LE PROLOGUE
DU
DIX-HUIT FRUCTIDOR

IV[1]
LA DÉMISSION DE PICHEGRU


I

Les avantages remportés en septembre par les armées françaises, — le passage du Rhin, la prise de Dusseldorf, celle de Mannheim, — n’avaient pas découragé les Autrichiens. Pressés de prendre leur revanche, Clairfayt et Wurmser, chacun de son côté, procédaient, dès les premiers jours d’octobre, à des préparatifs formidables en vue d’une attaque simultanée contre les lignes ennemies.

Jourdan, le Rhin franchi, s’était établi sur le Mein, vers l’embouchure de cette rivière, au long de laquelle s’échelonnait son armée jusqu’à la Nidda. Ses soldats affamaient le pays. Avides de se dédommager sur la rive droite du Rhin des longues et cruelles privations qu’ils avaient subies sur la rive gauche, ils se livraient dans les contrées conquises à d’odieuses exactions qui exaspéraient les habitans et les animaient d’un ardent désir de vengeance contre les vainqueurs dont ils étaient devenus la proie.

Quant à Pichegru, il ne commandait plus qu’à une armée dispersée. Il occupait avec trois divisions la place de Mannheim où il avait installé son quartier général. Quatre autres étaient postées entre Strasbourg et Huningue ; quatre campaient devant Mayence, préposées à la garde des redoutes élevées sur la rive gauche pour bloquer la place de ce côté. Ces redoutes ne comptaient pas moins de cent cinquante pièces d’artillerie. C’est en vertu des plans envoyés de Paris par le Comité de Salut public que les choses avaient été disposées ainsi et par sa volonté formelle qu’une partie de l’armée se trouvait paralysée devant Mayence dont le siège, sans utilité immédiate, s’annonçait comme une opération longue et difficile.

A l’improviste, Pichegru recevait, le 17 octobre, une lettre de Jourdan lui annonçant que, « faute de subsistances et de chevaux, » le général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse s’était déterminé à repasser sur la rive gauche du Rhin, dans la crainte de compromettre, en restant sur la rive droite, les troupes qu’il commandait. Clairfayt, par une manœuvre audacieuse et habile, l’avait contraint à la retraite. Cette retraite avait bientôt dégénéré en une fuite désordonnée, aggravée par l’hostilité des paysans, qui s’étaient joints aux Autrichiens pour la rendre plus meurtrière.

Pichegru ne se méprit pas quant aux conséquences de l’événement. En le faisant connaître au représentant Rivaud, il lui disait : « Ce fâcheux contretemps, nous ôtant tout espoir de former de nouveau le blocus de Mayence avant la fin de la campagne, nous met dans l’alternative d’abandonner nos lignes de contrevallation pour prendre en arrière une ligne plus tranquille et plus commode, ou de perdre encore plusieurs milliers d’hommes pour les garder, ce qui deviendrait d’autant plus pénible qu’il ne reste plus de bois à cinq lieues à la ronde. » Ainsi, tout le profil de la brillante journée du 7 septembre était perdu. C’est en pure perte que, ce jour-là, Jourdan avait franchi le Rhin. Son retour en arrière semblait inconcevable à Rivaud, « aussi inconcevable que d’avoir passé sur la rive droite sans avoir tiré de la rive gauche tout ce qui était nécessaire pour se maintenir. »

Le lendemain, à quatre heures du matin, Pichegru était attaqué à son tour, sous les murs de Mannheim. A midi, l’attaque durait encore : « Elle a été très meurtrière toute la matinée, à cause d’un brouillard très épais qui n’a cessé qu’à dix heures. L’ennemi très en force nous resserre beaucoup sous la place, et déjà quelques-uns de ses obus y sont arrivés du côté de la tête du pont du Necker. J’envoie un courrier sur le Haut-Rhin pour faire descendre des forces de ce côté-ci et empêcher l’ennemi de passer le Rhin pour cerner la place sur la rive gauche, ce qu’il pourrait peut-être tenter. Nous sommes fort embarrassés pour l’artillerie et les munitions, n’ayant pas de chevaux. »

Finalement, il fallut céder le terrain à des forces supérieures et se réfugier sous Mannheim. Pour Pichegru comme pour Jourdan, le déplorable service de l’artillerie et des munitions « Hait la cause de l’échec. En en rendant compte au Comité, le commandant de l’armée de Rhin-et-Moselle proposait, « pour parer à de plus grands désavantages, de détacher des troupes de Jourdan, qui n’a qu’à garder la défensive, de quoi fortifier la défense de Mannheim que l’ennemi cherche à prendre ou à brûler. » Il renonçait aussi à s’emparer de Kehl, trop bien défendu par Wurmser, et rappelait les troupes qui s’y trouvaient déjà afin de se rendre plus fort à Mannheim.

De cette même idée de défendre les positions qu’il occupe, s’inspire sa réponse à Jourdan, écrite le 18 octobre, sous le feu de l’ennemi : « Comme il n’y a pas d’apparence que l’ennemi entreprenne de te suivre et dépasser le Rhin ; qu’en conséquence, tu pourras parfaitement tenir la défensive, ne penseras-tu pas qu’il serait nécessaire de venir me renforcer sur l’une et l’autre de ces positions ou au moins de remplacer une partie de nos divisions devant Mannheim, qui va devenir le point de convoitise de l’ennemi ? Je vais écrire à ce sujet au gouvernement. Mais, comme cela demandera du temps, je te prie, si tu partages mon avis, de prendre de suite des mesures en conséquence. »

Le jour suivant, il revient à la charge : « Notre affaire d’hier a duré toute la journée, mon camarade ; elle a été très meurtrière de part et d’autre. Nos troupes se sont très bien battues. Mais il a fallu céder au nombre et nous resserrer sur la place, après avoir été forcés dans les villages de Neckerau, de Fudenheim, etc., etc. Cette circonstance rend plus urgens les secours que je t’ai demandés pour résister aux efforts que l’ennemi ne manquera pas de faire de ce côté-ci et sur Mayence. Je te renouvelle donc mes sollicitations à ce sujet, en te priant de faire filer sur Mayence tout ce qu’il te sera possible de détacher. Il me semble que, restant sur la défensive, tu pourrais prolonger ta droite jusque devant cette place. Salut fraternel. »

En présence de ces témoignages des soins et des sollicitudes de Pichegru, comme dit Gouvion-Saint-Cyr, que devient le grief qu’on lui impute d’avoir voulu livrer Mannheim aux Autrichiens ? Singulier moyen de livrer cette place que celui qui consiste à solliciter des secours pour la défendre. Du reste, c’est l’avis du Comité de Salut public, que Jourdan doit en ces circonstances venir en aide à Pichegru. « Nous avons pensé comme vous qu’il faut que l’armée de Sambre-et-Meuse fournisse des renforts à celle de Rhin-et-Moselle vers la gauche. Nous avons ordonné la marche de 28 000 hommes, dont 20 000 munis de tout ce qui peut leur être nécessaire pour aller à la guerre, et 8 000 destinés à tenir garnison dans Mannheim. Nous avions bien pensé à envoyer ces troupes de Sambre-et-Meuse relever celles qui sont devant Mayence et à vous rendre celles-ci. Mais nous avons vu qu’en prenant ce parti, vous n’auriez pu fournir à toutes les troupes tout ce dont elles auraient besoin pour faire une guerre de campagne. »

Les 28 000 hommes promis par le Comité n’arrivent pas. Ils se réduisent à douze bataillons, que Jourdan envoie le 25 octobre, dont six seulement se présentent à temps pour combattre. Contrairement à ce qu’annonçait le Comité, ces bataillons n’apportent rien de ce qui leur est nécessaire. Leur présence devant Mannheim ne fait qu’accroître la pénurie générale de l’armée et qu’accuser l’impuissance en laquelle se trouve Pichegru de marcher à l’ennemi. Lorsqu’il a pourvu à la défense de ses positions, il lui reste à peine 20 000 hommes, dépourvus d’équipement. Il est réduit à prolonger son séjour devant Mannheim.

Cette situation se trouve exposée avec une évidence saisissante dans une lettre qu’en ce même mois d’octobre, Chasseloup-Laubat, chef du génie au siège de Mayence, écrit au conventionnel Gillet : « Pichegru se soutient à peine sous les murs de Mannheim et ne s’y soutiendra pas longtemps. Nous autres, nous serons dans deux jours enfoncés et contraints de nous retirer de devant Mayence par le retour d’une partie de l’armée qui a fait reculer Jourdan. Si le gouvernement n’envoie pas 30 000 hommes à Jourdan et autant à Pichegru, il risque de voir reporter la guerre sur nos frontières et sur la Meuse. Je ne sais ce qui peut l’avoir entretenu dans sa sécurité ou trompé sur notre position. Mais elle est environnée d’abîmes. »

La suite de la guerre n’allait que trop promptement démontrer l’exactitude de ces prévisions. Condamné par l’insuffisance de ses effectifs à rester sur la défensive, Pichegru ne cesse de réclamer des secours et de dresser le tableau des risques auxquels il est exposé. Ses lettres au Comité de Salut public se succèdent de plus en plus alarmantes. On lui a demandé de retarder la marche de l’ennemi, « sans toutefois livrer bataille, » jusqu’à ce que Jourdan soit en mesure d’attaquer ledit ennemi sur ses derrières, tandis que lui-même lui fera face. Mais comment arrêterait-il une armée plusieurs fois supérieure à la sienne ? On voudrait aussi qu’il s’occupât exclusivement d’une diversion sur le haut Rhin. Mais par quels moyens la rendrait-il forte et puissante, « ne pouvant déplacer une troupe des environs de Mannheim avant l’arrivée de celles de Sambre-et-Meuse, » qui continuent à ne pas paraître ?

