Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)/Acte II

Le Quatorze Juillet (Romain Rolland)
Le Quatorze JuilletHachette (p. 56-101).
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ACTE II


La nuit du lundi 13 au mardi 14 juillet. — Deux à trois heures du matin.

Une rue de Paris, au faubourg Saint-Antoine. — Au fond se dresse, au-dessus des maisons, la masse énorme et noire de la Bastille, dont les tours, que la nuit enveloppe, surgissent peu à peu sur le ciel, à mesure que l’aube approche. — À droite, à un tournant de la rue, la maison de Lucile. Un volubilis s’enroule à l’appui du balcon, et grimpe le long du mur. — Point de réverbères. La rue est éclairée par des chandelles, placées au rebord des fenêtres. — Au loin, sonnent les enclumes des forges et les marteaux, parfois le tocsin des cloches d’églises, ou des coups de feu très éloignés. — Des gens du peuple et des bourgeois travaillent à une barricade de tonneaux, de bois et de pierres, au détour de la rue, sous la fenêtre de Lucile.

UN MAÇON.

Encore quelques pierres.

UN OUVRIER, chargé de son lit.

Tiens, mets cela. C’est mon lit.

LE MAÇON.

Tu vas dormir ici ?

L’OUVRIER.

Tout à l’heure, avec une balle dans le corps.

LE MAÇON.

Tu es gai.

L’OUVRIER.

Si les brigands passent, nous n’avons plus besoin de rien. Nos lits sont faits ailleurs.

UN MENUISIER.

Aide-moi à tendre cette corde.

UN APPRENTI.

Pourquoi faire ?

LE MENUISIER.

Pour faire tomber les chevaux.

UN OUVRIER TYPOGRAPHE.

Camuset, eh !

UN AUTRE.

Quoi ?

LE TYPOGRAPHE.

Écoute.

L’AUTRE.

Quoi ?

LE TYPOGRAPHE.

Tu n’entends pas ?

L’AUTRE.

J’entends les enclumes qui tintent. Dans toutes les forges, on fabrique des piques.

LE TYPOGRAPHE.

Ce n’est pas cela. — Par là… — Il montre la terre.

L’AUTRE.

Par là ?

LE TYPOGRAPHE.

Oui. Sous terre. Il se couche, l’oreille contre le sol.

L’AUTRE.

Tu rêves.

L’OUVRIER, couché par terre.

On dirait un bruit de mine.

L’AUTRE.

Sacrebleu ! ils vont nous faire sauter !

LE MENUISIER, incrédule.

Allons donc !

L’OUVRIER, couché.

Ils ont caché là-dessous des milliers de tonneaux de poudre.

L’AUTRE OUVRIER.

C’est pour cela qu’on n’en trouve plus nulle part.

LE MENUISIER.

Crois-tu qu’une armée se promène sous terre, aussi aisément qu’une bande de rats ?

L’OUVRIER, couché.

Tiens, parbleu ! ils ont des souterrains qui vont de la Bastille à Vincennes.

LE MENUISIER.

Tout ça, ce sont des contes de peau d’ânon.

L’AUTRE OUVRIER, s’est aussi mis à quatre pattes pour écouter.

Le bruit s’éloigne.

LE PREMIER OUVRIER, se relevant.

Je vas toujours voir dans la cave. Viens-tu avec moi, Camuset ?

Ils entrent tous deux dans une maison.
LE MENUISIER, riant.

Dans la cave ? Ah ! la, la ! — Ils cherchent un prétexte pour s’huiler le gosier. Nous, finissons notre travail.

LE MAÇON, jetant un regard derrière lui, en travaillant.

Ah ! bon Dieu !

LE MENUISIER.

Qu’est-ce que tu as ?

LE MAÇON, montrant la Bastille.

J’ai ça, ça, qui me pèse sur le dos. Toutes les fois que je me retourne et que je la vois, cette Bastille, cela me serre à la gorge.

LE MENUISIER.

Bon ! L’un regarde sous terre, l’autre regarde en l’air. Ne te retourne pas, et travaille.

LE MAÇON.

J’ai beau faire. Je la sens là. C’est comme si quelqu’un se tenait derrière moi, le poing levé sur ma tête, prêt à m’assommer. — Bon Dieu !

UN VIEUX BOURGEOIS.

Il a raison : nous sommes guettés par ses canons. À quoi sert ce que nous faisons ? D’un revers de la main, elle abattra tout cela comme un château de cartes.

LE MENUISIER.

Mais non, mais non.

LE MAÇON, montrant le poing à la Bastille.

Coquine ! — Ah ! quand est-ce qu’on en sera débarrassé ?

LE MENUISIER.

Bientôt.

PLUSIEURS.

Tu crois ? — Comment ?

LE MENUISIER.

Je ne sais pas, moi. Mais cela sera. Courage ! Allons ! Il n’y a si longue nuit, qui n’aboutisse au jour. — Ils travaillent.

L’APPRENTI.

En attendant, on n’y voit guère.

LE MENUISIER, criant aux fenêtres.

Hé ! là-haut ! — Hé ! les femmes ! Soignez vos lampions ! Nous avons besoin d’y voir, cette nuit.

UNE FEMME, à une fenêtre, rallumant des chandelles.

Eh bien, cela avance-t-il ?

LE MENUISIER.

Il y en a plus d’un qui y laissera sa carcasse avant qu’ils passent.

LA FEMME.

Viennent-ils bientôt ?

LE MENUISIER.

On dit que Grenelle est en sang. On entend tirer du côté de Vaugirard.

LE VIEUX BOURGEOIS.

Ils attendent le jour pour entrer.

LE MAÇON.

Quelle heure est-il ?

LA FEMME.

Trois heures. Écoute : le coq chante.

LE MAÇON, s’essuyant avec sa manche.

Hâtons-nous, hâtons-nous ! Cré Dieu ! qu’il fait chaud !

LE MENUISIER.

Tant mieux donc ! Labour d’été vaut fumier.

LE VIEUX BOURGEOIS.

Je n’en puis plus.

LE MENUISIER.

Reposez-vous un peu, monsieur le notaire. Chacun n’est tenu de faire que ce qu’il peut.

LE VIEUX BOURGEOIS, apportant un pavé.

Je veux encore mettre celui-là.

LE MENUISIER.

Allez plus posément. Qui ne peut galoper, qu’il trotte.

LA FEMME.

A-t-on enfin des fusils ?

LE MENUISIER.

Bah ! à l’Hôtel de Ville, ils nous bernent toujours avec des promesses. Ils sont quelques centaines de bourgeois qui accaparent tout.

LE MAÇON.

N’importe ! On a des couteaux, des bâtons, des pierres. Pour tuer, tout est bon.

LA FEMME.

J’ai monté dans ma chambre des tuiles, des tessons, des culs de bouteilles : j’ai tout apporté près de la fenêtre, tout, la vaisselle, les meubles. S’ils passent, je leur casse la gueule.

UNE AUTRE FEMME, à sa fenêtre.

Moi, ma chaudière est sur le feu, et bout depuis le dîner. J’y fais cuire des pavés. Qu’ils viennent : je les grillerai.

UN GUEUX, avec un fusil, s’adressant à un bourgeois.

Donne-moi de l’argent.

LE BOURGEOIS.

On ne mendie pas ici.

LE GUEUX.

Je ne te demande pas du pain, quoique j’aie les boyaux vides. Mais j’ai un fusil, et rien pour acheter de la poudre. Donne-moi de l’argent.

UN AUTRE GUEUX, un peu aviné.

De l’argent, j’en ai, moi, tant que tu veux.

Il sort une poignée d’argent.
PREMIER GUEUX.

D’où as-tu ça ?

DEUXIÈME GUEUX.

Je l’ai pris aux Lazaristes aujourd’hui, quand on a pillé le couvent.

PREMIER GUEUX, le prend à la gorge.

Tu veux donc déshonorer le peuple, cochon ?

DEUXIÈME GUEUX, cherchant à se dégager.

Eh bien, quoi ? Tu es fou ?

PREMIER GUEUX, le secouant.

Vide tes poches !

DEUXIÈME GUEUX.

Mais…

PREMIER GUEUX, vidant les poches de l’autre.

Vide tes poches, voleur !

DEUXIÈME GUEUX.

Est-ce qu’on n’a plus le droit de voler les aristos ?

LA FOULE.

Pends-le ! — Accroche-le à l’enseigne ! — Non, une rossée suffit. Demande pardon au peuple. — Bon. — Maintenant, déguerpis !

L’homme se sauve à toutes jambes.
PREMIER GUEUX, se remettant au travail.

On aurait mieux fait de le pendre, pour l’exemple. Il en reviendra d’autres. On est exposé à se salir, dans la compagnie de ces voleurs. C’est désagréable.

CAMILLE DESMOULINS, entrant comme toujours, le nez au vent, flânant et distrait.

