Le Prométhée mal enchaîné/Texte sur une seule page

Mercure de France (p. --199).


À PAUL ALBERT LAURENS


Je te dédie ce livre, cher ami, parce que tu voulus bien le louer.

Quelques rares pareils à toi puissent-ils, en cette gerbe de folle ivraie, trouver, comme tu fis, du bon grain.

A. G.


Au mois de mai 189…, deux heures après-midi, on vit ceci qui put paraître étrange :

Sur le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra, un monsieur gras, entre deux âges, et que rien ne signalait d’ailleurs que sa peu commune corpulence, fut abordé par un monsieur maigre, qui souriant, et sans songer à mal, croyons-nous, remit au premier un mouchoir que celui-ci venait de laisser tomber. Le monsieur corpulent remercia sans phrases et allait continuer sa route quand, se ravisant, il se pencha vers le maigre et dut lui demander un renseignement, que celui-ci dut lui donner, car sortant aussitôt de sa poche une encre portative et des plumes le monsieur gras les tendit sans plus de façons au monsieur maigre, ainsi qu’une enveloppe qu’il tenait jusqu’alors à la main. Et ceux qui passaient purent voir l’homme maigre y écrire aussitôt une adresse. — Mais ici commence l’étrangeté de l’histoire, qu’aucun journal pourtant ne consigna : le monsieur maigre, après avoir rendu la plume et l’enveloppe, n’avait pas eu le temps de sourire un adieu, que le monsieur gras, en guise de remercîment, lui colla brusquement sa main sur la joue ; puis sauta dans un fiacre et disparut, avant qu’aucun des spectateurs attirés (j’en étais), revenu de sa surprise, n’ait eu l’idée de l’arrêter.

J’ai su depuis que c’était Zeus, le banquier.

Le monsieur maigre, visiblement gêné par l’attention que lui prodiguait le public, affirmait qu’il avait à peine senti la gifle, bien que le sang sortît de ses narines et de sa lèvre déchirée. Il suppliait qu’on voulût bien le laisser tranquille, et devant son insistance les promeneurs finirent par s’écarter. Le lecteur nous permettra donc de ne pas nous occuper plus, à présent, de quelqu’un qu’il reverra suffisamment dans la suite.


CHRONIQUE
DE LA MORALITÉ PRIVÉE

I


Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote :


Quand, du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l’ankylosaient, pour changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra.

Diverses célébrités parisiennes passèrent à l’envi devant ses yeux. Où vont-ils ? se demandait Prométhée, et s’attablant à un café devant un bock il demanda : « Garçon ? où vont-ils ? »


HISTOIRE DU GARÇON ET DU MIGLIONNAIRE


— Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours, dit le garçon, il pourrait tout aussi bien demander d’où ils viennent. Ça doit être tout un puisqu’ils repassent tous les jours. Je me dis : puisqu’ils repassent c’est qu’ils n’ont pas trouvé. J’attends maintenant que Monsieur me demande : Que cherchent-ils, parce que Monsieur va voir ce que je vais lui répondre.

Alors Prométhée demanda : Que cherchent-ils ?

Le garçon reprit : Puisqu’ils n’y restent pas, ça n’est donc pas le bonheur. Monsieur me croira s’il veut, et, s’approchant, il dit plus bas : Ce qu’ils cherchent, c’est leur personnalité ; — Monsieur n’est pas d’ici ?…

— Non, dit Prométhée.

— Au reste, ça se voit, dit le garçon ; oui : personnalité ; ce que nous appelons ici, idiosyncrasie : Ainsi moi (un exemple), tel que vous me voyez, vous jureriez que je suis garçon de café ! Eh bien ! Monsieur, non ! c’est par goût ; vous me croirez si vous voulez : j’ai une vie intime : j’observe. Les personnalités, il n’y a que cela d’intéressant ; et puis les relations entre personnalités. C’est très bien arrangé, ici, le restaurant ; par tables de trois ; je vous expliquerai le maniement tout à l’heure. Vous allez bientôt dîner, n’est-ce pas ? on vous présentera…

Prométhée était un peu fatigué. Le garçon reprit : Des tables de trois, oui, c’est ce que j’ai trouvé de plus commode : trois messieurs arrivent ; on les présente (quand ils le demandent, naturellement) parce qu’à mon restaurant, avant de dîner on doit dire son nom ; et puis ce qu’on fait ; tant pis si on se trompe. Alors on s’assied ; ( pas moi ;) on cause (pas moi non plus) — mais je mets en relation ; j’écoute ; je scrute ; je dirige la conversation. À la fin du dîner je connais trois êtres intimes, trois personnalités ! Eux, pas. Moi, vous comprenez, j’écoute, je relate ; eux subissent la relation. — Vous me demanderez : qu’est-ce que tout cela me rapporte ? — Ô ! rien du tout. Mon goût à moi, c’est de créer des relations… Ô ! pas pour moi… c’est là comme qui dirait une action absolument gratuite.

Prométhée paraissait un peu fatigué. Le garçon reprit : Une action gratuite ! ça ne vous dit rien, à vous ? — Moi ça me paraît extraordinaire. J’ai longtemps pensé que c’était là ce qui distinguait l’homme des animaux — une action gratuite. J’appelais l’homme : l’animal capable d’un action gratuite ; — et puis après j’ai pensé le contraire ; que c’était le seul être incapable d’agir gratuitement ; — gratuitement ! songez donc ; sans raison — oui, je vous entends — mettons : sans motif ; incapable ! alors ça a commencé à m’embêter. Je me disais : pourquoi fait-il ci ? pourquoi fait-il ça ?… Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais, à ce propos, une anecdote :

J’ai un ami, Monsieur, vous ne le croiriez pas, qui est Miglionnaire. Il est intelligent aussi. Il s’est dit : une action gratuite ? comment faire ? Et comprenez qu’il ne faut pas entendre là une action qui ne rapporte rien, car sans cela… Non, mais gratuit : un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? intérêt, passion, rien. L’acte désintéressé ; né de lui ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre ; l’Acteautochtone !

— Hein ? fit Prométhée.

— Suivez-moi bien, dit le garçon. Mon ami descend, le matin, avec, sur lui, un billet de 500 francs dans une enveloppe et une gifle prête dans sa main.

Il s’agit de trouver quelqu’un sans le choisir. Donc, dans la rue, il laisse tomber son mouchoir, et, à celui qui le ramasse (débonnaire puisqu’il a ramassé), le Miglionnaire :

— Pardon, Monsieur, vous ne connaîtriez pas quelqu’un ?

L’autre : — Si plusieurs.

Le Miglionnaire : — Alors, Monsieur, vous aurez je pense l’obligeance d’écrire son nom sur cette enveloppe ; voici une table, des plumes, du crayon…

L’autre écrit comme un débonnaire, puis : — Maintenant m’expliquerez-vous, Monsieur… ?

Le Miglionnaire répond : — C’est par principe ; puis (j’ai oublié de dire qu’il est très fort) lui colle sur la joue le soufflet qu’il avait en main ; puis hèle un fiacre et disparaît.

Comprenez-vous ? deux actions gratuites d’un seul coup ! ce billet de 500 francs à une adresse pas choisie par lui, et une gifle à quelqu’un qui s’est choisi tout seul, pour lui ramasser son mouchoir. — Non ! mais est-ce assez gratuit ?

Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible : un qui a reçu 500 francs pour un soufflet, l’autre qui a reçu un soufflet pour 500 francs… et puis on ne sait plus… on s’y perd — Songez-donc ! une action gratuite ! il n’y a rien de plus démoralisant. — Mais Monsieur commence à avoir faim ; je demande pardon à Monsieur ; on se laisse aller à causer… Monsieur va bien vouloir me dire son nom, — pour présenter…

— Prométhée, dit Prométhée simplement.

— Prométhée ! Je disais bien que Monsieur ne devait pas être d’ici… et Monsieur fait ?

— Rien, dit Prométhée.

— Ô ! non. Non, dit le garçon avec un doux sourire. — Rien qu’à voir Monsieur, on voit bien qu’il a fait quelque chose.

— Il y a si longtemps, balbutia Prométhée.

— Tant pis, tant pis, reprit le garçon. D’ailleurs, que Monsieur se rassure ; dans les présentations, je dis bien les noms, quand on veut ; mais ce qu’on fait, jamais. — Voyons, voyons : — Monsieur faisait…

— Des allumettes, murmura Prométhée rougissant.


Alors il y eut un silence un peu pénible, le garçon comprenant qu’il avait eu tort d’insister, Prométhée sentant qu’il avait eu tort de répondre.

D’un ton consolateur : Enfin ! Monsieur n’en fait plus… reprit le garçon. Mais alors, quoi ? Il faut pourtant bien que j’inscrive quelque chose, je ne peux pas mettre comme ça : Prométhée tout court. Monsieur a bien une petite profession, une spécialité… Enfin, qu’est-ce que Monsieur sait faire ?

— Rien, recommença Prométhée.

— Alors mettons : homme de lettres. — Maintenant, si Monsieur veut bien rentrer dans la salle ; je ne peux pas servir dehors. Et il cria : — Une table de trois ! une !…

Par deux portes deux messieurs entrèrent. On les vit donner leur nom au garçon ; mais la présentation n’ayant pas été réclamée, sans plus tarder tous deux s’assirent.

Et quand ils furent assis :


II


— Messieurs, dit l’un — si je suis venu dans ce restaurant, attendu qu’on y mange fort mal, c’est uniquement afin de pouvoir causer. J’ai l’horreur des repas solitaires, et le système des tables de trois m’agrée, car à deux l’on pourrait s’y disputer… Mais vous avez l’air taciturne ?

— C’est malgré moi, dit Prométhée.

— Je continue ?

— Je vous en prie.

— J’estime donc que, pendant une heure de repas, trois inconnus ont le temps de se faire connaître, — en ne mangeant pas trop, — ici c’est facile ; en parlant peu ; et en évitant les points communs ; je veux dire en ne racontant que ce qui leur est strictement individuel. Je ne prétends pas que cette conversation soit indispensable, mais, si elle ne nous plaît pas, attendu qu’on y mange fort mal, qu’êtes-vous venu faire dans ce restaurant ?

Prométhée était très fatigué ; le garçon, se penchant vers lui, dit tout bas ; C’est Coclès. Celui qui va parler, c’est Damoclès.

Damoclès dit :


HISTOIRE DE DAMOCLÈS


Monsieur, vous m’eussiez dit cela y a un mois, que je n’eusse exactement rien pu répondre ; mais d’après ce qui m’est advenu le mois passé, plus rien de ce que je pensais avant ne subsiste. Je ne dirais donc pas mes anciennes pensées si leur connaissance ne devait servir à vous faire comprendre ce par quoi mes nouvelles en diffèrent. — Or, Messieurs, depuis trente jours, je sens que je suis un être original, unique, répondant à une vraiment singulière destinée. — Donc, Messieurs, induisez qu’avant je sentais précisément le contraire. Je menais une vie parfaitement ordinaire et me faisais un devoir de cette formule : ressembler au plus commun des hommes. Maintenant je reconnais certes qu’un homme commun ne saurait exister, et j’affirme que c’est une vaine ambition que de tâcher de ressembler à tout le monde, puisque tout le monde est composé de chacun et que chacun ne ressemble à personne. N’importe ; je m’ingéniais ; je faisais de la statistique ; je supputais le juste milieu — sans comprendre que les extrêmes se touchent, que qui se couche très tard rencontre qui se lève très tôt, et que qui choisit pour siéger le juste milieu, risque de s’asseoir entre deux chaises. — Je me couchais chaque jour à dix heures. Je dormais huit heures et demie. J’avais soin en chacun de mes actes d’imiter toujours le plus grand nombre, et pour chacune de mes pensées l’opinion la plus commune. Je me dispenserai donc d’insister.

Mais voici que m’advint un matin une aventure personnelle. L’importance de cela dans la vie d’un homme posé ne se pourra comprendre que dans la suite. C’est un précédent ; c’est terrible. Je l’ai reçu.


