LE PROLOGUE
DU
DIX-HUIT FRUCTIDOR

III[1]
PICHEGRU ET LES ÉMISSAIRES DE CONDÉ

Nous avons laissé Pichegru aux portes de Mannheim. Comme Dusseldorf, cette ville appartenait à l’Electeur de Bavière. Retenu dans la coalition par la crainte, s’il se retirait, d’être pris entre deux ennemis, ce prince voulait éviter à ses sujets les horreurs d’un bombardement. C’est par son ordre que Dusseldorf avait capitulé devant Jourdan, après un semblant de résistance : par son ordre aussi, que Mannheim capitula le 20 septembre devant Pichegru dès la première sommation, sur la promesse que fit celui-ci, conformément aux instructions du Comité de salut public, de la rendre à l’Electeur, aussitôt la paix conclue et dans l’état où il l’aurait trouvée. Il y établit sur-le-champ son quartier général et les services de l’armée. En envoyant au Comité le texte de la capitulation, il disait : « Elle ouvre aux troupes françaises un nouveau passage sur le Rhin sans coûter une goutte de sang et nous met en position d’intercepter de la gauche à la droite l’armée autrichienne que chassa devant lui le général Jourdan. Je vais profiter de cette occasion pour faire passer le plus de troupes sur la rive droite pour couper Clayrfait de Wurmser. »

Ainsi, par suite du double mouvement des années de Sambre-et-Meuse et de Rhin-et-Moselle, « les Français, constate l’historien allemand Syhel, avaient pris possession de deux places fortes du Rhin et occupaient tout le pays compris entre le Rhin, le Mein et la ligne de démarcation établie avec la Prusse. » Après plusieurs mois durant lesquels, sur les deux rives, les belligérans étaient restés immobiles, la campagne s’ouvrait par un succès pour la République, succès auquel, pour sa part, Pichegru avait contribué. Jourdan avoue, dans le manuscrit dont s’est inspiré Louis Blanc, que, si lui-même ne tira pas de son victorieux passage du Rhin, un meilleur parti, c’est que les moyens lui faisaient défaut. On peut invoquer la même raison au profit de Pichegru. Il serait souverainement injuste que ce qui justifie l’un ne justifiât pas l’autre. Si Pichegru, Mannheim occupé, et le Rhin franchi, ne s’est pas emparé d’Heidelberg où les Autrichiens avaient leurs magasins, s’il n’a pas coupé la communication entre Wurmser, qui couvrait Fribourg-en-Brisgau, et Clayrfait, qui s’était retiré au-delà du Mein ; s’il ne peut empêcher l’ennemi de repasser cette rivière, ce n’est pas faute de combattre ; c’est qu’il ne dispose que d’effectifs insuffisans auxquels manquent, d’autre part, les ressources qui peuvent seules soutenir la vaillance des soldats et seconder les résolutions de leurs chefs.

Cet aveu d’impuissance, il le fait à son ami le général Moreau, le 19 octobre (20 vendémiaire), dans une lettre datée de Mannheim : « Peu de jours après notre entrée ici, j’ai voulu pousser vigoureusement l’ennemi pour empêcher la jonction des armées de Wurmser et de Clayrfait et pour nous emparer surtout des magasins d’Heidelberg dont nous avions grand besoin. J’avais pensé qu’une marche hardie et précipitée tromperait l’ennemi sur notre force et qu’il ne ferait pas grande résistance. Je l’attaquai le 1er  et le 2 de ce mois (24 et 25 septembre). Le premier jour fut heureux et le second commença assez bien. Mais, des renforts de cavalerie arrivant à l’ennemi, il prit l’avantage sur nous par la supériorité de cette arme et força la gauche de notre attaque sur Heidelberg, où il n’y avait qu’un seul régiment de cavalerie et qui ne se comporta pas très bien. Une compagnie d’artillerie légère y perdit la plus grande partie de ses canons, et nous fûmes forcés à la retraite. Depuis ce temps, nous sommes restés sur notre position autour de cette place, la gauche sur Vefferthal[2], le centre sur la Necker à Fudenheim et la droite à Neckerau. Tout cela est occupé par environ huit mille hommes. L’année de Sambre-et-Meuse est sur le Mein où elle doit recevoir ou livrer bataille incessamment. Je me propose de harceler l’ennemi demain du côté de Weinheim pour faire une petite diversion. »

