Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 880-920).
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LE RÈGNE DE L'ARGENT

VIII[1]
LA BOURSE
LA SPÉCULATION ET LA PUISSANCE FRANÇAISE

Comment parler du rôle de l’Argent dans nos sociétés modernes sans rien dire de la spéculation et de la Bourse? C’est là, pour nos contemporains, un sujet toujours nouveau. Jamais peut-être il n’a été autant de circonstance. La spéculation est descendue peu à peu dans toutes les couches de la société. Nous sommes loin des âges primitifs où elle était propre aux financiers et aux hommes d’affaires. Les hommes du monde y ont pris goût ; les petites gens y sont venus ; les femmes elles-mêmes ont voulu y mordre. La sphère de la Bourse s’agrandit, tous les jours, dans tous les sens. La spéculation gagne, à la fois, en étendue et en profondeur. La démocratie moderne, les découvertes de la science, le rapprochement des peuples, les conquêtes géographiques lui ouvrent, dans toutes les directions, des horizons plus vastes. L’inventeur patient qui perfectionne un procédé industriel, le pionnier grelottant de fièvre qui s’enfonce dans la forêt vierge travaillent, à leur insu, à élargir son domaine. C’est elle surtout qui est cosmopolite. N’avons-nous pas vu, récemment, les mines d’or de l’Afrique du Sud et les goldfields de l’Australie de l’Ouest l’entraîner vers les secs plateaux de l’hémisphère austral? On dirait, à certaines heures, qu’elle va mettre les continens en actions, et les débiter par tranches à la Bourse.


I

C’est comme un tourbillon qui emporte les peuples civilisés Grands et petits, tout le monde spécule, et tout le monde se plaint des excès de la spéculation. C’est devenu un des thèmes favoris des moralistes du feuilleton et des philosophes du fumoir. En aucun champ, hélas ! la déclamation n’est plus aisée et plus stérile. Parmi les censeurs qui déplorent le plus vivement les abus de la spéculation, combien en ont les mains entièrement nettes? Jamais, depuis le temps où les admirateurs de Law remplissaient de leurs clameurs la rue Quincampoix, la France et le monde ne se sont autant adonnés aux combinaisons de Bourse. Certains font de la spéculation sans le savoir, beaucoup en font sans la comprendre. Parmi les spéculateurs même, le grand nombre ignore le rôle économique, la fonction sociale de la spéculation. En aucune matière les distinctions ne sont plus nécessaires, et les préjugés plus répandus. Pour la foule, pour beaucoup même de ceux qui s’y livrent, la spéculation n’est qu’un jeu. La Bourse leur semble un tripot où l’on ponte sur les valeurs, comme ailleurs sur les cartes; ou encore c’est, pour eux, une sorte d’hippodrome, où l’on parie sur des rentes ou sur des actions, au lieu de parier sur des chevaux. Cette façon de concevoir la Bourse est une des raisons pour lesquelles la Bourse fait tant de victimes. Qui ne voit dans la spéculation qu’une roulette ou un baccarat est sûr de perdre, et c’est justice. Le jeu n’est pas l’essence de la spéculation, il n’en est que l’abus et la corruption. La langue usuelle a tort de les confondre. Le vrai financier, le spéculateur digne de ce nom ne joue point, ne parie point; ses opérations n’ont rien de commun avec la rouge et la noire, ou avec les gageures des courses.

Spéculer, le mot même l’indique, c’est prévoir: autrement dit, c’est voir de loin, saisir d’avance la série des faits, anticiper sur leurs conséquences. Bien de plus légitime en soi. Le financier fait, dans sa sphère, ce que l’homme de guerre ou l’homme d’État font chacun dans la leur. Par cela même, il n’est pas sans ressemblance avec eux. En même temps qu’un calculateur, un grand financier doit être un homme d’imagination, — imagination vive et tête froide. Les psychologues trouveraient qu’il a beaucoup de traits communs avec les grands politiques et les grands capitaines. A la Bourse, comme sur le champ de bataille, il faut, pour vaincre, la connaissance du terrain, la faculté de prévoir, le sens du réel, et par-dessus tout l’esprit de décision, la hardiesse tempérée de prudence ; et comme le grand politique et le grand capitaine, le vrai spéculateur n’abandonne au hasard que ce qu’il ne peut lui ôter. A lui, aussi, pourrait s’appliquer la devise du maréchal de Moltke : Erst wägen, dann wagen.

Donc spéculer, c’est avant tout prévoir, et partant, il n’y a pas d’affaires sans spéculation, c’est-à-dire sans prévision rationnelle des prix. En ce sens, tout industriel, tout commerçant, tout agriculteur même spécule, quand il fait ses achats ou ses ventes, car tous s’efforcent de vendre ou d’acheter au moment favorable. En finance, comme ailleurs, c’est là le point de départ de toute spéculation : acheter quand les prix sont bas, vendre quand les prix sont chers. Ainsi entendue, la spéculation se retrouve dans tous les pays, à toutes les époques, et elle reste légitime tant qu’elle n’emploie ni la fraude ni la violence. Elle est aussi ancienne que l’homme, aussi ancienne du moins que la vie civilisée. La Bible nous la montre dans l’antique Égypte, et sous une de ses formes les plus contestables. Toute la fortune de Joseph lui vient d’une spéculation sur les blés. Le fils de Jacob prévoit que, après les années d’abondance, viendront les années de disette, et il fait faire par le Pharaon de grands approvisionnemens, si bien que, la famine survenue, il sauve les Egyptiens de la détresse; mais en échange des blés du Pharaon, il force les Egyptiens à céder leurs champs au roi, en sorte que, de propriétaires, il les convertit en simples tenanciers[2]. Qu’est-ce là, si ce n’est de la spéculation, pour ne pas dire de l’accaparement? Joseph était d’Israël, dira quelque antisémite; rien d’étonnant s’il a été un maître spéculateur et accapareur, et si les livres hébreux lui en font un mérite.

La race, hélas ! n’a rien à voir ici, et pour découvrir la spéculation, voire l’accaparement, les « Aryens » n’ont pas eu besoin des Sémites. Les Grecs prêtaient au philosophe Thaïes une opération sur les huiles, non sans analogie avec l’opération sur les blés, attribuée par la Genèse au fils de Rachel. Aristote, loin d’y rien découvrir de répréhensible, en fait honneur au philosophe et à la philosophie[3]. Les anciens semblent avoir été indulgens pour ces tentatives d’accaparement ; ils n’y voyaient qu’une habileté d’esprits avisés. Les modernes, à commencer par les moralistes chrétiens, ont été plus sévères; mais, en condamnant le monopole et l’accaparement qui n’en sont que des abus, ils n’ont eu garde de condamner toute spéculation. Les théologiens ont souvent essayé de faire une théorie du juste prix, ou comme ils disent, de la justice dans les contrats commutatifs ; la plupart ont dû reconnaître que le juste prix résultait de la commune estimation, c’est-à-dire du jeu de l’offre et de la demande; partant, il leur a fallu admettre que le marchand qui subit les risques de perte a le droit de profiter des chances de plus-value[4]. Or, c’est là le point de départ de toute spéculation.

Une erreur, presque générale, est de croire que la spéculation ne peut s’exercer qu’aux dépens du public. C’est là une vue courte. La spéculation, même sous ses formes les plus attaquées et parfois les plus critiquables, rend souvent service à la communauté. Quoi de plus décrié, de tout temps, que la spéculation sur les blés? C’est pourtant cette spéculation, d’apparence criminelle, qui approvisionne les pays menacés de disette; elle a préservé les peuples européens de la famine, et cela, à des conditions moins dures que celles du Joseph de la Genèse. Encore, n’est-ce là peut-être qu’un de ses moindres services.

La spéculation, au sens large du mot, est un agent de progrès; j’ai bien peur qu’elle ne soit le ferment le plus actif de nos sociétés matérialistes. Si nous examinons nos contemporains, force nous est de reconnaître en elle le grand stimulant des intelligences, et peut-être le premier moteur de nos machines et de nos industries. Elle inspire l’esprit d’entreprise; c’est elle qui, en remuant les imaginations, donne le branle aux capitaux; et s’il est vrai que le capital est en train de transformer la face du monde, cela est surtout vrai de la spéculation. L’œil ouvert sur tous les continens, à la fois, elle ne se repose jamais; elle est à l’affût de toutes les découvertes, pour en hâter ou pour en étendre l’application. Elle est sans cesse en travail de renouvellement. Elle est la fée agile, tour à tour bienfaisante et malfaisante, dont les mains inquiètes président à toutes les métamorphoses de l’industrie et à toutes les révolutions du commerce. Avec toutes ses hardiesses et ses témérités, elle reste un des grands facteurs du progrès matériel. Sans elle, toutes les transformations économiques et industrielles seraient infiniment plus lentes. La cité idéale, selon le cœur des moralistes, dont toute spéculation serait bannie, serait forcément stationnaire. La spéculation est le vent qui souffle en tous sens et renouvelle l’air; c’est la brise qui agite la surface des eaux et soulève les flots; si elle amène des tempêtes et provoque des naufrages, elle enfle les voiles et fait voguer au large les barques et les vaisseaux. Une société sans spéculation est une mare stagnante. Il faudrait plaindre le pays où il ne se trouverait plus d’hommes prêts à risquer leur argent. Héroïsme intéressé des écus, peu méritoire assurément, mais non moins utile que celui des hommes prêts à risquer leur vie. La science ici donne tort à la courte sagesse du vulgaire. Imaginez, disait l’Économiste français, une société où tout le monde voudrait placer ses fonds d’une manière sûre, où chacun se résignerait à un intérêt de 4 pour 100, sans rien chercher au delà, une pareille société serait vouée à la routine. Il faut aux inventeurs, aux explorateurs, aux novateurs de tout genre, des capitaux qui osent affronter les risques; ces capitaux, c’est la spéculation qui les leur fournit. J’avoue que je vois là, pour ma part, une raison de plus de nous mettre en garde contre le socialisme. Ne fit-il que tuer ou décourager toute spéculation, le socialisme, par là même, condamnerait le monde à l’immobilité. Une société collectiviste serait une société stationnaire, endormie, incapable de progrès, parce qu’on en aurait extirpé le levain même du progrès.

Ce rôle fécond de la spéculation, les plus clairvoyans de ses adversaires n’ont pu le méconnaître. Un des pères du socialisme, un homme, il est vrai, qui ne craignait pas de s’embarrasser de contradictions, Proudhon, l’a même exaltée outre mesure, entonnant en son honneur une sorte d’hosanna[5]. C’est elle, affirmait-il, qui recherche et découvre les gisemens de la richesse; on dirait, aujourd’hui, qu’elle est le grand prospecteur de tous les filons de la richesse cachée. « La spéculation, c’est à proprement parler, continue Proudhon, le génie de la découverte; c’est elle qui invente, qui innove, qui pourvoit, qui résout, qui, semblable à l’Esprit infini, crée de rien toutes choses. Elle avise, conçoit, organise; le Travail, le Capital, le Commerce exécutent; elle est la tête, ils sont les membres. » La spéculation, en effet, est intimement liée au génie d’invention qui est l’âme de tout progrès. Nous n’avons donc pas le droit de dire qu’elle est le propre des sociétés en décadence. Certes, si elle est un des facteurs essentiels de la richesse et du progrès, elle est parfois coupable de grands excès et par suite de grands maux ; elle a ses abus, elle a ses crimes. J’oserai la comparer à une chose plus noble, à la liberté, mère des grandes choses et des grands hommes. Faut-il nous le rappeler, à nous Français? la liberté, elle aussi, a été souvent souillée et ensanglantée; elle nous est apparue, à plus d’un jour, sous un masque hideux. Ainsi de la spéculation, à certaines heures; aux mains de convoitises effrénées, elle semble un agent de dissolution. Il est triste, assurément, de voir tout un peuple secoué par la fièvre de la spéculation, mais alors même que, par ses excès, elle semble une maladie, il serait injuste de la traiter comme une affection sénile ou une marque de décrépitude. Demandez-le à la jeune Amérique.

