Le Règne de l’Argent
Revue des Deux Mondes4e période, tome 123 (p. 513-550).
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LE RÈGNE DE L'ARGENT

III.[1]
LE CAPITALISME ET LA FÉODALITÉ INDUSTRIELLE ET FINANCIÈRE

Nous vivons, je le veux bien, sous le règne de l’argent. A vrai dire, ce n’est pas là, nous l’avons montré, une royauté nouvelle. Ce qui est relativement nouveau et reste un des traits de nos sociétés modernes, c’est la prédominance, chez les peuples contemporains, de la richesse mobilière ou, comme disent certains, du « capitalisme ». La richesse a pris d’autres formes ; elle est devenue moins compacte, moins lourde, moins massive qu’autrefois ; elle ne tient plus au sol et ne fait plus corps avec lui. Elle s’est ou quelque sorte liquéfiée ; elle est devenue fluide, et elle coule, elle circule à travers le monde, avec une mobilité et un bouillonnement inconnus des âges antérieurs. C’est là, nous l’avons déjà remarqué, un phénomène de grande conséquence. Ce changement de nature de la richesse, dû à la fois aux découvertes scientifiques et au caractère industriel de nos sociétés, a, dans toute l’Europe, amené un déplacement de la fortune. Alors que, autrefois, la fortune demeurait, le plus souvent, aux mains des propriétaires fonciers, représentés, d’habitude, par la noblesse territoriale, il s’est formé une classe riche nouvelle, plus opulente, qui est en train de supplanter les aristocraties anciennes, et qui excite, en même temps, contre elle, les rancunes aristocratiques et les haines populaires. C’est ce qu’on appelle, vulgairement, d’un nom qui a fait fortune, la féodalité financière et industrielle. Cette féodalité nouvelle, grandie sur les ruines de l’autre, elle n’a point su, nous dit-on, se justifier par ses services, et elle menace le monde moderne d’un servage autrement lourd que celui de la glèbe seigneuriale.


I

Que, dans les sociétés modernes, la richesse mobilière tende à prédominer sur la richesse foncière, et que cette sorte de révolution économique ait des conséquences sociales multiples, personne ne le voudra contester. Dans la plupart des pays de l’Europe continentale, le capital foncier reste encore égal ou supérieur au capital mobilier ; mais, presque partout, la valeur de la terre demeure stationnaire ou décroît ; ou, si elle augmente encore, elle augmente moins vite que le capital mobilier. Au XVIIIe siècle, la terre était encore, partout, en Angleterre même, la source principale de la richesse ; au XIXe siècle, la valeur de la terre et celle des capitaux se balancent dans maintes régions de l’Occident ; au XXe siècle, la proportion sera renversée, au détriment de la terre, dans tous les pays riches. Déjà, dans la Grande-Bretagne, le sol en culture ne représente plus que la sixième ou la septième partie de la fortune nationale ; les maisons, la propriété bâtie, remportent sur elle. En France, la richesse nationale est estimée, par les statisticiens, à environ 200 milliards ; sur ce chiffre, les terres figurent en gros pour 80 milliards, les constructions pour 40, les valeurs mobilières pour 80 milliards[2]. Les pays relativement pauvres, — l’Italie, l’Espagne, la Hongrie, la Russie, — restent déjà les seuls où la terre et l’agriculture continuent à former la richesse principale. Partout cependant, en Amérique, comme en Europe, dans tous les États du moins qui ne sont pas écrasés par des charges fiscales excessives, la fortune mobilière va sans cesse grossissant, grâce à la fécondité des capitaux, qui tendent indéfiniment à en produire d’autres, par le travail, par l’esprit d’entreprise, par l’épargne.

Comparée à la richesse foncière, la richesse mobilière présente plusieurs traits qui la distinguent en bien ou en mal ; notons les plus saillans. En premier lieu, et par définition, la richesse mobilière est plus mobile ; elle se fait et se défait plus vite ; elle change plus souvent de mains, comme elle change d’aspect et de composition ; elle est sans cesse en transformation ; elle se réduit comme elle s’enfle, et s’affaisse comme elle s’élève. Pareille à la mer, elle a son flux et son reflux, ses accalmies et ses tempêtes ; elle monte et elle baisse sans repos, avec les variations incessantes des prix et les crises périodiques de l’industrie et du commerce. Par là même, elle ouvre à l’intelligence, à l’esprit d’initiative et à l’esprit d’aventure, aux bonnes et aux mauvaises passions, un champ que ne leur offrait point la richesse foncière, de sa nature pesante et stable, comme le sol sur lequel elle repose. La richesse mobilière vit de mouvement ; elle provoque l’imagination, elle stimule l’invention et fait sans cesse appel au calcul. Elle est, en grande partie, œuvre de l’esprit ; elle mot davantage en jeu les facultés intellectuelles ; elle invite à la spéculation et provient souvent de la spéculation, autant que du travail et de l’épargne.

Ce n’est pas à dire, comme le prétendent les socialistes, que la fortune mobilière soit toujours viciée dans son principe. Rien de plus faux : elle n’est pas, nécessairement, le produit du vol ou du jeu. Il n’est pas vrai qu’elle sorte uniquement du monopole, de l’accaparement ou de la spéculation ; et la spéculation même peut être souvent utile et légitime. Nous avons quelque honte à rappeler des vérités aussi simples ; mais il y a, en ces matières, jusque dans les classes qui se disent éclairées, tant de préjugés et de sophismes que nous y serons souvent contraints. Loin de toujours provenir de sources illicites, la richesse mobilière a cet avantage sur la propriété foncière d’être, plus manifestement, le produit de l’intelligence et de l’activité humaine. Elle est souvent, à la lettre, une création du génie de l’homme. On ne saurait lui faire l’objection adressée tant de fois, dès avant Henry George, à la propriété foncière, que l’individu n’a pas le droit de s’approprier les forces de la nature, partant les forces du sol. A cet avantage théorique s’ajoutent des avantages pratiques de grande conséquence. A l’inverse de la fortune territoriale qui ne peut s’étendre, ni se fractionner au-delà de certaines limites, la fortune mobilière est extensible, comme elle est divisible, à l’infini ; si bien que, jusque dans les pays les plus peuplés, on peut la dire accessible à tous.

Laissons les socialistes répéter, sur la foi de Marx-Mordecai, le juif allemand, que le capital mobilier est le fruit d’un prélèvement dissimulé sur le travail d’autrui ; ce n’est pas ici le lieu de discuter cette thèse, tant de fois réfutée par de plus compétens que nous[3]. Si l’on s’en tient aux faits, l’on voit que, au lieu d’appauvrir les travailleurs, la formation du capital tend partout à relever le prix du travail et le bien-être des travailleurs. Au rebours des théories de Karl Marx et de ce bon Tolstoï, les pays où le capital mobilier est le plus abondant, les pays où le capital grossit le plus vite, sont justement ceux où le travail manuel est le mieux rémunéré, où l’ouvrier est le mieux logé, le mieux nourri, le mieux vêtu, tout en fournissant le moins d’heures de travail. Au lieu d’empirer la situation des prolétaires, — comme ils aiment à se nommer pour protester contre l’ordre social dont ils se croient les victimes, — le capital améliore progressivement la situation matérielle de l’ouvrier, en rehaussant le taux des salaires. Que si l’on étudie l’histoire économique des cent dernières années, on découvre que les classes qui ont le plus bénéficié de la multiplication des capitaux sont celles qui se prétendent spoliées par le capital. En dépit des sophismes dont se repaît leur ignorance, elles le sentent elles-mêmes d’instinct ; c’est pour cela que les ouvriers affluent dans les pays à capitaux accumulés, délaissant les régions pauvres pour les pays riches, parce qu’ils savent que leurs bras y seront mieux rétribués. Nous ne saurions donc, comme le font, à la suite des socialistes, certains mystiques plus zélés qu’éclairés, condamner a priori, au nom de la morale et de la justice, le « capitalisme » et la richesse mobilière. Affirmer que le capital appauvrit les classes ouvrières, c’est encourir le démenti des faits, et mieux vaut ne pas se brouiller avec les faits.

Il n’est pas besoin de longs voyages pour s’apercevoir que l’ouvrier est plus pauvre dans les pays pauvres que dans les pays riches. Qui en doute n’a qu’à visiter les solfatares de Sicile ou les distilleries de Russie. Si, à tout prendre, depuis un siècle, depuis un tiers de siècle surtout, nous sommes témoins d’un exhaussement régulier de la condition des masses, nous le devons, avant tout, à la multiplication des capitaux[4].

Le capital est partout le pourvoyeur du travail. Selon le mot d’un savant catholique[5], l’accroissement de la fortune des classes hautes et moyennes, loin d’avoir déprimé la condition du peuple, est la cause directe, la cause mécanique de l’amélioration du sort des classes populaires. Encore une fois, nous sommes honteux d’insister sur des faits aussi patens ; mais nous y sommes condamné par les préjugés d’une partie du public. Les détracteurs du « capitalisme » ont beau dire, le capital n’est pas toujours un ogre affamé qui dévore tous les petits à sa portée ; il les nourrit de sa substance, plutôt qu’il ne s’engraisse de la leur. Ce n’est pas un arbre qui absorbe tous les sucs de la terre, épuise le sol et ne laisse rien pousser à son ombre. Au lieu de faire partout la pauvreté autour de lui, il tend plutôt à faire le bien-être, si l’on n’ose dire encore la richesse. Qui veut s’en rendre compte n’a qu’à comparer l’ouvrier italien, l’ouvrier espagnol, l’ouvrier russe, à l’ouvrier parisien, à l’ouvrier anglais, à l’ouvrier américain.

Autre vérité, trop ignorée d’en bas et trop oubliée d’en haut, vérité essentielle qu’il importe d’avoir sans cesse présente : le pouvoir de l’argent, avec la valeur du capital, décroît, à mesure que croît l’argent et que grandit la richesse. Tout au rebours, la valeur du travail va sans cesse en augmentant, à mesure que la richesse augmente. L’accroissement continu de la richesse tourne en quelque sorte contre les riches ; il se fait aux dépens du capital acquis, aux dépens des fortunes transmises en héritage, au profit du travail et de la main-d’œuvre. Le capital mobilier, en s’accumulant, tend lui-même à déprimer sa propre valeur : plus il grandit, plus son rendement baisse ; les capitaux nouveaux viennent diminuer le rapport des capitaux anciens. C’est là une des causes de la baisse du taux de l’intérêt ; la multiplication des richesses tend à réduire l’intérêt de l’argent, partant les revenus des riches. Si ce phénomène semble récent, nous en apercevons les effets partout autour de nous. L’indolent égoïsme du rentier ne gémit pas à tort : il devient, chaque jour, plus malaisé de vivre de ses rentes. Rentiers et capitalistes voient leurs revenus fléchir ; la richesse publique en croissant diminue le rendement des fortunes individuelles. Voilà encore un point par où les nouvelles fortunes mobilières et les anciennes fortunes territoriales diffèrent grandement. Avec la fortune mobilière, rien de semblable à la hausse continue de la rente de la terre, par le seul fait de l’accroissement de la population, telle que Ricardo avait osé l’ériger en loi, — avant que la vapeur et les importations des pays exotiques ne vinssent lui donner un démenti ruineux pour la propriété foncière. Ici, aucun doute : le rendement des biens mobiliers tend à décroître, à chaque génération, par suite de l’abaissement du taux de l’intérêt et de l’avilissement de l’argent. On compare souvent la fortune mobilière à une boule de neige qui va sans cesse grossissant : soit, si elle ne se repose point, si elle est laborieusement entretenue par l’épargne ou accrue par le travail. Sinon, c’est une boule de neige qui, au lieu de grossir, fond petit à petit au soleil, dès qu’elle reste inactive.

Pour grande que semble une fortune financière ou industrielle, fût-ce celle des Vanderbilt ou des Rothschild, une famille ne peut vivre indéfiniment dessus, sans déchoir rapidement. Avec la richesse mobilière, les lois économiques justifient bien vite la loi morale du travail. Si opulens qu’aient été vos aïeux, il ne suffit pas, pour que vous demeuriez riche, que vos pères vous aient laissé leurs richesses[6]. S’ils négligent de renouveler leur fortune par l’économie ou par l’intelligence, c’est-à-dire par l’effort personnel, les petits-fils des rois de l’or sont condamnés à voir leur situation s’amoindrir à chaque génération. En ce sens, la loi a beau garantir aux fils l’héritage paternel, la richesse ne se transmet pas longtemps. La nouvelle aristocratie d’argent, ce que vous appelez la nouvelle féodalité, est vouée à une décadence rapide, à moins qu’elle n’ait l’énergie de relever sans cesse le niveau toujours baissant de sa fortune. Le capitaliste, à l’inverse de ce qu’on attribuait jadis au propriétaire foncier, ne possède point de monopole qui lui assure à jamais les jouissances de la richesse. Le capital, l’odieux capital, loin d’engraisser naturellement sans rien faire, ou de garder son embonpoint dans le repos, le capital maigrit avec l’âge, perdant de son poids petit à petit, s’amincissant d’année en année, partout où il vit sur lui-même, sans se refaire par le travail ou par l’esprit d’entreprise. Dans la société capitaliste, l’oisiveté des pères est vite expiée par les enfans, car nulle famille ne peut vivre longtemps dans l’opulence, sur un même capital, si grand soit-il.