Tu en seras quitte pour un coup de brosse.

Ils rient et se remettent au travail.
LE PEUPLE.

Allons, finissons-en.

DESMOULINS, regardant la maison et les travailleurs.

Ma Lucile est ici. Je viens de chez elle. La maison était vide. On m’a dit que toute la famille était allée dîner chez des parents, au faubourg Saint-Antoine. Ils n’ont pas pu revenir, sans doute. Ils ont été bloqués. — Eh ! parbleu ! je crois bien ! Quelle fortification ! Escarpe et contrescarpe, lune et demi-lune, rien n’y manque. Ils font le siège de la maison. — Mais, mes enfants, il s’agit de démolir la Bastille ; il ne s’agit pas d’en construire une autre. — Je ne sais pas ce que vos ennemis en penseront. En tout cas, c’est excessivement dangereux pour vos amis. Je viens de me prendre les jambes dans vos ficelles ; un peu plus, j’y restais. — Ce tonneau ne tient pas. Il faut remettre des pavés.

LE MENUISIER.

Est-ce que tu travailles aussi bien que tu parles ?

DESMOULINS, gaiement, prenant un pavé.

Je sais aussi travailler.

Du sommet de la barricade, où il monte, il peut toucher la fenêtre de la maison. À l’intérieur de la chambre, on voit passer une lumière. Desmoulins regarde.

Elle est là.

LE VIEUX BOURGEOIS.

Le prévôt Flesselles trahit. Il feint d’être avec nous. Il est en correspondance avec Versailles.

LE MAÇON.

C’est lui qui a inventé cette milice bourgeoise, qui, sous prétexte de nous détendre, cherche à nous lier les mains. Ce sont tous des Judas, là-dedans, vendus, et prêts à nous vendre.

LE MENUISIER.

Tout ceci nous apprend, mes amis, qu’il ne faut compter que sur soi. Il y a longtemps que je sais cela.

Pendant ce temps, Camille frappe doucement du doigt la vitre, en murmurant : « Lucile ». — La lumière s’éteint. La fenêtre s’ouvre. Le minois de Lucile paraît, avec ses dents qui sourient. — Ils mettent tous deux un doigt sur leur bouche, pour s’avertir de prendre garde. Ils se parlent par signes amoureux et amusés. Chaque fois que les travailleurs de la barricade relèvent la tête de leur côté, Lucile referme vite la fenêtre entr’ouverte. Deux ouvriers l’aperçoivent pourtant.
UN OUVRIER, montrant Desmoulins.

Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc ?

DEUXIÈME OUVRIER.

Le petit est amoureux. Bah ! ne les gênons pas !

PREMIER OUVRIER.

Il ne s’en battra que mieux. Le coq défend sa poule.

Ils continuent de travailler, tout en jetant de temps en temps un regard curieux et bon enfant au petit manège des deux amants, mais c’est avec précaution, pour ne pas les gêner.
LUCILE, à voix basse.

Que faites-vous là ?

DESMOULINS.

Un fort pour vous défendre.

Ils se regardent avec des yeux riants.
LUCILE.

Je ne peux pas rester. Mes parents sont à côté.

DESMOULINS.

Encore un peu !

LUCILE.

Plus tard. Quand tout le monde sera couché, et qu’ils seront partis. Même jeu. Lucile prête l’oreille aux bruits de la maison.

On m’appelle. Attendez-moi.

Elle lui envoie un baiser et disparaît.
LE MAÇON, regardant la barricade.

Là ! Voilà qui est fait, — et bien fait, j’ose le dire. Il ne manque plus qu’un bouquet sur le faîte.

LE MENUISIER, frappant sur l’épaule de Desmoulins.

Ne travaille pas trop ; tu attraperas la pleurésie.

DESMOULINS.

Chacun son ouvrage, camarade. Après tout, si cette barricade est debout, c’est ma voix qui l’a fait lever.

LE MAÇON.

Que chantes-tu là ?

LE MENUISIER.

C’est de la voix que tu travailles ?

DESMOULINS.

Aucun de vous n’était-il au Palais-Royal, hier ?

LA FOULE.

Au Palais-Royal ? — Attends donc ! — Est-ce que tu serais le petit qui nous a appelés aux armes, qui a donné la cocarde ? C’est toi monsieur Desmoulins ? — Sacrebleu ! que c’était beau ! comme tu as parlé ! J’en ai pleuré comme un veau. — Ah ! le brave petit homme ! — Monsieur Desmoulins, monsieur Desmoulins, voulez-vous me permettre ? Il faut que je vous serre la main ! — Vive monsieur Desmoulins ! Vive notre petit Camille !

GONCHON, capitaine de la milice bourgeoise, entrant, suivi d’une patrouille de sa compagnie.

Qu’est-ce que vous foutez là ? Qu’avez-vous à gueuler ? Vous troublez l’ordre, vous réveillez le quartier. Au large ! Rentrez chez vous !

LE PEUPLE.

C’est encore cette sacrée garde bourgeoise ! Mousse pour le guet ! Bran pour les sergents ! — Troubler l’ordre ? C’est trop fort ! — Nous défendons Paris.

GONCHON.

Cela ne vous regarde pas.

LE PEUPLE, stupéfait et indigné.

Cela ne nous regarde pas ?

GONCHON, plus fort,

Cela ne vous regarde pas. Cela ne regarde que nous. C’est nous, que le Comité permanent a chargés de la défense. Foutez le camp !

DESMOULINS, regardant de plus près.

Mais c’est Gonchon !

GONCHON, tombant en arrêt devant la barricade.

Nom de nom de nom de nom de sacré mille tonnerres ! Qui sont les enfants de garce qui se sont permis d’élever cette machine, de démolir la rue, d’interrompre la circulation ? Flanquez-moi ça par terre !

LE PEUPLE, hors de lui.

Renverser notre barricade ! Qu’ils s’en avisent !

LE MENUISIER.

Écoute, capitaine, écoute bien, et pèse ce qu’on va dire. On consent à s’en aller, et à ne pas discuter les ordres du Comité, quoiqu’ils soient imbéciles. Il faut de la discipline, quand on est en guerre ; et on se soumet. Mais, si on touche une pierre à notre fortification, on te casse la figure, à toi, et à tes singes.

LE PEUPLE.

Démolir notre barricade !

GONCHON.

Qui parle de la démolir ? Sommes-nous des maçons ? Nous avons autre chose à faire. Au large !

LE MAÇON, menaçant.

On s’en va, mais tu as compris ?

GONCHON, avec aplomb.

J’ai dit qu’on n’y toucherait pas ; et personne n’y touchera. Pas de réplique !

Les travailleurs de la barricade se dispersent. Desmoulins s’attarde.
GONCHON.

Est-ce que tu n’as pas entendu, toi ?

DESMOULINS.

N’y a-t-il pas de privilèges pour les amis, Gonchon ?

GONCHON.

C’est toi, damné bavard ? — Arrêtez ce drôle !

ROBESPIERRE, entrant.

Sacrilège, qui ose porter la main sur un fondateur de la Liberté !

DESMOULINS.

Ah ! Robespierre ! — Merci.

GONCHON, lâchant Desmoulins.

À part. Un député ! au diable ! — Haut. C’est bon. Je suis chargé de défendre l’ordre. Je maintiendrai l’ordre malgré tout.

ROBESPIERRE.

Viens avec moi. Camille. Nos amis se réunissent, cette nuit, dans cette maison.

Il montre la maison de gauche, au premier plan.
DESMOULINS, à part.

D’ici, je verrai la fenêtre de Lucile.

Ils approchent de la maison, à la porte de laquelle, dans un renfoncement obscur, un homme en chemise, jambes nues, un fusil sur l’épaule, fumant sa pipe, monte la garde.
L’HOMME EN FACTION.

Qui êtes-vous ?

ROBESPIERRE.

Robespierre.

L’HOMME.

Connais pas.

ROBESPIERRE.

Député d’Arras.

L’HOMME.

Montrez votre carte.

DESMOULINS.

Desmoulins.

L’HOMME.

Le petit à la cocarde ? Passez, camarade.

DESMOULINS, montrant Robespierre.

Il est avec moi.

L’HOMME.

Allons, passez aussi, citoyen Robert Pierre.

DESMOULINS, fat.

Admire, mon ami, le pouvoir de l’éloquence.

Robespierre le regarde, sourit amèrement, soupire, et le suit sans parler.
GONCHON, s’approchant de l’homme en faction.

Qu’est-ce encore que celui-là ?

L’HOMME.

Au large !

GONCHON.

Comment, coquin ? Que fais-tu là ?

L’HOMME, emphatique.

Je veille sur la nation, sur la pensée de la nation.

GONCHON.

Qu’est-ce qu’il raconte ? As-tu des papiers ? Qui t’a chargé de ce soin ?

