Le Règne de Lénine

Le Règne de Lénine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 277-313).
LE
RÈGNE DE LÉNINE

Sous la pression des armées de Youdenitch, de Denikine et de Koltchak, on peut espérer la chute prochaine du bolchévisme. Reste à expliquer comment ce régime monstrueux a pu s’établir et durer en Russie. L’auteur de cet article, la première étude d’ensemble, croyons-nous, qui ait été publiée sur ce sujet, montre, comme peut le faire un témoin, la réalité qui se cache sous le mensonge des formules. Rappelons que M. le baron Boris Nolde, professeur à l’Université de Pétrograde, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, sous le gouvernement provisoire, a été deux fois emprisonné par les bolchévistes et est resté à Pétrograde jusqu’au mois de juin dernier.


Il n’est pas raisonnable de trop simplifier les données du problème du bolchévisme russe. La Russie traverse actuellement une des plus grandes crises de son histoire, et il convient à ceux qui désirent se faire une opinion réfléchie sur les affaires russes, de tâcher de dégager, sans jugement préconçu et aussi impartialement que possible, la vraie portée de cette crise, ses origines réelles et ses conséquences inévitables.

La thèse officielle des bolcheviks russes, souvent acceptée à l’étranger, présente le bolchévisme comme l’application pure et simple de l’une des variantes du socialisme international moderne. Or, en fait, c’est un phénomène éminemment national et local, appartenant à un milieu et à un moment historique nettement déterminés.

Les doctrines des chefs bolchévistes n’ont qu’une ressemblance très lointaine avec la réalité des faits, et on fait fausse route en s’attachant à la discussion de ces doctrines. Il importe de connaître le bolchévisme russe tel qu’il est ; le seul moyen d’y arriver, c’est de s’appliquer à l’étude de l’ensemble des faits constituant la crise de 1917-1919 a l’aide d’une méthode d’observation historique objective.


I

Dans la Russie de l’ancien régime, la tradition voulait que les étudiants des universités fussent plus ou moins « révolutionnaires. » Depuis le commencement du règne d’Alexandre II, des générations d’étudiants se succédaient aux universités qui fondaient leur activité révolutionnaire sur des aspirations vaguement socialistes. Longtemps l’on s’attacha à une doctrine autochtone, créée par Alexandre Herzen, et qui visait au perfectionnement et à la généralisation de l’ancien communisme agraire des paysans russes, connu à l’étranger sous le nom de « Mir. » Mais le mouvement socialiste russe changea radicalement d’aspect vers 1895. Un groupe d’étudiants déclara rejeter ce qu’il y avait de particulier à la Russie dans la tradition socialiste russe. Il pensait que le développement économique de la Russie ne pouvait suivre un autre cours que celui des pays occidentaux, et que, par conséquent, il était temps d’accepter intégralement les idées de Karl Marx sur l’évolution socialiste. C’est à ce moment, et précisément sous le drapeau du marxisme international, que les bolcheviks apparaissent sur la scène historique russe. Lénine est un des chefs les plus en vue du « marxisme » russe naissant, à côté de Pierre Struve, actuellement un des représentants les plus ardents du mouvement antibolchéviste, et de beaucoup d’autres.

La nouvelle école, tout en renonçant aux idées de ses prédécesseurs et tout en proclamant la philosophie, dite scientifique, de l’évolution nécessaire de la société, n’en hérita pas moins le fond de traditions purement révolutionnaires des générations précédentes. L’ancien régime russe avait ameuté contre lui les « intellectuels » et, en premier lieu, la jeunesse des écoles ; et, il faut l’avouer, la lutte acharnée qu’il soutenait, avant la première révolution et même après, aussi bien contre le mouvement des classes supérieures qualifié de « libéral » que contre les plus modestes et les plus légitimes aspirations des ouvriers et des paysans, ne pouvait manquer de provoquer, par contre-coup, des tendances révolutionnaires violentes. Le manque d’éducation politique et nationale du peuple, résultat du monopole que l’autocratie s’attribuait dans la chose publique, joint à cette absence du sentiment de juste milieu, qui caractérise le Slave, entacha le mouvement révolutionnaire russe de certains vices originels dont il ne put longtemps se défaire. Les meneurs du mouvement confondaient la haine contre le gouvernement avec la haine contre la Russie, arrivant ainsi à la négation absolue de l’idée de patrie et à un internationalisme excluant toute notion d’un patrimoine historique et national. La lecture des œuvres de Karl Marx, déclarées livre de la loi, fortifiait ces tendances antinationales : la révolution sociale imminente supprimerait toutes les vieilles formes politiques, toutes les distinctions historiques entre différents états et leur substituerait le règne de la classe ouvrière internationale.

La part très active que prirent au mouvement, dès ses débuts, plusieurs étudiants israélites, représentants de l’élément de la population russe qui a le plus souffert sous l’autocratie et qui, en conséquence, devait haïr l’ancien régime, accentuait le caractère aigu et vindicatif de la lutte entreprise qui, autrement, aurait été peut-être moins violente.

Le groupe des « social-démocrates » russes de la première heure, noyau du futur bolchévisme, était peu nombreux, mais toujours très actif. La bataille engagée sur le terrain des idées prit assez vite le caractère d’une propagande active dans les milieux ouvriers. La police de l’ancien régime sévit : Lénine et la majorité des autres membres du groupe furent envoyés en Sibérie. Mais, sous l’ancien régime, un révolutionnaire s’évadait facilement à l’étranger ; la peine de mort était rarement appliquée ; la honte d’en avoir fait une arme politique journalière retombe entièrement sur les bolcheviks. Or, après 1900, tous les membres du groupe des social-démocrates russes se trouvèrent à l’étranger. L’atmosphère ambiante d’un exode politique est toujours et partout la même. Une lutte acharnée à l’intérieur du groupe des réfugiés ne manqua pas de se produire, et c’est au cours de cette lutte que Lénine arriva à former un petit noyau d’adeptes fervents qui, sous le nom de « bolchévikis, » constituèrent la gauche de la social-démocratie militante.

Rentrés en Russie après la proclamation de la constitution et l’amnistie de 1905, les membres de la petite équipe social-démocrate se jetèrent dans la mêlée, et plusieurs d’entre eux y jouèrent un rôle assez marquant. Trotzky, pour ne citer qu’un exemple, était vice-président du Conseil (Soviet) des ouvriers qui fonctionnait à Pétrograde lors de la grève générale qui amena l’octroi du manifeste constitutionnel du 17 (30) octobre. La tournure générale des événements de la première révolution, qui se termina par l’établissement d’un régime monarchique et constitutionnel censitaire, n’était pas faite pour permettre au groupe de prendre une influence immédiate. Au cours des années qui suivirent la crise de 1904-1906, l’opinion publique russe, sauf, peut-être, un milieu très restreint d’adeptes de la nouvelle école, ne s’intéressait nullement à ce qui se passait dans les petits centres social-démocrates. Toutefois, il faut remonter à cette époque pour comprendre comment s’est formé le bolchévisme russe et à quoi tient sa victoire de 1917.

Lénine, suivant de près le développement de cette crise de 1905, discerna combien les masses russes, si paisibles en apparence, cachaient d’éléments incendiaires. Il comprit que, si certaines éventualités se produisaient, il suffirait de la moindre étincelle pour mettre le feu à toute la campagne russe et faire sauter l’édifice politique et social du pays. Et il régla toute son activité sur ses observations de cette époque. Certes, la grande révolution agraire de l’avenir qui se dessinait à ses yeux ressemblait très peu à la révolution sociale, telle qu’elle apparaissait dans la doctrine de Marx. Mais Lénine n’était pas homme à s’embarrasser d’objections doctrinales, et, tout en cherchant à défendre son programme, en se servant de la logique marxiste, il régla sans scrupules sa ligne politique sur la possibilité de provoquer une révolte des masses paysannes russes.

Quelles étaient les forces latentes sur l’action desquelles spéculait Lénine ? Il est important, pour se rendre compte du succès du bolchévisme, de rappeler en quelques mots les traits marquants de l’histoire du développement économique de la Russie.

La Russie a été, de tout temps, un pays agricole. L’organisation politique et sociale de l’ancienne Moscovie était fondée sur la distribution de terres à tous les serviteurs de l’État ; les paysans habitant ces terres devinrent, à partir du XVIIe siècle, serfs du propriétaire ; leur travail, obligatoire dans le système politique d’alors, était considéré comme une paye supplémentaire donnée aux gens de guerre et aux fonctionnaires pour le service d’Etat, qui était obligatoire. Sous l’empire de ce système d’un asservissement universel, les paysans s’habituaient à voir dans les terres du propriétaire foncier, quels qu’eussent été ses titres au bien-fonds, une dotation gouvernementale, rémunérant les services rendus par lui à l’Etat, et subordonnée à la condition de ce service. L’idée de la propriété ne pouvait se former dans les esprits d’une façon nette et claire. D’autre part, dans la constitution intérieure d’une propriété foncière, le paysan, en vertu d’un usage séculaire, se considérait comme ayant droit à l’ensemble des terres qu’il labourait en commun : à ses obligations vis-à-vis du propriétaire correspondait, d’après lui, le devoir mal défini par la législation, mais reconnu tacitement, du propriétaire de lui en fournir la jouissance.

Le système de deux états de dépendance subordonnés l’un à l’autre, celui de la noblesse vis-à-vis de l’Etat, et celui des paysans vis-à-vis de la noblesse, prit fin en 1762, avec l’abolition du service obligatoire de la noblesse ; mais les anciennes idées de la masse paysanne, quant à son droit aux terres des propriétaires qu’elle devait continuer à labourer, subsistèrent malgré le changement intervenu. L’émancipation des serfs en 1861 s’en ressentit.

Les propriétaires fonciers, dépourvus de toute organisation de classe et de tout mode légal d’action politique, habitués à obéir, ne surent, lors de la réforme de 1861, ni formuler, ni défendre le caractère absolu de leur droit aux terres qui leur appartenaient. Ils subirent la réforme, telle qu’elle fut élaborée par la bureaucratie « libérale » de l’époque et par les représentants de l’opinion publique avancée. Elle était conçue dans un esprit de véritable socialisme d’Etat. L’émancipation des serfs fut un acte d’expropriation générale, et à grande échelle, des propriétaires, dotant les paysans des deux tiers des terres de la noblesse. Les idéologues de la réforme agraire de 1861, dans le même ordre d’idées, crurent bon de conserver intacte l’ancienne communauté immobilière, effet naturel du servage. Les terres données aux paysans restèrent indivises, comme un fonds appartenant à la communauté et garantissant pour l’avenir, au moyen de partages périodiques, un minimum nécessaire pour la subsistance des membres de la communauté.

