ordres dont les rubans n’ont été décernés qu’aux honnêtes spéculateurs à la hausse sur les rentes ! Que de cordons, que de rosettes, et de plaques conférés aux pires agioteurs ! Les gouvernemens font trop souvent comme les particuliers, comme le public lui-même ; ils gardent leurs sévérités pour l’escroc de bas étage ou le vulgaire banqueroutier ; ils respectent, ils honorent les brigands de la Bourse et les grands détrousseurs du public, craignant de s’en faire des ennemis et leur prodiguant des récompenses honorifiques. Ceci est surtout vrai, chez les modernes, de l’esprit de parti, du gouvernement de parti, qui s’appuie indifféremment sur toutes les forces qu’il rencontre, honnêtes et malhonnêtes, de préférence même peut-être sur ces dernières, parce que plus complaisantes et plus maniables. Faut-il citer des noms ? Chacun sait que l’homme qui, sous la troisième République, a gravi le plus rapidement les échelons de la Légion d’honneur est un aventurier étranger, bailleur de fonds des feuilles radicales. Et ne croyez pas que rien de semblable ne se rencontre en dehors de la République française. A quoi leur servent ces décorations, à ces chevaliers de l’agiotage ? Est-ce uniquement un hochet pour leur vanité ? Non, ils sont plus sérieux que cela ; une croix, pour eux, est une arme qui leur permet de faire de nouvelles dupes et de nouvelles victimes ; leur rosette leur donne le droit de se montrer plus exigeans lorsqu’ils tendent la main à une Compagnie.

Après de pareils exemples, on avouera qu’il est difficile de beaucoup compter sur l’État, sur le gouvernement, sur les ministres, sur les Parlemens, pour refréner la spéculation. Encore, ici, importe-t-il de ne pas se laisser prendre aux apparences. Il faut se défier des loups déguisés en bergers. Il y a bien des manières de faire de l’agiotage et de faire du chantage ; pour les politiciens, comme pour les journalistes, une des plus fructueuses est de jouer à la vertu. On fait ses petites affaires en criant haro sur les abus et en se donnant comme les défenseurs de la morale publique. Les plus bruyantes campagnes de presse ou de tribune contre les compagnies financières ne sont, trop souvent, sous couleur de bien public, que des campagnes de Bourse. Telle interpellation à la Chambre sur telle société, sur telle mine ou tel chemin de fer, masque un complot de financiers véreux. Le politicien et l’homme de Bourse s’associent pour la chasse aux écus ; le premier, d’habitude, un radical farouche, grand tombeur de ministères, dénonciateur attitré des abus, fait pour les agioteurs le métier de rabatteur du gibier. Nous avons assisté, depuis une vingtaine d’années, à plus d’un coup de Bourse monté ainsi entre députés, journalistes et spéculateurs, à l’aide d’une interpellation à la Chambre. Derrière l’interpellateur, s’abrite un syndicat à la baisse. On interpelle, soudainement, le ministre sur la Banque de France, sur le Crédit Foncier, sur les Compagnies de chemins de fer ou de navigation, sur les conventions faites entre elles et l’Etat, sur la durée de la garantie d’intérêts accordée à leurs actions ou à leurs obligations. La seule annonce des débats, le dépôt de l’interpellation, suffit, le plus souvent, à provoquer une baisse ; les agioteurs parlementaires et leurs compères de la presse ou de la Bourse opèrent presque à coup sûr. Le tour est devenu classique. Plusieurs campagnes de ce genre, vraies razzias de démocrates, sont demeurées fameuses. Los mauvaises langues vont jusqu’à prétendre que certains députés, imitant les procédés des corrompus de la presse, joignent le chantage à l’agiotage. Après avoir provoqué une baisse, pour eux fructueuse, en annonçant ou déposant une interpellation, ils consentent, sur la demande des intéressés, à la retirer, touchant ainsi des deux mains et tirant d’un même sac une double mouture. Une chose certaine, c’est que, pour le gros public, pour les petites gens surtout, les discussions de ce genre à la Chambre sont, le plus souvent, une cause de perte sinon de ruine, car elles provoquent des inquiétudes qui vont parfois jusqu’à la panique. Les porteurs effrayés jettent sur le marché des titres que les spéculateurs ramassent à vil prix. Ainsi en a-t-il été des actions et même des obligations de l’Orléans et du Midi, lorsque éclata, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, la question de la garantie accordée à ces titres. La petite épargne a perdu, de ce fait, des centaines de millions. Les politiciens ayant eu l’honnêteté de nous prévenir qu’ils ne considéraient pas la question comme tranchée par l’arrêt du Conseil d’Etat, nous pouvons nous attendre, d’ici à quelques années, à la reprise d’une semblable campagne.

