Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/11

Librairie Edgar Malfère (p. 146-156).

à Louis de Gonzague Frick


CHAPITRE XI

le camp de vöhrenbach
(18 mars 1916).


Le camp de Vöhrenbach avait cet avantage sur le camp de Mayence que l’horizon n’y était pas limité par des murs. À Mayence, on se promenait à l’intérieur de la prison, sans jamais rien apercevoir de la vie du dehors. À Vöhrenbach, on se promenait autour de la prison, laquelle se composait de deux corps de bâtiment, plantés en équerre et joints l’un à l’autre. Sur trois des côtés de l’ensemble, l’espace libre où les prisonniers pouvaient circuler avait une trentaine de mètres de large ; sur le quatrième, devant la façade principale qui donnait sur le village même, un terrain plus vaste s’étendait : d’abord une cour, au sol préparé, d’une cinquantaine de mètres de large ; puis, en contrebas, un morceau de prairie en forme de triangle dont la base s’appuyait à la cour et dont le sommet se trouvait à une centaine de mètres de la base. La forme du triangle était commandée par un ruisselet qui longeait le réseau des fils de fer et qui, sous peine de canaliser des évasions, ne pouvait décemment pas couler au milieu du camp. La prairie était marécageuse. Avant l’été, elle n’était guère utilisable. Somme toute, il nous restait comme terrain disponible une espèce de chaussée entourant la prison. C’était moins grand qu’à Mayence. Mais ici, rien n’arrêtait nos regards. Nous avions des vues sur le village, d’où émergeait le clocher de l’église, et sur toute la campagne environnante : prairies, routes, collines, montagnes et bois de pins. Au premier abord, cette situation était plus agréable.

De même, la prison sentait moins la prison. Récemment créé pour ne recevoir que des officiers venus des combats de Verdun, le camp de Vöhrenbach avait été installé dans une maison d’école dont la guerre avait empêché l’achèvement. On profita des circonstances pour en poursuivre la construction. La maison était vaste, bien aérée, haute de trois étages. Mais les boiseries restèrent toujours sans peinture. La portion principale réservait le rez-de-chaussée pour les divers bureaux de la kommandantur, la cuisine, la salle de douches qu’on installait et la chambre des arrêts de rigueur. Le premier et le deuxième étage se divisaient en salles plus ou moins grandes, les plus petites étaient occupées par un ou deux officiers supérieurs. Un lavabo, fait d’une auge unique en zinc munie de cinq tuyaux à robinet, était à notre disposition sur chaque palier. Enfin le troisième étage, mansardé, était le domaine des soldats français qui devaient nous servir d’ordonnances. L’électricité éclairait tous les couloirs et toutes les chambres. Dans la cour, de forts poteaux de bois supportaient des lampes du type Jablockhof comme on en voit sous une halle de gare. La nuit, les abords immédiats du camp n’étaient pas plus sombres qu’en plein midi.

L’aile en équerre, aussi haute que le bâtiment principal, n’avait cependant qu’un étage : en bas, c’était l’immense réfectoire et la kantine ; en haut, la salle de gymnastique de l’école. Tel était notre camp, que l’harmonie de la langue allemande appelle un Offiziergefangenenlager.

Les camarades que nous avions trouvés à Vöhrenbach étaient passés pour la plupart par la citadelle de Mayence, sorte de point de concentration et de triage des officiers prisonniers, et chacun d’eux nous affirmait que l’existence à Vöhrenbach n’avait rien de comparable à celle de Mayence. Ici, les prisonniers jouissaient de certaines libertés qui n’étaient pas sans valeur et d’un régime relativement doux. La kantine était ouverte du matin au soir tous les jours. On s’y pouvait procurer du sucre à un taux raisonnable, des conserves de viande et de poisson, corned beef, sardines, harengs, saumon fumé, à des prix excessifs, il est vrai. On avait le droit de boire autant qu’on voulait, soit de la bière, soit du vin, soit même quelques liqueurs qui étaient de provenance douteuse, puisque de marques françaises, et qu’on payait d’ailleurs fort cher. Deux billards nous offraient un jeu facile dans un coin du réfectoire. Quant à la nourriture, car on ne vit pas seulement de carambolages et de cognac, elle était supportable, et il n’y avait pas à s’en plaindre. Elle ressemblait, tant pour la qualité que pour la quantité, à l’ordinaire des internes dans les lycées de France. Avec de très légers suppléments achetés à la kantine, on pouvait s’en tirer à peu près. Seule la question du pain laissait à désirer. Chaque officier touchait chaque lundi sa ration d’une semaine et elle lui aurait à peine suffi pour un jour. Le dimanche, on nous distribuait un petit pain spécial, plus blanc et meilleur, pour nous faire accepter évidemment l’indigestion de l’autre, qui semblait contenir plus de pomme de terre que de farine et qui dérangeait le corps. Mais enfin, on avait des kartoffeln en robe de chambre à peu près à tous les repas, et l’à-discrétion de ceci compensait la pauvreté de cela. Le camp de Vöhrenbach était en résumé la perle des camps. C’est sous ces apparences qu’il nous fut présenté par nos camarades et que nous le pratiquâmes en effet pendant quelques jours.

