Le Purgatoire — Souvenirs d’Allemagne/06

Librairie Edgar Malfère (p. 83-96).

à J. Valmy-Baysse


CHAPITRE VI

la quarantaine
(12 mars 1916).

Au deuxième étage du bâtiment no III de la citadelle de Mayence, de nombreuses portes numérotées s’ouvrent avec un bruit de lourde ferraille sur un long couloir, humide et sombre, dallé de pierre. La chambre no 28 reçut les vingt-deux sous-lieutenants de notre détachement, tandis que les capitaines et les lieutenants, moins nombreux, étaient cloîtrés ensemble dans une chambre voisine. Pour vingt-deux hommes, la chambre no 28 était insuffisante. Mais, pour des prisonniers, tout est toujours suffisant.

Deux fenêtres ont vue sur la cour intérieure de la citadelle. Déjà quelques officiers s’avancent pour prendre contact avec le paysage. Une voix impérieuse nous annonce qu’il est formellement prescrit que les fenêtres soient fermées toujours. Seuls, les vasistas peuvent être manœuvrés à volonté. Nous ne saisissons pas l’opportunité d’une telle interdiction, mais nous ne sommes pas ici pour comprendre les ordres qu’on nous donnera, même les plus fantaisistes.

Le long des murs, dans le sens de la longueur de la pièce, deux rangées de lits militaires superposés par deux, les châlits de fer s’emboîtant les uns au-dessus des autres, ce qui fait penser à des séries de boxes dans une exposition canine. Chaque lit est pourvu d’une paillasse de varech, extrêmement dure, et de deux couvertures de laine blanche. Près de la porte d’entrée, à gauche, il y a un grand poêle de fonte, où l’on nous allume du feu dès notre arrivée. Le milieu de la chambre est occupé par deux grandes tables massives, des bancs épais et des escabeaux. De chaque côté de la porte, quelques placards, hauts et étroits, armoires réglementaires de sous-officiers, sont alignés.

Telle est la cage où l’on nous enferme avec un bruit terrible de grosses clefs tournant dans de grosses serrures. Et les bottes pesantes résonnent sur les dalles du corridor. Mais, presque au même instant, le bruit des grosses clefs recommence, la porte s’ouvre en grinçant, et un officier allemand entre d’un air dégagé, la main à la casquette pour saluer.

— Bonjour, messieurs ! dit-il sans accent.

L’oberleùtnant (lieutenant en premier) est d’une élégance tout à fait soignée et son uniforme de campagne est d’un gris-vert incomparable. Il est jeune. Il a une figure ronde rasée de près, et des favoris en côtelettes lui descendant jusqu’à mi-joue. Il affecte une désinvolture aisée. Il a l’œil dur. Il parle bien le français, certes, et il a une tête déjà rencontrée en plus d’un coin de Paris. Il est mielleux, souriant, empressé, et dès l’abord on le sent cruel et faux. Par la suite, j’ai su qu’il se nomme Schmidt et qu’il est avocat dans la vie civile. Pendant la guerre il est officier d’artillerie, et, au camp de Mayence, il est chargé de la censure.

Le censeur pose sur la table un paquet d’imprimés et nous les distribue à raison de deux par individu. Ce sont des fiches de renseignements que nous devons remplir nous-mêmes en double expédition : l’une restera entre les mains de l’autorité allemande, l’autre sera envoyée en Suisse, au bureau Central de l’office des Prisonniers de Guerre, qui fonctionne à Genève sous les soins de la Croix-Rouge. Nom, prénoms, date et lieu de notre capture, telles sont les questions auxquelles nous avons à répondre. Elles ne sont que d’identité et d’état-civil. Mais il serait surprenant que rien ne fût tenté pour obtenir, peut-être, par accident, un détail intéressant d’ordre militaire.

En effet, voici le piège où l’on nous attend :

— À quel corps appartenez-vous ? À quelle compagnie ?

… À quelle brigade ? À quelle division ?

… À quelle armée ?

Comme je laisse en blanc l’espace réservé aux réponses de ces questions indiscrètes, l’oberleùtnant s’en aperçoit et m’en fait la remarque. Herr Schmidt est un malin. Il n’insiste pas, pour ne pas éveiller mon attention. Sur un ton détaché et comme s’il ne tenait pas plus que cela à être renseigné, il me dit en souriant :

— Vous faisiez partie de l’armée Pétain ?

