Mercure de France (p. 59-103).


LA
DÉTENTION DE PROMÉTHÉE

I


À quelques jours de là, Prométhée, dénoncé par les soins amicaux du garçon, se vit emprisonné comme fabricant d’allumettes sans brevet.

La prison, isolée du reste du monde, ne donnait vue que sur le ciel ; du dehors elle présentait l’aspect d’une tour ; au dedans s’ennuyait Prométhée.


Le garçon vint lui rendre visite.

— Oh ! lui dit en souriant Prométhée, que je suis heureux de vous voir ! Je languissais. Parlez, vous qui venez du dehors ; le mur de ce cachot m’en sépare et je ne sais plus rien des autres. Que font-ils ? — Et vous d’abord, que faites-vous ?

— Depuis votre scandale, répondit le garçon, presque rien ; il n’est venu chez nous presque personne. On a perdu beaucoup de temps à réparer la devanture.

— J’en suis tout désolé, dit Prométhée ; — mais Damoclès au moins ? Avez-vous revu Damoclès ? Il est sorti du restaurant si vite l’autre jour ; je n’ai pas pu lui dire adieu. Je le regrette. Ce semblait un homme très doux, plein de décence et de scrupules ; il disait sa peine sans art et me touchait. — Au moins quittant la table était-il bien rasséréné ?

— Cela n’a pas duré, dit le garçon. Je l’ai revu le lendemain et son inquiétude était pire. En me parlant il a pleuré. Ce qui l’inquiète surtout, c’est l’état de santé de Coclès.

— Va-t-il donc mal ? demanda Prométhée.

— Coclès ? — Mais non, répondit le garçon. Je dirai plus : Il y voit mieux depuis qu’il n’y voit plus que d’un œil. Il montre à tous son œil de verre et se fait un bonheur qu’on l’en plaigne. Quand vous le reverrez, dites-lui que son nouvel œil lui va bien ; qu’il ne le porte pas sans grâce ; mais ajoutez qu’il a dû bien souffrir…

— Il souffre donc ?

— De ce qu’on ne lui dise pas — oui, peut-être.

— Mais alors si Coclès va bien et si même il ne souffre pas, de quoi s’inquiète Damoclès ?

— De ce que Coclès aurait dû souffrir ?

— Vous me recommandez précisément de le dire…

— Le dire, oui, mais Damoclès le pense, lui ; et ça le tue.

— Que fait-il d’autre ?

— Rien. Cette unique préoccupation l’accapare. Entre nous, c’est un homme absorbé. — Il dit que sans ses 500 francs Coclès ne serait pas misérable.

— Et Coclès ?

— Il le dit aussi… Mais il est devenu très riche.

— Comment donc ?

— Oh ! je ne sais pas bien ; — mais on l’a beaucoup plaint dans les journaux ; on a ouvert pour lui une souscription de faveur.

— Et qu’en fait-il ?

— C’est un roublard. Avec l’argent que lui rapporte la collecte, il songe à fonder un hospice.

— Un hospice ?

— Un petit, oui ; rien que pour les borgnes. Il s’en est nommé directeur.

— Ah bah ! s’écria Prométhée ; vous m’intéressez vivement.

— Je l’espérais, dit le garçon…

— Et, dites encore… le Miglionnaire ?

— Oh ! lui, c’est un lapin ! — Si vous croyez que tout ça le tourmente !! C’est comme moi : il observe… Si ça vous amuse, je vous présenterai — quand vous serez sorti d’ici…

— Au fait, et pourquoi suis-je ici ? commença enfin Prométhée. De quoi m’accuse-t-on ? Le savez-vous, garçon, qui savez tant de choses ?

— Ma foi non, feignit le garçon. Ce que je sais, du moins, c’est que ce n’est que de la prison préventive. Après qu’on vous aura condamné vous saurez.

— Allons, tant mieux ! dit Prométhée ; je préfère toujours savoir.

— Adieu, dit alors le garçon ; il se fait tard. Avec vous, c’est étonnant ce que le temps passe… Mais dites : votre aigle ? Que devient-il ?

