Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/08

Librairie Edgar Malfère (p. 109-120).

à Henri Massis


CHAPITRE VIII

la fenêtre fermée et la porte ouverte
(14-15 mars 1916).

Nous avions espéré que nous subirions tous aujourd’hui l’interrogatoire qui nous délivrerait de la quarantaine. Cet espoir se réalisa pour plusieurs. À 9 heures du matin, l’homme de Hansi, vieillard à lunettes avant l’âge, fit sa deuxième apparition dans l’embrasure de la porte, et sa voix consciencieuse et mal assurée nous lança le nom du deuxième officier qui quitterait le saloir. La veille, le sous-lieutenant L*** avait dû comparaître en chemise, caleçon et couverture de laine. C’est dans ce même équipage ridicule que comparurent les premiers patients d’aujourd’hui. Car on ne nous rendit nos vêtements que vers dix heures. Je ne sais pas s’ils avaient été fouillés, mais plus d’un d’entre nous regretta de n’avoir pas couru le risque d’ailleurs problématique d’une détérioration par les désinfectants si efficaces qu’on nous avait signalés ; perte pour perte, du moins les Allemands n’auraient rien eu.

L’ordonnance belge est à notre disposition dès le matin pour faire à la kantine l’achat des objets dont nous aurions besoin : rasoirs, pâte dentifrice, brosses, souliers, pantoufles, etc… Tous ces articles sont des articles de bazar d’une qualité très suspecte, et nous les payons très cher, persuadés que le Belge, ne se contentant pas du pourboire que nous lui laissons pour chaque course, prélève sa petite commission sur chaque objet qu’il nous rapporte. Des étonnements nous arrivent à la suite de chacun de ses voyages. Hier, à l’examen de nos sacs, on nous avait retiré un jeu de cartes françaises qui servait à l’éternelle manille de quatre officiers. Mais la kantine vend des cartes allemandes. On nous avait confisqué nos couteaux de poche et jusqu’à nos canifs, sous prétexte que c’étaient des armes et donc du butin de guerre. Mais la kantine vend des couteaux qui sont des armes plus sérieuses que nos canifs. Il n’y a rien là qui doive nous émerveiller : l’Allemagne est une nation de commerce, et tous les moyens lui sont bons pour trouver des clients. L’ordonnance belge sourit de nos réflexions. Il en sait plus long que nous sur les manigances des camps de prisonniers.

Curieux personnage. Grand, souple, figure émaciée avec des yeux vifs, vêtu de la tenue des soldats prisonniers, c’est-à-dire de n’importe quoi pourvu que le pantalon et les manches de la veste portent une bande tracée à la peinture rouge, coiffé du bonnet de police noir et bleu qu’orne un gland qui se balance, le Belge est un type d’arsouille qui plaît et déplaît en même temps. Il parle aux Allemands avec un sans-gêne incroyable, il rudoie ce hurleur de Latrinen, lui obéit quand ça lui plaît, discute tous ses ordres et crie plus fort que lui, ce qui n’est pas peu dire. Et ce côté de son caractère, cette attitude de boxeur toujours en garde, ont de quoi nous séduire. Joignez qu’il parle avec aplomb de tout ce qu’il a vu en Allemagne depuis sa captivité, et les renseignements qu’il ne nous marchande pas nous sont précieux. Il ne nous cache pas la haine qu’il a pour nos maîtres temporaires. Il prétend que dans les villes la population, strictement et durement rationnée pour tout, est affamée et ne se révolte pas. Dit-il vrai ? Il affirme qu’il a vu, de ses propres yeux vu. Dans certains camps de troupe, des prisonniers ont fait chanter et danser leurs gardiens, sentinelles transformées en guignols, pour un morceau de pain. Cependant, nous nous défions de ce Belge, peut-être à tort du reste : nous jugeons qu’il a trop de libertés dans le personnel des ordonnances ; alors que les autres ont des airs de bêtes traquées, il semble trop bien de la maison. La kantine n’est ouverte qu’à certains jours de la semaine et à certaines heures. Le Belge y entre, pour nous et pour lui, quand il veut. Peut-être est-il chargé par l’administration du camp de s’attirer notre confiance, pour nous faire parler, et de répéter ce que nous aurions laissé échapper au cours d’une conversation familière et naïve ? Rien n’est impossible ici. Toutes les hypothèses sont judicieuses, quand on est en face des Allemands. Quoi qu’il en soit, le Belge est un homme dont nous avons besoin, et, tout en demeurant circonspects, nous écoutons son bavardage.