Le 29 octobre, la situation subitement se complique. Les Autrichiens, qui, la veille, sont parvenus à jeter dans Mayence par la rive droite plusieurs milliers d’hommes, font, sous les ordres de Clairfayt, une sortie sur la rive gauche. En une matinée, ils mettent en déroute l’armée assiégeante, s’emparent des retranchemens qu’elle a élevés, de cent trente-huit canons qui les défendent ; ils font dix-sept cents prisonniers et obligent les Français à s’enfuir. Pichegru accourt du haut Rhin avec des renforts, reconquiert une partie du terrain perdu, prend position derrière la Pfrimm. Il s’y fortifie, appuyé à Worms, et supplie Jourdan de venir défendre la Nahe, qui est à découvert. Mais, au même-moment, son armée est attaquée à Mannheim. Rien qu’elle se batte durant toute la nuit, elle ne peut empocher la tête de pont du Necker d’être emportée par les Autrichiens, qui la gardent durant quelques heures et à qui l’arrache enfin un héroïque effort de nos soldats. « Il en a coûté du monde à l’ennemi. Mais, en recommençant aussi souvent des attaques aussi vives, il aurait bientôt réduit par la fatigue nos troupes déjà harassées. Les approvisionnemens sont très incomplets, et, si l’armée se trouvait forcée sur la Pfrimm et obligée de se retirer derrière la Spirebach, la garnison de Mannheim se trouverait obligée bientôt de capituler et n’obtiendrait pas sans doute de venir rejoindre l’armée. J’adopterai le parti que me paraîtront exiger les constances, et j’en référerai d’ailleurs à votre collègue Rivaud, ainsi qu’aux avis et conseils des généraux de l’armée. »

On voit de quels désastres la retraite de Jourdan d’une rive à l’autre du Rhin avait été et menaçait d’être encore la cause. Cette retraite, ses défenseurs et lui-même ont affecté d’en rejeter la responsabilité sur Pichegru. Mais ce n’est là qu’un écho de ce qui se disait au quartier général de Jourdan, où l’on ne voulait pas admettre qu’il eût été battu par sa faute et où quelques plaintes s’élevaient déjà contre l’armée de Rhin-et-Moselle. Le représentant Garreau en entretenait le Comité de Salut public. « Il ne règne pas beaucoup d’harmonie entre les deux armées. Il semble que les chefs se jalousent les uns les autres. On reproche à Pichegru de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait faire pour favoriser Jourdan sur le Mein. On crie aussi contre Merlin de Thionville. » On reconnaîtra dans ces dires les effets de ces rivalités entre commandans d’armée dont les exemples, en ces époques de guerre, reviennent à tout instant. Au cours de ces rivalités, les conventionnels en mission prenaient volontiers parti. Garreau était auprès de Jourdan, Merlin de Thionville et Rivaud auprès de Pichegru. Chacun deux soutenait son général. Dans l’espèce, contre les insinuations que laissait percer Garreau s’élèvent des témoignages irrécusables.

C’est d’abord ce qu’on sait des susceptibilités de Jourdan, que Barras, ainsi qu’on l’a déjà vu, révèle dans ses Mémoires, à propos d’un incident analogue, qui survint l’armée suivante entre Jourdan et Moreau, lorsque celui-ci eut succédé à Pichegru dans le commandement de l’armée de Rhin-et-Moselle. « Jourdan n’a plus là Pichegru pour l’accuser de ses revers ; il accuse Moreau. Joubert, qui a été commissaire du gouvernement près l’armée de Sambre-et-Meuse, appelé par le Directoire à prononcer, déclare que, dans la retraite, Jourdan n’a pas conservé sa fermeté et a presque perdu la tête. Il ne se tient plus à cheval depuis qu’il n’a plus en croupe la terreur du Comité de Salut public. » C’est ensuite la correspondance de Pichegru, où sont abondamment exposées les causes qui l’empêchèrent de seconder le glorieux, mais imprudent passage du Rhin, exécuté par Jourdan, le 7 septembre, avec plus de précipitation et de témérité que de prévoyance du lendemain, comme s’il craignait de se laisser devancer par son camarade. Ce sont enfin les explications que fournit Jourdan lui-même à Moreau, qui commande alors l’armée du Nord. Il les lui envoie, le 1er novembre, quand vient de s’ouvrir la période des revers. Elles sont spontanées et plus sincères que ne sont fondés ses griefs contre Pichegru, dont on n’y trouve pas d’ailleurs la moindre trace.

« Tu as su, mon camarade, que le défaut de subsistances et de moyens de transports m’a forcé à me retirer de la rive droite du Mein sur la rive gauche du Rhin. L’ennemi, ayant profité de cette retraite, a attaqué et forcé les lignes de Mayence, quoiqu’elles fussent renforcées de douze bataillons que j’y avais envoyés. Je ne sais sur quel point, l’armée de Rhin-et-Moselle a fait sa retraite. Mais l’ennemi menace de se porter sur la Moselle et a coupé toute communication entre Pichegru et moi. Il s’est présenté, à mon avis, deux moyens pour forcer l’ennemi à repasser le Rhin, celui de repasser ce fleuve moi-même et de me porter sur Francfort, ou celui de me porter sur le flanc de l’ennemi par la rive gauche du Rhin. Mais, pour exécuter l’un ou l’autre de ces deux projets, il faut ce qui m’a manqué, lorsque j’étais sur le Mein : des chevaux et du pain. »

Voilà donc la vérité, confessée par Jourdan. S’il a été vaincu, c’est que les moyens de vaincre, il le déclare, lui ont manqué. Cet aveu est à la décharge de Pichegru, qui, de son côté, n’est pas moins explicite.

« Me voici, mon cher ami, dans une vilaine position, mande-t-il le 5 novembre à Moreau, ayant les deux armées autrichiennes sur les bras, Clairfayt en front, Wurmser en flanc. Si l’armée de Sambre-et-Meuse ne vient promptement à mon secours, je ne pourrai résister. Les lignes de Mayence ont été forcées. Une partie des troupes s’est mal et peu battue. Une division a fait le jour même une retraite en fugue[2] de douze lieues, et, si l’ennemi eût su en profiter, je ne sais ce que serait devenu ce corps d’armée que je suis venu recueillir de Mannheim derrière la Pfrimm avec quelques renforts que j’ai amenés. Je suis loin d’être tranquille dans cette position, qui n’est naturellement pas bonne, et sur laquelle je n’ai que des forces inférieures. Le général Wurmser est toujours sur Mannheim, où il a fait trois tentatives de vive force, dont deux dans la nuit. Il s’est rendu maître les deux fois de la tête de pont du Necker ; mais il a perdu beaucoup de monde et n’a pu y tenir.

« Je n’ai encore vu ces troupes-ci se battre comme il convient qu’une seule fois, c’est lorsque Wurmser vint nous resserrer sur Mannheim. Quoiqu’il eût vingt à vingt-cinq mille hommes, nous lui résistâmes pendant environ six heures sans perdre un pouce de terrain, avec huit ou dix mille hommes seulement. Je suis forcé de convenir que, si j’avais eu des troupes et des généraux comme à l’armée du Nord, je n’aurais pas encore éprouvé mon premier revers. Je vais faire arrêter le général qui commandait la division qui a si bien couru[3]. »

Signalons, en passant, que cette affaire du 1er novembre fournit à Fauche-Borel une occasion de mentir, qu’il ne laisse pas échapper. Dans un résumé de ses démarches, qu’il adressait à Condé, il écrit : « En quittant Mannheim, Pichegru alla trouver Jourdan, avec lequel il eut une conférence. Il en est l’ami particulier, et c’est en suite des déterminations prises dans cette conversation que la déroute de l’armée de Sambre-et-Meuse a eu lieu, ainsi que la perte du grand parc d’artillerie sous Mayence. J’ai su ces détails par Badouville. J’ai su même que Pichegru s’attendait à être poursuivi jusque sous les murs de Strasbourg et que, si cela fût arrivé, tout était arrangé pour réunir son armée à celle de Condé. » Il n’est pas besoin de faire ressortir la fausseté de ces dires, qui associent Jourdan à Pichegru dans l’ai livre de trahison, et que Fauche-Borel n’a pas osé répéter dans ses Mémoires imprimés. Quand il les énonçait, c’était pour obtenir de l’argent de Condé.

Cependant, dans la situation si critique où se trouve Pichegru, il ne peut avoir d’espoir qu’en Jourdan. Il le lui a dit par trois fois ; il le lui répète avec plus de force, le 6 novembre. Sa lettre trahit la surprise et le mécontentement que lui fait éprouver l’inutilité de ses appels.

« Je t’ai engagé à marcher en forces sur la Nahe pour contenir l’ennemi et empêcher qu’il pénètre le long de cette rivière entre les deux armées ou qu’il m’écrase avec la grande supériorité de ses forces. Je suis depuis huit jours dans l’incertitude de les mouvemens et par conséquent dans de cruelles inquiétudes. J’ai jeté sur la Nahe un parti de cent chevaux, commandé par un officier intelligent, à l’effet d’éclairer les mouvemens de l’ennemi et de communiquer avec toi, ce qui eût été prompt et facile, si tu en eusses fait autant de ton côté. Ce parti a trouvé les six derniers bataillons que tu as envoyés vers Mayence, lesquels, étant arrivés sur Bingen le lendemain de la retraite des lignes, ont remonté la Nahe et sont venus sur Kirn où je leur ai adressé l’ordre d’appuyer sur la gauche de cette armée-ci aux points de Wolfstein et de Rockenhausen pour couvrir les gorges de Kayserlautern. Si tu n’as pas fait encore ton mouvement sur la Nahe, je crains bien qu’il ne soit trop tard, car, depuis quelques jours, l’ennemi nous montre ici beaucoup de forces et pousse des reconnaissances jusque sur nous, ce qui annonce, de sa part, l’intention de nous attaquer. Si cela, arrive, je dois m’attendre à être battu ; je suis peu en état de résister, ayant été beaucoup affaibli en troupes, en artillerie et en munitions par la retraite qu’une division a faite dans le plus grand désordre, et la pénurie de chevaux n’ayant pas permis de sauver ces différens objets, on a été obligé d’en faire sauter une assez grande quantité.

« Les troupes sont d’ailleurs dans un état pitoyable, sans chaussures, sans capotes, sans baraques, et livrées depuis huit jours aux injures du temps et aux intempéries de la saison. Je te demande si l’on peut beaucoup compter sur elles. La nécessité de couvrir Mannheim me détermine seule à rester sur la position de la Pfrimm qui naturellement n’est point bonne et pour laquelle je n’ai pas assez de troupes. J’y tiendrai tant qu’il sera possible ou tant que le gouvernement ne me donnera pas des ordres contraires. Si je suis forcé de me retirer, j’appuierai ma gauche sur Kayserlautern et ma droite à la Spirebach, et si je suis encore chassé de là, j’irai dans les lignes de la Quiech ; il est de toute impossibilité qu’avec le peu de troupes que j’ai, je m’étende jusqu’à la Sarre. En conséquence, tu devras au besoin couvrir cette rivière et les places qui en dépendent.

« Je continuerai à jeter, un parti de cavalerie à notre gauche entre la Nahe et la Glau. Tâche d’en avoir un de ton côté vers Kirn ou Oberstein ; cela facilitera beaucoup notre correspondance… Je reçois au moment du général Saint-Cyr, commandant la gauche de cette armée-ci, copie d’une lettre du général Marceau, datée de Simmeren le 12 brumaire (3 novembre), qui lui annonce que son intention est de s’avancer sur la Nahe. Cela me rassure un peu. Mais il est indispensable que tu lui donnes des forces suffisantes, sans quoi, nous serons battus alternativement. Depuis trois jours, l’ennemi est assez tranquille sur Mannheim ; il perfectionne sa contrevallation. Je crains que Wurmser ne fasse un passage sur mes derrières ; il a des forces suffisantes. »

Ainsi, Jourdan ne saurait alléguer qu’il n’a pas été prévenu. Il sait que Pichegru compte sur lui et ne peut compter que sur lui. A quel mobile obéit-il en ne venant pas à son aide ? En est-il empêché par l’état de son armée ? Est-ce qu’obligé, comme il le prétend, de couvrir les places de la Meuse, la Belgique et le Luxembourg, — il semblerait cependant que ce soin doive incomber à l’armée du Nord à laquelle, au même moment, il demande des secours, — il ne peut veiller à celles de la Sarre ? Toujours est-il qu’il laisse Pichegru en tête à tête avec l’ennemi. Du 10 au 13 novembre, l’armée de Rhin-et-Moselle subit des attaques ininterrompues sous les murs de Mannheim, que convoitent les Autrichiens commandés par Kray. Nos troupes accomplissent des prodiges à Frankenthal, à Turkheim, dans les gorges de Kayserlautern. Desaix, qui commande l’avant-garde, se bat comme un lion. Plusieurs généraux sont blessés ; le général Decaux est fait prisonnier. La 5e division, sous les ordres de Beaupuy, la neuvième, qu’entraîne Renaud, résistent héroïquement. Les chefs électrisent par leur exemple les soldats, qui meurent de faim. « Ils se battent à jeun. Après s’être battus tout le jour, ils n’ont pas, le soir venu, un morceau de pain à manger. » Malgré cela, ils se battent bien, c’est Pichegru qui l’affirme.