Sous le nom de spéculation, le public a le tort d’entendre, presque uniquement, les opérations de Bourse qui ne visent qu’à encaisser des différences de cours, soit sur les valeurs mobilières, soit sur les denrées, blés, farines, sucres, coton, café, car l’on spécule sur tout, et plus, peut-être, sur les denrées agricoles, nationales ou exotiques, que sur les rentes et les valeurs industrielles. Cette spéculation de Bourse, souvent viciée par des manœuvres coupables, est stérile en elle-même, puisqu’elle ne produit rien, qu’elle ne fait que changer le cours des valeurs. On ne saurait dire, pour cela, qu’elle soit toujours nuisible, ou toujours inutile. En dépit des abus qui la déshonorent, si pernicieux qu’en soient les excès, elle a, elle aussi, cette spéculation sur les cours, son rôle dans l’économie générale; il est malsain, toutefois, qu’elle empiète sur les fonctions essentielles du corps social, aux dépens de la production et du travail. En courant après un bénéfice égoïste, la spéculation sur les valeurs rend souvent service au public. Contrairement au préjugé vulgaire, en facilitant les échanges, elle tend à diminuer les écarts entre les prix. Elle est plutôt, pour le marché, une cause de stabilité que de perturbation. L’équilibre qu’elle semble travailler à détruire, elle tend elle-même à le rétablir, les témérités de la hausse amenant fatalement la baisse, et les imprudences de la baisse finissant par ramener la hausse. C’est comme une bascule en mouvement perpétuel, qui, par ses balancemens en sens inverse, fait bientôt remonter ce qu’elle avait tout à l’heure fait descendre. Ceci nous amène à la Bourse et au rôle de la Bourse.


II

Dans nos États modernes, la spéculation a sa maison, son hôtel, son temple. C’est ce qu’on appelle en France la Bourse, — Bourse des valeurs mobilières, — Bourse du commerce, des denrées ou marchandises. Aucune nation civilisée ne saurait se passer de Bourse; toutes les capitales, on pourrait dire toutes les grandes villes en ont une, et l’importance de ce rendez-vous de la spéculation est en raison de la richesse des divers pays. « La Bourse est le monument par excellence de la société moderne, » disait déjà Proudhon, sous la deuxième République. Proudhon la grandissait outre mesure. La Bourse n’est qu’un des monumens indispensables à nos sociétés industrielles. Il est vrai qu’elle y tient une grande place, — je dirai tout le premier, — une trop large place. A mesure que baissent, dans l’estime des hommes, les biens qui faisaient contrepoids à l’amour des richesses; à mesure que les vieilles religions, que la foi aux paradis invisibles, la superstition de l’Honneur et de la Gloire, la passion désintéressée de la Science et de la Liberté se laissent détrôner par le culte de l’argent, le profil de la Bourse se dresse au-dessus des nations et semble les dominer de plus haut. Les clochers aériens des cathédrales, les coupoles des académies et des observatoires, les frontons des palais législatifs et les beffrois des hôtels de ville s’abaissent, également devant les lourds portiques de la Bourse. Elle est, déjà, pour nombre de nos contemporains, comme le mihrab, la kaabah nouvelle vers laquelle s’orientent, des quatre coins du monde, les regards et les supplications des adorateurs de Mammon. Cette importance croissante de la Bourse, la faute en est à deux choses, surtout : à la diffusion de la richesse mobilière et au matérialisme de nos sociétés. Supposez une société privée de richesse, ou encore une société pauvre en esprit, selon la parole évangélique, la Bourse y tiendra peu de place. Mais telle n’est pas la société contemporaine, telle n’est pas la démocratie moderne. Au lieu d’être pauvre en esprit, elle est riche de convoitises, et l’ardeur de ses aspirations vers la richesse fait de la Bourse le centre vers lequel convergent les regards et les désirs.

Qu’est-ce, en somme, que la Bourse? Une chose bien simple, un marché, une halle, une foire des valeurs. Pour la rendre inutile, il faudrait abolir la propriété et les Sociétés par actions, « nationaliser » l’industrie et le commerce, faire de l’Etat l’unique patron, le seul producteur et le seul marchand; il faudrait, en un mot, établir le collectivisme. Et encore, alors même que serait réalisé le rêve enfantin des disciples de Marx, pour peu que le nouveau régime laissât aux hommes de liberté, il se formerait une Bourse, où, faute d’autres titres, l’on spéculerait sur les bons de travail. Aux valeurs comme aux denrées, il faut en effet un marché où se produisent librement l’offre et la demande dont la rencontre peut seule déterminer les prix; un marché public, où chacun puisse, à toute heure, et à peu de frais, réaliser son avoir ou placer ses bénéfices. Et, à cet égard, on ne saurait nier que la Bourse remplit parfaitement son objet.

Elle opère, chaque jour, sur des quantités énormes de titres; et nulle part, en somme, les intermédiaires, — ces indispensables parasites, tant vilipendés de la foule, — ne coûtent moins cher au public. Force est bien d’en convenir, si peu sympathiques que nous soient les gens de Bourse et les jeux de Bourse, la Bourse est, dans notre pays de France, une des institutions qui accomplissent le mieux leur office. A qui la contemple du haut de ses galeries intérieures, quand les cris des agens et les vociférations des courtiers la remplissent de clameurs assourdissantes, la Bourse de Paris semble une réunion de forcenés en délire. Il n’en est rien; la guerre perpétuelle des haussiers et des baissiers, les combats quotidiens des taureaux et des ours, des bulls et des bears, comme disent les Anglais, ont eux-mêmes leur utilité pratique. Quelque vilaine besogne qu’il se fasse parfois sous ses maussades colonnades, raser la Bourse serait priver la France d’un organe non moins nécessaire à la vie publique qu’à la vie privée. Les économistes n’ont pas de peine à en montrer les services. Selon la remarque d’un écrivain que je citerais plus souvent s’il me tenait de moins près[6], la Bourse contribue à développer la production en permettant aux personnes économes de trouver, à chaque instant, des valeurs pour leurs placemens, et en rendant aisée la réalisation de ces valeurs. Elle stimule l’épargne, elle la pousse à utiliser ses capitaux, en les faisant servir à la production, au lieu d’enfouir ses écus, stérilement, comme les thésauriseurs de jadis. Elle facilite, ainsi, la constitution et le fonctionnement des grandes entreprises, en attirant l’argent vers elles, et en assurant un marché à leurs titres. Il est vrai que, ici encore, le mal est voisin du bien, et que, aux époques d’agiotage, les capitaux se détournent de l’agriculture et de l’industrie, pour se jeter dans de périlleuses spéculations de Bourse. La France et l’Europe en ont, trop souvent, donné le triste spectacle. L’équilibre entre les différentes fonctions économiques et les divers facteurs de la production est alors rompu. La Bourse attire à elle des capitaux qui seraient plus utiles ailleurs, elle pompe stérilement les richesses du pays, aspirant à la fois les économies des gens timides qui cherchent un refuge dans les rentes de l’Etat et les ressources des audacieux prêts à tout braver pour conquérir la fortune.

Cet hôtel de la spéculation, Bourse des valeurs ou Bourse du commerce, flamboie, aux yeux des moralistes, d’une lueur sinistre. On le voue à l’exécration des hommes, comme l’antre de Satan et la caverne de Mammon. Quelques-uns y voient le nouveau temple de Moloch, l’odieux Melcarth tyrien qui faisait passer les enfans par les flammes de ses bras d’airain. A l’inverse de Proudhon, qui regardait la Bourse comme le monument par excellence de notre société bourgeoise, certains lui refusent tout caractère indigène, affectant d’y reconnaître une institution étrangère à notre sol gaulois et à notre civilisation soi-disant aryenne. Ils veulent y découvrir une importation d’une autre race, introduite en pays chrétien par des tribus exotiques. A les en croire, les frontons à la grecque et les colonnades pseudo-classiques sont, pour nos Bourses modernes, un travestissement imposteur. Au lieu de singer lourdement les basiliques de Borne ou les temples de l’Hellade, nos Bourses européennes devraient, tout comme les synagogues ou les loges maçonniques, avouer, dans leur façade, leur origine orientale. C’est en style judéo-phénicien, — si les Sémites de Syrie ont jamais possédé une architecture, — que nous devrions construire ces demeures de Mammon, car elles sont essentiellement un produit du génie sémitique.

Non. hélas! n’en déplaise à notre amour-propre, la Bourse n’est ni une invention de Tyr ou de Carthage, ni un legs de Jérusalem. L’ombre de leurs portiques a beau attirer nombre de fils d’Israël, ces temples du Veau d’or, qui se dressent de tous côtés chez les fils de Japhet, n’ont pas eu pour fondateurs des enfans de Jacob: et il n’est pas vrai que leurs premiers prêtres, ceux qui en ont fixé le rituel, aient été des cohanim, descendans d’Aaron. En vain, de prétendus historiens tentent d’en faire remonter l’origine à la postérité d’Abraham. Les publicains, tout-puissans à Rome, étaient fort mal vus de Jérusalem. Il y avait une Bourse à Rome, au Forum d’abord, dans les basiliques ensuite, ou sous les deux Janus, longtemps avant l’invasion des sept collines par les Orientaux, bien avant que les légions de Pompée ou de Titus n’aient ramené des captifs de Palestine dans les ruelles du Transtévère. Ils n’étaient pas les élèves d’Israël, les argentarii ou les trapezitæ qui, pour le compte des chevaliers romains, vendaient au public des partes et des particulæ, tout comme nos agens de change ou nos banquiers nous vendent des actions[7]. Il y a eu une Bourse, c’est-à-dire un marché des valeurs mobilières, dès qu’il y a eu des valeurs mobilières. Chez nous, en France, Paris possédait déjà une Bourse sous Louis XIV et sous Louis XV, à une époque où juifs allemands ou juifs portugais, ashkenazim ou sephardim étaient à peine tolérés dans quelques auberges des faubourgs[8]. On y spéculait, entre chrétiens, sur les assignations, sur les rentes, sur les bons du trésor, sur le produit des fermes. Le nom de la rue Quincampoix où se tint, quelques années, cette Bourse indigène, n’a pas encore été rayé de l’histoire de la Régence. Au temps de Law, nous étions bien entre Français de France, et nos pères n’en agiotaient pas moins sur le Mississipi, avec autant d’entrain que naguère tant de bons chrétiens sur l’Union Générale. La Bourse n’est même pas toute moderne ; on en trouve l’embryon au moyen âge, dès le XIVe siècle, sous le lys rouge de Florence, et Venise pourrait dire que le lion de Saint-Marc l’a couvée de ses ailes. Ces nobles républiques italiennes, l’orgueil de notre race, pratiquaient déjà la vente à terme se soldant par des différences. Plus tard, ce fut le tour d’Anvers, de Genève, de Lyon, de Nuremberg, d’Augsbourg[9], plus tard encore, celui d’Amsterdam, puis de Londres, et seulement alors apparurent les juifs, les Spanioles, les Portugais d’abord, bientôt supplantés par leurs congénères d’Allemagne.

Si, une fois entrés dans la danse, les juifs ont souvent mené le chœur, ils n’ont presque nulle part donné le branle. De nos jours, sur tous les rivages où s’établissent des Européens, il se fonde une Bourse à l’européenne. Pour en édifier sur l’Atlantique et sur le Pacifique, les Américains n’ont pas eu besoin d’attendre le débarquement des juifs expulsés de Russie. Partout, dans les deux mondes et dans les deux hémisphères, surgissent ces monumens de la spéculation ; et les races les plus diverses s’y donnent rendez-vous, s’y disputant bruyamment la suprématie de l’argent. La vieille Byzance a sa Bourse, tout comme San Francisco ou Melbourne, et sur la Corne d’Or, le Grec et l’Arménien — si les égorgeurs de Stamboul en ont épargné quelques restes — l’emportent sur le juif. L’Asie vaincue, l’Inde aux cent races a ses Bourses où le Sémite est souvent battu par l’Aryen ; Bombay, qui compte trois sortes de juifs, assiste aux fréquentes victoires des Parsis, adorateurs du feu, et seuls peut-être légitimes héritiers des antiques Aryas; — tandis que, aux Bourses de Hong-Kong et de Shanghaï, le Mongol à la face jaune et aux yeux obliques se glisse en silence entre le Sémite et l’Aryen, prêt à évincer, également, tous les barbares d’Occident.


III

Ainsi la Bourse s’élève partout, étendant son empire avec la civilisation, inculquant aux peuples neufs comme aux races vieillies, avec la passion des affaires, le goût de la spéculation. Laissons de côté la morale et les séductions de la cote sur les petites gens, détournons les yeux, un instant, des plaies sociales faites par l’agiotage pour examiner le rôle de la Bourse dans les affaires. A cet égard même, elle ne manque pas de détracteurs. Si elle stimule l’épargne, si elle attire les capitaux vers les affaires, c’est, dit-on, pour faire passer les économies des travailleurs qui produisent aux mains de spéculateurs qui jouent et ne produisent rien. Si elle ouvre aux valeurs un marché permanent, elle fausse arbitrairement les cours, les faisant sans cesse monter et descendre, enfler, et diminuer, au gré et au profit des meneurs du marché. Au lieu d’une juste balance qui pèse en bons poids les valeurs et marque automatiquement les prix, c’est une fallacieuse bascule, mue par des filous, qui donne des cotes erronées.