A quoi bon nous attarder à ces considérations générales ? Pour tout esprit libre, aucun doute : la fortune mobilière, la grande parvenue des temps modernes, n’est ni moins légitime dans son principe, ni plus nuisible dans ses effets que la noble douairière évincée par elle, l’aristocratique reine des sociétés d’autrefois, la richesse territoriale. Loin de là, on pourrait dire que la richesse mobilière favorise davantage le progrès dans toutes les classes, parce qu’elle est- plus accessible à tous, aux citadins comme aux ruraux. C’est, par excellence, la forme de la richesse dans la démocratie ; elle en sort et elle y mène. Elle a peine à se constituer en aristocratie durable, à se cristalliser en caste héréditaire, assise sur une base solide. Elle est, pour cela trop changeante, trop fluide. Elle n’offre pas, comme la terre, de support stable, de roc élevé sur lequel bâtir un massif donjon qui défie les siècles. C’est comme une glaise glissante sur laquelle il est malaisé de rien édifier de permanent. — Deux choses, en outre, caractérisent la richesse mobilière et lui donnent sur la propriété foncière un double avantage : son extensibilité et sa divisibilité. Elle est extensible, et elle est divisible, à l’infini, — si bien que, avec les progrès de la civilisation et de la richesse, chaque famille peut espérer en avoir sa part, et une part croissante. A l’inverse de la propriété territoriale, on peut la fractionner, la hacher en parcelles intimes (ce que font les sociétés par actions) sans en entraver la productivité.

Ici l’on nous arrête. — Assez raisonner ! nous crient socialistes et « sociologues » de gauche et de droite. Tout cela peut être vrai en théorie ; tout cela même peut sembler vrai en fait, si l’on envisage le cours de l’histoire ; mais ce qui nous touche, c’est ce qui se passe sous nos yeux, ce dont nous sommes témoins, chaque jour, autour de nous, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Europe, en Amérique. Or, que voyons-nous, depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout ? Contrairement aux prédictions des économistes, le capital, au lieu de se répandre en tous sens, tend, presque partout, à s’agglomérer en un nombre de mains de plus en plus restreint. Au lieu de la diffusion de la richesse annoncée par la théorie, nous assistons à une concentration croissante de la richesse. Et ainsi surgit de nos démocraties, vainement émancipées des privilèges féodaux, une féodalité nouvelle, non moins puissante que l’ancienne et peut-être plus oppressive, parce que, à l’inverse des seigneurs du passé et des chevaliers bardés de fer, les seigneurs de l’usine et les hauts barons de la finance ne connaissent d’autre loi que l’amour du lucre, ne songeant qu’à exploiter les serfs de la fabrique et à rançonner le bourgeois des villes ou le manant des campagnes. A l’opposé de la féodalité issue de l’épée, cette féodalité du comptoir ou de la Bourse n’achète la jouissance de ses richesses d’aucun service social ; elle s’arroge des droits, sans se reconnaître de devoirs. Mieux valait encore l’aristocratie territoriale. Car la fortune mobilière, au regard de la fortune territoriale, a ce désavantage, pour la société, qu’en volatilisant la richesse, en la rendant en quelque sorte immatérielle, elle l’affranchit, vis-à-vis du peuple et vis-à-vis de la patrie, des charges qui lui incombaient, aux époques où la richesse faisait corps avec le sol. Le joug de la féodalité d’argent est d’autant plus dur qu’elle est souvent impersonnelle, anonyme, partant insensible ; qu’elle ne connaît pas ceux qu’elle écrase, n’ayant ni yeux pour les voir, ni oreilles pour les entendre, sourde aux gémissemens qu’elle provoque et aveugle aux pleurs qu’elle fait couler. Aussi ne vous étonnez point si cette féodalité mercantile est devenue plus odieuse aux peuples qu’aucune aristocratie du vieux temps. Elle a soulevé une aversion universelle ; toutes les classes lui sont presque également hostiles. Elle a, contre elle, et les haines accumulées des masses populaires qu’elle asservit, et la jalousie passionnée des noblesses anciennes dont elle usurpe la place, et les justes rancunes de la petite et moyenne bourgeoisie qu’elle est en train de dépouiller.

Et ce n’est pas tout ! A en croire certains, cette féodalité de l’argent a une autre ressemblance avec la féodalité de l’épée, et une autre infériorité vis-à-vis des barons du moyen âge. On sait que, à la veille de la Révolution, beaucoup de Français du tiers et de la noblesse se représentaient la féodalité comme une institution d’origine étrangère, importée des forêts de la Germanie par les invasions teutoniques. Ainsi, aujourd’hui, parmi ceux qui dénoncent le plus bruyamment la féodalité nouvelle, beaucoup nous la dépeignent comme une institution étrangère à notre sol et antipathique à notre race, comme le produit exotique d’une autre invasion, d’une conquête sournoise qui s’effectue, clandestinement, sous nos yeux d’aveugles. A les entendre, comme la féodalité médiévale était d’essence germanique, la féodalité moderne est d’essence sémitique. La Révolution n’aurait affranchi le sol gaulois du joug de la première que pour le laisser tomber sous la domination de la seconde. Nous n’aurions fait que changer de servitude, et l’esclavage présent serait pire que l’ancien. Car, en dépit de ses origines, la féodalité germanique avait réussi à se nationaliser parmi nous ; elle avait pris racine dans la terre des Gaules ; elle était devenue française et patriote, tandis que la féodalité sémitique nous demeure étrangère, par l’esprit, comme par le sang et par les intérêts. Elle n’est point nationale et ne saurait le devenir ; elle a des suçoirs pour pomper tous les sucs du sol, mais pas de racines pour s’y implanter. En dépit du mince vernis dont elle se recouvre, elle n’a point de patrie, elle ne se naturalise point : elle est cosmopolite ; et, par là, elle reste aussi inférieure à la féodalité guerrière, au point de vue national qu’au point de vue social. Elle est non moins nuisible à l’Etat qu’au peuple ; et tant qu’elle sera debout, ni l’Etat ne saurait reprendre son indépendance, ni le peuple recouvrer sa liberté. — Voilà bien des griefs, et je ne sais s’il nous sera possible de les examiner tous aujourd’hui. Voyons, d’abord, ce que vaut ce rapprochement entre le présent et le passé, entre notre régime industriel et le régime féodal.


II

Elle est déjà ancienne, cette expression de féodalité financière et industrielle. Qu’elle nous vienne de Saint-Simon ou de Proudhon, elle est, à tout le moins, vieille d’un demi-siècle. Il est vrai qu’elle a fait du chemin depuis que Proudhon l’a lancée dans le monde, comme une de ces formules tapageuses dont cet assembleur de paradoxes se plaisait à scandaliser les oreilles bourgeoises[7]. Pour être devenue courante, la formule proudhonienne en est-elle plus juste ? Les nations modernes ont-elles, déjà, vraiment, enfanté une féodalité nouvelle ? ou n’est-ce là qu’une vague et vide métaphore ? Oui et non, selon les points de vue. Il est permis de découvrir des ressemblances plus ou moins ingénieuses entre la grande industrie moderne ou la haute banque contemporaine et la féodalité ancienne. Je n’oserais dire que ce soit là pur jeu d’esprit ; encore, l’industrie se prête-t-elle plus à pareil rapprochement que la finance. Des mines, des filatures, des hauts fourneaux, qui comptent des centaines et des milliers d’ouvriers, forment, si l’on veut, une sorte de fief bourgeois, — à la condition, bien entendu, de ne pas trop presser le sens des termes. Prétend-on retrouver, dans la société contemporaine, l’équivalent des comtés, des duchés d’autrefois, ce ne peut être ; ailleurs. Les chefs d’industrie, les grands manufacturiers ont beaucoup plus de ressemblance avec les barons du moyen âge que les gentilshommes de vieille race qui n’ont gardé, de leurs ancêtres plus ou moins authentiques, que des titres vides, vains souvenirs de choses mortes. Si quelque chose, dans notre société, correspond aux seigneurs, aux Herren, aux Ricos Hombres des époques féodales, c’est assurément le grand fabricant, le manufacturier qui, dans l’enceinte de ses usines, exerce sur des centaines d’hommes un pouvoir réel. Ils ont beau, ces grands industriels aux noms roturiers, ne pas avoir toujours conscience de leur rôle historique (Saint-Simon et les saint-simoniens avaient en vain essayé de la leur donner), ils sont, à bien prendre, la vraie noblesse, l’aristocratie effective de la société moderne ; les autres, les héritiers ou les usurpateurs des écus armoriés, ne sont guère que le décor frivole de la vie mondaine et les ombres élégantes d’un passé évanoui.

Mais est-il vraiment sorti de la société nouvelle, avec une nouvelle aristocratie, une nouvelle féodalité ? Qu’on s’en attriste ou qu’on s’en réjouisse, cela est douteux pour qui n’est pas la dupe de vagues analogies. Rien, à tout prendre, — et, si nous étions sages, peut-être l’aurions-nous à regret, — rien de moins féodal que notre société moderne. Je ne vois pas que la France contemporaine ressemble à un donjon baronial ou à un manoir seigneurial, dans lequel la démocratie ait fait irruption sans pouvoir l’aménager à son usage. Entre notre société et la féodalité historique, j’aperçois, d’abord, une première et grave différence qui touche toute la vie politique et, par elle, toute la vie sociale. Sous le régime féodal, l’autorité et la propriété étaient, d’habitude, confondues ; la souveraineté était liée à la possession de la terre. C’était là un des caractères essentiels de la féodalité ; or, rien de pareil dans notre société. Le pouvoir ne suit point la fortune mobilière, comme il suivait autrefois la propriété foncière ; le droit de commander n’appartient pas, de jure, à l’argent et à la grosse maison bourgeoise, comme il appartenait autrefois à la terre et au château. A cet égard, loin de rappeler la féodalité, notre société en est tout l’opposé. La propriété, la richesse, comme telle, n’a aucun privilège dans l’Etat. Les droits et facultés que la France du moyen âge attribuait au seigneur féodal, que l’Angleterre du XVIIIe siècle concédait au lord ou au squire, la France contemporaine ne les accorde point au gros industriel ou au gros commerçant. Le millionnaire n’a nulle part, chez nous, le droit de haute et basse justice ; il n’est ni administrateur, ni juge de droit comme l’était, naguère encore, dans sa paroisse ou son comté, le squire anglais. En ce sens, il s’en faut que nous soyons sous le règne de l’argent. En ce sens, la richesse n’est plus qu’une reine détrônée ; et jamais l’argent n’a été moins souverain. Quand nous disons qu’il règne sur nous, c’est au moral surtout, c’est sur nos cœurs et sur nos âmes. En droit, il n’a aucun pouvoir dans l’Etat ; il n’exerce sur lui qu’une influence indirecte, par séduction ou par corruption. Le souverain, c’est le nombre, le suffrage universel, c’est-à-dire la foule, ceux qu’on assimile, gratuitement, aux vilains ou aux serfs des temps féodaux.

Le suffrage universel, l’omnipotence du nombre, deux choses qu’il n’est point permis d’oublier quand on parle de la féodalité industrielle, ou du règne de l’argent. Ne dites point : Ceci tuera cela ; il faudrait plutôt dire l’inverse. Le suffrage universel est la négation du système féodal, et de toute oligarchie. La France, l’Angleterre surtout, ont connu un régime sous lequel l’aristocratie d’argent, grâce au cens électoral, était maîtresse du parlement et du gouvernement. Que ces temps sont déjà loin ! Toute trace de ce régime d’oligarchie bourgeoise a disparu de la France. Nous sommes en train de lui en substituer un autre tout contraire. On pourrait dire que tout l’effort de notre démocratie, au XIXe siècle, a été d’opérer un divorce légal entre la propriété et l’autorité, entre la fortune et le pouvoir. Le divorce a été prononcé ; elles ne sont pas rares, déjà, les localités où l’argent est d’un côté, et le pouvoir de l’autre. Dans les centres industriels qu’on nous dépeint comme leurs fiefs, les chefs d’industrie n’arrivent pas toujours à se faire nommer conseillers municipaux. Les temps approchent où les dépenses et les impôts de l’Etat et des communes seront, d’habitude, votés par ceux qui ne les payent point. A aucune époque, sous aucun régime, la fortune n’a eu moins de droits, et moins de garanties. Ses ennemis s’en réjouissent et la regardent, déjà, comme une proie sans défense qu’ils s’apprêtent à dévorer.