Lui-même reçoit, dans une lettre saisie sur une estafette ennemie et qui a pour auteur un officier autrichien, l’hommage qu’a mérité sa bravoure. « A Frankenthal, écrit cet officier, nous avions affaire à un grand général. La retraite fut un chef-d’œuvre d’art militaire. Notre cavalerie ne put en venir aux mains à cause des positions avantageuses que sut prendre l’ennemi. Il nous fait acheter cher tous les pas que nous faisons en avant. Le fort de Mannheim est à nous ; nous n’y trouvons que cinq hommes ; l’ennemi se retire ; à temps de ce fort. Nous sommes maîtres de Madenheim et nous voyons encore des avant-postes français à Musbach. » Mais que peut tant d’intrépidité contre un ennemi qui se renouvelle sans cesse, alors qu’on ne peut lui opposer des troupes fraîches et qu’il rencontre toujours devant lui les mêmes effectifs, de plus en plus affaiblis par leur dénûment et les vides qui se font dans leurs rangs ?

À cette heure, Pichegru, découragé par l’impuissance à laquelle il est réduit, songe à donner sa démission. Il l’annonce au gouvernement : « J’ai couru les chances heureuses de la guerre. Je crains de les avoir épuisées. Je vous demande, citoyens représentai, de garantir l’armée de celles malheureuses qui pourraient m’être réservées et d’en transmettre le commandement à un autre, qui pourra les faire changer avantageusement. Ma santé s’est beaucoup altérée depuis quelque temps. » Cette lettre est du 11 novembre. Malgré les sentimens qu’elle exprime, Pichegru fait, les jours suivans, tête au péril, et, lorsque enfin il est obligé d’abandonner sa position de la Pfrimm, pour en prendre une autre derrière la Quiech et Landau, il peut se rendre cette justice, que lui rendent également Rivaud, Bacher et tous les témoins de ses efforts, que sa défaite ne pouvait être conjurée qu’autant qu’on l’aurait secouru. Ne l’ayant pas été, il est sans reproches. « L’armée, écrit Rivaud le 11 novembre, manque de tout en fait de moyens pour soutenir la campagne. Si l’armée de Sambre-et-Meuse avait fait son mouvement sur la Nahe, on n’eût peut-être pas essuyé ce nouveau revers. »

On voit ici l’accusation se déplacer et le grief de Jourdan devenir le grief de Pichegru. Quand les défenseurs du premier font un crime au second de ne l’avoir pas secouru, les défenseurs de celui-ci peuvent objecter que l’armée de Sambre-et-Meuse avait l’ordre de venir en aide à l’armée de Rhin-et-Moselle et ne l’a pas fait. La question a été d’ailleurs résolue par un juge que ni les uns ni les autres ne récuseront. Parlant de l’inexplicable retard que mit Jourdan à marcher au secours de Pichegru, Gouvion-Saint-Cyr dit :

« Ce retard provient-il de sa volonté ou de l’impossibilité où il peut s’être trouvé d’arriver plus tôt ? Dans le premier cas, ce serait une grande faute et, dans le second, un malheur. J’ai eu sous les yeux une correspondance dans laquelle on fait une si triste peinture de l’armée de Sambre-et-Meuse à cette époque sous le rapport des besoins et surtout de la discipline que, d’après cela, on ne pourrait plus attribuer le retard dont nous parlons à d’autres causes qu’à l’abandon dans lequel le gouvernement laissait ses armées. Cette explication me parait si naturelle qu’elle dispense de recourir à des suppositions telles que la trahison de Pichegru, qui, je le crois du moins, n’eut lieu que plus tard. » N’empêche qu’à cette date du 13 novembre, l’armée de Rhin-et-Moselle, chassée des abords de Mannheim, ne pouvait plus défendre cette place, et qu’à dix jours de là, la garnison qu’y avait laissée Pichegru allait être obligée de capituler.


II

Entre tant de griefs imputés à Pichegru, il n’en est pas que ses accusateurs aient plus ardemment exploités contre lui que cette capitulation de Mannheim. Elle est leur grand cheval de bataille ; elle constitue à leurs yeux la preuve inéluctable de la trahison. Voici comment l’un d’eux résume l’opinion générale dans un de ces dictionnaires encyclopédiques destinés à venir en aide à l’ignorance des gens qui cherchent à se faire à peu de frais une érudition superficielle : « Pichegru opéra sa retraite sans être inquiété, abandonnant de propos délibéré dans Mannheim un corps de 9 000 Français, qui, investis dans une ville mal fortifiée par toute une armée victorieuse, trouvèrent là une mort glorieuse, mais inutile à la patrie. »

Autant d’erreurs que de mots. On a vu que la retraite de Pichegru fut, au contraire, terriblement inquiétée. Ce ne fut pas de propos délibéré qu’il laissa une garnison dans Mannheim, mais sur l’ordre formel du Comité de salut public. Cette garnison n’y trouva pas une mort glorieuse, puisqu’elle capitula après onze jours de siège. La vérité, c’est qu’ici encore, les accusateurs ont pris à la lettre et accepté, sans les contrôler, les mensonges de Montgaillard et de Fauche-Borel. « Le général Pichegru, raconte Montgaillard, chargea Fauche-Borel de dire au prince de Condé qu’il avait laissé à Mannheim, pour défendre la place, 9 à 10 000 hommes, tout ce qu’il avait de plus mauvais dans non armée ; qu’il espérait qu’il en reviendrait peu et que les Autrichiens en feraient bon compte ; qu’il avait donné le commandement au général Montaigu, officier sans talens et qu’il regardait comme hors d’état de soutenir longtemps le siège. »

Fauche-Borel, dans ses Mémoires, imprimés oppose à ce récit un démenti formel et indigné : « C’est une fausseté insigne. Je n’ai jamais dit ou écrit pareille chose au nom du général Pichegru. J’ai encore sous les yeux le rapport de mes opérations depuis le 25 septembre 1793 jusqu’au 12 janvier 1796, et je défie qu’on y trouve, etc., etc. » On est confondu par un tel excès d’effronterie et d’impudence dans le mensonge. Le rapport dont parle Fauche-Borel est en notre possession. Il y est dit : « Lorsqu’on vit que Mannheim allait être cerné, Pichegru s’occupa de la garnison qu’il voulait y laisser. Il la composa des troupes dont l’esprit était le plus mauvais, de celles sur lesquelles il pouvait le moins compter. » En voilà assez pour prouver que le récit de Montgaillard, en ce qui touche cette affaire de Mannheim, s’est bien réellement inspiré des dires de Fauche-Borel et que, dans la circonstance, c’est bien celui-ci qui ment une fois de plus, comme il a si souvent menti, et comme il mentait en attribuant à Pichegru un projet qu’il a lui-même inventé de toutes pièces.

Dès le 23 octobre, le Comité de Salut public avait écrit au général : « Si votre armée était forcée de reculer, il ne faudrait point pour cela abandonner Mannheim. Il faudrait y tenir avec la dernière opiniâtreté, au risque même d’avoir la garnison prisonnière. Mettez dans celle place un commandant intrépide qui soit résolu de défendre la brèche et de ne point se rendre. Le général Desaix nous paraît convenir. Qu’on jette des subsistances dans la place. Qu’on en fasse sortir, s’il est nécessaire, toutes les bouches inutiles, car, si l’ennemi vient à reprendre cette ville, voilà tout le fruit de la campagne perdu ; plus de passage pour nous, et l’ennemi maître de se déployer à son aise, à l’aide de ces forteresses de Mayence, Mannheim, Ehrenbreitstein. Mannheim est une place très forte ; on peut faire des blindages pour mettre des subsistances à l’abri, et il est à présumer de plus que l’ennemi ne voudra pas bombarder cette belle ville, qui lui appartient. Pour conclusion, à quelque prix que ce soit, il faut que cette place nous reste et ce sera chose facile, puisque ; Jourdan ne tardera pas à venir la délivrer. Si elle ne se rend point aux sommations de l’ennemi, celui-ci, ne pouvant avoir l’artillerie et les autres moyens nécessaires pour en faire un siège régulier, n’aura rien de mieux à faire que de se retirer, sous peine d’être serré entre les deux armées de Rhin-et-Moselle, d’une part, et de Sambre-et-Meuse, de l’autre. »

Dans ces prévisions optimistes, on devine la pensée de Carnot. Du fond de son cabinet, loin du théâtre de la guerre, il dresse des plans fondés sur des hypothèses qui ne se réaliseront pas, et qu’il ne concevrait pas si, dans son aveuglement et son ignorance, il notait empêché de voir les choses telles qu’elles sont. L’ennemi, qu’il croit hors d’état de faire le siège de Mannheim, a déjà pris ses dispositions à cet effet et n’hésitera pas à bombarder la place. Jourdan, dont il croit le concours assuré à Pichegru sera lui-même paralysé, et la réunion des deux armées, sur laquelle compte Carnot, ne se réalisera que tardivement. D’autre part, malgré les incessantes réclamations de Pichegru, la place n’a pas été approvisionnée. Sous le feu de l’ennemi, son ravitaillement devient singulièrement difficile, sans compter qu’il n’y a ni casemates ni magasins voûtés pour protéger les munitions et provisions qu’on y jette en hâte, tant bien que mal.

Néanmoins, Pichegru se conforme aux ordres qu’il a reçus. Il laisse une garnison dans la place. Il la forme, non de ce qu’il a de plus mauvais comme troupes, ainsi qu’on l’en accusera, mais de ce qu’il peut trouver de mieux dans cette armée qu’ont découragée les cruelles privations quelle subit. S’il n’en confie pas la défense à Desaix, c’est que Desaix est à l’avant-garde des bataillons de campagne, où il rend d’importans services. Il se croit plus propre à ce poste qu’à tout autre et désire y rester. A défaut de lui, Pichegru, d’accord avec les représentans du peuple en mission, choisit le général Mont aigu.