Pour être fort répandue, cette opinion n’en est pas toujours plus fondée. Contrairement aux préjugés vulgaires, les quotidiennes batailles des haussiers et des baissiers, des bulls, des taureaux qui foncent en avant, et des bears, des ours à la tête basse, tendent d’habitude à maintenir l’équilibre du marché. Loin d’accroître démesurément l’amplitude des oscillations des prix, cette spéculation en sens inverse a plutôt pour effet de la diminuer. Grâce à elle, les grandes valeurs, au milieu même des crises les plus intenses, trouvent toujours un acheteur; sans elle, les cours viendraient souvent à s’effondrer, les offres tomberaient dans le vide. C’est ce qui arrive aux époques de «krach, » aux jours où la spéculation, désemparée, n’ose plus prendre d’engagemens. Les opérations de Bourse, ventes à terme, ventes à prime, options, arbitrages, au lieu de fausser les cours, servent plutôt à les régulariser. Telles pratiques, que les moralistes se croient en droit de flétrir, peuvent aussi avoir leur utilité. Ainsi notamment des ventes à découvert, objet de scandale pour le gros public; elles sont le plus souvent un élément d’équilibre parce qu’elles mettent obstacle à l’inflation, au gonflement arbitraire des prix. Le baissier est le contre-poids indispensable du haussier, et le baissier est d’autant plus nécessaire que, en dehors des habitués de la Bourse, peu de gens se risquent à se mettre à la baisse, tandis que, à certaines heures, le public entier, pris d’un fol engoûment, se rue, tout ensemble, à la hausse. Et réciproquement les achats à crédit, la poursuite acharnée des vendeurs sans titres, la menace d’étrangler les baissiers trop téméraires opposent un frein à la dépréciation systématique et à l’avilissement immérité des valeurs[10]. Si dans ces joutes de la Bourse, il y a des tués et des blessés, la faute en est souvent aux victimes, et, entre toutes, les moins dignes d’intérêt sont les gens du monde qui n’ont qu’à ne point se mêler à ces périlleuses passes d’armes. Il faut laisser les luttes de Bourse aux gens de Bourse ; la spéculation n’est pas le fait des amateurs ; leur ruine est presque toujours méritée, et les moralistes y devraient applaudir, car, en même temps qu’un juste châtiment pour les coupables, elle est d’un exemple salutaire pour le public.

L’objet principal de l’indignation des bonnes gens, c’est le marché à terme, ce marché fictif où l’on vend ce qu’on n’a point, où l’on achète ce qu’on ne peut payer. Nos lois françaises étaient, dit-on, bien inspirées quand elles ne reconnaissaient pas les opérations à terme, n’y voulant voir qu’un jeu; il a fallu, nous assure-t-on, la prépondérance judaïque pour donner à ces paris de spéculateurs une sanction légale. C’est encore là un des signes de la démoralisation de nos sociétés chrétiennes par les juifs et les judaïsans. Les faits, qui ne flattent personne, nous montrent les choses sous un tout autre jour. Bourse des valeurs ou bourse du commerce, le marché à terme est l’âme de la Bourse; il est le grand régulateur du marché. Sans lui, les grandes affaires sont impossibles. La grande industrie, pas plus que le grand commerce, ne saurait s’en passer : il lui faut compter sur des livraisons de matière première à époques fixes et à prix déterminés, ce qu’elle ne peut obtenir que par des marchés à terme échelonnés. Les compagnies de chemins de fer, l’Etat, tout le premier, pour les besoins de l’armée ou de la flotte, concluent sans cesse des marchés à terme; c’est l’unique moyen de s’assurer d’avance, à prix convenu, le charbon, la farine, les avoines, de se mettre à l’abri des surprises. En ce cas et en bien d’autres, au lieu de constituer un jeu, comme l’imagine le vulgaire, l’opération à découvert supprime la part du hasard. Elle constitue une sorte d’assurance par laquelle un commerçant ou un industriel se couvre d’avance contre les risques de variation des prix, entre l’achat de ses matières premières et la vente de l’objet fabriqué[11].

La vente à terme n’a donc rien en soi que de légitime. Alors même qu’elle ne vise que des différences de cours, elle contribue à l’élargissement et à la stabilité même du marché. C’est, en réalité, le pendule aux oscillations symétriques qui met l’horloge en mouvement et en règle la marche. Il est faux, du reste, que l’invention ou la diffusion en revienne aux Sémites. Les Florentins pratiquaient la vente à terme sur les « parts des monts » dès le XIVe siècle. Elle s’est étendue à toutes les grandes marchandises et à tous les grands marchés du globe. Quels qu’en soient les abus, c’est elle qui fait l’élasticité, qui fait la force de résistance et la capacité d’absorption du marché[12]. C’est le marché à terme qui approvisionne l’industrie de houille, de fer, de coton, de laine, comme c’est lui qui souscrit les grands emprunts et prépare les grands travaux publics. Supprimer la Bourse ou, ce qui reviendrait au même, prohiber le marché à terme, ce ne serait pas seulement frustrer le commerce et l’industrie des facilités dont ils ont besoin, partant affaiblir les forces productrices du pays et entraver le développement de la richesse; ce serait abaisser le crédit national, priver la France d’un instrument précieux pour la guerre comme pour la paix.


IV

Comment, en effet, se borner, quand on disserte ou qu’on moralise sur la Bourse, à ne regarder que la fortune privée et les intérêts particuliers? C’est là un point de vue étroit et, pour nous, c’est le moins élevé, comme le moins important. La question est plus large et plus haute. Elle touche à des intérêts qui nous sont plus chers que ceux de la banque ou du commerce, que ceux mêmes des rentiers et des capitalistes grands ou petits. Elle affecte directement la puissance nationale. Le marché financier a son rôle dans la vie des États ; et sa prospérité n’est pas indifférente à la grandeur des nations. La Bourse a plus fait pour la diffusion de nos rentes françaises que tous nos ministres des finances. La Bourse et le crédit public se tiennent: inquiéter la Bourse, lui rendre les affaires malaisées, étouffer ou décourager la spéculation par des règlemens vexatoires ou par des impôts excessifs, c’est frapper indirectement le crédit du pays et, par là même, atteindre sa puissance[13].

L’aveu a beau nous en être pénible, le patriotisme nous fait un devoir de le confesser, la Bourse représente une des forces vives de la France. Elle a été, pour la France, un instrument de relèvement après la défaite, et elle demeure, pour nous, un instrument de puissance, dans la guerre et dans la paix. Rappelons-nous les déjà lointaines années de notre convalescence après l’invasion, années douloureuses et douces à la fois, où se mêlait aux tristesses de la défaite et aux souffrances de la mutilation la joie de sentir la France revivre. D’où nous est venue notre première consolation, notre première revanche devant le monde? Glorieuse ou non, elle nous est venue de la Bourse.

Le marché de Paris s’est retrouvé intact au milieu des ruines de la guerre et. de la Commune, et la paix à peine ratifiée et l’insurrection domptée, il s’est mis à travailler au relèvement de la France; car c’est bien au relèvement de la France que travaillaient, sous Thiers et sous Mac-Mahon, agens de change et courtiers. La Bourse a eu, aux plus mauvais jours, un mérite peu commun; elle a fait un acte de foi en la France. Alors que plus d’un politique sceptique et d’un penseur découragé se permettaient d’écrire, sur les murs croulans de nos palais incendiés, finis Galliæ, la Bourse a cru à la France et à sa fortune, et, cette foi en la France, elle l’a répandue autour d’elle, chez nous et au dehors. La spéculation a été patriote, à sa manière; elle a montré en nos ressources une confiance que la prudence de plus d’un sage taxait de téméraire. Avons-nous déjà oublié nos grands emprunts de libération ? Sans la Bourse, ces emprunts colossaux, dont le montant dépassait tout ce qu’avait rêvé l’imagination des financiers, n’auraient pas été souscrits, ou ils ne l’auraient été qu’à un taux notablement plus onéreux pour le pays. Sans la Bourse, nos rentes françaises n’eussent pas pris un essor aussi rapide; notre crédit, rétabli plus vite encore que nos armées, n’eût pas, dès le lendemain de la défaite, égalé le crédit de nos vainqueurs. A cet égard, tout ce que l’équité nous faisait dire naguère de la haute banque il faudrait, pour être juste, le répéter de la Bourse. Pour qui a vécu à cette pâle aurore du relèvement de la France, cet entrain de la Bourse et des capitaux à nous offrir les milliards dont nous avions besoin dépassait les ardeurs et les audaces de la spéculation ; mais quand on n’y voudrait voir que jeu et pari de spéculateurs, la spéculation a joué sur le relèvement de la France ; elle a bravement parié pour le vaincu. Ces financiers, nationaux ou exotiques, qu’on accuse de s’être abattus sur elle comme des oiseaux de proie, ont apporté à la noble blessée leurs écus et leur crédit ; et s’ils en ont eu leur récompense, est-ce à nous de le leur reprocher, à nous qu’ils ont aidés à refaire nos armées, notre flotte, nos arsenaux? Si la France a été si prompte à reprendre son rang dans le monde, le mérite en revient, pour une bonne part, à la Bourse. Et, aux services de la guerre, nous devons ajouter, si nous voulons être équitables, les services de la paix. Sans l’ampleur du marché de Paris et l’élan donné à nos ressources par la spéculation, que de choses eussent été impossibles à nos finances si témérairement surmenées! Nous n’aurions pu, ni compléter notre réseau de chemins de fer, ni renouveler notre outillage national, ni nous créer, au delà des mers, un empire colonial qui refera de la France une des grandes puissances du globe. Quand on juge la Bourse, ce sont là des titres qu’on n’a pas le droit d’oublier; avant de la condamner, au nom de la morale ou des intérêts privés, un patriote doit peser les services rendus à l’intérêt national : qu’on entasse sur un plateau de la balance tous ses défauts et ses méfaits, de pareils services leur font bien contrepoids.

Prenez garde, nous diront antisémites ou anticapitalistes, en faisant valoir les bons offices de la Bourse envers la France et envers l’Etat, vous proclamez sa puissance. Vous avouez son ascendant sur l’Etat, vous reconnaissez que, à certaines heures, les gouvernemens peuvent être contraints de compter avec elle. Or. le mal, en politique comme en bonne morale, c’est précisément la puissance de la Bourse, la prépondérance de la Bourse. — Soit, d’accord; mais cette prépondérance qu’aucun honnête homme ne saurait tolérer, elle n’existe pas en fait; la puissance même qu’on prête à la Bourse et aux gens de Bourse, on est singulièrement porté à l’outrer, car, de ce qu’elle aide l’Etat dans ses emprunts ou ses conversions, il ne suit nullement que la Bourse tienne les gouvernemens dans une dépendance honteuse. Ce qui n’est pas vrai de la haute banque l’est encore bien moins de la Bourse qui n’est, en somme, qu’un organe de la vie nationale, sans existence propre, sans personnalité effective. Le pouvoir qu’on lui attribue n’est pas à elle. Il n’est ni aux boursiers, ni au parquet des agens de change, ni à la coulisse, il est au public qui opère par leurs mains. La Bourse n’est même pas un pouvoir, à la façon de la presse ; sa voix n’a d’autorité qu’autant qu’elle exprime l’opinion des intérêts dont elle est l’organe. Elle n’a, le plus souvent, ni avis, ni sentiment à elle ; elle reflète l’opinion, plutôt qu’elle ne la dicte ou qu’elle ne la dirige. On se plaint de l’ascendant de la Bourse, je ne vois pas que nos démocraties prêtent beaucoup l’oreille à sa voix ; autrement les peuples se gouverneraient avec plus de prudence et plus d’économie. Si jamais la cote a été l’oracle des ministres ou des Chambres, ce n’est pas dans la France d’aujourd’hui. Certes, gouvernement et parlement ont raison de ne pas administrer, ou de ne point légiférer, en tenant les yeux fixés sur la Bourse. Il est, pour les peuples, des boussoles plus nobles, et les hommes d’État ont le droit de chercher, plus haut, des étoiles directrices. Mais, sans gouverner en vue de la Bourse, les gouvernemens ont peut-être tort de faire fi de ses conseils, car ses avis peuvent être sensés, et la cote est, elle aussi, après tout, la voix de l’opinion, et une voix qu’il n’est pas toujours aisé de faire parler à son gré.