Mais je ne suis pas plus bête que l’astucieux censeur, et je lui réponds, en souriant aussi :

— Je ne sais pas.

Herr Schmidt va d’un prisonnier à l’autre, surveillant son enquête, jetant un mot à gauche, donnant une indication à droite, se répandant en gentillesses. De lui-même, peu à peu, il nous apprend ce que sera notre existence en captivité, car nous n’avons pas la moindre idée du sort qui nous attend. En dix-neuf mois de campagne, je n’ai guère passé que quelques jours de permission à Paris. Je n’ai pas vécu à l’intérieur. J’ignore tout du traitement que reçoivent en France les prisonniers allemands et jamais je ne me suis inquiété de ces choses. Nous laissera-t-on dans cette citadelle où l’inaction sera le supplice de toutes nos heures ? Nous fera-t-on encadrer des corvées de travailleurs ? Nous imaginons mille solutions. En fait, nul de nous ne sait rien. Le censeur de Mayence nous tire un peu de cette incertitude.

En premier lieu, nous demeurerons dans la chambre no 28 pendant quatre ou cinq jours.

— C’est une espèce de quarantaine, nous explique Herr Schmidt, à cause des épidémies. On désinfectera votre linge et vos vêtements, vous prendrez des douches. Puis vous sortirez, et on vous affectera à une chambre de la citadelle, et vous partagerez la vie des camarades que vous voyez dans la cour. Vous pourrez faire tout ce que vous voudrez dans les limites du camp. Vous n’aurez qu’un certain nombre de consignes à respecter, et c’est tout. Vous serez maîtres de vous-mêmes et libres.

Herr Schmidt sourit. Si nous ne sentions pas la féroce ironie de ses paroles, nous lui demanderions si c’est vraiment sous ces espèces qu’on se représente l’idée de liberté en Allemagne.

— Vous serez bien, dit-il.

Tout le monde nous affirme toujours que nous serons bien. Singulière précaution ! Ne sommes-nous donc pas assez grands garçons pour reconnaître de nous-mêmes les bontés que l’on aura à notre endroit, si l’on en a ? Ou ne s’agit-il pas plutôt d’endormir nos craintes et de travailler pour nous insinuer des Allemands une opinion conforme à leurs désirs ? N’est-il pas de propagande intelligente de nous aveugler un peu, tout au moins dans les premiers jours, pour que nous nous laissions entraîner à écrire en France, à nos parents et amis, que la captivité chez les Boches est la chose la plus douce qui soit et l’espoir le plus cher que puisse nourrir là-bas, dans la tranchée mortelle, le soldat qui se fatigue ?

Nous avons le droit d’envoyer en France tous les mois deux lettres et quatre cartes postales. L’écriture en sera grosse et très lisible, sous peine de refus. Ces lettres seront de six pages, mais d’un format fixé. La kantine nous vendra du papier réglementaire, naturellement. Si la correspondance que nous expédions est limitée — et il faut qu’elle le soit, car, dans les loisirs que nous avons, nous passerions les heures à écrire et à encombrer le bureau du censeur, — nous pourrons en revanche recevoir autant de lettres, de cartes et de colis postaux de 5 kilogrammes, qu’on nous en enverra, et cinquante par jour, si cela nous plaît.

