Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)/Variante

Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)
Le Quatorze JuilletHachette (p. 139-149).


VARIANTE


POUR UNE REPRÉSENTATION DE FÊTE POPULAIRE AVEC ORCHESTRE ET CHŒURS.

ACTE III


Voir page 131.


Le pont-levis de la Bastille est baissé. Une clameur formidable éclate. Une marée humaine se rue à l’ouverture de la porte, têtes fourmillantes et hurlantes, hommes et femmes avec des fusils, des piques et des haches. Au premier rang, Gonchon, poussé, agitant son sabre, et criant. Hoche et Hulin se débattent en vain pour les calmer. Cris de mort et de victoire.

VINTIMILLE, ironique.

Adieu, monsieur de Vintimille. — Il se découvre. Messieurs, la Canaille.

QUELQUES INVALIDES, pris d’un brusque transport, crient et agitent leurs chapeaux.

Vive la Liberté !

VINTIMILLE.

Eh ! messieurs, par pudeur !

LES INVALIDES, avec un enthousiasme débordant.

Vive la Liberté !

Ils se débarrassent de leurs fusils et se jettent dans les bras du peuple.

SCÈNE FINALE


Fête du Peuple[1]. — Triomphe de la Liberté.

Mardi 14 juillet, 7 heures du soir. — Place de l’Hôtel-de-Ville.

Peuple qui crie, rit, se rue en tous sens, paré de cocardes vertes, de rubans verts, de feuilles vertes, agitant des branches vertes, délirant de joie, de force et d’orgueil. Au-dessus de cet océan humain, émergent, comme l’écume de vagues qui se brisent sur les rochers, des hommes, femmes, enfants, montés sur des voitures et des chariots arrêtés, sur des échelles, sur des escabeaux, sur des réverbères, sur les épaules les uns des autres, tous portant et secouant des rameaux verts. Une forêt qui ondule aux rayons du soleil couchant.

Au lever du rideau, musique triomphale, qui se termine au milieu du tumulte d’allégresse, des cris d’enthousiasme ininterrompus.

LE PEUPLE, courant sur le théâtre, agitant les branches d’arbre, criant tout d’une voix :

Libres ! Nous sommes libres !

DESMOULINS, une branche verte à la main.

La forêt de la Liberté a surgi des pavés. Les rameaux verts ondoient au vent. Le vieux cœur de Paris refleurit. Voici le printemps !

LE PEUPLE, tout d’une voix.

Libres ! Le ciel est libre !

Les voix se divisent et s’entrechoquent, comme des éclairs.

— Brisé, le poing levé au-dessus de nos têtes !

— Sous notre talon, la bête !

— Elle est prise ! Elle est prise !

Tout d’une voix.

Nous les avons vaincus !

DESMOULINS.

L’épouvantail de cette Bastille, cette peau de lion, dont ils cachaient leur féroce lâcheté, — arrachée de leurs épaules !… Et voici paraître tout nu, grelottant et ridicule, le Roi, le Roi ennemi !

LE PEUPLE.

Échec au Roi ! Le Roi est vaincu !

LA VIEILLE FRUITIÈRE, à cheval sur un canon, un fichu rouge autour de la tête.

Au Roi ! Au Roi ! — Voilà mon cheval ! Je l’ai pris. Je vas atteler l’animal à ma petite voiture ; et nous allons à Versailles faire visite au gros Louis, M. Capet l’aîné. J’en ai long à lui dire. Bon Dieu ! depuis des siècles que j’amasse là-dedans misère sur misère, et patience sur le tout, j’étouffe : il faut que je dégorge. Bonne bête qui me résignais, qui croyais nécessaire de souffrir pour le plaisir des riches ! Voilà que je comprends maintenant ! Je veux vivre, je veux vivre ! Malheur que je sois si vieille ! Bon sang ! Je veux regagner le temps que j’ai perdu ! — Hue ! ma belle, à la Cour !

Elle passe, poussée sur son canon, escortée et suivie par des hommes du peuple, des bourgeois, des femmes, avec des casques, des boucliers, des fusils, des lances, des armures, — quatre tambours en tête : un gueux en guenilles, jambes nues ; une femme ; un enfant ; et un vieux bourgeois, type d’huissier correct et gourmé. Marche guerrière et comique. Tambours et fifres.
LE PEUPLE.