Mais vous connaissez mal les Allemands si, vous empressant d’applaudir à leur générosité, vous croyez que ce régime allait être durable. Je ne me faisais aucune illusion à ce sujet. La réalité me donna raison sans retard, malheureusement. Les provisions de conserves de la kantine, qui d’ailleurs étaient restreintes, ne furent qu’un feu de paille, et on ne les renouvela point. La vente du sucre ne se prolongea pas au delà de la fin de ce mois de mars. La bière devint une triste bibine où l’orge et le houblon ne figurèrent jamais. Le vin, nous nous aperçûmes à nos dépens qu’il n’était que chimiquement pur. Les menus s’effondrèrent avec hâte dans une débâcle terrible aux estomacs, et je dirai tout de suite que le fond de notre alimentation ne fut bientôt que de pommes de terre, de rutabagas et de choux rouges, et encore ! On nous rationna même pour les kartoffeln. Quant aux billards, chaises, nappes, belles assiettes et plats magnifiques dont s’égayait le réfectoire, nous dûmes les rembourser de notre poche, faisant ainsi l’acquisition forcée d’un matériel qui demeurerait après la guerre la propriété de l’Allemagne. Déjà, lecteur indulgent, je vois votre optimisme qui s’évanouit. Et vous avez compris que toute cette mise en scène des premiers jours du camp de Vöhrenbach, où l’on n’avait à dessein rassemblé que des officiers pris à Verdun, n’était qu’une mise en scène destinée à nous éberluer et, trompant nos familles sur notre sort et la vaine détresse de l’Allemagne, à semer en France le mauvais grain de la sympathie criminelle, du doute et du désespoir. Tout était organisé, vous dis-je, en Allemagne, pour arracher la victoire au Dieu juste qui la refusait.

Cette étrange organisation de manœuvres doucereuses, que le gouvernement impérial et royal de Berlin échafaude contre les officiers français et que le gouvernement républicain de Paris ignore et ne retourne pas contre les officiers allemands, parce que nous estimons chez nous qu’un prisonnier de guerre n’est pas un bandit, même s’il naquit en Brandebourg, et aussi parce que chez nous, hélas, nous menons la guerre au petit bonheur, au jour le jour, à la va-comme-je-te-pousse, avec des expédients, en ménageant la chèvre et le chou, — méthode coûteuse, si l’on peut donner un nom pareil à une politique sans méthode, — cette étrange organisation boche, je l’ai retrouvée partout en Allemagne, pendant les neuf mois de ma captivité. Pour comble, et comme si nous étions trop sots pour en saisir le sens pourtant limpide, les geôliers jugeaient nécessaire d’ouvrir les yeux des plus aveugles et de leur mettre le doigt sur la plaie. La kommandantur des camps éprouvait le besoin de souligner par des ordres et des commentaires écrits ou oraux la qualité des misères qu’on nous imposait.

Ainsi, le soir même de notre arrivée à Vöhrenbach, les quinze officiers de notre détachement furent appelés dans le corridor du premier étage, pour y subir le discours « de bienvenue » du commandant du camp.

