Le Puits de la vérité/Le livre de classe



LE LIVRE DE CLASSE



Je ne sais pas de quelle époque exactement date le livre de classe, mais je crois qu’il n’y en eut guère avant le XVIIe siècle, encore sont-ils à ce moment fort rares. Ni Montaigne ni aucun des humanistes qui surent si bien le latin ne l’apprirent dans de rebutants De Viris. Laissons Montaigne qui le parlait, avant même de savoir le lire. Comment le commun des enfants s’instruisait-il, et quels livres leur mettait-on dans les mains dès qu’ils avaient appris le rudiment sur les lèvres de leurs maîtres ? Tout simplement les éditions courantes destinées aux érudits et aux lettrés. Quand il était nécessaire, le maître établissait lui-même les notes et les remarques de vive voix. Ainsi, l’enfant entrait directement en contact avec les auteurs, s’imprégnait de leur langue et de leur esprit, luttait avec les passages difficiles, apprenait peut-être peu de choses, mais les apprenait profondément. Ce sont peut-être les Jésuites qui imaginèrent de faire pour les écoliers des éditions spéciales soigneusement expurgées et dont le type est resté cette fameuse collection ad usum Delphini, mais cela ne touchait pas absolument à l’intégralité littéraire du texte et on épargnait encore aux enfants l’horreur de ces morceaux choisis, où, pour mettre un peu de tout, on réduit en miettes les plus beaux livres. Ce serait une longue histoire que celle des livres de classe, qu’il suffise de dire qu’on les a, au cours du siècle dernier, perfectionnés à un degré presque ridicule. En même temps, comme par hasard, le niveau des études baissait constamment. Jadis, avec rien, un livre plein de fautes d’impression, un maître bougon, souvent brutal, un enfant apprenait le latin, par exemple, à la perfection. Maintenant, avec des maîtres charmants, des livres admirables, il passe huit ou dix ans à ne rien retenir. Je crois qu’un jour viendra où on prohibera le livre de classe, comme la plus dangereuse et la plus odieuse béquille scolaire qui ait jamais été imaginée pour enseigner aux enfants l’art de ne rien faire.


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