Le Prométhée mal enchaîné/introduction


Mercure de France (p. 11-13).


Au mois de mai 189…, deux heures après-midi, on vit ceci qui put paraître étrange :

Sur le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra, un monsieur gras, entre deux âges, et que rien ne signalait d’ailleurs que sa peu commune corpulence, fut abordé par un monsieur maigre, qui souriant, et sans songer à mal, croyons-nous, remit au premier un mouchoir que celui-ci venait de laisser tomber. Le monsieur corpulent remercia sans phrases et allait continuer sa route quand, se ravisant, il se pencha vers le maigre et dut lui demander un renseignement, que celui-ci dut lui donner, car sortant aussitôt de sa poche une encre portative et des plumes le monsieur gras les tendit sans plus de façons au monsieur maigre, ainsi qu’une enveloppe qu’il tenait jusqu’alors à la main. Et ceux qui passaient purent voir l’homme maigre y écrire aussitôt une adresse. — Mais ici commence l’étrangeté de l’histoire, qu’aucun journal pourtant ne consigna : le monsieur maigre, après avoir rendu la plume et l’enveloppe, n’avait pas eu le temps de sourire un adieu, que le monsieur gras, en guise de remercîment, lui colla brusquement sa main sur la joue ; puis sauta dans un fiacre et disparut, avant qu’aucun des spectateurs attirés (j’en étais), revenu de sa surprise, n’ait eu l’idée de l’arrêter.

J’ai su depuis que c’était Zeus, le banquier.

Le monsieur maigre, visiblement gêné par l’attention que lui prodiguait le public, affirmait qu’il avait à peine senti la gifle, bien que le sang sortît de ses narines et de sa lèvre déchirée. Il suppliait qu’on voulût bien le laisser tranquille, et devant son insistance les promeneurs finirent par s’écarter. Le lecteur nous permettra donc de ne pas nous occuper plus, à présent, de quelqu’un qu’il reverra suffisamment dans la suite.