III


Car figurez-vous qu’un matin je reçus une lettre. — Messieurs, je vois à l’absence de votre étonnement que je vous raconte mal mon histoire. J’aurais dû vous dire d’abord que, de lettres, je n’en attendais point. De lettres, j’en reçois trois par an : une de mon propriétaire pour me demander de payer mon terme ; une de mon banquier pour m’indiquer que je peux le faire ; une, au premier janvier,… je ne peux pas vous dire de qui. L’adresse était d’une écriture inconnue. Le manque complet de caractère qu’elle m’a révélé dans la suite par l’entremise des graphologues consultés ne m’a permis de rien apprendre. Ils n’y trouvèrent d’autre indice que celui d’une grande bonté ; encore certains y virent-ils plutôt de la faiblesse. Ils ne purent rien préciser. L’écriture… je ne parle, remarquez bien, que de celle de l’enveloppe ; car dans l’enveloppe il n’y en avait point ; oui, point — pas une ligne, pas un mot. Dans l’enveloppe il n’y avait rien qu’un billet de cinq cents francs.

J’allais prendre mon chocolat ; mais mon étonnement fut si grand que je le laissai refroidir. Je cherchais… Personne ne me devait rien. J’ai des revenus fixes, Messieurs, et mes petites économies de chaque an compensent à peu près la baisse régulière de la rente. Je n’attendais rien, je l’ai dit. Je n’ai jamais rien demandé. L’habitude de ma très régulière existence m’empêchait même de rien souhaiter. Je réfléchis beaucoup, d’après la meilleure méthode : Cur, unde, quo, qua ? — D’où, pour où, par où, pourquoi ? Et ce billet n’était réponse à rien, puisque j’interrogeais pour la première fois.

Je pensai : c’est sans doute une erreur ; je vais pouvoir la réparer. À quelque autre de même nom était destiné cette somme. Je cherchai donc dans le Bottin un homonyme, qui peut-être attendait déjà. Mais mon nom n’est plus très porté ; je vis, en feuilletant l’énorme livre, qu’il ne désignait plus que moi seul. Je pensai, par la suscription de l’enveloppe, arriver à un résultat meilleur, et retrouver l’expéditeur à défaut du destinataire. C’est alors que j’eus recours aux graphologues. Mais rien — non, ils ne purent rien me dire ; je ne parvins à rien qu’à grossir encore mon ennui. Ces cinq cents francs chaque jour plus me peinent ; je voudrais m’en débarrasser et je ne sais pas comment faire. Car enfin… Ou si quelqu’un me les a donnés sans erreur, au moins mérite-t-il une reconnaissance. Reconnaissant, je voudrais l’être, — mais je ne sais pas envers qui.

Dans l’espoir d’un nouveau hasard qui me tirerait de ma peine, je porte sur moi le billet. Ni jour ni nuit je ne le quitte. J’y suis acquis. — Avant j’étais banal mais libre. À présent j’appartiens à lui. Cette aventure me détermine ; j’étais quelconque, je suis quelqu’un.

Depuis cette aventure, je me dérange ; je cherche à qui pouvoir causer, et si, très souvent, pour manger c’est à ce restaurant que je m’attable, c’est que, par ces tables de trois, des deux compagnons proposés, j’espère un jour en trouver un qui reconnaîtra l’écriture de l’enveloppe que voici…

En achevant ces mots, Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie. Son nom s’y étalait en toutes lettres, écrit d’une médiocre écriture.

Alors il se passa ce fait étrange : Coclès, qui jusqu’alors était demeuré silencieux, continua de l’être, — mais brusquement leva sur Damoclès une main que le garçon n’eut que le temps d’arrêter au vol. Coclès put donc se ressaisir et dire tristement ces paroles, qui ne furent comprises que dans la suite : — Au reste, cela vaut mieux, car si je vous avais rendu la gifle vous eussiez cru devoir me rendre ce billet, et… il ne m’appartient pas. — Puis, comme Damoclès semblait attendre quelque explication de son geste : — C’est moi, ajouta-t-il en désignant l’enveloppe, qui écrivis ci-dessus votre adresse.

— Mais comment saviez-vous mon nom, dit Damoclès, qui voulait prendre mal l’aventure.

— Fortuitement — dit doucement Coclès ; — d’ailleurs cela n’a pas grande importance en cette histoire. La mienne est plus curieuse encore que la vôtre ; souffrez que je la dise en quelques mots :


HISTOIRE DE COCLÈS


Je n’ai pas grandes relations sur la terre ; et même, avant ce que je vais vous raconter, je ne m’en savais pas encore. Je ne sais qui m’a mis au monde et j’ai longtemps cherché quelque raison de continuer à ma vie. Je suis descendu dans la rue, quêtant une détermination du dehors. Je pensais que d’un premier apport devait dépendre ma destinée ; car je ne me suis point fait moi-même, trop naturellement bon pour cela. Un premier acte, je le savais, allait me motiver l’existence. Naturellement bon, je l’ai dit, cet acte fut de ramasser à terre un mouchoir. Celui qui le laissait tomber n’avait pu s’écarter que de trois pas encore ; moi, courant après lui, le lui remis. Il le prit sans paraître surpris ; non — la surprise fut la mienne quand je le vis me tendre une enveloppe, celle-là même que voici, — Veuillez, dit-il en souriant, écrire ci-dessus une adresse. — Laquelle ? dis-je. — Celle, reprit-il, de quelqu’un. — Ce disant il approcha de moi tout ce qu’il fallait pour écrire. — Mon désir n’étant point de me soustraire à une motivation extérieure, je me soumis. Mais, je vous l’ai bien dit, je n’ai pas grandes relations sur la terre. Le nom que j’inscrivis, et qui vint je ne sais comment dans ma tête, était pour moi celui d’un inconnu. Puis ceci fait je saluai, me croyant quitte, et j’allais m’écarter enfin, lorsque je reçus sur la joue un épouvantable soufflet.

L’étonnement qu’il me causa ne me laissa point voir ce que devenait mon gifleur. Quand je revins à moi, j’étais entouré d’une foule. Tous parlaient. Certains s’étant saisis de moi me voulaient emporter jusqu’à la pharmacie voisine. Je ne pus m’arracher de leurs soins qu’en affirmant que je n’avais aucun mal, bien que mon nez saignât et que je souffrisse cruellement de la mâchoire.


La tuméfaction de ma joue me retint huit jours à la chambre. Je les passai à méditer :

Pourquoi m’a-t-il donné cette gifle ?

Sans doute ce sera par erreur. Pourquoi m’en voudrait-il ? Je n’ai fait de mal à personne ; personne ne m’en peut souhaiter ; le mal est quelque chose qu’on rend.

Et si ce n’est pas par erreur — pensai-je, car pour la première fois je pensais. Si ce soufflet m’était bien destiné ! D’ailleurs j’ajoutais : Eh ! qu’importe ! par erreur ou non je l’ai reçu, ce soufflet, et… et le rendrai-je ? — Je vous l’ai dit, j’ai le naturel bon ; et puis une chose me gêne : celui qui m’a giflé était plus fort que moi.

Quand ma joue fut calmée et que je pus enfin sortir, je recherchai bien mon gifleur ; oui, mais ce fut pour l’éviter. D’ailleurs je ne le rencontrai point, et si je l’évitai, ce fut sans le savoir.

Mais — et ce disant il s’inclinait vers Prométhée. Voyez comme aujourd’hui tout s’enchaîne, tout se complique au lieu de s’expliquer : — J’apprends que, grâce à mon soufflet, Monsieur a reçu cinq cents francs…

— Ah ! mais permettez ! dit Damoclès.

— Je suis Coclès, Monsieur, dit-il saluant Damoclès ; — Coclès ! et je vous dis mon nom, Damocle, certain que vous serez heureux de savoir à qui vous devez votre aubaine…

— Mais…

— Oui — Je sais : ne disons pas : à qui ; disons : à la souffrance de qui… Car sachez et n’oubliez pas que votre gain prenait sur ma misère…

— Mais…

— N’ergotez pas, je vous en prie. Entre votre gain et ma peine il y a une relation ; je ne sais pas laquelle, — mais il y a une relation…

— Mais, Monsieur…

— Ne m’appelez pas Monsieur.

— Mais, cher Coclès.

— Dites-moi : Cocle — simplement…

— Mais encore une fois, mon bon Cocle…

— Non, Monsieur — non, Damocle — et vous aurez beau dire, car je porte à la joue la marque du soufflet encore… c’est une cicatrice que je vais aussitôt vous montrer.

— La conversation devenait désagréablement personnelle. C’est ici que le tact du garçon se fit jour.


IV


Par une habile manœuvre, — simplement en renversant une assiette pleine sur Prométhée, il détourna vers celui-ci l’attention brusque des deux autres. Prométhée ne put retenir une exclamation, et sa voix après celle des autres parut aussitôt si profonde que l’on comprit que jusqu’alors il s’était tu.

L’irritation de Damoclès et de Coclès se réunit.

— Mais vous ne dites rien — s’écrièrent-ils…


PROMÉTHÉE PARLE


— Ô Messieurs, ce que je pourrais dire a si peu de rapport… Je ne vois même pas comment… Et même, plus j’y songe… Non vraiment je ne saurais rien dire. Vous avez chacun votre histoire ; je n’en ai pas. Excusez-moi. Croyez que c’est avec un intérêt sans mélange que j’entends raconter à chacun de vous une aventure que je voudrais… pouvoir… Mais je ne peux même pas aisément m’exprimer. Non vraiment il faut que vous veuilliez bien m’excuser, chers Messieurs : je ne suis à Paris que depuis à peine deux heures. Rien encore n’a pu m’advenir — que votre inappréciable rencontre, qui me fait sentir bien ce que peut devenir une conversation parisienne, lorsque des gens d’esprit la…

— Mais, avant de venir ici, dit Coclès.

— Vous étiez quelque part, ajouta Damoclès.

— Oui, je l’avoue, dit Prométhée… mais, encore une fois, cela n’a aucune espèce de rapport…

— N’importe, dit Coclès, nous sommes venus ici pour causer. Tous deux, Damocle et moi, avons déjà sorti notre provende ; vous seul n’apportez rien ; vous écoutez ; ce n’est pas juste. Il est temps de parler, Monsieur…

Le garçon sentit de tout son tact qu’il était temps de présenter, et, glissant le nom comme pour compléter l’autre phrase :

— Prométhée — dit-il simplement.

— Prométhée, reprit Damoclès. — Excusez-moi, Monsieur, mais il me semble que ce nom, déjà…

— Ô ! interrompit aussitôt Prométhée, cela n’a aucune espèce d’importance.

— Mais, si rien n’en a, s’impatientèrent les deux autres, pourquoi êtes-vous venu ici, cher Monsieur… Monsieur… ?

— Prométhée, redit Prométhée simplement.

— Cher monsieur Prométhée — car enfin, je l’ai fait remarquer tout à l’heure, continua Coclès, ce restaurant invite à la parole, et d’ailleurs, rien ne me fera croire que le nom bizarre que vous portez soit la seule chose qui vous distingue ; si vous n’avez rien fait, vous allez faire ; qu’êtes-vous capable de faire ? montrez votre trait distinctif : qu’avez vous que n’a personne autre ? Pourquoi vous appelle-t-on Prométhée ?

Sous ce flot de questions, Prométhée noyé baissa la tête, et doucement et sur un ton plus grave encore il dut répondre, et presque très confusément :

— Ce que j’ai, Messieurs ? — Ce que j’ai, moi — ah ! c’est un aigle.

— Un quoi ?

— Un aigle — ou vautour peut-être… on hésite.

— Un aigle ! Elle est bien bonne ! — un aigle… où donc ?

— Vous tenez donc bien à le voir, dit Prométhée.

— Oui, dirent-ils, si cela n’est pas indiscret.