— Tiens ! je n’y pensais plus, dit Prométhée. Et, le garçon parti, Prométhée commença de penser à son aigle.


IL FAUT QU’IL CROISSE ET QUE JE DIMINUE


Et comme Prométhée s’ennuyait, au soir il appela son aigle. — L’aigle vint.

— Je t’attendais depuis longtemps, dit Prométhée.

— Que ne m’appelais-tu donc plus tôt ? répondit l’aigle.

Pour la première fois Prométhée regarda son aigle, sommairement perché sur les barreaux tordus du cachot. Dans la dorure du couchant il paraissait d’autant plus terne ; il était gris, laid, rabougri, rechigné, résigné, misérable ; il paraissait trop faible pour voler ; ce que voyant, Prométhée pleura de pitié sur son aigle.

— Oiseau fidèle, lui dit-il, tu sembles souffrir — dis : qu’as-tu ?

— J’ai faim, dit l’aigle.

— Mange, dit Prométhée en découvrant son foie.

L’oiseau mangea.

— Tu me fais mal, dit Prométhée.

Mais l’aigle ne dit rien d’autre ce jour-là.


II


Le lendemain, dès l’aube, Prométhée souhaita son aigle ; il l’appela du fond des rougeurs de l’aurore, et, comme le soleil paraissait, l’aigle vint. Il avait trois plumes de plus. Prométhée sanglotait de tendresse.

— Comme tu viens tard, dit-il en caressant les plumes.

— C’est que je ne vole pas encore vite, dit l’oiseau. Je rase terre…

— Pourquoi ?

— Je suis si faible !

— Que te faut-il pour voler vite ?

— Ton foie.

— Tiens ; mange.

Le lendemain l’aigle avait huit plumes de plus ; et quelques jours après il devançait l’aurore. Prométhée, lui, maigrissait.

— Parle-moi du dehors, lui disait Prométhée, que deviennent les autres ?

— Ô ! maintenant je plane, répondait l’aigle ; je ne sais plus rien que le ciel et que toi.

Ses ailes lentement s’étaient accrues.

— Bel oiseau, que racontes-tu ce matin ?

— J’ai promené ma faim dans l’atmosphère.

— Aigle ! tu ne seras jamais moins cruel ?

— Non ! Mais je peux devenir très beau.

Prométhée, s’éprenant de la beauté future de son aigle, lui donnait chaque jour plus à manger.

Un soir, l’aigle ne partit pas.

Le lendemain non plus.

Il occupait de ses morsures le prisonnier qui l’occupait de ses caresses, qui maigrissait et s’épuisait d’amour, tout le jour caressant ses plumes, sommeillant la nuit sous son aile et le repaissant à loisir. — L’aigle ne bougeait plus ni la nuit ni le jour.

— Doux aigle ! qui l’eût cru ?

— Que quoi ?

— Que nos amours seraient charmantes.

— Ah ! Prométhée…

— Tu le sais, dis, toi, mon doux aigle ! pourquoi suis-je ici enfermé ?

— Que t’importe ? Ne suis-je donc pas avec toi ?

— Oui ; peu m’importe ! Au moins es-tu content de moi, bel aigle ?

— Oui, si tu me trouves très beau.


III


Le printemps vint ; autour des barreaux de la tour, d’embaumées glycines fleurirent.

— Un jour nous partirons, dit l’aigle.

— Vrai ? s’écria Prométhée.

— Car je suis devenu très fort ; toi, maigre ; et je puis t’emporter.

— Aigle, mon aigle… emporte-moi.

Et l’aigle enleva Prométhée.


CHAPITRE POUR FAIRE ATTENDRE LE SUIVANT


Ce soir-là Cocle et Damocle se rencontrèrent. Ils causèrent ; mais certainement une gêne était entre eux.

— Que voulez-vous ? disait Coclès, nos points de vue sont opposés.

— Croyez-vous ? répondait Damocle. Je ne demande qu’à nous entendre.

— Vous dites cela, mais vous n’entendez que vous seul.

— Et vous, vous ne m’écoutez même pas.

— Je sais tout ce que vous allez dire.

— Dites-le donc, si vous le savez.

— Vous prétendez le savoir mieux que moi.