Après cette lettre, on ne saurait contester que l’arrêt dans la marche et l’échec dans l’action s’expliquent pour Pichegru par les mêmes raisons que pour Jourdan. N’empêche que ses accusateurs, qui nous l’ont montré, au mépris de la vérité, n’avançant vers Mannheim que sur les injonctions plusieurs fois renouvelées du Comité de Salut public et des représentans en mission, vont maintenant conclure avec plus de force de sa prétendue inaction qu’engagé depuis un mois dans les criminelles intrigues que dénoncera bientôt Montgaillard, il est résolu à trahir. C’est le 16 août en effet que, selon Montgaillard et Fauche-Borel, celui-ci a vu pour la première fois le général en chef de l’armée de Rhin-et-Moselle.

Pour se guider dans les ténèbres où nous entrons, on n’a eu, jusqu’à ce jour, que les dires imprimés des deux compères qui, sur un grand nombre de points, se contredisent. Les papiers saisis par Moreau à Offenbourg avec les fourgons de Klinglin, sembleront ultérieurement les confirmer les uns et les autres. Mais, pour ce qui est des déduits de cette négociation mystérieuse, nous possédons uniquement les affirmations de Fauche-Borel, qui a été avec Antoine Courant le porte-parole de Condé ; celles de Montgaillard, que Condé a chargé de diriger leurs démarches, de lui en rendre compte, qui n’a jamais vu Pichegru et ne sait rien de leurs relations avec lui que ce qu’il leur a plu de raconter. C’était bien peu, on le reconnaîtra, pour prononcer une condamnation sans appel, surtout lorsque tant de révélations successives ont démontré que la valeur morale des négociateurs est trop fragile pour servir de caution à leurs récits et que, d’autre part, ressort des événemens de cette époque l’intérêt puissant qu’avait le Directoire à perdre Pichegru.

Aujourd’hui, nous tenons d’autres élémens de conviction. A une date récente, les archives de Chantilly se sont ouvertes ; elles nous ont livré les papiers de Condé, où nous trouvons, — et cela vaut mieux que ce qu’ont écrit ultérieurement, sous l’empire de préoccupations diverses et méprisables, Fauche-Borel et Montgaillard, — ce qu’ils écrivaient à l’heure même où la négociation dont ils étaient chargés suivait son cours. A étudier, dans ces pages contemporaines de l’événement, leur conduite et leurs allégations, on distingue plus aisément, entre leurs innombrables mensonges, ceux qu’ils forgeaient alors, pour tirer de leur entreprise un profit plus grand, de ceux qu’ils ont forgés après coup, Montgaillard, dans une intention de vénalité, Fauche-Borel pour se tailler un rôle à son gré. Il est sans intérêt de rechercher lequel des deux a le plus menti, lequel des deux a occupé la place la plus grande dans la confiance du prince de Condé et a tenu le principal rôle, qu’ils se disputent. Leurs contradictions ne sont bonnes à établir qu’autant qu’elles aident à les convaincre de fausseté. Pour le reste, elles ne sont que détails oiseux, puisque, après tout, le premier comme accusateur, le second comme défenseur, tendent au même but, c’est-à-dire à prouver que Pichegru a voulu livrer son pays aux Autrichiens et aux Anglais.

Au mois de mai 1795, le prince de Condé, qui venait de s’établir avec sa petite armée à la solde de l’Angleterre, parmi les troupes autrichiennes, à Mulheim-en-Brisgau, pour prendre part avec elles à la campagne contre la France, conçut le projet de sonder le général Pichegru et de l’intéresser au succès de la cause royale. L’idée d’acquérir à la monarchie le bras et l’épée d’un général républicain était déjà une des « turlutaines » favorites des émigrés. A l’heure même où le prince de Condé jetait les yeux sur Pichegru, un agent royaliste, Tessonnel, écrivait de Lyon où se préparait, sous la direction d’Imbert-Colomès, le soulèvement que dévoilèrent avant l’heure et firent avorter les imprudences du marquis de Bésignan : « Nous avons à nous un adjudant général dont nous sommes sûrs. Nous avons des espérances sur le général qui est à la tête de l’état-major et sur celui qui commande l’armée à la porte de Lyon… Ce qui est plus important encore, ce sont les fortes espérances que nous avons de gagner Kellermann, commandant en chef de l’année des Alpes. L’adjudant général qui est à notre dévotion nous en répond sur sa tête. »