« La Bourse est toute-puissante, écrivait Proudhon ; aucune puissance, ni dans l’antiquité ni dans les temps modernes, ne peut se comparer à la sienne. » Cela était-il vraiment juste de la monarchie de Juillet et du second Empire, deux gouvernemens assez différens l’un de l’autre cependant ? Je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de la troisième République. Proudhon lui-même, malgré son goût du paradoxe, n’oserait plus écrire que la Bourse fait et défait les empires. Elle ne sait même plus faire ou défaire les ministères. Si nos législateurs ont les yeux et le cœur tournés vers l’argent, ce n’est pas vers la Bourse qu’ils regardent, quand ils appuient ou quand ils renversent un cabinet. A-t-elle jamais été un pouvoir dans l’État, la Bourse est un pouvoir en décadence. Il n’y a qu’à voir la façon dont nos finances sont gérées pour mesurer son autorité dans la République. Autrefois, les gouvernemens les plus probes, les plus libres de l’influence des hommes d’argent, se préoccupaient, en choisissant un ministre des finances, de l’opinion de la Bourse ; il semblait, en ces temps déjà reculés, que, pour administrer la fortune publique, il fallait être persona grata près du parquet ou de la haute banque. Encore un préjugé dont nous nous sommes défaits. Être bien vu de la Bourse et des hommes d’affaires serait plutôt, pour un ministre des finances, un titre d’exclusion. Si la Bourse a peu d’influence sur la politique, la politique n’en a guère plus sur la Bourse. Entre les deux, on pourrait dire qu’il y a une sorte de séparation, sans que cela puisse jamais aller jusqu’au divorce. Le marché n’est plus aussi sensible aux changemens de gouvernement ou aux délibérations des Chambres. Il se désintéresse de tout ce qui ne touche pas directement les affaires. Lui, aussi, est devenu sceptique et, chose triste, on ne saurait dire que cette indifférence mutuelle de la politique et de la Bourse soit toujours à l’avantage du pays.

A travers tous ses défauts, la Bourse a, en effet, une qualité qui n’est pas commune, la franchise. Elle est terre à terre; elle ne connaît en toutes choses que le vulgaire souci des intérêts matériels, et ces intérêts mêmes, les seuls qui la passionnent, elle en a fréquemment une intelligence médiocre. Elle est souvent myope; elle ne perçoit ou ne veut apercevoir que l’avenir immédiat ; son horizon se borne, trop souvent, à la liquidation mensuelle. Mais, avec cela, elle est d’habitude indépendante et véridique; elle n’obéit à personne et ne flatte personne, elle ignore l’art de feindre. La cote est incorruptible: il n’est pas plus mauvais courtisan. C’est pour cela que la Bourse a toujours été mal vue des despotes, princes ou peuples. Ni la séduction, ni la force n’ont de prise sur la cote, et l’intrigue ne peut longtemps la fausser. La Bourse n’est ni sainte ni héroïque, et, hormis les héros et les saints, c’est la seule puissance que ni rois ni foule ne puissent assujettir ou contraindre à parler contre son sentiment: nulle censure n’a prise sur elle, et son opinion, elle l’exprime en francs et en centimes, langage compris de tous. Aussi Napoléon la détestait et Robespierre l’avait en exécration, sans que la vertu y fût pour rien; les jacobins, pour la faire taire, n’avaient trouvé qu’un moyen, la supprimer. Proudhon lui-même le confessait : la Bourse a été, chez nous, à certaines heures, le dernier refuge de l’opinion, suppléant à la fois, par ses variations quotidiennes, au silence de la tribune et à la servilité de la presse. De ce que la Bourse est indépendante, ignorant l’art de flatter les maîtres du jour, il ne suit pas qu’on puisse, sur tous les événemens, se fier à son verdict. Beaucoup de choses, dans le gouvernement des hommes, échappent à son jugement. Ils commettraient d’étranges bévues, ceux qui voudraient prendre la hausse ou la baisse comme le baromètre de la félicité publique et la mesure de l’art de gouverner. Nous avons vu, durant les quinze dernières années, des ministres, qui ne consultaient guère l’opinion de la Bourse, nous donner, impudemment, la hausse des rentes comme une justification de leur politique et une preuve de la prospérité du pays. Or, cette hausse des rentes et des valeurs à revenus fixes, loin d’être toujours un signe de la prospérité générale et un gage de l’activité des affaires, est parfois un indice de la stagnation des affaires. Les capitaux ne pouvant s’employer, avec profit ou avec sécurité dans le commerce ou dans l’industrie, refluent sur la Bourse et se réfugient dans les rentes et les obligations. C’est un peu là, en France, l’histoire de nos dernières années; si la hausse a longtemps prévalu sur le marché de nos rentes, nos gouvernans n’ont pas le droit d’en être bien fiers.


V

On affecte de parler de la puissance de la Bourse sur les peuples contemporains, comme si elle avait vraiment courbé les nations sous son joug. On oublie que, si elle est une puissance, ou mieux une force, ce n’est pas seulement à l’intérieur, vis-à-vis des nationaux, c’est aussi au dehors, vis-à-vis de l’étranger. Veut-on considérer la question en patriote, il ne faut pas seulement voir la place que la Bourse tient en France, mais-aussi la place que la Bourse fait tenir à la France en Europe Or, ici, aucun doute, le marché de Paris est une des forces vives de la France dans le monde. Bien plus, — car un peuple doit savoir se dire ses vérités pour désagréables qu’elles soient, nous devons confesser que, dans l’état actuel de l’Europe et du monde, la Bourse de Paris est peut-être, aux yeux des nations, la principale force de la France.

Les autres, celles qui nous tiennent le plus à cœur, celles dont nous aimons le plus à nous relever vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis d’autrui, notre science, notre littérature, notre art français; ou encore, nos armées, nos arsenaux, notre flotte; ou, si vous êtes chrétien, nos prêtres, nos missionnaires, nos religieux, nos œuvres de toutes sortes ; — nos grandeurs intellectuelles ou nos richesses spirituelles, en un mot, les seules dont, pour ma part, il me convienne d’être fier, nos rivaux sont, par jalousie ou par ignorance, enclins à les contester ou à en faire fi. Il en va autrement de la Bourse de Paris qui représente, chez nous, la puissance de l’argent, la seule universellement reconnue de ce siècle réaliste. Cette force, qui se chiffre en millions et en milliards, personne ne nous la conteste, et personne n’en fait fi ; l’univers, qui se dit civilisé, s’incline volontiers devant elle. Il faut en prendre notre parti, — sauf à notre génie national d’en appeler devant Dieu et devant l’histoire, — nous valons surtout, dans le monde, par notre argent: c’est lui, le plus souvent, qui nous gagne le respect des hommes et l’amitié des peuples. Les nations, toutes également éprises de la richesse, s’estiment et se cotent les unes les autres d’après leurs capitaux, autant et plus que d’après leurs armées. Si la France fait encore grande figure dans l’univers, elle le doit, pour beaucoup, à la Bourse de Paris. Nous avons eu, à d’autres époques, des primautés plus nobles ; puissent nos enfans avoir l’énergie de les reconquérir ! mais en luttant pour des prix moins indignes de notre passé, n’allons pas dédaigner la royauté qui nous reste, car c’est une puissance qui n’est pas indifférente à notre grandeur nationale. Une Bourse, comme celle de Paris, est un moyen d’action dans le monde et sur le monde. Quoiqu’on fasse, la France contemporaine n’est pas une Lacédémone dont un plagiaire de Lycurgue puisse bannir impunément l’argent et l’or ; et n’en déplaise aux amans de la beauté ou aux panégyristes de la chevalerie, l’Europe moderne n’est pas un monde de preux ou de poètes où il soit permis de régner, uniquement, par le fer ou par l’art. A une époque où la richesse et le bien-être sont le grand souci de tous les cœurs, il n’est pas étonnant que la primauté la plus enviée soit celle de la richesse; et ce serait folie de la part d’un peuple de briser de sa main ce vil sceptre de l’or, quand il l’a trouvé dans son héritage ; — car cela, aussi, nous le tenons de nos pères, et si nous venions à le perdre, je ne sais s’il nous resterait, assez de sagesse, ou assez de vigueur, pour jamais le reconquérir. Rien de ce qui contribue à la force ou à la grandeur de la patrie ne saurait être dédaigné des Français ; et c’est un de nos griefs contre les socialistes, ou contre les antisémites, que, ne feraient-ils qu’appauvrir la France, ils travailleraient, malgré eux, à la diminuer dans le monde et à la découronner aux yeux des peuples. Que s’il y a des Français, s’il y a de soi-disant patriotes qui se préoccupent peu de la place de la France entre les nations et qui traitent de pareils soucis de préjugés ataviques, j’avoue que je reste, quant à moi, des Français qui gardent ce noble préjugé des aïeux. Les socialistes, je le sais, uniquement préoccupés du bien-être des individus ou de la satisfaction des masses, font peu de cas de l’intérêt national ; mais c’est justement là une chose que nous ne saurions leur pardonner.

A quelles conditions, la France, notre vieille patrie française si cruellement éprouvée, peut-elle encore garder son rang, entre les jeunes États qui se dressent à ses côtés, en face des colosses toujours grandissans de l’ancien et du nouveau monde? En d’autres termes, que faut-il à une nation, au seuil du XXe siècle, pour constituer, aux yeux des hommes, une puissance de premier ordre? Il faut, avant tout, un territoire étendu, avec une population nombreuse, — deux choses, hélas! pour lesquelles nous sommes en recul, ou nous sommes stationnaires ; deux choses pour lesquelles la plupart de nos rivaux l’emportent, de plus en plus, sur nous ; — il faut, en outre, je ne parle ici que des instrumens matériels de la puissance, il faut, en outre, surtout à défaut d’un vaste territoire, des armées, des flottes, des colonies, des possessions réparties sur la face du globe, toutes choses pour le maintien ou pour l’acquisition desquelles l’argent n’est pas indifférent; — il faut enfin, et peut-être devrions-nous dire, il faut d’abord, autant que tout cela est compatible ensemble, une grande industrie, un grand commerce et, plus encore, un grand marché financier. Or, entre tous ces facteurs matériels de la puissance nationale, celui qu’on nous conteste le moins, le seul peut-être par où nous l’emportons encore, au moins sur nos rivaux du continent, c’est le marché financier. Cette dernière primauté qui reste à la France, Berlin est jaloux de nous l’enlever, elle aussi ; mais en dépit de tous ses efforts et de tous ses progrès, Berlin n’y est pas encore parvenu.

Un marché financier puissant, autonome, ne relevant pas de l’étranger, un marché qui permette à une nation de se passer du bon plaisir des autres et, au besoin, de leur faire sentir son ascendant, réfléchissez à ce que cela veut dire pour un peuple, pour un État. C’est une des formes de l’indépendance nationale, et non la moins précieuse; c’est une des formes de la puissance d’un État, et non une des moindres. Un peuple politiquement émancipa de la domination étrangère peut, sous ce rapport, demeurer dans une sorte de vasselage de l’étranger. Comparons, à cet égard, la France avec quelques-unes de ses émules, parmi ces grandes personnes morales, ces grands acteurs de l’histoire qu’on appelle des États, des nations. Voici l’Italie, la dernière venue de nos six puissances européennes; que lui manque-t-il, à cette antique et jeune Italie, pour jouer dans le monde le rôle dont, après tout, elle est digne par son passé, par son énergie, par son génie? Une des choses qui lui manquent le plus et dont le défaut la tient, malgré toutes ses velléités de révolte, dans la dépendance de l’étranger, c’est un grand marché financier. Comparez la Bourse de Rome à la Bourse de Paris : l’infériorité éclate au premier coup d’œil. Sur le terrain financier, l’heure est encore loin où l’Italie pourra jeter à l’Europe son présomptueux farà da se. Ses efforts pour se passer du marché français, froissé de sa politique anti-française, n’ont pas profité à ses finances; si le mauvais vouloir de la Bourse de Paris n’a pas été, comme le prétendent souvent les Italiens, l’unique cause de la baisse de leur crédit, l’Italie n’a pu s’affranchir de la tutelle du marché de Paris qu’en subissant celle du marché de Berlin. Or l’Italie ne sera vraiment une grande puissance que lorsqu’elle aura conquis, avec un marché autonome, son indépendance financière.

A l’autre extrémité de l’Europe, voilà un grand État et un grand peuple, le plus vaste État des deux continens, un peuple encore jeune qui grandit chaque jour en force et en nombre, un peuple comme adolescent qui couvre à peine la moitié de ses immenses territoires et qui, par la population, l’emporte déjà sur les plus populeuses des nations chrétiennes. L’étendue et la continuité de ses domaines, la fécondité de ses terres noires, ses vastes gisemens de houille et ses lacs souterrains de pétrole, ses mines de fer et de métaux précieux, plus encore que ses armées innombrables, lui assurent des ressources illimitées ; tandis que l’unité de son gouvernement, la concentration de toutes ses forces aux mains d’un autocrate incontesté, et plus encore peut-être, le dévouement et la foi de son peuple en son Dieu et en son tsar lui donnent, entre nos peuples modernes, tous plus ou moins livrés à l’esprit de dispute et de discorde, la redoutable supériorité de l’unité de volonté et d’action. Si d’autres convoitent l’hégémonie de l’Europe, d’autres l’empire des mers et des plages tropicales, c’est le seul État qui puisse rêver de l’hégémonie du vieux continent et embrasser à la fois l’Occident et l’Orient. Il n’a pas fait encore l’essai de ses forces, et, déjà, les peuples se montrent inquiets de l’ombre que projettent, sur l’Europe et sur l’Asie, les ailes à peine éployées de son aigle à deux têtes. Eh bien! cette énorme Russie qui, selon le vers de son poète, se déroule des rochers glacés de la Finlande jusqu’à la brûlante Colchide et des tours du Kremlin jusqu’à la muraille de Chine en train de crouler devant elle, que lui manque-t-il, pour achever sa puissance ? pour mettre ses ressources naturelles ou ses réserves humaines au niveau de sa grandeur territoriale, et se sentir, enfin, l’égale des plus grandes nations des deux mondes ? Il lui manque un marché financier, une Bourse de premier ordre; et, faute de ce marché, malgré l’infini de ses plaines et malgré ses cent vingt-cinq millions d’habitans, en dépit de ses millions de soldats et de ses nuées de cavaliers, elle se sent inférieure à des États qui, sur la carte du globe, semblent, à côté d’elle, des pygmées. Elle se trouve, à certaines heures, elle aussi, dans la dépendance d’autrui. Cette Russie qui est moins un État qu’une sixième partie du monde, elle a beau se retrancher derrière un rempart de tarifs, pour favoriser l’essor de son industrie et conquérir son indépendance économique, elle n’a pu encore s’assurer son autonomie financière ; et sans Bourse autonome, le plus grand empire du continent ne possède qu’une puissance inachevée et comme incomplète.