Le maître de nos personnes était un oberst, un colonel aux cheveux blancs, barbu, large d’épaules, haut de taille, voûté : le colonel classique de 1870. En 1866, il avait combattu à Sadowa contre les Autrichiens, et il avait combattu déjà contre les Français à Sedan. On prétendait qu’un de ses fils était captif en France. Le vieillard à la marche mal assurée nous salua et nous lut sa harangue, qui était dactylographiée. Il prononçait lentement les phrases françaises dont il n’avait que peu d’habitude, il n’avait pas toujours l’air de comprendre ce qu’il lisait, et il mettait à chaque mot un accent tonique si marqué que les plus découragés d’entre nous se mordaient les lèvres pour rester sérieux. Il nous dit :

— Messieurs, je me présente à vous en commandeur de ce camp. Je n’ai pas à faire d’enquêtes sur la façon dont vous avez été pris. Je vous traiterai en gens d’honneur, et vous me trouverez toujours prêt à aller au-devant de vos désirs. De votre côté, j’espère que vous vous conduirez en officiers, messieurs, et que vous observerez la discipline la plus stricte. Vous savez que vous n’avez pas le droit de parler à nos soldats et que vous n’avez pas le droit de vous approcher trop près des fils de fer de clôture. Les sentinelles vous feront connaître leurs ordres par gestes, et, si vous n’obéissez pas, elles feront usage de leurs armes. Toute résistance est inutile.

Ces quatre mots, le colonel les hurla de toutes ses forces, avec un tact parfait, et la fin de son discours fut scandée d’une voix violente. Il poursuivit :

— En cas d’indiscipline, le poste aussi fera usage de son arme. Enfin, messieurs, vous serez traités ici comme il est à souhaiter que nos officiers prisonniers le soient chez vous, en France.

La patte de velours du début détendait ses griffes, Les paroles de l’oberst de Vöhrenbach ne différaient guère des paroles du censeur de Mayence.

L’oberst était plus franchement brutal et moins hypocrite peut-être que le censeur, mais leurs pensées se rejoignaient malgré leurs caractères dissemblables. Soldats, ils exécutaient une consigne où leur tempérament trouvait son compte. Tous deux nous avaient caressés de promesses fort vagues et ne nous avaient en revanche pas mesuré les menaces précises. Car, si les Allemands traitent de cette façon les gens d’honneur, comme ils disent, de quelle façon traiteraient-ils donc les autres ?

Par la suite, le vieil oberst, qui était Freiherr von Seckendorff, se révéla ce qu’il avait été pour nous dès la première heure : un homme indécis, qui voulait paraître juste et aimable et qui, dans le vrai de son cœur, regrettait de n’avoir pas l’audace de nous châtier avec la rigueur la plus dure. Prussien, il nous haïssait. Et, s’il ne nous infligea pas des tortures corporelles, c’est uniquement parce qu’il craignait que ses camarades, les chers barons prisonniers de la France, ne subissent chez nous des représailles trop justifiées. Cette impression, je n’étais pas seul à l’avoir. Alors que la France se désintéressait à peu près totalement de ses prisonniers, au point que les Allemands chez nous s’engraissaient comme des pourceaux bien choyés et que nos soldats crevaient de faim, de froid, de corvées et de coups dans les camps boches, l’Allemagne au contraire s’occupait de ses prisonniers avec un soin jaloux et menait contre les nôtres un chantage honteux. Voulait-elle obtenir une amélioration quelconque pour ses Fritz ? Tout un camp de Français était mis à la question, et les représailles duraient jusqu’à ce que Paris eût accordé à Berlin ce que Berlin voulait. Paris s’inclinait toujours devant les réclamations de Berlin ; mais Paris ne réclamait rien de son côté.

C’est de nous sentir abandonnés à la merci des Boches que nous avons le plus souffert. L’ambassade d’Espagne, chargée de représenter à Berlin nos intérêts ou nos droits les plus humbles, ne représentait rien, et son intervention, si elle se produisait, ne pesait pas bien lourd. Les Anglais étaient soutenus par les États-Unis d’Amérique ; je ne sais pas ce qu’ils devinrent quand les sammies entrèrent dans la guerre, mais je sais que jusqu’au 1er  janvier 1917, les Anglais ne furent jamais tracassés comme les Français le furent. Des camarades disaient :

— Bah ! Laissez. Les Allemands paieront après la guerre. Tenons registre de leurs crimes et de leurs vexations. La moindre de tant de cruautés recevra son châtiment.

Faut-il avouer que cet espoir platonique ne nous consolait pas ? Nous connaissions assez la France, où trop d’amis de l’Allemagne ont voix au chapitre, où trop de balivernes sentimentales ont force de loi, pour n’être pas persuadés qu’au jour de la paix, quand nous serions enfin en état de parler seuls, les hommes de la-main-tendue-à-tout-prix se boucheraient les oreilles devant nos cris de douleur et passeraient un grand coup d’éponge sur le tableau de nos misères. Voyant clairement les manigances où s’entravait l’action militaire de la France, car nous étions aux loges de balcon, là-bas, dans nos camps, nous entendions déjà la voix de ces messieurs accueillant le retour de nos prisonniers par cette simple chanson, qui chasse les mauvais souvenirs :

Oublions le passé, reviens !