On croit aussi pouvoir compter sur le général Ferrand, qui commande à Besançon, et qui n’hésite pas, lorsque la partie est perdue, à se faire honneur du prétendu refus qu’il a opposé aux propositions qui lui étaient faites. On rêve de séduire Bonaparte. Hoche sera, de son côté, l’objet de ces tentatives de corruption[3]. On essaie de même auprès de Moreau, quand il commande l’armée de Rhin-et-Moselle. Au cours des préliminaires de Léoben, le ministre autrichien Thugut envoie le colonel Vincent au quartier général des alliés en lui recommandant, de saisir toutes les occasions de nouer avec Moreau des liaisons qui, « dans la position où sont les différens partis en France, pourraient conduire à une intelligence plus ou moins avantageuse pour le cas où il faudrait reprendre les Hostilités. Vincent devra aller chez Moreau sans affectation et sans que ces messages excitent de la sensation ; » Il n’est donc pas étonnant que Condé ait songé à se mettre en rapports avec Pichegru.

Mais, pour entamer l’affaire, il fallait un homme courageux et habile ; courageux, car se faire auprès d’un général républicain l’organe du parti des Bourbons, c’était jouer sa tête ; habile, parce qu’il importait de ne pas offenser Pichegru en lui faisant des offres qui pouvaient lui laisser croire qu’on doutait de son désintéressement. Pour le malheur de la cause royale, Condé, esprit crédule et borné, particulièrement impropre à juger les hommes, porta son choix sur Roques de Montgaillard. Il le connaissait depuis peu. Montgaillard lui avait été présenté quelques mois avant à Bruchsal où était cantonnée la petite armée royale. Séduit par sa faconde, frappé des appréciations que lui inspiraient les affaires du moment dans des brochures publiées à Londres et en Suisse, il avait voulu l’avoir à sa portée. Sur l’instant désir du prince, Montgaillard s’était fixé à Lerach, puis à Munfelden dans le pays de Bâle.

De là, il correspondait avec Condé, lui révélait l’état de l’Europe, l’éclairait sur les dispositions des cours, qu’il prétendait connaître, s’offrait à servir les Bourbons, donnait des conseils, tout en protestant de son dévouement, à la monarchie. Cet homme au teint pâle, « contrefait de corps et l’air d’un juif portugais, » prit, dès le premier moment, une active influence sur son auguste correspondant. Celui-ci ne se donna pas la peine d’étudier sa conduite antérieure. Il paraît avoir ignoré que Montgaillard passait à Londres pour être l’agent secret de Robespierre ; qu’ayant fait en 1793 un séjour dans cette ville, il s’était vu contraint d’en sortir, à la suite d’intrigues aussi obscures que les raisons qui l’avaient déterminé à s’y mêler ; et qu’en dépit des opinions royalistes qu’il affichait, il avait, aux heures les plus sombres de la Terreur, vécu dans Paris, sans être inquiété, bien qu’il figurât sur la liste des émigrés. Averti de ces circonstances, Condé se fût méfié. Mais on ne les connaissait pas encore. Personne ne les lui révéla. Montgaillard fit sa conquête en lui donnant à entendre qu’il pourrait sans doute lui faciliter un emprunt.

Ce fut donc à lui que le prince s’adressa, quand il songea à tenter Pichegru. Bien que nous ne sachions rien de précis, quant à la date et à la forme de leurs pourparlers préliminaires, il semble que Montgaillard ne marchanda pas longtemps son concours. Une lettre que le prince lui écrivit le 2 juin afin de le mander à Mulheim le trouva décidé et d’ailleurs déjà au courant, à la suite de conversations antérieures, des intentions dont on voulait encore l’entretenir. Le surlendemain, après une rapide visite à Condé, il lui annonçait de Bâle son départ pour les bords du lac, d’où il comptait ramener la personne nécessaire, à laquelle il était essentiel d’enjoindre une troisième. Il avait jeté les yeux « sur quelqu’un dont l’activité, l’esprit et les lumières étaient parfaitement propres à la mission. » Ce quelqu’un, c’était le libraire Fauche-Borel, qu’il avait rencontré naguère en Suisse, à Neuchâtel où le futur metteur en scène de la conjuration de Pichegru était domicilié.