La méthode suivie par la loi de 1861 sur l’émancipation entraîna les conséquences suivantes. Le paysan y trouva la preuve que sa conception plus ou moins vague d’un droit primordial qu’il avait eu sur les terres du propriétaire était partagée par le Tsar et son Gouvernement ; il ne comprit pas pourquoi, dans ces conditions, il ne recevait qu’une partie de ces terres, fixée plus ou moins arbitrairement, et non la totalité ; il conclut que l’expropriation des propriétaires était un acte de simple justice, la reconnaissance de son droit préexistant, mais qui, sans motifs suffisants, s’arrêtait à mi-chemin. Il s’habitua à penser que la partie des terres qui restait au propriétaire après l’émancipation, devrait, un jour ou l’autre, lui revenir en vertu de ce même droit primordial. La propriété privée de l’ancien seigneur, devenu simple voisin, ne fut reconnue que comme une situation de fait, non comme un vrai droit absolu.

D’autre part, le droit du paysan à la terre qu’il avait acquise n’était pas, dans la conception des réformateurs de 1861 et dans la conscience juridique de la masse, un droit de propriété pure et simple. La communauté de jouissance des terres paysannes était une négation de la propriété et entraînait l’idée que la terre n’était qu’un fonds public destiné à couvrir les besoins des cultivateurs.

Quiconque connaissait la campagne, en Russie, s’était familiarisé avec cet état d’âme des paysans russes d’après l’émancipation. Il comprenait que la paix sociale, qui paraissait y régner, cachait les germes d’un dissentiment profond et d’un malaise continuel. Dans son for intérieur, le paysan jugeait l’ancien noble comme le dépositaire injustifié du fonds de terre de réserve qui, depuis longtemps, aurait dû échoir aux petits cultivateurs.

Au cours du demi-siècle qui sépare la crise de 1905-1906 de l’émancipation des serfs, le fond des choses à la campagne était resté le même. Les progrès agronomiques dans la petite culture étaient lents ; aussi fallait-il accroître la superficie des terrains cultivés par le paysan pour assurer sa subsistance. La grande propriété était également peu progressive. Elle n’arrivait pas, sauf certains cas exceptionnels, à un stade de développement économique pouvant inspirer le respect par ses résultats techniques supérieurs. L’ancien noble ne sut point se convertir en vrai hobereau conscient de ses droits de propriétaire foncier et prêt à les défendre par tous les moyens. Le propriétaire foncier était, le plus souvent, un homme qui n’habitait la campagne que pendant quelques semaines en été et qui se bornait à percevoir le prix du bail de ses terres louées aux paysans. Le paysan continuait à attendre avec impatience le moment où serait définitivement liquidée une situation économique qui lui apparaissait toujours comme injuste, anormale et transitoire.

Ainsi, l’idée du partage des terres du propriétaire n’était pas une théorie importée à la campagne par des propagandistes révolutionnaires, mais l’effet d’un socialisme instinctif et latent des masses.

D’ailleurs, le passé contenait un avertissement sérieux pour l’avenir. À plusieurs reprises, au cours des derniers siècles, on avait vu les masses se soulever, massacrer les propriétaires, piller les châteaux et les granges ; le gouvernement faisait intervenir la force armée, et souvent le rétablissement de l’ordre nécessitait un effort considérable. De nouvelles jacqueries, petites ou grandes, étaient toujours possibles. Le mouvement agraire de 1905-1906 prouva avec quelle facilité déconcertante les masses passaient de la soumission habituelle à un état d’anarchie sanglante. Deux hommes, en Russie, surent en tirer un enseignement utile : Stolypine et Lénine. Le grand ministre tâcha de remédier à la détresse morale de la campagne russe en donnant naissance à la petite bourgeoisie paysanne et, avec l’énergie qui lui était propre, créa toute une législation qui devait mettre la petite propriété individuelle à la place de la communauté traditionnelle des terres. Mais son programme agraire, comme toute réforme sociale organique, ne pouvait apporter de changement radical dans l’esprit des masses qu’après une ou deux générations. Malheureusement, le temps manqua.

Lénine aussi saisit la signification très sérieuse des soulèvements de paysans dans les différentes parties de la Russie, qui eurent lieu en 1905-1906. Il y vit une preuve manifeste de l’état révolutionnaire des masses et en fit la base de tous ses calculs politiques. Évidemment, il y avait contradiction manifeste entre ces calculs et l’idée marxiste. Les menchéviks, purs social-démocrates dont l’honnêteté intellectuelle répugnait à substituer une jacquerie à la révolution sociale, restaient hostiles. Mais Lénine l’emporta. La majorité de la social-démocratie resta purement révolutionnaire et elle guetta, avec Lénine, le moment opportun pour mettre le feu aux poudres.


II

Un autre enseignement que Lénine tira de la crise de 1905-1906 fut la notion très nette du danger que présentait, pour toute société moderne, une grande guerre.

La première révolution russe était issue du conflit avec le Japon. Les proportions de cette lutte paraissent aujourd’hui médiocres, presque insignifiantes, mais c’était, tout de même, une guerre entre deux grandes Puissances, et sa répercussion sur la situation intérieure de la Russie fut considérable. Aucune préoccupation d’ordre national ou patriotique n’existait pour Lénine et, déjà en 1905, il ne voyait dans la guerre qu’une rixe entre « capitalistes » de différentes nationalités, bonne seulement à amener une « situation révolutionnaire. »

La doctrine qu’il prêchait était simple. A l’aide d’un livre très connu de Hilferding sur le Capital Financier, il développait l’idée que l’impérialisme était l’expression archi-moderne du capitalisme et que la guerre en Europe serait le signal que l’heure était venue pour commencer une lutte de vie et de mort contre la société. Ce que Lénine voyait en 1905 en Russie, — un mouvement révolutionnaire déterminé par une guerre, — il l’imaginait comme pouvant se produire de même en Europe dans le cas d’un conflit entre les Grandes Puissances. Il fermait les yeux sur le fait que la fermentation révolutionnaire de la campagne russe était tout autre chose que le mouvement ouvrier de l’Occident ; que cet état latent de sédition primitive n’existait point dans les pays où les ouvriers étaient des citoyens jouissant de tous les droits politiques et dirigés par des chefs patriotes et éclairés ; que si on cherchait des parallèles historiques à la jacquerie russe, il fallait remonter aux sociétés occidentales du moyen âge. Toutes ces considérations disparaissaient devant l’esprit de haine qui le pénétrait.

Quand la guerre mondiale éclata, Lénine fut, parmi les chefs socialistes de l’Europe, le premier à lancer un programme révolutionnaire absolu. Il joua un rôle de premier plan aux réunions de Zimmerwald et de Kienthal, qui eurent d’ailleurs peu de retentissement et un succès très médiocre. La revue, rédigée en russe, qu’il faisait paraître en Suisse, était pleine d’âpres invectives à l’adresse des socialistes « bourgeois » patriotes, et proclamait sans réserves qu’il était temps de déchaîner la guerre civile dans tous les pays.

Je ne sais si la voix de Lénine trouvait de l’écho en Europe, mais je puis affirmer qu’en Russie, personne, sauf peut-être quelques initiés du bolchévisme et quelques fonctionnaires du département de la police, n’avait, au cours des premières années de la guerre mondiale, la moindre idée de ce qu’était Lénine et de ce qu’il écrivait dans sa petite revue suisse. La seule et grande préoccupation de la Russie était la guerre. La direction de l’opinion publique indépendante appartenait au parti cadet (constitutionnel-démocrate) qui, dès le début, sous l’influence de Milioukoff, de Nabokoff, de Kokochkine prit, sans arrière-pensée, position pour la guerre.

Le gouvernement était peu populaire, sauf, peut-être, quelques exceptions, mais on lui faisait grâce de beaucoup de méfaits, du moment qu’il conduisait la guerre. Les difficultés de la lutte gigantesque, même les déboires de la première heure, ne découragèrent pas l’opinion qui restait fidèle à son programme. Le moral des troupes en était heureusement influencé. Les premiers contingents de l’armée, ceux qui périrent, étaient excellents. La masse des soldats, pleinement consciente, acceptait la formule de la guerre nécessaire, de la défense nationale ; ses défauts d’éducation politique et de culture générale étaient suppléés par la discipline, le courage, l’esprit d’abnégation, toutes les belles traditions de l’armée russe.

Cet état de choses subit une transformation radicale au cours de la guerre. L’opinion publique ne s’en aperçut presque pas au début, ou ne voulut pas s’en apercevoir, mais, à la lumière des événements qui se sont succédé depuis, l’évolution apparaît clairement.

Je signalerai les étapes les plus importantes. La grande retraite de Pologne et de Galicie de l’été 1915, nécessitée par le manque de munitions, amena la première crise : après des sacrifices inouïs, l’armée fut sauvée, mais elle n’était plus la même qu’au commencement de la guerre. Elle avait perdu sa volonté de vaincre et sa confiance dans ses chefs. Les nouveaux contingents qui venaient combler les vides n’apportaient plus avec eux l’état d’esprit des premiers jours de la guerre.

La retraite de 1915 porta également un choc violent à l’opinion publique russe. On crut d’ailleurs avec beaucoup de raison, que le Gouvernement n’était pas à la hauteur de la tâche que lui imposaient les événements, que sa politique réactionnaire semait la discorde à l’intérieur, que l’intervention énergique des éléments extra-gouvernementaux était absolument nécessaire pour sauver le pays d’une défaite. Ceux qui dirigeaient l’opinion publique crurent et tirent croire aux autres que les défaites n’avaient qu’une seule cause, — le mauvais gouvernement que désavouait le « peuple russe. » La nomination d’un vieux fonctionnaire, peu sympathique, mais fort insignifiant, Stürmer, au poste de ministre des Affaires étrangères au mois de juillet 1916, porta ce sentiment à son comble : sans aucune preuve à l’appui, Milioukoff laissa entendre à la tribune de la Douma que Stürmer trahissait le pays ; c’était faux, mais cette accusation eut un énorme retentissement.