L’HOMME.

Moi.

GONCHON.

Veux-tu rentrer chez toi !

L’HOMME.

Je suis chez moi ici. Mon chez moi, c’est la rue. Je n’ai pas de maison. Rentre chez toi toi-même, bourgeois. Ôte-toi de mon pavé !

Il s’avance vers lui, d’un air menaçant.
GONCHON.

C’est bon. Pas de querelles… Je ne perdrai pas mon temps à me colleter avec un ivrogne. Cuve ton vin, soûlard ! — Et nous, continuons notre ronde… Ah ! les gueux ! on n’en viendra jamais à bout ! On a beau avoir l’œil ouvert ; les barricades sortent de terre, comme des champignons ; et toutes les rues sont pleines de ces fainéants, qui ne pensent qu’à se battre. Si on les laissait faire, morbleu ! il n’y aurait plus de roi demain.

Il sort avec ses hommes.
L’HOMME EN FACTION.

Regardez-moi ces empotés, ces crapauds bleus, ces Jocrisses qui mènent les poules pisser ! Parce que ça s’est donné des titres, ça prétend faire la loi à un homme libre !… Bourgeois ! Dès qu’ils sont quatre ensemble, ils forment des comités, ils noircissent du papier, ils veulent tout réglementer. — Montre tes papiers, qu’il dit ! — Comme si on avait besoin de leur permission, de leurs signatures, et autres simagrées, pour se défendre, quand on vous attaque ! Que chacun se garde soi-même ! Est-ce pas honteux, quand on est un homme, de s’en remettre à d’autres du soin de vous défendre ! De vrai, ils voudraient bien nous faire rendre nos fusils, nous remettre sous le licou. — C’est le ventre de ma mère : on n’y retourne plus. — Et ces autres naïfs, qui crient qu’on les trahit, et qui, à la première injonction, plantent là leur barricade, par respect pour les autorités constituées, et pour ceux qui ont des quibus ! L’habitude du collier : ça ne se perd pas en un jour. C’est heureux qu’il y ait comme moi des chiens errants qui n’ont pas de gîte, et qui ne respectent rien. C’est bon : on reste là, et on veille à leur place. Tonnerre ! On ne laissera pas prendre notre Paris. On a beau n’avoir rien : c’est à moi, comme à eux ; on y tient maintenant. Hier, je ne m’en souciais guère. Que me faisait cette ville, où je n’ai même pas une niche pour m’abriter quand il pleut, et trouver ma pâtée quand j’ai faim ? Que me faisait leur bonheur ou leur malheur à tous ? — Tout est changé maintenant. J’ai ma part dans tout ce qui se fait ici ; tout est un peu à moi : leurs maisons, leur argent, leur cerveau. Il faut que je veille dessus ; ils travaillent pour moi. On est égaux, qu’ils disent, égaux et libres… Bon Dieu ! je sentais ça, mais je ne pouvais pas le dire… Libre !… On est gueux, on a faim, on a le ventre vide ; ça ne fait rien : on est libre. Libre ! Ça dilate la poitrine. On respire. On est un roi. On marcherait sur le monde. — Il s’exalte en parlant, et marche à grands pas. Hé là ! Je suis comme ivre, la tête me tourne ; je n’ai pourtant pas bu. Qu’est-ce donc ? — C’est la gloire !

HULIN, sortant de la maison.

Ouf ! j’étouffe là-dedans. Il faut que je sorte.

L’HOMME EN FACTION.

Eh ! Hulin ! Qu’est-ce qu’ils font ?

HULIN.

Ce qu’ils font ? — Ils parlent, ils parlent. Ah ! les sacrés bavards ! ils ne sont jamais embarrassés pour enfiler des phrases… Desmoulins fait des coq-à-l’âne, et bredouille des mots latins. Robespierre, lugubre, offre de s’immoler. Ils mettent tout en question : les lois, le contrat social, la raison, les origines du monde. L’un fait la guerre à Dieu, et l’autre à la Nature. Mais quand il s’agit d’aviser à la guerre réelle, de parer au danger, plus personne ! en fait de conseil, faire comme on fait à Paris, quand il pleut : laisser pleuvoir. — Au diable les phraseurs !

L’HOMME.

Il ne faut pas en dire du mal. C’est beau de bien parler. Mâtin ! il y a de ces mots qu’ils disent, qui vous remuent jusqu’au fond des tripes. Ça fait froid dans le dos. On pleurerait, on tuerait son père, on est fort comme le monde, on se croit le bon Dieu. — Seulement, chacun sa besogne ! Ils pensent pour nous. C’est à nous d’agir pour eux.

HULIN.

Et que diable veux-tu faire ? Regarde.

Il montre la Bastille.
L’HOMME.

Des lumières se promènent sur la tour de gauche. Ils ne dorment pas plus que nous, là-haut. Ils font la toilette de leurs canons.

HULIN.

Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec eux ? On ne peut pas résister.

L’HOMME.

Voire.

HULIN.

Qu’est-ce que tu dis ?

L’HOMME.

Je dis : Voire. Deux petits font un grand.

HULIN.

Tu es un optimiste.

L’HOMME.

C’est ma nature.

HULIN.

Ça ne paraît pourtant pas t’avoir très bien réussi.

L’HOMME, de bonne humeur.

C’est ma foi vrai. La chance et moi, nous ne sommes pas cousins. Depuis que je me connais, je ne me rappelle pas avoir souhaité une seule chose qui soit jamais arrivée. — Riant. Bon sang ! J’en ai-t-y eu du guignon dans ma vie ! Ah ! on n’a pas toujours du plaisir en ce monde ; la vie est mélangée, toutes heures ne sont pas bonnes. — Ça ne fait rien. J’espère toujours. On se trompe quelquefois. Mais cette fois-ci, Hulin, je sens que c’est la bonne. Le vent tourne. La fortune est avec nous.

HULIN, goguenard.

La fortune ? Tu feras bien de lui demander d’abord qu’elle te chausse un peu mieux.

L’HOMME, regardant ses pieds nus.

J’aime mieux être dans ces souliers que dans ceux de Capet. J’irai bien sur ces pieds-là jusqu’à Vienne ou Berlin, s’il le faut, pour faire la leçon aux rois.

HULIN.

Tu n’as pas assez de besogne ici ?

L’HOMME.

Cela ne durera pas toujours. Quand nous en aurons fini, quand on aura fait la toilette de Paris et de la France, pourquoi n’irions-nous pas ensemble, — hé ! Hulin ! — bras dessus bras dessous, tous, soldats, bourgeois, et canaille, écheniller l’Europe ? On n’est pas égoïste. Il n’y a pas de plaisir à garder son plaisir pour soi. Moi, toutes fois que je sais quelque chose de nouveau, il faut que j’en fasse part aux autres. Depuis que ces choses bourdonnent en moi : Liberté, et tout ce nom de Dieu de tonnerre, je crève d’envie de les répéter à tous, de les gueuler dans le monde. Cré nom ! Si les autres sont comme moi, cela fera une belle musique ! Je vois déjà le sol trembler sur notre passage, et l’Europe bouillir, comme le vin dans la cuve. Les peuples se jettent à notre cou. C’est comme des ruisseaux qui forment une rivière. On est un fleuve, on balaye tout.

HULIN.

Est-ce que tu es malade ?

L’HOMME.

Moi ? Je suis sain comme un chou cabus.

HULIN.

Et tu rêves souvent tout éveillé, comme ça ?

L’HOMME.

Tout le temps. Ça fait du bien. À force de rêver, il finira bien toujours par arriver quelque chose de ce que je rêve. — Hein ! Hulin, qu’en dis-tu ? ça ne serait-il pas une belle promenade ? Est-ce que tu n’en es pas ?

HULIN.

Bon. Quand tu auras pris Vienne et Berlin, je me charge de les garder.

L’HOMME.

Ne ris pas. Qui sait ?

HULIN.

Après tout ! Tout arrive.

L’HOMME.

Tout ce qu’on veut, arrive.

HULIN.

En attendant, je voudrais bien savoir ce qui arrivera tout à l’heure.

L’HOMME.

Ça, c’est le difficile. Comment est-ce qu’on fera ? — Bah ! nous verrons bien. À chaque heure suffit sa tâche.

HULIN.

Diables de Français, ils sont tous les mêmes. Ça pense à qui se passera dans un siècle, et ça ne pense pas au lendemain.

L’HOMME.

Possible. Aussi, on pensera à nous dans les siècles à venir.

HULIN.

Cela te fera grand bien !

L’HOMME.

Mes os en jubilent d’avance. Ce qui me vexe seulement, c’est qu’on ne saura pas mon nom dans l’histoire.

HULIN.

Vaniteux !

L’HOMME.

Que veux-tu ! J’aime la gloire.

HULIN.