Les riches, dira-t-on, possèdent des moyens d’influence indirects. Par leur fortune et par la clientèle groupée autour d’eux, ils conservent, malgré tout, dans la commune ou dans l’Etat, un ascendant supérieur à leur nombre. Les lois ont beau l’avoir dépouillé de tout privilège, il n’est pas toujours vrai que le vote du riche ne pèse point davantage que celui du pauvre. Le grand propriétaire, le grand industriel entraînent, après eux, de nombreux suffrages dont ils disposent presque à leur gré. — Je voudrais, pour la France, que cela fût encore une vérité ; mais, en bien des contrées, dans les centres industriels notamment, cela est déjà de l’histoire ancienne. Ils se font rares les patrons qui mènent leurs ouvriers au scrutin, comme les patriciens romains conduisaient au forum leurs cliens. En mainte région, les ouvriers votent, ostensiblement, contre leurs patrons. Le patron est, pour eux, l’ennemi ; et ils le lui montrent à coups de bulletins. Nous touchons, ici, à une autre différence entre notre société et la société féodale, et ici encore, au lieu d’une ressemblance, nous ne trouvons entre elles qu’un contraste.

La féodalité était, essentiellement, une hiérarchie sociale. Or, peut-on dire que nous possédions, aujourd’hui, une hiérarchie sociale, sanctionnée par les lois, ou consacrée par les mœurs ? Non, sans doute ; cela manque manifestement à notre société ; et certains lui en ont fait un reproche. A l’inverse de l’épée et de la propriété territoriale, l’industrie, la finance, le commerce, les grandes puissances du monde contemporain, n’ont pas su fonder une hiérarchie des classes, une hiérarchie du travail, avec une gradation des rangs et des droits. Ce qu’ils n’ont pu faire jusqu’ici, je doute qu’ils y parviennent jamais. C’est là, aux yeux de beaucoup, la grande infériorité de notre état social ; c’est parce que la société nouvelle n’a pas su se solidifier, se cristalliser en classes, en rangs, en états échelonnés, qu’elle est si agitée, si divisée, si instable, si précaire. La grande industrie avait-elle en elle-même les élémens d’une classification sociale, à cadres stables, elle n’a pas réussi à les coordonner ; elle est restée à l’état fluide. Par là, et c’est le point capital, au lieu de reproduire la féodalité, elle est en opposition avec la féodalité. Ce qui nous fait précisément défaut, pourraient dire les admirateurs du passé, c’est une féodalité industrielle, c’est-à-dire une organisation sociale ; et c’est parce que nous n’en possédons point, que nos sociétés modernes, à peine vieilles d’un siècle, restent exposées à toutes les convulsions et les révolutions. Ainsi la mer agitée par tous les vents.

Quant à ceux qui dénoncent, avec le plus de passion, la mercantile féodalité industrielle, ils oublient, s’ils l’ont jamais su, ce qu’était la féodalité aux époques de sa force. Ils ne voient dans le grand nom dont ils affublent l’égoïste aristocratie d’argent qu’un sobriquet injurieux, fait pour soulever, contre les seigneurs de l’usine ou contre les princes de la finance, les haineuses révoltes des masses. On sait si peu, chez nous, ce qu’était le régime féodal ; l’enseignement, tel qu’il est donné aux enfans du peuple, est plus propre à en obscurcir la notion qu’à l’éclairer. Autrement, nous sentirions qu’en les assimilant aux seigneurs féodaux, nous faisons, aux rois du commerce et de l’industrie, beaucoup plus d’honneur qu’ils n’en méritent. Car la féodalité fut, en son temps, une chose grande et noble, à laquelle, malgré tous leurs services, ni la grande industrie ni la haute finance ne sont dignes d’être comparées. Elles n’ont, pour cela, d’habitude, ni assez d’ampleur, ni assez de stabilité, ni assez de générosité d’âme, ni assez de hauteur de vues et de noblesse de cœur. Elles n’ont surtout pas assez conscience de leur fonction ; elles n’ont pas assez le sentiment de leur responsabilité. Elles commencent à peine à se douter qu’elles peuvent avoir une mission sociale. Prenez la féodalité chrétienne, au contraire, à l’époque de Philippe-Auguste ou de saint Louis, quand elle était encore digne de son rôle, — et non pas la noblesse enrubannée et pensionnée de l’ancien régime, pourvue de privilèges que ne justifiaient plus ses services et devenue une sorte de parasite de cour. Qu’est-ce que la féodalité ? une hiérarchie, avons-nous dit ; non pas seulement une hiérarchie des rangs, une échelle des classes et conditions, mais une hiérarchie des droits et des devoirs, une échelle graduée de patrons et de cliens, le long de laquelle, du haut en bas de la société, du roi au serf, le seigneur doit aide et protection à son vassal, et le vassal, en retour, aide et fidélité à son suzerain. Ce n’est point là, me semble-t-il, le spectacle que nous offrent l’industrie et la finance contemporaines. Où voyons-nous, dans nos usines, cet échange affectueux de mutuels services, cette gradation et cette réciprocité des droits et des devoirs, entre les chefs et les subordonnés ? Où se retrouvent, hélas ! dans nos mines ou dans nos manufactures, la foi et le loyal hommage sur lesquels a reposé, durant des siècles, toute l’Europe féodale ? Et qui oserait dire que les sentimens des ouvriers ou des contremaîtres envers leurs patrons soient ceux de fidèles vassaux envers leur suzerain ? Ce qui manque entre eux, c’est ce qui faisait la force de la féodalité, un lien moral.

Supposez un instant, comme l’imaginait un jour M. Emile Montégut, que la grande industrie, avec la vapeur et les machines, est née au moyen âge. Les rapports du maître et de l’ouvrier eussent été fort différens. C’est alors que le monde eût vu une féodalité industrielle. « Il y aurait eu un chapelain dans les manufactures. Maîtres et ouvriers se fussent agenouillés au pied des mêmes autels. Sous cette influence morale, une hiérarchie du travail se fût organisée, des droits et des devoirs mutuels seraient nés. En retour de l’obéissance et du travail de son serviteur, le maître aurait étendu sur lui sa protection[8]. » Une véritable féodalité industrielle, une hiérarchie des rangs, librement acceptée, n’eût pu en effet se former qu’à l’abri de l’Eglise, sous le couvert de la religion. Ils en ont le sentiment, ceux de nos réformateurs modernes qui veulent baptiser l’usine et christianiser l’industrie. C’est une des choses qui soulèvent contre eux les défiances des masses, impatientes de toute hiérarchie. Quoi qu’il en soit, il suffit de cette supposition de M. Montégut pour faire comprendre à quel point notre société industrielle diffère de la féodalité. Elle n’a rien de ce qui faisait le prix et la vertu du régime féodal, de ce qui, en dépit de tous les abus, l’a fait durer tant de siècles. Elle n’en a ni la valeur morale, ni l’efficacité sociale. Car il y avait un principe spirituel, il y avait une âme dans la féodalité ; et c’est ce qui fait défaut à nos sociétés industrielles, malgré tous les efforts d’hommes généreux pour leur en insuffler une.

Notre société industrielle n’a pas d’âme. Par là, force est bien de le confesser, elle est inférieure à la société féodale. Entre les employés et les employeurs, il n’y a guère que des liens matériels, le lien du salariat entre la main qui paye et les mains qui sont payées ; et toutes les tentatives pour nouer entre eux des liens moraux sont, hélas ! demeurées impuissantes. Ce n’est pas qu’il n’y ait, dans ce sens, d’énergiques et méritoires efforts. Des chefs d’industrie, dont le nombre grandit tous les jours, s’appliquent à prendre sur eux les devoirs multiples d’un patronage véritable ; mais, loin de s’en applaudir, les ouvriers sont plutôt enclins à s’en offusquer. Si le chef d’industrie montre quelque disposition à devenir un patron, un protecteur effectif, l’ouvrier n’en montre guère à devenir un protégé, un vassal, un client. Contraint par la nécessité d’accepter du travail d’un maître bourgeois, il n’accepte point de subordination morale. Il s’estime, dans son cœur, l’égal de son maître ; et s’il lui faut obéir, il préfère se regarder comme un serf, un esclave assujetti par la force et guettant l’heure de la révolte. Mais, en cela, il se trompe, lui aussi ; il est la dupe de son orgueil blessé. Quoi qu’il veuille nous en faire accroire, il n’est pas serf ; il n’a rien des adstricti glebæ ; il n’est pas enchaîné à la glèbe de l’usine ; il est maître de ses bras et de sa personne ; et il le montre assez, par ses grèves et ses coalitions.

Qu’on prenne la féodalité par ses grands aspects, ou par ses côtés sombres ; qu’on s’en fasse un idéal de société hiérarchique, ou qu’on la maudisse comme un régime d’oppression, nos sociétés industrielles en diffèrent profondément, radicalement. Elles ne lui peuvent être comparées ni en bien, ni en mal : elles ne méritent ni cet honneur, ni cette injure. Et ce n’est point vers une féodalité qu’évoluent, en ce moment, nos sociétés modernes. Tout au rebours, au lieu des sentimens de foi et de solidarité qui liaient le seigneur à ses hommes et le vassal à son suzerain, l’esprit de défiance et de haine, d’inférieur à supérieur, d’ouvrier à patron, souffle presque partout sur nos ateliers. La devise féodale était : « Dieu et mon seigneur ; » leur devise est : « Ni Dieu ni maître. » Il y a dans chaque ville, dans chaque usine, comme une guerre intestine, guerre sourde ou déclarée, entre maîtres et ouvriers. Nos sociétés industrielles n’ont pas su enfanter de hiérarchie, partant de féodalité ; les modernes ne connaîtront plus de cadres sociaux gradués sur une échelle fixe. Il est maintenant trop tard ; l’usine et la fortune mobilière ne nous rendront point ce qu’avaient donné au moyen âge le château fort et la propriété foncière. Si, à travers notre anarchie morale, on entrevoit une tendance à de nouveaux groupemens des forces sociales, ce n’est point dans le sens féodal, hiérarchique, mais dans un sens tout différent et un esprit tout opposé.


III

Au point de vue moral, comme au point de vue politique, pour qui considère les sentimens et les idées, les bases spirituelles sur lesquelles reposent les sociétés, je ne vois rien de moins féodal que la France contemporaine. En est-il autrement, sous le rapport économique, quand on examine la diffusion de la richesse et de la propriété ? Si l’industrie et la finance modernes n’ont pas su ramener les sociétés contemporaines à l’esprit hiérarchique du moyen âge ; si le banquier et le manufacturier n’ont pas su créer, dans l’État, le « pouvoir industriel » rêvé par Saint-Simon, est-il vrai que la concentration des capitaux a reconstitué une sorte de féodalité matérielle, d’autant plus lourde et plus oppressive qu’étant sans âme et sans tradition, elle a tous les vices de la féodalité ancienne, sans en connaître les devoirs et sans en posséder les vertus ?

Aux yeux du grand nombre, aux yeux de tous ceux qui jugent d’après les apparences, la chose est claire. En dépit de la suppression des privilèges, malgré les lois de succession qui semblaient devoir assurer le morcellement des fortunes, la richesse tend, de nouveau, à se ramasser aux mains de quelques-uns. Industrie, finance, commerce, les petits sont partout dévorés par les grands. L’argent va à l’argent, comme le fer à l’aimant ; la fortune mobilière tourne à un monopole de fait, au profit de quelques hauts et puissans seigneurs qui accaparent toute la richesse publique et tiennent dans leur dépendance les peuples et les gouvernemens. Les masses populaires sont asservies, les classes moyennes sont menacées de disparaître. Comme la grande féodalité s’était constituée aux dépens des possesseurs de petits fiefs, on nous assure que la moderne féodalité, industrielle et financière, se constitue, sous nos yeux, aux dépens de la petite bourgeoisie[9]. C’est là un des axiomes du socialisme ; et c’est devenu un des lieux communs favoris des moralistes de la chaire et du journal.

On va répétant que la richesse s’accumule dans les coffres-forts de quelques Crésus, et que le « capitalisme » aboutit à l’enrichissement des riches et à l’appauvrissement des pauvres. Le pape Léon XIII, lui-même, n’a pas craint de nous représenter la richesse « affluant dans la main du petit nombre, tandis que l’indigence reste le lot de la multitude ; divitiarum in exiguo numero affluentia, in multitudine inopia[10]. Et plus loin, dans la même encyclique, Rerum novarum, le Saint-Père nous montrait « le monopole du travail et des effets de commerce devenu le partage d’un petit nombre de riches et d’opulens (opulenti ac prædivites perpauci) qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires »[11]. Monopole et accaparement d’un côté, indigence et asservissement de l’autre, c’est presque le tableau que font de notre société les socialistes condamnés par le Saint-Père. Ce n’est plus le régime féodal, sanctionné si longtemps par l’Eglise ; ce serait, sous des formes menteuses, l’antique esclavage des sociétés païennes. Si un pareil langage devait se prendre à la lettre, s’il n’y avait réellement, en face les uns des autres, qu’une poignée de riches, maîtres absolus de l’industrie, et une multitude de prolétaires réduits à l’indigence, rien ne saurait plus nous sauver. Jacqueries et guerres serviles, tel serait l’horoscope du XXe siècle.