Il est vrai que cette infériorité de la Bourse russe, la Russie ne la doit pas, uniquement, à son infériorité économique, mais aussi à ses préventions politiques, nationales ou religieuses, à un « nationalisme » mal entendu qui lui fait traiter avec une méfiance excessive les races étrangères ou indigènes les plus propres à acclimater, chez elle, les grandes affaires de Banque et de Bourse. Comme il arrive souvent, le vaste empire paye ses fautes et expie ses erreurs.

Et puisque nous parlons de nos amis du Nord, comment taire ici une réflexion sur la Russie et sur la France et sur les origines de l’entente franco-russe? Si, un soir d’été, à Péterhof, en juillet 1891, le petit-fils de Nicolas Ier, le tsar autocrate Alexandre III, l’adversaire implacable de la Révolution, s’est décidé à entendre debout, tête nue, l’hymne des Marseillais, la veille encore proscrite par sa police, croyons-nous que ce fut sans de longues réflexions et sans de longues hésitations? Dieu me garde de froisser notre amour-propre national et encore moins l’orgueil de nos amis slaves! Mais il faut être franc envers soi-même, et il convient parfois d’aller jusqu’au bout de la vérité. A quoi bon nous leurrer de flatteries vaines? Les amitiés politiques, à l’inverse des autres, — et de combien peu d’autres, hélas ! — sont rarement désintéressées; et pour avoir, plus d’une fois, changé l’objet de nos affections, passant, sous l’aiguillon de l’infortune, du faible au fort, de la Pologne à la Russie, peut-être sommes-nous encore les seuls, nous Français, qui, en nous appliquant à l’égoïsme national, ne puissions nous déshabituer de mettre du sentiment dans la politique. Gardons-nous, en cela, de trop juger des autres par nous-mêmes; nous en avons, déjà, été mal récompensés. Ce que la Russie autocratique a cherché en tendant sa main à la démocratie française, il serait puéril, de notre part, de ne pas le voir, ou, le voyant, de faire semblant de ne nous en pas douter. Ce qu’elle poursuit, cette énorme Russie, c’est naturellement l’intérêt russe; — et, nous pouvons bien le dire, un double intérêt russe, intérêt politique et intérêt financier.

Certes, je n’ignore pas les sympathies instinctives du Français et du Russe, du Gaulois et du Slave, les affinités de tempérament et de caractère, la conformité de goûts et de sentimens qui, même au travers de leurs conflits passés, poussaient les deux peuples l’un vers l’autre et faisaient fraterniser sur le champ de bataille, au lendemain même de leur rencontre, les deux armées. Ces sympathies, peu de Français les ont ressenties avant moi ; nous avons été, il y a plus de vingt ans, trois ou quatre écrivains à les raviver en France. Je n’ignore pas davantage la communauté ou la similitude des intérêts que leur éloignement même crée entre les deux États, et que l’appareil menaçant de la Triple Alliance n’a fait que rendre plus manifeste. Je pourrais me vanter d’avoir été des premiers à provoquer le rapprochement des deux pays, lorsque le préjugé public y répugnait encore, tout en cherchant, plus tard, après la saute de vent de l’opinion, à modérer l’engouement des imaginations intempérantes et à nous prémunir contre la déception des espérances outrées. Je n’ai garde d’oublier tout ce qui, malgré le contraste chaque jour plus accentué de leurs institutions, devait entraîner l’un vers l’autre les deux peuples et les deux gouvernemens, non pas pour une guerre dont les risques n’auraient point été partagés entre les deux alliés, mais pour la paix de l’Europe et pour l’équilibre du monde. Il ne pouvait longtemps agréer au tsar russe de voir un descendant des Hohenzollern, tout plein des souvenirs du Saint-Empire, s’étudier, à côté de lui, au rôle d’archi-empereur. En face du nouvel empire germanique, étayé sur la Triple Alliance et se croyant déjà sûr de l’hégémonie de l’Europe; devant la toujours plus Grande-Bretagne qui revendique comme son bien tous les territoires vacans et toutes les contrées barbares des deux hémisphères, on devait sentir, à Pétersbourg, que l’Europe et la Russie pouvaient avoir besoin de la France. Et de fait, là-bas, sur le Pacifique, lors de l’apparition brusque de ce nouveau venu inquiétant, à la face jaune, aux yeux obliques, qui, tout à coup, émergeait en armes des flots de la mer de Chine, la France entraînant l’Allemagne a, de concert avec la Russie, barré le continent asiatique au Japon européanisé et peut-être, du même coup, réservé la Corée et la Chine elle-même à la suzeraineté de l’aigle russe. N’importe ; quelque intérêt qu’eût la Russie à nous gagner à sa politique, quelques services que l’amitié de la France lui ait déjà rendus de Pékin à Stamboul, la politique n’était pas seule à entraîner le tsar autocrate vers la République française. Un autre aimant, non moins puissant, l’attirait également vers nous. Lorsque l’empereur Alexandre III autorisait d’un geste les hourrahs de son peuple à notre drapeau tricolore, les ministres du tsar n’avaient pas seulement en vue nos armées rangées derrière les Vosges ou nos escadres d’Orient et d’Extrême-Orient, leurs yeux regardaient aussi vers les guichets de nos banques, vers notre marché financier, vers notre Bourse de Paris. L’avons-nous donc oublié? à la visite des cuirassés russes à Toulon succédait l’emprunt russe à Paris, si bien que les vaisseaux de l’amiral Avellane ont paru les remorqueurs des finances impériales.

Le tsar Alexandre III, disait le Times, en octobre 1895, a su marier l’épée de la Russie à la Bourse de la France, combinaison formidable qui met aux mains moscovites, en Europe et en Asie, une force peut-être sans pareille. Le Times avait tort et raison tout ensemble ; car si large et si lourde que soit l’épée de la Russie, celle de la France n’est pas moins bien trempée, et si nombreuses que soient les armées du tsar, si grandes que soient la valeur et l’endurance du soldat russe, je crois, quant à moi, l’armée française au moins égale, comme force offensive. L’empereur Nicolas II en a pu juger, l’automne dernier, dans la plaine de Châlons. Les armées du tsar n’ont guère sur la nôtre qu’une supériorité : c’est que, tout comme au temps de Charles XII et de Napoléon, elles ont, derrière elles, toute l’épaisseur d’un continent, et que, pour user l’envahisseur, elles n’auraient, en cas de revers, qu’à l’entraîner dans les profondeurs de la terre russe. Mais l’épée ne suffit pas à tout: et, en se rapprochant de la France, la Russie n’a pas seulement trouvé une armée qui double la sienne, elle s’est procuré ce qu’elle ne possédait pas chez elle, un instrument financier qui devait doubler sa force politique. De ce seul fait, la Russie, en s’alliant à nous, a plus reçu de nous qu’elle ne nous a donné, ne fût-ce que pour cette raison, dont ne saurait se froisser aucun des deux alliés, qu’étant plus riche, la France avait plus à donner. La Russie était tributaire du marché de Berlin; nous l’avons émancipée de ce vasselage que, à certaines heures, les tracasseries de M. de Bismarck avaient rendu gênant. Les millions et les milliards exigés par ses armées, par ses flottes, par ses lignes stratégiques, par son merveilleux transsibérien, par son outillage militaire ou industriel, la Bourse de Paris les a largement offerts à la Russie, et cela, pouvons-nous dire, à un taux sans précédent pour le trésor russe. Nos sympathies françaises, les ministres du tsar ont pu les monnayer en bons roubles d’or, à la Monnaie de Paris; et, en ami qui ne compte pas avec ses amis, notre peuple a été reconnaissant aux Russes de l’appel fait à ses écus. Grâce à nous, la Russie, affranchie du papier, va pouvoir reprendre les paiemens en espèces ; le cours forcé ne menacera plus de faire fondre ses finances, comme le soleil du printemps fait fondre ses palais de glace. Nous sommes devenus son banquier ; elle s’est presque annexé la Bourse de Paris. Il n’y a guère qu’une année, en Extrême-Orient, après avoir eu l’appui de notre diplomatie, elle a réclamé le concours de nos Banques, afin de prendre une sorte d’hypothèque sur la Chine ; c’est encore nous qui avons avancé les fonds, et c’est elle, en donnant sa garantie, qui en a eu tout le profit politique aux yeux des Célestes. Entre la Russie et la France, les liens les moins forts ne sont pas ceux noués par la corbeille des agens de change ; on peut dire, à tout le moins, de l’entente franco-russe, que l’œuvre du quai d’Orsay a été complétée et renforcée par la Bourse de Paris.

Ainsi donc, cette Bourse, tant vilipendée, est un des facteurs de notre grandeur nationale. La supprimer, la mutiler, la paralyser serait diminuer, de nos propres mains, notre influence dans le monde, nous frustrer nous-mêmes d’une arme puissante. Cette supériorité d’avoir un marché financier où se peuvent traiter, en quelques jours, à toute époque, des affaires colossales, nous avons l’avantage de la posséder ; est-il de notre devoir de nous en dépouiller au profit de nos rivaux? Car, à cet égard aussi, tenons-nous à conserver notre rang, il convient d’être sur nos gardes. Nous avons, à côté de nous, des voisins entreprenans qui ont, déjà, bien grandi à nos dépens et qui ne seraient pas fâchés de nous enlever, elle aussi, cette hégémonie financière du continent. De la révocation de l’édit de Nantes à la guerre de Sept ans, et du traité de Bâle à Sadowa, nos évêques et nos philosophes de l’ancien régime, nos révolutionnaires et nos journalistes de la France moderne ont, maintes fois, travaillé pour le roi de Prusse ; je crains fort que, à leur insu, les pamphlétaires de l’antisémitisme et les tribuns de l’anticapitalisme n’en fassent autant. On sait ce qu’a gagné Berlin à la révocation de l’édit de Nantes. Telle autre révocation des droits reconnus à telle autre classe de Français ne lui serait, sans doute, guère moins profitable. Un des phénomènes les plus intéressans de ce dernier quart de siècle, — à la fois signe et effet de la grandeur nouvelle de la Prusse, — c’est l’essor pris par le marché de Berlin. Sur ce terrain, aussi, nous avons là, sur les bords de la Sprée, un concurrent redoutable. L’Allemagne nouvelle n’est pas la Prusse pauvre, aride, besogneuse du grand Électeur ou du grand Frédéric. L’Allemagne s’est bien enrichie, depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout ; ceux qui disent qu’elle ne produit que des hommes et non des capitaux se trompent étrangement, car l’homme aussi est un capital, et un capital productif. La guerre n’est plus l’industrie nationale de la Prusse, ou elle n’est plus la seule. L’Allemagne est devenue une puissance industrielle, une puissance commerciale, une puissance maritime de premier ordre ; à ce triple égard, nous nous sommes laissé devancer par elle. L’Allemagne possède l’esprit d’entreprise ; elle entend fort bien la spéculation ; elle a tout ce qu’il faut pour se créer un marché financier de premier rang ; que dis-je, elle en a déjà un à Berlin, sans compter Francfort et Hambourg. Pour faire passer à Berlin le sceptre financier du continent et lui assurer décidément la première place, il suffit d’une imprudence du Palais-Bourbon. Quelques lois inconsidérées de législateurs présomptueux, de ces lois dictées à la lâcheté collective des élus par les préjugés impérieux de l’électeur, de ces soi-disant réformes qui découragent les affaires et effrayent les capitaux, c’en est assez pour provoquer la déchéance du marché de Paris, pour que la France soit financièrement décapitée au profit de Berlin, au profit de Londres, au profit de Genève ou de Bruxelles : car ils sont plusieurs, grands et petits, tout prêts à se partager notre héritage. Et il en est de la royauté financière comme des autres ; une fois renversée, rien de plus malaisé que de la restaurer. Voulons-nous la conserver, il nous faut être assez sages pour éviter tout ce qui peut l’ébranler. Or, la puissance financière d’un grand pays ne réside pas tout entière dans sa richesse; elle a des organes, elle a des rouages complexes qui ne peuvent se détraquer impunément. Qu’il s’agisse de la Bourse de Paris ou de la Banque de France, gardons-nous de briser, de nos mains, les ressorts éprouvés de la puissance française.