C’est une belle chose, bien sûr. — Le malheur est qu’on n’en jouit que quand on est pourri. Une bonne pipe vaut mieux.

Vintimille arrive de la droite.
VINTIMILLE.

Les rues vides. Deux gueux qui parlent de gloire, en s’épuçant. Un monceau de meubles brisés par une population d’épileptiques. Voilà cette grande révolte ! Une patrouille suffirait à mettre Paris à la raison. Qu’attendent-ils à Versailles ?

L’HOMME, se relevant brusquement et allant à Vintimille.

Et cet autre, que veut-il ?

VINTIMILLE, le regardant ironiquement.

Est-ce le nouvel uniforme de MM. les archers du guet ? — Ôte-toi de là, mon ami !

L’HOMME

Qui êtes-vous ? où allez-vous, à cette heure ?

VINTIMILLE, lui tendant un papier.

Sais-tu lire ?

L’HOMME.

Des papiers ? — Évidemment que je sais lire. — À Hulin. Lis, toi. Qu’est-ce qu’il y a dessus ?

HULIN, après avoir lu.

Laissez-passer. C’est en règle. Signé du Comité de l’Hôtel de Ville. Contresigné : le capitaine de la milice bourgeoise, Gonchon.

L’HOMME

Une bonne plaisanterie ! Tout cela, ça s’achète.

Tout en grognant, il laisse passer Vintimille.
VINTIMILLE.

Sans doute. Tout s’achète.

Tout en passant, il tend dédaigneusement de l’argent à l’homme.

Bonsoir.

L’HOMME, sursautant.

Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cela ?

VINTIMILLE, sans se retourner.

Tu le vois bien. Prends, et tais-toi.

L’HOMME, courant à Vintimille et lui barrant le passage.

Tu es donc un aristocrate ? tu veux m’acheter !

HULIN, s’interposant.

Laisse, camarade, laisse. Je le connais très bien.

Il s’avance vers Vintimille.
VINTIMILLE, sans se troubler.

Mais en effet, c’est…

HULIN.

C’est Hulin.

VINTIMILLE.

Oui da.

Un instant de silence. Ils se regardent tous deux.
HULIN, à l’homme.

Laisse passer.

L’HOMME, criant, furieux.

Il a voulu m’acheter, acheter ma conscience !

VINTIMILLE.

Ta conscience ? Que veux-tu que j’en fasse ? Voilà une belle denrée ! Je paye pour les services qu’on me rend. Prends vite.

L’HOMME.

Je ne rends pas de services. Je fais mon devoir.

VINTIMILLE.

Alors pour payer ton devoir : que m’importe ?

L’HOMME.

On ne paye pas un devoir. Je suis libre !

VINTIMILLE.

Ce n’est ni ton devoir, ni ta liberté, qui te nourrira. Je n’aime pas les phrases. Allons, dépêche-toi. L’argent est toujours bon à prendre, pour quelque raison que ce soit. Ne fais donc pas de façons. Tu en meurs d’envie. Je sais bien que tu cèderas toujours, c’est une question de prix. Tu n’en as pas assez ? Combien veux-tu, homme libre ?

L’HOMME, qui a été plusieurs fois sur le point de prendre l’argent, se jette sur Vintimille. Hulin l’arrête.

Laisse-moi, Hulin, laisse-moi !

HULIN.

Paix !

L’HOMME

Non, il faut que je le tue !

VINTIMILLE.

Qu’a-t-il ?

L’HOMME, maintenu par Hulin, — à Vintimille.

Allez-vous en ! — Pourquoi êtes-vous venu ? J’étais heureux, je ne sentais pas ma misère, j’étais libre, j’étais maître de tout. Vous me rappelez que j’ai faim, que je n’ai rien, que je ne m’appartiens pas, qu’un gredin peut être maître de moi, avec un peu de sale argent, qui avilit, et dont on a besoin. Vous m’avez gâté toute ma joie. Allez-vous en !

VINTIMILLE.

Voilà bien du bruit pour peu de chose. Qui se soucie de tes scrupules ? Je ne te demande rien. Prends.

L’HOMME.

J’aimerais mieux crever. — Toi, Hulin, donne-moi.

Vintimille tend l’argent à Hulin, qui retire sa main. L’argent tombe. L’homme le ramasse.
HULIN.

Où vas-tu ?

L’HOMME.

Me soûler, afin d’oublier.

VINTIMILLE.

Oublier quoi ?

L’HOMME.

Que je ne suis pas libre. — Canaille !

Il sort.
VINTIMILLE.

Faiseur d’embarras ! Il n’y a rien de si sot qu’un gueux, qui se permet de faire l’orgueilleux, et qui n’a pas les moyens de l’être. — Bonsoir, mon garçon. Merci.

HULIN.

Gardez vos remerciements. Je n’ai pas voulu vous nommer : car vous ne seriez pas sorti vivant d’ici. C’eût été une trahison de ma part, et je suis un honnête homme. D’ailleurs, je n’aime pas toutes ces violences, et je ne crois guère à leurs révolutions. Mais je ne suis pas des vôtres, et je ne veux pas non plus que vous puissiez nuire à mes camarades. Qu’êtes-vous venu faire ici ?

VINTIMILLE.

Je te trouve bien curieux.

HULIN.

Pardon ; mais vous jouez avec la mort. Ignorez-vous comme on vous hait ?

VINTIMILLE.

Je viens de chez ma maîtresse. Pour deux ou trois fous, vais-je changer mes habitudes ?

HULIN.

Ils sont plus nombreux que vous ne croyez.

VINTIMILLE.

Tant mieux. Plus ils seront nombreux et insolents, mieux cela vaudra.

HULIN.

Pour qui ?

VINTIMILLE.

Pour nous. Notre temps est infecté par la sensiblerie : on n’ose pas agir. On craint de donner un ordre pour réprimer l’infâme licence de la populace, de peur de faire couler quelques gouttes de sang. Cette faiblesse est la cause des désordres qui ruinent le royaume. Nous ne serons sauvés du mal que par l’excès du mal. Une bonne émeute : voilà ce qu’il nous faut. Un prétexte à la répression. Nous sommes prêts. Ce sera l’affaire d’un jour ; et l’on en aura fini pour cinquante ans avec les stupides rêveries des philosophes et des avocats.

HULIN.

Ainsi une révolution ferait votre jeu ? Il ne vous déplairait pas que le peuple se livrât à de sanglantes violences ? Au besoin, quelques crimes ?

VINTIMILLE.

Pourquoi non ? Quelque chose qui fît du bruit.

HULIN.

Et si l’on commençait par vous ?

VINTIMILLE.

Quelle idée !

HULIN.

Savez-vous qu’il m’en prend envie, en ce moment ?

VINTIMILLE.

Non.

HULIN.

Ne me mettez pas au défi !

VINTIMILLE.

Eh non ! tu ne le feras pas, mon bon. Tu es honnête.

HULIN.

Qu’en savez-vous ? Je l’ai dit, je me suis vanté.

VINTIMILLE.

Mais non ; c’est maintenant que tu te vantes. Quand tu ne l’aurais pas dit, tu ne saurais être autrement ; cela se lit sur ta face.

HULIN.

Et cela m’empêche-t-il de vous arrêter, si je veux ?

VINTIMILLE.

Assurément. Il faut bien payer son honnêteté par quelques sacrifices. Que penserais-tu de toi-même, Hulin, si tu me trahissais ? Ne perdrais-tu pas à tout jamais ce bien inappréciable : ta propre estime ? Il n’est pas si facile que tu crois de se passer de scrupules. Tu te vantes, je te dis : tu es un honnête homme. — Adieu.

Il s’éloigne.
HULIN.

Il se moque de moi. Il me connaît. — C’est vrai. Les canailles auront toujours l’avantage sur les honnêtes gens, puisque ceux-ci s’imposent des règles, et les autres non. Alors, pourquoi rester honnête, puisque c’est une duperie ? — Parce qu’on ne peut pas faire autrement, sans doute. Bah ! cela vaut mieux ainsi. Je ne pourrais pas respirer, si j’étais aussi mal bâti moralement, aussi malpropre d’âme. — Il n’est que trop sûr qu’ils auront raison de nous… Le jour vient… C’eût été bon pourtant de vaincre… Les pauvres bougres ! ils vont nous écraser ! — Il hausse les épaules. Et puis après !…

On entend au loin la voix joyeuse de Hoche, au milieu des acclamations et des rires de la foule. — Les fenêtres des maisons s’ouvrent. Les gens se penchent pour voir. — Desmoulins, Robespierre et leurs amis sortent du café où ils sont réunis.
HULIN.

C’est Hoche ! J’entends son rire ! Ah ! cela fait du bien !