Alors, oubliant trop les lieux, Prométhée brusquement dressé fit un grand cri, un cri d’appel vers son grand aigle.

Et il se passa cette chose stupéfiante :


HISTOIRE DE L’AIGLE


Un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n’est, vu de près, pas du tout si grand que cela, obscurcit un instant le ciel du boulevard — fond comme un tourbillon vers le café, brise la devanture, et s’abat, crevant l’œil de Coclès d’un coup d’aile, et avec force pépiements, tendres oui mais impérieux, s’abat sur le flanc droit de Prométhée.

Celui-ci ouvrant aussitôt son gilet offre un morceau de son foie à l’oiseau.


V


La rumeur dans le café fut grande.

Les voix sans plus d’entente aucune se diversifièrent, — car d’autres étaient survenus.

— Mais faites donc attention ! disait Coclès.

Son objection était couverte par la plus importante rumeur qui disait :

— Ça ! un aigle ! allons-donc !! — mais regardez-le bien ce pauvre oiseau râpé ! — Ça… un aigle ! Allons donc !! tout au plus une conscience.

Le fait est que le grand aigle était piteux ; maigre, battant de l’aile et dépenné, à voir comme il s’acharnait goulûment sur sa douloureuse pitance, le pauvre oiseau semblait n’avoir pas mangé depuis trois jours.

D’autres cependant s’empressèrent, et plus bas insinuaient à Prométhée : Mais Monsieur, ne croyez donc pas que cet aigle en rien vous distingue. Un aigle, au fond, vous l’avouerai-je ? un aigle, nous en avons tous.

— Mais, disait l’un…

— Mais nous ne le portons pas à Paris — continuait l’autre. — À Paris c’est très mal porté. L’aigle gêne. Voyez un peu ce qu’il a fait ! Si cela vous amuse de lui donner à manger votre foie, libre à vous ; mais je vous affirme que pour ceux qui voient cela, c’est pénible. Quand vous le faites, cachez-vous.

Et Prométhée confus murmurait : Excusez-moi, Messieurs, — oh ! je suis vraiment désolé. Comment faire ?

— Mais on s’en débarrasse avant d’entrer, Monsieur.

Et les uns disaient : On l’étouffe.

Les autres disaient : On le vend. — Les bureaux des journaux ne sont là pour rien d’autre, Monsieur.

Et dans le tumulte grossi aucun ne remarqua Damoclès qui brusquement demandait au garçon la note.

Le garçon lui remit ceci :

3 déjeuners complets {avec conversation) 
 30 fr.
Une glace de devanture 
 450 »
Un œil de verre pour Coclès 
 3 50

… et gardez le reste pour vous, dit Damoclès en glissant son billet au garçon. Puis il s’enfuit béatifié.


La fin de ce chapitre ne présente qu’un intérêt beaucoup moindre. Simplement, le restaurant peu à peu se vida. En vain Prométhée et Coclès réclamèrent leur part de note : Damoclès avait tout payé.

Prométhée prit congé du garçon, de Coclès, et, regagnant lentement le Caucase, il méditait : Le vendre ? — l’étouffer ?… L’apprivoiser peut-être ?…


LA
DÉTENTION DE PROMÉTHÉE

I


À quelques jours de là, Prométhée, dénoncé par les soins amicaux du garçon, se vit emprisonné comme fabricant d’allumettes sans brevet.

La prison, isolée du reste du monde, ne donnait vue que sur le ciel ; du dehors elle présentait l’aspect d’une tour ; au dedans s’ennuyait Prométhée.


Le garçon vint lui rendre visite.

— Oh ! lui dit en souriant Prométhée, que je suis heureux de vous voir ! Je languissais. Parlez, vous qui venez du dehors ; le mur de ce cachot m’en sépare et je ne sais plus rien des autres. Que font-ils ? — Et vous d’abord, que faites-vous ?

— Depuis votre scandale, répondit le garçon, presque rien ; il n’est venu chez nous presque personne. On a perdu beaucoup de temps à réparer la devanture.

— J’en suis tout désolé, dit Prométhée ; — mais Damoclès au moins ? Avez-vous revu Damoclès ? Il est sorti du restaurant si vite l’autre jour ; je n’ai pas pu lui dire adieu. Je le regrette. Ce semblait un homme très doux, plein de décence et de scrupules ; il disait sa peine sans art et me touchait. — Au moins quittant la table était-il bien rasséréné ?

— Cela n’a pas duré, dit le garçon. Je l’ai revu le lendemain et son inquiétude était pire. En me parlant il a pleuré. Ce qui l’inquiète surtout, c’est l’état de santé de Coclès.

— Va-t-il donc mal ? demanda Prométhée.

— Coclès ? — Mais non, répondit le garçon. Je dirai plus : Il y voit mieux depuis qu’il n’y voit plus que d’un œil. Il montre à tous son œil de verre et se fait un bonheur qu’on l’en plaigne. Quand vous le reverrez, dites-lui que son nouvel œil lui va bien ; qu’il ne le porte pas sans grâce ; mais ajoutez qu’il a dû bien souffrir…

— Il souffre donc ?

— De ce qu’on ne lui dise pas — oui, peut-être.

— Mais alors si Coclès va bien et si même il ne souffre pas, de quoi s’inquiète Damoclès ?

— De ce que Coclès aurait dû souffrir ?

— Vous me recommandez précisément de le dire…

— Le dire, oui, mais Damoclès le pense, lui ; et ça le tue.

— Que fait-il d’autre ?

— Rien. Cette unique préoccupation l’accapare. Entre nous, c’est un homme absorbé. — Il dit que sans ses 500 francs Coclès ne serait pas misérable.

— Et Coclès ?

— Il le dit aussi… Mais il est devenu très riche.

— Comment donc ?

— Oh ! je ne sais pas bien ; — mais on l’a beaucoup plaint dans les journaux ; on a ouvert pour lui une souscription de faveur.

— Et qu’en fait-il ?

— C’est un roublard. Avec l’argent que lui rapporte la collecte, il songe à fonder un hospice.

— Un hospice ?

— Un petit, oui ; rien que pour les borgnes. Il s’en est nommé directeur.

— Ah bah ! s’écria Prométhée ; vous m’intéressez vivement.

— Je l’espérais, dit le garçon…

— Et, dites encore… le Miglionnaire ?

— Oh ! lui, c’est un lapin ! — Si vous croyez que tout ça le tourmente !! C’est comme moi : il observe… Si ça vous amuse, je vous présenterai — quand vous serez sorti d’ici…

— Au fait, et pourquoi suis-je ici ? commença enfin Prométhée. De quoi m’accuse-t-on ? Le savez-vous, garçon, qui savez tant de choses ?

— Ma foi non, feignit le garçon. Ce que je sais, du moins, c’est que ce n’est que de la prison préventive. Après qu’on vous aura condamné vous saurez.

— Allons, tant mieux ! dit Prométhée ; je préfère toujours savoir.

— Adieu, dit alors le garçon ; il se fait tard. Avec vous, c’est étonnant ce que le temps passe… Mais dites : votre aigle ? Que devient-il ?

— Tiens ! je n’y pensais plus, dit Prométhée. Et, le garçon parti, Prométhée commença de penser à son aigle.


IL FAUT QU’IL CROISSE ET QUE JE DIMINUE


Et comme Prométhée s’ennuyait, au soir il appela son aigle. — L’aigle vint.

— Je t’attendais depuis longtemps, dit Prométhée.

— Que ne m’appelais-tu donc plus tôt ? répondit l’aigle.

Pour la première fois Prométhée regarda son aigle, sommairement perché sur les barreaux tordus du cachot. Dans la dorure du couchant il paraissait d’autant plus terne ; il était gris, laid, rabougri, rechigné, résigné, misérable ; il paraissait trop faible pour voler ; ce que voyant, Prométhée pleura de pitié sur son aigle.

— Oiseau fidèle, lui dit-il, tu sembles souffrir — dis : qu’as-tu ?

— J’ai faim, dit l’aigle.

— Mange, dit Prométhée en découvrant son foie.

L’oiseau mangea.

— Tu me fais mal, dit Prométhée.

Mais l’aigle ne dit rien d’autre ce jour-là.


II


Le lendemain, dès l’aube, Prométhée souhaita son aigle ; il l’appela du fond des rougeurs de l’aurore, et, comme le soleil paraissait, l’aigle vint. Il avait trois plumes de plus. Prométhée sanglotait de tendresse.

— Comme tu viens tard, dit-il en caressant les plumes.

— C’est que je ne vole pas encore vite, dit l’oiseau. Je rase terre…

— Pourquoi ?

— Je suis si faible !

— Que te faut-il pour voler vite ?

— Ton foie.

— Tiens ; mange.

Le lendemain l’aigle avait huit plumes de plus ; et quelques jours après il devançait l’aurore. Prométhée, lui, maigrissait.

— Parle-moi du dehors, lui disait Prométhée, que deviennent les autres ?

— Ô ! maintenant je plane, répondait l’aigle ; je ne sais plus rien que le ciel et que toi.

Ses ailes lentement s’étaient accrues.

— Bel oiseau, que racontes-tu ce matin ?

— J’ai promené ma faim dans l’atmosphère.

— Aigle ! tu ne seras jamais moins cruel ?

— Non ! Mais je peux devenir très beau.

Prométhée, s’éprenant de la beauté future de son aigle, lui donnait chaque jour plus à manger.

Un soir, l’aigle ne partit pas.

Le lendemain non plus.

Il occupait de ses morsures le prisonnier qui l’occupait de ses caresses, qui maigrissait et s’épuisait d’amour, tout le jour caressant ses plumes, sommeillant la nuit sous son aile et le repaissant à loisir. — L’aigle ne bougeait plus ni la nuit ni le jour.

— Doux aigle ! qui l’eût cru ?

— Que quoi ?

— Que nos amours seraient charmantes.

— Ah ! Prométhée…

— Tu le sais, dis, toi, mon doux aigle ! pourquoi suis-je ici enfermé ?

— Que t’importe ? Ne suis-je donc pas avec toi ?

— Oui ; peu m’importe ! Au moins es-tu content de moi, bel aigle ?

— Oui, si tu me trouves très beau.


III


Le printemps vint ; autour des barreaux de la tour, d’embaumées glycines fleurirent.

— Un jour nous partirons, dit l’aigle.

— Vrai ? s’écria Prométhée.

— Car je suis devenu très fort ; toi, maigre ; et je puis t’emporter.

— Aigle, mon aigle… emporte-moi.

Et l’aigle enleva Prométhée.


CHAPITRE POUR FAIRE ATTENDRE LE SUIVANT


Ce soir-là Cocle et Damocle se rencontrèrent. Ils causèrent ; mais certainement une gêne était entre eux.

— Que voulez-vous ? disait Coclès, nos points de vue sont opposés.

— Croyez-vous ? répondait Damocle. Je ne demande qu’à nous entendre.

— Vous dites cela, mais vous n’entendez que vous seul.

— Et vous, vous ne m’écoutez même pas.

— Je sais tout ce que vous allez dire.

— Dites-le donc, si vous le savez.

— Vous prétendez le savoir mieux que moi.

— Hélas ! Coclès, vous vous fâchez ; — mais, pour l’amour du ciel, dites : que dois-je faire ?

— Ah ! rien de plus pour moi, je vous en prie ; vous m’avez fait un œil de verre…

— De verre, faute de mieux, mon Coclès.

— Oui — après m’avoir éborgné.

— Mais ce n’est pas moi, cher Coclès.

— C’était bien le moins ; et d’ailleurs vous aviez de quoi le payer — grâce à ma gifle.

— Coclès ! oublions le passé !…

— Certes ! il vous plaît de l’oublier.

— Ce n’est pas là ce que je veux vous dire.

— Mais que voulez-vous dire alors ? Allons, parlez !

— Vous ne m’écoutez pas.