À la Cour ! À Versailles ! Au Roi ! — Oui, nous avons trop souffert ! Nous voulons le bonheur ! Nous le prendrons !

LA CONTAT, les cheveux blonds défaits, les bras nus, la gorge et les seins nus, tenant une branche d’arbre, et enguirlandée de feuillage, entourée de femmes, de jeunes gens, et d’enfants, portant comme elle de longs rameaux.

Victoire ! nous t’avons conquise ! Mon cœur bondit de joie dans ma poitrine, j’ai brouté comme une chèvre la vigne de la liberté ; son ivresse baigne mes sens, et m’emporte. Qu’ai-je fait ? Je ne sais. Mais je sais que je suis vainqueur, j’ai écrasé l’ennemi. Joie de se sentir noyée dans cet océan humain, d’être emportée par lui, comme une vague qui danse !… Ô peuple qui souffles en moi, je t’aime, je suis ta voix, la trompette qui sonne ta victoire et ta joie !

DESMOULINS.

Bacchante de la Révolution, que grise la Liberté, est-ce l’amour ou la haine, qui rayonne de ton corps ? Une vapeur de volupté et de meurtre enveloppe tes regards et tes lèvres humides. Tes doigts sont-ils rougis par le vin ou le sang ? — N’importe ! je t’aime, Victoire ! Évoé ! Chantons la Liberté !

Musique.
MOINES ET PRÊTRES, mathurins, capucins, curés armés, avec des fusils, des croix, et des bannières, chantant :

Domine, salvam fac gentem, et exaudi nos in die quâ invocaverimus te !

LE PEUPLE.

Vivent les tonsurés ! Vive Sainte-Geneviève !

DESMOULINS.

Vivent les papegaux, cardingaux, evesgaux, prestregaux, monagaux ! Vivent les archinigauds !

ÉTUDIANTS, bras dessus bras dessous avec des filles, chantant une chanson de Vadé. — Clarinettes et guitares.

Le bonheur suprême,
Le bien que j’aime,
C’est la Liberté,
Mon cœur en est enchanté…

LE PEUPLE.

Vivat, Basoche !

DESMOULINS.

Chapeau bas devant la plume ! Voilà ce qui tua la Bastille !

UN ÉTUDIANT, poussant une brouette.

À dix sols, à dix sols, les pierres de la Bastille !

LE PEUPLE, riant.

Ah ! le farceur ! l’ours n’est pas tué, qu’il vend déjà la peau.

L’ÉTUDIANT.

Le pavé !

UN AUTRE ÉTUDIANT, portant une grande pancarte, avec l’inscription : « homme de lettres sans logement, pour cause de fermeture de la bastille. »

Charité, citoyens ! Où les honnêtes gens coucheront-ils ce soir ? Il n’y a plus de Bastille.

La foule rit.
Gonchon est porté sur les épaules d’étudiants qui rient et crient. Il a un sabre à la main, et une couronne de laurier sur la tête. Il l’a l’air d’un Silène.
LES ÉTUDIANTS.

L’héroïque Gonchon ! — Le héros malgré lui ! — Gonchon Poliorcète !

LE PEUPLE.

Gonchon, l’ennemi des rois ! La terreur des aristos !

LES ÉTUDIANTS.

Il avait si grand peur, qu’il est entré le premier. Il a fui à travers l’ennemi, les mettant tous en fuite.

DESMOULINS.

Canaille ! Qui t’a permis de prendre la Bastille ? Tu devrais être fouetté pour avoir usurpé un honneur dont tu es indigne.

UN ÉTUDIANT.

Ses maîtres s’en acquitteront pour nous. Il sera pendu par eux.

LES ÉTUDIANTS.

Tu seras pendu, Gonchon ! tu as pris la Bastille !

Les porteurs de Gonchon le font sauter sur leurs épaules. Gonchon, tremblant, excité, et ahuri, agite son sabre gauchement, et salue avec sa couronne. La foule danse autour de lui, en chantant sur un air, populaire et burlesque : « Tu seras pendu, Gonchon, tu seras pendu, pendu !… »
DESMOULINS.