Il était naturel que la chute du tsarisme, due à cette atmosphère morale et aussi aux fautes de l’Empereur et de l’Impératrice Alexandra Feodorovna, fût envisagée par l’opinion publique comme ouvrant la porte à la victoire. Mais les premières semaines qui suivirent le coup d’Etat prouvèrent à tous les esprits avertis que cet espoir était complètement illusoire. Le malaise du pays dérivait, en réalité, en tout premier lieu, de la fatigue et de l’épuisement moral de l’armée. La grande œuvre de l’émancipation politique, si nécessaire et si utile en soi, entreprise par le gouvernement provisoire, fut le signal d’une dislocation générale de l’armée et aussi des masses. Le nouveau régime qui devait conduire à la victoire, achemina en réalité la Russie vers la défaite.

Lénine était à l’étranger quand la Révolution éclata. Il attendait son heure. Toutes ses prévisions de 1905 et 1914 paraissaient se réaliser, et quand il rentra en Russie, quelques semaines après la chute de la monarchie, il pouvait se dire que la « situation révolutionnaire » qu’il attendait existait de fait.

Il n’avait pas de parti, au sens propre du mot ; il disposait seulement d’un tout petit groupe de fidèles. Un document publié à Moscou, il y a quelque temps, donne à ce sujet un renseignement très intéressant.

En 1913, un congrès du parti bolchéviste était convoqué par Lénine à Cracovie : quatre personnes seulement se réunirent : Lénine, Kameneff, Mme Lénine et Pokrowsky, ce dernier membre de la Douma et provocateur à la solde du Département de la Police de l’ancien régime. Comme parti politique, ce n’était pas grand’chose. Mais ce petit noyau grossit très vite. Encouragés par la faiblesse et les défaillances du gouvernement de Kerensky, tous ceux qui, sous le nom de liberté, visaient à l’anarchie se groupèrent autour de Lénine et de son drapeau de la révolution sociale.

Lénine comprit qu’il importait, pour mettre à exécution son plan politique depuis longtemps arrêté, de s’assurer en tout premier lieu du concours des soldats. Le pays en regorgeait... Les mobilisations se succédaient sans cesse et le commandement russe était toujours enclin à suppléer aux défauts d’organisation par le nombre des combattants. Il y avait des garnisons importantes dans toutes les villes russes et elles subissaient, peut-être plus que les troupes du front, l’influence de la crise révolutionnaire. Elles se prêtèrent très facilement à la propagande défaitiste de Lénine. Le sentiment du devoir, déjà fortement ébranlé, disparaissait sous l’influence pernicieuse d’une doctrine qui, à force de sophismes mensongers, proclamait l’affranchissement de toute discipline et de toute fidélité à l’idée de Patrie. La masse, à qui l’ancien régime n’avait su donner aucun sentiment du « civisme, » cueillait au vol des formules qui justifiaient la désertion.

La propagande acharnée à laquelle les bolcheviks avaient soumis la garnison de Pétrograde, leur valut leurs premiers adeptes, un cadre d’individus de la pire espèce, « profiteurs » révolutionnaires sans foi ni loi. Aussitôt que, grâce au concours de ces éléments louches ou criminels, la garnison de Pétrograde parut suffisamment désorganisée, Lénine donna le 25 octobre 1917, le signal du coup d’État.

L’avènement des bolcheviks apparut donc prima facie comme un pronunciamiento purement militaire, plus ou moins hasardeux, dont le succès à Pétrograde s’expliquait principalement par l’incapacité absolue du gouvernement de Kerensky et par sa politique malhonnête, égoïste et médiocre à l’égard du commandement des armées du front (Affaire Kornilof).

Le coup d’Etat de Pétrograde ébranla le pays entier. Les « 25 octobre » se multiplièrent dans toutes les villes, grandes et petites, de la Russie. Tous ces coups d’Etat bolchévistes locaux s’expliquaient par le nombre des soldats, dispersés un peu partout, et dont l’état d’esprit était le même que celui de la garnison de Pétrograde. En automne 1917, lors de la campagne électorale, j’ai eu l’occasion de parcourir les petites villes de district de gouvernement, où je me présentais comme candidat à l’Assemblée Constituante, et je me rappelle vivement le grand souci, toujours le même, de toutes les organisations locales du parti auquel j’appartenais : c’était le vote des garnisons complètement étrangères au pays : ce vote, partout, deux mois avant le coup d’Etat bolchéviste, était acquis aux bolcheviks et à leur programme de « désertion en masse. » Aucun autre parti politique n’avait de prise sur cet élément et tout espoir de se faire écouter par lui était vain.

Une certaine partie des ouvriers des villes prit part au pronunciamiento militaire des bolcheviks : on trouve dans toutes les villes du monde un élément toujours prêt à se jeter dans une révolution, quelle qu’elle soit. Mais les ouvriers ne jouèrent qu’un rôle secondaire dans la préparation et l’exécution du coup d’État du 25 octobre.

Les autres éléments du pays restaient neutres ou franchement hostiles : les classes cultivées haïssaient le bolchévisme, les paysans le connaissaient très peu et les armées du front n’étaient pas encore définitivement contaminées.

Un coup d’Etat n’est pas encore une révolution. Si le pronunciamiento bolchéviste y a finalement abouti, c’est que Lénine arrivait au pouvoir avec la ferme volonté d’appliquer immédiatement les deux points essentiels de son programme : appel aux forces latentes de sédition de la masse paysanne et transformation de la guerre internationale en une guerre de classes.

Quand, au lendemain du coup d’Etat, les journaux publièrent les deux premiers « décrets » de Lénine : le « décret sur la paix » et le « décret sur la terre, » l’on assista réellement à un tournant dans les destinées du pays. Deux changements, de nature totalement différente, mais également irréparables et également radicaux, étaient apportés à la situation de la Russie ; d’une part, la guerre avec l’Allemagne était perdue et, d’autre part, l’équilibre social du pays était bouleversé de fond en comble.

Le « décret sur la paix » disloqua l’armée. Plusieurs millions d’hommes indisciplinés, à l’esprit envenimé par l’appel anarchique des bolcheviks, avec fusils et cartouches, voire avec mitrailleuses, revinrent dans leurs villages, semant partout le désordre et les idées rudimentaires du pogrom social sanctionné et provoqué par le soi-disant gouvernement central, Leur arrivée à la campagne surexcitait dangereusement l’effervescence qui y régnait déjà, et la jacquerie imminente trouvait en eux des chefs armés auxquels les éléments sages de la campagne ne pouvaient plus résister.

D’autre part, le « décret sur la terre » invitait les paysans à s’emparer immédiatement des biens des propriétaires. Il ne peut être comparé à un acte législatif, tel qu’on le comprend dans les pays civilisés. Lénine, qui n’a jamais été membre d’un Parlement ou d’un gouvernement quelconque, n’avait pas la moindre idée de ce que c’est qu’une législation. Son décret est une motion révolutionnaire pure et simple. Il ne se préoccupe pas de définir ni qui est propriétaire sujet à expropriation, ni au profit de qui l’expropriation doit s’effectuer, ni comment on procédera à l’expropriation et quelle sera la méthode de l’appropriation ultérieure des terres. On s’imaginera facilement les effets d’une législation de cette nature. C’était simplement un appel au pillage général.

Sous le gouvernement bolchéviste, il était dangereux d’entreprendre des études sur place ; aussi personne en Russie ne sait exactement comment se sont déroulées ces milliers de petites révolutions villageoises et quel en fut le résultat général. Qu’on me permette, à titre d’exemple, de décrire, en deux mots, l’histoire d’un petit domaine, dans un des gouvernements de la Russie centrale que je connais, puisque j’en étais le propriétaire. J’y ai passé, avec ma femme, l’été de l’année 1917. On sentait alors la poudre, mais j’étais encore considéré comme propriétaire. Après notre départ, en automne, je reçus, de mon fondé de pouvoirs, un télégramme m’annonçant qu’on avait mis le feu à l’étable et que mes vaches avaient été brûlées vives. Ne possédant aucun moyen de défendre mes droits, je me soumis avec philosophie. Deux ou trois semaines après le coup d’Etat bolchéviste, j’appris que toute mon exploitation avait été déclarée propriété des paysans. Un comité qui s’était formé avait procédé au partage. On trouva que le moyen le plus approprié pour partager les meubles était d’organiser une loterie. On transporta tout ce qu’il y avait dans la maison, les granges, etc., dans la cour, on confectionna des billets à numéros, tous gagnants, qui représentaient respectivement un cheval, une charrue, une robe de ma femme, une raquette de tennis, etc., et on tira au sort. Un des gagnants se plaignait, depuis, amèrement, d’avoir reçu la raquette de tennis, tandis que son voisin gagnait un très beau cheval. C’était la première étape. Quelque temps après, on décida de procéder au partage des maisons et des autres constructions du domaine. Comme les prétendants étaient nombreux et que toutes nos constructions étaient en bois, on crut juste de procéder méthodiquement à un travail de dépècement. Chacun reçut une part égale en poutres. Le partage des champs vint plus tard, au printemps de 1918. Le lot de chacun des co-partageants très nombreux se trouva être si petit que même un grand effort de travail n’a pu donner qu’un profit tout à fait modeste. — Telle est l’histoire de ma dépossession en vertu du décret de Lénine. Je ne porte point rancune à mes voisins de campagne : je connais trop l’histoire russe pour me plaindre du sort qui a été réservé à mes biens, mais je ne puis m’empêcher de constater qu’un petit organisme économique que je tâchais de placer à un niveau de culture agricole supérieur et qui constituait pour mes voisins un avantage réel, puisque j’y dépensais plus que je ne gagnais, a été détruit au détriment de la production générale du pays.

Quels qu’aient été d’ailleurs les résultats économiques du décret sur la terre, il a eu certainement une répercussion politique très grave sur la situation du pays. Il mit en mouvement des millions d’hommes. Tout ce qui restait d’ordre et de légalité dans le pays s’effondra, et un chaos immense et lamentable s’ensuivit. Aucune résistance ne pouvait être opposée à ce mouvement : le mécanisme gouvernemental proprement dit était supprimé par le coup d’État, et le pouvoir qui prétendait le remplacer proclamait, par la voix de Lénine, la vraie formule du bolchévisme russe : « Pillez ce qui a été pillé ! »

Lénine était maître de la situation, puisqu’il était le symbole vivant de l’abolition complète de tout droit et de toute discipline sociale. La République des Soviets était née.