— Hélas ! Coclès, vous vous fâchez ; — mais, pour l’amour du ciel, dites : que dois-je faire ?

— Ah ! rien de plus pour moi, je vous en prie ; vous m’avez fait un œil de verre…

— De verre, faute de mieux, mon Coclès.

— Oui — après m’avoir éborgné.

— Mais ce n’est pas moi, cher Coclès.

— C’était bien le moins ; et d’ailleurs vous aviez de quoi le payer — grâce à ma gifle.

— Coclès ! oublions le passé !…

— Certes ! il vous plaît de l’oublier.

— Ce n’est pas là ce que je veux vous dire.

— Mais que voulez-vous dire alors ? Allons, parlez !

— Vous ne m’écoutez pas.

— C’est que je sais ce que vous allez dire !…

La discussion, faute d’aliment neuf, allait prendre une fâcheuse allure lorsque tous deux brusquement furent heurtés par une affiche ambulante. On y lisait :

ce soir à 8 heures
DANS LA
SALLE DES NOUVELLES LUNES
PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ
PARLERA DE
SON
AIGLE

À 8 heures 1/2 l’Aigle présenté fera quelques tours.

À 9 heures une quête sera faite par le garçon en faveur de l’asile de Coclès.

— Il faut voir cela, dit Coclès.

— J’y vais avec vous, dit Damoclès.


IV


Dans la salle des Nouvelles Lunes, à 8 heures précises, la foule entra.

Coclès s’assit au centre gauche ; Damoclès au centre droite ; le reste du public au milieu.

— Un tonnerre d’applaudissements salua l’entrée de Prométhée ; il gravit les degrés de l’estrade, posa son aigle à côté de lui, se reprit. Dans la salle un frémissant silence…


LA PÉTITION DE PRINCIPES


— Messieurs, commença Prométhée, n’ayant point la prétention, hélas ! de vous intéresser par ce que je vais dire, j’ai eu soin d’amener cet aigle avec moi. Après chaque passage ennuyeux de mon discours, il voudra bien nous faire quelques tours. J’ai aussi sur moi des photographies obscènes et des fusées volantes ; aux moments les plus graves de mon discours j’aurai soin de distraire avec elles le public. J’ose donc espérer, Messieurs, quelque attention.

À chaque nouveau point du discours, j’aurai l’honneur, Messieurs, de vous faire assister à un repas de l’aigle, — car, Messieurs, mon discours a trois points ; je n’ai pas cru devoir repousser cette forme qui plaît à mon esprit classique. — Et ceci pouvant servir d’exorde, je dirai maintenant, d’avance et sans fard, les deux premiers points du discours :

Premier point : Il faut avoir un aigle.

Deuxième point : D’ailleurs, nous en avons tous un.

Craignant que vous m’accusiez de parti pris, Messieurs ; craignant aussi de nuire à la liberté de ma pensée, je n’ai préparé mon discours que jusque-là ; le troisième point découlera naturellement des deux autres ; j’y laisse à la passion tout son jeu. — En guise de conclusion, l’aigle, Messieurs, fera la quête.

— Bravo ! Bravo ! cria Coclès.

Prométhée but une gorgée d’eau. L’aigle fit, en pirouettant, trois fois le tour de Prométhée, puis salua. Prométhée regarda dans la salle, sourit à Damoclès, à Coclès, et comme aucun signe d’ennui ne se montrait encore, il remit à plus tard les fusées et reprit :


V


— Quelque habileté rhétorique que j’y mette, je ne saurai, Messieurs, devant vos esprits clairvoyants, escamoter la fatale pétition de principes qui m’attend au début de mon discours.

Messieurs, nous aurons beau faire chacun, nous n’échapperons pas à la pétition de principes. Or, qu’est-ce qu’une pétition de principes ? Messieurs, j’ose le dire : toute pétition de principes est une affirmation de tempérament ; car, où les principes manquent, là s’affirme le tempérament.

Quand je déclare : Il faut avoir un aigle, vous pourrez tous vous écrier : Pourquoi ? — Or, que voulez-vous que je réponde qui ne puisse se ramener à cette formule où s’affirme mon tempérament : Je n’aime pas les hommes ; j’aime ce qui les dévore.