Le drôle se prend au sérieux. Étrillez-le !

MARAT, apaisé, et souriant de la joie de la foule.

Laisse-les rire. On ne hait plus, quand on est vainqueur. Le spectacle du vice n’est plus que ridicule. Que ce monstre grotesque leur dilate la rate !

Derrière Gonchon et le groupe des Étudiants, viennent des hommes du peuple, avec leurs instruments de travail : marteaux et tabliers de forgerons, coutelas de bouchers, cognées de bûcherons, faux, fléaux, etc. — Puis, précédée et enveloppée d’une immense acclamation, la petite Julie, debout, droite et immobile, un rameau à la main, sur la grande porte de la Bastille, que tiennent sur leurs épaules une douzaine d’hommes. Des chaînes de fer sont à ses pieds. Devant elle marchent Hulin et Hoche, — Hulin, tête nue, cou nu, en bras de chemise, une hache sur l’épaule, — Hoche, portant à la pointe de son sabre l’acte de capitulation de la Bastille.
DESMOULINS.

Les Dioscures ! Hoche et Hulin ! — Et la petite pucelle, qui foule de ses pieds nus le despotisme vaincu, la porte de la Bastille !

LE PEUPLE.

La capitulation ! — La clef ! — Les chaînes !

MARAT.

Les fers de l’Homme brisés !

DESMOULINS.

La cage est ouverte. Vole, oiseau-Liberté !

LE PEUPLE, reconnaissant les Suisses et les Invalides qui font partie du cortège.

Et ceux-là, qui sont-ils ? — Ce sont ces canailles de Suisses ! — Et ceux-ci, je les reconnais. Le régiment des éclopés. — Ha ! l’ennemi ! Tue-les !

Ils sifflent, et veulent frapper. — Hoche, Hulin et Marat s’interposent.
MARAT.

Et qu’en voulez-vous faire ? Voulez-vous les manger ?

Le peuple rit.
HULIN.

La bataille est finie.

HOCHE.

Il n’y a plus d’ennemis.

LA PETITE JULIE, criant.

Grâce pour nos amis, nos amis les ennemis !

LE PEUPLE, riant.

Entends-tu cette petite ?

HOCHE.

Tous frères, tous amis !

JULIE.

Frères ! Frères !

LE PEUPLE.

Tous frères, elle a raison !

LES INVALIDES.

Vive le peuple !

LE PEUPLE.

Vive la vieille gloire !

LES INVALIDES, à Julie.

Petite, petite, c’est toi qui nous a sauvés.

LE PEUPLE.

Mais c’est elle aussi qui vous a vaincus, camarades. C’est ce petit atome qui a pris la Bastille.

MARAT.

Tu es notre bonne conscience.

LE PEUPLE.

Tu es notre petite Liberté !

Ils tendent les bras vers elle. Les femmes lui envoient des baisers. Elle ferme les yeux d’émotion, mais sourit, et tend aussi les bras.
HOCHE, frappant sur l’épaule de Hulin, qui partage l’émotion de la foule.

Eh bien, Hulin ?… Éternel douteur, es-tu enfin convaincu ?

HULIN, s’essuie les yeux. — Entêté.

Oui, — quoique…

Les rires de Hoche et du peuple lui coupent la parole. Il s’interrompt, et rit plus fort que les autres. — Il s’arrête, regarde autour de lui, voit à l’encoignure de la première maison sur la place une statue dans une niche, statue de saint ou de Roi. Il va brusquement à elle, et la saisit.

À bas, toi ! Fais place à la Liberté !

Il la jette à terre, enlève dans ses bras la petite Julie, et la pose dans la niche, à la place de la statue.

La Bastille terrassée !… J’ai fait cela, moi ! Nous avons fait cela ! — Nous en ferons bien d’autres ! Nous allons nettoyer les écuries d’Augias, purger la terre des monstres, étouffer dans nos bras le lion de la royauté. Notre poing va battre le despotisme, comme le marteau l’enclume… Hardi, les compagnons, forgeons la République ! — Force trop longtemps comprimée, qui fais craquer ma poitrine, éclate, déborde ! Roule, torrent de la Révolution !