III

Le lendemain de sa victoire, le bolchévisme russe resta tel qu’il apparaissait à son avènement et tel qu’il restera jusqu’à sa fin : force éminemment destructive issue de l’anarchie et de la désorganisation sociale et entachée d’une incapacité absolue de fonctionner comme gouvernement normal.

Le coup d’Etat était officiellement qualifié comme l’établissement de la « dictature du prolétariat. » Que recouvrait, en réalité, cette formule abstraite ? De quelle façon le bolchévisme procéda-t-il, sinon à l’organisation du pouvoir, du moins à son partage et à sa distribution ?

En théorie, il a été proclamé, dès le premier jour du régime bolchéviste, que le pouvoir résiderait dans les « Soviets. » Qu’est-ce que c’est qu’un « Soviet ? » Malgré son succès mondial, le phénomène est très russe et il présente des analogies frappantes avec de nombreux épisodes de notre histoire nationale. Il s’agit d’une imposture cachant le fait brutal de l’appropriation du pouvoir sous une formule qui sonne bien. Il y a deux ou trois siècles, les précurseurs de Lénine empruntaient le faux nom d’un Démétrius, héritier au trône des tsars, et d’un Pierre III, monarque légitime, opposé à Catherine II régnante ; ici on invoque une collectivité « d’ouvriers, paysans et soldats. »

Le Soviet est un groupe dont on ne sait point l’origine ; il est soi-disant élu par des groupements jouissant d’un droit de vote, mais, en fait, les nominations se font sous la dictée des chefs bolchévistes. Malheur à ceux qui oseraient s’opposer à une candidature officielle ! Le régime ne souffre point d’opposition.

Au cours de deux années, on n’a jamais vu aucun « Soviet, » soi-disant élu, donner les moindres indices du plus léger mécontentement. Dans un pays où les électeurs meurent de faim, au sens littéral du mot, les élus n’ont jamais cessé d’applaudir aux déclarations gouvernementales. L’abus est grossier et primitif, mais on le subit comme on subit le bolchévisme dans son ensemble et ses détails ; je m’efforcerai d’en expliquer les raisons, mais il suffit de constater, pour le moment, que nous avons affaire ici non pas à une pression exercée sur le corps électoral, comme cela se passe dans les États de l’Amérique du Sud ou les pays balkaniques, mais à une duperie qui consiste à présenter la bureaucratie bolchéviste sous le déguisement d’élus « des ouvriers, paysans et soldats rouges. « Il y a des « Soviets » partout, au centre et en province, et partout le système est le même. Les bolcheviks n’avoueront jamais l’imposture grossière qui se cache sous le couvert des « Soviets ; » mais tout ce que Lénine dit et écrit pour opposer la dictature du prolétariat à la démocratie équivaut certainement à un aveu indirect. La dictature du prolétariat est, en fait, une dictature personnelle qui n’a rien à voir avec les « ouvriers, paysans et soldats. »

Il n’est pas difficile de prouver que cette conception franchement anti-démocratique n’a été définitivement acceptée par le bolchévisme qu’au moment où il a dû se convaincre que le pouvoir de ses chefs n’avait aucune chance d’être agréé par la démocratie russe organisée. Le « décret » de Lénine inaugurant le bolchévisme et constituant le « Soviet » des commissaires du Peuple énonçait que ce Soviet ne devait fonctionner que jusqu’à la réunion de l’Assemblée Constituante, qui était fixée à fin novembre 1917. Lénine paraissait rester fidèle au programme traditionnel de la social-démocratie. Les bolcheviks obtinrent un assez grand nombre de voix aux élections, mais ils n’eurent pas la majorité. Une question se posait : devait-on se soumettre à la volonté du pays ou dissoudre l’Assemblée Constituante ? Lénine, sans hésiter, choisit la seconde alternative. Le bolchévisme devenait, dès lors, un régime de fonctionnaires nommés par des chefs irresponsables détenant le pouvoir sans titre légal, une oligarchie pure et simple. Dans sa lutte pour le pouvoir, Lénine gagnait une seconde bataille, mais cette fois en acceptant irrévocablement tout ce qu’il y a d’odieux et, à la longue, de souverainement instable dans une dictature personnelle s’appuyant exclusivement sur la force matérielle.

Il importe de se demander qui, en fait, était porté au pouvoir par le pronunciamiento du 25 octobre, et qui gouverna le pays sous l’apparence fallacieuse des « soviets. »

Il y a trois couches très différentes dans l’organisation du pouvoir bolchéviste. Les deux premières sont représentées par les éléments qui ont pris part au coup d’Etat, la dernière est d’origine plus récente. Il s’agit, en premier lieu, du centre bolchéviste, des gouvernants dans le sens propre du mot. C’est toujours le petit groupe des hommes-liges de Lénine, social-démocrates bolchévistes d’avant la révolution de 1917. Il n’a presque pas changé de composition et détient le pouvoir effectif, sans en partager les responsabilités avec les couches plus récentes du bolchévisme. Lénine, omnipotent, en est le centre. Son autorité est restée prépondérante après le coup d’État, et personne ne peut prétendre à le remplacer dans la direction des affaires. Tout ce que l’on raconte sur les querelles intestines qui existeraient dans les milieux bolchévistes, parait être faux ou grandement exagéré. Comme tout chef de parti, Lénine est obligé de tenir compte des différents courants qui s’y développent et de faire certaines concessions aux deux ailes du parti ; mais il est le seul chef.

Autour de lui, une suite de partisans éprouvés, partout et toujours les mêmes, les seuls qui aient sa pleine confiance et auxquels reviennent les grandes charges de l’administration. C’est un groupe très mêlé comme nationalité et aptitudes. Trotzky, contrairement à ce qui est admis à l’étranger, n’y joue qu’un rôle de second plan. Il n’a jamais été complètement un homme de Lénine comme les autres. Dans l’émigration, il jouait plutôt un rôle d’opposition, se plaçant entre les bolcheviks et les menchéviks. C’est un ambitieux et un arriviste vulgaire. Il est devenu bolchevik par pur hasard ; ce sont les autorités anglaises de Halifax qui en portent la responsabilité. Trotzky était en Amérique, quand la révolution russe éclata. Ayant pris le chemin de la Russie, il fut arrêté dans ce port comme défaitiste dangereux. Le retard qui s’en suivit fit qu’il rentra en Russie quand le groupe social-démocrate menchéviste était déjà organisé. Trotzky, qui prétendait à la situation d’un chef, s’estima offensé et prit rang à l’extrême gauche à côté de Lénine. Son rôle pendant les pourparlers de Brest, opposé à la ligne de conduite que préconisait Lénine, le compromit : il voulait en imposer aux Allemands par ses effets d’orateur de réunion publique et amena la catastrophe que Lénine voulait éviter à tout prix. Il s’ensuivit que les affaires étrangères lui furent enlevées et qu’il fut chargé du commissariat de la guerre qui, à ce moment, paraissait encore de peu d’intérêt pour le bolchévisme. Il n’a jamais eu que peu d’influence sur la politique générale du bolchévisme.

Les noms des autres bolcheviks influents sont moins connus. Il y a des étrangers, comme Rakowski, juif roumain, et Radek, juif autrichien ; comme il y a aussi des Russes : Lunatcharsky, l’un des moins mauvais, qui s’occupe d’instruction publique ; Zinoviev, juif russe, proconsul de Pétrograde, l’un des pires, sanguinaire et poltron ; Krassine, ancien ingénieur de la maison Siemens et Schuckert à Berlin, représentant la tendance soi-disant modérée du bolchévisme ; Sverdlov, ouvrier ayant reçu une certaine culture à l’étranger, propagandiste violent, chef de la gauche bolchéviste (il est mort depuis) ; Rykov, absolument nul, mais chargé de la présidence du Conseil de l’Economie nationale, Conseil qui doit diriger, en principe, la production et la distribution des biens de la « Commune Panrusse ; » Krestinsky, petit avocat de Pétrograde, commissaire des Finances, insignifiant et incapable, signant sans observation les ordres d’émission de papier-monnaie ; Tchitchérine, homme d’une valeur tout à fait secondaire, mais qui, en sa qualité de membre d’une des meilleures familles de la noblesse russe, est considéré comme « homme du monde » et capable, par ses manières, de ne point blesser la morgue des diplomates étrangers, etc., etc. Ce sont là les initiés du bolchévisme ; quels qu’ils soient, ils sont très disciplinés, ne se querellent pas trop entre eux et ont la pleine confiance de Lénine, puisqu’ils ne sont pas venus, comme le second groupe des bolcheviks, s’associer simplement aux vainqueurs, lors du coup d’Etat, mais ont participé à l’action bolchéviste, quand personne ne pouvait rêver son succès foudroyant de 1917.

La seconde couche bolchéviste est composée de ceux qui, dans les capitales et en province, ont participé au coup d’État, de tous ces gens qui prêchaient la désertion dans l’armée et le pillage dans la campagne, qui assassinaient les officiers et les « bourgeois, » s’emparaient des caisses publiques, arrêtaient et jetaient en prison les « suspects » et accomplissaient, en général, toutes les besognes ignobles de la première heure du bolchévisme.

On pourrait trouver, peut-être, parmi ces bolcheviks du coup d’État, quelques hommes qui ont accepté la nouvelle doctrine sincèrement et de bonne foi, mais, dans sa majorité, c’est la lie du peuple, un assemblage de pillards et, très souvent, de simples repris de justice. Quelques-uns, au cours des deux années qui ont suivi l’avènement du bolchévisme, ont été de nouveau repris comme voleurs et concussionnaires, mais les plus adroits restent « commissaires, » remplissent des fonctions importantes dans l’administration bolchéviste. Ils ont, pour tout signalement, qu’ils appartiennent officiellement, au « parti communiste. » Ces gens sont mal disciplinés, ne suivent pas les ordres des chefs dès que ces ordres ne répondent pas à leurs intérêts personnels ; leur élément naturel est l’anarchie des premières heures du bolchévisme, et ils s’appliquent de leur mieux à la faire durer. Pour Lénine, qui déchaîna la jacquerie et proclama la désertion, cette lie « communiste » du peuple russe apparaît toujours comme l’incarnation de la révolution. Il est des leurs.