Le tempérament, Messieurs, est ce qui se doit affirmer. Nouvelle pétition de principes, direz-vous. Mais je viens de démontrer que toute pétition de principes est une affirmation de tempérament ; et comme je dis qu’il faut affirmer son tempérament (car il importe), je répète : je n’aime pas l’homme ; j’aime ce qui le dévore. — Or qui dévore l’homme ? — Son aigle. Donc, Messieurs, il faut avoir un aigle. Je pense que voilà qui est suffisamment démontré.

… Hélas ! je vois, Messieurs, que je vous ennuie ; certains bâillent. Je pourrais, il est vrai, placer ici quelques plaisanteries ; mais vous les sentiriez factices ; j’ai l’esprit irrémédiablement sérieux. — Je préfère laisser circuler quelques photographies libertines ; elles feront tenir tranquilles ceux que mes paroles ennuient ; ce qui me permettra de continuer.

Prométhée but une gorgée d’eau. L’aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée, puis salua. Prométhée reprit :


SUITE DU DISCOURS DE PROMÉTHÉE


— Messieurs, je n’ai pas toujours connu mon aigle. C’est là ce qui me fait induire, par un raisonnement qui porte un nom particulier dont je ne me souviens plus, dans la logique, que je n’étudie d’ailleurs que depuis huit jours, — ce qui me fait induire, disais-je, bien que le seul aigle ici présent soit le mien, que, Messieurs, un aigle, vous en avez tous un.

J’ai tu jusqu’à présent mon histoire ; d’ailleurs jusqu’à présent je ne la comprenais pas bien. Et si je me décide à vous en parler, maintenant, c’est que, grâce à mon aigle, elle m’apparaît maintenant merveilleuse.


VI


— Messieurs, je vous l’ai dit, je n’ai pas toujours vu mon aigle. Avant lui j’étais inconscient et beau, heureux et nu sans le savoir. Jours charmants ! Sur les flancs ruisselants du Caucase, heureuse et nue aussi la lascive Asia m’embrassait. Ensemble nous roulions dans les vallées ; nous sentions l’air chanter, l’eau rire, les plus simples fleurs embaumer. Souvent nous nous couchions sous les larges ramures, parmi des fleurs où les essaims murmurants se frôlaient. Asia m’épousait, pleine de rires ; puis doucement les bruissements d’essaims, de feuillages où celui des ruisseaux nombreux se fondait, nous invitaient au plus doux des sommeils. Autour de nous tout permettait, tout protégeait notre inhumaine solitude, — soudain, un jour Asia me dit : Tu devrais t’occuper des hommes.

Il me fallut d’abord les chercher.

Je voulus bien m’occuper d’eux ; mais c’était en avoir pitié.

Ils étaient très peu éclairés ; j’inventai pour eux quelques feux ; et dès lors commença mon aigle. C’est depuis ce jour que je m’aperçois que je suis nu.

À ces mots des applaudissements partirent de divers points de la salle. Brusquement Prométhée éclata en sanglots. L’aigle battit des ailes, roucoula. D’un geste atroce Prométhée ouvrit son gilet et tendit son foie douloureux à l’oiseau. Les applaudissements redoublèrent. Puis l’aigle fit en pirouettant trois fois le tour de Prométhée ; celui-ci but une gorgée d’eau, se reprit et continua son discours en ces termes :