Dès demain nous écrirons notre première carte, et celle-là sera expédiée tout de suite, par faveur spéciale, sans être assujettie au retard systématique de dix jours qui est de règle pour les correspondances des prisonniers, tant au départ qu’à l’arrivée. Ainsi nos familles apprendront relativement vite que nous sommes vivants. Herr Schmidt ne manque pas d’observer que cette mesure est d’une bienveillance dont nous devons savoir gré au Gouvernement Impérial et Royal. Mais, comme je ne suis dupe d’aucune des bienveillances boches, je ne manque pas davantage de penser que cela aussi est du programme de la propagande qu’il faut mener en France pour la démoraliser dans le moment où on l’attaque à coups de canons. Il est de l’intérêt de l’Allemagne que de très nombreuses cartes envoyées par les prisonniers des jours derniers répandent, dans la Suisse où elles passeront et dans les provinces françaises, d’une part le bruit que nous avons perdu beaucoup d’hommes et d’autre part cette nouvelle dangereuse que nous sommes bien traités dans les camps allemands. C’est que le Gouvernement Impérial et Royal de Berlin ne néglige rien pour s’assurer la victoire : tout lui est profitable, même le détail le plus infime, et ces assauts contre la santé morale de ses ennemis ne sont pas ceux qui lui coûtent le moins d’efforts ou le moins de soucis. Tout est organisé en Allemagne pour que l’Allemagne triomphe. Les violences du début de la guerre ont échoué. La force n’a pas vaincu la foi des Français. Mais il y a peut-être des moyens autres de la vaincre. On les conjuguera tous. Que la France soit fatiguée de la guerre, qu’elle croie seulement qu’elle n’en tirera rien, pas même une paix honorable après s’être saignée à blanc ; qu’elle croie surtout qu’on l’a trompée sur les desseins allemands, sur l’esprit allemand, sur le cœur allemand, qu’elle croie enfin que l’Allemagne est pavée de plus de bonnes intentions que l’Enfer lui-même ; et la France lâchera ses armes, ses soldats se rendront, ses civils pousseront les soldats à se rendre, et la guerre et la paix seront à la merci de l’Allemagne.

Jugera-t-on que j’exagère et que je cherche des complications, alors que ce n’est que la simple humanité qui invite le censeur du camp de Mayence à expédier tout de suite notre première carte postale ? Je n’exagère pas. Je connais les Allemands, et vous ne les connaissez pas, ou vous les connaissez mal. Ils sont méchants et sournois, tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, et le paysan saxon ne vaut pas mieux que le colonel poméranien. Ce que je pense, je ne suis pas seul à le penser. Mais je le dis, parce qu’il faut que tout le monde le sache, aujourd’hui, et demain, et toujours. Ad prœdam natos Germanos, constatait l’historien latin. L’Allemagne a été, est, et sera une nation de proie. Rien de plus, rien de moins. On ne change pas d’âme comme de chemise. Et c’est une camisole de force qu’il faut mettre à l’Allemagne, si nous voulons à jamais respirer librement.

Quand ils seront rentrés chez eux, tous nos prisonniers seront d’accord pour le proclamer : l’Allemand est cruel tant qu’il se croit sûr du succès et de l’impunité. Il n’est pas de tortures qu’ils n’aient infligées à nos malheureux prisonniers. Les officiers, en général, ont moins souffert physiquement, c’est exact, encore n’est-ce que par crainte de représailles qu’on aurait prises contre leurs chers barons tombés aux mains de la France. Mais il n’est pas une brimade morale qui ait été épargnée à nos lieutenants ou à nos colonels. Et le même procédé se retrouve partout : là, détruire par la force ; ici, ruiner par la suggestion ; là, par le poing ; ici, par la parole. En fin de compte, le résultat est le même, et nos prisonniers, galonnés ou non, seront dans un triste état quand ils rentreront chez eux.

Au camp de Mayence, pendant ces heures que nous vivons dans la quarantaine, on s’ingénie à nous dorer la pilule et à nous présenter l’avenir sous les couleurs le plus roses.

Trois ordonnances sont à nos ordres : un Belge, un Français et un Russe, commandés par un soldat boche en casquette grise et qui crie d’une voix perçante chaque fois qu’il veut parler. C’est au milieu des invectives les plus aigres que les trois ordonnances nous servirent notre premier repas de Mayence. L’Allemand s’agitait comme un forcené. Le Français ne disait rien. Le Russe remuait des piles d’assiettes en souriant d’indifférence. Quant au Belge, il assistait à la scène en amateur.

L’Allemand assure lui-même la distribution du pain, denrée précieuse qu’il importe de ne pas gaspiller. Il nous en donne à chacun un morceau à peine plus long que le travers de la main.

— Ration pour 24 heures, nous dit-il.

Il n’y en a pas assez pour contenter pendant la moitié d’un repas un appétit moyen. Mais ce pain est meilleur que celui que nous avons mangé jusqu’à présent. L’ordonnance belge nous fait observer que nous ne devons pas nous plaindre : on nous donne « du pain d’officier ». Les officiers allemands n’en ont pas d’autre, tandis que la population civile, même dans les villes les plus importantes, ne touche qu’une ration dérisoire de la boule militaire que nous connaissons.