Pendant les premiers mois du régime bolchéviste, toutes les administrations effectives du pays, à l’exception des mesures d’ordre général, étaient exclusivement entre les mains de cet élément louche et qui, en majeure partie, n’avait aucune éducation. Les bureaux de l’ancienne administration, dans un élan patriotique et désintéressé, au lendemain du coup d’État, avaient organisé une grève générale et avaient été congédiés. Les bolchéviks restèrent seuls à diriger tout. Un désordre indescriptible s’en suivit. Des ignorants, presque des illettrés, placés a la tête des affaires les plus sérieuses, se mirent à détruire l’appareil administratif en le remplaçant par un système d’abus, de vexations et de concussions. Les organes du centre n’avaient aucune prise sur cette nouvelle bureaucratie qui en faisait à sa tête et ne se préoccupait que de crédits à réclamer des caisses de l’État.

Ces premiers venus de la bureaucratie nouvelle gardaient leurs positions dirigeantes jusqu’à ce jour. Seulement, petit à petit, ils commencèrent, en se réservant toujours les premières places, à se dessaisir de la besogne journalière des bureaux en y appelant un personnel mieux qualifié. Ce personnel fut recruté parmi les anciens fonctionnaires qui, après quelques mois d’abstention, à bout de ressources et courant chaque jour le risque d’être arrêtés et écroués, furent obligés d’entrer dans les bureaux de l’administration bolchéviste. D’ailleurs, leur apparition n’amena pas le changement auquel on aurait pu s’attendre. Les nombreux techniciens au service de l’administration bolchéviste sont placés dans des conditions de travail impossibles. Les bolchéviks d’en haut font paraître chaque jour des décrets inapplicables fondés uniquement sur des théories abstraites. Les chefs directs, bolchévistes de la seconde série, sont absolument rebelles à toute adaptation. Les méthodes d’ordre et de discipline, réintroduites par les techniciens, sont inutiles dans ce milieu, et chacun d’eux en a conscience ; quoi qu’il fasse, le bolchévisme restera toujours le même. Le seul effet de l’apparition de cette nouvelle couche de bureaucrates a été de ramener certaine politesse dans les relations avec le public.

Tels sont les principaux éléments qui, sous le décor fallacieux de « Soviets, » composent actuellement l’administration bolchéviste russe. Malgré quelques changements de détail, intervenus depuis 1917, le fond du régime reste le même. Les hommes du coup d’État continuent à être à la tête de l’administration locale ; ils gardent jalousement les situations acquises et ne permettent point aux éléments qualifiés d’avoir une influence quelconque sur la marche des affaires.


IV

L’alliance de ces deux éléments dirigeants du bolchévisme russe, révolutionnaires fanatiques et aveugles, d’une part, et voleurs et anciens déserteurs, de l’autre, est la caractéristique essentielle du régime bolchéviste, tel qu’il est en réalité. Les centres bolchévistes légifèrent et établissent les grandes lignes de la politique intérieure et extérieure, les innombrables bolchéviks au petit pied, chargés d’appliquer les décrets et les directives générales, le font à leur manière, en y trouvant prétexte pour poursuivre sans répit leur activité désordonnée et malfaisante.

Il suffirait probablement d’un seul des deux facteurs pour rendre la vie dans la Russie soviétiste matériellement et moralement détestable, mais le concours des deux la fait foncièrement insupportable.

Dès le premier jour de son existence, le gouvernement bolchéviste s’est mis à faire des « décrets. » La méthode de cette législation est la suivante : la Russie est censée avoir franchi, au moment de l’avènement de Lénine, la limite qui sépare le régime capitaliste du régime socialiste. Tout doit être en conséquence subordonné à l’idée de la nationalisation immédiate des moyens de production et du mécanisme de la distribution. Les décrets s’exercent à tirer les conséquences logiques de cette formule abstraite. On s’est demandé, par exemple, si dans une « commune » il devait y avoir des banques privées ; on a répondu, en bonne logique, que le communisme n’admettait point leur existence. Un décret a alors été édicté qui a nationalisé les banques avec leur actif et leur passif. Personne ne se préoccupa des conséquences pratiques qui devaient résulter de cette nationalisation. La doctrine le prescrit et cela suffit. C’est une législation facile : on ne s’y heurte à aucune difficulté et on peut l’appliquer à toute espèce de questions sociales. Périssent les colonies, vivent les principes !

Mais ensuite est venue l’application. Les bolcheviks au petit pied ont envoyé des « gardes rouges » s’emparer des banques ; on a fait peindre de nouvelles enseignes indiquant que telle banque privée n’est plus qu’une « section » de la Banque nationale unique, et on a placé un « commissaire » plus ou moins malhonnête à la tête de cette « section. » Il vole autant qu’il peut, jusqu’à ce qu’on s’en aperçoive. On le renvoie alors et on le remplace par un autre. A force de changer, on arrive à avoir un commissaire qu’on ne peut plus saisir en flagrant délit et on est satisfait. Mais la « section » de la Banque nationale ne marche plus ; elle est morte. Après la nationalisation des avoirs des clients, personne, et les nouveaux riches du régime bolchéviste encore moins que les autres, n’a été assez naïf pour porter son argent à la Banque. On le garde à domicile, au risque même d’être dévalisé par des cambrioleurs, on le cache sous le papier des murs, ou dans des trous qu’on fait dans le plancher. La Banque est nationalisée, mais elle n’existe plus. Il paraîtrait pratique de supprimer la « section, » mais on s’en garde bien, et cela pour deux raisons. En premier lieu, la doctrine communiste prescrit la nationalisation, et Lénine ne s’en désistera jamais ; ensuite, le bolchevik commissaire de la « section, » est intéressé à conserver les appointements qu’il touche et les occasions de vol qui lui sont offertes, et il a assez d’influence pour pouvoir s’opposer à la suppression de la « section » dont il a le contrôle.

Est-il besoin d’analyser l’ensemble des mesures prises pour l’application intégrale du « communisme ? » En principe, tout est nationalisé, à part quelques exceptions locales. A Pétrograde qui, pendant plus d’une année, fut considéré, avec les gouvernements du Nord, comme une « Commune » séparée et semi-indépendante, le nombre des établissements de commerce nationalisés est peut-être moindre qu’à Moscou. Par exemple, Moscou et les autres villes centrales, ont nationalisé les parfumeries, tandis qu’à Pétrograde elles font encore les délices des belles du nouveau régime. Ce sont là différences sans intérêt : l’important est de saisir la situation dans ses grandes lignes.

Sont, en principe, étatisées la production et la distribution de tous les biens dont a besoin la société. Quelle est la nature de toutes les mesures et quel en est l’effet ?

Il n’y a plus ni patrons, ni ouvriers, ni grands, ni petits commerçants. Il n’y a que des fonctionnaires et des bureaux. Exemple : vous avez besoin de papier à lettres. Vous devez commencer par établir votre droit à ce papier, puisque d’après la doctrine celui-là seul qui travaille a droit à un bien dont la distribution appartient à l’Etat. Vous tâchez d’apprendre quel est celui des innombrables bureaux existants qui est compétent pour vous délivrer un certificat muni des signatures et des cachets réglementaires et établissant que vous avez réellement besoin de papier à lettres et que vous avez le droit de le recevoir. Après avoir perdu une journée ou deux à ces recherches, vous avez en mains le certificat nécessaire. Ce n’est d’ailleurs qu’une permission d’acheter, mais pas encore le papier lui-même. Vous poursuivez vos recherches et, après une nouvelle perte de temps, vous parvenez à obtenir enfin l’indication du lieu où se trouve l’entrepôt national du papier à lettres. C’est une ancienne papeterie, nationalisée.

Vous risquez, en tout premier lieu, de trouver la papeterie simplement fermée, avec un écriteau vous annonçant que les fonctionnaires de l’Etat sont en train de dresser l’inventaire des stocks saisis. Alors, vous avez quelques mois à attendre. Mais même si, par hasard, l’inventaire des papeteries est achevé, vos chances d’avoir du papier à lettres restent douteuses. Vous pouvez être presque sûr qu’après une attente très prolongée dans une queue, vous arriverez après que le stock sera épuisé. On vous donnera l’assurance qu’il y en aura dans un délai de deux semaines ou plus. Votre certificat se trouve périmé et vous recommencez toutes vos démarches. Même histoire pour avoir une plume, un crayon, une aiguille à coudre, du fil, etc.

Où est le papier que vous achetiez si facilement avant la nationalisation ? Différentes hypothèses se présentent. L’agent préposé à la nationalisation est un bolchevik au petit pied, de l’espèce que j’ai décrite. Il a simplement volé une partie du stock pour le revendre sous main à un prix exorbitant favorisé par l’absence de papier sur le marché légal libre. C’est probablement l’hypothèse qui se présentera le plus souvent. Il se peut également que le papier n’ait pas été volé, mais vendu à la clientèle qui vous a précédé. Votre ancien fournisseur était intéressé à compléter son stock le plus vite possible ; mais le fonctionnaire qui gère le stock ne l’est pas du tout. S’il est zélé, il entrera en correspondance avec un bureau central quelconque et réclamera de nouvelles marchandises. Mais la correspondance administrative traîne, même dans un Etat socialiste. Et puis, des questions de principe peuvent se poser au bureau, et alors c’est la fin de tout espoir de pouvoir toucher votre papier à lettres. Imaginez seulement que le bureau ait la prétention de procéder d’une façon logique : il devra alors faire l’inventaire de tout le papier à lettres de toute la Russie, puis établir un plan de distribution entre cent millions d’hommes et le distribuer conformément au plan. On peut être certain de n’avoir jamais le papier souhaité, car, enfin, le régime bolchéviste ne pourra durer toujours.

Il se peut aussi que les stocks manquent et que les fonctionnaires les plus zélés et les plus intègres, préposés au commerce national, n’y puissent porter remède. La difficulté gît dans l’insuffisance de la production.