La politique n’offre déjà que trop de facilités d’agiotage. Est-ce la peine de parler des ministres ou des hauts fonctionnaires qui mettent à profit, pour eux-mêmes ou pour leurs proches, les renseignemens qu’ils doivent à leurs fonctions, pareils à des joueurs qui profitent indûment de ce qu’ils connaissent le dessous des cartes ? Ce genre d’agiotage est ancien ; il a été de tous les temps et de tous les régimes ; ce qui ne veut pas dire qu’il soit aussi répandu et, encore moins, aussi général que l’imagine la malignité publique. Bien des ministres en ont été accusés sans preuves. La calomnie ici l’emporte souvent sur la médisance, d’autant qu’il n’est pas toujours aisé de spéculer sur les nouvelles politiques. Les hommes d’État dignes de ce nom, les hommes de gouvernement soucieux de leur réputation, même dans notre République, répugnent à de telles pratiques ; mais comment une démocratie, qui impute si volontiers à ses élus de semblables indélicatesses, a-t-elle la naïveté de compter sur eux, ou sur leurs pareils, pour refréner la spéculation et pour punir les actes d’improbité ? Il est facile de réclamer le contrôle de l’État et des gens en place ; mais quand l’État délivrerait aux financiers un brevet de moralité et mettrait son poinçon sur toutes les affaires, qui garantira la vertu de ces contrôleurs patentés ? et n’est-ce pas le cas de répéter le Quis custodiet custodes ? Nos démocraties européennes encore adolescentes gardent, à cet égard, quelques-unes des illusions de la jeunesse. Elles pourraient, sous ce rapport aussi, prendre des leçons de la démocratie américaine, leur aînée en âge et en expérience. Si crédules que soient les foules, il faudrait aux Américains une dose peu commune d’optimisme, pour qu’ils osassent se flatter de moraliser les affaires et de purifier la finance en les plaçant sous la dépendance de l’État et des politiciens. Ils savent trop bien par quoi, dans les démocraties, s’acquiert l’influence politique, et par quoi elle se conserve. Comment les habitans de Chicago ou de New-York croiraient-ils encore que l’élection populaire est une onction conférant à ceux qu’elle sacre l’intelligence et la probité ? Ils ont vu à l’œuvre les bosses, les chefs des comités, les directeurs des caucus électoraux ; chacun sait que ces bosses sont les agens attitrés de la corruption ; que la plupart sont les hommes liges des rois de l’or, et que les plus indépendans mettent leur concours aux enchères. Si les autorités de Tammany Hall ressemblent parfois à des guides ou à des gardiens, c’est à la façon de ces chefs de tribus du désert qui font payer à leurs cliens une redevance pour les protéger contre les exactions de leurs pareils.