Nous n’avions plus nous-mêmes qu’à chanter. C’est ce que nous faisions, même quand nous avions envie de pleurer. Nous prenions notre mal en plaisanterie et notre attitude, enfin la seule qui convînt à notre solitude, était de réagir contre nos geôliers par le sourire, qu’ils ne comprenaient pas, et par le rire, qui les ahurissait. En captivité, les liens de la camaraderie se resserrent. Tant d’hommes, d’esprit, de cœur, d’occupations, de soucis, de travaux et de plaisirs dissemblables, ne forment plus qu’un bloc épais que rien n’entame.

Plus qu’aucun autre, le camp de Vöhrenbach permettait cette cohésion qui désespérait les Boches. Certes, comme à Mayence, comme partout ailleurs, il y avait aussi à Vöhrenbach quelques officiers russes et anglais, mais ils n’étaient qu’une poignée, une dizaine au total, et leur présence, loin d’amener ces brouilles et ces chicanes dont j’ai déjà parlé et que les Allemands désiraient tant susciter entre nous, étayait au contraire notre amitié instinctive pour ceux qui couraient dans la guerre la même fortune que nous. En outre, tous les officiers français rassemblés à Vöhrenbach étaient des vaincus de Verdun. Tous avaient à leur actif de nombreux mois de campagne. La plupart avaient été blessés, et même plusieurs fois. Beaucoup n’avaient quitté le front depuis le 2 août 1914 que pour les malheurs de la captivité. C’est dire que le moral de ces hommes était difficile à atteindre. Les Allemands pouvaient à la rigueur essayer de saper la confiance des prisonniers de Charleroi et de Morhange et de Maubeuge, qui n’avaient pour eux que leur foi dans les destinées de la France impérissable. Mais que pouvaient-ils sur nous, soldats de Verdun, qui étions, non point entraînés d’une espérance mystique, mais nourris de la certitude matérielle de la défaite allemande par tant de preuves que nous avions vues de nos yeux ? En nous groupant dans le même enclos de fil de fer, l’Allemagne commettait une erreur entre d’autres. Du moins, je jugeais de cette manière lors de mon arrivée à Vöhrenbach, parce que j’ignorais encore que le camp des hommes de Verdun allait devenir sous peu de temps un camp de représailles.

Toutes ces idées que je développe ici, ne sont pas seulement les miennes : elles n’auraient aucune valeur. Elles sont en quelque sorte le suc que j’ai tiré de mes nombreuses conversations avec tant de charmants compagnons de chaîne, au cours de ces premières journées du camp de Vöhrenbach, si longues et si vides. Notre vie n’était pas encore arrangée. Nous n’avions pas encore repris le contact avec nos familles. Nous étions désorientés. Nous manquions à peu près de tout et nous ne savions pas encore de quoi nous meublerions notre oisiveté. Les uns parlaient d’apprendre l’allemand, ou l’anglais, voire le russe ; d’autres, de continuer leurs études, interrompues par la mobilisation ; d’autres, de se préparer à une carrière quelconque, ou de se perfectionner dans leur spécialité ; tous enfin, de travailler à s’enrichir intellectuellement pendant ces loisirs forcés que la guerre nous apportait. En attendant que nous parvinssent les livres nécessaires, nous nous promenions dans la cour, autour du bâtiment de notre prison. À chaque tour, nous passions devant la baraque qui servait de corps de garde au poste de police. De rares civils se risquaient sur la route, le long de nos fils de fer, et ils n’osaient pas nous regarder avec trop d’insistance. Le soleil de cette fin de mars nous réchauffait dans la journée. Nous prolongions ces délices, jusqu’au dernier moment, en dévidant nos souvenirs, en discutant nos espoirs, en mettant au point nos impressions nouvelles de captivité.

La journée s’achevait. Je frissonnais au vent du soir, et, rentré dans ma chambre où quatre officiers jouaient au bridge, comme l’appel ne devait avoir lieu qu’à neuf heures, dans le corridor, j’assistais à la réussite d’un « trois piques contrés ».