VII


— Messieurs, ma modestie l’emportait : excusez-moi ; c’est la première fois que je parle en public. Mais à présent l’emporte ma franchise : Messieurs, je me suis occupé des hommes beaucoup plus que je ne le disais. Messieurs, j’ai beaucoup fait pour les hommes. Messieurs, j’ai passionnément, éperdument et déplorablement aimé les hommes. — Et j’ai tant fait pour eux qu’autant dire que je les ai faits eux-mêmes ; car auparavant qu’étaient-ils ? — Ils étaient, mais n’avaient pas conscience d’être. — Comme un feu pour les éclairer, cette conscience, Messieurs, de tout mon amour pour eux je la fis. — La première conscience qu’ils eurent, ce fut celle de leur beauté. C’est ce qui permit la propagation de l’espèce. L’homme se prolongea dans sa postérité. La beauté des premiers se redit, égale, indifférente, et sans histoire. Cela aurait pu durer longtemps. — Soucieux alors, portant en moi déjà sans le savoir l’œuf de mon aigle, je voulus plus ou mieux. Cette propagation, cette prolongation morcelée me parut indiquer chez eux une attente — tandis qu’en vérité mon aigle seulement attendait. Moi je ne savais pas ; cette attente je la croyais en l’homme ; cette attente je la plaçais dans l’homme. D’ailleurs, ayant fait l’homme à mon image, je comprends à présent qu’en chaque homme quelque chose d’inéclos attendait ; en chacun d’eux était l’œuf d’aigle… Et puis je ne sais pas ; je ne peux expliquer cela. — Ce que je sais, c’est que, non satisfait de leur donner la conscience de leur être, je voulus leur donner aussi raison d’être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous les arts dont une flamme est l’aliment. Échauffant leurs esprits, en eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. Et je me réjouissais étrangement que la santé de l’homme s’usât à la produire. — Non plus croyance au bien, mais malade espérance du mieux. La croyance au progrès, Messieurs, c’était leur aigle. Notre aigle est notre raison d’être, Messieurs.

Le bonheur de l’homme décrut, décrut, et ce me fut égal : l’aigle était né, Messieurs ! je n’aimais plus les hommes, c’était ce qui vivait d’eux que j’aimais. C’en était fait pour moi d’une humanité sans histoire… l’histoire de l’homme, c’est l’histoire des aigles, Messieurs.


VIII


Ici quelques applaudissements éclatèrent. Prométhée confus s’excusa :

— Messieurs, je mentais : pardonnez-moi : cela n’a pas été si vite : non je n’ai pas toujours aimé les aigles : j’ai préféré l’homme longtemps ; son bonheur lésé m’était cher, car, y ayant touché, je m’en croyais devenu responsable, et chaque fois que j’y pensais, au soir, triste comme un remords venait manger mon aigle.

Il était en ce temps maigre et gris, soucieux, morose, il était laid comme un vautour. — Messieurs, voyez-le maintenant, et comprenez pourquoi je parle ; pourquoi je vous assemble ici, pourquoi je vous supplie de m’entendre : c’est que j’ai découvert ceci : l’aigle peut devenir très beau. — Or chacun de vous a un aigle ; je viens de bien vous l’affirmer. Un aigle ? — Hélas ! vautour peut-être !… non, non ! pas de vautour, Messieurs ! — Messieurs, il faut avoir un aigle…


Et maintenant je touche à la grave question : — pourquoi l’aigle ?… Ah ! pourquoi ? — qu’il le dise. Voici le mien. Messieurs ; je vous l’apporte… Aigle ! répondras-tu, maintenant ?…

Anxieux, Prométhée se tournait vers son aigle. L’aigle était immobile et demeura silencieux… Prométhée reprit d’une voix désolée :

— Messieurs, j’ai vainement interrogé mon aigle… Aigle ! parle à présent : tous t’écoutent… Qui t’envoie ? — Pourquoi m’as-tu choisi ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Dis : quelle est ta nature ?… (L’aigle restait silencieux.) — Non, rien ! pas un mot ! pas un cri ! — Je pensais qu’il allait vous parler, à vous autres ; voilà pourquoi je l’amenais… Parlerai-je donc seul, ici ? — Tout se tait ! tout se tait ! — Qu’est-ce à dire ?… J’ai vainement interrogé.