— C’est que je sais ce que vous allez dire !…

La discussion, faute d’aliment neuf, allait prendre une fâcheuse allure lorsque tous deux brusquement furent heurtés par une affiche ambulante. On y lisait :

ce soir à 8 heures
DANS LA
SALLE DES NOUVELLES LUNES
PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ
PARLERA DE
SON
AIGLE

À 8 heures 1/2 l’Aigle présenté fera quelques tours.

À 9 heures une quête sera faite par le garçon en faveur de l’asile de Coclès.

— Il faut voir cela, dit Coclès.

— J’y vais avec vous, dit Damoclès.


IV


Dans la salle des Nouvelles Lunes, à 8 heures précises, la foule entra.

Coclès s’assit au centre gauche ; Damoclès au centre droite ; le reste du public au milieu.

— Un tonnerre d’applaudissements salua l’entrée de Prométhée ; il gravit les degrés de l’estrade, posa son aigle à côté de lui, se reprit. Dans la salle un frémissant silence…


LA PÉTITION DE PRINCIPES


— Messieurs, commença Prométhée, n’ayant point la prétention, hélas ! de vous intéresser par ce que je vais dire, j’ai eu soin d’amener cet aigle avec moi. Après chaque passage ennuyeux de mon discours, il voudra bien nous faire quelques tours. J’ai aussi sur moi des photographies obscènes et des fusées volantes ; aux moments les plus graves de mon discours j’aurai soin de distraire avec elles le public. J’ose donc espérer, Messieurs, quelque attention.

À chaque nouveau point du discours, j’aurai l’honneur, Messieurs, de vous faire assister à un repas de l’aigle, — car, Messieurs, mon discours a trois points ; je n’ai pas cru devoir repousser cette forme qui plaît à mon esprit classique. — Et ceci pouvant servir d’exorde, je dirai maintenant, d’avance et sans fard, les deux premiers points du discours :

Premier point : Il faut avoir un aigle.

Deuxième point : D’ailleurs, nous en avons tous un.

Craignant que vous m’accusiez de parti pris, Messieurs ; craignant aussi de nuire à la liberté de ma pensée, je n’ai préparé mon discours que jusque-là ; le troisième point découlera naturellement des deux autres ; j’y laisse à la passion tout son jeu. — En guise de conclusion, l’aigle, Messieurs, fera la quête.

— Bravo ! Bravo ! cria Coclès.

Prométhée but une gorgée d’eau. L’aigle fit, en pirouettant, trois fois le tour de Prométhée, puis salua. Prométhée regarda dans la salle, sourit à Damoclès, à Coclès, et comme aucun signe d’ennui ne se montrait encore, il remit à plus tard les fusées et reprit :


V


— Quelque habileté rhétorique que j’y mette, je ne saurai, Messieurs, devant vos esprits clairvoyants, escamoter la fatale pétition de principes qui m’attend au début de mon discours.

Messieurs, nous aurons beau faire chacun, nous n’échapperons pas à la pétition de principes. Or, qu’est-ce qu’une pétition de principes ? Messieurs, j’ose le dire : toute pétition de principes est une affirmation de tempérament ; car, où les principes manquent, là s’affirme le tempérament.

Quand je déclare : Il faut avoir un aigle, vous pourrez tous vous écrier : Pourquoi ? — Or, que voulez-vous que je réponde qui ne puisse se ramener à cette formule où s’affirme mon tempérament : Je n’aime pas les hommes ; j’aime ce qui les dévore.

Le tempérament, Messieurs, est ce qui se doit affirmer. Nouvelle pétition de principes, direz-vous. Mais je viens de démontrer que toute pétition de principes est une affirmation de tempérament ; et comme je dis qu’il faut affirmer son tempérament (car il importe), je répète : je n’aime pas l’homme ; j’aime ce qui le dévore. — Or qui dévore l’homme ? — Son aigle. Donc, Messieurs, il faut avoir un aigle. Je pense que voilà qui est suffisamment démontré.

… Hélas ! je vois, Messieurs, que je vous ennuie ; certains bâillent. Je pourrais, il est vrai, placer ici quelques plaisanteries ; mais vous les sentiriez factices ; j’ai l’esprit irrémédiablement sérieux. — Je préfère laisser circuler quelques photographies libertines ; elles feront tenir tranquilles ceux que mes paroles ennuient ; ce qui me permettra de continuer.

Prométhée but une gorgée d’eau. L’aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée, puis salua. Prométhée reprit :


SUITE DU DISCOURS DE PROMÉTHÉE


— Messieurs, je n’ai pas toujours connu mon aigle. C’est là ce qui me fait induire, par un raisonnement qui porte un nom particulier dont je ne me souviens plus, dans la logique, que je n’étudie d’ailleurs que depuis huit jours, — ce qui me fait induire, disais-je, bien que le seul aigle ici présent soit le mien, que, Messieurs, un aigle, vous en avez tous un.

J’ai tu jusqu’à présent mon histoire ; d’ailleurs jusqu’à présent je ne la comprenais pas bien. Et si je me décide à vous en parler, maintenant, c’est que, grâce à mon aigle, elle m’apparaît maintenant merveilleuse.


VI


— Messieurs, je vous l’ai dit, je n’ai pas toujours vu mon aigle. Avant lui j’étais inconscient et beau, heureux et nu sans le savoir. Jours charmants ! Sur les flancs ruisselants du Caucase, heureuse et nue aussi la lascive Asia m’embrassait. Ensemble nous roulions dans les vallées ; nous sentions l’air chanter, l’eau rire, les plus simples fleurs embaumer. Souvent nous nous couchions sous les larges ramures, parmi des fleurs où les essaims murmurants se frôlaient. Asia m’épousait, pleine de rires ; puis doucement les bruissements d’essaims, de feuillages où celui des ruisseaux nombreux se fondait, nous invitaient au plus doux des sommeils. Autour de nous tout permettait, tout protégeait notre inhumaine solitude, — soudain, un jour Asia me dit : Tu devrais t’occuper des hommes.

Il me fallut d’abord les chercher.

Je voulus bien m’occuper d’eux ; mais c’était en avoir pitié.

Ils étaient très peu éclairés ; j’inventai pour eux quelques feux ; et dès lors commença mon aigle. C’est depuis ce jour que je m’aperçois que je suis nu.

À ces mots des applaudissements partirent de divers points de la salle. Brusquement Prométhée éclata en sanglots. L’aigle battit des ailes, roucoula. D’un geste atroce Prométhée ouvrit son gilet et tendit son foie douloureux à l’oiseau. Les applaudissements redoublèrent. Puis l’aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée ; celui-ci but une gorgée d’eau, se reprit et continua son discours en ces termes :


VII


— Messieurs, ma modestie l’emportait : excusez-moi ; c’est la première fois que je parle en public. Mais à présent l’emporte ma franchise : Messieurs, je me suis occupé des hommes beaucoup plus que je ne le disais. Messieurs, j’ai beaucoup fait pour les hommes. Messieurs, j’ai passionnément, éperdument et déplorablement aimé les hommes. — Et j’ai tant fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes ; car auparavant qu’étaient-ils ? — Ils étaient, mais n’avaient pas conscience d’être. — Comme un feu pour les éclairer, cette conscience, Messieurs, de tout mon amour pour eux je la fis. — La première conscience qu’ils eurent, ce fut celle de leur beauté. C’est ce qui permit la propagation de l’espèce. L’homme se prolongea dans sa postérité. La beauté des premiers se redit, égale, indifférente, et sans histoire. Cela aurait pu durer longtemps. — Soucieux alors, portant en moi déjà sans le savoir l’œuf de mon aigle, je voulus plus ou mieux. Cette propagation, cette prolongation morcelée me parut indiquer chez eux une attente — tandis qu’en vérité mon aigle seulement attendait. Moi je ne savais pas ; cette attente je la croyais en l’homme ; cette attente je la plaçais dans l’homme. D’ailleurs, ayant fait l’homme à mon image, je comprends à présent qu’en chaque homme quelque chose d’inéclos attendait ; en chacun d’eux était l’œuf d’aigle… Et puis je ne sais pas ; je ne peux expliquer cela. — Ce que je sais, c’est que, non satisfait de leur donner la conscience de leur être, je voulus leur donner aussi raison d’être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous les arts dont une flamme est l’aliment. Échauffant leurs esprits, en eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. Et je me réjouissais étrangement que la santé de l’homme s’usât à la produire. — Non plus croyance au bien, mais malade espérance du mieux. La croyance au progrès, Messieurs, c’était leur aigle. Notre aigle est notre raison d’être, Messieurs.

Le bonheur de l’homme décrut, décrut, et ce me fut égal : l’aigle était né, Messieurs ! je n’aimais plus les hommes, c’était ce qui vivait d’eux que j’aimais. C’en était fait pour moi d’une humanité sans histoire… l’histoire de l’homme, c’est l’histoire des aigles, Messieurs.


VIII


Ici quelques applaudissements éclatèrent. Prométhée confus s’excusa :

— Messieurs, je mentais : pardonnez-moi : cela n’a pas été si vite : non je n’ai pas toujours aimé les aigles : j’ai préféré l’homme longtemps ; son bonheur lésé m’était cher, car, y ayant touché, je m’en croyais devenu responsable, et chaque fois que j’y pensais, au soir, triste comme un remords venait manger mon aigle.

Il était en ce temps maigre et gris, soucieux, morose, il était laid comme un vautour. — Messieurs, voyez-le maintenant, et comprenez pourquoi je parle ; pourquoi je vous assemble ici, pourquoi je vous supplie de m’entendre : c’est que j’ai découvert ceci : l’aigle peut devenir très beau. — Or chacun de vous a un aigle ; je viens de bien vous l’affirmer. Un aigle ? — Hélas ! vautour peut-être !… non, non ! pas de vautour, Messieurs ! — Messieurs, il faut avoir un aigle…


Et maintenant je touche à la grave question : — pourquoi l’aigle ?… Ah ! pourquoi ? — qu’il le dise. Voici le mien. Messieurs ; je vous l’apporte… Aigle ! répondras-tu, maintenant ?…

Anxieux, Prométhée se tournait vers son aigle. L’aigle était immobile et demeura silencieux… Prométhée reprit d’une voix désolée :

— Messieurs, j’ai vainement interrogé mon aigle… Aigle ! parle à présent : tous t’écoutent… Qui t’envoie ? — Pourquoi m’as-tu choisi ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Dis : quelle est ta nature ?… (L’aigle restait silencieux.) — Non, rien ! pas un mot ! pas un cri ! — Je pensais qu’il allait vous parler, à vous autres ; voilà pourquoi je l’amenais… Parlerai-je donc seul, ici ? — Tout se tait ! tout se tait ! — Qu’est-ce à dire ?… J’ai vainement interrogé.

Puis se tournant vers l’assemblée :

— Oh ! j’espérais, Messieurs, que vous alliez aimer mon aigle, que votre amour allait donner une raison d’être à sa beauté. — Voilà pourquoi je me livrais à lui, le gonflais du sang de mon âme… mais je vois que je suis seul à l’admirer… Oh ! ne vous suffit-il pas qu’il soit beau ? — ou me contestez-vous sa beauté ? — Regardez-le du moins… moi je n’ai vécu pour rien d’autre — et maintenant je vous l’apporte : le voici ! — Moi, je vivais pour lui — mais lui, pourquoi vit-il ! — Aigle ! que j’ai nourri de mon sang, de mon âme, que de tout mon amour j’ai caressé… (ici les sanglots interrompirent Prométhée) — devrai-je donc quitter la terre sans savoir pourquoi je t’aimais ? ni ce que tu feras, ni ce que tu seras, après moi, sur la terre… sur la terre, j’ai vainement… j’ai vainement interrogé…

La phrase s’étranglait dans sa gorge ; les larmes empêchaient sa voix de porter.