Est-ce un général incapable, sans talens, sans énergie ? Ses états de services répondent. Il a quarante-quatre ans. Il s’est engagés à dix-sept. Il a conquis ses grades à la pointe de l’épée. Il est couvert de blessures. Il s’est distingué en Hollande. A Fleurus, il s’est battu pendant trois jours. A Marchiennes, il a victorieusement défendu le pont à la tête de quarante grenadiers et sous le feu de huit obusiers. Le 18 thermidor de l’an II, étant déjà général de division, il a été destitué par le Comité de Salut public, sur une de ces dénonciations dont, à cette époque, étaient si fréquemment victimes les généraux. Il a trouvé aussitôt des défenseurs parmi ses camarades. Bernadotte, Duhesme, Favereau, Ferrand ont répondu de lui. Le fougueux et véridique Kléber a écrit au Comité : « Il a montré partout les plus grands talens militaires, les intentions les plus droites et le républicanisme le plus prononcé. » Et, sous cette attestation, le général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse, Jourdan, a tracé celle ligne : « J’approuve le certificat ci-dessus. » Devant de tels témoignages, le Comité est revenu sur sa décision, Montaigu a été réintégré dans son grade et dans son commandement. — Osera-t-on prétendre encore qu’il n’était pas digne ; d’être choisi pour défendre Mannheim ? N’est-il pas démontré que le choix de Pichegru fut irréprochable ? « Je lui ai donné l’ordre, écrit-il le 9 novembre au Directoire, de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. Je vais le lui renouveler de la manière la plus expresse et je ne doute pas qu’il remplisse vos intentions, s’il est secondé par la garnison. Mais l’énergie des troupes est altérée et le commissaire ordonnateur assure ne pouvoir, faute de ressources, approvisionner pour plus d’un mois. »

Cinq jours plus tard, Pichegru mande à Jourdan : « Voilà Mannheim livré à ses propres forces. Si tu ne viens promptement tomber sur les derrières de l’ennemi, il m’est impossible de résister à des forces quadruples de celles que je peux employer. Presse donc ta marche sur la Nahe, et nous pourrons délivrer Mannheim, et peut-être forcer Penne mi à aller prendre ses quartiers d’hiver sur l’autre rive du Rhin. » Le 18 novembre, il adresse au Directoire un nouvel avertissement : « Je n’ai pas encore de nouvelles de l’armée de Sambre-et-Meuse. Mannheim brûle. Le commandant a ordre de ne se rendre qu’à la dernière extrémité. Mais les approvisionnemens sont courts, et il faut qu’on ne tarde pas à aller à son secours. » Déjà, depuis trois fois vingt-quatre heures, les bombes pleurent sur Mannheim. Sommé de se rendre, Montaigu a répondu qu’il se défendra.

Le lendemain, Pichegru reçoit enfin des nouvelles de Jourdan. Celui-ci expose les mouvemens qu’il a faits. « Ils étaient très propres à une diversion favorable pour nous, lui répond Pichegru. Malheureusement, ils ont été exécutés un peu trop tard, et tu as encore trop différé de me les annoncer. Si j’avais su le 19 brumaire au soir (9 novembre) que le général Marceau s’était battu ce jour-là sur Stromberg, quand j’aurais dû me faire échiner, j’aurais maintenu notre droite et notre centre sur la position de la Pfrimm, malgré que notre gauche eût été repoussée à environ deux lieues. Le lendemain. 20, l’ennemi, me voyant toujours en présence, n’aurait pu détacher ses dix-huit bataillons et trente escadrons, et bien sûrement, le général Marceau aurait pu, non seulement conserver ses avantages et rester sur la Nahe, mais même forcer le corps d’armée qui lui était opposé à rentrer dans Mayence, et celui qui était devant moi, ayant alors beaucoup à craindre pour ses derrières, se serait retiré aussi, ce qui changeait joliment la chance. A présent, me voici dans l’impossibilité de faire aucun mouvement ni en avant ni en arrière, le peu de chevaux qui nous restaient ayant été tués dans les deux batailles et trois affaires que nous avons soutenues de la Pfrimm jusqu’ici ou ayant péri des fatigues de la retraite. Je suis décidé à attendre l’ennemi dans les lignes et à y faire la plus opiniâtre résistance, s’il veut nous en chasser. »

Au cours de ces incidens, Mannheim capitule le 20 novembre et Montaigu se rend à Wurmser. Comment il y a été contraint, c’est lui-même qui nous le dit dans le rapport qu’il adresse à son général en chef. L’état dans lequel se trouvait la place ne lui permettait plus de différer. Deux poternes ont sauté, ouvrant une brèche de quatre-vingts pieds de large. Plus de cent maisons ont été brûlées ou se sont écroulées. Il n’en est pas une qui ne soit endommagée. On ne savait plus où mettre les blessés et les malades, qu’il a fallu enlever en hâte de l’hôpital sur lequel tombaient les obus. Deux casernes étaient incendiées et les troupes n’avaient d’autre abri que les ruines du château. Sur les bastions, les pièces avaient été démontées. « J’avais reçu trois sommations ; le désespoir des habitans se manifestait de la manière la plus sensible. J’ai fait, général, tout ce que mon devoir et l’honneur m’ont prescrit. Ma conscience est à l’abri du remords[4]. »

Ce sincère exposé des événemens ne prouve-t-il pas jusqu’à la dernière évidence que Pichegru a fait, lui aussi, ce que le devoir et l’honneur lui prescrivaient, qu’il n’a pas voulu livrer Mannheim, qu’il ne l’a pas livré, et que cette place a succombé sous des forces supérieures, par suite des revers successifs des armées du Rhin et faute de secours ? Tout cela est si clair qu’on ne peut n’être pas étonné de la légèreté avec laquelle, sans vérification et sans contrôle, les historiens ont ultérieurement fait écho aux calomnies intéressées de Montgaillard et de Fauche-Borel. Gouvion-Saint-Cyr a été plus juste, lorsqu’il démontre combien étaient déplorables les plans imposés par le Comité de Salut public à Jourdan et à Pichegru, et quelle faute impardonnable commit le gouvernement « en constituant la guerre sur une ligne trop étendue, en prescrivant à Pichegru son passage sur le haut Rhin, et à Jourdan son passage sur le bas Rhin, au-dessus de Dusseldorf, sans faire concourir à ces opérations l’armée, du Nord. » Il est vrai qu’à la sollicitation de Jourdan, Moreau, qui commandait cette armée, envoya 10 000 hommes sur Dusseldorf. Mais, ces renforts, demandés trop tard, arrivèrent trop tard et ne purent être utilisés.

Il serait sans équité de rejeter sur le Directoire, qui n’était au pouvoir que depuis le 5 novembre, la responsabilité de « ces plans déplorables. » Ils sont l’œuvre du Comité de Salut public. Mais le Directoire eut le tort de se les approprier sans tenter de les améliorer. Aussi, lorsque, après la capitulation de Mannheim, il exprimait à Pichegru le regret « que l’armée de Rhin-et-Moselle, se mettant par son courage au-dessus des circonstances pénibles qui l’environnent, n’ait pu faire quelques efforts pour dégager cette place, » le général en chef avait-il beau jeu pour lui répondre :

« Il eut été imprudent, téméraire et peut-être criminel de ma part d’exposer une armée de trente et quelques mille hommes, dépourvue de tous les moyens principaux de la guerre, manquant de vêtemens, de chaussures et le plus souvent de subsistances, venant de faire une retraite pénible, après deux batailles des plus chaudes et des plus opiniâtres, de l’exposer, dis-je, en offensive devant un ennemi au moins triplement nombreux, abondamment pourvu de tous les moyens matériels et enhardi par ses succès ; et quel qu’eût été notre courage, ou plutôt notre acharnement, pouvions-nous raisonnablement espérer de le chasser de sa position, et de nous rapprocher de Mannheim sans le concours des forces de l’armée de Sambre-et-Meuse ou des renforts que j’invoquais depuis longtemps et qui, s’ils eussent pu être accordés dès mes premières demandes, seraient encore arrivés assez tôt ? Je dois à l’armée que j’ai l’honneur de commander de soutenir qu’elle a fait ce qui était humainement possible pour couvrir Mannheim, retarder et arrêter l’ennemi, qui marchait pour cerner cette place par la rive gauche du Rhin, et qu’elle n’a cédé qu’à l’immense supériorité du nombre, après lui avoir fait éprouver des pertes considérables et en avoir éprouvé elle-même. »

Ce qu’il disait au Directoire, Pichegru le répétait à Moreau : « Les renforts que tu as envoyés au général Jourdan l’ont effectivement mis à même d’agir sur la Nahe, mais un peu trop tard. Ce mouvement aurait dû s’exécuter très promptement, comme je le demandai sitôt que j’ai appris que les lignes de Mayence avaient été forcées et, s’il avait eu lieu pendant que j’étais sur la Pfrimm, bien sûrement, l’ennemi aurait été obligé de rentrer dans Mayence. Mais, comme le général Jourdan n’a commencé à agir que depuis que je suis ici dans les lignes de la Quiech et que le reste de l’armée de Wurmser est venu, après la prise de Mannheim, se joindre à celle de Clairfayt, que cette réunion fait une force de 80 000 hommes environ, qui est supérieure à la nôtre, nous parviendrons, je crois, difficilement à les déloger du Palatinat. Ces deux armées ont d’ailleurs un bien grand avantage sur nous, c’est qu’étant réunies, elles peuvent correspondre aussi fréquemment et aussi promptement qu’elles le veulent et se passer rapidement des renforts pour nous battre alternativement. Il nous faut à nous quatre à cinq jours pour avoir des nouvelles l’un de l’autre par le long détour que nous sommes obligés de faire. »

Nonobstant ces conditions d’infériorité, Pichegru, — et ceci constitue une preuve nouvelle de sa loyauté, — ne désarmait pas. Mannheim avait capitulé le 21 novembre. Dès le 5 décembre, à la faveur des quelques secours qu’il avait reçus de Jourdan, il reprenait l’offensive, malgré le mauvais temps qui durait depuis quinze jours, cherchant à se rapprocher de l’armée de Sambre-et-Meuse et à contraindre l’ennemi à repasser le Rhin. Il lui faisait, en trois journées de combats, quelques centaines de prisonniers, le délogeait des Deux-Ponts et de Hombourg, s’y établissait lui-même et ne cessait de le harceler, tandis que, par son ordre, le général Férino entrait dans Landau. Le 19 décembre, Bacher, l’agent de Bâle que l’inventif Fauche-Borel nous représente comme soupçonnant déjà Pichegru, mandait à Paris « qu’on se réunit pour rendre cette justice au général Pichegru qu’il s’est montré digne de sa réputation, en arrêtant non seulement par des dispositions savantes un ennemi fort supérieur, mais en reprenant même momentanément l’offensive. »

Où y a-t-il place, en tout cela, nous le demandons, pour une accusation de trahison ? Toute la conduite militaire de Pichegru ne dément-elle pas ce que raconte Fauche-Borel des prétendues négociations avec les Autrichiens auxquelles se serait prêté le général ? Il importe peu qu’à cette même date, Fauche-Borel, pour tromper le prince de Condé, entasse mensonges sur mensonges[5]. On peut juger de ce qu’ils valent. Il ment, lorsque, le 9 décembre, il écrit à Montgaillard : « Aujourd’hui, j’adresse à l’adorable fille (Pichegru) votre lettre du 6, reçue en ce moment. Elle lui servira de direction. Croyez que son amour pour vous est bien prononcé et que vous n’avez à craindre aucune infidélité de sa part. » Il ment encore, lorsque, le 12, il reprend : « Je ne doute point que notre adorable amie ne s’arrange pour faciliter, promptement les termes du contrat de mariage. La parole étant donnée, vous n’avez plus rien à craindre que les longueurs qui pourront venir des parens. »

Tel ne paraît pas être l’avis de Klinglin. Le 8 décembre, il disait à Condé : « J’ai l’honneur d’envoyer à V. A. S. une copie de la lettre que Furet (Demougé) vient de m’envoyer. Vous y verrez que Pichegru donne toujours des espérances vagues. Il me semble que M. Wickham doit avoir des certitudes plus prononcées, vu la dépense qu’il fait pour suivre cette affaire. » Wickham n’avait pas de certitudes plus prononcées. La dépense, il la faisait à l’instigation de Fauche-Borel, toujours habile à le duper, en expliquant à sa façon ce qu’il y avait de contradictoire entre la conduite militaire de Pichegru et les engagemens qu’on lui attribuait. Pichegru combattait, et tous ses actes étaient justement le contraire de ce qu’attendait Condé et de ce qu’on avait annoncé aux Autrichiens. Il n’était plus question maintenant des promesses et des plans du mois d’août, si pompeusement exposés par Fauche-Borel ; on n’en parlait plus ; on ne pouvait rien espérer que du temps et des circonstances. Tout l’art des émissaires consistait à établir la vraisemblance de leurs premiers dires, dont aucun n’avait été suivi d’effet.