N’importe, même aux États-Unis, en ce pays où, pour cause, les politiciens sont tenus en si petite estime, il se trouve, dans les foules toujours promptes à l’espérance, des rêveurs pour attendre de l’État la moralisation des affaires. Il est vrai que, au-delà de l’Océan, les réformateurs qui font appel à l’État prétendent, d’abord, moraliser l’État et réformer les politiciens. Ce serait par-là, en effet, qu’il faudrait commencer ; mais si chacun en sent l’urgence, qui n’en comprend la difficulté ? On ne peut faire de la morale avec de l’immoralité. Or, il faut bien le dire, indépendamment de la partialité de ses agens et de la corruption des politiciens, l’Etat donne souvent, lui-même, aux hommes d’affaires de démoralisantes leçons. L’Etat d’ancien régime n’est pas le seul qui ait recours au Quia nominor leo ; l’Etat moderne ne s’en fait pas toujours faute, se permettant, au nom du peuple, ce que l’Etat d’ancien régime revendiquait au nom du prince. L’Etat, tout comme les financiers les plus justement décriés, abuse de sa force en face des faibles ou des simples. Il est enclin à ne se croire tenu par aucune convention. Pour peu qu’il découvre un moyen juridique de s’y soustraire, il est souvent le premier à ne pas exécuter ses engagemens ; il s’ingénie à revenir sur eux ; il les interprète en marchand le plus retors ; il donne l’exemple du mépris des contrats ; les avantages accordés par lui à ses contractais, il ne se fait pas scrupule de les leur contester et de les leur retirer après coup. Il se montre volontiers procédurier, chicanier, sans souci des droits d’autrui et de l’intérêt des tiers, et pour avoir plus facilement raison de ceux qui ont l’infortune d’avoir maille à partir avec lui, il enlève, autant qu’il peut, le jugement de ses différends avec les particuliers aux tribunaux ordinaires. Au besoin, il introduit dans les contrats des clauses équivoques et laisse tendre des pièges en son nom, témoin l’affaire des garanties d’intérêt aux chemins de fer ; garanties que l’Etat laissait inscrire sur les titres, tout en se réservant de les contester à son heure ; et quand il est condamné par ses propres tribunaux administratifs, au lieu de s’avouer vaincu, il compte sur l’avenir et sur son autorité pour se faire donner raison quand même. Le droit est peu de chose à ses yeux ; il a des raisonnemens de sophiste ; il emploie, tout à tour, selon le tempérament des hommes qui le représentent, la force ou la ruse, la violence ouverte ou les voies obliques. N’avons-nous pas entendu proclamer, à la Chambre, que l’Etat restait maître de rompre, à son gré, les conventions conclues avec lui ? Et les jacobins qui soutiennent ces belles maximes ne semblent même pas se douter de l’exemple qu’ils donnent[11]. S’il est un personnage de peu de scrupule, c’est le fisc. Pas de créancier plus dur, ni de plus retors usurier. Certaines administrations, comme celle de l’enregistrement, ont vis-à-vis des contribuables des méthodes d’une immoralité sereine, ne cherchant qu’à leur extorquer le plus d’argent possible, allant, par un procédé d’une honnêteté douteuse, jusqu’à intéresser ses agens à ses exactions. Veut-on mesurer, dans tout son cynisme, cette absence de scrupules ? Qu’on se rappelle les façons de faire de l’enregistrement pour la perception « du droit d’accroissement », alors que cette administration trouvait ingénieux de surélever, arbitrairement, par ses subtilités, le taux déjà outré d’un impôt inique. L’immoralité, c’est-à-dire le mépris du droit et le dédain du faible, le respect des formes joint à la méconnaissance de l’esprit de la loi, suinte des murs de plusieurs de nos administrations. Et le mal n’est pas propre à la France. Ailleurs aussi, les plus honnêtes des agens de l’Etat ne craignent pas toujours de violer les droits des particuliers par excès de fiscalité, si bien que, en certains pays, la fraude et la corruption sont le refuge du droit. Que sera-ce avec les impôts personnels qu’on nous prépare, sous le nom de réformes fiscales, et avec les méthodes de perception qu’entraînera l’impôt sur le revenu ? Le fisc, par ses procédés abusifs, par ses exigences indiscrètes, légitime, déjà trop souvent, aux yeux des grands et des petits, la dissimulation et la supercherie. Plus on étendra son empire, plus on le mettra aux prises avec les personnes, plus on le laissera fouiller dans la vie de chacun, et plus ces inconvéniens seront manifestes. Le fisc, dans les démocraties modernes, deviendra de plus en plus un professeur de démoralisation. Partout où l’on proclame l’omnipotence de l’Etat et la souveraineté du fisc, les particuliers, en s’inclinant extérieurement, se croient tout permis pour échapper à la tyrannie de l’Etat et aux vexations du fisc ; et le mensonge, la ruse, la fourberie dont ils prennent l’habitude vis-à-vis de l’Etat et de ses agens, ils finissent par se les permettre également dans les rapports privés. Le sentiment du droit s’altère, bien vite, dans les sociétés où l’on enseigne qu’il n’y a pas de droit contre l’Etat, alors qu’on érige en maxime que la volonté du peuple fait le droit, comme elle fait la loi ; car autant dire que la force et le nombre créent le droit.

De même, toutes les mesures de défiance ou de persécution dirigées par la loi ou par le fisc contre le capital et contre les capitalistes, contre « la richesse acquise », l’ennemie née, semble-t-il, des jalouses démocraties, ne feront que contribuer à la démoralisation publique et privée, à l’extension du goût du jeu, à la diffusion de l’agiotage, en décourageant les capitaux et l’esprit d’initiative, en éloignant le public des affaires régulières. Traqués par la loi et par le fisc dans toutes les entreprises de longue haleine, et menacés dans leurs bénéfices légitimes, les capitaux seront plus tentés de se rejeter vers la Bourse et vers la spéculation.


V

Où donc trouver un remède, et par quel moyen moraliser les affaires, épurer la finance, combattre le goût du jeu et la soif des gains rapides ?