Puis se tournant vers l’assemblée :

— Oh ! j’espérais, Messieurs, que vous alliez aimer mon aigle, que votre amour allait donner une raison d’être à sa beauté. — Voilà pourquoi je me livrais à lui, le gonflais du sang de mon âme… mais je vois que je suis seul à l’admirer… Oh ! ne vous suffit-il pas qu’il soit beau ? — ou me contestez-vous sa beauté ? — Regardez-le du moins… moi je n’ai vécu pour rien d’autre — et maintenant je vous l’apporte : le voici ! — Moi, je vivais pour lui — mais lui, pourquoi vit-il ! — Aigle ! que j’ai nourri de mon sang, de mon âme, que de tout mon amour j’ai caressé… (ici les sanglots interrompirent Prométhée) — devrai-je donc quitter la terre sans savoir pourquoi je t’aimais ? ni ce que tu feras, ni ce que tu seras, après moi, sur la terre… sur la terre, j’ai vainement… j’ai vainement interrogé…

La phrase s’étranglait dans sa gorge ; les larmes empêchaient sa voix de porter.

— Pardonnez-moi, Messieurs — reprit-il, un peu plus calme ; — pardonnez-moi de vous dire des choses si graves ; mais si j’en savais de plus graves, c’est celles-là que je dirais…

En sueur, Prométhée s’épongea, but une gorgée d’eau, ajouta :


FIN DU DISCOURS DE PROMÉTHÉE


— Ce n’est que jusqu’ici que j’ai préparé…

… À ces mots il se fit un grand remous dans la salle ; plusieurs qui s’ennuyaient trop voulaient sortir.

— Messieurs, s’écria Prométhée, — je vous en supplie, demeurez ; ce ne sera plus très long ; mais le plus important reste à dire, si je ne vous ai pas encore persuadés… Messieurs ! — de grâce… Allons ! vite : quelques fusées ; et je garde les plus riches pour la fin…

— Messieurs ! rasseyez-vous, par pitié ; regardez : croyez-vous que j’économise : j’en allume 6 à la fois. — D’ailleurs, garçon, faites fermer les portes.

Les fusées firent assez bon effet. Presque tous ceux qui s’étaient levés se rassirent.

— Mais maintenant où en étais-je ? reprit Prométhée. — Je comptais sur l’élan acquis ; votre mouvement l’a rompu…

— Allons, tant mieux, cria quelqu’un.

— Ah ! je sais… continua Prométhée — je voulais vous dire encore…

— Assez ! Assez !! — cria-t-on de toutes parts.

… Qu’il vous fallait aimer votre aigle.

Quelques « pourquoi » ironiques s’élevèrent.

— J’entends, Messieurs, qu’on me demande « pourquoi » : je réponds : parce qu’alors il deviendra beau.

— Mais si nous en devenons laids.

— Messieurs, ce que j’apporte ici, ce ne sont pas des paroles d’intérêt…

— On le voit bien.

— Ce sont des paroles de dévouement, Messieurs, il faut se dévouer à son aigle… (Agitation ; beaucoup se lèvent). Messieurs ! ne vous levez donc pas : je vais faire des personnalités… Inutile de rappeler ici l’histoire de Coclès et de Damoclès. Vous tous ici la connaissez ; eh bien ! je le leur dis en face : le secret de leur vie est dans le dévouement à leur dette ; toi, Coclès, à ta gifle ; toi, Damoclés, à ton billet. Coclès, il te fallait creuser ta cicatrice et ton orbite vide, ô Coclès ; toi, Damoclès, garder tes cinq cents francs, continuer de les devoir sans honte, d’en devoir plus encore, de devoir avec joie. Voilà votre aigle à vous ; il en est d’autres ; il en est de plus glorieux. Mais je vous dis ceci : l’aigle, de toute façon, nous dévore, vice ou vertu, devoir ou passion, cessez d’être quelconque, et vous n’y échapperez pas. Mais…

(Ici la voix de Prométhée disparut presque dans le tumulte) — mais si vous ne repaissez pas avec amour votre aigle, il restera gris, misérable, invisible à tous et sournois ; c’est lui qu’alors on appellera conscience, indigne des tourments qu’il cause ; sans beauté. — Messieurs, il faut aimer son aigle, l’aimer pour qu’il devienne beau ; car c’est parce qu’il sera beau que vous devez aimer votre aigle… À présent j’ai fini, Messieurs, mon aigle va faire la quête ; Messieurs, il faut aimer mon aigle. — Cependant je lance quelques fusées
 

Grâce à la diversion pyrotechnique, la réunion s’acheva sans trop d’encombre ; mais Damoclès prit froid en sortant de la salle.