Quant à Pichegru, s’il s’était montré disposé à favoriser la cause royale, il entendait le faire à son jour et à son heure. Malgré les incitations de Condé, il n’y voulait pas employer l’étranger, convaincu d’ailleurs que des victoires lui donneraient seules le prestige indispensable à l’accomplissement de ses projets. C’est donc après la victoire qu’il ne cessait de courir. S’il ne lui fut pas donné de l’atteindre, ce n’était pas faute de la vouloir. On touchait à la fin de l’armée 1795. Les belligérans restaient sur leurs positions, épuisés les uns et les autres, ayant, également besoin de repos, les Français résolus à ne pas l’avouer, les Autrichiens plus disposés à le reconnaître, d’autant plus disposés que, depuis quelques jours, leur adversaire reprenait des avantages.

En ces circonstances, dans la seconde quinzaine de décembre, surgit de leur part une proposition d’armistice. Ils étaient si visiblement intéressés à la faire aboutir, et elle devait leur procurer de si sérieuses améliorations, que les accusateurs de Pichegru n’ont pas manqué de prétendre que, désireux de seconder l’ennemi, il s’empressa de lui accorder une suspension d’armes. Mais, ici encore, comme pour la capitulation de Mannheim, les faits contredisent cette affirmation. Ils établissent que l’armistice fut d’abord accepté par Jourdan, et que Pichegru se trouva engagé par la conduite de son camarade. Il n’est pas de doute possible à cet égard.

Le 18 décembre, Kray, le général autrichien que le général Marceau a vaincu la veille dans une rencontre, lui envoie un parlementaire aux avant-postes de l’armée de Sambre-et-Meuse et sollicite de lui une conférence. Avant de répondre, Marceau demande à Jourdan des instructions et des ordres. Jourdan autorise la conférence. « Puisse-t-elle nous amener des quartiers d’hiver ! » s’écrie-t-il. Elle a lieu le lendemain. La cessation immédiate des hostilités y est décidée, en attendant qu’on ait pu s’entendre sur les conditions de l’armistice, qui est admis en principe,

Jourdan, le même jour, prévient à la fois Pichegru et Kléber. « Les besoins trop urgens de nos deux armées, dit-il à Pichegru, m’engagent, mon camarade, à saisir cette occasion pour essayer d’améliorer leur sort et pour leur donner le temps de se refaire, Tu en sais trop sur cet article pour que je t’en dise davantage. Je t’engage donc à te dépêcher de faire un arrangement pour ton compte et à m’en faire connaître promptement le résultat pour que je puisse arrêter positivement ce qui me concernera. Cela te sera d’autant plus facile que le général Marceau est convenu avec le général Kray qu’il ne pouvait exister d’arrangement pour une seule armée, qu’au contraire, il devait être commun à toutes celles qui sont sur le Rhin. Je ne peux pas présumer que nous serons blâmés par le gouvernement. Il connaît notre situation et, par conséquent, notre impossibilité absolue d’agir avec avantage. »

À Kléber, Jourdan avoue avec plus de force encore combien la proposition des Autrichiens lui semble opportune et précieuse pour les armées du Rhin. « L’ennemi désire ses quartiers d’hiver. Nous en avons besoin nous-mêmes au moins autant que lui. Cachons cependant nos désirs, afin qu’il n’en tire aucun avantage. Je ne sais si le gouvernement me blâmera. J’aurai du moins la satisfaction d’avoir fait le tout pour le bonheur et la conservation de l’armée. Il sera question de l’armée de Rhin-et-Moselle dans notre traité. Tu sens bien que je ne peux rien faire sans qu’elle y participe. Je t’embrasse. »

Ainsi, Jourdan souhaite l’armistice et prend seul la responsabilité du consentement que, dès le 20, il donne à la proposition autrichienne. Deux jours plus tard, doutant encore de celui de Pichegru, il insiste pour l’obtenir : « Malgré les propositions du général Kray, je n’ai pas voulu traiter pour rien de ce qui peut regarder l’armée que tu commandes. Je me suis seulement engagé à faire cesser de ta part toute hostilité, en attendant que tu aies pris des arrangemens pour ce qui te concerne, ce que je t’engage à faire promptement, parce que ma convention n’est que provisoire en attendant que tu aies définitivement traité. Le bien de l’humanité et le désir qu’on doit avoir de procurer aux soldats du repos dans une saison aussi dure m’ont engagé à prendre ce parti. Je ne peux que t engager à en faire autant. »

Si pressantes que soient ces incitations, Pichegru, à qui Wurmser transmet au même moment une proposition analogue à celle qu’a reçue Jourdan, refuse d’y répondre avant d’avoir consulté Rivaud, le commissaire accrédité auprès de son armée. Le 25, Rivaud l’autorise à traiter. « Sans connaître, citoyen général, les motifs, qui ont pu faire suspendre les hostilités entre l’armée de Sambre-et-Meuse et celle du général Clairfayt, je me crois obligé de convenir que, dans cet état de choses, vous ne devez pas rejeter les propositions du général Wurmser et que vous pouvez consentir à l’armistice qui vous est proposé, comme vous le dites, jusqu’à ce que le gouvernement ait été consulté, et sauf l’obligation de ne recommencer les hostilités qu’après avoir donné avis au général Wurmser de la décision qui aura été prise. »

Le Directoire, en apprenant la signature de la convention, exprima aux généraux des armées du Rhin le plus vif mécontentement. Tout en rendant justice aux intentions de Jourdan, il le blâma et commença par refuser sa ratification. Il ne céda qu’aux instances de Merlin de Thionville et de Rivaud. Ils durent défendre l’armistice et énumérer « les avantages considérables qu’en retireraient les deux armées. » Barras, dans ses Mémoires, mentionne à ce sujet qu’en annonçant au Directoire la suspension des hostilités, Pichegru allégua qu’il avait été contraint d’y souscrire par ce qui s’était fait à l’armée de Sambre-et-Meuse, tandis que Jourdan, de son côté, rejetait sur Pichegru la responsabilité de sa propre conduite. Pour l’honneur de Jourdan, nous aimons à penser que Barras a été trompé par sa mémoire, l’affirmation qu’il attribue au général en chef de l’armée de Sambre-et-Meuse étant le contraire de la vérité, telle qu’elle résulte des documens que nous venons de citer. Ils établissent en effet que la responsabilité de l’armistice de décembre appartient tout entière à Jourdan, n’appartient qu’à lui, et que l’ignorance ou la mauvaise foi ont pu seules l’imputer à Pichegru. Il est d’ailleurs remarquable qu’à cette époque, la conclusion de l’armistice fut considérée à l’armée « comme un nouveau service rendu par Jourdan à la République, » et que les deux commandans des armées autrichiennes, Wurmser et Clairfayt, se reprochaient réciproquement l’initiative de cette suspension d’armes, à la suite de laquelle le second de ces généraux, preuve étant faite qu’il en était responsable, fut relevé de son commandement.

Nous voici arrivés au 31 décembre 1795, date officielle de l’armistice, et rien encore dans la conduite militaire de Pichegru, examinée à la lumière des documens officiels, n’a révélé des intentions criminelles. Malheureux à la guerre, il se peut que ses talens, incontestés jusque-là, ne se soient pas élevés à la hauteur des difficultés qui se dressaient devant lui ; il se peut aussi que ces difficultés fussent réellement, invincibles. Cette excuse invoquée au profit de Jourdan, il n’est que juste d’en faire bénéficier Pichegru. On ne saurait, sans méconnaître la vérité, l’accuser d’avoir trahi pendant la campagne qui finissait. Ce n’est pas seulement l’opinion de Barras, qui traite d’imposteurs les émissaires de Condé et déclare que le Directoire ne crut pas au bien fondé de l’accusation, même lorsqu’il l’utilisait en vue de ses desseins politiques. C’est aussi l’opinion de Gouvion-Saint-Cyr. Après avoir raconté les négociations relatives à l’armistice, il écrit : « Jusqu’à présent, j’ai défendu les opérations militaires de Pichegru contre l’inculpation de trahison. » L’affirmation vient d’un adversaire qui va se transformer en accusateur ; elle peut être efficacement opposée aux dires de Montgaillard et de Fauche-Borel ; elle en débarrasse le terrain.

Est-ce à partir de ce moment, que la trahison a commencé ? Gouvion-Saint-Cyr le croit. Mais sa conviction se fonde sur un fait qu’il énonce sans en fournir la preuve et sur des suppositions : « Quand on voit Pichegru, sans aucune nécessité, laisser périr son armée de faim et de misère, les faits parlent si haut qu’il est impossible de se refuser à leur évidence. Ne croyant pas pouvoir entraîner son armée dans la révolte, il veut employer l’armistice qu’il s’est vu obligé de consentir pour la détruire par les privations et la mettre hors d’état de recommencer, au printemps, une nouvelle campagne. »

Quel juge impartial condamnerait sur une accusation ainsi formulée ? N’est-il pas évident que Gouvion-Saint-Cyr subit ici des préventions dont l’origine est postérieure à l’événement ? Où est la preuve que Pichegru a laissé son armée périr de faim et de misère ? Si l’armistice n’a pas pour effet immédiat de la faire passer de la détresse au bien-être, la faute en est-elle à lui ? Est-il juste de le rendre responsable des maux qu’elle endure après l’armistice, alors qu’il ne l’était pas de ceux qu’elle endurait avant ? C’est par trop oublier qu’elle vit dans un pays ruiné par la guerre, accablé depuis longtemps de réquisitions et d’impôts, et que, continuant à ne rien recevoir du dehors, elle ne peut, du jour au lendemain, y voir la disette se transformer en abondance. Opérer une telle métamorphose en quelques jours n’est pas au pouvoir du général qui la commande.