L’industrie est nationalisée. L’ouvrier, devenu fonctionnaire, touche une solde fixée par l’Etat. Il n’est pas intéressé à la production et le seul motif qui puisse le faire travailler avec zèle est la conscience de son devoir social. Les faits prouvent que c’est insuffisant. Au patron qui était intéressé à voir la production continuer, est substitué un bureau avec une légion de fonctionnaires. Le bureau est composé d’un certain nombre de personnes qui sont là pour toucher des appointements leur permettant de subsister, convaincues d’ailleurs que le bolchévisme est une folie. Une telle administration est profondément indifférente à ce qui se fait à l’usine qu’elle gère. Mais, en supposant même que les ronds de cuir bolchévistes soient animés du plus pur esprit communiste et travaillent avec enthousiasme, et que, d’autre part, les ouvriers de l’usine soient mus par le désir désintéressé de contribuer au bien-être général, les difficultés resteront énormes.

En effet, chaque usine dépend de la production d’autres branches d’industrie également nationalisées, et où règne le même désordre. La nationalisation a apporté partout une désorganisation complète de l’industrie, et le rendement du travail est réduit à zéro. Le mécanisme économique d’une commune à cent millions de participants doit avoir, pour fonctionner, une précision idéale qui n’est pas dans la nature humaine. L’esprit d’organisation n’a jamais été le fort du caractère russe, et le fond de paresse y a été toujours considérable. Un décret n’y peut rien. Je laisse de côté la question générale de savoir s’il est possible, en thèse absolue, de faire fonctionner un mécanisme social construit d’après les conceptions simplistes du « communisme, » je ne prends que les résultats acquis des décrets bolchévistes.

La production industrielle s’est arrêtée partout ; l’organisme social économique est mort. Les usines se ferment l’une après l’autre. La majeure partie des ouvriers est congédiée ; s’il en reste quelques milliers dans les grands centres industriels, ce n’est qu’à titre décoratif : il faut bien que la société nouvelle des invalides de l’industrie entretenus aux frais de l’Etat soit représentée. Les ouvriers congédiés restent au village, où ils ont gardé des liens, comme c’est le cas pour la majorité des ouvriers russes ; d’autres, plus adroits, devenus après le coup d’Etat des communistes officiels, sont depuis longtemps « commissaires ; » les troisièmes sont mobilisés et font partie de l’armée dite « rouge. »

Mais revenons à notre raisonnement. Vous avez quand même besoin d’une certaine marchandise. Il doit en rester encore quelque part, soit qu’elle ait été volée aux stocks nationalisés, soit qu’elle ait été dissimulée par les propriétaires. Vous êtes ici au le seuil du règne de la « spéculation. »

Sous le régime bolchéviste, le commerce clandestin et illégal n’est pas un fait plus ou moins exceptionnel ; c’est tout un mécanisme économique établi à côté du système de l’économie étatisée et qui remplit une fonction sociale de toute première importance. L’Etat, seul dépositaire légitime des biens, ne fournit qu’une quantité de vivres insuffisante. Privé d’autres ressources, vous mourriez littéralement de faim. Pour les autres objets, dans le genre du papier à lettres, l’Etat vous répond par un refus pur et simple. Comme cent millions d’hommes doivent continuer à vivre, un échange privé s’établit en premier lieu entre la campagne et la ville, puis à l’intérieur des villes ou entre les villes, échange sévèrement défendu et poursuivi par les autorités, mais qui prend une extension sans cesse plus considérable.

Le paysan apporte du pain pour acheter du sel ou des vêtements. On a tellement besoin de pain en ville qu’on le paie n’importe quel prix. D’autre part, le commerce du pain et son transport sont strictement interdits et, à chaque station de chemin de fer, des gardes rouges peuvent venir fouiller les voyageurs ; le paysan qui aura la chance de cacher sa marchandise, ou effectuera son trajet en chemin de fer sans rencontrer de gardes rouges, fera naturellement payer à l’acheteur les risques de la confiscation et de son arrestation éventuelle pour commerce illégal, etc. D’autre part, indépendamment des frais et du risque, il tâche de gagner autant qu’il peut et que la famine le lui permet. Le pain était payé à mon départ de Pétrograde, au mois de juin 1919, 50 roubles la livre, au lieu de 5 copecks avant le bolchévisme, c’est-à-dire que le prix a augmenté de mille fois. La même chose se produit dans les échanges des villes. Vous achetez votre papier à lettres à un vendeur qui, pour se le procurer, a enfreint quantité de lois pénales, a risqué la prison, voire la mort. Il n’a, comme concurrent, que l’Etat, propriétaire de tout, et ce concurrent ne peut rien fournir. Il est facile de s’imaginer quel sera le prix que vous devrez payer.

« L’homme au sac » (mechetchnik), paysan qui vous apporte clandestinement à domicile une certaine quantité de denrées dans un sac qu’il porte sur le dos, est la contre-partie du bolchevik. L’homme au sac est une partie essentielle de la vie économique russe sous le bolchévisme. Le mécanisme du commerce de contrebande, dont il est l’agent, permet seul de vivre. Ceux même qui souffrent des prix de spéculation que l’homme au sac fait payer, reconnaissent tacitement la bienfaisance de son rôle dans l’accomplissement de son métier, il est entouré de la sympathie générale qui diminue, dans une certaine mesure, les risques qu’il supporte.

Dès que l’appareil du commerce clandestin a commencé à se former, le bolchévisme lui a déclaré une guerre acharnée. Rien de plus naturel, puisque c’est l’ordre bourgeois qui renaît et s’épanouit en dépit de l’inauguration du communisme. Mais toutes les sanctions pénales qui ont été édictées n’ont jamais réussi à mettre fin à son existence. Les besoins qui ont fait naître ce mécanisme économique de doublure sont trop pressants et, d’autre part, les agents bolchévistes du pouvoir public ont trop de vénalité pour réussir à cette tâche. Voici comment les choses se passent. Un « spéculateur » trouve moyen d’acheter du lait à la campagne et il prend le chemin de fer pour le porter à Pétrograde. Les gardes rouges, chargés de la répression du commerce illicite, trouvent, en fouillant le wagon, le lait dans le sac classique du spéculateur. Ils doivent le confisquer et le livrer à un bureau quelconque chargé de la distribution des denrées alimentaires et où il tournera certainement. Mais ces gardes rouges eux-mêmes n’ont pas vu de lait depuis des semaines ; aussi s’arrange-t-on à l’amiable : une partie du lait est « confisquée » et consommée sur place par les gardes, et le reste est rendu au spéculateur.,

L’ « homme au sac » est une figure symbolique qui a de très nombreuses variantes. Les conditions de l’existence sont si dures que chacun, sous le régime communiste, est devenu « spéculateur : » on vend ce qu’on a, en profitant de l’anarchie des prix qui règne, puisque c’est là l’unique moyen de se procurer le pain quotidien. Quand il y a absence totale de production, toute chose, même usagée, devient marchandise. Le contenu de la corbeille du chiffonnier remplace petit à petit les vraies marchandises ; tout devient objet de demandes pressantes des consommateurs et tout a son prix sur le marché clandestin et illégal que je viens de décrire. Le phénomène désigné officiellement comme « spéculation » constitue actuellement en Russie un facteur essentiel de la vie économique. Il serait oiseux d’insister sur les conséquences désastreuses du système au point de vue de la moralité publique ; je constate simplement l’importance de son rôle économique.

Mais ce mécanisme économique de doublure, en permettant à la population de survivre en dépit des décrets bolchévistes, n’est pas assez puissant pour parer d’une façon efficace à la ruine générale qu’entraîne le bolchévisme. Il ne faut pas oublier que le commerce illicite est un phénomène économique dénaturé qui se développe dans des conditions anormales ; d’autre part, la « spéculation », quels que soient les services qu’elle rend sous le régime « communiste, » est, à elle seule, impuissante à faire renaître la production. Le bolchévisme a créé en Russie un fait qui domine tout et contre lequel il n’y aura pas de remède, tant que le bolchévisme régnera. Ce fait, c’est la famine.

Le travail désorganisé, la production interrompue, les moyens de communication détruits, tout contribue à amener un état de détresse qui a été maintes fois décrit. La guerre mondiale a enfanté tant de douleurs, que la description d’un pays lointain où des milliers de personnes meurent de faim ne produit aucune impression sur le lecteur fatigué ou sceptique. Mais ceux qui ont vécu sous le bolchévisme n’oublieront jamais l’image de ces villes où l’on coudoie sans cesse la mort sous le visage hideux de la famine, où personne ne s’entretient jamais que de la manière dont on se procure des vivres et ne s’intéresse à rien, sauf au prix des pommes de terre et de la farine, où toute la vie intellectuelle est anéantie par le souci élémentaire de ne pas mourir de faim.

Quand on parle de mourir ou de ne pas mourir de faim dans la Russie soviétiste, on doit prendre ce terme au sens propre du mot ou interroger les médecins des hôpitaux pour en recevoir l’exacte interprétation. Il a été souvent question d’envoyer en Russie des commissions internationales d’enquête : je leur conseille de s’adresser, en tout premier lieu, pour se rendre compte de la situation, à des médecins. Ce sont eux qui peuvent tracer le tableau de la misère qui règne partout. Ils useront au sens littéral, d’un mot que l’humanité, depuis longtemps, n’emploie, heureusement, qu’au sens figuré.

Dans tout autre pays, deux ans de bolchévisme appliqué seraient économiquement impossibles : la catastrophe surviendrait au bout de deux mois. Ce qui a rendu l’expérience ultra-marxiste possible chez nous, c’est l’état arriéré de notre développement économique. La Russie est un pays agricole, où la classe ouvrière n’a pas encore brisé ses liens avec la campagne. Celle-ci supporte plus facilement la désorganisation économique, et cela d’autant mieux que l’agriculture, en Russie, se trouvait, chez le paysan, à un niveau assez bas. Le paysan a son pain, son lait, sa viande, et il peut, à la rigueur, se passer assez longtemps des produits de l’industrie. Sa force de résistance est certainement supérieure à celle du citadin, ouvrier, fonctionnaire ou homme de profession libérale.

Seule la campagne du Nord russe, où la production de blé est déficitaire, est dans l’impossibilité absolue de vivre en proie à l’état de désorganisation sociale qu’entraîne le bolchévisme. Mais dans cette région se produit un exode général. Le paysan de Novgorod ou de Tver ferme sa maison, prend l’argent qu’il a amassé pendant la guerre et s’en va, avec toute sa famille, dans un gouvernement du Sud, où le pain est plus abondant.