De frein légal fabriqué à l’aide de règlemens, il n’en sera jamais d’une trempe assez solide pour contenir l’emportement de la passion. Nous sommes ici en face d’un mal moral, et à mal moral, nous ne saurions trop le répéter, il faut remèdes moraux. Or, la vertu, la moralité ne se décrète point. La loi, l’Etat sont impuissans à supprimer le mal, parce qu’ils ne peuvent atteindre que l’extérieur de l’homme, et que le mal est en nous-mêmes et non en dehors de nous. Que nous levions les yeux sur les riches ou sur les puissans du jour, que nous abaissions nos regards sur les petits, nous rencontrons, en haut et en bas, le même goût du plaisir, le même appétit du bien-être, la même fureur de se grandir et de s’enrichir. Nous sommes bien en présence d’une question d’hygiène sociale, comme celle de l’alcoolisme, ou celle de la licence des rues, mais non pas de cette hygiène matérielle qui n’exige que des règlemens d’édilité ou des mesures de salubrité publique, car, ici, le virus n’est ni dans l’eau, ni dans l’air, mais dans les âmes. Pauvres ou riches, le mal a sa racine au fond de nous-mêmes, dans notre hâte de vivre et notre fièvre de jouissance, dans le goût du luxe et du faste des hautes classes, dans les convoitises et les envieuses ambitions des petites gens, dans le désir de jouir et la soif de paraître de tous. Le mal n’a pas son principe à la Bourse, mais dans nos cœurs, et, pour le réprimer, il faut bien autre chose qu’une loi de l’État ou une réforme de la Bourse ; il faut une réforme intérieure, une réforme morale. Or, pourquoi ne pas l’avouer ? c’est là une chose dont boursiers ou victimes de la Bourse, dont gros financiers ou petits bourgeois, dont capitalistes ou prolétaires n’ont guère plus de souci les uns que les autres. Ils laissent la morale aux moralistes de profession ou d’occasion, et s’ils leur prêtent, un instant, une oreille distraite, ils n’en montrent ni plus de scrupules, ni moins d’avidité dans la poursuite de la richesse.

Il en est de ce mal comme de tous les microbes qui nous assiègent. La mauvaise foi, l’improbité, le goût du jeu, la fureur de la spéculation ne font tant de victimes, autour de nous, que parce qu’ils trouvent, en nous, dans notre société, de nos salons à nos loges de concierge, un terrain favorable. Jamais il n’y eut, pour ces bactéries morales, meilleur bouillon de culture. Nous avons laissé s’affaiblir ou dépérir, dans l’éducation, dans la famille, dans la nation, dans l’Etat, tout ce qui pouvait refréner les penchans égoïstes et contenir les ambitions ou les convoitises malsaines. Nous avons besoin d’une réforme morale, et faute de foi, faute de convictions et de principes, les instrumens mêmes de pareille réforme semblent nous manquer. Je ne sais qu’une façon de réformer la société, c’est de réformer les individus, et cela même est le prix de longs efforts. Tout autre remède est chimérique, et cet unique remède est amer ; il rebute le grand nombre, si bien que parmi ceux qui en reconnaissent la nécessité, bien peu ont le courage de se l’appliquer. L’important serait de changer la morale des affaires, la facile morale courante ; mais cette immorale morale des affaires, cette malhonnête honnêteté vulgaire, le monde s’y accommode, le monde la fait sienne. Elle n’est pas seulement de mise à la Bourse, la croyance que le succès légitime tout ; elle triomphe dans la presse et dans la politique, autant et plus encore que dans la finance. En affaires comme en politique, comme en littérature, les scrupules semblent le fait de petits esprits. Toutes les corruptions forment une chaîne dont les anneaux se tiennent. La presse pornographique, le théâtre éhonté qui glorifie le libertinage sont les fauteurs ou les complices de la vénalité des politiciens et de la rapacité des agioteurs.