Notre France, avec sa population stationnaire, entre des voisins qui grandissent toujours, notre vieille France garde deux forces d’origine différente et d’ordre divers qui lui maintiennent, parmi les peuples, une place supérieure à sa masse et à sa force numérique. Ces deux forces, que le vainqueur de 1870 n’a pu encore nous ravir, sont-ce l’art et la science, la double couronne dont le génie de nos aïeux a ceint, durant des siècles, le front de la patrie française ? Plût au ciel que l’éclat de cette double auréole éblouît encore assez les peuples pour leur faire reconnaître la suprématie intellectuelle de la France ! mais si nous nous croyons toujours en droit d’y prétendre, d’autres nous contestent cette royauté de l’art et de la science, d’autres se flattent d’y avoir non moins de titres que nous, allant jusqu’à proclamer la prochaine déchéance de notre génie vieilli. A nous de prouver que leur jalousie se trompe. Il est deux forces, au contraire, que le monde n’ose encore nous dénier, l’une toute spirituelle, faite de foi et d’enthousiasme, de renoncement, de témérité généreuse, de prodigalité de soi-même, d’ardent idéalisme ; l’autre faite de calcul, de prudence égoïste, de sagesse pratique, de prévoyance mondaine ; toutes deux puisant, malgré tout, au plus profond des instincts de la race et témoignant, jusqu’en leur contraste, de sa vitalité persistante. De ces deux forces nationales, toujours vivaces, l’une est la richesse, l’épargne, l’esprit d’économie et, à un moindre degré, l’esprit d’entreprise qui ont leur aboutissement à la Bourse; l’autre est le sentiment religieux, la passion du dévouement qui, pour notre France, est une vocation ancienne, le goût du prosélytisme, la foi aux idées, qui s’est, tour à tour, ou tout ensemble, exercée en des directions bien diverses, et qui, aujourd’hui, au seuil du XXe siècle, comme avant la Révolution, a son expression la plus haute dans nos religieux, dans nos sœurs de charité, dans nos missionnaires. Pour qui contemple le monde, bientôt conquis à la civilisation chrétienne, et mesure l’ombre lumineuse que la France projette sur la planète, voilà les deux forces qui nous permettent encore de faire grande figure, jusqu’aux extrémités des continens, entre les peuples civilisés et les tribus barbares. Et quels que soient ses sentimens personnels, qui aime la France doit se garder de toucher à l’une ou à l’autre, car ce serait diminuer la patrie. La France est encore, sinon la première, du moins une des premières nations du monde, par l’argent, par son marché financier; — et la France, demeurée malgré tout, la fille aînée de l’Eglise, reste, en dépit de ses révolutions et malgré ses gouvernans, malgré son incrédulité ou son indifférence, la première entre les nations catholiques. Et tant que l’argent et la Bourse, tant que la religion et l’Évangile tiendront une place dans les préoccupations des peuples, la France, si elle sait conserver ces deux primautés d’ordre inégal, est assurée de garder un grand rôle dans le monde, car elle possède une double prise sur les âmes des hommes, les tenant, en quelque sorte, par les deux anses extrêmes de la nature humaine.

Ni la défaite qu’aucune alliance n’a encore su effacer, ni la brèche faite à nos frontières qu’aucun traité n’a encore réparée, ni l’étroitesse de notre territoire, ni l’arrêt d’accroissement de notre population, ni l’instabilité de nos gouvernemens, ni l’impuissance agitée de Chambres sans vues et sans volonté, ni les malheurs d’hier, ni les périls de demain, rien ne semble nous avoir découragés de redevenir un grand peuple. Nos rivaux raillent, volontiers, cette obstination de la Fiance vaincue, raidie contre le sort, à vouloir être grande. Quelles que soient nos fautes et nos inconséquences, les railleurs auront tort, si nous savons ne pas méconnaître les conditions de notre grandeur matérielle et de notre grandeur morale, rejetant tout mépris de rêveurs idéalistes pour la première, tout dédain d’esprits forts pour la seconde ; car ces deux primautés, les dernières qui nous restent, ont, en dépit des apparences, un lien entre elles. Elles se tiennent et se soutiennent l’une l’autre. Si la France reste toujours l’aînée des nations catholiques, au premier rang partout où résonnent les hymnes de l’Église, attirant les regards et l’admiration d’une moitié du monde chrétien, elle ne le doit pas uniquement à l’abnégation de ses fils et de ses filles, à la science ou à la vertu de son clergé, au zèle de ses missionnaires; pour tout cela, d’autres oseraient peut-être entrer en compétition avec elle; elle le doit, tout autant, à sa richesse, à la générosité de ses aumônes, à l’abondance des ressources qu’elle offre au Pape, à l’Eglise, aux missions, aux œuvres catholiques. Qu’on prenne le denier de Saint-Pierre qui affranchit la papauté, devenue mendiante, de l’officielle servitude des dotations royales, ou la Propagation de la Foi qui alimente les missions lointaines, des noirs anthropophages de l’Oubanghi aux peuples décrépits de la Chine, c’est toujours de France que vient l’argent, de la terre de France que l’Église et le Saint-Siège tirent le gros de leurs ressources: Cette vocation de fille aînée de l’Eglise qu’elle a, noblement, remplie par les armes, aux siècles où tout’ se décidait par la lance et l’écu du chevalier, la France, issue de la Révolution, s’en acquitte, bourgeoisement, en notre âge prosaïque, par ses dons et par son or. En ce sens, le Gesta Dei per Francos reste encore vrai. Devant les frères quêteurs d’Orient ou d’Occident, pas de rivale, pour la France, parmi les nations restées fidèles à Rome. Sans elle, la vieille Eglise serait impuissante à soutenir la lutte contre l’impiété ou contre l’hérésie. La France seule (quoique bien modestement) tient tête aux millions de dollars et aux millions de guinées de la propagande protestante.

Il y aurait tout un chapitre à écrire sur le rôle de l’argent dans l’Eglise et dans la religion. Ce n’est pas que l’argent comme tel, que Mammon le Syrien, répudié par l’Evangile, règne encore dans le sanctuaire, ou que les marchands chassés des portiques du temple de Jérusalem aient rétabli leurs comptoirs sous les arcades des basiliques romaines. Grâce à Dieu, il est déjà loin le temps où l’or exerçait sa tyrannie sacrilège, jusque sur le cloître des vierges et sur le chœur des moines voués à la pauvreté. Le vieux mot de simonie, qui a si longtemps attiré l’indignation des saints et les anathèmes des conciles, n’a plus de sens dans l’Église, disons mieux, dans les Églises d’Occident. Catholiques et protestans sont également guéris de cette antique lèpre ; pour en retrouver des traces, il faut passer dans le vieil Orient, chez les Eglises abaissées par le joug de l’Islam. Encore un domaine où le pouvoir de l’argent est en baisse; ou mieux, dans l’Église, sa puissance a été brisée à jamais. Mais s’il n’y règne plus en maître, il y est encore un serviteur utile. Pour les combats de l’Évangile dans sa lutte contre le matérialisme, contre l’immoralité ou contre la misère, l’argent est aussi le nerf de la guerre. Et si, aux mains de l’impie ou du libertin, il est un agent de corruption, l’argent, aux mains des saints et aux mains des vierges, peut devenir un instrument de relèvement et de rédemption, témoin nos œuvres françaises dans les deux mondes; car, par là, notre France bat toutes ses émules de l’univers catholique, attendu que, presque seule entre les nations catholiques, la France a su demeurer ou redevenir riche. Nous avons là un primato que toutes les combinazioni des prélats italiens ne sauraient, de sitôt, nous enlever. Cela est, pour beaucoup, sachons l’avouer, dans la considération que l’Eglise a pour nous ; et sans faire à ses évêques ou à la chaire romaine l’injure de leur prêter des calculs indignes d’eux, il est hors de doute que, aux yeux de la Rome pontificale, comme aux yeux de la sainte Russie, une France pauvre ne serait plus la France. A Rome comme à Moscou, et au Vatican non moins qu’au Kremlin, notre argent n’est pas étranger à l’estime qu’on a de nous. Le pape, tout comme le tsar, est intéressé à ce que nous soyons riches. Si l’homme ne vit pas seulement de pain, l’Eglise sait que les œuvres ne vivent pas uniquement de la prière ou de la parole de Dieu, et le pain matériel dont elles ne sauraient se passer, c’est nous surtout qui le leur fournissons. Croyans ou libres penseurs, conservateurs ou démocrates, sachons reconnaître les sources réelles de notre puissance, et, si nous voulons maintenir notre ascendant dans le monde, écartons tout ce qui peut porter atteinte à la richesse privée, ou à la richesse publique de la France. Il y va de la grandeur de notre pays.


VI

La Bourse de Paris est une des forces de la France ; on a dit un jour, à la tribune, qu’elle valait un corps d’armée ; c’était plutôt la coter trop bas. Sa puissance, le marché de Paris la doit-il uniquement à la richesse du pays et à l’esprit d’épargne de la nation? Non, il la doit aussi, pour une bonne part, à sa constitution, qui lui a valu, tout ensemble, une grande élasticité et une grande solidité. Il a fait ses preuves, aux époques les plus calamiteuses de notre histoire; si, à de rares momens, il a eu besoin de l’appui de la haute banque, et parfois même de l’intervention de l’Etat, il n’est jamais tombé en défaillance. Ce n’est pas, comme trop d’institutions françaises, une création artificielle de la puissance publique, un mécanisme inerte, mais bien un organisme vivant, né des nécessités mêmes de la vie moderne. C’est de lui qu’on peut dire que la fonction a façonné l’organe.

On sait que la Bourse de Paris se compose, en réalité, de deux marchés indépendans : le marché officiel et le marché libre qui tout en se faisant concurrence, se complètent réciproquement. Cette double organisation, fort attaquée par les partisans de l’uniformité, est sortie spontanément des besoins de la place. Ils ne savent pas quel coup ils porteraient aux affaires ceux qui, par amour de la réglementation, invitent le législateur à supprimer le marché libre, au profit du marché officiel, — pas plus que ceux qui, par haine de tout monopole, même plus apparent que réel, voudraient anéantir le marché officiel, au profit du marché libre.

Marché officiel, marché libre méritent chacun leur nom. Le premier est le parquet des agens de change, officiers ministériels qui, tout comme les notaires, ont acheté leur charge et reçoivent l’investiture d’une nomination du ministre. Supprimés, avec la Bourse, durant la Révolution, rétablis ensuite par Bonaparte, les agens de change de Paris (les grandes places de province possèdent aussi les leurs) forment une corporation qui a sa chambre syndicale et sa caisse commune. Sans y être contraints par la loi, les agens de change ont accepté, dans la pratique, la responsabilité solidaire de tous les faits de charge. C’est, pour le public, une garantie inappréciable. Tout le monde est d’accord sur la loyauté, sur l’honorabilité du parquet des agens de change. Aux époques de crise même, il est bien peu d’agens qui aient peine à faire honneur à leurs affaires ; dans ce cas, la maison est liquidée par les soins de la chambre syndicale, sans que le public ait rien à en souffrir. On peut dire que les opérations traitées au parquet présentent, à cet égard, une sécurité absolue. Les reproches adressés au marché officiel sont d’ordre secondaire; ils n’atteignent pas l’essence de l’institution. Le plus sérieux peut-être, le plus fréquent au moins, c’est le petit nombre des agens de change. Ils sont soixante, comme sous la Restauration, bien que le chiffre des affaires ait décuplé. Aussi le prix des charges est-il fort élevé, et appartiennent-elles d’habitude à une société dont l’agent de change en titre n’est que le chef ou le gérant. On ne voit guère, du reste, ce que le public gagnerait à l’augmentation du nombre des agens; peut-être même y perdrait-il la garantie que lui donne, aujourd’hui, l’importance des capitaux engagés dans chaque maison. Quant aux réformes de détail parfois réclamées de la Bourse, telles que la suppression des liquidations de quinzaine ou la diminution des courtages, elles n’intéressent guère que la spéculation, et elles auraient pour conséquence de la rendre plus facile et plus fréquente en la rendant moins onéreuse. Le monopole des agens de change pourrait être supprimé par voie de rachat, mais cette suppression ne profiterait guère au public ; car, pour lui offrir les mêmes garanties que le parquet actuel, il faudrait que les nouveaux courtiers de la Bourse fussent constitués en corporation, ainsi que les brokers du Stock Exchange de Londres.