Hoche entre, au milieu d’une troupe de gardes françaises en armes comme lui, et d’une foule qui rit et crie. La Contat se distingue entre tous par sa belle humeur. Marat, inquiet et soupçonneux, vient par une autre rue.
HOCHE, riant, montrant à ses camarades les fortifications populaires,

Regardez-moi ce travail. Quel est le Vauban qui a bâti cela ? Ah ! les braves gens ! Je vous embrasserais tous. Quelle peine ils se sont donnée ! Et pourquoi faire, bon Dieu ? — Eh ! mes amis, contre qui tout cela ? Est-ce contre vos amis ? Les ennemis ne viendront pas, allez, soyez tranquilles !

LE PEUPLE.

Vivent les gardes françaises !

Marat s’élance devant Hoche et lui barre le passage, les bras étendus.
MARAT.

Arrête, soldat ! Pas un pas de plus !

La foule étonnée parle confusément, et se presse pour voir.
DESMOULINS.

Qu’a-t-il ? Il perd la tête ?

HULIN.

Il y a longtemps que c’est fait.

MARAT.

Rends ton sabre ! Rendez vos armes, tous !

DESMOULINS

Il va se faire écharper.

LES GARDES FRANÇAISES.

Comment, coquin ! — Rendre mon sabre ? — Je vais te le rendre dans le ventre.

LE PEUPLE.

Assommez-le !

HOCHE.

Paix ! Laissez-moi m’expliquer avec lui. Je le connais. — Lâche-moi, l’ami !

MARAT, se dressant sur la pointe des pieds pour prendre Hoche au collet.

Rends ton sabre !

HOCHE, se dégageant tranquillement et, de sa main posée sur lui, le maintenant malgré ses contorsions.

Et qu’en feras-tu, mon garçon ?

MARAT.

Je t’empêcherai de poignarder la liberté.

HOCHE.

Tu soupçonnes ceux qui viennent donner leur sang au peuple ?

MARAT.

Qui me prouve ta loyauté ? Pourquoi aurais-je confiance en des soldats inconnus ?

LES GARDES FRANÇAISES.

Casse-lui la tête, Hoche !

Hoche les apaise du geste, regarde Marat en souriant, et le lâche.
HOCHE.

Il a raison. Pourquoi aurait-il confiance en nous ? Il ne nous a pas vus à l’œuvre.

Marat, interdit, devient brusquement silencieux et immobile.
LES GARDES FRANÇAISES.

Sapristi ! C’est un peu fort de se laisser accuser, quand on risque la mort pour ces oiseaux-là !

HOCHE.

Bah ! il ne nous connaît pas, cela ne fait rien. Avec bonté. Tu te trompes, Marat ; mais tu fais bien de veiller sur le peuple. Au peuple. Nous nous comprenons à demi-mot, camarades ; il ne nous a fallu qu’un instant pour sentir que nous étions de braves gens, et pour avoir foi les uns dans les autres. Pourtant, il n’a pas tort de vous donner une leçon de prudence : nous sommes en temps de guerre, vous avez le droit de demander des comptes à tous, personne ne peut s’y distraire.

LE PEUPLE.

Nous te connaissons, Hoche, tu es un ami.

HOCHE.

Prenez garde à vos amis. Souriant. Je ne dis point cela pour moi. Au reste, vous êtes encore en trop mauvaise situation pour avoir beaucoup d’amis : ils ne sont pas très dangereux. Mais quand vous serez puissants, vous les verrez venir, et c’est alors qu’il faudra ouvrir l’œil.

LES GARDES FRANÇAISES.

Il est bon avec ses conseils. Il veut qu’on soit prudent, et il ne se défie de personne.

HOCHE, riant.

Oh ! moi, quand deux yeux me plaisent, je m’y laisse toujours prendre. Mais si je suis un sot, cela ne regarde que moi. Vous, vous avez le monde à sauver. Ne m’imitez pas. — Nous sommes quelques centaines de gardes françaises. Nos officiers, qui savaient nos sympathies pour le peuple, ont voulu nous envoyer à Saint-Denis pour nous éloigner de vous. Nous avons quitté la caserne, et nous vous offrons nos sabres. Pour rassurer Marat, divisez-nous en groupes de dix ou de vingt, et que chacun de ces groupes soit encadré dans un bataillon populaire. Ainsi, vous serez maîtres de nous, et nous pourrons vous diriger et faire votre apprentissage. Veux-tu m’accompagner, Marat ? Il y aura profit pour tous deux. Tu verras qu’il y a de braves gens encore, et peut-être m’apprendras-tu à me défier des traîtres, bien que je craigne que tu ne perdes ta peine.

Marat, qui n’a cessé de dévorer des yeux Hoche, et de suivre ses paroles, avec une attention violente, s’avance vers lui, et lui tend la main.
MARAT.

Je me suis trompé.

HOCHE, lui prend la main en souriant.

Comme il doit être fatigant de toujours soupçonner ! J’aimerais mieux mourir.

MARAT, soupirant.

Moi aussi. — Mais tu l’as dit tout à l’heure : il ne s’agit pas de nous, il s’agit de la Nation.

HOCHE.

Continue donc d’être l’œil vigilant du peuple. Mais je ne t’envie pas, ma tâche est plus aisée.

MARAT, regardant Hoche.

Ô Nature, si les yeux et la voix de cet homme sont menteurs, il n’y a plus d’honnêteté. Soldat, je t’ai offensé devant tous. Devant tous, je te demande pardon.

HOCHE.

Tu ne m’as pas offensé. Personne ne sait mieux que moi ce qu’est un chef militaire, et les dangers qu’il fait courir à la Liberté. Le gouvernement militaire est celui des esclaves, il ne peut convenir à des hommes : nous l’abhorrons comme toi[1]. Nous venons de nous-mêmes briser la force aveugle que nous avons dans les mains. Ouvrez-nous vos bras, faites-nous place à la table de famille, rendez-nous notre liberté perdue, notre conscience enchaînée, notre droit à être des hommes comme vous, vos égaux et vos frères. Soldats, redevenons Peuple. Et toi, Peuple, tout entier, deviens Armée ; défends-toi, défends-nous, défends notre âme attaquée ! Donnons-nous la main, embrassons-nous, ne soyons qu’un seul cœur !… Amis ! Chacun pour tous ! Tous pour tous !

LE PEUPLE ET LES SOLDATS, en proie à une ivresse d’amour et d’enthousiasme fraternel, pleure, s’embrasse, et rit, en criant.

Oui ! pour vous ! pour vous ! pour nos frères du peuple ! pour nos frères soldats ! pour tous ceux qui souffrent ! pour tous les opprimés ! pour tous les hommes !

Ces exclamations se croisent en désordre, venues de tous les côtés à la fois, du peuple, des soldats, de la rue, des fenêtres, des balcons chargés de femmes et d’enfants.
HULIN.

Hourrah ! Hoche ! — Enfin ! voilà celui qui dissipe la tristesse !

HOCHE, amicalement, à des gens qui l’acclament, de la fenêtre de leur maison.

Que faites-vous là chez vous ? Quelle folie de s’enfermer ainsi, par cette belle nuit de Juillet ! L’homme est triste, quand il s’isole des autres. C’est cet air de cave qui inspire les soupçons et les doutes. Sortez de vos maisons ! Il y a assez longtemps que nous y sommes murés. À présent, c’est dans la rue, c’est en plein air qu’il faut vivre. Venez sentir le matin qui se lève ! La ville prisonnière respire à pleine poitrine ; le souffle des prairies vient par dessus nos murs et les armées qui les bloquent, nous apporter le salut des campagnes fraternelles. Les blés sont mûrs : nous allons les faucher.

LA CONTAT.

Ah ! le beau garçon ! il répand la joie autour de lui — Elle va vers Hoche.

HOCHE.

Vous voilà, bouquetière de la Liberté, madame la royaliste, qui saccagiez à belles mains les arbres du Palais-Royal, pour jeter au peuple les cocardes d’affranchissement ! Je savais bien que vous y viendriez aussi. Vous avez donc fini par croire à notre cause ?

LA CONTAT.

Je croirai à tout ce que tu voudras. Avec une figure comme celle-là, — elle le désigne — je serai toujours convertie. — Le peuple rit.

HOCHE, riant.

Cela ne m’étonne point : j’ai le tempérament d’un apôtre. — Eh bien, mettez-vous là ; on ne refuse personne. Et prenez une pique : une fille comme vous doit savoir se défendre.

LA CONTAT.

Tout beau ! ne m’enrôle pas si vite ! Je regarde, j’applaudis, je trouve le spectacle plaisant ; mais je ne joue pas, ce soir.

HOCHE.

Vous trouvez cela plaisant ? vous trouvez cela un jeu ? — Regardez ce pauvre diable, dont les os font saillie sous la blouse, cette femme qui tend à son petit sa mamelle sans lait… cela vous amuse, ces êtres mourant de faim ? vous jugez cela une bonne comédie, ce peuple qui, n’ayant ni le pain, ni la vie assurée pour demain, ne pense qu’aux droits de l’humanité, à la justice éternelle ?… Ne voyez-vous pas que c’est quelque chose d’aussi sérieux qu’une tragédie de Corneille ?