Ce qui se passe à l’armée de Rhin-et-Moselle n’est que l’image de ce qui se passe à l’armée de Sambre-et-Meuse. Jourdan ne parvient pas plus promptement que Pichegru à assurer le bien-être de ses troupes. Au mois de mai 1796 seulement, le 7 mai, il annonce au Directoire qu’elles sont toutes délinitivement cantonnées chez les habitans et commencent à moins souffrir. Au même moment, Moreau, qui a pris le commandement devenu vacant par la démission de Pichegru, adresse à Paris une déclaration pareille, encore que Desaix, qui a fait l’intérim, ait été obligé de formuler les mêmes réclamations et les mêmes plaintes que son prédécesseur. Moreau peut en outre constater que l’armée n’a pas péri de faim et de misère. Elle est en état de reprendre la campagne. Réduisons donc à ce qu’elle vaut l’accusation de Gouvion-Saint-Cyr alors qu’elle est catégoriquement démentie par les faits et par cette formelle déclaration de Barras, qu’au moment où Pichegru allait donner sa démission, le Directoire ne croyait pas plus avoir à se défier de lui que de Jourdan. Les soupçons ne sont nés qu’après la dénonciation de Montgaillard, en 1797. C’est cette déclaration qui les a engendrés. Jusque-là, on n’a pas accusé Pichegru ; on n’a pas mis en doute sa fidélité au devoir. On ne pouvait la mettre en doute, puisque sa conduite militaire en témoignait.

Ce qui est vrai, c’est que des dissentimens s’étaient élevés entre le Directoire et lui, comme entre le Directoire et Jourdan. Le nouveau gouvernement en voulait aux généraux de la perle des lignes de Mayence, de la reddition de Mannheim, et surtout de la conclusion de l’armistice. Il imputait les revers à leur faiblesse, et à leur imprévoyance la suspension d’armes acceptée au lendemain d’une victoire de Marceau, quand, de nouveau, la fortune semblait nous sourire. Il avait contre Pichegru un autre grief. Il l’avait mandé à Paris, le 3 novembre, pour conférer avec lui. Mais Pichegru, empêché de quitter le théâtre de la guerre, s’était contenté d’envoyer à sa place un de ses lieutenans, le général Abbatucci. Par l’intermédiaire de cet envoyé, il y avait eu échange de propos aigres-doux. Pichegru le confiait à Marceau, le 14 décembre : « Je vais te parler d’autre chose, de ma destitution, par exemple ; Tu l’as vue sans doute dans les journaux, qui ont dit, un instant après, que c’était faux. Eh bien ! pas du tout ; je ne l’ai pas encore, mais je suis prévenu qu’elle ne peut me manquer. Peut-être seulement y mettra-t-on des formes dont je les dispenserais volontiers pour plus de célérité. J’ai dit à quelques membres du Directoire des vérités qui n’étaient pas de leur genre et que, probablement, on ne me pardonnera pas. »

Le 10 janvier, dans une autre lettre à son ami, il confirmait : « Je ne compte pas être chargé de recommencer les hostilités. J’ai demandé déjà six fois mon remplacement. Je le désire de plus en plus et je ne cesserai pas mes instances à cet égard. La légèreté et l’injustice avec lesquelles j’ai vu traiter le militaire qui n’est pas toujours heureux ont fait naître en moi un sentiment qu’il me sera difficile de vaincre : le dégoût. Quoi qu’il en soit, il n’altérera jamais l’amitié que je t’ai vouée. Je t’embrasse. » Cette résolution de se retirer ne l’empêchait pas de s’occuper avec sollicitude de ses troupes. À cette même date, l’armistice désapprouvé dans la forme, ayant été ratifié quant au fond, il entreprenait l’œuvre difficile de leur cantonnement : « Je ne laisserai sur notre ligne, dont la droite est en avant de Germersheim sur Lenguenfeld et la gauche à Hombourg, qu’un léger cordon. L’armée de Sambre-et-Meuse laisse vingt mille hommes dans le Hundsruck et s’établit du reste dans les cantonnemens du pays de Juliers. Son cordon du Hunsdruck appuie sa gauche à Baccharach, son centre sur la Nahe, à Kirn, et sa droite à Saint-Vendel, en remontant cette rivière. »

III

Au cours de la campagne, pendant que Pichegru déployait les soins et les sollicitudes dont témoignent les nombreux documens que nous avons cités, les émissaires avaient continué à s’agiter pour prouver à Condé que le général était dans leurs mains, et que, si peu conformes que fussent ses opérations aux plans et aux engagemens qu’ils lui attribuaient dès le mois d’août, il n’en poursuivait pas moins le grand résultat auquel il avait promis de concourir. D’autres acteurs engagés par eux étaient entrés en scène : Demougé, Wittersbach et la baronne de Reich, le premier résidant à Strasbourg, les deux autres en terre allemande, et tous trois enrôlés comme espions au service de l’Autriche. C’est Fauche-Borel qui avait entraîné Demougé dans l’affaire, et celui-ci s’était empressé d’y introduire ses deux acolytes. Entre tous ces personnages, il y avait partie liée pour tirer des fonds des Anglais, par l’intermédiaire de Condé et à sa recommandation.

Au quartier général de Pichegru, à en croire une accusation dont la preuve n’a jamais été faite, ils avaient des complices : le général Lajolais, le chef de brigade de gendarmerie Saint-Rémond, le major Thugnot, peut-être d’autres encore, — comparses plus ou moins actifs, dont le rôle est assez peu aisé à définir, — et enfin, le plus remuant de tous, le racoleur de la bande, l’aide de camp Badouville dit Coco ou Cupidon, le seul des militaires impliqués ultérieurement dans les poursuites dont on puisse dire avec certitude qu’il a eu dans ces obscures intrigues un rôle criminel. Quand on avait besoin de ranimer dans l’âme de Condé la confiance des premiers jours, bien ébranlée par le retard que met tait Pichegru à tenir ses prétendues promesses, on avait recours à Badouville, lequel envoyait aussitôt une lettre réconfortante.

Bien significatives, ces lettres de Coco, et singulièrement révélatrices de la vaste escroquerie organisée autour de Condé. « Je peux vous assurer que vous êtes aimé. Mais vous ne devez pas ignorer qu’en amour, il faut le temps nécessaire pour opérer une union qui puisse faire espérer le bonheur du ménage. Il me serait trop pénible de vous servir auprès de l’aimable amie, si je n’avais la certitude de son amitié pour vous. Je ne suis désolé que de ne pouvoir encore vous fixer l’époque à laquelle cette aimable personne consentira à l’union tant désirée ; mais, pouvant vous assurer de son amitié et de sa sensibilité pour vous, j’aime à me persuader que vous ne serez plus longtemps à soupirer. » Ceci est du 18 novembre ; le 17 décembre, c’est même chanson : « J’atteste que Mademoiselle Zède (Pichegru), amoureuse au-delà de toute expression du Bourgeois (Condé), ne cherche que son bien réel sans espoir d’intérêt quelconque, quoique bien prouvé. Elle continuera, comme elle l’a toujours dit, de toutes ses forces morales et physiques, à seconder les évènemens que les seules circonstances peuvent amener. Le mariage de Mademoiselle Zède et du Bourgeois ne se fera en règle que par les moyens que le banquier (Pichegru) a expliqués. »

Quel crédit méritent ces assurances puériles, données au nom de Pichegru, les unes, à la veille de la capitulation de Mannheim, quand on le voit absorbé par les soins que nécessite le salut de l’armée qu’il commande, et quand son langage et ses actes témoignent avec tant d’éclat de son désir de vaincre ; les autres, alors qu’il a repris l’offensive et vient de déloger les Autrichiens des Deux-Ponts et de Bombourg ? N’est-il pas visible que Badouville a écrit ce verbiage sans avoir consulté son général, dans l’unique dessein de fournir à ses complices des argumens propres à convaincre Condé de la bonne foi de Pichegru ? En tous cas, il n’y a dans tout ceci que des promisses vagues, des promesses qui ne signifient rien, mais qui prouvent, au contraire, que jusqu’à ce jour, Pichegru n’a rien fait de ce qu’on espère de lui, bien qu’à en croire les émissaires, déjà à cette date, ses exigences pécuniaires aient reçu un commencement de satisfaction. « Chaque fois que je voyais Pichegru, écrit Fauche-Borel dans le Résumé où il rend compte au prince de Condé de ses opérations de septembre à janvier, je lui remettais des fonds : très souvent, je lui en envoyais par Badouville. Cet argent, dépensé par lui avec la plus grande intelligence, a servi à augmenter la confiance que son armée a en lui et à mettre dans sa dépendance les personnes qui lui sont nécessaires pour la grande opération qui se prépare. »

Le vague de cette affirmation, quant au total des sommes qu’aurait ainsi reçues Pichegru, donne d’autant plus le droit d’en contester la vraisemblance que Fauche-Borel, qui ne l’a pas reproduite dans ses Mémoires imprimés, nous donne en revanche l’emploi de la plus grande partie des huit mille louis qu’il avait touchés de Wickham en septembre pour les remettre à Pichegru. Il s’est d’abord alloué deux cents louis pour sa famille, et Antoine Courant en a eu autant pour la sienne. Puis, avant de rentrer en Alsace, il a fait à Lausanne « un achat considérable de montres d’or et d’argent, » pour les offrir aux officiers de l’armée ; à la frontière, il a dû en acquitter les droits. A Strasbourg, il a répandu des brochures en masse, écrites et publiées à ses frais ( ? ) a subventionné un journal. Il « cultive les officiers, » les invite à sa table, leur prête de l’argent. Voulant se faire passer pour négociant, il loue un magasin, l’emplit de marchandises qu’il achète comptant et qu’il revend au rabais et à crédit. Enfin, il devient possesseur d’une maison, sur le prix de laquelle verse un acompte de quatorze mille livres. On voit ainsi les huit mille louis fondre dans ses mains.

Nous avons donc la certitude qu’ils ne sont pas arrivés intacts à Pichegru ; nous pouvons supposer de même qu’il n’a jamais reçu la part de ces fonds que Fauche-Borel dit avoir chargé Badouville de lui remettre ; et, comme, d’autre part, il n’existe pas trace de distributions d’argent faites parmi les troupes, il faut conclure de ces contradictions ou que Pichegru a gardé pour lui ce qui était destiné à son armée, — hypothèse que dément son désintéressement légendaire, — ou que Fauche-Borel a menti cette fois encore, ce que ces précédens mensonges rendent singulièrement vraisemblable et ce que permet de penser une lettre de Demougé, écrite le 21 mars 1796.