Musique. Orchestre seul. Marche héroïque. — Le soleil couchant baigne de sa pourpre la place, la foule, les rameaux verts, et la petite Liberté.
HOCHE.

Soleil, tu peux dormir, nous n’avons point perdu notre journée.

LA CONTAT.

Ses feux mourants rougissent les vitres du palais, les rameaux balancés, et la houle des têtes, et la petite Liberté.

HULIN.

Le ciel sonne la guerre.

MARAT.

Comme Celui qui entra, il y a dix-sept cents ans, au milieu des rameaux, cette petite fille n’est pas venue parmi nous pour apporter la paix.

DESMOULINS.

Il y a du sang sur nous.

ROBESPIERRE, avec un fanatisme intense.

C’est le nôtre.

LE PEUPLE, surexcité.

C’est le mien ! — C’est le mien ! — Nous te l’offrons, Liberté !

DESMOULINS.

Au diable notre vie ! Les grands bonheurs s’achètent.

HOCHE.

Nous sommes prêts à payer.

ROBESPIERRE, concentré.

Nous paierons.

LE PEUPLE, enthousiaste.

Nous paierons !

Les rondes s’organisent. La musique accompagne les paroles qui suivent.
DESMOULINS.

La fleur de liberté est éclose dans la prison du monde. Ton rameau vert, ô petite fille, est la baguette magique, qui de la terre endormie fait surgir les moissons de bonheur. Liberté, tu donnes tout son prix au jour. La vie commence d’aujourd’hui. Nous sommes maîtres de nous. Forces obscures du monde, nous vous avons domptées. — Il se tourne brusquement vers le public. Et maintenant à vous ! Achevez notre ouvrage ! La Bastille est à bas : il reste d’autres Bastilles. À l’assaut ! À l’assaut des mensonges ! À l’assaut de la Nuit ! L’Esprit vaincra la Force. Le passé est brisé. La mort est morte !

Chœurs et danses.
LA CONTAT, au public.

Frères, chantez avec nous ! Notre fête est votre fête. Ce n’est pas l’image vaine d’une action passée : c’est notre commune victoire, c’est votre délivrance ! Nous avons brisé les murailles des êtres. Les siècles ne sont qu’un siècle, les âmes ne sont qu’une âme. Rire, rire, amour ! La Joie est avec nous. Joie d’être un avec tous, joie d’aimer avec tous, joie de souffrir avec tous ! Donnons-nous la main ! Formons des danses fraternelles ! Chante, car c’est ta fête, ô peuple de Paris !

Chants et orchestre dans la salle[1].
MARAT, au public.

Cher peuple, il y a si longtemps que tu peines en silence ! Tant de siècles de souffrances, pour arriver enfin à cette heure d’allégresse ! La liberté t’appartient. Garde bien ta conquête !

HULIN, à la petite Julie.

Ô notre liberté, notre lumière, notre amour ! Que tu es petite encore ! Comme tu es fragile ! Pourras-tu résister aux tempêtes prochaines ?… Grandis, grandis, chère petite plante, monte droite et vigoureuse, et réjouis le monde de ton souffle de prairie !

Trompettes.
HOCHE, monte, le sabre à la main, sur une marche d’escalier, aux pieds de la petite Julie.

Sois tranquille, Liberté, à l’abri de nos bras ! Nous te tenons. Malheur à qui te touche ! Tu es à nous, nous sommes à toi. À toi, ces dépouilles, ces trophées !

Les femmes jettent des fleurs à la Liberté, les hommes inclinent devant elle leurs piques, leurs bannières, leurs rameaux verts, les trophées de la Bastille.

Mais ce n’est pas assez : nous te ferons un immortel triomphe. Fille du peuple de Paris, tes yeux clairs rayonneront pour les peuples asservis. Nous allons promener à travers l’univers le niveau redoutable de l’Égalité. Nous conduirons ton char, au milieu des batailles, par le sabre, par le canon, vers l’Amour, vers la fraternité du genre humain. — Frères ! tous frères ! tous libres !… Allons délivrer le monde !

Chœurs sur la scène et dans la salle.
Épées, lances, branches d’arbres, mouchoirs, chapeaux, et mains s’agitent au milieu des acclamations. Le peuple forme des rondes autour de la Liberté.
  1. a et b Voir la note de la fin.