Des seigneurs et des serfs, pour ne pas dire des esclaves, sans échelons intermédiaires entre eux ; des maîtres dont le nombre va sans cesse diminuant, des esclaves dont le sort va tous les jours empirant, est-ce bien là l’image fidèle de la société moderne ? Ecartons les généralités dont les brouillards obscurcissent toutes les questions ; défions-nous des lieux communs oratoires. Pour se rendre compte des phénomènes sociaux, il faut avoir la patience de les analyser, avec les balances de la statistique et avec le microscope des monographies. Hors de là, rien n’est sûr. Y a-t-il vraiment concentration des richesses, et, si cela est, en quel sens et dans quelles mains ?

Deux lois semblent dominer le monde moderne, le monde économique surtout : la concurrence vitale et la concentration des forces ; mais la seconde n’est pas toujours la suite de la première. Elle a ses causes propres. Finance, industrie, commerce, partout, depuis un siècle, les capitaux et les engins de production tendent à se concentrer ; rien de plus vrai. La raison en est aux choses, plus qu’aux hommes, aux nécessités de l’industrie et du commerce, aux conditions mêmes de la production ; et non au capitalisme, à notre état social, à notre régime économique, à nos lois bourgeoises ; car nos codes bourgeois poussent plutôt au morcellement des forces et des fortunes. Ce qui a le plus travaillé à cette concentration industrielle et financière, nous le savons bien : c’est la vapeur qui a substitué la grande industrie à la petite ; c’est la houille et les moteurs mécaniques qui ont dressé vers le ciel des cheminées, hautes comme les clochers, et rassemblé des multitudes, de tout âge et de tout sexe, en de mornes usines, aussi vastes que des cathédrales. A prendre le jargon des « sociologues », la faute en est au « machinisme » plutôt qu’au « capitalisme ». Et pour détrôner la grande manufacture et décentraliser l’industrie, pour restaurer l’ancien régime des petits patrons et des petits ateliers, il ne faudrait rien moins qu’une autre révolution dans la mécanique, comme la découverte de moteurs nouveaux, électriques ou autres, capables de « démocratiser » la force motrice, de la mettre à la portée des humbles et des isolés, de la distribuer à peu de frais jusqu’aux ateliers de famille, à l’établi de l’ouvrier, à la machine à coudre de l’ouvrière. Encore, la production en grand, l’association des forces et des capitaux présentera toujours de tels avantages qu’aucune invention peut-être ne prévaudra contre la grande manufacture. Les donjons des seigneurs et les tours crénelées du château féodal ont pu être rasés par les bandes noires ; les vulgaires usines de briques, aux murs enfumés, survivront à toutes nos révolutions.

Le grand commerce et la banque ont marché de pair avec l’industrie, stimulés par des causes analogues. Les travaux publics, les chemins de fer, la navigation à vapeur, les mines et la métallurgie, les transformations mécaniques de l’industrie exigeaient la création de grandes compagnies. Et comme il fallait réunir d’immenses capitaux pour construire et pour exploiter les nouveaux engins de production, il fallait de grandes banques pour fonder ou pour soutenir les grandes compagnies et les grandes sociétés industrielles. L’État lui-même, par ses dépenses toujours croissantes, l’Etat moderne, presque également prodigue pour la paix et pour la guerre, l’Etat démocratique, avec son insatiable besoin d’argent, avec ses déficits chroniques et ses incessans appels au crédit, l’Etat, tout le premier, a contribué plus que personne à l’essor de la haute banque. Et de fait, ce que vous appelez la féodalité financière est né et a grandi avec les emprunts d’Etat, au lendemain des guerres napoléoniennes.

Plus tard, enfin, est venu le grand magasin, l’énorme et bourdonnant bazar de l’Occident qui, dans ses galeries au luxe criard, réunit les marchandises dispersées naguère chez mille commerçans. De tous les châteaux de la nouvelle féodalité, ce banal palais, édifié sur les ruines des petites boutiques, est peut-être celui qui provoque le plus de jalousies et le plus de rancunes. N’importe ; par les facilités assurées au public, les grands magasins ont conquis sa faveur, et rien désormais ne les lui fera déserter. — Ainsi donc, impossible de le nier ; heureux ou regrettable, il s’est produit, pour des causes analogues, dans toutes les branches de l’activité économique, un mouvement de concentration qu’il est presque aussi facile d’expliquer que de constater[12]. Cette concentration industrielle et commerciale ne s’est pas opérée sans faire de victimes. Des classes entières en ont pâti ; de nombreuses familles, ouvrières ou bourgeoises, ont vu leurs conditions d’existence brusquement transformées. L’évolution industrielle et commerciale, utile et féconde au point de vue économique, a parfois amené une perturbation sociale. Là où les petits ateliers cédaient la place aux usines monumentales et les humbles boutiques aux vastes bazars, les petits patrons étaient forcément convertis en employés, en commis, en contremaîtres, parfois en simples ouvriers. Des hommes autrefois indépendans, vivant chez eux en famille, sont contraints de travailler au dehors, pour le compte d’autrui. De son côté, l’ouvrier, l’ancien compagnon qui mangeait à la table de son maître, s’est vu enrégimenter en d’anonymes brigades de travailleurs ; il a dû renoncer à l’espoir d’arriver au patronat. N’avons-nous pas là un équivalent moderne de l’évolution d’où est sorti le régime féodal ? — Ici, en effet, les analogies sont réelles ; mais, à travers les ressemblances, que de différences encore !

Anciens patrons et anciens compagnons sont-ils bien, comme on nous le dit, devenus les serfs, les corvéables de l’usine ou des grands magasins ? Remarquez que, pour ce qui est de l’usine, personne ne songe à la fermer. Nous pouvons déplorer l’extension des grandes manufactures ; aucun de nous n’aurait l’idée de les mettre sous les scellés, comme naguère les chapelles des jésuites. Les socialistes eux-mêmes ne rêvent que d’en chasser le patron ; et notre préoccupation, à tous, est uniquement d’y relever la situation matérielle et morale de l’ouvrier. Et quand ce relèvement ne s’accomplirait pas, petit à petit, sous nos yeux, pouvons-nous, en bonne justice, assimiler nos ouvriers à des serfs, tenus dans un esclavage légal ? Qu’importe, disent les socialistes, que la loi considère l’ouvrier comme un homme libre, si les nécessités économiques le maintiennent dans la dépendance d’un maître ? Soit ; mais l’ouvrier est-il donc, vraiment, dans une dépendance servile ? La société bourgeoise le livre-t-elle sans défense à l’arbitraire du capital dont la faim le contraint à subir les conditions ? Passe encore quand les ouvriers, isolés à dessein par la loi, ne possédaient ni le droit de coalition, ni le droit d’association ; mais ce temps est déjà loin. L’association a mis aux mains des prolétaires une arme qui leur permet de lutter contre le capital. Trades unions et syndicats veillent, avec un soin jaloux, à ce que l’ouvrier ne soit ni serf ni esclave ; et, de fait, ni à Paris ni à Londres, l’ouvrier n’a le cœur ou l’attitude d’un serf.

Elles ont bien changé, depuis quelque vingt ou trente ans, les relations d’ouvrier à patron. Ce qui restait des anciennes mœurs patriarcales tend à disparaître, et cette révolution, qui partout dresse l’ouvrier en face du patron, est une conséquence directe de la concentration industrielle.

Qu’on veuille bien y réfléchir, les ouvriers des grandes manufactures, ces soi-disant serfs de l’industrie capitaliste, ce sont eux qui, par la faculté de faire masse, ont appris aux classes ouvrières à tenir tête au capital. L’ouvrier de nos jours est souvent plus à plaindre dans la petite industrie que dans la grande ; car les travailleurs isolés ont plus de peine à se défendre contre les exigences du patron et contre la tyrannie des exploiteurs. C’est parmi eux surtout que sévit le sweating system[13]. La mobilisation des ouvriers en armées industrielles, enrégimentées par les grandes manufactures, leur a donné la force et la conscience de leur force. Séparés par les cloisons des petits ateliers, ils étaient comme une poussière humaine sans cohésion et sans consistance. L’usine les a réunis, aggloméré en masse compacte ; des travailleurs dispersés, de la main-d’œuvre éparse, elle a fait un bloc solide, cimenté par le sentiment de la solidarité. Les ouvriers ont appris à penser et à vouloir en commun ; ils ont formé un organisme vivant. Ils sont déjà une puissance dans l’Etat. S’ils ne peuvent toujours, à leur gré, faire monter le taux des salaires et baisser le nombre des heures de travail, ils ont forcé les chefs d’industrie à débattre avec eux, patiemment, les conditions du salaire et du travail. Au lieu d’une cause d’asservissement, la concentration industrielle est devenue, pour l’ouvrier, un principe d’émancipation. Grâce à l’usine, ce que n’eussent pas osé rêver ses ancêtres, ce prétendu serf de la machine ne craint pas d’entrer en lutte avec les grands soigneurs de l’industrie. Déjà souvent il prétend, à son tour, faire la loi. Cette fabrique, construite et outillée aux frais du capital, les prolétaires salariés par le fabricant réclament le droit de la régenter. Pour un peu, beaucoup diraient déjà : La maison est à nous, c’est à vous d’en sortir.

La concentration commerciale a-t-elle eu les mêmes effets que la concentration industrielle ? Oui et non, peut-être parce que l’évolution commerciale étant moins avancée et moins générale, elle n’a pu encore sortir toutes ses conséquences. Ici, l’autorité du maître est d’habitude restée intacte, et les victimes temporaires de la concentration des grands magasins n’y ont pas toujours trouvé les mêmes dédommagemens que dans la grande fabrique. Patience, le temps viendra où les gros commerçans devront, eux aussi compter avec les syndicats de commis, et avec les syndicats ouvriers[14]. En attendant, l’évolution est trop récente pour qu’il n’en reste pas, dans certaines couches, un malaise prolongé. A qui se voit contraint de fermer boutique, à l’honnête marchand du faubourg Saint-Germain ou de la Chaussée-d’Antin, qui, au lieu de léguer sa maison à ses fils, est obligé de solliciter pour eux une place de commis de nouveautés, le grand magasin doit paraître une invention diabolique. Aussi je ne m’étonne pas des doléances du petit commerce. Mais à qui doit-il s’en prendre ? Au capitalisme ? Je n’imagine toujours pas que ce soit au « sémitisme », bouc émissaire des « sociologues » ingénus. Le sémitisme, on nous permettra de le noter en passant, n’y est pour rien. Grands magasins ou grandes usines, — alors même qu’il s’y rencontrerait, çà et là, des capitaux Israélites[15], — ne sont, à aucun degré, une invention juive. On pourrait même dire que les grands magasins sont plus menaçans pour le juif que pour le chrétien ; car, dans le centre et dans l’est de l’Europe, chez nous-mêmes, en France, beaucoup d’israélites s’adonnent au petit commerce. Aucune race peut-être, on le lui reproche assez souvent, n’a autant pratiqué le commerce de détail. Aussi, loin d’être imputables aux sémites, et bien loin d’être un instrument de ce qu’on a dénommé la « prépondérance juive », les grands magasins, — et à certains égards nous verrons qu’il en est de même des grandes banques — ont porté un coup à nombre d’enfans de Jacob. Le petit juif, le petit détaillant risque d’en être partout la première victime.