À cette date, Demougé annonce à la baronne de Reich que le général, prêt à partir pour Paris, a accepté des fonds. En les attendant pour les lui remettre, il se réjouit de son acceptation comme d’un succès et comme si cette acceptation se produisait pour la première fois. « J’en suis ravi, car il est probe, et ce n’est pas pour rien faire qu’on ose prendre ainsi. » D’autre part, il écrivait à Klinglin, peu de jours avant : « Il faut se défendre de supposer à Pichegru une extension de moyens qu’il travaille à acquérir, qui ne sont pas encore à lui dans la plénitude nécessaire et dont on ne peut, ce me semble, sans un grand danger, faire usage avant qu’il lui soit bien connu qu’il peut réussir ou, pour mieux dire, que le succès ne peut être incertain. »

Toute sa correspondance est dans le même ton, prometteuse, pleine d’inventions, de suppositions, d’espérances sans pouvoir annoncer jamais rien de définitif. — 14 février : « Pichegru a travaillé et travaille toujours à s’attirer une confiance illimitée et aveugle de son armée. Ses soldats disent hautement qu’ils iraient en enfer avec lui. » — 21 février : « A Lauterbourg, la garnison a foulé aux pieds la cocarde tricolore, pris la blanche et crié : Vive le Roy ! Notre alla ire peut éclater d’un moment à l’autre » 1er mars : « J’attends l’argent, car Pichegru va en avoir besoin pour une expédition préparatoire et de haute vue qu’il m’a confiée dans le plus grand secret. » 3 mars : « J’ai vu Pichegru. Il m’a mis dans des secrets qui vous étonneront. Il a demandé un congé d’un mois. Il a allégué des affaires dans l’intérieur, chez lui. Je lui ai offert des fonds pour le voyage et il a accepté. Donc, pour qu’il les ait, il faut que je le revoie, et je le soutirerai jusqu’au sang. Que croyez-vous que je doive lui donner pour cette conséquente démarche ? Je pense qu’il me l’indiquera lui-même, surtout s’il se propose de répandre de l’argent dans Paris. » 5 mars : « J’ai coulé hier soir une main à fond avec mon aimable Poinsinelle (Pichegru), qui enfin s’est décidée il venir dans mon cabinet. Je suis, comme vous pensez bien, plus savant que je ne l’ai été. Mais, la matière est si vaste qu’il est impossible de me résumer. Dites à Fauche de m’envoyer les fonds qu’il a promis tant pour Pichegru, qui les accepte et viendra les chercher chez moi, si possible, avant son départ, que pour d’autres qui composent mon petit conciliabule, qui s’accroît joliment et efficacement. » 10 mars : « Dites au bon Louis de se hâter pour les fonds nécessaires. Poinsinette voudrait partir dans six jours. » 16 mars : « Pichegru a dit en pleine table avant-hier qu’il irait à Paris, dire franchement aux sots gouvernans qu’il n’est pas possible de faire la guerre sans moyens et que, si son armée n’est pas payée en numéraire bientôt, il ne garantissait plus rien. Jugez si sa démarche est adroite. »

À peine est-il besoin d’observer que tout était mensonge dans ces propos, tout au moins pour ce qu’il est possible d’en vérifier. La garnison de Lauterbourg ne s’était pas révoltée. Pichegru n’avait pas demandé de congé. Sa démission, à cette date, était déjà donnée, et le fait, que Demougé l’ignorait prouve, contrairement à ce qu’il affirme, qu’il n’était pas en possession de la confiance du général. Il en était réduit au même désarroi que les autres agens, à la même incertitude, et, comme eux, il dissimulait son ignorance sous le mensonge. On ne saurait trop insister sur ce point, parce qu’on voit éclater ici dans son plein toute l’indélicatesse des émissaires de Condé, et surtout de Demougé, qui se prétend à cette heure plus qu’aucun d’eux en possession de la confiance de Pichegru.

À la fin de janvier, Fauche-Bond écrit à Condé qu’il a vu Wickham : « Il a été satisfait de ce que je lui ai dit des dispositions de Pichegru et surtout de la manière dont S. E. le Maréchal comte de Wurmser et Alvinzy les ont accueillies et de leur intention d’aider de leurs moyens les projets de l’homme qui doit rendre la paix et la tranquillité à l’Europe… Je vous invite par tout ce qu’il y a de plus sacré d’avoir confiance dans le succès de la chose. »

Le lendemain 30 janvier, Demougé confirme ces informations rassurantes. « Pichegru fait dire à César et au Bourgeois que, quoique l’esprit de la troupe soit tourné à la chose, il est impossible de calculer une époque fixe. Une chose surtout peut et doit la hâter : c’est si l’on ne paye pas bientôt la troupe en numéraire, et il n’y a pas apparence qu’on le puisse faire. »

Et le 27 février : « Badouville vient de me dire, de la part du patron, arrivé ce matin, qu’il est trop extraordinairement surveillé pour venir chez moi, mais que, demain, il s’esquivera exprès pour venir à la campagne où je dois le rejoindre de grand matin. Il envoie Abbatucci, son second adjudant général, à Paris où il ne veut pas aller. Cela fera un éclat. »

Tout est donc pour le mieux. Condé reste convaincu que Pichegru, quoique empêché d’agir aussi vite qu’il le voudrait, est bien tout à lui et prépare sa rébellion. Mais brusquement la situation se modifie. On apprend par Demougé, le 3 mars, que Pichegru a demandé un congé d’un mois sous prétexte d’affaires privées et qu’il a l’intention d’aller secrètement à Paris pour y étudier l’état des esprits et y provoquer un mouvement propre à seconder celui de son armée. Cette nouvelle bouleverse Condé. Il écrit à Pichegru pour le détourner de ce dessein funeste et, en chargeant Demougé de lui remettre sa lettre, il dit à ce dernier :

« Comment est-il possible que Baptiste (Pichegru) ne voie pas le piège qu’on lui tend et qu’il aille lui-même livrer sa tête au fer des scélérats ? Comment peut-il croire qu’il trompera le gouvernement français sur le lieu de son séjour, alors qu’il sait lui-même à quel point il est surveillé ? L’incroyable parti qu’il prend, sans altérer encore la confiance que j’ai dans sa loyauté, passe les bornes de mon intelligence. Fauche, qui était ici hier, et que j’ai chargé de vous faire passer cinq cents louis, ne le comprend pas plus que moi. Faites remettre promptement cette lettre au banquier (Pichegru) et joignez-vous à moi pour le détourner par tous les moyens possibles de ce dangereux dessein, qui va engloutir toutes nos espérances dans le tombeau qu’il va chercher. »

Demougé a-t-il remis à Pichegru la lettre de Condé dont il est question dans celle-ci ? Nous l’ignorons, aucune réponse écrite à cette lettre n’existant dans les papiers de Chantilly. Pichegru, — c’est Demougé qui l’assure, — y a répondu verbalement. Il n’a, déclare-t-il, aucun motif raisonnable pour ne pas aller à Paris ; il aurait l’air de craindre « ces gueux, » ce qui donnerait prise sur lui. Il ne sera pas plus en danger à Paris qu’à son armée, « qui saurait bien le réclamer, ainsi que d’autres amis. Il est convaincu qu’il n’a rien à craindre. » Et Demougé d’ajouter que l’on ne doit pas s’alarmer sur ce voyage de Pichegru, « qui est un homme bien extraordinaire par la prudence. »

Contrairement à ces affirmations, les projets qu’elles attribuent à Pichegru ne sont pas ceux qu’est au moment d’exécuter le général. Il n’a pas demandé de congé. Il a fait mieux : il a envoyé sa démission et il l’a si bien considérée comme définitive que, ne comptant pas reprendre son commandement, il rédige dès ce moment des instructions pour Desaix, à qui il va le transmettre et qui l’exercera jusqu’à l’arrivée de Moreau, que Pichegru a déjà demandé comme successeur. Par conséquent, Demougé n’a pas reçu, comme il s’en vante, les confidences de Pichegru. Mais il n’est pas homme à être embarrassé pour si peu. Ne sachant rien, il a inventé sa correspondance en cette occasion n’est qu’une supercherie ajoutée à tant d’autres.

Les lettres de la baronne de Reich présentent le même caractère et attestent avec plus d’évidence encore la cupidité des agens, la misère noire dans laquelle ils se débattent, les procédés indélicats auxquels ils recourent pour en sortir. Parlant de Fauche-Borel, elle nous apprenti au mois de mars que « cette honnête créature a eu une fatigue inconcevable pour aller trouver Crawfurd, s’emparer d’une vigoureuse capricieuse (forte somme), et revenir vers nous comme une fertile rosée. » Mais Fauche-Borel est rentré les mains vides. Crawfurd n’avait pas d’argent. « Fauche a couru chez le prince de Condé pour le conjurer d’une avance. Il m’a laissé vingt-cinq louis pour la correspondance. » Toute mélancolique de sa déconvenue, la baronne envoie à Klinglin le compte de ses dépenses d’espionnage et lui avoue que, pour se payer d’un déjeuner qu’elle a offert à Fauche-Borel. Elle a majoré ce compte d’un louis en l’imputant au ferrage d’une mule qui n’a pas été ferrée. Le lendemain, elle apprend que quatre cent cinquante livres vont arriver. Elle est ragaillardie par l’espoir de « cette petite rosée » et avoue « que, si on pouvait se séparer des angoisses que donne le silence de Pichegru, tout serait pour le mieux, » puisqu’il est évident que la machine républicaine se détraque. Enfin, lorsqu’elle apprend que Condé n’approuve pas le voyage que Pichegru doit faire à Paris et qu’il ne croit pas à son retour, elle s’écrie : « Cette opinion est fâcheuse en ce qu’elle éloignera le prince de Condé de donner cours à l’argent qui nous est si nécessaire. »

Du reste, toute la correspondance de celle insipide phraseuse n’est qu’un aveu de misère, un cri de détresse, et nous la montre toujours réduite aux expédions pour se procurer de l’argent, à elle et à ses associés. Le 21 février, elle avoue qu’elle n’a plus le son : « Je comptais sur l’argent de l’Angleterre, que Louis (Fauche-Borel) devait m’avoir accaparé. Il faut le voir et lui parler pour savoir à quoi s’en tenir. J’en suis bien impatiente. » Le 24 février, elle constate que Demougé est au désespoir du retard de l’arrivée de Fauche-Borel. « Les quatre mille livres qu’il devait acquitter à Bâle à jour fixe ne l’ont pas été et, moyennant cela, il a été obligé de faire le remboursement et se trouve sans moyens dans un moment où Pichegru pense qu’il serait urgent d’avoir une somme à sa disposition. » Le 26 février, son impatience n’est pas calmée : « J’attends Louis chez moi ce soir avec deux mille louis que je suis chargée de faire passer à Demougé pour Pichegru, et ceci n’est qu’un acompte des cinq cent mille francs qu’on destine à la grande œuvre. » Elle est pleine d’inquiétude « pour ce transport qu’un batelier peut s’approprier en se donnant l’air de l’avoir jeté dans le Rhin. » Dans la même lettre, elle invite Klinglin à augmenter le traitement de Demougé pour le rendre égal à celui de Wittersbarh. Le 27 février, elle n’a encore rien reçu. Mais la perspective de voir arriver cinquante mille francs donne du cœur à tout le monde. « Il me semble que la machine se monte bien. » Le 5 mars, attendant toujours, elle reçoit de Klinglin le montant de ses dépenses d’espionnage. « En ce moment, m’arrive votre argent. Je commencerai par faire la part de Demougé pour le mois dernier. Adoptez-vous ce que je vous ai marqué pour l’augmentation de son traitement et le porterez-vous à l’instar de celui de Wittersbach ? »

Nous pourrions multiplier indéfiniment ces citations ; mais en faut-il davantage pour prouver que toutes les questions d’argent ont été agitées en dehors de Pichegru, par-dessus sa tête, et pour avoir les plus fortes raisons de supposer qu’il n’a rien reçu des sommes qu’on prétend lui avoir versées ?

