Le Puits de la vérité/Les Dédicaces

Le Puits de la véritéAlbert Messein (p. 48-49).



LES DÉDICACES



De temps en temps, il arrive qu’un jeune écrivain trouve sur les quais son livre, son cher premier livre, orné d’une dédicace à un auteur aimé, à un critique célèbre, et naturellement il s’indigne de ce qu’il croit une indélicatesse. Plus tard, il ne s’indignera plus, car son tour sera venu de se débarrasser, après, le plus souvent avant de les avoir lus, des tas de livres qui viennent encombrer ses tables et ses armoires. Et si par inadvertance, il a omis de couper ou de gratter une dédicace, il ne se croira pas pour cela un malhonnête homme. Un écrivain fort connu me confiait un jour qu’il venait de louer un appartement spécial pour y ranger les livres qui lui arrivent en don. Il est encore jeune, il a le temps de collectionner les loyers comme il collectionne les livres. Je crois qu’il s’en lassera. Le procédé d’ailleurs n’est pas à la portée de tous et alors on est fatalement amené à faire appel au bouquiniste. Ce n’est pas sans regret qu’on voit partir sur son dos les livres de la saison, quoiqu’il y en ait bien peu, souvent pas du tout, de vraiment regrettables, mais si on cédait à l’attendrissement, on ne tarderait pas à être submergé, car le livre est implacable, il monte, il s’épand, il envahit. À ce moment, non seulement il est devenu très gênant, mais, ce qui est pire, il est devenu inutile. Dès qu’il ne peut plus être rangé à peu près méthodiquement, pour être retrouvé sans peine, quand on en a besoin, le livre ne sert à rien, ne représente plus qu’une manie. Que de fois ne me suis-je pas dit d’un livre : « Il est là, mais où ? » Il faudrait passer une matinée à sa recherche. On a plus court fait de le racheter. Et à la vérité, c’est une économie. Si j’avais conservé tous les livres que j’ai reçus ou même achetés, il me faudrait une maison. Que les jeunes auteurs irascibles réfléchissent à cela, quand ils trouvent leur œuvre préférée chez le bouquiniste : tout fait a sa cause logique.


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