La concentration mercantile, nous l’avons montré, n’a rien à démêler avec la race[16]. Industrie ou commerce, les grandes agglomérations d’ouvriers et de capitaux sont sorties des besoins de la société nouvelle. On accuse les grands magasins d’accaparement, de monopole : on fait, leur succès vient de ce qu’ils ont renouvelé les méthodes du commerce, et non pas uniquement de ce qu’ils peuvent vendre a meilleur marché. On leur impute à crime de diminuer le nombre des intermédiaires. Mais réduire le nombre des intermédiaires, rapprocher le consommateur du producteur, n’est-ce pas un bien pour l’ensemble de la nation ? Socialistes ou antisémites, tous ceux qui se posent en adversaires du « parasitisme » s’en devraient féliciter ; car, si quelque chose tient du parasite, c’est encore le petit commerce qui, ne faisant que peu d’affaires, ne saurait vivre qu’en prélevant sur le public des bénéfices élevés[17]. Quand ils diminuent le nombre des commerçans et des détaillans de toute sorte (et le nombre, malgré tout, en reste toujours énorme), les grands magasins font tout le contraire de ce qu’on reproche d’habitude au sémitisme et au juif. Ils tendent à nous émanciper des intermédiaires inutiles et des courtiers ruineux, ils travaillent à notre affranchissement économique. Et cela de plusieurs manières. En introduisant la vente à prix fixe, en chiffres connus, et en substituant l’achat au comptant à l’achat à crédit, ils nous ont délivré des pratiques les plus choquantes des marchands orientaux, juifs, grecs ou arméniens, des « pratiques judaïques », comme disent les antisémites, oublieux que toutes ces répugnantes façons de duper ou d’écorcher le client étaient en usage, chez nous, au bon vieux temps. Non contens de nous affranchir de l’ignoble marchandage, ils ont mis fin à l’exploitation des acheteurs par le marchand et aux manœuvres usuraires tant reprochées aux juifs. Le petit commerce avait, plus ou moins, partout, les défauts imputés d’habitude aux trafiquans juifs ou arméniens, tendance à surfaire les prix, à mettre à profit l’inexpérience des naïfs ; les grands magasins l’ont contraint à s’en défaire. Service matériel et service moral à la fois, car le niveau moral du commerce en a été relevé ; service dont on ne mesure bien toute l’importance que dans les pays de l’Est qui n’en ont pas encore eu le bénéfice. Mais les préjugés n’entendent pas raison, et les intérêts froissés crient. Le petit commerce, qui se dit mourant, le petit commerce est encore le nombre, et les politiciens, avant tout soucieux de l’enjeu électoral, épousent volontiers ses doléances. Par cela même qu’ils sont grands, les grands magasins ont, pour certains démocrates, un air d’aristocratie, et inconséquence populaire, beaucoup, adoptant les rancunes du petit commerce, en même temps qu’aux grands magasins, s’en prennent aux sociétés coopératives, à l’institution démocratique par excellence, — aux coopératives qui offrent au menu peuple le plus sûr instrument d’émancipation, aux coopératives de consommation notamment qui menacent d’affranchir l’ouvrier de l’exploitation du boucher, du boulanger, de l’épicier du coin[18].

Fort bien, nous dira-t-on ; mais ne voyez-vous point que, avec cette concentration des capitaux, avec la diminution ou la disparition des intermédiaires, petits commerçans et petits patrons, disparait, à brève échéance, la classe moyenne elle-même ? Ce n’est rien moins que l’existence ou le recrutement de la bourgeoisie qui est en cause. Que le commerce passe, tout entier, aux mains d’une féodalité de gros marchands, ou qu’il tombe à celles d’une démocratie coopérative, peu importe ; la société sera comme fendue en deux classes : les maîtres et les ouvriers, les riches et les pauvres, l’oligarchie des capitalistes et la plèbe des prolétaires ; bref, les nouveaux seigneurs et les nouveaux manans, une mince féodalité d’argent d’un côté, tout le peuple de l’autre. Séparation radicale, qui ne peut réjouir que les socialistes, car il est trop aisé de prévoir ce qu’il adviendra de la société, le jour où, pour la défendre, elle n’aura, derrière elle, que les gros industriels et les gros marchands.

Supprimer les classes moyennes, couper la société en deux, comme par une tranchée à pic, ce serait là en effet le grand péril social. Il vaut la peine de s’en inquiéter. Mais cette élimination des rangs intermédiaires, si elle semble s’effectuer sur quelques points, peut-on dire que ce soit un phénomène général ? Quand le nombre des petits patrons irait, partout, diminuant, avec les petits ateliers et les petites boutiques ; quand beaucoup d’anciens chefs de maison seraient contraints de se changer en employés ou en commis, cette douloureuse métamorphose est-elle toujours, pour eux, une déchéance sans compensation ? La plupart de ces petits patrons, obligés de fermer boutique, n’avaient qu’une existence précaire ; beaucoup, en se résignant au rôle d’employé ou de chef de rayon, ont gagné en sécurité ce qu’ils ont perdu en indépendance. Je ne suis pas sûr que les commis des grands magasins aient un sort plus misérable que les petits boutiquiers. La transformation en salarié n’emporte pas forcément une décadence, et beaucoup de ces commis sont associés aux bénéfices de la vente. Je ne vois pas qu’on puisse les assimiler à des serfs, et je ne saurais concéder qu’ils soient retombés dans le prolétariat. Ils ressemblent moins aux ouvriers, aux prolétaires, qu’aux employés de l’État, et à plus d’un égard leur situation me semble préférable à celle des employés de l’Etat. Ils ont souvent plus de liberté réelle, étant exposés à moins de tracasseries. S’ils méritent le nom de serfs, il en est de même de tous les petits fonctionnaires dont la place est convoitée par des milliers de solliciteurs. — Mais laissons les grands magasins et la concentration du commerce ; ce n’est qu’un des côtés de l’évolution économique, et ce n’est qu’un des aspects d’une question plus vaste. Peut-on dire, avec les socialistes et avec les antisémites, que dans la société actuelle les classes moyennes sont en voie de disparaître, que les classes moyennes tendent à « se prolétariser ? » Voilà, encore une fois, la grande question ; elle nous ramène au problème de la distribution des richesses et de la répartition de la propriété. Est-il vrai que notre démocratie française aboutit au même résultat que l’oligarchie britannique après la révolution de 1688 ? Est-il vrai que, dans la France contemporaine, la fortune mobilière passe par les mêmes phases que, dans l’Angleterre du XVIIe et du XVIIIe siècle, la fortune territoriale, alors que, par les actes d’enclosure, par l’appropriation des communaux et par les substitutions, l’aristocratie des grands squires s’emparait de tout le sol des trois royaumes, aux dépens des derniers yeomen[19] ? Est-il prouvé, en un mot, que, sous le régime capitaliste, comme autrefois sous le régime féodal, la propriété tende à se concentrer en quelques mains privilégiées ? que, selon la formule favorite du socialisme, les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres ?

C’est là une question qui n’a rien d’abstrus et rien d’insoluble. Pour la résoudre, il suffit de procéder avec méthode en interrogeant les faits.

IV

De la concentration de l’industrie et du commerce, il est sorti des amoncellemens de capitaux privés sans précédent dans l’histoire. C’est ici, surtout, qu’il importe d’analyser les faits et de décomposer les phénomènes. Cette concentration industrielle, en quelles mains s’est-elle opérée ? cette accumulation de capitaux, qui en a été le bénéficiaire ? Les grandes manufactures, sans doute, les grands magasins, les grandes banques, les grandes maisons, en un mot, — ce qui ne veut pas toujours dire des particuliers ou des familles isolées, des fortunes individuelles, des nababs ou des Crésus. — Car la grande manufacture ne suppose pas toujours le grand manufacturier, ni la grande banque, le grand banquier. Cette féodalité financière et industrielle que vous dénoncez si bruyamment, les compagnies, les sociétés par actions y tiennent une large place, — une place si large que, pour beaucoup de ses adversaires, les grandes compagnies incarnent la nouvelle féodalité. Et par là encore, soit dit en passant, notre état social diffère radicalement du régime féodal, fondé, presque tout entier, sur une hiérarchie de familles, sur les seigneuries individuelles, sur les rapports d’homme à homme.

Qu’est-ce qu’une compagnie, en effet ? une collectivité, une libre association qui comprend dans son sein des hommes de toute origine et de tout rang. Ce n’est ni une personne, ni une dynastie. Chacune des puissantes sociétés, contre lesquelles on cherche à déchaîner les haines ignorantes des foules, compte, d’habitude, des dizaines de milliers d’actionnaires, et souvent des centaines de milliers d’obligataires. La plus grande dame, par exemple, de cette aristocratie financière, la plus puissante personne civile de ces seigneuries collectives, la Banque de France, n’est pas un consortium de banquiers ayant tous hôtel à la ville et château à la campagne. La Banque de France, dont les titres, par leur prix, semblent inaccessibles aux petites bourses, la Banque, journellement attaquée comme le coryphée du régime capitaliste, se composait, au 1er janvier 1894, de 28 290 actionnaires[20]. Pour 182 500 actions, cela faisait une moyenne de six ou sept titres par co-seigneur de la Banque. Il en est de même, à plus forte raison, pour les autres grandes sociétés, pour le Crédit Foncier notamment, ou encore pour les Compagnies de chemins de fer, si odieuses aux politiciens de bas étage que les ruiner leur semble œuvre pie[21]. Réunissez, en un seul faisceau, toutes les grandes compagnies de transport, terrestres ou maritimes, toutes les sociétés de crédit de la France, et jusqu’aux mines et aux établissemens industriels de toute sorte, que trouvez-vous, derrière ces puissantes compagnies dont l’ombre envahissante vous offusque ? des milliers d’actionnaires et des millions d’obligataires. Pour une féodalité, voilà, il faut l’avouer, des seigneuries à bien des têtes. Et, toute proportion gardée, il en est de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Allemagne comme de notre France, et de l’Amérique comme de l’Europe.

C’est que ces grandes compagnies, tant vilipendées, ont résolu le problème de concilier l’accumulation des capitaux avec le morcellement des capitaux. Enormes sont les fonds maniés par elles et les affaires traitées par elles ; mais ces fonds appartiennent à des multitudes de toute origine. Ces sociétés par actions, elles ont le mérite d’avoir réalisé, pratiquement, jusque dans les plus vastes entreprises, cette divisibilité à l’infini du capital mobilier que nous signalions tout à l’heure. Elles nous ont permis de concentrer les forces et les capitaux sans dépouiller les individus. Pour grandes qu’elles soient par leur masse, si puissantes qu’elles semblent, ce sont moins des oligarchies que des démocraties ; ou mieux, elles réalisent ce gouvernement mixte, si longtemps et si vainement rêvé par les philosophes. Par leur composition, si ce n’est toujours par leurs statuts, ce sont des démocraties électives. Si le vote, chez elles, a lieu d’habitude par action, et non par tête, elles ont, pour cela, de bonnes raisons : leur mode de représentation et de gouvernement, en proportion de la part d’intérêt de chacun dans la fortune commune, pourrait bien être supérieur à toutes nos constitutions politiques.

Ces grandes compagnies, sur lesquelles nous aurons plus d’une fois à revenir, ces sociétés par actions, veut-on leur trouver un équivalent dans le monde féodal, on ne peut les comparer qu’aux libres communes sorties de la féodalité pour renverser le régime féodal. Et si nous n’avons pas de véritable féodalité industrielle, si le mouvement de concentration des forces de production et des capitaux ne s’est point, généralement, opéré au profit de quelques hautes maisons seigneuriales et de quelques puissantes dynasties manufacturières, nous le devons, pour beaucoup, aux grandes compagnies. Elles n’ont pas laissé se former de vraie féodalité, parce qu’elles en ont pris la place et qu’elles en ont rempli la fonction.

Si elles sont l’organe habituel du régime économique moderne, les grandes compagnies, les sociétés par actions n’ont point le monopole des affaires. Ni en haut, ni en bas, elles n’ont encore tout absorbé. A côté, et parfois au-dessus d’elles, subsistent, quoiqu’en nombre restreint, de grandes maisons industrielles ou financières, demeurées aux mains d’une seule personne ou d’une seule famille. C’est là, pour certains, la vraie féodalité de l’argent. Au premier rang, en avant des princes marchands des deux mondes, en avant des rois du coton de l’Angleterre ou des rois des chemins de fer de l’Amérique, brillent les hauts barons de la finance, les suzerains des Bourses du continent. Etendons notre enquête à ces potentats ; d’eux, aussi, nous aurons à nous occuper plus d’une fois. Est-il vrai, comme on l’imprime, chaque jour, que les trésors des deux hémisphères vont s’engouffrer dans les coffres de ces rois de l’or, comme si leurs caisses étaient une mer où, par une pente fatale, se déversent toutes les économies des peuples civilisés, ainsi que fleuves et rivières se perdent dans l’Océan ?

De grandes, d’énormes fortunes mobilières, édifiées dans la banque, dans les mines, dans l’industrie, dans les chemins de fer, par des mains juives ou chrétiennes (plus souvent par ces dernières), nous en connaissons assurément en France, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique surtout. Telles de ces fortunes peuvent se chiffrer par des centaines de millions de francs ; quelques-unes semblent dépasser un ou deux milliards de francs. Jamais le monde n’avait encore vu, en des mains privées, de pareilles accumulations de capitaux, parce que jamais le monde n’avait assisté à un aussi gigantesque mouvement d’affaires, à une production aussi colossale. Il n’est pas étonnant que jamais banquiers ou industriels n’aient entassé dans leurs coffres de fer de semblables monceaux d’or ou de papier ; car, à la différence des temps anciens, la plupart des grosses fortunes d’aujourd’hui sont plutôt en papier qu’en métaux précieux : elles reposent sur le crédit, et elles s’évanouiraient avec le crédit. Le monde n’ayant jamais été aussi riche, il est naturel qu’il n’y ait jamais eu d’hommes aussi riches. Encore cela n’est-il peut-être pas toujours vrai (au moins en dehors de l’Amérique), si vous considérez la valeur effective de l’argent. Les Fugger d’Augsbourg, les grands marchands de l’Allemagne de la Renaissance, étaient peut-être, en réalité, plus riches, pour leur temps, que les Rothschild pour le nôtre. Nos grands-pères saluaient respectueusement le millionnaire : le million aujourd’hui, même le million de roubles ou de dollars, est bien déchu. Veut-on être inscrit au livre d’or de Plutus, et encore ne fait-on qu’une modeste figure dans l’armoriai de l’argent, il faut au moins le million sterling. L’Europe, l’Amérique surtout, ont vu apparaître le milliardaire ; mais, à bien le regarder, c’est moins une figure nouvelle qu’un chiffre nouveau. Cela n’est pas seulement une preuve de l’accumulation des capitaux ; c’est aussi un signe de l’avilissement de l’argent, une conséquence de la diminution de valeur des métaux qui servent de mesure à la richesse.