Où saisit-on dans sa conduite l’influence de l’argent ? S’il s’est vendu, comme on l’en accuse, s’il a été payé, qu’a-t-il livré en retour ? Pas plus après l’armistice qu’avant, on m ; le voit travailler au profit des Bourbons et des Autrichiens. Ceux-ci, notamment, ont toujours refusé de seconder les projets de Condé, soit qu’ils les aient trouvés trop plein de périls pour eux, soit qu’ils n’aient pas ajouté foi à ce qu’on leur disait des dispositions de Pichegru. Wurmser, plus crédule que sa cour, était prêt à laisser Condé passer le Rhin. Il le lui a promis. Mais, désavoué par le cabinet de Vienne, il s’est vu contraint de retirer sa promesse. Condé a même reçu l’ordre de s’éloigner des bords du fleuve et de passer sur les derrières de l’armée autrichienne. Il a dû se remuer comme un diable, crier, protester pour faire rapporter cette décision qui, en l’éloignant de Pichegru, anéantissait ses espérances. Les Autrichiens n’ont pas cessé de se dédier de lui et de ses agens. « Ayez soin, écrit le 18 février Alvinzy à Klinglin, à propos d’un voyage de Fauche-Borel au camp autrichien, qu’on ne se fie pas trop à tous ces émissaires. » Avec le temps, ces défiances ne feront que s’accroître, ainsi qu’en témoigne cette lettre du général de Bellegarde au même Klinglin, en date du 16 mai. « Vous me demandez si la correspondance avec Pichegru pourra devenir utile à continuer. Si je devais en juger par le passé, je dirais que non, car nous ne lui avons dû jusqu’ici aucune nouvelle intéressante, aucun renseignement utile, aucune donnée sur laquelle nous pussions tabler. Mais maintenant, comme un joueur en perte, il paraît que nous ne pourrons nous dispenser de courir après notre argent et que, dans l’espoir que cette correspondance pourra conduire à quelque chose un jour, il faudra ne pas l’abandonner, surtout si ce n’est pas à nous à en porter les frais. »

Pichegru est si loin des intentions qu’on lui prête, qu’il veuf quitter son commandement et qu’à l’approche des élections qui vont suivre l’avènement du Directoire, il songe à solliciter les suffrages des électeurs, soit dans le Doubs, soit dans le Jura, son pays, où quelques-uns de ses compatriotes vont prendre l’initiative de sa candidature. Il a envoyé sa démission au Directoire sans en parlera « ses complices. » Ils croient simplement à une course à Paris. À Condé, qui s’en émeut, ils disent « que c’est pour le bien de la chose. »

Mais, Condé ne se paye pas de mois. Tant de lenteurs après tant de promesses l’impatientent. « Le seul moyen qu’il ait de me prouver sa bonne volonté, disait-il le 26 janvier, c’est de me livrer Strasbourg, ou de me fixer au moins à quelle époque. Je ne doute pas qu’il ne soit dans les mêmes dispositions. Mais cela est vraiment trop long. Il a dit à Fauche que la poire était mûre. Cueillons-la donc. » Le 27 février, devant l’inaction de Pichegru, il insiste : « Je suis persuadé qu’il fait tout ce qu’il peut faire. Mais je lui prédis que, pour peu qu’il tarde trop, ses projets se trouveront déjoués par les événemens. Qu’il se souvienne de ma prédiction. Il paraît qu’il veut convertir toute son armée. Il n’y parviendra pas, et cela ne me paraît pas nécessaire. Pourvu que nous en ayons plus des deux tiers, nous mettrons bien le reste à la raison. »

Pichegru continue à ne pas répondre, bien que Condé déclare « que quelques lignes de sa main seraient plus décisives que tout le reste » et, dans la seconde quinzaine de mars, éclate la nouvelle de sa démission, acceptée enfin par le Directoire. Elle consterne Condé et déconcerte ses émissaires. Mais, bien vite, ils se reprennent. Prompt à se retourner, l’infatigable Demougé s’efforce de démontrer que « c’est un fin coup de collier pour la chose. » Il ne croit pas la partie perdue. Il est même sûr « que c’est pour le mieux, car Pichegru est homme à sacrifier l’apparence de sa propre gloire au véritable intérêt de la chose. » Et il ajoute : « La Providence ne nous a pas conduits si loin pour rien. » Il annonce que Pichegru reviendrai l’armée avec Moreau, qu’il a fait nommer à sa place. Il insiste pour que les fonds promis au général lui soient livrés dès sa première demande. « Je ne doute pas qu’il n’exécute les projets dont il s’occupe. » Mais, cette fois, il ne parvient, pas à persuader Condé. « Je suis bien persuadé que Pichegru n’est plus à présent en position de nous être utile. C’est une chimère que d’imaginer qu’on le laissera revenir à son armée. Il va se reposer sur ses lauriers, dans sa famille ; la paix va se faire ou la trêve va se rompre. Il sera spectateur tranquille, sans pouvoir, par malheur, influer en rien sur les événemens. Ah ! s’il avait voulu me croire, sa fortune serait faite maintenant et la contre-révolution bien avancée. »

A l’heure où Condé exprimait ces craintes et ces regrets, Pichegru n’était plus en Alsace, mais à Paris, où il s’était rendu sa démission envoyée. Confirmant les dires de Barras dans ses Mémoires, La Revellière-Lepeaux écrit à ce sujet dans les siens : « J’atteste que ce général n’avait jamais éprouvé ni du Directoire ni d’aucun de ses membres rien qui pût motiver son mécontentement. Il avait, au contraire, obtenu constamment du gouvernement toutes les marques de bienveillance et de confiance que pouvait lui attirer la réputation dont il jouissait alors. Ce ne fut qu’après des demandes très réitérées et très pressantes de sa part, et à la suite de plusieurs réponses du gouvernement très obligeantes et très propres à l’encourager, que sa démission fut acceptée. »

Le Directoire l’avait reçue dès le commencement de mars et y avait répondu, le 15, par cette lettre qui ne laisse aucun doute sur le caractère spontané de la résolution de Pichegru :

« C’est à regret, citoyen général, que le Directoire exécutif se rend enfin aux demandes réitérées que vous lui avez faites de quitter l’armée de Rhin-et-Moselle. Il sait combien il lui sera difficile de vous remplacer. Mais, il sait aussi que vous avez besoin de-repos et il l’accorde, quoique avec peine, à vos instantes sollicitations. « Mais le repos d’un guerrier célèbre n’est point l’inaction, et, lorsque son bras est fatigué, sa tôle travaille et son cœur s’enflamme encore pour le salut de sa patrie. Le Directoire ne renonce donc pas à l’avantage d’employer vos talens, et il attend avec impatience l’occasion de vous donner de nouvelles marques des sentimens de confiance et d’estime que vous lui avez inspirés. — Carnot, Rewbell, Revellière-Lepeaux. »

Avant d’avoir reçu cette lettre, et dès le 5 mars, Pichegru, nous l’avons dit, avait rédigé des instructions pour le général Desaix, qui devait prendre le commandement de l’armée en attendant l’arrivée du général Moreau à qui ce commandement était dévolu. La longueur de ces instructions ne nous permet pas de leur donner place ici. Nous pouvons toutefois affirmer qu’elles témoignent irréfutablement de la sollicitude de Pichegru pour l’honneur, la gloire et le bien-être de cette armée qu’on l’accuse d’avoir voulu affaiblir et désorganiser, afin de l’offrir en pâture aux Autrichiens. Il n’est pas pour sa justification et la défense de sa mémoire d’argument plus puissant, ni plus décisif.

Maintenant, qu’il l’eût voulu ou non, sa carrière militaire était close ; une voie nouvelle s’ouvrait devant lui, et jusqu’à la journée du 18 fructidor, qui brisa son influence, il n’allait plus être qu’un politicien, le leader de l’opposition qui s’était formée contre le Directoire. Dans ce rôle pas plus que dans son rôle de soldat, et si vive que soit la guerre qu’il poursuit contre le gouvernement qu’il veut renverser, il n’est rien qui justifie une accusation de trahison, et force est de conclure que, pas plus à ce moment que pendant la campagne de 1795, il n’a commis le crime abominable que lui imputèrent ses ennemis politiques et qui a déshonoré son nom.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier, 1er et 15 février.
  2. La 8e division commandée par le général Courtot. « Ce général, à qui avait été dicté un plan de retraite en cas de malheur, ne s’y conforma pas ; il ne communiqua avec aucun général. Sa division était absolument débandée et commit toutes les horreurs et brigandages possibles. La cavalerie ennemie put se jeter sur le centre droit de la 9e division (Saint-Cyr), qui fut sauvée par une charge du 2" chasseurs, qui fut à son tour accablé par les forces sans cesse accrues. Rapport du général Schaal sur l’affaire du 1er novembre, qui conclut que c’est « à la lâcheté d’une partie des troupes » qu’il faut attribuer la défaite.
  3. Le général Courtot fut traduit, à Haguenau, devant un conseil de guerre que présidait Pichegru et condamné à trois mois de prison.
  4. Prisonnier avec la garnison de Mannheim, le général Montaigu, à sa rentrée en France, eut à répondre devant un conseil de guerre de la capitulation qu’il avait signée. Le 25 octobre 1798, il fut acquitté à l’unanimité. Il servit encore jusqu’en 1811.
  5. on le surprend à tout instant en flagrant délit d’invention et en contradiction avec lui-même. C’est ainsi que dans le Résumé écrit pour Condé, il dit : « Sept voyages que j’avais faits dans le courant de juillet, août et septembre dans l’Alsace, soit seul, soit avec Courant, pour voir Pichegru avaient excité à Bâle la surveillance de Bacher, qui nous avait regardés comme des émissaires d’émigrés. » Dans ses Mémoires imprimés où, avant de raconter son arrestation à Strasbourg en décembre, il veut établir que Montgaillard l’a dénoncé, il dit tout le contraire : « Sept voyages que j’avais faits, etc., etc., n’avaient donné lieu à aucun soupçon, ni à aucun accident fâcheux. » De même, en racontant cette arrestation, il prétend qu’averti par Badouville, Pichegru vint de son quartier général pour le faire remettre en liberté. Mais il est ensuite obligé de reconnaître qu’il avait été relâché, lorsque Pichegru arriva à Strasbourg. Du reste, il est bien piquant de constater ce que pensa Condé de cette aventure dont Fauche-Borel fait état à son profit et dont il a exagéré toutes les circonstances : « Notre affaire n’est pour rien dans son arrestation, écrit Condé le 27 décembre, et il n’y a rien à craindre pour les papiers, mais, peut-être, pour les lettres de change et l’argent. »