LA CONTAT.

Eh ! c’est aussi un jeu.

HOCHE.

Rien n’est un jeu. Tout est sérieux. Cinna et Nicomède existent, comme moi.

LA CONTAT.

Étrange garçon ! Auteurs et acteurs font ces choses, par semblant, et tu les prends au vrai !

HOCHE.

Vous vous trompez, ce n’est pas un semblant pour vous ; vous ne vous connaissez pas.

LA CONTAT.

Tu m’amuses ! Et toi, tu me connais ?

HOCHE.

Je vous ai entendue au théâtre ; je vous ai vue dans vos rôles.

LA CONTAT.

Si tu crois que je les sens !

HOCHE.

Vous avez beau vous en défendre, votre instinct les sent pour vous. Une force n’est jamais une illusion. Elle vous mène. Je sais mieux que vous ce qu’elle fera de vous.

LA CONTAT.

Quoi donc ?

HOCHE.

Ce qui est fort va avec ce qui est fort. Vous serez de notre parti.

LA CONTAT.

Je n’y crois pas,

HOCHE.

Peuh ! Qu’est-ce que cela fait ? Il n’y a que deux partis au monde : les sains et les malades. Ce qui est sain va à la vie. La vie est avec nous. Venez !

LA CONTAT.

Avec toi, volontiers.

HOCHE.

Décidément, vous ne me l’envoyez pas dire ! — Eh bien ! nous verrons cela plus tard, si nous avons le temps d’y penser.

LA CONTAT.

Il est toujours temps pour l’amour.

HOCHE.

On vous l’a trop fait croire. Vous vous imaginez que notre Révolution va verser dans une histoire galante ? Ah ! petites femelles ! depuis cinquante ans que vous êtes habituées à tout gouverner en France, que tout est ramené à vous, à vos caprices, à vos mignardises, il ne vous vient pas en tête qu’on puisse faire passer d’autre objet avant vous ? Les jeux sont finis, madame. C’est une partie sérieuse, dont l’enjeu est le monde. Place aux hommes ! Si vous l’osez, suivez-nous dans la bataille, soutenez-nous, partagez notre foi ; mais sacredié ! n’allez pas la troubler ! Vous ne pesez pas lourd à côté d’elle. — Sans rancune, Contat ! Une passade, je n’ai pas le temps. Un amour, mon cœur est pris.

LA CONTAT.

Par qui ?

HOCHE.

Par la Liberté.

LA CONTAT.

Je voudrais bien savoir comment cette fille est faite.

HOCHE.

Un peu comme toi, je me figure. Bien saine, bien bâtie, blonde, ardente, audacieuse, mais débarbouillée de ton fard, de tes mouches, de tes afféteries, de tes ironies, agissant au lieu de railler ceux qui agissent, soufflant aux hommes au lieu de tes fadeurs provocantes et de tes sous-entendus équivoques, des paroles de dévouement et de fraternité. De celle-là, je suis l’amant. Quand tu seras celle-là, tu m’auras. Voilà ma déclaration !

LA CONTAT.

Elle me plaît. Je t’aurai. — Allons nous battre ! — Elle arrache un fusil à son voisin, et déclame au peuple, avec un enthousiasme joyeux, quelques vers de Cinna.

Ne crains point de succès qui souille la mémoire !
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire ;

Et dans un tel dessein le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur ;
Regarde le malheur de Brute et de Cassie :
La splendeur de leur nom on est-elle obscurcie ?
Sont-ils morts tout entiers avec leurs grands desseins ?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains ?
..............
Va marcher sur leurs pas où l’honneur te convie !

Elle se jette au milieu des rangs du peuple, qui éclate en applaudissements.
HOCHE.

À la bonne heure ! Que Corneille nous guide ! Secoue devant nos pas la torche de l’héroïsme !

HULIN.

Où allez-vous ?

HOCHE.

Où nous allons ? — Il lève les yeux, et regarde à la maison d’en face la petite Julie, à demi déshabillée, qui se penche à la fenêtre, animée et joyeuse. — Demande-le à cette petite, aux regards éveillés comme une potée de souris ! Je veux qu’elle dise la réponse qui est dans nos cœurs à tous. Sois notre voix, innocente ! Où allons-nous ? Où faut-il que nous allions ?

JULIE, se penchant de tout son corps à la fenêtre, — retenue par sa mère, — tendant les bras et criant de toutes tes forces.

À la Bastille !

LE PEUPLE.

À la Bastille !

Clameur furieuse, d’où se détachent des apostrophes heurtées et forcenées qui éclatent de toutes parts, à la fois, ou à la suite, se partageant entre des groupes ou des individus isolés, ouvriers, bourgeois, étudiants et femmes.
LE PEUPLE, en proie à une exaltation folle.

La Bastille ! la Bastille ! — Enfin ! — Briser ce joug ! — Arracher ce collier ! — Renverser cette masse écrasante et stupide ! — Ce monument de notre défaite et de notre avilissement ! — Le tombeau de ceux qui osèrent dire la vérité ! — Le cachot de Voltaire ! — Le cachot de Mirabeau ! — Le cachot de la Liberté ! — Respirer ! respirer ! — Monstre, tu tomberas ! — Nous te raserons de la cime à la base, engloutisseur d’hommes, assassin, lâche, lâche, bandit !

Ils lui montrent le poing, s’excitent mutuellement, la face congestionnée, rauques à force de crier. Hulin, Robespierre, Marat, agitent les bras, tâchent de se faire entendre ; on comprend qu’ils désapprouvent le peuple, mais leur voix se perd dans le tumulte.
HULIN, quand il peut enfin se faire entendre, criant.

Vous êtes fous, fous ! Nous allons nous casser la figure contre cette montagne !

MARAT, se croisant les bras.

Je vous admire de vous donner tant de mal pour délivrer quelques aristocrates. Mais vous ne savez donc pas qu’il n’y a que des riches là-dedans ? C’est une prison de luxe, qui n’est faite que pour eux. Qu’ils règlent leurs affaires entre eux ! cela ne vous regarde pas.

HOCHE.

Toute injustice nous regarde. Notre Révolution n’est pas une affaire de famille. Si nous ne sommes pas assez riches pour avoir des parents à la Bastille, nous le sommes assez pour adopter les riches, malheureux comme nous. Tout homme qui souffre injustement est notre frère.

MARAT.

Tu as raison.

LE PEUPLE.

Nous voulons la Bastille !

HULIN.

Mais enfin, enragés, avec quoi la prendrez-vous ? Nous n’avons pas d’armes, et ils en ont, eux !

HOCHE.

Justement. Allons les prendre.

Une rumeur s’élève dans le fond.
UN OUVRIER, accourant.

Je viens de la rive gauche. Ils sont tous debout : la place Maubert, la Basoche, la Montagne Sainte-Geneviève ; ils marchent sur les Invalides, pour y prendre les armes en dépôt, des milliers de fusils. Ils sont des gardes françaises, des moines, des femmes, des étudiants, toute une armée. Le procureur du roi et le curé de Saint-Étienne-du-Mont marchent à leur tête.

HOCHE.

Tu demandais des armes, Hulin. En voici !

HULIN.

Ce n’est pas avec quelques centaines de vieilles arquebuses, des casques rouillés, ou même avec quelques bons canons trouvés aux Invalides, qu’on peut prendre la Bastille. Autant ouvrir un rocher avec un couteau.

HOCHE.

Ce n’est pas avec des canons en effet que la Bastille sera prise. Mais elle sera prise.

HULIN.

Comment ?

HOCHE.

Il faut que la Bastille tombe. Elle tombera. Les dieux sont avec nous.

HULIN, haussant les épaules.

Quels dieux ?

HOCHE.

La justice, la raison. Tu tomberas, Bastille !

LE PEUPLE.

Tu tomberas !

HULIN.

J’aimerais mieux des alliés plus palpables. Je ne crois guère à tout cela. N’importe, il ne sera pas dit que je me laisse devancer. Je prétends même marcher le premier. Vous savez mieux que moi peut-être ce qu’il faut faire. Mais moi, je le ferai. Vous voulez aller à la Bastille, imbéciles ? Allons-y !

HOCHE.

Parbleu ! Tu feras tout, en répétant toujours qu’il est impossible de rien faire.

Gonchon revient avec sa patrouille.
GONCHON.

Les voilà revenus !… Sacrebleu !… Ah ! la vermine ! On la chasse d’un côté, elle ressort de l’autre. — Est-ce ainsi qu’on m’obéit ? Ne vous ai-je pas ordonné de rentrer dans vos maisons ? — Prenant un homme au collet. Tu m’as entendu, toi, je te reconnais, tu étais là tout à l’heure. Foutre ! j’en ai assez ! Je m’en vais te faire arrêter. Je m’en vais tous vous faire arrêter. Nous sommes chargés de l’ordre. Tout citoyen qui circule la nuit dans les rues sans un laissez-passer, est suspect.