N’importe, il a surgi, depuis un demi-siècle, dans les deux mondes, d’immenses et parfois rapides fortunes, dues à la conquête de la planète par la science et par l’industrie modernes. Ces fortunes au taux fabuleux, on se les signale, d’un bord à l’autre de l’Atlantique, on se plaît à les dénombrer, on s’émerveille à en supputer les trésors ; mais sait-on quelle est leur importance dans l’économie générale ? a-t-on calculé quelle part de la richesse publique elles détiennent en réalité ? C’est là, somme toute, le point important, et c’est là-dessus que je rencontre le plus d’ignorance.

À entendre les pamphlétaires de l’antisémitisme ou les tribuns du socialisme, vous croiriez que toute la fortune mobilière de la France, de l’Europe, des deux hémisphères, est répartie entre quelques dizaines ou quelques centaines de familles, comme autrefois la surface de l’Occident était découpée en grands fiefs. Or, pour peu que l’on se donne la peine d’analyser les faits et de peser les chiffres, l’on reste étonné de la petite place qu’occupent tous les Crésus, juifs ou chrétiens, d’Europe ou d’Amérique dans l’ensemble de la richesse des peuples modernes. Tous les hommes compétens en ont été frappés. N’en déplaise aux détracteurs de la « société capitaliste », il est faux que les grandes fortunes soient en train d’absorber la totalité ou la majorité des capitaux contemporains. Loin de là, sémites ou aryens, protestans, grecs ou catholiques, les rois de l’or des deux mondes, princes de la banque ou de l’industrie, en amoncelant en un seul tas toutes leurs richesses, ne possèdent, tous ensemble, ni la moitié, ni le quart du capital national de la France ou de l’Angleterre, de l’Europe ou des États-Unis. Tous les ploutocrates réunis ne possèdent point la dixième partie des capitaux du monde civilisé.

On évalue la fortune privée de la France à plus de 200 milliards, celle de l’Angleterre à 225 milliards, celle de l’Allemagne à 160 milliards, celle de l’Europe entière à plus de 1 000 milliards, celle des États-Unis à 340 ou 350 milliards[22]. Que sont, en face de ces centaines et de ces milliers de milliards, dispersés entre des millions et des millions d’individus, les fortunes d’un Hirsch ou d’un Rothschild, voire d’un Vanderbilt ou d’un Jay Gould, alors même qu’on leur attribuerait, à chacun, un ou deux milliards de francs. Mais de ces fortunes privées d’un milliard, combien on comptez-vous dans le monde ? combien en Europe surtout ? Peut-être pas dix.

D’une manière générale, les grosses fortunes, les fortunes géantes notamment, sont à la fois moins considérables et moins nombreuses qu’on ne l’imagine. Un banquier, un industriel qui possède vingt-cinq millions de francs, soit un million de livres sterling, a-t-il le droit de trôner, à côté des « milliardaires », dans l’empyrée des ploutocrates nimbés d’or ? admettons-le, j’y consens, parmi les élus du paradis de Mammon. Ces millionnaires sterling possédant, chacun, un million de livres, en fortune assise, immeubles ou valeurs, savez-vous combien ils sont aujourd’hui sur le globe ? Un homme qui a fait une étude spéciale de ces délicates questions, M. G. de Varigny, estimait, il y a peu d’années, que, de ces millionnaires sterling, il n’y en avait, dans le monde entier, que sept cents[23]. Mettons qu’il y en ait mille, mettons douze cents, c’est tout au plus ; et sur ce chiffre, l’Angleterre, à elle seule, en compte bien deux ou trois cents. Ce millier de millionnaires sterling, qui devrait former la haute féodalité de l’argent, vous croyez peut-être qu’il se partage les richesses du monde moderne. En fait, pour qui sait compter, pour le statisticien, ils n’en détiennent qu’une part intime.

Prenons la terre par excellence de la ploutocratie, l’aristocratique et marchande Angleterre, pays de grande propriété territoriale, et pays de grande industrie et de grand commerce, où la loi et les mœurs sont d’accord pour favoriser la formation et le maintien des grosses fortunes. Que nous apprennent sur l’Angleterre les registres de l’income-tax et les relevés des droits de succession ? C’est que les millionnaires, tous les richards ensemble, en accordant ce titre, non seulement aux vrais millionnaires anglais, aux millionnaires sterling, mais aux humbles, aux chétifs millionnaires de francs, à tous les hommes possédant un capital de 40 000 livres ou jouissant d’un revenu de 50 000 francs, tous ces riches, gros et petits, ne possèdent ensemble que la onzième ou la douzième partie du revenu national[24]. Si l’on additionnait uniquement les fortunes géantes, celles qui se chiffrent par millions de livres, on trouverait que le total des biens mobiliers et immobiliers des deux aristocraties de naissance et d’argent ne forme peut-être pas la vingtième partie de la fortune britannique.

En Angleterre même, la masse du capital, au lieu de s’agglomérer aux mains des lords ou des princes marchands, est disséminée entre des millions de familles. En Angleterre même, les classes traitées de capitalistes ne possèdent que la moindre partie des capitaux. Ainsi en est-il, à plus forte raison, des pays du continent, de la France en particulier. Les grosses fortunes sont loin de monter chez nous au dixième du capital national. Quant à nos voisins d’Allemagne, on calculait, à une époque récente encore, que, dans le royaume de Prusse, tous les revenus au-dessus de 7500 (sept mille cinq cents francs) — ce qui n’est pas un revenu de nabab — ne formaient ensemble que la onzième ou la douzième partie des revenus du pays entier[25]. Après cela, n’avons-nous pas le droit d’admirer l’ignorance des démagogues, de gauche ou de droite, qui ne cessent de dénoncer, à la crédulité populaire, l’accaparement de la fortune publique par quelques « monopoleurs ? » Et quand cela est faux des ploutocrates en général, par quel miracle serait-ce vrai des juifs qui, si riches qu’on suppose quelques dizaines d’entre eux, ’ne constituent, en somme, qu’une fraction des gros capitalistes ?


V

On voit à quel point le préjugé public est erroné. Encore si c’était, en ces matières, la seule opinion fausse ayant cours parmi nous ! Mais non ; le public se trompe — ou se laisse tromper — sur un ou deux points d’égale importance. Nous nous laissons dire, tous les jours, que les revenus des grosses fortunes, comparés au revenu total du pays, vont sans cesse grossissant. Or, cette affirmation est précisément le contraire de la vérité. La part de la richesse nationale prélevée par les grandes fortunes tend partout à décroître. Cela est très sensible, depuis quelque quinze ou vingt ans, et cela s’explique par des raisons que nous avons déjà signalées. Cette fragile aristocratie d’argent qui, dans la plupart des États, n’a pour rempart ni majorats, ni droit d’aînesse, cette pseudo-féodalité, dépourvue de tout privilège légal, est minée incessamment par des agens de destruction plus nombreux et plus puissans peut-être que ceux qui ont détruit la féodalité guerrière. Le temps, au lieu de la grandir ou de la consolider, le temps l’use, la ronge par la base et par le sommet, par l’avilissement de l’argent et par le renchérissement de la vie. Faut-il le répéter ? alors même que leur fortune semble extérieurement intacte, les classes riches et aisées sont ainsi doublement atteintes ; elles voient leur fortune s’effriter peu à peu dans leurs mains. Moins de revenus à toucher, et plus de dépenses à solder, tel est le bilan de presque tous les ménages qui vivent de leurs revenus.

La gêne gagne, de proche en proche, jusqu’aux familles riches, et le prétendu accaparement des capitaux en est bien innocent. Pour apprécier la situation réelle des fortunes, on ne saurait se fier aux successions taxées par l’enregistrement. Le montant des successions, depuis une quinzaine d’années, représente moins un accroissement réel des capitaux qu’un accroissement de la valeur nominale des capitaux. L’augmentation est le plus souvent fictive ; le changement du taux de capitalisation enfle à l’œil les fortunes, et la hausse de la Bourse donne l’illusion qu’elles grossissent. La preuve en est que, pendant que la richesse semblait en croissance, avec le total des successions, le chiffre des donations entre vifs, c’est-à-dire, pour la plus grande partie, le montant des dots attribuées en mariage restait stationnaire, ou tendait à décroître[26]. Et cela quand il semblait que, au lieu de diminuer, les dots eussent dû grossir pour compenser par l’augmentation du capital la réduction du revenu des capitaux, car on vit des revenus, non du capital. N’est-ce pas là un symptôme grave, dans un pays comme la France, où la tendresse paternelle et la vanité mondaine ont, de tout temps, été d’accord pour forcer les dots ; si bien qu’on ne saurait trouver une meilleure mesure du degré d’aisance ou d’opulence des familles[27] ?

En même temps que les revenus des fortunes acquises baissent avec le rendement du capital, il devient plus difficile, même aux riches, d’accroître leur fortune, par des emplois rémunérateurs de leurs capitaux. L’argent rapporte moins et, grands ou petits, les capitalistes ont plus de peine à récolter des écus. Amasser une fortune, une grosse fortune surtout, devient de plus en plus malaisé. Il s’en fait encore, il s’en fera toujours ; mais il s’en fait déjà moins. Le présent offre aux conquérans de la richesse, aux Alexandre ou aux Attila de la Bourse, de moins nombreuses et de moins lucratives occasions que le passé. Jusque sur les terres aventureuses de la spéculation, nous le verrons à son heure, il y a moins de hardies chevauchées à tenter, moins de grands coups à risquer, moins de pays neufs à soumettre et de butin à rapporter. Dans notre Europe notamment, l’âge héroïque des conquistadores de l’or, des Cortez ou des Pizarre de la finance semble toucher à sa fin, — à moins que quelque Colomb de la science ou de l’industrie ne découvre de nouvelles Amériques à conquérir.

Bien des causes ont, au XIXe siècle, favorisé l’éclosion des grandes fortunes. Il pourrait, à ce titre, demeurer unique dans l’histoire. Ce XIXe siècle finissant a été l’ère des grandes inventions ou des grandes applications mécaniques. De lui, plus que d’aucun autre, on peut dire qu’il a renouvelé la face de la planète. La vapeur et l’électricité ont accompli, sous nos yeux, une transformation du globe, telle que l’humanité n’en verra peut-être pas une seconde. Je doute, quant à moi, que le XXe siècle offre aux capitaux et à l’esprit d’entreprise une carrière aussi ample et aussi fructueuse. Il leur reste bien l’Afrique, l’Amérique du Sud, l’extrême Orient, mais si le champ est vaste, sera-t-il aussi sûr et aussi fécond ? Déjà, les emplois des capitaux deviennent, presque partout, moins faciles et moins rémunérateurs. Les profits des grandes entreprises tendent à se réduire avec le taux de l’intérêt. Industrie ou commerce, la concurrence, dans toutes les branches, se fait plus dure. On ne peut plus gagner d’argent, gémissent les hommes d’affaires, et leurs doléances ne sont pas toujours hypocrites. Les capitaux, déçus par de nombreux mécomptes et par les mésaventures exotiques, se font timides ; beaucoup s’évadent lentement de l’industrie ou du commerce pour se réfugier dans les rentes et les placemens à revenus fixes. Après tant de banqueroutes publiques et privées, l’argent semble aussi difficile à conserver qu’à amasser. La spéculation, qui détruit non moins de fortunes qu’elle en élève, est déjà presque seule à pouvoir édifier une fortune rapide ; et c’est à travers tous les casse-cou que quelques téméraires parviennent encore à escalader l’échelle abrupte de la richesse.