— Pardonnez-moi, Messieurs — reprit-il, un peu plus calme ; — pardonnez-moi de vous dire des choses si graves ; mais si j’en savais de plus graves, c’est celles-là que je dirais…

En sueur, Prométhée s’épongea, but une gorgée d’eau, ajouta :


FIN DU DISCOURS DE PROMÉTHÉE


— Ce n’est que jusqu’ici que j’ai préparé…

… À ces mots il se fit un grand remous dans la salle ; plusieurs qui s’ennuyaient trop voulaient sortir.

— Messieurs, s’écria Prométhée, — je vous en supplie, demeurez ; ce ne sera plus très long ; mais le plus important reste à dire, si je ne vous ai pas encore persuadés… Messieurs ! — de grâce… Allons ! vite : quelques fusées ; et je garde les plus riches pour la fin…

— Messieurs ! rasseyez-vous, par pitié ; regardez : croyez-vous que j’économise : j’en allume 6 à la fois. — D’ailleurs, garçon, faites fermer les portes.

Les fusées firent assez bon effet. Presque tous ceux qui s’étaient levés se rassirent.

— Mais maintenant où en étais-je ? reprit Prométhée. — Je comptais sur l’élan acquis ; votre mouvement l’a rompu…

— Allons, tant mieux, cria quelqu’un.

— Ah ! je sais… continua Prométhée — je voulais vous dire encore…

— Assez ! Assez !! — cria-t-on de toutes parts.

… Qu’il vous fallait aimer votre aigle.

Quelques « pourquoi » ironiques s’élevèrent.

— J’entends, Messieurs, qu’on me demande « pourquoi » : je réponds : parce qu’alors il deviendra beau.

— Mais si nous en devenons laids.

— Messieurs, ce que j’apporte ici, ce ne sont pas des paroles d’intérêt…

— On le voit bien.

— Ce sont des paroles de dévouement, Messieurs, il faut se dévouer à son aigle… (Agitation ; beaucoup se lèvent). Messieurs ! ne vous levez donc pas : je vais faire des personnalités… Inutile de rappeler ici l’histoire de Coclès et de Damoclès. Vous tous ici la connaissez ; eh bien ! je le leur dis en face : le secret de leur vie est dans le dévouement à leur dette ; toi, Coclès, à ta gifle ; toi, Damoclés, à ton billet. Coclès, il te fallait creuser ta cicatrice et ton orbite vide, ô Coclès ; toi, Damoclès, garder tes cinq cents francs, continuer de les devoir sans honte, d’en devoir plus encore, de devoir avec joie. Voilà votre aigle à vous ; il en est d’autres ; il en est de plus glorieux. Mais je vous dis ceci : l’aigle, de toute façon, nous dévore, vice ou vertu, devoir ou passion, cessez d’être quelconque, et vous n’y échapperez pas. Mais…

(Ici la voix de Prométhée disparut presque dans le tumulte) — mais si vous ne repaissez pas avec amour votre aigle, il restera gris, misérable, invisible à tous et sournois ; c’est lui qu’alors on appellera conscience, indigne des tourments qu’il cause ; sans beauté. — Messieurs, il faut aimer son aigle, l’aimer pour qu’il devienne beau ; car c’est parce qu’il sera beau que vous devez aimer votre aigle… À présent j’ai fini, Messieurs, mon aigle va faire la quête ; Messieurs, il faut aimer mon aigle. — Cependant je lance quelques fusées
 

Grâce à la diversion pyrotechnique, la réunion s’acheva sans trop d’encombre ; mais Damoclès prit froid en sortant de la salle.


LA MALADIE DE DAMOCLÈS

I


— Vous savez qu’il va mal, dit le garçon, revoyant Prométhée quelques jours après.

— Qui ?

— Damoclès — oh ! très mal : — c’est en sortant de votre conférence qu’il a pris cela…

— Mais quoi, cela ?

— Les médecins hésitent ; — c’est une maladie si rare… ils parlent d’un rétrécissement de la colonne…

— De la colonne ?

— De la colonne. — À moins d’un salut brusque et miraculeux, le mal ne peut que s’aggraver. Il est très bas, je vous assure, et vous devriez l’aller voir.

— Vous l’allez voir souvent ?

— Moi ? tous les jours. Il s’inquiète de Coclès ; je lui porte de ses nouvelles.

— Que n’y va-t-il lui-même ?

— Coclès ? — Il est trop occupé. Votre discours, l’ignorez-vous ? a fait sur lui un effet extraordinaire. Il ne parle plus que de se dévouer et passe tout son temps à chercher partout dans les rues une nouvelle gifle qui vaille quelque argent à un nouveau Damocle. Il tend en vain son autre joue.

— Prévenez le Miglionnaire.

— Je le renseigne chaque jour. C’est même pour cela que je vais chaque jour voir Damocle.

— Que n’y va-t-il lui-même ?

— C’est ce que je lui dis, mais il refuse. Il ne veut pas être connu. Damoclès guérirait pourtant s’il connaissait son bienfaiteur : je le lui dis, mais il persiste, veut garder son incognito — et je comprends bien maintenant que c’est, non Damoclès, mais bien sa maladie qui l’intéresse.

— Vous parliez de me présenter… ?

— Dès maintenant, si vous voulez.

Du même pas ils y allèrent.


II


Ne l’ayant pas connu nous-mêmes, nous nous sommes promis de ne parler que peu de Zeus, l’ami du garçon.

Rapportons simplement ces quelques phrases.


INTERVIEW DU MIGLIONNAIRE


Le garçon : — N’est-ce pas que vous êtes très riche ?

Le Miglionnaire, à demi tourné vers Prométhée : — Je suis riche bien plus que l’on ne peut imaginer. Tu es à moi ; il est à moi ; tout est à moi. — Vous me croyez banquier ; je suis bien autre chose. Mon action sur Paris est cachée, mais n’est pas moins considérable. Elle est cachée parce que je ne la poursuis pas. Oui, j’ai surtout l’esprit d’initiative. Je lance. Puis, une fois une affaire lancée, je la laisse ; je n’y touche plus.

Le Garçon : — N’est-ce pas que vos actions sont gratuites ?

Le Miglionnaire : — Moi seul, celui-là seul dont la fortune est infinie peut agir avec un désintéressement absolu ; l’homme pas. De là vient mon amour du jeu ; non pas du gain, comprenez-moi — du jeu ; que pourrais-je gagner que je n’aie pas d’avance ? Le temps même… Savez-vous quel âge j’ai ?

Prométhée et le garçon : — Monsieur paraît encore jeune.

Le Miglionnaire : Donc ne m’interrompez pas, Prométhée. — Oui, j’ai la passion du jeu. Mon jeu c’est de prêter aux hommes. — Je prête, mais c’est en me jouant. Je prête, mais c’est à fonds perdus ; je prête, mais c’est avec l’air de donner. — J’aime qu’on ne sache pas que je prête. Je joue, mais je cache mon jeu. J’expérimente ; je joue comme un Hollandais sème ; comme il plante un secret oignon ; ce que je prête aux hommes, ce que je plante en l’homme, je m’amuse à ce que cela pousse ; je m’amuse à le voir pousser. L’homme sans quoi serait si vide ! — Laissez-moi vous narrer ma plus récente expérience. Vous m’aiderez à l’observer. Écoutez-moi d’abord, vous comprendrez ensuite. Vous comprendrez.

Je suis descendu dans la rue, cherchant le moyen de faire souffrir quelqu’un du don que j’allais faire à quelque autre ; de faire jouir cet autre du mal que j’allais faire à cet un. Une gifle et un billet de 500 francs me suffisent. À l’un la gifle, à l’autre le billet. Est-ce clair ? Ce qui l’est moins, c’est la façon de les donner.

— Je la connais, interrompit Prométhée.

— Eh quoi ! vous connaissez, dit Zeus.

— J’ai rencontré Damoclès et Coclès ; c’est d’eux précisément que je viens vous parler : — Damoclès vous cherche et vous appelle ; il s’inquiète ; il est malade ; — par pitié, montrez-vous à lui.

— Monsieur, brisons là — dit Zeus — je n’ai de conseils à recevoir de personne.

— Qu’est-ce que je vous disais, dit le garçon.

Prométhée s’en allait, mais brusquement se ravisant encore : Monsieur, pardonnez-moi. Excusez une indiscrète demande. Oh ! montrez-le, je vous en prie ! J’aimerais tant le voir…

— Quoi ?

— Votre aigle.

— Mais je n’ai pas d’aigle, Monsieur.

— Pas d’aigle ? Il n’a pas d’aigle !  ! Mais…

— Pas plus que dans le creux de ma main. Les aigles (et Zeus riait), les aigles, c’est moi qui les donne.

La stupeur de Prométhée était grande.

— Savez-vous ce qu’on dit ? demanda le garçon au banquier.

— Qu’est-ce qu’on dit ?

— Que vous êtes le bon Dieu !

— Je me le suis laissé dire, fit l’autre,


III


Prométhée alla voir Damoclès ; puis l’alla voir souvent. Il ne lui parlait pas chaque fois ; mais du moins le garçon lui donnait des nouvelles. Un jour il emmena Coclès.

Le garçon les reçut.

— Eh bien ! comment va-t-il ? demanda Prométhée.

— Mal. Très mal, répondit le garçon. Depuis trois jours le malheureux n’a rien pu prendre. Le sort de son billet le tourmente ; il le cherche partout et ne le revoit nulle part : il croit qu’il l’a mangé, se purge et pense le trouver dans ses selles. Lorsque la raison lui revient, qu’il se souvient de l’aventure, c’est pour se désoler encore plus. Il vous en veut à vous, Coclès, parce qu’il prétend que vous compliquez sa dette et qu’il ne s’y reconnaît plus. La plupart du temps, il délire. La nuit nous sommes trois à veiller, mais il fait des bonds sur son lit, qui nous empêchent de dormir.

— Est-ce qu’on peut le voir ? dit Coclès.

— Oui, mais vous le trouverez changé. L’inquiétude le dévore. Il est maigri, maigri, maigri. Le reconnaîtrez-vous seulement ? — Et lui, vous reconnaîtra-t-il ?

— Sur la pointe des pieds ils entrèrent.


LES DERNIERS JOURS DE DAMOCLÈS


La chambre à coucher de Damoclès était empuantie par les remèdes. Elle était basse de plafond et très étroite. Elle était éclairée lugubrement par deux veilleuses. Dans une alcôve, sous un amas affreux de couvertures, on voyait confusément Damoclès s’agiter. Il s’adressait à quelqu’un au hasard, bien qu’il ne fût écouté de personne ; sa voix était rauque et voilée. Pleins d’horreur, Prométhée et Coclès se regardèrent ; lui, ne les entendant pas approcher, continua, comme s’il était seul, son histoire :

— Et de ce jour-là, disait-il, il me sembla tout à la fois et que ma vie prenait un sens, et que je ne pouvais plus vivre ! Ces cinq cents francs, haïs, exécrés, je croyais les devoir à tous et n’osais les donner à aucun — j’en aurais privé tous les autres. Je ne songeais qu’à m’en débarrasser — mais où ? — La caisse d’épargne ! c’était là grossir mon ennui ; ma dette s’aggravait de tous les intérêts de ma dette ; et l’idée d’autre part de laisser stagner cette somme m’était intolérable ; de sorte que je croyais devoir faire circuler cette somme ; je la portais toujours sur moi ; régulièrement tous les huit jours je changeais le billet contre des pièces, les pièces contre un autre billet. On ne perd ni ne gagne au change ; c’est une folie circulaire, simplement.

Et s’ajoutait à cela cette torture : c’est grâce à la gifle d’un autre que je tiens là ces cinq cents francs !

Un jour, vous le savez, je vous rencontre au restaurant…

— C’est de vous qu’il parle, dit le garçon.

— L’aigle de Prométhée brise une devanture, crève l’œil de Coclès… Sauvé !! — Gratuitement, fortuitement, providentiellement, vais-je glisser ma somme dans l’interstice de ces événements. Plus de dette ! Sauvé ! — Ah ! Messieurs ! quelle erreur… C’est de ce jour que j’agonise. Comment vous expliquer ceci ? Comprendrez-vous jamais mon angoisse ? Ces cinq cents francs, je les dois toujours et je ne les possède même plus !