À côté du marché officiel, sous les portiques de la Bourse, et jusque dans l’intérieur du temple, fonctionne le marché libre, désigné vulgairement sous le vilain nom de Coulisse, comme s’il avait quelque chose de clandestin. Le marché libre a, de tout temps, été en butte aux soupçons et aux accusations des hommes qui prétendent s’ériger en défenseurs de la morale. La Coulisse assurément offre plus de prise à la critique que le parquet, ne fût-ce que par son mode de recrutement. C’est elle le grand instrument de la spéculation, le tarif de ses courtages étant bien moins élevé qu’au parquet. La Coulisse a imité l’organisation des agens de change ; elle a, elle aussi, sa chambre syndicale, ou mieux ses deux chambres syndicales, une pour le marché des rentes et une pour le marché des valeurs ; car il y a deux coulisses, celle des valeurs et celle des rentes. L’une opère dehors, sous le péristyle de la Bourse ; l’autre, à l’intérieur, non loin de la corbeille des agens de change. Comme, à certaines époques, une Bourse par jour ne suffit pas à la spéculation, la Coulisse tient dans la saison une petite Bourse le soir. Certaines maisons de la Coulisse, celles notamment qui opèrent à la fois sur les rentes et sur les valeurs, ont un capital considérable, souvent de plusieurs millions. C’est, malheureusement, le petit nombre. Le capital total de la Coulisse atteignait, dit-on, avant la dernière crise, une centaine de millions. On n’est admis comme courtier en rentes ou en valeurs qu’après avoir été agréé par la chambre syndicale et avoir prouvé qu’on possède le capital fixé par elle, soit, au minimum, 100 000 francs pour le marché des rentes, 500 000 pour celui des valeurs. Grâce à ces précautions, la Coulisse n’offrirait guère moins de garanties au public que le parquet, si elle n’opérait, par masses plus considérables, sur des valeurs souvent plus dangereuses, pour le compte de cliens souvent plus téméraires ; — si encore, non contens du rôle de courtiers, les coulissiers n’usurpaient parfois celui de banquiers d’émission. Un des reproches les plus sérieux adressés à la Coulisse, durant ces dernières années, c’est qu’elle a introduit sur le marché, en fait de mines notamment, nombre de valeurs suspectes. Cette coupable imprudence s’est retournée contre elle : elle a payé de la ruine de plusieurs maisons considérables les fols encouragemens qu’elle avait donnés à la spéculation. Elle en est encore tout ébranlée; ses fautes ont accru le nombre et la force de ses adversaires et menacent de tourner contre elle l’attention du pouvoir.

En dépit de son nom, le marché libre n’est pas ouvert au premier venu. En principe, chacun peut s’établir coulissier, vendre et acheter les valeurs sous les portiques de la Bourse. Il n’en est pas de même, en fait ; il faut être agréé par le comité de la Coulisse, et pour être agréé, il faut offrir des conditions d’honorabilité, de solvabilité qui assurent la loyauté et la régularité des transactions. Comme les conventions conclues sur le marché libre ne sont pas reconnues par la loi, comme en cas de contestations, on n’en peut poursuivre l’exécution devant les tribunaux, elles reposent uniquement sur la bonne foi des contractans. Les coulissiers sont, ainsi, réciproquement intéressés à la loyauté des maisons de la Coulisse. Et. de fait, les affaires y sont, d’habitude, aussi sûres et aussi régulières que sur le marché officiel. Dans ce temple de Mammon que tant de gens se représentent comme une caverne de voleurs, il se traite. chaque jour, des milliers d’affaires qui reposent, uniquement, sur la bonne foi de ces hommes de Bourse. Un coup de crayon sur un carnet, souvent un simple ordre verbal, et la maison se regarde comme engagée pour des centaines de mille francs. S’il y a des défaillances, la faute en est, le plus souvent, à la mauvaise foi effrontée de spéculateurs sans scrupules qui, pour ne pas payer leurs différences, se retranchent sur ce que la loi ne reconnaît pas les opérations de la Coulisse. Et parmi ces agioteurs sans vergogne, il s’est rencontré, hier encore, lors de la crise sur les mines, plus de soi-disant gens du monde que de gens de Bourse.

Légalement, la Coulisse ne devrait opérer que sur les valeurs non admises à la cote officielle des agens de change, c’est-à-dire sur ce qui constitue proprement le marché en banque. Il y a, en effet, nombre de valeurs, françaises et étrangères surtout, qui ne sont pas cotées au parquet, la loi ne permettant d’inscrire à la cote que les actions d’un taux nominal déterminé (100 fr.) et le fisc exigeant des sociétés dont les titres sont cotés au parquet des impôts auxquels les étrangers ne veulent souvent pas se résigner. Cela seul constituerait un marché important ; on le voit assez par les mines d’or ou de cuivre. Mais la Coulisse a étendu ses opérations bien au delà; elle a empiété sur le terrain réservé au parquet; elle traite, depuis longtemps déjà, des affaires admises à la cote officielle, à commencer par les rentes françaises. Sur certains fonds, sur plusieurs grandes valeurs internationales, notamment, les opérations conclues par la Coulisse l’emportent sur celles effectuées au parquet. C’est là, encore aujourd’hui, le point de litige entre la Coulisse et les agens de change. Ces derniers en ont, plus d’une fois, appelé aux tribunaux; et, jusque sous le second Empire, les tribunaux leur ont donné gain de cause contre la Coulisse. L’usage a néanmoins prévalu contre les textes de loi. Le champ de la Bourse s’est tellement élargi, alors que le nombre des courtiers officiels demeurait stationnaire, que, jusqu’à ces derniers temps, il semblait qu’il y eût place, à la fois, pour le parquet et pour la Coulisse. Les agens de change craignaient de compromettre leur monopole, s’ils en exigeaient trop rigoureusement le respect. Quant au public et aux financiers, quant aux gouvernemens eux-mêmes, ils profitaient des facilités que leur offrait le double marché. La querelle du parquet et de la Coulisse qui préoccupe, en ce moment, la Bourse, et aussi, dit-on, le ministre des Finances, intéresse bien moins le public que les gens de Bourse. Qu’elle soit tranchée dans un sens ou dans l’autre, par un décret ou par une loi, on ne voit pas trop ce qu’y gagnera le public, et encore moins ce qu’y gagnera la morale. Il y aurait, sur le terrain même des affaires, des réformes plus urgentes. Que la Coulisse soit tenue à ne pas chasser sur les terres du parquet, la spéculation n’en sera ni plus ni moins honnête. Restreindre les opérations de la Coulisse, au profit du parquet, ne servirait guère qu’aux agens de change ; de même qu’abroger le monopole des agens de change ne profiterait guère qu’à la Coulisse, ou n’aboutirait qu’à la création d’un marché libre, plus ou moins analogue à la Coulisse. Quant à supprimer simplement la Coulisse, comme nombre de valeurs, de titres exotiques surtout, ne pourraient supporter les frais du marché officiel, l’abolition du marché libre n’aurait d’autre résultat que de faire passer aux places étrangères les transactions faites, aujourd’hui, sur le marché français. Ce serait sacrifier Paris à Londres, à Berlin, à Francfort, à Genève, à Bruxelles.

Chez nous, un des principaux griefs contre la Coulisse, un grief qui a été plus d’une fois porté à la tribune du parlement, c’est qu’un grand nombre de maisons du marché libre ont pour chefs des étrangers. Le fait était, jusqu’à ces derniers temps, incontestable ; c’était un des traits par où la Coulisse différait du parquet, car,-pour être agent de change, la loi exige qu’on soit Français. Non seulement bon nombre de coulissiers n’étaient pas Français, mais beaucoup étaient juifs et juifs allemands, double motif d’attaque contre la Coulisse. Au parquet, au contraire, comme il n’y a que des Français, il n’y a guère que des chrétiens, la compagnie des agens de change ayant, jusqu’à présent, réussi à écarter presque tous les israélites, de peur, sans doute, de les voir prendre, chez elle, un trop grand pied.

La carrière de courtier officiel à la Bourse reste ainsi comme fermée aux juifs français ; à peine y a-t-il deux charges d’agens de change qui aient passé en des mains israélites. Le public, qui regarde volontiers les juifs comme les grands prêtres du temple de l’argent, se représente la Bourse comme une profane synagogue où les fils d’Israël officient au premier rang. C’est une erreur, les descendans d’Aaron ou les membres de la tribu de Levi ne peuvent guère, à la Bourse, pénétrer jusqu’au saint des saints, jusqu’à la corbeille des agens de change. S’ils veulent faire le métier de courtiers en valeurs mobilières, il leur faut se rejeter sur la Coulisse. Et, comme en France, de même qu’en Angleterre, en Allemagne, en Autriche, cette profession est de celles pour lesquelles nombre de juifs se sentent, par atavisme, par une sorte d’instinct hérité de leurs ancêtres du moyen âge, une vocation innée, on ne saurait s’étonner de voir beaucoup des fils de Jacob, Aschkenazim ou Sephardim, parmi les coulissiers. A vrai dire, il serait singulier que, pour être admis à crier sous la colonnade le taux des valeurs et les variations des cours, il fallût un certificat de baptême. J’imagine l’étonnement des premiers chrétiens, si on leur avait annoncé que pour vendre des partes aux chevaliers romains, sous le portique des basiliques du forum, il fallait croire au Christ; c’est un métier qu’ils eussent volontiers abandonné aux juifs ou aux païens. On chercherait du reste, en vain, une différence entre les transactions inscrites sur le carnet d’un juif et celles portées au carnet d’un chrétien; en dépit de leurs doigts crochus légendaires, on ne voit pas que les mains juives retiennent, à la Bourse, plus de l’argent qui leur passe entre les doigts.

Le malheur est que la Coulisse, — au moins jusqu’à ces derniers temps, — ne comptait pas seulement beaucoup de juifs, mais aussi beaucoup d’étrangers, pour la plupart d’origine allemande. Encore aujourd’hui, les noms tudesques y dominent. Cette importance, pour ne pas dire cette prépondérance des étrangers, s’expliquait par la nature même du marché libre, ouvert à toutes les valeurs étrangères. L’affluence des étrangers sur les degrés de la Bourse n’est pas seulement la conséquence du cosmopolitisme croissant des capitaux, c’est aussi un signe de l’importance européenne du marché de Paris. On a voulu y voir un danger pour nos finances, pour notre crédit, pour le marché lui-même. Nos rentes viennent-elles à baisser, ou celles des pays réputés hostiles à la France ont-elles la chance de monter de 1 ou 2 francs, pendant que les consolidés des États amis ont la mauvaise fortune de perdre quelques points, la presse aussitôt d’incriminer les manœuvres de la Coulisse et des agioteurs étrangers. Il se trouve, au parlement, des orateurs pour flétrir les agissemens audacieux des spéculateurs exotiques qui se livrent contre nous, chez nous-mêmes, avec notre argent, à des manœuvres en faveur de nos adversaires. Le Palais-Bourbon et le Luxembourg entendent pousser un cri d’alarme, comme si la Coulisse était une occulte garnison ennemie, campée entre les boulevards et le Palais-Royal. Députés ou sénateurs lancent un bruyant Caveant consules ; on réclame la juste sévérité des lois contre ces écumeurs cosmopolites qui menacent d’annihiler, pour la défense nationale, le marché de Paris[14]. La presse renchérit sur la tribune; telle feuille du matin donne « ces sans-patrie de la Coulisse » comme des agens de Berlin ayant mission de porter le trouble sur notre marché et la ruine dans nos familles[15]. Cette inquiète nervosité, toujours prête au soupçon, fait peu d’honneur à la sagacité de notre presse. S’imaginer que le taux de capitalisation de nos rentes, avec le crédit de la France, est à la merci d’une conjuration de courtiers judéo-allemands, c’est magnifier, étrangement, le pouvoir des gens de Bourse. On ne voit pas que la Coulisse ait jamais entrepris de campagne contre nos rentes françaises. Tout au rebours, elle se vante, à bon droit, d’avoir contribué, pour sa part, au placement et à la hausse de nos fonds d’Etat. Sur ce point, elle a la conscience nette; elle ne s’en est pas moins émue des attaques dirigées contre elle, et elle a eu raison. Un règlement édicté à la fin de l’année 1895 a décidé que, à l’avenir, nui ne serait agréé par la Coulisse, à moins qu’il ne fût Français ou admis à la jouissance des droits civils en France. Un peu de patience donc, et bientôt la Coulisse sera, elle aussi, en des mains françaises. Peut-être n’en vaudra-t-elle pas beaucoup mieux; car, c’est faire au crayon des intermédiaires de la Bourse un honneur immérité que de voir en lui l’arbitre du marché et le dispensateur du crédit des Etats. Coulissiers et agens de change ne sont que des courtiers qui exécutent des ordres; et juifs ou chrétiens, étrangers ou Français, leurs sentimens religieux ou nationaux ont peu de prise sur la hausse et la baisse. Si c’est eux qui notent les cours, c’est le public qui les leur dicte.