Combien plus sympathique, sans arrière-pensée, sans restriction, l’humble prisonnier russe qui nous sert à table ! Gros cosaque bouffi aux cheveux courts et lisses, au front carré, aux yeux doux, qui répond au nom de « Rousski » quand Latrinen l’appelle !

Celui-là, c’est le souffre-douleur de l’énergumène. Avant chaque repas, nous entendons dans le couloir une voix furibonde qui glapit plusieurs fois de suite « Rousski ! Rousski ! » et baragouine des ordres ou des imprécations. Rousski malgré tout conserve un sourire qui fait de la peine. Rien ne l’émeut. Sans jamais se presser, il continue son petit bonhomme de travail. Quand Latrinen dépasse l’ordinaire limite de ses criailleries, Rousski nous regarde en souriant, et murmure :

— Sale Boche !

Ce sont les seuls mots de français qu’il connaisse, mais il les connaît bien.

Ce jour-là, le troisième de notre quarantaine, Latrinen pensa devenir fou, à la jubilation du pauvre Rousski. Il avait l’habitude de nous distribuer le pain lui-même, car c’est un trésor précieux qu’on ne peut pas confier aux mains d’un simple soldat russe. Hier encore, Latrinen nous avait partagé vingt-deux rations. Mais aujourd’hui nous sommes moins nombreux dans la chambre. L’infortuné ne s’en était pas aperçu d’abord. Déjà il avait vidé sa corbeille sur la table. Hélas ! quand il se rendit compte de l’erreur commise, c’était trop tard. Il eut beau nous compter une fois, deux fois, trois fois, comme le règlement le prescrit, et recommencer à nous compter, et compter et recompter les morceaux de pain de la journée : il n’en trouvait plus que vingt et un, et il était certain d’en avoir pris vingt-deux à la cuisine. Problème insoluble. Latrinen s’arrachait les cheveux. Une ration avait été joyeusement escamotée. Victoire d’un grand prix pour des prisonniers.

Comme cette journée est longue ! Nous n’avons rien à faire, rien à lire. Quel supplice ! Le défilé des lieutenants appelés par l’homme de Hansi s’effectue lentement, lentement. Car, en même temps que nous, on interroge aussi peu à peu les capitaines et même les officiers qui sont arrivés hier.

Mentionnerai-je la venue de trois soldats français, un chasseur à cheval, un marsouin et un lignard, qui doivent aider Rousski et le Belge ? Ils ont quitté tout récemment le camp de Darmstadt. Ils nous racontent leur misère, qui est tragique, leur faim, les mauvais traitements qu’ils ont à subir pour la moindre peccadille. Ils supportent tout courageusement, parce qu’ils estiment que la rage d’une victoire incertaine est cause des vexations que les Allemands leur imposent. Dans leur martyre, ce qui les soutient aussi, c’est la détresse des populations civiles. Ils l’ont vue de près. Elles ont faim. Elles sont fatiguées de la guerre. Elles n’ont plus beaucoup d’espoir. Elles sont persuadées que la lutte contre la France est une erreur, parce que le seul ennemi véritable est l’Anglais, qu’on hait. Toutes choses dont nous avions pu nous assurer par nous-mêmes en causant avec les soldats que nous avons rencontrés depuis le ravin du Bois-Chauffour, mais qui se confirment par les nouvelles que nous recueillons chaque jour à droite et à gauche.

Les propos des trois prisonniers de Darmstadt nous sont d’un précieux secours. Il faut si peu de chose pour que la force de résistance augmente ou diminue dans le cœur d’un captif ! La longueur des heures est périlleuse. Cette chambre no 28 est une cage sinistre. Entendre les conversations, d’ailleurs peu animées des camarades, est une fatigue. S’étendre sur le lit et se renfermer en soi en cherchant des souvenirs est une douleur. Que faire ? Se planter derrière la fenêtre fermée et regarder le spectacle de l’immense cour ? Peut-être, mais quelle vanité !

La parade de garde, au son des fifres, offre une distraction de quelques instants. Elle a lieu précisément sous ma fenêtre. Toute une compagnie y prend part, garde montante et garde descendante comprises, car il n’y a pas moins de soixante sentinelles au camp de Mayence, d’après le Belge. La parade est d’une discipline à la fois imposante et ridicule. Imposante, parce qu’on sent qu’une volonté de fer plie tous ces corps à tous ces mouvements scandés avec un ensemble parfait. Ridicule aussi, parce que ces mouvements sont saccadés, et que le fameux pas de l’oie, exempt de souplesse et lourd d’automatisme, est un exercice qui doit faire rire. Bergson le démontrerait aisément.