J’ai tenté lâchement de me débarrasser de ma dette, mais je ne l’ai pas acquittée. Dans les cauchemars de mes nuits, je me réveille en sueur, m’agenouille, crie à voix haute : « Seigneur ! Seigneur ! à qui devais-je ? — Seigneur ! à qui devais-je ? » Je n’en sais rien, mais je devais. — Le devoir, Messieurs, c’est une chose horrible ; moi, j’ai pris le parti d’en mourir.

Et maintenant ce qui me tourmente le plus, c’est que cette dette, je vous l’ai passée : à toi Coclès… Coclès ! il ne t’appartient pas, ton œil, puisque ne m’appartenait pas la somme avec quoi je te l’ai donné. « Qu’as-tu donc que tu n’aies reçu », dit l’Écriture… reçu de qui ? de qui ?? de Qui ?? — Ma détresse est intolérable.

La voix du malheureux se hachait, se mouillait, s’étranglait dans les hoquets, dans les sanglots et dans les larmes. Anxieux, Prométhée et Coclès écoutaient ; ils s’étaient pris la main et tremblaient. Damoclès disait, paraissant les voir :

— Le devoir est horrible, Messieurs…, mais combien plus horrible le remords d’avoir voulu se décharger d’un devoir… Comme si pouvait exister moins la dette pour être endossée par un autre… — Mais ton œil te brûle, Coclès ! — Coclès !! j’en suis sûr, il te brûle, ton œil de verre ; arrache-le ! — S’il ne te brûle pas, il devrait te brûler. — Mais il n’est pas à toi, ton œil… Et s’il n’est pas à toi, il est donc à ton frère… il est à qui ? à qui ?? à Qui ?? —

Le malheureux pleurait ; il perdait tête et forces ; parfois fixait Coclès et Prométhée, semblait les reconnaître et leur criait :

— Mais comprenez-moi donc, par pitié ! La pitié que je réclame de vous ce n’est pas une compresse sur mon front, un bol d’eau fraîche, une tisane ; c’est de me comprendre. Aidez-moi donc à me comprendre, par pitié ! — J’ai ceci, qui m’est venu je ne sais d’où et que je dois à qui ? à qui ?? à Qui ?? — et pour cesser un jour de le devoir, croyant le pouvoir, je vais avec ceci faire des dons aux autres ! Aux autres !! — à Coclès, la charité d’un œil !! mais il n’est pas à toi cet œil. Coclès ! Coclès !! rends-le. Rends-le à qui ? à qui ? à Qui ??

— N’y tenant plus, Coclès et Prométhée sortirent.


IV


— Voilà bien, dit Coclès descendant l’escalier, le sort de qui s’est enrichi par la souffrance d’un autre.

— Mais au moins souffrez-vous ? demanda Prométhée.

— De mon œil parfois, dit Coclès, mais de la gifle, plus guère ; la brûlure s’en est calmée. Et je ne voudrais pas ne pas l’avoir reçue : elle m’a révélé ma bonté. J’en suis flatté ; j’en suis fort aise. Je ne cesse pas de songer que ma douleur servit à mon prochain de provende et qu’elle lui valut cinq cents francs.

— Mais ce prochain en meurt, Coclès, dit Prométhée.

— Ne lui disiez-vous pas qu’il faut nourrir son aigle ? — Que voulez-vous ? Damoclès et moi, nous n’avons jamais pu nous entendre ; nos points de vue sont complètement opposés.


Prométhée prit congé de Coclès et courut chez Zeus le banquier.

— Par pitié, montrez-vous ! lui dit-il ; ou du moins faites-vous connaître. Le malheureux meurt dans l’angoisse. Je comprends que vous le tuiiez, puisque c’est pour votre plaisir ; mais qu’il sache au moins qui le tue — qu’il s’y repose.

Le Miglionnaire répondit : — Je ne veux pas perdre mon prestige.


V


La fin de Damoclès fut admirable ; il eut, peu avant sa dernière heure, de ces paroles qui arrachent des larmes aux plus impies, font dire aux bien pensants qu’elles étaient édifiantes. Le plus notable sentiment fut celui qu’expriment si bien ces paroles : J’espère au moins que ça ne l’aura pas privé.

— Qui donc ? demanda-t-on.

Celui, dit Damocle expirant — celui qui m’a donné… quelque chose.

— Non ! — c’était le bon Dieu, riposta habilement le garçon.

— Damoclès mourut sur cette bonne parole.


LES FUNÉRAILLES


— Ô ! disait Prométhée à Coclès, quittant la chambre mortuaire — tout cela est horrible ! La fin de Damoclès me bouleverse. Est-il vrai que ma conférence soit cause de sa maladie ?

— Je ne puis l’affirmer, dit le garçon, mais je sais tout au moins qu’il fut très remué pour ce que vous disiez de votre aigle.

— De notre aigle, reprit Coclès.

— J’étais si convaincu, dit Prométhée.

— C’est pourquoi vous le convainquîtes… votre parole était très vive…

— Je pensais qu’on n’écoutait pas… j’insistais… si j’avais su qu’il écoutait…

— Qu’eussiez-vous dit ?

— La même chose, balbutia Prométhée.

— Mais alors ?

— Mais je ne le dirais plus à présent.

— N’êtes-vous donc plus convaincu ?

— Damoclès l’était trop. J’ai d’autres idées sur mon aigle.

— Au fait, où donc est-il ?

— N’ayez crainte, Coclès, j’ai l’œil sur lui.

— Adieu. Moi je prends le deuil, dit Coclès. Quand nous reverrons-nous ?

— Mais… à l’enterrement, je suppose. J’y parlerai, dit Prométhée. J’y dois réparer quelque chose. Et puis je vous invite après ; j’offre le repas mortuaire, et dans le restaurant précisément où nous avons pour la première fois vu Damoclès.


VI


À l’heure de l’enterrement, il n’y eut pas grande affluence ; Damoclès était peu connu ; sa mort passait inaperçue pour tous ceux que n’intéressa pas cette histoire. Prométhée, le garçon et Coclès se retrouvèrent au cimetière ainsi que quelques désœuvrés écouteurs de la conférence. Chacun regardait Prométhée ; on savait qu’il allait parler ; on se disait « que va-t-il dire ? » car on se souvenait de ce qu’il avait dit. L’étonnement précédait sa parole et venait de ceci qu’on ne reconnaissait pas Prométhée ; il était gras, frais, souriant ; souriant à ce point que sa conduite fut jugée presque peu décente quand, souriant toujours, il s’avança sur le bord de la tombe, puis, y tournant le dos, prononça ces simples paroles :


HISTOIRE DE TITYRE


— Messieurs, qui voulez bien m’écouter, les paroles de l’Écriture qui serviront de texte à mon bref discours d’aujourd’hui sont celles-ci :

Laissez les morts ensevelir les morts. Nous ne nous occuperons donc plus de Damoclès. — La dernière fois que je vous vis réunis c’était pour m’entendre parler de mon aigle ; Damoclès en est mort ; laissons les morts… c’est à cause de lui pourtant, ou plutôt c’est grâce à sa mort qu’à présent j’ai tué mon aigle…

— Tué son aigle !!! s’écria chacun.

— À ce propos, une anecdote… Mettons que je n’ai rien dit.


I


Au commencement était Tityre.

Et Tityre étant seul s’ennuyait, complètement entouré de marais. — Or, Ménalque vint à passer, qui mit une idée dans le cerveau de Tityre, une graine dans le marais devant lui. Et cette idée était la graine, et cette graine était l’Idée. Et avec l’aide de Dieu la graine germa et devint une petite plante, et Tityre, soir et matin, s’agenouillant devant elle, remerciait Dieu de la lui avoir donnée. Et cette plante grandit, et comme elle était de racines puissantes, elle eut bientôt complètement asséché le sol autour d’elle, de sorte que Tityre eut un sol ferme où poser ses pieds, reposer sa tête et fortifier l’ouvrage de ses mains.

Quand cette plante eut atteint la hauteur de Tityre, Tityre put goûter quelque joie à dormir étendu dans son ombre. Or cet arbuste étant un chêne devait énormément grandir ; tellement que bientôt l’ouvrage des mains de Tityre ne suffit plus pour sarcler et biner la terre autour du chêne, pour arroser le chêne, l’émonder, l’astiquer, l’épiler, l’écheniller, et pour assurer en la bonne saison la récolte de ses fruits à la fois nombreux et divers. Il s’adjoignit donc un sarcleur, un bineur, un arroseur, un émondeur, un astiqueur, un épileur, un échenilleur et quelques garçons fruitiers. Et comme chacun devait s’en tenir strictement à sa personnalité, il y avait quelque chance pour que la besogne de chacun fût bien faite.

Pour régler les paiements de chacun, Tityre eut besoin d’un comptable, qui partagea bientôt avec un caissier le souci de la fortune de Tityre ; celle-ci croissait comme le chêne.

Quelques conflits s’étant élevés entre l’astiqueur et l’épileur au sujet des limites répartitives de leurs pouvoirs, Tityre comprit la nécessité d’un arbitre, qui se flanqua de deux avocats pour et contre ; Tityre prit un secrétaire pour consigner leurs jugements, et comme on ne les consignait que pour qu’ils pussent documenter l’avenir, il y eut un garde des arrêts. Du sol cependant les maisons peu à peu s’élevèrent ; et il fallut une police des rues, des gardes contre leur licence. Tityre, surchargé d’occupations, commença de tomber malade ; il fit venir un médecin qui conseilla de prendre femme — et comme au milieu de tant de gens Tityre ne pouvait suffire, il fut forcé de se choisir un adjoint, ce qui fit qu’on le nomma maire. Dès lors il ne lui resta que trop peu d’heures de loisir où pouvoir pêcher à la ligne, des fenêtres de sa maison qui continuaient d’ouvrir continuellement sur les marais.

Alors Tityre institua des jours de fête pour que son peuple pût s’amuser ; mais comme les amusements coûtaient cher et qu’aucun d’eux n’avait beaucoup d’argent, pour pouvoir leur en prêter à tous, Tityre commença par en prélever sur chacun.

Or le chêne, au milieu de la plaine (car malgré la ville, malgré l’effort de tant d’hommes, ce n’avait jamais pu cesser d’être la plaine), ce chêne, dis-je, au milieu de la plaine, n’avait aucune peine à être placé de sorte que l’un de ses côtés était à l’ombre, l’autre au soleil. Sous ce chêne donc, du côté de l’ombre, Tityre rendait la justice ; du côté du soleil, il faisait ses besoins naturels.

Et Tityre était heureux, car il sentait sa vie utile aux autres, excessivement occupée.


II


L’effort de l’homme est cultivable. L’activité de Tityre, encouragée, semblait s’accroître ; son ingéniosité naturelle lui proposant d’autres emplois, on le vit travailler à meubler, tapisser et aménager sa demeure. On admira l’appropriation des tentures et la commodité de chaque objet. Industrieux, il excellait dans l’empirisme ; il fit même pour accrocher ses éponges au mur une petite patère accrostiche, qu’au bout de quatre jours il ne trouva plus commode du tout.

Et Tityre, à côté de sa chambre, fit bâtir une chambre pour les intérêts de la nation ; les deux chambres avaient même entrée, pour tâcher d’indiquer que les intérêts étaient les mêmes ; mais, à cause de l’entrée commune qui donnait même air aux deux pièces, les deux cheminées ne pouvaient tirer ensemble, et, par les temps froids, quand on faisait du feu dans l’une, on faisait de la fumée dans l’autre. Les jours où il voulait faire du feu, Tityre prit donc l’habitude d’ouvrir sa fenêtre.

Comme Tityre protégeait tout et travaillait à la propagation des espèces, un temps vint que les limaces se promenèrent dans les allées de son jardin en si grande abondance que, de peur d’en écraser une, il ne savait où poser pied, et finit par se résigner à moins sortir.

