Le Pyrrhonisme de l’histoire/Édition Garnier/43

Le Pyrrhonisme de l’histoireGarniertome 27 (p. 297-299).
CHAPITRE XLIII.
absurdité et horreur.

Que l’on se trompe sur le nombre des habitants d’un royaume, leur argent comptant, leur commerce, il n’y a que du papier de perdu. Que, dans le loisir des grandes villes, on se soit trompé sur les travaux de la campagne, les laboureurs n’en savent rien, et vendent leur blé aux discoureurs. Des hommes de génie peuvent tomber impunément dans quelques erreurs sur la formation d’un fœtus, et sur celle des montagnes[1] ; les femmes font toujours des enfants comme elles peuvent, et les montagnes restent à leur place.

Mais il y a un genre d’hommes funestes au genre humain, qui subsiste encore tout détesté qu’il est, et qui peut-être subsistera encore quelques années. Cette espèce bâtarde est nourrie dans les disputes de l’école, qui rendent l’esprit faux, et qui gonflent le cœur d’orgueil. Indignés de l’obscurité où leur métier les condamne, ils se jettent sur les gens du monde qui ont de la réputation, comme autrefois les crocheteurs de Londres se battaient à coups de poing contre ceux qui passaient dans les rues avec un habit galonné ; ce sont ces misérables qui appellent le président de Montesquieu impie, le conseiller d’État La Mothe Le Vayer déiste, le chancelier de L’Hospital athée. Mille fois flétris, ils n’en sont que plus audacieux, parce que, sous le masque de la religion, ils croient pouvoir nuire impunément.

Par quelle fatalité tant de théologiens, mes confrères, ont-ils été de tous les gens de lettres les plus hardis calomniateurs, si pourtant on peut donner le titre d’hommes de lettres à ces fanatiques ? C’est qu’ils ne craignent rien quand ils mentent. Si on pouvait lire leurs écrits polémiques, ensevelis dans la poussière des bibliothèques, on y verrait continuellement la Sorbonne et les maisons professes des jésuites transférées aux halles.

Les jésuites surtout poussèrent l’impudence aux derniers excès, quand ils furent puissants ; lorsqu’ils n’écrivaient pas des lettres de cachet, ils écrivirent des libelles.

On est obligé d’avouer que ce sont des gens de cet affreux caractère qui ont attiré sur leurs confrères les coups dont ils sont écrasés, et qui ont perdu à jamais un ordre dans lequel il y a eu des hommes respectables. Il faut convenir que ce sont des énergumènes tels que les Patouillet et les Nonotte qui ont enfin soulevé toute la France contre les jésuites. Plus les gens habiles de leur ordre avaient de crédit à la cour, plus les petits pédants de leurs colléges étaient impudents à la ville.

Un de ces malheureux[2] ne s’est pas contenté d’écrire contre tous les parlements du royaume, du style dont Guignard écrivit contre Henri IV : ce fou vient de faire un ouvrage contre presque tous les gens de lettres illustres ; et toujours dans le dessein de venger Dieu, qui pourtant semble un peu abandonner les jésuites. Il intitule sa rapsodie Antiphilosophique : elle l’est bien en effet ; mais il pouvait l’intituler aussi Antihumaine, Antichrétienne.

Croirait-on bien que cet énergumène, à l’article Fanatisme, fait l’éloge de cette fureur diabolique ? Il semble qu’il ait trempé sa plume dans l’encrier de Ravaillac. Du moins Néron ne fit point l’éloge du parricide ; Alexandre VI ne vanta point l’empoisonnement et l’assassinat. Les plus grands fanatiques déguisaient leurs fureurs sous le nom d’un saint enthousiasme, d’un divin zèle ; enfin nous avons confitentem fanaticum.

Le monstre crie sans cesse : Dieu ! Dieu ! Dieu ! Excrément de la nature humaine, dans la bouche de qui le nom de Dieu devient un sacrilége ; vous, qui ne l’attestez que pour l’offenser, et qui vous rendez plus coupable encore par vos calomnies que ridicule par vos absurdités ; vous, le mépris et l’horreur de tous les hommes raisonnables, vous prononcez le nom de Dieu dans tous vos libelles, comme des soldats qui s’enfuient en criant Vive le roi !

Quoi ! c’est au nom de Dieu que vous calomniez ! Vous dites qu’un homme très-connu[3], devant qui vous n’oseriez paraître, a conjuré en secret avec les prêtres d’une célèbre ville[4] pour y établir le socinianisme ; vous dites que ces prêtres viennent tous les soirs souper chez lui, et qu’ils lui fournissent des arguments contre vos sottises. Vous en avez menti, mon révérend père : mentiris impudentissime, comme disait Pascal[5]. Les portes de cette ville sont fermées avant l’heure du souper. Jamais aucun prêtre de cette ville n’a soupé dans son château, qui en est à deux lieues ; il ne vit avec aucun, il n’en connaît aucun : c’est ce que vingt mille hommes peuvent attester.

Vous pensez que les parlements vous ont conservé le privilége de mentir, comme on dit que les galériens peuvent voler impunément.

Quelle rage vous pousse à insulter, par les plus plates impostures, un avocat du parlement de Paris, célèbre dans les lettres[6] ; et un des premiers savants de l’Europe, honoré des bienfaits d’une tête couronnée, qui par là s’est honorée à jamais[7] ; et un homme aussi illustre par ses bienfaits que par son esprit, dont la respectable épouse est parente du plus noble et du plus digne ministre qu’ait eu la France, et qui a des enfants dignes de son mari et d’elle[8] ?

Vous êtes assez lâche pour remuer les cendres de M. de Montesquieu, afin d’avoir occasion de parler de je ne sais quel brouillon de jésuite irlandais nommé Routh, qu’on fut obligé de chasser de sa chambre, où cet intrus s’établissait en député de la superstition, et pour se faire de fête, tandis que Montesquieu, environné de sages, mourait en sage : jésuite, vous insultez au mort, après qu’un jésuite a osé troubler la dernière heure du mourant ; et vous voulez que la postérité vous déteste, comme le siècle présent vous abhore depuis le Mexique jusqu’en Corse.

Crie encore : Dieu ! Dieu ! Dieu ! Tu ressembleras à ce prêtre irlandais qu’on allait pendre pour avoir volé un calice : « Voyez, disait-il, comme on traite les bons kétéliques qui sont venus en France pour la rlichion ! »

Chaque siècle, chaque nation a eu ses Garasses, C’est une chose incompréhensible que cette multitude de calomnies dévotement vomies dans l’Europe par des bouches infectées qui se disent sacrées ! C’est, après l’assassinat et le poison, le crime le plus grand, et c’est celui qui a été le plus commun.

FIN DU PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.
  1. Voltaire désigne ici Buffon.
  2. Chaudon, auteur du Dictionnaire antiphilosophique, voyez tome XVII, page IX.
  3. Voltaire lui-même.
  4. Genève.
  5. XVe lettre provinciale.
  6. M. Saurin. (K.)
  7. M. Diderot. (K.)
  8. M. Helvétius. (K.)