Fauche-Borel, à cette époque, avait trente-trois ans. Imprimeur et libraire dans sa ville natale, il y était estimé. Quoique protestant et sujet du roi de Prusse, il avait grandi dans le culte de la France, ce qui n’est pas pour étonner, sa famille, d’origine française, n’ayant passé à l’étranger qu’à la suite de la révocation de ledit de Nantes. Violemment hostile à la Révolution et aux Jacobins, il avait fait de sa maison un asile pour les émigrés, le centre de leurs intrigues et la fabrique des publications contre-révolutionnaires qu’ils s’évertuaient à répandre en France à l’effet d’éclairer l’opinion publique. Il était l’éditeur des écrits qu’à tout instant lançait en Europe et essayait de faire pénétrer en France le comte d’Antraigues. Montgaillard lui-même avait récemment publié à sa librairie quelques-unes de ses élucubrations. C’est ainsi que s’étaient noués leurs rapports.

A la demande de Montgaillard, Fauche-Borel consentit à se rendre auprès du prince de Condé. A Mulheim, il apprit ce qu’on attendait de lui. Flatté dans son orgueil et autant par présomption vaniteuse que par amour pour les Bourbons, il se chargea, sans hésiter, de la difficile mission d’aller jouer auprès de Pichegru le rôle périlleux du tentateur. A dater de ce moment, il va devenir un autre homme. Les mauvaises besognes pervertissent promptement ceux qui les exécutent. Chez Fauche-Borel, on voit se développer peu à peu l’esprit de ruse, l’amour de l’intrigue, une ambition démesurée, une agitation de toutes les heures, laquelle se trahit par une sorte d’illuminisme qui lui fait voir les choses, non comme elles sont, mais comme il voudrait qu’elles fussent. Sorti de la voie droite et paisible en laquelle il a toujours marché, il n’y rentrera plus, entraîné par les illusions qu’il nourrit et qui lui cachent l’abîme, vers lequel il court.

Dans ses Mémoires, il ne perd aucune occasion de rappeler qu’il a sacrifié son patrimoine et sa carrière à la monarchie, comme si nous n’avions pas la preuve qu’en bon commerçant, il a toujours tenu le compte de ses dépenses, qu’on les lui a toujours remboursées, que tous ses services ont été pécuniairement et largement payés, qu’il a reçu de toutes mains, de la Prusse, de l’Angleterre, de Condé, de la Restauration, voire de la police impériale, disent les mauvaises langues, et que, s’il est tombé dans la misère qui le conduisit au suicide, c’est par suite d’un goût immodéré pour les spéculations industrielles[4]. Mais il se garde bien de dire à quel prix il mit son dévouement, en le promettant à Condé. C’est Montgaillard qui nous l’apprend et cette fois, sans doute, il n’a pas menti, puisque son complice n’a pas protesté.

Fauche-Borel eut la promesse, en cas de succès, d’un million à recevoir à l’entrée du Roi en France, du poste de conseiller d’Etat chargé de la direction de l’Imprimerie royale et de l’inspection générale de la librairie, et du cordon de l’Ordre de Saint-Michel. Dans le cas où ses démarches ne seraient pas suivies d’effet, une indemnité de mille louis lui serait comptée. On en promit une égale à Antoine Courant, le collaborateur qui lui fut imposé et qui, moins exigeant que lui, s’en contenta. Enfin, au moment de se mettre en route, ils devaient, de son aveu, toucher trois cents louis pour couvrir leurs premières dépenses[5].

Dès ce moment, d’ailleurs, son effort tendra à écarter Courant de la négociation afin de s’en réserver tout l’honneur. « Ses traits fortement prononcés, dit-il, trop durs peut-être, ne répondaient pas assez de sa part à ce qu’une pareille mission exigeait de convenance et de délicatesse[6]. » En fait, Courant ne joua qu’un rôle effacé dans l’aventure. Avant même qu’elle ne commençât, ou dut y introduire un nouvel acteur, l’émigré Fenouillot d’Avans, ancien conseiller au Parlement de Besançon, auteur de brochures royalistes, que Fauche-Borel avait consulté, — c’est lui qui l’affirme, — avant de s’engager. On ne savait rien de Pichegru, de sa manière de vivre, de son caractère, de ses habitudes. Fenouillot s’offrit pour procéder à une enquête qui permettrait de décider par quels moyens on pouvait aborder le général, sans éveiller les soupçons de son état-major et des représentans en mission auprès de lui, dont la présence et l’incessante surveillance constituaient le plus grave obstacle au succès. Une fois dans l’affaire, il y resta.