Notre menu comprend : un potage à la semoule ; une tranche de viande comme on en sert aux internes de nos collèges et lycées, viande filandreuse et pâle et dont on ne saurait décider si elle est de bœuf ou de veau ; des épinards ; et enfin, à discrétion, dès le début du repas, des kartoffeln, c’est-à-dire des pommes de terre cuites à l’eau. Les kartoffeln se mangent avec tout, avec la soupe si l’on veut, et avec la confiture si on le désire. Elles remplacent le pain. Comme boisson, de l’eau. Mais nous avons le droit d’acheter à la kantine une demi-bouteille de bière par officier et par repas ou une bouteille de vin par jour et pour deux officiers. En somme, cet ordinaire est plus que suffisant. Un de mes camarades en fait la remarque à haute voix.

— Vous n’en direz pas autant tous les jours, nous dit l’ordonnance belge.

Ces quelques mots jettent un froid sur nous. Ils confirment en moi les réflexions que m’avait suggérées cette promesse d’expédier sans retard notre première carte postale. Il ne faut pas juger les gens sur la mine, et les Allemands moins que personne.

L’après-midi était déjà assez avancée quand notre repas s’acheva. Que faire dans cette cage, sinon se planter derrière les barreaux et regarder ce qui se passe à l’extérieur ? Lorsque nous serons sortis de cette chambre no 28, qu’entre nous nous appelons le « saloir », nous aurons les mêmes prérogatives que les prisonniers qui sont ici depuis longtemps. Mais quelles sont-elles ?

Dehors, à gauche, par rapport à nous, s’élève un grand bâtiment ; à droite, un bâtiment semblable lui fait face, et tous les deux sont pareils au bâtiment no III que nous occupons. Au fond, au loin, des constructions d’importance moindre : c’est là que sont installés les différents services du camp. L’espace libre qui s’étend entre ces quartiers de la citadelle est une immense cour, domaine des prisonniers.

Tout autour de la cour, ils se promènent, par petits groupes, par trois, par deux, isolément ; les uns vont d’un train de flânerie, d’autres marchent à longues enjambées, comme s’ils étaient pressés, mais plutôt par besoin physique de se dépenser et de se fatiguer. Et tous vont dans le même sens, les uns derrière les autres, se poursuivant, se rattrapant, se distançant, en une espèce de course sans but, comme on imagine que les fous doivent en faire dans les cours de leurs asiles. Quelle misère ! Bientôt nous aurons aussi notre place dans la promenade générale.

Mais tous les prisonniers ne se promènent pas. Dans un coin, sur un sol préparé, en voici quatre qui jouent au tennis. Plus loin, en voici d’autres, vêtus de maillots et de courtes culottes blanches ou noires, qui mènent un match de hockey. Les Français ont, paraît-il, lancé un défi aux Anglais, et la partie se dispute âprement. Ils courent, ils courent, les joueurs qui n’apparaissent à nous que comme des enfants dans un jardin. Ce sont des officiers jeunes sans doute et vigoureux encore, qui ne veulent pas se laisser dépérir de langueur en captivité.

Les plus âgés évidemment se promènent autour de la cour, comme des philosophes rassis. Tous les uniformes sont représentés au camp de Mayence : le pantalon rouge et le képi foulard du temps de paix dominent. Comme ils nous semblent vieillots, à nous qui ne sommes plus habitués qu’au bleu horizon si pimpant ! La plupart des Français qui sont ici viennent de Maubeuge. Les Belges ont été pris à Namur ou à Liège. Les quelques Anglais n’ont pas d’histoire, et, quant aux Russes, ils sont trop. La sollicitude de l’Allemagne réunit dans une même prison des hommes des différentes nations alliées. Le Gouvernement Impérial et Royal compte bien que la vie en commun, la promiscuité de tous les instants, les caractères différents, les égoïsmes individuels causeront des discussions et des disputes, créeront des animosités et des rancunes et prépareront, même à longue échéance, la dissolution du bloc des Alliés. Ainsi les prisonniers serviront à quelque chose, car tout doit servir à quelque chose pendant la guerre. Mais l’Allemagne s’est égarée en réunissant sous des outrages communs les prisonniers de l’Entente. Au lieu de se mordre entre eux, ils ont appris à se connaître et à s’estimer dans le malheur, et ils s’aiment. Tant les facultés de psychologie de l’Allemagne sont toujours en défaut.