A l’encontre des socialistes et des antisémites », deux faits nous restent acquis : premièrement les grandes fortunes n’ont point, dans l’économie générale, l’importance que leur donne l’ignorance du public ; secondement, les grandes fortunes n’augmentent pas plus vite que la richesse nationale. La masse des capitaux de l’Europe et de l’Amérique n’est point captée par un groupe de familles, aryennes ou sémitiques, qui s’emparent peu à peu de toutes les sources de la richesse. Le sol de l’Occident n’est pas, de nouveau, découpé, comme un damier, en grands fiefs, au profit d’une oligarchie, d’origine étrangère ou nationale. Au rebours de la noblesse féodale, les capitalistes modernes ne constituent pas une caste, un ordre, pourvu de privilèges personnels ou héréditaires. A bien parler, ils ne forment même pas une classe. Leur nom est légion ; il s’en trouve dans toutes les classes, dans toutes les conditions. La cuisinière qui possède une ou deux obligations de la Ville, la concierge qui a souscrit une action du Printemps, sont, en fait, des capitalistes ; et si nous leur en refusons le titre, à quel chiffre de capital aura-t-on droit à ce nom de capitaliste ? Impossible de fixer une limite ; impossible de tracer une ligne de démarcation. Prétendons-nous réserver le nom de capitalistes aux hommes qui vivent uniquement du revenu de leurs capitaux, nous aboutissons à cette bizarrerie, que les capitalistes ne possèdent qu’une mince fraction du capital. Selon un mot déjà ancien, il y a quelqu’un d’incomparablement plus riche que tous les Rothschild : c’est M. Tout le Monde. Cela n’a pas cessé d’être vrai. Les capitaux sont tellement disséminés qu’ils sont déjà, en majeure partie, aux mains des familles qui vivent moins de leurs revenus que de leur travail.

Ainsi de notre France en particulier. La fortune mobilière, chez nous, n’est guère moins divisée que le sol. Nous estimons en France le nombre des propriétaires fonciers à huit millions d’individus, la plupart chefs de famille (plus de 14 millions de cotes foncières). Il n’y a guère moins de capitalistes. Prenons les rentes. On relevait, au grand-livre, fin décembre 1889, cinq millions d’inscriptions pour 856 millions de rente[28]. Et quoique plusieurs inscriptions appartiennent souvent à la même personne, nul doute que le nombre des rentiers sur l’État ne doive se chiffrer par millions d’individus et par millions de familles. Cette dette nationale, cependant, dont l’histoire nous dit les origines, cette dette colossale, presque également grossie par la guerre et par la paix, on nous la donne souvent comme une redevance ruineuse, payée à la féodalité financière. De soi-disant « sociologues » ont eu le front de nous représenter les emprunts publics comme une sorte d’hypothèque prise par la haute banque sur les peuples modernes. A les en croire, les rentes dues par l’État seraient un tribut annuel, imposé aux gouvernemens par la finance cosmopolite, par la banque juive en particulier[29]. On est honteux d’avoir à réfuter de pareils enfantillages. Impossible de moins comprendre le rôle de la Banque, ou de mieux le défigurer. Si les banquiers souscrivent les emprunts d’États (en prélevant parfois des commissions excessives), ce n’est point pour en garder les titres dans leurs caisses, mais bien pour les placer dans le public ; et ce n’est pas eux, c’est la foule anonyme des souscripteurs de tout ordre qui en touche les intérêts. De même, s’il est vrai que beaucoup de pays sont, par leurs emprunts extérieurs, assujettis à payer à l’étranger un juste tribut, ce n’est pas, d’habitude, aux maisons de banque. Juifs ou chrétiens, les banquiers ont hâte de se débarrasser des emprunts qu’ils sont chargés d’émettre ; et s’il est un reproche à leur faire, c’est celui de ne pas toujours se préoccuper assez de la solvabilité des États dont ils offrent les titres au public. L’Italie, l’Espagne, les États de : l’Amérique du Sud, la Grèce, l’Autriche-Hongrie, la Turquie, l’Egypte, la Russie surtout, sont, à cet égard, les tributaires de la France ; mais ce n’est point à la haute banque, c’est à des Français de toute classe, souvent à de petits bourgeois, à de petits employés, à des paysans, à des domestiques, que le tsar, le sultan ou le khédive payent l’intérêt des milliards empruntés en leur nom. Voilà, quant aux fonds d’État, à quoi se ramène le prétendu vasselage auquel la féodalité financière a réduit les peuples et les gouvernemens modernes[30]. Les grandes compagnies prêteraient à des réflexions analogues. Faut-il examiner la répartition des actions, des obligations surtout, des sociétés anonymes ? Leur diffusion est plus grande encore, peut-être, que celle des rentes sur l’Etat. Les seules compagnies de chemins de fer avaient, il y a peu d’années, plus de vingt millions d’obligations nominatives, réparties entre 660 000 certificats dont la moyenne était de 32 titres, soit un capital d’une quinzaine de mille francs[31]. Prend-on les titres au porteur, (10 millions d’obligations de chemins de fer en 1890) ; ils sont encore disséminés entre un plus grand nombre de mains. Ici c’est un véritable émiettement. Pour certaines obligations du Crédit Foncier, pour les obligations à lots de la Ville de Paris, il ne suffit plus de compter par unités, il faut compter par quarts ou par cinquièmes d’obligation[32]. Et ce qui confirme nos observations précédentes, ce fractionnement va en augmentant, d’année en année, pour les actions et pour les obligations comme pour les rentes. Quand les socialistes ou les antisémites nous content que les grosses fortunes dévorent les petites, quand ils nous montrent « la propriété aux mains d’un nombre de plus en plus restreint de capitalistes voués, nous assurent-ils, à l’expropriation »[33], nous n’avons qu’à les renvoyer au grand-livre et aux registres des grandes compagnies. S’ils prenaient la peine d’y jeter les yeux, ils apprendraient que, à l’encontre de leur thèse favorite, les valeurs et les rentes se divisent et se subdivisent de plus en plus, se répandant en un nombre de mains toujours croissant[34]. En France au moins, c’est un phénomène général, régulier, et je n’en sais pas de plus caractéristique ; d’autant, notez-le bien, qu’il se fonde peu d’affaires nouvelles. A juger par les faits, il faudrait prendre le contre-pied des antisémites et des socialistes. Rentes nationales ou sociétés anonymes, dites que dans la richesse publique, la part des gros capitalistes, la part des grandes et des moyennes fortunes, diminue, tandis que celle des petits porteurs augmente, et vous serez plus près de la vérité. Autre fait qu’il n’est pas permis d’ignorer : le nombre des déposans aux caisses d’épargne[35]. On compte, aujourd’hui, chez nous, quelque sept millions de livrets de caisses d’épargne, dépassant en moyenne 500 francs chacun. Si l’on songe aux responsabilités qui incomberaient à l’État, en cas de guerre ou de révolution, l’on est plus enclin à s’en épouvanter qu’à s’en féliciter. Or, que prouvent ces trois ou quatre milliards de dépôts, imprudemment attirés dans les caisses publiques par un intérêt trop élevé, sinon qu’il se forme toujours des capitaux par l’épargne ? Et que vous représentent ces millions de déposans ? De petits bourgeois, de petits employés, des serviteurs à gages, des paysans en blouse, des ouvriers en veston, des gens qui vivent, pour la plupart, de leur travail quotidien. Parmi eux, on le sait, beaucoup de femmes du peuple, d’humbles ménagères, des ouvriers de tout âge, beaucoup d’enfans même que l’on dresse à la prévoyance et à la fortifiante vertu de l’économie. Car toute cette plèbe démocratique, urbaine ou rurale, c’est autant de petits capitalistes, d’apprentis capitalistes, si l’on peut ainsi dire, de capitalistes inconsciens. Beaucoup peuvent être socialistes : n’importe ! en remplissant sou à sou leur tirelire, et en en versant le contenu au guichet des caisses d’épargne, tout comme en achetant un quart d’obligation de la Ville ou du Crédit Foncier, ils font du capital, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.


VI

De quelque côté que nous tournions nos yeux, l’étude des faits nous ramène toujours au même résultat. Nous sommes en droit d’affirmer, avec les statisticiens, que la majeure partie de la fortune mobilière appartient, en France, aux petites gens[36]. Et n’allons pas croire que ce soit là un privilège de cette terre d’élection qui se nomme la République française ; la marche des phénomènes économiques, dans les autres pays de l’Europe et de l’Amérique, est plus ou moins analogue. La concentration des capitaux, pour les grandes affaires, n’arrête pas la dissémination des capitaux, quant à la propriété. D’un bout à l’autre du monde civilisé, jusqu’aux deux pôles du mammonisme, jusqu’en Angleterre, jusqu’aux États-Unis, le capital, sous toutes ses formes, tend à se répartir en un nombre de mains toujours plus grand. Le fait pourrait être érigé en loi de l’histoire. La diffusion de la richesse est un phénomène connexe à l’établissement de la démocratie : tous deux ont en somme les mêmes causes, tous deux procèdent l’un de l’autre.

Chez les plus prospères des États modernes, dans la société capitaliste, comme disent ses adversaires, les classes riches ne ressemblent pas à des pics isolés, ou à des montagnes abruptes, dressées au-dessus d’une plaine nue. La richesse forme, comme on l’a dit, une pyramide à large base, — non pas une pyramide à degrés brusquement coupés en échelons successifs, mais une pyramide régulière, à surface unie, dont l’épaisseur augmente du sommet à la base. Les grandes fortunes en représentent la cime aiguë, la pointe dorée, luisante au soleil, qui attire de loin les yeux ; mais le centre de gravité en reste effectivement dans les couches moyennes, pour ne pas dire dans les assises inférieures. Et si, avec le travail de l’humanité, qui jamais ne se lasse, la pyramide symbolique ne cesse de monter, elle croît, heureusement, plus vite en largeur qu’en hauteur.

Socialistes ou antisémites, ils se trompent, les hommes qui nous dépeignent la société comme scindée en deux, par une faille profonde, les riches d’un côté, les pauvres de l’autre. Certes, entre les deux extrémités de la société, entre les classes supérieures arrivées à la richesse ou à l’aisance, et les classes inférieures, jalouses d’y parvenir à leur tour, il y a une défiance réciproque et souvent des griefs, également injustes de part et d’autre. Entre elles, il n’est que trop vrai, la fissure morale s’élargit, creusée par les préjugés économiques et par les sophismes révolutionnaires. Voilà le vrai péril : il est dans la scission des âmes. Si, comme on ose nous le répéter, la société moderne était partagée en capitalistes et en prolétaires, en exploiteurs et en exploités, la société moderne serait irrémissiblement condamnée. Peine perdue, pour elle, d’essayer de se défendre ; elle n’aurait qu’à s’agenouiller devant ses ennemis et à tendre, de bonne grâce, le cou au socialisme. Mais ce qui nous interdit de désespérer d’elle, ce qui, malgré toutes ses défaillances et toutes ses divisions, lui donnera la force de vivre, ce qui fait qu’elle tient encore debout, c’est, précisément, qu’elle n’est point coupée en deux, du haut jusqu’en bas ; c’est que, tout au rebours, les classes intermédiaires y sont les plus nombreuses, et que, loin de disparaître, elles gagnent en force et en nombre. Il est mensonger que les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres. A prendre les faits, à s’en rapporter à la marche de la richesse, — que n’en est-il de même au moral, des âmes et des cœurs ! — le fossé qui sépare le riche et le pauvre, au lieu de se creuser davantage, est plutôt en train de devenir moins profond. Si l’égalité des conditions reste toujours une chimère, le savant qui analyse les faits économiques, avec les méthodes de la science, peut relever, dans nos sociétés, une tendance vers une moindre inégalité[37]. Au lieu de couler dans un lit plus étroit, à mesure que ses eaux grossissent, le fleuve de la richesse se répand, petit à petit, au loin, sur les plaines dont il baigne les bords.

On se plaît parfois à comparer les phénomènes économiques aux phénomènes géologiques et les oscillations des sociétés aux mouvemens de l’écorce terrestre. Le rapprochement n’est pas toujours vain : il en est, à plus d’un égard, du relief de nos sociétés contemporaines comme de la surface du globe. De même que les chaînes de montagnes dans le relief de la croûte terrestre, les grandes fortunes n’ont pas, dans la richesse nationale, l’importance que leur prête l’œil de l’ignorant ; et dans nos sociétés civilisées, tout comme à la surface du globe, le lent travail des siècles tend à niveler les inégalités, à raboter les aspérités. Le géologue qui annoncerait que la cime des montagnes s’élève sans cesse plus haut, et que le fond des vallées se creuse davantage, irait manifestement contre les lois du monde physique. J’en dirai autant des aveugles « sociologues » qui se vantent d’avoir découvert que les inégalités vont s’accroissant. Les vieux prophètes d’Israël étaient plus perspicaces quand ils voyaient de loin, en esprit, du haut du Carmel ou du Moriah, les collines s’abaisser et les vallées se combler.