HOCHE, riant.

L’animal voudrait escamoter le peuple !

MARAT.

Qui est ce traître qui a imaginé de décréter qu’il était le Peuple ? De quel droit cette voix odieuse donne-t-elle des ordres à la Nation ? Je connais ce gros homme, cette face de Silène, boursouflée de vices, suante de débauches et d’impudeur. Est-ce que cet accapareur prétend avoir le monopole de la Révolution, comme il eut celui des orgies de son Palais-Royal ? — Hors d’ici ! ou je te fais arrêter toi-même par le Peuple souverain !

GONCHON, balbutiant.

Je suis le représentant du pouvoir, l’élu du Comité central.

LE PEUPLE.

Le pouvoir, c’est nous ! Le Comité central est notre élu. Tu n’as qu’à obéir.

MARAT, d’un air farouche qui n’est au fond qu’une bouffonnerie sinistre, pour s’amuser des terreurs de Gonchon.

Il faut se défier de ces traîtres, qui se rallient au peuple pour le perdre. Hoche l’a bien dit : si nous n’y prenons garde, nous serons bientôt envahis. Je suis d’avis que, pour distinguer tous ceux qui se sont faits les valets des aristocrates, on leur coupe les oreilles, ou plutôt les pouces des mains : c’est une mesure indispensable de prudence.

Le peuple rit.
GONCHON, épeuré, à Hoche.

Soldat, tu es ici pour prêter main-forte à la loi…

HOCHE.

Mets-toi là : on ne te fera pas de mal. — Et maintenant, va devant, nous te suivons.

GONCHON.

Vous me suivez ? Où cela ?

LE PEUPLE.

À la Bastille !

GONCHON.

Quoi ?

HOCHE.

Sans doute. Prendre la Bastille. — Vous défendez le peuple, messieurs de la milice bourgeoise ? Le premier rang vous appartient donc. Passez devant, et point de façons ! — Tu n’a pas l’air réjoui ? — Se penchant à l’oreille de Gonchon. Je connais tes ruses, mon bonhomme, tu es en correspondance avec le duc d’Orléans… Allons, paix, et file droit : j’ai l’œil sur toi, et je n’ai qu’un mot à dire à Marat. Il ne fait pas encore jour ; tu pourrais nous éclairer, accroché à l’une de ces lanternes.

GONCHON.

Laissez-moi rentrer chez moi !

HOCHE.

Pas d’autre alternative : être pendu, ou prendre la Bastille.

GONCHON, avec empressement.

Prendre la Bastille !

Le peuple rit.
HOCHE.

Tu es un brave ! — Et nous, gens du faubourg, ne nous laissons pas damer le pion par la Montagne Sainte-Geneviève. Que Saint-Antoine ne fasse pas le fainéant, tandis que Saint-Jacques s’escrime des poings et du bâton ! Sonnez les cloches, battez le tambour, appelez les citoyens aux districts. — Aux électeurs et aux députés. Vous, citoyens, veillez sur l’Hôtel de Ville, empêchez qu’on ne nous prépare quelque traîtrise dans le dos ! chargez-vous des bourgeois ! Nous, nous allons museler la bête.

Il montre la Bastille.
La petite Julie est descendue avec sa mère, sur le pas de sa porte ; elle est grimpée sur une borne pour mieux voir, et regarde Hoche avec une insistance muette et passionnée. Hoche la regarde, et sourit.

Eh ! petite ! tu veux venir aussi ? tu en grilles d’envie ? — Elle lui tend ses mains frémissantes, en faisant signe que oui, sans parler. Eh bien, Viens ! — Il l’enlève et la met sur son épaule.

LA MÈRE.

Vous êtes fou ! Laissez-la ! L’emmener où on se bat !

HOCHE.

N’est-ce pas elle qui nous y envoie ? Voici notre porte-drapeau !

LA MÈRE.

Ne me l’enlevez pas !

HOCHE.

Eh ! venez aussi, la mère ! Personne ne doit rester dans les maisons aujourd’hui. Que le limaçon quitte sa coquille ! La ville tout entière sort de sa prison. Ne laissons rien par derrière. Ce n’est pas une armée en guerre, c’est une invasion.

LA MÈRE.

Ma foi, oui. Si on doit mourir, mieux vaut être tous ensemble.

HOCHE.

Mourir ? Allons donc ! On ne meurt que quand on veut mourir.

Le ciel s’éclaire derrière les maisons et la masse sombre de la Bastille.

Hourrah ! Voyez le jour, le jour nouveau, l’aurore de la Liberté !

JULIE, qui, sur l’épaule de Hoche, s’est tenue jusque-là toute riante, excitée, et muette, un doigt dans sa bouche, se met à chanter d’une voix fluette une ronde nationale du temps.

Liberté, dans ce beau jour
Viens remplir notre âme…

HOCHE, riant.

Entendez-vous ce petit moineau ?

Le peuple rit.

Allons, gai ! gai ! au devant du soleil !

Il reprend l’air de la petite Julie, en se mettant en marche ; et la masse entière du peuple s’ébranle, joignant ses voix au chant de Hoche et de la petite fille. Il se trouve aussitôt une petite flûte, qui accompagne d’une façon alerte et aiguë la ronde populaire. À la musique se mêlent de grandes clameurs enthousiastes, les cloches qui s’éveillent de proche en proche, et des bruits confus qui persistent pendant la scène suivante. Gonchon et les miliciens tremblants sont poussés par une foule railleuse et rieuse, parmi laquelle la Contat et Hulin. Hommes et femmes sortent des maisons, se joignent au peuple, courent après lui. — Une tempête joyeuse.
Tandis que le peuple s’écoule bruyamment hors du théâtre, Desmoulins, qui l’accompagne jusqu’à la sortie de la scène, revient sur ses pas, monte précipitamment sur la barricade, va à la fenêtre de Lucile, et appuie sa figure contre les vitres. Pendant la fin de l’acte, le bruit du peuple, des cloches, des tambours, continue à bourdonner au dehors. Quelques retardataires sortent encore des maisons, mais ils ne prennent pas garde aux amants.
CAMILLE, à mi-voix.

Lucile…

La fenêtre s’ouvre doucement, Lucile. Lucile passe les bras autour du cou de Camille.
LUCILE.

Camille…

Ils s’embrassent.
CAMILLE.

Tu étais là ?

LUCILE.

Chut !… Ils dorment à côté. J’étais là, cachée. Je suis restée tout le temps. J’écoutais et je voyais tout.

CAMILLE.

Tu ne t’es point couchée ?

LUCILE.

Comment pourrait-on dormir avec tout ce vacarme ? — Oh ! Camille, comme ils t’ont acclamé !

CAMILLE, content.

Tu as entendu comme ils ont crié ?

LUCILE.

Les vitres en tremblaient. Je riais dans mon coin. J’aurais voulu crier aussi. Comme je ne pouvais pas, j’ai fait des extravagances, je suis montée sur une chaise, j’ai… devine ce que j’ai fait…

CAMILLE.

Comment puis-je deviner ?

LUCILE.

Devine, si tu m’aimes. Si tu n’as rien senti, c’est que tu ne m’aimes pas. Qu’est-ce que je t’ai envoyé ?

CAMILLE.

Des baisers.

LUCILE.

Tu m’aimes ! C’est cela. Des paniers de baisers. Il s’en est égaré quelques-uns sur ceux qui t’applaudissaient… Ô les amours, comme ils criaient ! Comme tu es devenu glorieux, mon Camille, en un jour, un seul jour ! L’autre semaine, il n’y avait que ta Lucile qui te connaissait, qui savait ce que tu valais. Aujourd’hui, tout un peuple…

CAMILLE.

Écoute…

Bruit joyeux et tumultueux de Paris.
LUCILE.

Tout cela… C’est toi qui as fait tout cela… ce beau charivari !

CAMILLE.

Je n’y crois pas moi-même !…

LUCILE.

Et tout cela avec un discours ! Comment est-ce que tu as fait ? On m’a dit que tout le monde était hors de soi, en t’écoutant. Que j’aurais voulu être là !

CAMILLE.

Je ne sais pas ce que j’ai dit. Je me sentais soulevé de terre. J’entendais ma voix et je voyais mes gestes, comme si s’était un autre qui parlait. Tout le monde pleurait, et je pleurais comme les autres. À la fin, ils m’ont porté sur leurs épaules. On n’a jamais rien vu de pareil.

LUCILE.