La force de résistance économique du paysan russe est un produit de l’état semi-naturel de l’économie rurale russe et explique pourquoi le pays continue à vivre. Est-ce à dire que la Russie pourra indéfiniment supporter, économiquement, le bolchévisme, en payant le triomphe du communisme par un retour vers un état rudimentaire et barbare ?

Mais même ce marxisme à rebours ne peut durer indéfiniment, et voici pourquoi. Le bolchévisme a entraîné un développement démesuré et presque fantastique du mécanisme gouvernemental. Plusieurs facteurs y ont contribué. D’abord, tout État communiste est nécessairement un Etat bureaucratique : un fonctionnaire vous livre le matin votre pain et votre viande ; il se présente comme rédacteur de votre journal, comme employé de tramways, ouvrier, directeur de cinéma, artiste, ingénieur, peintre, voire poète. Dans une « Commune » tout est nationalisé et étatisé. On a vu, avec l’avènement du bolchévisme, le nombre des employés de l’Etat augmenter dans une proportion toujours croissante. A Pétrograde, après le transfert de la capitale à Moscou, les édifices publics, qui contenaient assez de place pour le gouvernement central d’un immense Empire, ne suffisaient plus pour loger l’administration locale de la ville et des districts qui en dépendent. Mais il y a plus. L’impossibilité de trouver aucun emploi en dehors de la machine gouvernementale, pousse les gens à chercher une place quelconque dans l’administration, afin de gagner un peu d’argent. On trouve facilement un ami ou un parent qui est déjà au service du gouvernement, et celui-ci démontre à son chef qu’il est absolument indispensable d’augmenter le personnel. Comme les bolcheviks n’ont rien qui ressemble à un budget régulier, on arrive à se faire accorder un crédit supplémentaire. Il est vrai que quelquefois, après des mois d’existence de ce bureau démesurément enflé, on s’avise qu’il dépense trop, et alors il est supprimé. Mais entre temps, un autre bureau est né, et alors tous les fonctionnaires congédiés y refluent pour trouver ainsi un nouveau moyen de toucher la solde gouvernementale.

Le même phénomène se produit dans toutes les institutions de la » Commune, » usines, cinémas, théâtres, journaux, etc., etc. Cette armée d’employés, constituant toute la population des villes, doit être nourrie. Il lui faut au moins un peu de pain, puisque les vivres fournis par la « spéculation » coûtent très cher et ne sont pas à la portée de la majorité.

Et puis il y a l’armée rouge. J’expliquerai plus loin comment les bolcheviks ont réussi à organiser une armée. Il suffit de noter, pour le moment, que la condition essentielle de l’existence d’une armée rouge est son droit à être nourrie mieux que la population civile ; sans quoi elle se dissiperait immédiatement. Il faut, à tout prix, disposer de vivres.

Le gouvernement bolchéviste n’achète pas le pain et les vivres. Ce serait contraire au premier article de son symbole économique, à savoir que la production du blé et son commerce sont monopolisés par l’État. Une partie de la récolte est donc, en principe, obligatoirement réquisitionnée par le gouvernement, et toute production soumise au contrôle gouvernemental.

Même dans un pays bien organisé, l’exercice de ce contrôle serait une tâche très délicate ; mais dans l’état d’anarchie où se trouve la Russie, avec un mécanisme administratif dirigé par ce type de bolchevik au petit pied que j’ai tâché de décrire, les campagnes sont, en fait, à la merci du premier venu qui se présente avec un mandat de réquisition. Naturellement, le paysan fait tout au monde pour cacher sa récolte : aussi l’État est-il obligé à recourir à de véritables expéditions militaires dans les villages, pour en tirer de quoi faire vivre les villes et l’armée. Les paysans sont dans l’impossibilité de se défendre, et toute velléité de résistance est réprimée à main armée. Des émeutes paysannes se produisent journellement dans toutes les parties de la Russie soviétiste. La presse officielle et les discours des chefs bolchévistes sont remplis de plaintes amères, dénonçant l’opposition qu’ils rencontrent chez les petits « capitalistes » campagnards.

Pour y remédier, le gouvernement fait appel aux paysans pauvres et il a tâché de créer dans les campagnes des « comités de la pauvreté paysanne, » espèce de dictature locale du prolétariat agricole. Mais il a dû comprendre qu’en fait, le paysan pauvre en Russie, où chacun a droit, d’après la loi, à un lot de terre, est celui qui travaille mal et ne produit rien. On s’est adressé alors au « paysan de condition moyenne. » Mais cet appel a eu le même résultat négatif. Dès qu’on met la main sur la récolte du paysan, celui-ci, quel qu’il soit, petit, moyen ou riche cultivateur, sera toujours mécontent et tâchera toujours de cacher son bien. Alors l’agent du pouvoir intervient ; il fait des perquisitions et saisit la récolte.

Le paysan, lors de l’avènement du bolchévisme, lui a été certainement très favorable. Grâce au coup d’Etat, il a pu s’emparer des terres du propriétaire et réaliser ses anciennes aspirations. La déception n’a pas tardé à venir. L’arrivée, à la campagne, des ouvriers fuyant les villes et résolus à participer au partage des terres, a été un premier désappointement. Et depuis que le pouvoir bolchéviste est apparu aux yeux du paysan sous la forme d’une expédition militaire qui vient s’emparer de son bien à main armée, il est devenu franchement hostile au nouveau régime. Il pleure le bon vieux temps d’avant la dictature « des ouvriers, paysans et soldats » où sa récolte lui appartenait en droit et en fait. Autant qu’il peut éviter la réquisition et vendre son blé par l’entremise d’un « homme au sac, » il continue à labourer son champ. Mais le jour où il comprendra que seul un « Existenz minimum, » prescrit par les lois bolchévistes sur le monopole agricole, lui sera laissé en fait, il ne travaillera plus que pour produire ce minimum. On peut être pour ou contre le monopole gouvernemental des blés tant qu’on se borne à traiter la question au point de vue théorique ; mais aucun bolchevik ne saurait nier le fait que, sous le régime russe actuel, son application aboutit à la diminution toujours croissante de la production agricole.- Si le paysan travaille encore, c’est qu’il a le vague espoir que le règne du bolchévisme prendra fin. Le jour où cet espoir serait déçu, le surplus de la production agricole nécessaire pour ravitailler les villes et l’armée disparaîtrait.


V

Quand on étudie, dans son ensemble, le système économique introduit en Russie par la législation bolchéviste, il apparaît que c’est de la folie pure. Mais alors se pose la question : comment arrive-t-on à faire supporter à la population toutes ces mesures qui ont abaissé le niveau de la vie sociale jusqu’à un état de barbarie primitive ? Comment se fait-il qu’un régime de travaux forcés et de faim obligatoire dure depuis deux ans et que les Russes ne secouent point le joug bolchéviste ? Je tâcherai de donner une réponse aussi nette que possible. Mais il importe de rappeler, en premier lieu, que des gouvernements mauvais, détestés par le peuple qui leur était soumis, ont trop souvent duré des périodes beaucoup plus longues que les deux années du bolchévisme. L’histoire de tous les pays présente, à cet égard, des exemples que chacun connaît. La durée du règne de Lénine n’atteste pas elle-même, ni qu’il jouisse d’aucune espèce de popularité, ni qu’il possède aucunes qualités intrinsèques. Le bolchévisme a établi sa domination par la force et gouverne au moyen des procédés classiques de toutes les tyrannies oligarchiques.

L’explosion formidable qui a suivi le coup d’État du 25 octobre 1917 a anéanti tous les pouvoirs publics de la révolution de février et de l’ancien régime. Avec un acharnement fanatique, les chefs bolchévistes ont fait table rase de toutes les parties de la législation ancienne et de toutes les anciennes institutions administratives et judiciaires. Les garanties les plus élémentaires de la liberté individuelle ont été supprimées. L’arbitraire pur et simple de la bureaucratie bolchéviste a été substitué au régime juridique ancien qui venait d’être modernisé et amélioré par la législation progressive et démocratique de la Révolution. Le droit n’existe plus et tout agent bolchéviste fait exactement tout ce qu’il veut, sans autre règle que son bon plaisir. Il n’a pas le sentiment qu’aucune responsabilité pèse sur lui : pour peu qu’il se déclare fidèle aux idées de la lutte des classes et fasse valoir son zèle communiste » il peut piller ses concitoyens et les faire fusiller, s’il le juge bon, sans risquer de mécontenter ses chefs.

Au début, encore y avait-il la presse qui, tout en étant soumise à la censure, continuait néanmoins, dans une certaine mesure, à éclairer l’opinion publique et pouvait, à mots couverts, dénoncer les abus. Mais cet état de choses ne dura que quelques mois : depuis l’automne 1918, tous les journaux non-bolchévistes ont été supprimés et il n’existe actuellement que la presse officielle. Toutes ces feuilles : Isvestia, Pravda, Sevemaia Communa, etc., remplissent leurs colonnes de louanges aussi emphatiques que vénales à l’adresse du bolchévisme et du gouvernement. L’absence d’une presse libre est une des plus grandes souffrances morales sous le régime bolchéviste : non pas seulement à cause du dégoût qu’inspire le mensonge officiel distribué chaque matin, mais parce que c’est la consécration définitive de l’irresponsabilité complète des agents de l’administration et de son arbitraire violent et grossier.

Entièrement libres de leurs mouvements, les bolcheviks défendent leur pouvoir par tous les moyens et avec un acharnement féroce. Mon dessein n’est pas d’exposer ici le martyre de la société russe sous le bolchévisme. Qu’il me suffise de dire ceci : les bolcheviks ne peuvent nier que le nombre de leurs victimes atteint plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes fusillés sans aucune espèce de jugement, en vertu de simples ordres administratifs. Ce nombre seul défie toute comparaison avec la Terreur de la Révolution française. D’ailleurs, en l’occurrence, une analogie historique n’est pas une consolation pour ceux qui vivent sous le régime bolchéviste et risquent à chaque instant leur vie, sans qu’on leur explique le moins du monde pourquoi leur existence est sacrifiée à cœur léger et presque par habitude. Sous la pression de la Terreur, on a vu disparaître toute manifestation d’activité politique quelconque à l’intérieur de la Russie soviétiste. Pour pouvoir combattre le bolchévisme, il faut s’en aller. Et l’on s’en va, contribuant ainsi, petit à petit, à établir de nouveaux centres de vie politique russe en Sibérie, sur le Don, en Finlande et à l’étranger.