Il fit venir une bibliothèque circulante, avec une loueuse de livres, chez qui il prit un abonnement. Et comme elle s’appelait Angèle il prit coutume d’aller tous les trois jours passer chez elle ses soirées. C’est ainsi que Tityre apprit la métaphysique, l’algèbre et la théodicée. Tityre et Angèle commencèrent de cultiver ensemble avec succès différents beaux-arts d’agrément, et Angèle ayant manifesté des goûts particuliers pour la musique, ils louèrent un piano à queue, sur lequel Angèle exécutait les petits airs qu’entre temps il faisait pour elle.

Tityre disait à Angèle : Tant d’occupations me tueront ; je n’en puis plus ; je sens l’usure ; ces solidarités activent mes scrupules ; s’ils augmentent, je diminue. Que faire ?

— Si nous partions ? lui dit Angèle.

— Je ne peux pas, moi : j’ai mon chêne.

— Si vous le laissiez, dit Angèle.

— Laisser mon chêne ! y pensez-vous ?

— N’est-il pas assez grand bientôt pour pousser seul ?

— Mais c’est que j’y suis attaché.

— Détachez-vous, reprit Angèle.

Et peu de temps après, ayant bien éprouvé que, somme toute, les occupations, responsabilités et divers scrupules, non plus que le chêne, ne le tenaient, Tityre sourit, prit le vent, partit, enlevant la caisse et Angèle et vers la fin du jour descendit avec elle le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra.


III


Ce soir-là l’aspect du boulevard était étrange. On sentait que quelque chose d’insolite, de solennel se préparait. Une foule énorme, sérieuse, anxieuse, se pressait, encombrant le trottoir et débordant presque sur la chaussée qu’à grand’peine maintenaient libre des gardes de Paris échelonnés. Devant les restaurants, les terrasses, disproportionnément élargies par le déploiement des chaises et des tables, faisaient l’obstruction plus complète et rendaient la circulation impossible. Parfois un regardeur impatient se juchait sur sa chaise un Instant, le temps qu’on le priât d’en descendre. Évidemment tous attendaient ; on sentait à n’en pas douter qu’entre les berges du trottoir, sur la chaussée protégée, allait descendre quelque chose. — À grand’peine ayant pu trouver une table, et la louant à très grand prix, Angèle et Tityre s’installèrent devant deux bocks et demandèrent au garçon :

— Qu’attend-on ?

— D’où Monsieur revient-il ? dit le garçon ; Monsieur ne sait-il pas qu’on attend Mœlibée ? C’est entre 5 et 6 qu’il passe… et tenez — écoutez : il me semble déjà que l’on entend ses flûtes.

Du fond du boulevard un son frêle de chalumeau s’éleva. La foule plus attentive encore palpita. Le son grossit, se rapprocha, s’exagéra.

— Ô que c’est émouvant ! dit Angèle.

Le soleil déclinant envoyait ses rayons d’un bout à l’autre du boulevard. Et comme issu des splendeurs du couchant on vit enfin s’avancer Mœlibée, précédé du simple son de sa flûte. On ne distinguait bien d’abord que son allure, mais quand il fut plus près :

— Ô comme il est charmant ! dit Angèle.

Mœlibée cependant arrivé devant Tityre cessa son chant de flûte, brusquement s’arrêta, vit Angèle, et l’on s’aperçut qu’il était nu.

— Ô ! dit Angèle, penchée sur Tityre, qu’il est beau ! que ses reins sont dispos ! que ses flûtes sont adorables !

Tityre était un peu gêné.

— Demandez-lui donc où il va, dit Angèle.

— Où allez-vous ? questionna Tityre.

Mœlibée répondit : — Eo Romam.

— Qu’est-ce qu’il dit ? reprit Angèle.

Tityre : — Vous ne comprendrez pas, chère amie.

— Mais vous m’expliquerez, dit Angèle.

Romam, insista Mœlibée, — urbem quam dicunt Romam.

Angèle : — Ô ! que c’est délicieux, ce qu’il dit ! — Qu’est-ce que cela veut dire ?

Tityre : — Mais, chère Angèle, je vous assure que cela n’est pas si délicieux que ça ; cela veut dire tout simplement qu’il va à Rome.

— Rome ! dit Angèle songeuse — ô ! j’aimerais tant voir Rome !

Mœlibée, reprenant ses pipeaux, recommençait sa primitive mélodie ; à ces sons Angèle exaltée se souleva, se leva, s’approcha, et comme Mœlibée arrondissait son bras, elle le prit, et tous deux continuant ainsi le boulevard s’éloignèrent, s’éperdirent, disparurent dans le définitif crépuscule.

La foule à présent défrénée s’agitait très tumultueuse. De toutes parts on entendait questionner : Qu’a-t-il dit ? — Qu’a-t-il fait ? — Quelle était cette femme ? Et quand quelques instants après les gazettes du soir parurent, une féroce curiosité les enleva comme dans un cyclone ; et l’on apprit soudain que cette femme c’était Angèle, et que ce Mœlibée était quelqu’un de nu qui s’en allait en Italie.

— Alors, toute curiosité retombée la foule s’écoula comme une eau libre, désertant les grands boulevards. — Et Tityre se retrouva seul complètement entouré de marais.

Mettons que je n’ai rien dit.

Un rire irrépressible secoua quelques instants l’auditoire.

— Messieurs, je suis heureux que mon histoire vous divertisse, dit en riant aussi Prométhée. Depuis la mort de Damoclès, j’ai trouvé le secret du rire. — À présent j’ai fini, Messieurs ; laissons les morts ensevelir les morts et allons vite déjeuner.

Il prit le garçon par un bras, Coclès par l’autre ; tous sortirent du cimetière ; passé les portes, le reste de l’assemblée se dispersa.




— Pardonnez-moi, dit Coclès, — votre récit était charmant et vous nous avez bien fait rire… mais je ne saisis pas le rapport…

— S’il y en eût eu plus, vous n’eussiez pas tant ri, dit Prométhée ; ne cherchez pas à tout cela trop grand sens ; — je voulais surtout vous distraire, et suis heureux d’y être parvenu ; vous devais-je cela ? Je vous avais tant ennuyés l’autre fois.

Ils regagnèrent les boulevards,

— Où allons-nous ? dit le garçon.

— À votre restaurant, si vous le voulez bien, en souvenir de notre première rencontre.

— Vous le passez, dit le garçon.

— Je ne reconnais pas la devanture ?

— C’est qu’elle est toute neuve, à présent.

— J’oubliais !… j’oubliais que mon aigle… Soyez tranquilles : il ne recommencera plus.

— C’est donc vrai, dit Coclès, ce que vous disiez ?

— Quoi ?

— Que vous l’avez tué ?

— Et que nous allons le manger… En doutez-vous ? dit Prométhée : vous ne m’avez donc pas regardé ? — De son temps est-ce que j’osais rire ? — N’étais-je pas maigre affreusement ?

— Assurément.

— Il me mangeait depuis assez longtemps ; j’ai trouvé que c’était mon tour. — À table ! Allons ! à table, Messieurs ! — Garçon… ne servez pas : en dernier souvenir de lui, prenez la place de Damocle.


Le repas fut plus gai qu’il n’est permis ici de le redire, et l’aigle fut trouvé délicieux. Vers le dessert chacun d’eux but à sa santé,

— Il n’aura donc servi à rien ? demanda-t-on.

— Ne dites donc pas cela, Coclès ! — sa chair nous a nourris. — Quand je l’interrogeais, il ne répondait rien… Mais je le mange sans rancune : s’il m’eût fait moins souffrir il eût été moins gras ; moins gras il eût été moins délectable.

— De sa beauté d’hier, que reste-t-il ?

— J’en ai gardé toutes les plumes.


C’est avec l’une d’elles que j’écris ce petit livre ; puissiez-vous, rare ami, ne pas le trouver trop mauvais.


ÉPILOGUE


Pour tâcher de faire croire au lecteur que si le livre est tel ce n’est pas la faute de l’auteur.


On n’écrit pas les livres qu’on veut.
Journal des Goncourt.




L’histoire de Léda avait fait tant de bruit, couvert Tyndare de tant de gloire, que Minos ne s’inquiétait pas trop entendant Pasiphaë lui dire : « Que veux-tu ? Moi, je n’aime pas les hommes. »

Mais plus tard : « C’est assez vexant, vraiment (et ça n’a pas été facile !) j’espérais qu’un dieu s’y cachait. — Si Zeus s’en fût mêlé, j’eusse accouché d’un Dioscure ; grâce à cet animal, je n’ai pu mettre au monde qu’un veau. »


RÉFLEXIONS

I


Ce que pour les champs on appelle culture alternée, on l’appelle chez l’homme folie circulaire.


II


Sitôt qu’un homme a une pensée il écrit tout un volume, non tant pour l’expliquer que pour s’excuser de l’avoir.


III


En étudiant la question de la raison d’être de l’œuvre d’art, on arrive à trouver que cette raison suffisante, ce symbole de l’œuvre, c’est sa composition.


Une œuvre bien composée est nécessairement symbolique ; autour de quoi viendraient se grouper les parties ? qui guiderait leur ordonnance ? sinon l’idée de l’œuvre, qui fait cette ordonnance symbolique.


L’œuvre d’art c’est une idée qu’on exagère.


Le symbole, c’est autour de quoi se compose un livre.


La phrase est une excroissance de l’idée.


IV


Les choses sont perpétuellement en inéquilibre — de là leur écoulement.

L’équilibre, c’est la « santé » parfaite ; ce que M. Taine appelle un accident heureux — mais il est irréalisable physiquement à cause de ce que nous disions ; réalisable seulement dans l’œuvre d’art. — L’œuvre d’art est un équilibre hors du temps, une santé artificielle.


V


Je soutiendrai qu’il faut croire ceci, pour un artiste : un monde spécial, dont il ait seul la clef. Il ne faut pas qu’il apporte une chose nouvelle, quoique cela soit énorme déjà ; mais bien que toutes choses en lui soient ou semblent nouvelles, transapparues derrière une idiosyncrasie puissamment coloratrice.

Il faut qu’il ait une philosophie, une esthétique, une morale particulières ; toute son œuvre ne tend qu’à le montrer. Et c’est ce qui fait son style. Il lui faut aussi une plaisanterie particulière — un drôle à lui.


VI


Théorie du livre : — lettre morte ? — Le sac des graines.


VII


« Cette île, appelée Savu, par les naturels, est peu connue. »

Cook.

Si elle ne l’était pas du tout, elle ne porterait pas de nom.

Étrange habitude qu’ont les hommes de baptiser des morceaux de terre — et surtout cette île ! Ils ne la baptisent que du jour où ils songent à la quitter — et pour les autres.


VIII


Inertie de la matière. Lenteur avant que l’idée l’ait traversée.


Élasticité ! De toutes les inerties, la pire ! hypocrisie de l’irremuable matière ; elle semble céder, fait croire à la victoire et que l’effort est achevé, mais revient sitôt qu’on la relâche ; ce n’était qu’inertie différée ; matière apparemment plastique qui se prête à user nos efforts. Pour prouver quelle stupide mémoire viens-tu lorsque nous t’avions si selon nos grés modelée, reviens-tu te redisposer selon tes lignes primitives, que nous voulions tant oublier — que nous ne pourrons donc jamais oublier. Élasticité ! — mémoire brute de la matière, inertie différée, apparente docilité…


L’élasticité nous entoure ; ce que dans l’immatériel nous appelons rétroaction n’est que cela — mais avec les complications infinies — jusqu’à ce que la matière en soit toute imprégnée, en soit complètement changée.

Repartie : infinie réception de la matière — porosité.


IX


Question sociale ? — certes. Mais la question morale est antécédente.


L’homme est plus intéressant que les hommes ; c’est lui et non pas eux que Dieu a fait à son image. Chacun est plus précieux que tous.