Il faut avoir le courage de le déclarer, le danger, pour le crédit national, aussi bien que pour le marché de Paris, ce n’est pas la présence de quelques étrangers d’origine à la Coulisse ; ce serait plutôt les attaques dirigées contre le marché par la passion aveugle de rigoristes ignorans, ou les entraves apportées aux affaires par d’imprudens règlemens et par les exigences intempestives du fisc. Par malheur, l’esprit public, inconscient de la fonction essentielle de cet organe de la vie nationale, cède volontiers aux excitations malsaines; et pour y résister, l’on ne saurait beaucoup compter sur la clairvoyance ou sur le patriotisme de législateurs, moins soucieux de fortifier les ressources de la France que de flatter les préjugés du populaire. A la Bourse comme à l’usine, et en finances comme en matière d’impôts, e est là, de nos jours, le grand péril. Encore n’est-ce pas le seul. Le marché peut être atteint par des lois en apparence fort légitimes ; il peut pâtir, indirectement, de certaines réformes de l’impôt, sans même que le réformateur ait pensé à lui. Le fisc, comme les tireurs maladroits, blesse ceux qu’il ne vise point; les taxes ont des ricochets qui frappent souvent au loin. Ainsi, par exemple, du projet d’impôt sur les valeurs étrangères. Quoi de plus juste, semble-t-il, que de les assujettir aux mêmes taxes que les valeurs françaises? Le malheur est que cette égalité est plus facile à faire voter par une Chambre qu’à établir dans la pratique. La matière contribuable s’ingénie à se dérober au fisc, et les valeurs étrangères auront toujours, pour échapper aux impôts français, des facilités qui manquent aux valeurs françaises. L’impôt sur le revenu des titres étrangers, s’ajoutant aux droits de timbre, aura pour effet de faire négocier les titres étrangers à l’étranger et de faire toucher les coupons au dehors. Le marché français et les maisons de banque françaises y perdront une source de revenus. Maintes affaires émigreront de Paris à Londres, à Bruxelles, à Genève : on aura déplacé, à notre détriment, le centre des transactions. Les agens de change de Bruxelles ou les brokers de Londres hériteront des dépouilles du parquet ou de la Coulisse. Nous en dirons autant des impôts sur les transactions de Bourse; ici encore, il est une limite que le fisc ne saurait dépasser, sans voir la matière imposable lui échapper. Pour faire émigrer les affaires, des marchés français, chez nos concurrens du dehors, il n’y a qu’à les rendre trop onéreuses en France. Les banquiers, les spéculateurs, les gros capitalistes déserteront la Bourse de Paris pour opérer à l’étranger ; le télégraphe et le téléphone ne sont-ils pas là pour transmettre leurs ordres?

Qu’on ne nous accuse pas de pessimisme. Si l’on songe à l’ignorance du public et aux préjugés de la foule en matière de Bourse, si l’on s’arrête aux soi-disant réformes préconisées dans la presse et dans le parlement, il est permis d’être peu rassuré sur l’avenir du marché de Paris. Encore un des organes économiques de la France moderne que menace la présomptueuse infatuation d’aveugles zélateurs du progrès.

Les gens qui se représentent la Bourse comme une maison de jeu, ouverte en plein Paris, sous l’œil bienveillant du pouvoir, sont portés à réclamer la clôture de ce tripot officiel. A leurs yeux, agens de change et coulissiers ne sont que des croupiers chargés d’enregistrer les paris et de répartir, entre les joueurs, les pertes et les gains. Certes, bien des vilenies se commettent sous les voûtes de la Bourse; on ne saurait, pour cela, la rendre responsable de tous les forfaits perpétrés à l’ombre de ses murs. Les louches escroqueries, le brigandage éhonté, les savans larcins pratiqués sous ses colonnes, la Bourse n’en est pas toujours l’inspiratrice, ni même la complice; elle n’en est souvent que le témoin; tout au plus peut-on dire qu’elle les abrite, comme l’auberge mal famée loge les malfaiteurs qui guettent le voyageur de passage. Les fraudes, les vols, les crimes que le public fait retomber sur elle, la clôture de la Bourse ne les supprimerait même point. Jamais l’agiotage n’a été plus effréné que sous la Convention et sous le Directoire, quand les portes de la Bourse étaient fermées. Les excès de la spéculation et les scandales financiers ne sont pas imputables à l’organisation de la Bourse; si les intermédiaires, si la Coulisse surtout n’en sont pas toujours innocens, ce ne sont ni les premiers ni les grands coupables. Parquet ou Coulisse, les courtiers de Bourse ne sont que des agens de transmission qui exécutent les ordres qu’on leur apporte. On les a vus souvent, au parquet du moins, tempérer la fougue de leurs cliens. Veut-on moraliser les affaires et refréner l’agiotage, il servirait de peu de modifier l’organisation du marché. Juristes ou moralistes, ceux qui comptent guérir la France de la fièvre intermittente de la spéculation, en réglementant la Bourse, ne voient que le dehors des choses. Ils prennent les symptômes du mal pour les causes du mal. Ici encore, la réglementation serait le plus souvent un leurre : un règlement d’administration ne suffit pas à déraciner les défauts qui tiennent aux mœurs. Les abus de la spéculation ont des causes profondes que la loi ne peut toujours atteindre. Et si l’on en veut frapper les auteurs ou les complices, ils ne sont pas toujours là où le public les cherche.

Les écumeurs d’affaires et les détrousseurs de l’épargne, les répugnans parasites qui se nourrissent aux dépens de la crédule avidité des badauds opèrent autour de la Bourse, plutôt qu’à la Bourse. Les petites agences, les petits comptoirs, les petits changeurs, voilà les plus dangereux racoleurs de la spéculation, les plus actifs courtiers de la corruption financière. Et veut-on savoir quelle est, ici comme partout, la grande entremetteuse, celle qui rapproche le banquier véreux et les brigands de la finance de la foule de leurs victimes, c’est la grande corruptrice qu’on rencontre partout à l’œuvre autour de nous, tour à tour cynique et hypocrite, la presse, la petite presse surtout, la presse populaire à bon marché.

Il n’est pas vrai peut-être que jamais les abus de la spéculation n’ont été plus criminels et moins punis qu’aujourd’hui ; il est certain qu’ils n’ont, jamais, affecté un plus grand nombre de personnes, parce que, jamais, la spéculation n’a été à la portée de plus de mains. C’est encore là un des effets de la démocratie ; la vulgarisation de l’agiotage fait partie de son cortège habituel de biens et de maux. La spéculation, nous ne saurions trop le redire, s’est démocratisée, comme toutes choses; elle a pénétré au foyer des petits, elle a cessé d’être le privilège des grands. Tout a poussé à son développement ; et la diffusion de la richesse et la diffusion de l’instruction ; et le sentiment démocratique qui fait que chacun veut paraître; et la compétition universelle qui obstrue les avenues de toutes les carrières ; et la hâte de faire fortune, la rage de jouir, et de jouir vite ; et l’affaiblissement des traditions et des croyances anciennes, le relâchement de tous les freins moraux, le matérialisme pratique qui envahit toutes les âmes et toutes les classes. Tout y a contribué, jusqu’aux attaques quotidiennes des socialistes et des radicaux qui poussent le capital aux valeurs exotiques, jusqu’aux conversions de rentes, à la baisse du taux de l’intérêt, à la diminution des revenus fonciers et des revenus mobiliers qui contraignent capitalistes et petits rentiers à chercher des compensations dans les valeurs aventureuses ou dans les plus-values de portefeuille. L’abaissement des revenus joint au relèvement du taux de la vie est une des choses qui ont amené le plus de recrues à la Bourse.. Une femme du monde demandait à un banquier de lui indiquer des placemens. « Voulez-vous dormir? voulez-vous manger ? » répondit le banquier, lui donnant à entendre que, avec des valeurs de toute sécurité, elle ne pourrait tirer de son argent qu’un maigre intérêt. A la plupart des gens, il ne suffit pas de dormir ; ils veulent aussi manger ; c’est pour cela qu’ils se jettent, en si grand nombre, sur les mets frelatés au fumet provocant que leur sert, chaque jour, sur une table toujours garnie, l’art peu scrupuleux des maîtres-queux de la finance. Ne se rencontre-t-il pas, autour de la Bourse, des empoisonneurs publics que la sévérité de la loi pourrait atteindre ? N’y a-t-il point, dans le commerce des valeurs, comme dans celui des denrées alimentaires, des fraudes et des falsifications coupables que l’Etat, au nom de l’hygiène publique, aurait le droit et le devoir de punir? La loi, en un mot, remplit-elle sa mission de vigilance ? Et si le remède ne peut toujours venir de la loi, où faut-il le chercher? C’est ce que nous comptons examiner dans une prochaine étude.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue des 15 mars, 15 avril, 15 juin 1894, 15 février et 15 mai 1895, 15 avril et 1er mai 1896.
  2. Genèse, ch. XLI-XLVII.; voyez notamment ch. XLVII, 19-26.
  3. Aristote, Politique, l. I, ch. VII. On reprochait à Thalès sa pauvreté, et l’on en concluait que la philosophie ne servait à rien. Thalès, selon le récit d’Aristote, avait prévu, par ses connaissances astronomiques, qu’il y aurait, l’année suivante, abondance d’olives ; il se procura quelque argent, loua tous les pressoirs de Milet et de Chio à un prix modéré. Au moment de la récolte, il obtint de ses pressoirs le prix qu’il voulut, prouvant, ainsi, qu’il était facile aux philosophes de gagner de l’argent.
  4. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance au XIXe siècle, p. 232, a, sur ce point, donné l’opinion de saint Thomas d’Aquin, qu’ont suivie la plupart des théologiens modernes.
  5. Manuel du spéculateur à la Bourse, p. 4 (édition de 1859.
  6. M. Paul Leroy-Beaulieu, Précis d’économie politique, p. 270.
  7. Voyez les Manieurs d’argent à Rome, par Antonin Deloume: Paris, Thorin.
  8. Voyez M. Kahn, les Juifs de Paris sous Louis XV.
  9. Sur les Bourses de la Renaissance, M. Ehrenberg nous a donné des études d’un haut intérêt. Voyez notamment Die Weltbörsen und Finanzkrisen des XVIe Jahrkunderts (Fischer, Iéna), ouvrage analysé par M. A. Raffalovich dans l’Économiste français du 22 août 1896.
  10. La spéculation à la baisse ou à la hausse, même dans les cas où elle révolte le plus le sentiment public, a souvent son utilité. Ainsi de la spéculation sur les blés. Voyez, par exemple, A. Raffalovich, article Arbitrage, Nouveau Dictionnaire d’Économie politique. Il est douteux que le gouvernement allemand serve les intérêts de la nation en prétendant interdire les opérations à terme sur les blés.
  11. Voyez, par exemple, dans la Revue du 1er août 1893, l’étude de M. Raphaël-Georges Lévy intitulée : la Spéculation et la Banque.
  12. Cela seul nous ferait douter du bien fondé de projets de réglementation qui, en sanctionnant les marchés à terme, prétendent interdire toute convention dans laquelle l’intention commune des parties est d’exclure la livraison des denrées, marchandises ou valeurs mobilières sur lesquelles elles ne traitent qu’en apparence. Tel, par exemple, le projet présenté au Sénat de Belgique, en 1896, par M. Lejeune, ministre d’État. Outre qu’on ne voit pas comment on prouverait toujours quelle est l’intention des parties, et si l’objet du contrat se borne ou non à une simple différence de cours, on risquerait fort, avec un pareil système, d’enlever à la Bourse toute élasticité et toute puissance d’absorption.
  13. Faut-il rappeler ici que le gouvernement français, dirigé alors par un ministère radical, s’est cru obligé, sur la proposition de MM. Bourgeois et Doumer, d’exempter, en 1896, les rentes françaises de la plus grande partie de l’impôt sur les opérations de Bourse, afin de rendre au marché de nos rentes l’élasticité que cet impôt lui avait enlevée?
  14. Ainsi, en février 1894, certains députés imputaient à la coulisse la baisse des fonds russes. Voyez, par exemple, la discussion de la Chambre des députés du 24 février 1894. Interpellation de M. Jourde. Cf. la séance du 23 février 1893.
  15. La visite du tsar Nicolas II à la France, au mois d’octobre dernier, a encore fourni à quelques journaux l’occasion d’accuser la coulisse d’une conspiration contre notre crédit; on ne voulait pas admettre que les rentes françaises et les rentes-russes pussent baisser durant la visite impériale.