Il me semblait que nous sortions à peine de table. Or, on nous apporte à manger. Pendant les vingt-quatre heures qu’a duré notre voyage en chemin de fer, on ne nous avait offert que la soupe de Cobern. Ici, en moins de deux heures, voici deux repas. C’est de l’exagération. On ne peut pas être dupe de pareils procédés.

La collation de quatre heures comprend du café, du sucre et de la confiture. Pas de pain, bien entendu, puisque nous en avons reçu à midi une ration pour deux tours complets d’horloge. Mais nous n’espérions pas une telle abondance de biens. La plupart d’entre nous n’ont pas su se limiter. Ils n’ont plus de pain. Et nous ne sommes pas des Bavarois pour avaler à pleine cuiller de la confiture toute sèche, si on peut dire. Elle reste donc à peu près intacte, sujet de mainte remarque ironique de la part de mon voisin de lit, avec qui je cause un peu.

Le lieutenant D*** a l’air très doux et sa physionomie franche, avec des yeux intelligents qui semblent sortir de la barbe brune, attire la sympathie. Il me confie que dans la vie civile il s’occupait d’économie politique et de littérature. Au front, il a fondé l’Écho des Boyaux, et il y a fait représenter une revue. Notre entretien tourne aux souvenirs de Paris. Nous parlons de nos amis et de nos camarades, des jeunes écrivains morts au champ d’honneur et des artistes tués à l’ennemi, de ceux que nous connaissions personnellement et de ceux que nous ne connaissons que par leurs ouvrages. Nous parlons de la littérature de 1914, et de la génération sacrifiée. Nous parlons de ceux que nous aimons et de ceux que nous admirons, de Montfort, de Viollis, des Marges… L’heure passe. Près de nous un officier, allongé sur sa couchette, lit les Trains de luxe d’Abel Hermant, le seul livre que possède la chambre. Dans un coin, quatre lieutenants jouent à la manille, avec des cartes qu’ils ont sauvées du désastre. La nuit vient. Il n’y a plus personne dans la cour. Les promeneurs sont rentrés. Dans peu de jours, nous mènerons l’existence qu’ils mènent.

Resterons-nous au camp de Mayence ? Rien n’est moins sûr. L’ordonnance belge, qui paraît savoir beaucoup de choses, nous laisse entendre que le sort d’un prisonnier est incertain, et que tel, qui se croit en Saxe jusqu’à la fin de sa captivité, s’embarque le soir même pour la Prusse Orientale, sans qu’on lui révèle les motifs de ce changement de fortune. Pendant qu’il nous découvre quelques-uns des dessous de la vie des camps, ses camarades, le Français et le Russe, dûment houspillés par le braillard en casquette, dressent la table pour le repas du soir.

Le Belge se désintéresse de la corvée. Il nous prévient que demain matin nous serons tous fouillés très minutieusement et qu’on nous confisquera tout ce qui peut être considéré comme butin de guerre, les armes si nous en avons, les jumelles, les boussoles, les couteaux, s’ils sont au-dessus d’une taille fixée, les stylographes à cause de la plume en or, etc… Il ne faut pas songer à cacher quelque chose. J’avais déjà détruit de moi-même bien des objets sur le champ de bataille, mais j’aurais voulu conserver ma boussole et mon stylographe. Le Belge refuse de me les garder jusqu’à ma sortie du saloir ; s’il était pincé, on l’enverrait dans un camp de représailles, et il est trop content de l’emploi qu’il tient à Mayence pour jouer avec le danger. Quelques camarades se font forts de dérouter l’astuce des Boches. J’ai moins de confiance qu’eux. L’Allemand est un maître en ruses diverses. Il ne me reste qu’à briser boussole et stylographe, et à en faire disparaître les morceaux en les jetant au tout-à-l’égout.

Le repas du soir, le troisième qu’on nous sert depuis midi, n’est ni moins copieux ni moins alléchant que les deux autres. Nous avons une tranche de pâté, des asperges, des kartoffeln, naturellement, et… une surprise : un minuscule bout de pain, du genre « flûte », long comme les deux tiers de mon pouce, gros deux fois comme lui, et fait d’une farine moins noire, presque blanche. Cela doit être considéré comme un gâteau, sans doute, et une attention charmante de l’administration du camp qui tient peut-être à nous prouver ainsi qu’on pourrait faire de bel et bon pain de gruau en Allemagne, comme en France, si l’on voulait. Mais voilà, il est bien évident qu’on ne veut pas.