X


La synthèse doit se précéder d’analyse ; et l’analyse, besoin de l’esprit, naît du sentiment de la complexité. Le sentiment de complexité peut devenir une stupéfaction passionnée.


XI


Tout ce qui a eu lieu en nous, ne fût-ce qu’une fois, peut reparaître, le temps y aidant, la volonté s’y taisant.

On n’est sûr de ne jamais faire que ce que l’on ne pourra jamais comprendre. L’assurance de la vertu m’irrite, car elle est faite d’incompréhension — je ne parle pas de l’intelligence de la tête, logique uniquement, et qui ne comprend que des rapports de signes — je n’en veux point. — On ne comprend que ce que l’on est capable de faire ; ainsi les choses dans la nature ne vibrent à l’approche d’un son que lorsque elles-mêmes, le choc aidant, sont capables de le produire. Et je ne dis pas qu’elles le produiront jamais — mais de là souvent leur indulgence, excuse d’un possible futur.

Nil humanum a me alienum puto.

« Il n’y a pas de si grands crimes que je ne me sois senti à certains jours capable de commettre, » dit Gœthe. Les plus grandes intelligences sont aussi les plus capables des grands crimes, que d’ordinaire elles ne commettent pas, par sagesse, par amour, et parce qu’elles s’y limiteraient.


XII


Doctrine du péché : étant capable de tout le mal n’en rien faire, et voilà le bien ; volonté privatrice — je n’aime point cela. J’aime que la cécité pour le mal vienne de l’éblouissement du bien ; — sinon vertu est ignorance — pauvreté.


XIII


Je ne peux pas plus être reconnaissant à « Dieu » de m’avoir créé — que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être, si je n’étais pas.


XIV


Et sic Deus — semel jussit, semper paret.

Dieu — qui est fidèle. — Les miracles sont des désobéissances de Dieu.


XV


Vouloir prouver que Dieu est, c’est aussi absurde que d’affirmer qu’il n’est pas.

Car nos affirmations et nos preuves ne le créeront… ni ne le supprimeront.


XVI


Je préfère dire que : du moment qu’il y a quelque chose, c’est Dieu. L’expliquer m’est inutile ; il s’explique lui-même par toute la Nature ; c’est là sa façon d’exister.


XVII


La prière est la forme oratoire de l’âme.


XVIII


Il est fâcheux de croire qu’il faut à l’homme une tradition, une histoire pour comprendre un Dieu éternel. L’histoire de Dieu ne peut être que l’histoire de ce que l’ont cru les hommes.


Jean-Baptiste, c’est la précaution oratoire du Christ.


XIX


J’ai trouvé toujours mon bonheur à simplifier par des généralisations toujours plus grandes chaque chose — de façon à rendre ma possession aussi portative en vérité que la coupe où se grise Hafiz.


XX


Ne plus considérer en chaque être que la part unique et différente dont cette matière commune n’était que le trop massif soutien.


XXI


Le « paganisme » n’apportera la paix qu’autant que l’on suppose au-dessus de tous ces dieux rivaux une puissance unique pour les dominer.

C’est dans le sentiment d’un accord, non d’une rivalité qu’est le bonheur, et quand bien même toutes les forces de la nature l’une contre toutes autres, chacune lutterait, il m’est impossible de ne pas concevoir une unité supérieure, présidant à cette lutte même, initiale de toute division, où chaque âme peut se réfugier pour son bien-être.


XXII


On ne devrait jamais acheter rien qu’avec de l’amour. N’importe qui, n’importe quoi devrait toujours être à celui qui l’aime le mieux. Le pain à qui a le plus faim — la friandise à qui la préfère ou à qui a déjà soupé. L’explication de l’ivrognerie du peuple est telle : ils boivent pour oublier qu’ils n’ont pas ce qu’ils désirent ; d’ailleurs l’ivrognerie des hautes classes s’explique de même. L’ivresse n’est jamais qu’une substitution du bonheur. C’est l’acquisition du rêve d’une chose, quand on n’a pas l’argent que réclame l’acquisition matérielle de la chose rêvée. La bouteille qui donna l’ivresse vaut la peau de chagrin tant qu’on est ivre. Le terrible c’est qu’on ne peut jamais se griser suffisamment.


XXIII


… Il songeait : Le monde aurait pu avoir une histoire différente. La surface de la terre aurait pu se couvrir autrement. Si le monde n’eût eu d’autres habitants que des êtres pareils à moi, le monde n’aurait pas eu d’histoire. — Je hais toutes les carrières qui ne doivent d’être qu’à la malignité des hommes.


XXIV


De toute cette comédie — aux deux extrémités les actes importants. — la naissance et la mort — de l’un nous ne nous apercevons pas encore ; de l’autre nous ne nous apercevons plus. Et même il nous faut croire que, dès la terre rejetée, l’on ne se souvient plus d’être mort. On ne s’aperçoit que de la mort des autres, — parce qu’elle facilite notre vie.


XXV


Les caractères individuels sont plus généraux (j’entends plus humains) que les caractères ethniques. Il faut comprendre : l’homme en tant qu’individu tente d’échapper à la race. Et sitôt qu’il ne représente plus la race, il représente l’homme ; l’idiosyncrasie est prétexte à généralités.


XXVI


HONNÊTETÉ. Tout ce qu’il y a dans ce mot.


XXVII


L’étrange faiblesse d’esprit qui nous fait douter sans cesse que le bonheur de l’avenir puisse valoir le bonheur du passé est souvent notre seule cause de misère ; nous nous attachons aux simulacres de nos deuils comme s’il convenait de prouver notre tristesse aux autres. Nous cherchons les souvenirs et les ruines, nous voudrions revivre le passé et souhaitons continuer encore des joies après qu’elles sont épuisées.

Je hais toute tristesse et ne comprends pas que la confiance en la beauté de l’avenir ne prévaille pas sur l’adoration du passé.

N’est-ce pas ressembler à ces peuples des plages qui pleurent chaque soir le soleil enfoncé dans la mer — et crient longtemps encore vers le couchant après que derrière eux déjà le soleil rajeuni se relève.


XXVIII


… « Ou souffrir, ou mourir. — Aut pati aut mori. Il est digne de votre audience de comprendre solidement toute la force de cette parole ; … vous confesserez avec moi qu’elle renferme comme en abrégé toute la doctrine du Fils de Dieu et tout l’esprit du Christianisme. »

Et plus loin : « Il n’est rien de plus opposé que de vivre selon la nature et de vivre selon la grâce. »

Bossuet, Panégyr. de Sainte Thérèse.

Tant pis.


XXIX


« Le moi est haïssable »… dites-vous. … Pas le mien.

Je l’aurais aimé chez un autre ; sera-ce parce que c’est le mien que je devrai faire le difficile.

Sur quel moi pire n’aurais-je pu tomber ! (D’abord je vis et cela est magnifique.)

Je vous plains si vous sentez en vous de quoi haïr. Je ne hais que cette triste morale ; si j’aime mon moi ne croyez pas que j’en aime moins le vôtre, ou que ce soit à cause du plus ou moins de bonheur.

(Mais vous vivez aussi, je pense, et cela est magnifique aussi.)


XXX


L’histoire de l’homme, c’est celle des vérités que l’homme a délivrées.

Je ne veux pas, comprends-moi bien, considérer, ce disant, les vérités comme un petit nombre d’élues dont la délivrance ou mieux l’élection serait une façon de reconnaître leur droit de règne sur nous-mêmes. De sorte que leur liberté à elles s’achèterait au prix de la nôtre.

Non. — Laissons même ce mot de Vérité — qui ferait croire trop aisément que le despotisme de certaines Idées est légitime. Disons, non Vérités, mais Idées. — Et appelons Idée tout rapport perçu ; si tu veux, métaphoriquement, la réfraction dans le cerveau de l’homme d’un rapport effectif. Le nombre des Idées est infini comme le nombre des rapports, ou presque.

Il me plaît, pour ne pas me supprimer toute raison d’être et d’aimer être — de considérer l’humanité comme l’effectuation des rapports possibles. — La presque infinité des rapports possibles assure à l’humanité une presque infinie durée. Les rapports effectués constituent l’histoire du passé. — C’est là une chose faite et, plus ou moins bien jouée, il n’y a plus à y revenir — d’ailleurs on ne le pourrait point. Pour la moindre idée d’aujourd’hui, il a fallu la presque infinité des rapports joués hier. On en est donc enfin débarrassé !

C’est ainsi que peu à peu l’humanité se délivre. Mais si peu qu’elle ne s’en aperçoit point.

Et pourtant ne t’en va pas croire au progrès sinon pour ceci que :

N’importe quelle marche, fût-ce celle d’une écrevisse, ne peut s’imaginer qu’en avant, et même quand tu tournerais toutes les faces vers lui, le passé ne s’en irait pas moins dans le passé. Ce qui est fait n’est plus à refaire ; le pléonasme est impossible ici.

Mais croire que l’humanité trouve un but en dehors d’elle-même et qui ne soit point par elle-même projeté, serait folie et course après son ombre. Le progrès de l’homme n’est qu’en lui-même et n’a pas la signification victorieuse que tu crois.

Ossa sur Pélion s’effondre et le ciel ne s’escalade pas, — où l’on ne trouverait point d’ailleurs les Vérités en petit nombre, assises sur des trônes où nous aurions des coins pour nous asseoir.

Les dieux, s’ils étaient, verraient notre interminable labeur comme les enfants sur les plages s’amusent des relatifs progrès des vagues. L’une vient ; ô progrès ! elle monte ; elle envahit, elle submerge tout — elle laisse une écume et passe ; l’autre succède et monte un peu plus haut — ô progrès ! c’est une marée ; la marée se retire ; le lendemain elle gagne encore quelques pouces de plages — ô progrès ! où n’ira-t-elle pas demain ? Mais après-demain l’équinoxe est déjà passé et la mer décroît — mais travaille encore et pourtant lentement ronge la terre.


Le temps et l’espace sont les tréteaux que pour s’y jouer les innombrables vérités ont déployés à l’aide de nos cerveaux, — et nous y jouons comme des marionnettes volontaires, convaincues, dévouées et voluptueuses. Je ne vois pas qu’il y ait là de quoi s’attrister, car moi je me plais au contraire à cette conviction de mon rôle, et ce rôle, somme toute, si tout le motive, c’est bien un chacun seul qui l’invente.


Tu apprendras à considérer l’humanité comme la mise en scène des idées sur la terre.


XXXI


Nous n’avons de valeur que représentative.

Ils souffraient du fardeau d’eux-mêmes et ne savaient comment faire pour s’en débarrasser. La charité ne les tentait point. L’individu leur devenait insupportable, et les autres encore plus qu’eux. Ne voulant plus s’occuper d’eux-mêmes, ce n’était certes pas pour s’occuper des autres. — Mais s’occuper de quoi, dès lors ? À quoi se prendre ?

Ceci les tourmenta tant qu’ils crurent les idées subordonnées aux hommes. Mais sitôt qu’ils les reconnurent souveraines, ils s’occupèrent d’elles seules et s’y oublièrent.


XXXII


Les choses ont besoin de nous pour être, ou pour se sentir être, et, sans nous, restent dans l’attente. Et l’homme en sent un inquiet malaise : la pression en nous de tout ce qui n’a pas encore été et qui veut être, — de tout l’inconnu qui demande son petit instant de pensée, semble implorer de nous l’existence, parce qu’il faut que tout y passe — et comme s’il y avait quelque joie à se dire que l’on a été — lorsqu’on n’est plus.


XXXIII


Il est aisé de considérer l’âme comme cette particule de terrain où maintes plantes distinctes croissent et tant d’insectes vivent. Il y a surabondance ; il y a lutte ; il y aura donc suppression. — C’est trop ! c’est trop ; si l’on n’arrache celle-ci, elle étouffera celle-là. Si vous n’arrachez rien, la nature va disposer de la lutte. — Tant mieux !