Relever le niveau moral de la nation en renforçant, chez tous, grands et petits, l’autorité de la conscience et le sentiment du devoir, telle est, ici, comme en toutes choses, la grande tâche. C’est là, il faut bien l’avouer, une cure plus facile à conseiller qu’à effectuer ; car, pour guérir un peuple, ce n’est pas assez que de lui prêcher la vertu. La moralité ne découle pas des belles paroles ; elle jaillit des sources profondes de l’âme ; et lorsque ces sources mystérieuses sont taries, ou que le malade n’a pas l’énergie de s’y abreuver, d’où peut venir le salut ? Les sources de la moralité, elles sont les mêmes en tout temps, et ni la science, ni la civilisation n’ont pu les multiplier ; elles s’appellent le sentiment religieux, la foi en Dieu, la notion de la conscience, le sentiment du devoir et, si l’on veut, quoique à un degré moindre, le sentiment de l’honneur ; voilà ce qu’il faut creuser et approfondir, en nous, et autour de nous. Il ne faut guère compter sur la raison ni sur le raisonnement, qui n’ont presque jamais guéri personne, car l’expérience des uns ne profite pas aux autres, et il y a longtemps qu’on l’a dit : les fautes des pères sont perdues pour les enfans. Pour employer le langage chrétien, que chacun est libre de traduire en sa langue, il faut demander au monde de se convertir ; c’est-à-dire de changer de vie, de mener une existence nouvelle. Mais, parmi ceux qui ont la hardiesse de le lui conseiller, combien sont assez confians pour oser croire que le monde se convertira ? Pour le persuader, il nous faudrait des prophètes et des saints ; et encore, quand l’âge n’en serait point passé, les saints et les prophètes n’ont presque jamais converti que le petit nombre. Il paraîtrait, sur les places de nos modernes Ninives, un Isaïe aux lèvres de feu, un Jonas la tête couverte de cendres, ou un jeune Daniel aux regards enflammés, que la foule sceptique et souriante n’en courrait pas moins à ses plaisirs et à ses affaires, au turf et à la Bourse. Comme le grand nombre restera sous le joug des passions, comme le désir de la fortune, l’attrait du gain sans travail, la griserie du jeu, la fureur de s’élever, la vanité de paraître et de faire figure, la rage de jouir sévissent de plus en plus dans nos sociétés matérialistes, il y a encore de beaux jours pour le jeu et pour le vol, sous toutes les formes tolérées ou prohibées par la loi ; et tant qu’il y aura des hommes jaloux de faire violence à la richesse, et ambitieux de s’élever d’un coup à la fortune, il y aura, pour les exploiter ou pour les duper, des escrocs, des agens véreux, des parasites de la presse et des proxénètes de la finance.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1897.
  2. Procès qui eut lieu en mai 1895.
  3. Pour l’Ancien Régime, voyez, par exemple, M. Ch. Gomel, les Causes financières de la Révolution, I. II, ch. V et VI. Pour la Révolution, voyez MM. de Goncourt, la Société française sous le Directoire, l’Agiotage en l’an IV et l’an V.
  4. Pour plus de détails sur cette nouvelle législation, voyez, l’étude de M. Raphaël-Georges Lévy, dans la Revue du 1er novembre 1897.
  5. Ainsi la proposition de loi de M. Fleury-Ravarin, député du Rhône, déposée sur le bureau de la Chambre à la fin de novembre dernier. Cette proposition tend à obliger les promoteurs de toute émission à publier un prospectus faisant connaître les conditions de l’affaire. Les fondateurs, administrateurs, émetteurs ou intermédiaires seraient, en cas d’omission ou d’inexactitude de mauvaise foi, civilement responsables et astreints à des pénalités rigoureuses.
  6. Il ne faut pas oublier non plus que les lois trop sévères sont celles que, d’habitude, on tourne impunément. Rappelons ici qu’en Angleterre, la loi de 1867 qui exige, elle aussi, la publication d’un prospectus et l’insertion dans ce prospectus de tous les contrats qui touchent l’affaire est d’ordinaire tournée par ce qu’on appelle la waiver clause.
  7. Manuel du spéculateur à la Bourse.
  8. Voyez par exemple l’ouvrage du regretté Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance.
  9. Léon Say, les Finances, 1896, volume faisant partie de l’utile collection publiée par les soins de MM. Charles Benoist et André Liesse, sous le titre : la Vie nationale.
  10. Léon Say, les Finances.
  11. L’État, chez nous-mêmes, se montre parfois trop indulgent pour les pratiques de spoliation des villes et des départemens qui refusent de remplir leurs engagemens. Ainsi, dans l’affaire des chemins du Sud, ce qu’il y a eu peut-être de plus scandaleux a été la longue obstination du département du Var, se refusant à verser les subventions promises par lui à la Compagnie qui lui a construit des chemins de fer. Ailleurs, en Suisse, nous avons vu l’État, la confédération, dans sa loi sur la comptabilité des chemins de fer, violer les conventions conclues par elle avec les Compagnies. Il serait facile de signaler en Italie des exemples analogues. De pareilles violations de contrat ont beau, connue en Suisse, se faire couvrir par une loi et par un plébiscite sous forme de référendum, elles n’en portent pas moins une atteinte à la moralité publique.