Certes, si elle doit jamais être prise à la lettre, le temps où s’accomplira l’audacieuse prophétie est encore indistinct dans les brumes du lointain ; mais, déjà, nous sentons à l’œuvre, autour de nous, les agens qui travaillent, silencieusement, à réaliser la vision des voyans de Juda. Non seulement il se produit, dans nos sociétés, un lent travail de nivellement, mais il y a, chez elles, comme un exhaussement continu du sol qui, presque partout, relève peu à peu le niveau social. N’allons pas, pour cela, oublier que nous ne sommes point, ici, en face du jeu fatal des forces de la nature, que l’homme peut observer sans les pouvoir aider. C’est l’humanité qui, par ses efforts et par son intelligence, est elle-même l’agent du progrès des sociétés ; et ce progrès social, que nous désirons tous, dont nous devons tous être les libres ouvriers, prenons garde de le compromettre par nos impatiences ou par nos imprudences ; prenons garde, en portant le trouble dans la vie économique et dans la production industrielle, d’enrayer le développement naturel de la richesse publique. Car appauvrir le riche n’est pas enrichir le pauvre, et harceler le capitaliste, ou gêner la formation du capital, c’est tarir, dans sa source, la richesse d’un peuple.

A part ce que certains économistes ont appelé le résidu social, lamentable produit de l’imprévoyance ou du vice, les masses ont vu, partout, leur condition s’améliorer. Du fond de la société émergent des couches nouvelles qui, par le travail et par l’épargne, arrivent à leur tour à l’aisance. En dépit du poids croissant des charges publiques et du faix accablant de la paix armée, il y a, chez nos classes populaires, une ascension progressive vers le bien-être qui, pour être trop lente à notre gré, n’en est pas moins réelle. Et ce mouvement continu d’exhaussement social, les révolutions brusques, les éruptions volcaniques des forces souterraines ne pourraient que le retarder, au lieu de l’accélérer ; car, dans l’évolution sociale, comme dans les formations planétaires, la nature procède lentement, graduellement et non, comme on le croyait au temps de Cuvier, par bonds et soubresauts, par cataclysmes et par révolutions. — Et à quoi bon une révolution puisque, pour ouvrir la voie au progrès social, nous n’avons ni cadres sociaux à rompre, ni moules usés à briser, ni organisation artificielle à détruire, ni hiérarchie surannée à jeter bas ?

Au rebours de l’ancienne société féodale, la société nouvelle n’a pas de corset de fer qui, après lui avoir soutenu la taille durant des siècles, lui comprime la poitrine et arrête sa libre croissance. Elle ne connaît ni castes, ni privilèges de naissance, ni distinction de droits ou de personnes qui en gênent le développement naturel. Elle est flexible, elle a les membres souples, elle est libre de ses mouvemens, elle se prête à toutes les transformations pacifiques ; aucun progrès ne lui est interdit. Pour émanciper ce qu’on appelle, assez improprement, le quatrième état, il n’est pas besoin d’un 1789, puisqu’il n’y a ni féodalité à renverser, ni droits féodaux à supprimer, ni donjons à démolir, ni Chartres à brûler. Si, un siècle après le passage du rouleau de la Convention, il restait encore debout, sur notre terre de France, un ordre privilégié, je serais, quant à moi, de ceux qui appelleraient contre lui un nouveau 14 Juillet, ou qui réclameraient de lui une nouvelle nuit du 4 Août. Mais, en vérité, à moins qu’on n’exige des Français de renoncer au droit de propriété, — je le demande aux hommes qui s’efforcent d’ameuter le peuple contre la féodalité capitaliste, — où sont les droits féodaux et quels sont les privilèges dont nous devons, aujourd’hui, poursuivre l’abolition ?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 mars et du 15 avril.
  2. Voyez, par exemple, M. de Foville : la France économique, p. 519. Je crains que ces chiffres ne soient plutôt trop élevés, notamment pour les terres, dont le revenu n’a cessé de diminuer. Cf. les hypothèses de M. Levasseur sur l’évaluation de la fortune de la France (IIIe volume de la Population Française), reproduites par M. A. Raffalovich : Le marché financier en 1893-1894, appendice XI.
  3. Voyez, par exemple, l’ouvrage de mon frère Paul Leroy-Beaulieu : le Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme.
  4. Voyez, entre autres, M. Robert Giffen : The Growth of capital, 1890, et M. Leone Levi : Wagen and eartrings of the working classes. Ces savans ont montré que, en Angleterre, le revenu moyen des familles ouvrières, de 1857 à 1884, avait augmenté de 30 p. 100, et que cet excédent de revenu était loin d’avoir été absorbé par la hausse des prix, beaucoup d’objets de consommation ayant au contraire diminué. La même observation pourrait., au moins partiellement, s’appliquer à la France.
  5. M. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance au XIXe siècle. p. 19.
  6. Le vicomte d’Avenel a mis cette vérité en relief pour le passé : la Fortune mobilière dans l’histoire, le Pouvoir de l’argent (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1892).
  7. Voyez notamment la préface de la 3e édition du Manuel du spéculateur à la Bourse (décembre 1856). Proudhon y signalait la naissance d’une féodalité industrielle, sortie de « l’anarchie industrielle » et devant aboutir à une concentration plus puissante, à ce qu’il appelait « l’empire industriel », en attendant « la république industrielle ».
  8. Emile Montégut, Libres opinions morales et philosophiques. p. 165 (De la toute-puissance de l’industrie ; étude publiée dans la Revue du 1er mars 1855.)
  9. Ainsi, par exemple, M. E. Drumont, la Fin d’un monde, p. 51.
  10. Encyclique sur la condition des ouvriers. Un tel langage n’est pas, du reste, une nouveauté dans l’Église. Nous avons remarqué déjà que, depuis les Pères, il était de tradition dans l’Eglise et dans l’éloquence sacrée de marquer fortement le contraste entre l’opulence des uns et la misère des autres. C’est une façon d’émouvoir les privilégiés de la fortune en faveur de ceux qui soutirent. (Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie, 1892, p. 86, 88.).
  11. Telle est du moins la traduction « officielle » de l’Encyclique. Le texte latin est un peu moins catégorique ; on n’y trouve pas le mot de monopole, et il s’y rencontre un correctif (fère, presque) omis par le traducteur français. Huc accedunt et conductio operum et rerum omnium commercia fere in paucorum redacta potestatem, ita ut opulenti ac prædivites perpauci prope servile jugum infinitæ proletario rum multitudini imposuerunt.
  12. Certaines branches de commerce cependant sont, pour des raisons multiples et au grand dommage du public, demeurées en dehors de cette concentration ; ainsi la boulangerie, la boucherie et généralement les denrées alimentaires.
  13. Voir les Études sur l’Angleterre, de M. Julien Decrais.
  14. de tous les griefs contre les grands magasins, le plus sérieux est, celui que fournit la rigueur des conditions imposées par eux, dans certaines branches de travail, aux ouvriers ou aux ouvrières isolés auxquels ils font la loi. À ces abus, signalés par les travaux de M. du Maroussem, le remède devra encore venir de l’association des forces ouvrières.
  15. Je noterai ainsi que les fondateurs des magasins du Louvre, MM. Hériot et Chauchard. ont eu, à l’origine, en 1855, le concours financier de MM. Pereire.
  16. Il ne faut pas croire, du reste, que les grands magasins aient tué tout le petit et le moyen commerce. A Paris même le nombre des patentables de toute sorte n’a cessé de croître. Voir les statistiques municipales de M. Bertillon pour l’année 1893.
  17. On calcule qu’il est malaisé, au petit commerce de détail, de descendre au-dessous d’une majoration de 30 p. 100 sur les prix payés à l’industriel.
  18. Les plaintes du petit commerce sont cependant fondées, il est équitable de le reconnaître, lorsque le législateur, ainsi qu’on l’a fait récemment en France, viole, en faveur des sociétés coopératives, le principe de l’égalité devant l’impôt, leur octroyant des privilèges, tels que l’exemption des droits de patente.
  19. Voyez M. Boutmy, le Développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre, IIIe partie p. 226-246. Cf. M. A. Chevrillon, Sidney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 94, 95.
  20. Voyez le Compte rendu présenté à l’Assemblée des actionnaires du 25 janvier 1894.
  21. Les 341 000 actions du Crédit Foncier se répartissaient, au 1er janvier 1894, entre 36 232 titulaires, possédant en moyenne 9 actions chacun, ce qui, au cours de la Bourse, représentait un capital de moins de 10 000 fr. (Compte rendu présenté à l’assemblée des actionnaires du 30 avril 1894). Les titres des Compagnies de chemins de fer n’étant pas tous nominatifs, nous ne saurions, pour elles, donner des chiffres aussi précis. Le nombre des certificats nominatifs suffit du reste à montrer que leurs actions sont également très disséminées. Quant aux obligations de toute sorte, nominatives ou au porteur, leur diffusion est incomparablement plus grande. Voyez ci-dessous, p. 546.
  22. M. de Foville, la France économique, 2e édition, pages 523 et suivantes. Cf. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance, p. 18, et Fournier de Flaix : A travers l’Allemagne, t. II, chap. VII. Toutes ces estimations des statisticiens ne peuvent naturellement être qu’approximatives. Elles doivent varier avec le taux d’évaluation des capitaux. Il y a deux choses, en effet, qu’il ne faut pas oublier : la première, c’est que la valeur nominale des capitaux a partout considérablement augmenté par suite de l’avilissement de l’argent et de la diminution du taux de l’intérêt ; la seconde, c’est que ces centaines de milliards, et spécialement les fortunes industrielles, commerciales, financières surtout, reposent sur le crédit, sur la confiance publique. Une grande-guerre, une révolution, une crise économique, c’en serait assez pour diminuer toutes ces évaluations du quart ou de moitié.
  23. M. C. de Varigny, les Grandes fortunes en France et en Angleterre, ch. III, Cf. la Revue du 1er mai 1888.
  24. Voyez particulièrement l’ouvrage de Paul Leroy-Beaulieu, la Répartition des richesses. Cf. Claudio Jannet, le Capital, etc., p. 24, et C. de Varigny, les Grandes fortunes, etc.
  25. Ibidem.
  26. Ce fait a été mis plusieurs fois en lumière par l’Économiste français. (Voyez particulièrement le n° du 23 janvier 1892.)
  27. Au lieu d’augmenter, suivant une progression longtemps constante, le chiffre annuel des donations a, depuis 1880, fléchi de plus de 100 millions, soit d’environ 10 p. 100. Et comme les dots constituées aux époux sont constatées dans les contrats de mariage, l’intérêt des familles ne permet pas de supposer une dissimulation.
  28. Claudio Jannet, le Capital, etc., p. 32. Lors de la récente conversion de la rente 4 1/2 en 3 1/2, le nombre de titres à convertir montait à 1 762 000.
  29. « Jérusalem a imposé tribut à tous les empires. La première part du revenu public de tous les États, le produit le plus clair du travail de tous, passe dans la bourse des Juifs, sous le nom d’intérêts de la dette nationale. » Cette singulière assertion, souvent reproduite en France et à l’Étranger, est empruntée textuellement à un article signé Wolski dans le Contemporain du 1er juillet 1881. Voyez la Russie juive du même auteur (1889, 1891), p. 25. Cf. M. Éd. Drumont, la Libre Parole, 30 janvier 1894, article sur la Conversion.
  30. Nous aurons du reste à revenir, dans la suite de ces études, sur les rapports de la haute banque et des gouvernemens.
  31. M. Alf. Neymarck, l’Épargne française et les Compagnies de chemins de fer, Guillaumin, 1890.
  32. Un fait comme exemple : lorsque, en 1888, on a renouvelé les titres au porteur des obligations de la Ville de Paris 1871, on s’est assuré que plus de la moitié des porteurs ne possédaient qu’une obligation entière ou de 1 à 6 quarts d’obligation. (Voyez l’Économiste français, 15 septembre 1888.)
  33. Ainsi textuellement dans la Revue socialiste, avril 1894, p. 408.
  34. Voyez MM. Claudio Jannet et Neymarck, ouvrages cités plus haut. Dans presque toutes les [grandes compagnies, la moyenne des titres, par certificat nominatif, a toujours été en s’abaissant. Et le mouvement de division continue encore ; le fait est aisé à vérifier, chaque lecteur peut s’en convaincre par les rapports annuels des diverses sociétés : ainsi par exemple les rapports du Crédit Foncier et des Compagnies de chemins de fer, de la Banque de France en 1894.
  35. Il faut bien constater cependant que, depuis quelques années, il y a un ralentissement de l’épargne. Elle semble fléchir sous le poids croissant des charges publiques : la gêne des classes riches ou aisées menace de se répercuter sur les classes populaires. Ce sont là des symptômes dont un gouvernement prévoyant devrait avoir souci. On estimait l’épargne nationale, il y a une douzaine d’années, à environ deux milliards : elle doit être moindre aujourd’hui. (Voyez l’Économiste français du 20 janvier 1894.)
  36. Voyez en particulier M. de Foville, la France économique.
  37. Ainsi, en particulier, mon frère Paul Leroy-Beaulieu, dans son ouvrage : De la répartition des richesses.