La tyrannie des commissions extraordinaires bolchévistes « pour combattre la contre-révolution et la spéculation, » (il faut noter que, pour les bolchévistes, tout ce qui n’est pas bolchévisme est « contre-révolution, » et tout ce qui est manifestation de saine activité économique est « spéculation, ») ne serait pas possible si le bolchévisme n’avait organisé un appareil de contrainte très puissant. Cet appareil, c’est l’Armée Rouge.

Au début, le bolchévisme était pacifiste et l’on discutait avec acharnement à l’intérieur du parti, si la doctrine social-démocrate permettait ou non la création d’une armée sur la base du service militaire obligatoire. La nécessité de défendre le pouvoir mal assis l’emporta, et l’on procéda à l’organisation d’une nouvelle armée. Trotzky, après l’échec éclatant de ses combinaisons diplomatiques, fut chargé de cette besogne, et il réussit à refaire une armée.

Sa méthode fut très simple. Après la débâcle militaire provoquée par le coup d’État, il restait des cadres d’officiers qui furent de nouveau mobilisés et durent se soumettre pour éviter la mort ou la faim. A l’aide de ces cadres, on procéda à des mobilisations et, petit à petit, on reconstitua l’ancienne armée. Je souligne le mot ancienne, parce qu’il explique un fait qui parait grandement impressionner l’étranger. Les officiers ont été obligés de rentrer dans les cadres par suite du danger qu’ils couraient en restant en dehors et par la nécessité de gagner leur pain et de subvenir aux besoins de leurs familles. Des milliers de héros ont préféré périr, mais on ne pouvait s’attendre que tous fissent de même. Et puis, que de prétextes ne trouve-t-on pas pour excuser les défaillances ? Le plus souvent on se dit que, l’armée une fois reconstituée, on pourra se défaire des bolcheviks. Une comparaison d’usage courant dans la Russie soviétiste explique que ces officiers sont comme des radis : rouges à l’extérieur, blancs à l’intérieur. A l’aide de ces cadres, l’armée a été facilement reconstituée. On organisa les unités, les états-majors, les bureaux de l’administration militaire, et ensuite on procéda à des mobilisations.

La population, fatiguée par la guerre, y oppose naturellement une résistance passive. Sur cent jeunes gens appelés sous les armes, il en vient peut-être une cinquantaine, dont encore la majorité a-t-elle l’intention de déserter à la première occasion. Mais le matériel humain est inépuisable en Russie, et, à force d’appels répétés, on arrive à posséder le nombre de soldats nécessaire. « 

La minorité qui répond à l’appel est guidée par des motifs très divers. L’un des principaux est la nécessité de se nourrir. Le soldat de l’armée rouge jouit d’un seul droit incontestable : il est nourri. Il reçoit deux fois plus de pain que le civil, et ensuite, de la viande, du sucre, du thé, du tabac, etc., qu’il n’aurait jamais pu se procurer autrement. A côté de ce motif, qui est prédominant dans les villes et dans les campagnes du Nord de la Russie où la famine est intense, il y en a d’autres. Quoique le pouvoir soviétiste n’ait pas pris racine dans les campagnes, et que celles-ci ne soient gouvernées qu’au moyen d’ « expéditions correctionnelles, » il y a souvent danger à ne pas se soumettre : on peut être dénoncé par le voisin, arrêté en chemin de fer, etc. Enfin, il y a dans le pays un vieux fond d’obéissance aux autorités qui subsiste malgré l’anarchie.

Les recrues, arrivées dans leurs unités, y trouvent les conditions d’existence habituelles d’un soldat : l’officier qui commande, une caserne avec son régime consacré par la tradition, d’autres soldats ayant déjà acquis certaines notions de discipline militaire.

Cette masse plus ou moins amorphe, composée d’officiers détestant le bolchévisme et de soldats prêts à déserter, ne saurait certainement constituer telle quelle une armée puissante entre les mains du bolchévisme. Les bolcheviks le comprennent très bien. Aussi, dès leur première formation militaire, ils ont soumis toutes les unités militaires, tous les états-majors, toutes les institutions administratives de l’armée à un contrôle bolchéviste très serré organisé principalement au moyen de deux procédés assez simples.

Chaque unité militaire contient un certain nombre de « communistes, » dénonciateurs payés et gardiens secrets de la discipline bolchéviste. D’autre part, toute institution militaire est soumise à la surveillance d’un commissaire bolchéviste qui a droit de vie et de mort sur le personnel militaire de l’institution. Le commissaire porte la responsabilité de tout ce qui se fait dans l’unité qu’il est chargé de contrôler ; et il risque sa vie si un mouvement quelconque d’opposition s’y manifeste. Le chef communiste sera impitoyable : car lui-même risque d’être fusillé pour toute défection qui viendrait à se produire ; et on sait à quel point la peur rend cruel.

Au cours de l’offensive de Youdenitch, les bolchévistes ont cru devoir prendre un surcroît de précautions. Ils ont inventé une sanction dont l’odieux dépasse tout ce qu’on peut imaginer : chaque officier devait déclarer le nom et l’adresse de sa femme et de ses parents ; ceux-ci étaient déclarés otages et fusillés en cas de désertion du mari ou du fils.

Sous ce régime de terreur, l’armée rouge qui, en elle-même, est prête à se disloquer à la première occasion, est obligée de subir le bolchévisme et non-seulement de le subir, mais de le soutenir et de le renforcer.

Le service sous le drapeau rouge est considéré par l’énorme majorité des soldats et par la presque totalité des officiers comme une honte et un déshonneur ; pourtant, l’on se soumet non seulement par défaillance morale, mais par dure nécessité.


VI

A mesure que se prolonge la tyrannie bolchéviste, c’est de plus en plus la famine qui s’installe et la cessation complète de l’activité économique et intellectuelle d’un grand pays.

Chacun, en Russie soviétiste, à commencer par les plus humbles, a la conscience très nette que cet état de choses doit finir, que toutes les souffrances morales et matérielles, imposées par le bolchévisme, sont passagères. Une solution est, en effet, inévitable. Mais on se demande laquelle.

Ceux qui voient les choses de loin en imaginent deux : l’évolution lente du bolchévisme vers un régime plus modéré et moins anarchique, ou la libération du pays par les efforts du mouvement national antibolchéviste. Mais tous ceux qui connaissent la Russie comprennent très bien que pareille alternative est purement fantaisiste. Le bolchévisme mitigé n’existe pas et ne peut pas exister, pour plusieurs raisons.

Il y a dans chaque société humaine un fond considérable d’opportunisme, et le Russe n’a pas le naturel haineux et vindicatif. On pouvait donc s’attendre à ce qu’un gouvernement, quelles que fussent ses origines, ayant au début établi sa domination sur tout le territoire immense de l’ancien empire russe, serait accepté par la majorité et, par une conséquence logique, en viendrait peu à peu à conformer sa politique aux intérêts matériels et moraux de la nation. Il n’en a rien été. Ceux qui restent sujets de la république des Soviets suivent avec anxiété la marche des événements, espérant peut-être encore, contre toute espérance, que le jour viendra où le bolchévisme sera à bout de son effort destructif et tâchera de s’adapter aux besoins pressants des masses. Chaque jour leur apporte une déception. Le bolchévisme est, en réalité et par essence, incapable de s’améliorer. Non seulement il n’y a pas trace d’une évolution quelconque du régime, mais celui-ci devient chaque mois plus odieux et plus destructif.

Toutes les grandes plaies du bolchévisme que j’ai tâché de décrire sont inguérissables.

Commençons par le centre dirigeant bolchéviste. Lénine, dont la volonté fanatique domine la situation, est incapable de céder même un pouce de ses conceptions simplistes, de la révolution sociale et des rêves blanquistes et utopiques qu’il a caressés depuis de longues années. Ceux qui l’entourent ne sauront jamais le faire revenir au sentiment des réalités. Pour ses anciens acolytes, actuellement grands personnages du gouvernement central, c’est toujours Lénine qui reste l’incarnation vivante du dogme socialiste. C’est un chef que personne ne saurait remplacer. Personne n’a la volonté de Lénine, volonté qui seule permet de gouverner le pays en dépit de la haine générale dont le bolchévisme est entouré. Les bolcheviks comprennent qu’un coup d’état qui viserait à remplacer Lénine serait la fin de leur règne. La discipline dans les rangs des gouvernants, condition nécessaire pour la continuation de la lutte contre les courants hostiles chaque jour plus forts, s’évanouirait le lendemain de ce coup d’Etat, et le bolchévisme serait fini.

Lénine ne peut donc rencontrer d’opposition sérieuse au sein des bolcheviks influents, et il continuera à répéter jusqu’à la fin, dans un milieu entièrement changé, les formules utopiques et haineuses des premières heures du bolchévisme.

Est-il nécessaire d’ajouter que les nombreux bolcheviks au petit pied, les profiteurs du régime soviétiste ne peuvent amener un changement quelconque dans la situation ?

En dépit de toutes les promesses, consciemment fallacieuses, qu’il fait aux étrangers, promesses auxquelles des gens naïfs continuent à prêter l’oreille, — le bolchévisme russe restera tel qu’il apparaissait sur la scène historique russe le 25 octobre 1917. Cela équivaudrait à dire que le peuple russe est condamné à la mort, si un grand peuple pouvait, en réalité, mourir. Or, un peuple ne peut pas périr, surtout un grand peuple.

La résurrection du pays russe est un fait certain de l’histoire de demain. La Russie appelle unanimement la fin d’une crise que ses destinées lui ont imposée, et l’heure de la libération est proche. Le mouvement national qui se dessine est une émanation de la volonté des masses mûries par les événements. Toute la Russie soviétiste ne vit que de l’espoir de voir arriver les libérateurs. Que lui importent les noms de ceux qui sont actuellement à la tête du mouvement national ? Personne ne sait exactement quel sera le gouvernement russe qui succédera à la chute de Lénine. Mais un point est acquis dès à présent. Le pays est régénéré par les souffrances inouïes de la crise bolchéviste ; les Russes ont fait leur éducation politique ; ils savent tous actuellement ce que valent un bon et un mauvais gouvernement. La lutte contre la tyrannie bolchéviste est notre première lutte nationale pour la liberté politique.

A l’heure de la victoire, la vraie démocratie russe sera enfin née.


BORIS NOLDE.