Tels furent à peu près les seuls incidents notables de la journée. On trouvera sans doute que c’est perdre son temps que de consigner ces faits si menus. Je juge de mon côté que ces détails ont de l’importance, car leur somme me donnera le total exact des sentiments que j’ai éprouvés au contact d’une race étrangère, des opinions que je m’en suis faites, et des enseignements que j’en ai tirés, aussi bien pour moi que pour les lecteurs de bonne volonté. Le désert n’est constitué que d’une agglomération de grains de sable, et le désert est une chose terrible.

À la fin de cette troisième journée de quarantaine, nous n’étions plus que huit dans le saloir de Mayence, et huit, parce qu’on avait réuni dans la chambre no 28 ce qu’il restait d’officiers dans les deux autres chambres. La quatrième journée, qui devait être la dernière, fut la plus lente. Elle ne fut marquée par rien, sinon par un léger relâchement à la règle qui nous maintenait jusque-là cloîtrés dans la chambre. Pendant la matinée, tandis que les ordonnances procédaient au nettoyage, nous fûmes autorisés à nous promener le long du corridor dallé de pierre. Ces quelques minutes de marche, de mouvement, de vie enfin, nous furent un cadeau de grand prix.

Une grosse nouvelle nous émut aussi dès le réveil. Le marsouin du camp de Darmstadt nous donnait connaissance du « rapport des cuisines », qui est, comme on sait, l’ensemble des bruits, potins, bobards, canards et percos, qui circulent chaque jour tant au front que dans les réunions de prisonniers. Chacun a appris un ragot et l’ajoute au chapelet de ceux qu’on lui découvre. Ainsi s’établit le rapport des cuisiniers, tissu de vérités, de vraisemblances et de rêves. La nouvelle du jour est trop grosse pour que nous puissions l’accueillir sans réserves. Le marsouin de Darmstadt, lui, y croit fermement. Ce n’est pas moi qui le détromperai. Trop heureux si l’espoir le nourrit ! Car il paraît que les Russes auraient pris Trébizonde et que les Turcs, las de la lutte, demanderaient la paix. Mais il faudrait en lire la confirmation dans les feuilles allemandes, et nous n’en avons aucune sous la main.

C’est encore derrière la fenêtre fermée que je passe la plus grande partie de la journée. Peu à peu, tous mes camarades quittent la chambre no 28. Dans la cour j’en aperçois quelques-uns, qui étaient hier ici avec moi, et qui maintenant se promènent ou causent par petits groupes avec des anciens en pantalon rouge qui, évidemment, sont friands des nouvelles que nous apportons, parce qu’elles sont moins suspectes que celles que colportent les ordonnances. Je ne remarque pas sans mélancolie que les camarades libérés de la quarantaine ne daignent pas lever les yeux vers la fenêtre d’où nous suivons leurs mouvements. Leur aurait-on défendu par hasard d’essayer de communiquer avec nous, même par gestes ? Ou ne pensent-ils déjà plus à la cage d’hier ? Les heures sont interminables.

Il faisait nuit, et je restais seul dans ma prison. À 6 heures ½, on n’était pas encore venu me chercher, et je m’attendais à ne plus être appelé. Quelle probabilité y avait-il que messieurs les officiers allemands travaillassent jusqu’à une heure si avancée ? Mais je me trompais. Comme les camarades je fus interrogé. Pur interrogatoire d’identité. Je donne mes nom, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et profession. À mesure que je réponds, on écrit et on contrôle, en se reportant à des feuilles de papier qui sont trop loin de moi pour que je puisse en distinguer l’origine et la teneur. Quelques questions d’ordre militaire me sont posées, rapidement, sans conviction. Puis des questions d’ordre général, et moral, pour ainsi dire. Quelle est mon opinion sur la guerre ? Sur les attaques de Verdun ? Toujours les mêmes questions et toujours les mêmes réponses, et toujours le même silence.

J’étais libre enfin. J’allais prendre ma place comme les autres dans le camp. Un soldat m’accompagna jusqu’à la chambre no 23 qui serait désormais la mienne.

Elle est située dans le même bâtiment no III, au rez-de-chaussée, près de la kantine.