Mon grand homme, mon Patru, mon Démosthène ! — Et tu as pu parler à toute une foule qui te regardait ? Et tu ne t’es pas troublé ? Tu n’as pas perdu la mémoire ? Tu n’a pas fait, comme tu fais quelquefois ?…

CAMILLE.

Quoi donc ?

LUCILE.

Tu sais bien… comme un flacon trop plein, d’où l’eau ne peut sortir… Elle rit.

CAMILLE.

Mauvaise ! Te voilà contente de ta méchanceté ! Tu montres tes petites dents, comme un chat.

LUCILE, riant.

Mais non, je te dis, je t’aime ; je t’aime comme tu es. Je te cherche des défauts, je les trouve, et je les aime. Ne sois pas fâché. Hon-hon, j’aime ton bégaiement, je t’assure, je m’essaie à parler comme cela maintenant

Ils rient tous les deux.
CAMILLE.

Écoute ce qu’un jour a fait de ce peuple. Que ne verrons-nous pas ! Ô Lucile, que de belles choses nous allons faire ensemble ! Voilà la foudre lancée. Quelle joie de frapper de tous côtés, dans le tas, de détruire ces tyrans, ces injustices, ces préjugés, ces lois ! Enfin !… On va donc casser le nez à ces magots ridicules, dont le sourire grotesque s’opposait à tout, défendait tout, empêchait de penser, de respirer, de vivre ! On va faire maison nette, brûler les vieilles nippes ! Plus de maîtres. Plus d’entraves. Que cela est amusant !

LUCILE.

Qui dirigera Paris maintenant ?

CAMILLE.

Nous, parbleu. La Raison.

LUCILE.

Ils crient bien fort. Cela me fait peur.

CAMILLE.

C’est l’effet de mes paroles.

LUCILE.

Tu crois qu’ils t’écouteront toujours ?

CAMILLE.

Ils m’ont écouté quand j’étais inconnu ; que ne pourrai-je, maintenant qu’ils m’adorent ! — Bonnes gens ! quand ils seront délivrés des maux qui les accablent, tout va devenir facile, aimable, riant… Ah ! Lucile, c’est trop de bonheur, à la fois, tout d’un coup ! — Non. Pas trop ! Jamais trop !… Mais cela me grise un peu, après tant de misère !

LUCILE.

Pauvre Camille ! tu as été si malheureux ?

CAMILLE.

Oui, cela a été bien dur, et bien long !… Six années !… Pas d’argent, pas d’amis, pas d’espoir… Abandonné des miens, réduit à d’humiliants métiers, courant après quelques sous, et ne les trouvant pas, souvent… Il y a plus d’un jour où je me suis couché sans dîner. — Je ne veux pas te raconter cela… Plus tard, plus tard je te dirai… J’ai eu tort.

LUCILE.

Est-ce possible ? oh ! mon Dieu ! pourquoi ne venais-tu pas ?…

CAMILLE.

Tu aurais partagé avec moi ton petit pain ?… Ce n’était pas encore le plus dur. Lucile. On se passe de souper. Mais douter de soi, voir l’avenir fermé devant soi ; — et puis, cette petite fille, cette chère petite fille, dont les boucles blondes et les yeux bruns souriaient, à la fenêtre en face de ma fenêtre. — dont je suivais les pas, de loin, dans les allées du Luxembourg, savourant la grâce ingénue de ses gestes et la fine maigreur de son corps enfantin… Ah ! petite Lucile, si tu m’as fait oublier quelquefois ma misère, tu me l’as rendue plus lourde aussi, souvent ! Tu étais si loin de moi ! Comment aurais-je pu croire qu’un jour… ! Et ce jour, je le tiens, oh ! je le tiens bien ! il ne m’échappera plus. Je t’ai ! Je baise tes mains aux petites fossettes. Tout le bonheur du monde, elles me l’ont apporté. Le monde libre par moi ! Ah ! que je suis heureux !

Ils s’embrassent, et restent un instant sans parler.
CAMILLE, regardant Lucile.

Tu pleures ?

LUCILE, souriant.

Toi aussi.

Les lumignons des fenêtres voisines s’éteignent.
LUCILE.

Les lumières s’éteignent. L’aube vient.

Bruit de la foule au dehors.
CAMILLE, après un moment.

Te souviens-tu de cette vieille histoire anglaise que nous lûmes ensemble : ces deux enfants de Vérone qui s’aimaient au milieu d’une ville soulevée ?

LUCILE, fait signe que oui.

Pourquoi me demandes-tu cela ?

CAMILLE.

Je ne sais pas. — Ah ! qui sait ce que l’avenir nous réserve ?

LUCILE, lui fermant la bouche.

Camille !

CAMILLE.

Pauvre Lucile, aurais-tu bien la force, si le malheur voulait… ?

LUCILE.

Qui sait ? Peut-être la trouverai-je alors. Mais toi, j’en ai peur, tu souffriras cruellement.

CAMILLE, mécontent et inquiet.

Mais tu dis cela, comme si tu croyais vraiment que cela arrivera !

LUCILE, souriant.

Tu es plus faible que moi, mon héros.

CAMILLE, souriant.

Peut-être. J’ai besoin que l’on m’aime. Je ne sais pas être seul.

LUCILE.

Jamais je ne te quitterai.

CAMILLE.

Jamais. Quoi qu’il arrive, que tout nous soit commun, que rien ne nous sépare, que rien ne vienne desserrer l’étreinte de nos bras…

Un moment de silence. Lucile reste immobile, la tête appuyée sur l’épaule de Camille.
CAMILLE, la regarde.

Tu dors ?

LUCILE, relevant la tête.

Non. — Soupirant. Dieu nous épargne ces épreuves !

CAMILLE, sceptique.

Dieu ?

LUCILE, pose sa joue sur l’appui de la fenêtre et reste immobile, un bras autour du cou de Camille.

Ne crois-tu pas qu’il existe ?

CAMILLE.

Pas encore.

LUCILE.

Que veux-tu dire ?

CAMILLE.

Nous le créons en ce moment. Demain, si j’en crois ce cœur, demain, il y aura un Dieu : l’Homme.

Lucile ferme les yeux et s’endort.
CAMILLE, doucement.

Lucile… — Elle s’est endormie…

ROBESPIERRE, traversant la rue, aperçoit Camille.

Tu es encore là, Camille ?

CAMILLE.

Chut !

ROBESPIERRE.

Tu oublies ton devoir.

Camille montre Lucile.
ROBESPIERRE, baissant la voix et regardant Lucile.

Pauvre petite…

Il reste un instant immobile, à les considérer tous deux. Un bruit de tambours plus proches réveille Lucile.
LUCILE, aperçoit Robespierre et a un sursaut d’effroi.

Ah !

CAMILLE.

Qu’as-tu, Lucile ? C’est notre ami, c’est Maximilien.

ROBESPIERRE, la salue en souriant.

Vous ne me reconnaissez pas ?

LUCILE, encore tremblante.

Ah ! vous m’avez fait peur !

ROBESPIERRE.

Pardon.

CAMILLE.

Comme tu trembles !

LUCILE.

J’ai froid. Adieu, Camille. Je n’en puis plus. Je vais dormir.

Camille lui sourit et lui envoie un baiser. Robespierre s’incline. Elle se retire sans être encore remise de son émotion, et en les saluant seulement d’un signe de tête.
L’aurore est venue, le ciel s’est coloré derrière la Bastille. — Au milieu des cris lointains, s’élève le crépitement des premières fusillades.
ROBESPIERRE, se tournant du côté d’où vient le bruit.

Allons ! Il ne s’agit plus d’amour aujourd’hui.

Il sort.
CAMILLE descend de la barricade.

Il ne s’agit plus d’amour ?… Et de quoi s’agit-il ? N’est-ce pas l’amour qui fermente dans cette ville, qui gonfle ces poitrines, qui offre au sacrifice ces larges moissons humaines ?… Ô mon amour, tu n’es pas égoïste et étroit, tu m’attaches à ces hommes par des liens plus forts. Tu es tout. Tu embrasses le monde. Ce n’est pas seulement ma Lucile que j’aime. C’est l’univers. À travers ses chers yeux, j’aime tous ceux qui aiment, qui souffrent, qui sont heureux, tout ce qui vit et meurt. J’aime ! Je sens que la flamme qui est en moi fait bouillonner ce peuple, rougit ce ciel d’orient derrière cette Bastille. Toutes les ombres s’effacent. Celle-ci tombera aussi, cette ombre de cauchemar !…

La Bastille, monstrueuse et noire, d’élève au fond sur le ciel rouge-clair. La voix du canon éclate soudain, parmi la fusillade, les cris, les cloches et les tambours.
CAMILLE rit, et fait un pied-de-nez à la Bastille.

Le loup hurle… Grogne, montre les dents ! La meute t’a cerné ! Puisque le Roi aime la chasse, nous allons faire la chasse au Roi !

  1. Paroles de Hoche.