La chambre no 23 se compose en réalité de deux pièces communiquant entre elles par une large ouverture. Dans chaque pièce, il y a cinq lits. Celle du fond est entièrement occupée. Dans l’autre, un lit est disponible, près de la porte, le mien. C’est un lit militaire, deux pieds de châlit en fer et trois planches. Ni paillasse, ni matelas ; mais un sommier en trois morceaux, ou, plus exactement trois petits sommiers, carrés, légèrement matelassés, qu’on dispose bout à bout dans n’importe quel sens et sur n’importe quelle face, car ils sont interchangeables. Un drap de toile blanche est étendu sur le sommier. Dessus, on place une sorte de sac à carreaux bleus et blancs, à peine plus large que le lit, dans lequel on introduit à plat deux couvertures, et cette combinaison tient lieu à la fois de drap et d’édredon. Tous les lits sont pareils. Chaque prisonnier a une armoire haute et étroite, une cuvette en fer battu, un escabeau ou une chaise en bois. Au milieu de la chambre, une table. Dans un coin, un poêle à charbon est allumé. Tel est l’ameublement de la pièce d’entrée, et la pièce du fond est identique, avec cette différence que, dans une embrasure de fenêtre, il y a un piano, loué par un des officiers de la chambre.

Mes nouveaux camarades sont tous d’anciens prisonniers. Je me présente et ils me reçoivent selon leur caractère, les uns avec empressement parce qu’ils sont curieux d’apprendre des nouvelles, et les autres avec nonchalance parce qu’ils sont blasés par ce genre d’événements. Le capitaine B***, des chasseurs à cheval, est le plus aimable, et son accueil me touche. Il veut que je lui parle tout de suite de Verdun, et son inquiétude est trop légitime pour que je ne le satisfasse pas de mon mieux. Je ne sais pas grand’chose de la formidable bataille. Que sait un sous-lieutenant dans la tranchée ? Mais je n’hésite pas à affirmer que toute l’armée française se fera hacher sur place plutôt que de livrer Verdun.

Et le capitaine B*** me répond simplement ces mots magnifiques :

— Nous n’en avons jamais douté.

Ô notre France lointaine ! Quelle flamme n’y a-t-il pas en toi pour que tous ces cœurs soient encore et toujours si chauds, après tant de misères, tant de deuils, tant de vexations, si loin de toi ! Quand tout s’acharne sur ces pauvres prisonniers, l’ennui, la faim et les communiqués mauvais, ils ont encore la force de ne pas désespérer ; et, si je leur dis que la France ne veut pas perdre Verdun, ils me répondent sans emphase, après dix-neuf mois de souffrances :

— Nous n’en avons jamais douté.

De trouver cette chaleur de sentiments chez ces anciens prisonniers me donne un coup de fouet et, tout accablé que je suis par ces derniers jours que je viens de vivre dans la fièvre, je me ressaisis pour être digne de mes camarades.

Survint un lieutenant, qui n’est pas de notre chambre. C’est un ami, un Parisien, affable, qui se met à la disposition du capitaine B*** pour lui apprendre l’anglais et qui, ce soir, voulait faire un peu de musique. Les camarades étaient heureux de sa visite. Il se mit au piano avec une grande simplicité. Un lieutenant écrivait des lettres. Un autre lisait. D’autres étaient assis près du pianiste. Je m’étais allongé sur mon lit.

Charme ineffable et souverain de la musique ! Plus d’une fois on a admiré sa puissance et maint poète a célébré la volupté de ces regrets éperdus qu’une phrase en mineur prolonge au cœur humain. Mais comment exprimer l’émotion que peut susciter une page de Chopin, — car c’est du Chopin que j’entendis, puis du Grieg, — dans l’âme douloureuse d’un exilé dont la chair souffre encore et dont la sensibilité saigne de désespoir et d’impuissance ?

Une tristesse pesait sur la chambre. Nul ne disait plus rien. Le pianiste la sentait comme nous. Il comprenait. Il se tut. Puis, tout à coup, pour chasser les ombres mauvaises, il attaqua brutalement des airs de bastringue, fantaisies de Tabarin et tapages du Moulin de la Galette, toutes les rengaines des dernières années. Tout le Paris nocturne de la bamboche bondissait hors de la caisse sonore. Ô souvenirs atroces ! Des courtisanes dansent, les plus belles du monde. Des adolescents sourient. Des barbons sont en bonne fortune. Le champagne dore les coupes. On mange des écrevisses d’un air dégoûté. Et, dans un coin du Monico, je me revois, tel soir ou plutôt tel matin aux lumières, à côté d’une jolie fille quelconque, en face d’un ami, mon meilleur ami, avec qui je discute gravement de questions de politique étrangère et du péril allemand, tandis que la jolie fille bâille… Mais, ce soir, j’ai envie de pleurer, comme une femme.

À 10 heures ½, extinction des feux. Elle se fait automatiquement. Nous n’avons pas à nous en occuper, Les camarades sont couchés. Le silence est sur toute la chambre. Dorment-ils ?

Soudain, la porte s’ouvre. Un feldwebel entre, une lanterne à la main. Un officier le suit. Ils passent ; devant chaque lit, le feldwebel lève sa lanterne. C’est le contre-appel.