On voit, à ces détails, que le secret commençait à n’en plus être un. Sans parler de Condé et de ses confidens, le marquis de Montesson, le chevalier de Conlye et autres, Montgaillard, Fauche-Borel, Antoine Courant, Fenouillot y étaient initiés. A quelques jours de là. Condé le communiquait aux agens anglais Wickham et Crawfurd, au général autrichien Wurmser : aux premiers, pour en obtenir un concours en argent, au second, pour en obtenir un concours militaire. Puis y entraient à leur tour l’avocat alsacien Demougé, la baronne de Reich, qui résidait à Offenbourg, l’ancien procureur Wittersbach, et, par ce trio d’espions qui servent l’Autriche, le général de Klinglin. D’autres acteurs ne tarderont pas à y prendre un rôle : Chambé, homme de loi, élu plus tard député aux Cinq-Cents, le comte de Beaufort, ami de Montgaillard, le général Lajolais, Saint-Rémond, officier supérieur de gendarmerie, le major Thugnot[7] et, au premier rang de ces comparses, le chef de brigade Badouville, dont les papiers, retrouvés au ministère de la guerre et aux Archives nationales, révèlent les vices et la bassesse d’âme, et dont la conduite, la vénalité, les imprudences ont tant contribué à compromettre Pichegru, qui, trompé par sa bravoure au feu, a eu le tort de l’admettre dans son état-major. Des ennemis de la France, tels que Wickham et Crawfurd ; des hommes sans moralité, tels que Montgaillard et Badouville ; des besogneux, tels que la baronne de Reich, Fauche-Borel, Demougé qui finira espion de la police impériale à Strasbourg, voilà en quelles mains va tomber l’honneur de Pichegru. Ce n’est pas pour exciter la compassion en sa faveur qu’il convient de le constater, mais pour mettre le lecteur à même de juger quelle confiance peut être accordée à des dires visiblement intéressés et que dément toute sa conduite militaire.

Quant aux indiscrétions dont bientôt se plaindra Condé, bien que la responsabilité en revienne surtout à lui, à ses émissaires, aux émigrés qui l’entourent, il y eu eut de commises, on ne sait par qui, dès le début de la d’aire. Le 2 septembre, un sieur d’Egrr, conseiller aulique, résidant à Rastadt, agent secret du prince, lui offrait à l’impromptu ses services à l’effet d’arriver à Pichegru, ce qui prouve ou que l’idée de séduire ce général hantait déjà d’autres cervelles que celle de Condé ou que le bruit de la démarche tentée auprès de lui s’était vite répandu. Condé tomba de son haut. Dans sa réponse, il laissa voir qu’il soupçonnait son agent d’avoir abusé d’un secret que le hasard lui avait livré.

D’Egrr protesta. C’était le général Wurmser, affirma-t-il, qui lui avait parlé des moyens de gagner Pichegru, se disant autorisé à lui offrir, s’il voulait passer avec son armée dans le parti du roi, le cordon rouge et le grade de lieutenant général. Sous cette confidence, d’Egrr avait cru voir les intentions du prince. Il s’était aussitôt occupé de trouver des intermédiaires capables de remplir une mission aussi délicate. Il déclarait « avoir trouvé quelqu’un. » Condé ne put que lui objecter qu’il arrivait trop tard, la partie étant déjà liée. Fauche-Borel et Antoine Courant avaient quitté Mulheim le 26 juillet, pourvus d’instructions et de ressources, pour se rendre en Alsace où opérait l’année du Rhin.

Il est difficile de s’expliquer pourquoi Montgaillard ne s’était pas exclusivement réservé l’honneur de la négociation et avait abandonné à des tiers les démarches actives. Craignait-il de se compromettre ou de s’exposer à quelque avanie, s’il était reconnu au quartier général français ? On ne sait. Un fait seul est positif : c’est qu’il laissa les fatigues et les dangers de l’entreprise à Fauche-Borel et à Courant, résolu, quant à lui, à rester dans la coulisse et à tout diriger de haut et de loin. A cet effet, il alla se fixer à Bâle, également à portée des agens et du prince de Condé.

Le 10 août, étant en route, il fait halte à La Caldelberg, d’où il commence à accabler le prince de sa menteuse, vide et toujours verbeuse correspondance : « Je crois très probable qu’à la fin de ce mois. Votre Altesse aura peut-être changé la face de l’Europe. Mais je la supplie de me permettre de lui observer que le plus impénétrable secret peut seul, dans le moment actuel, assurer l’exécution du projet. Je réponds des personnes à qui j’ai confié le projet et le secret. » À cette date, « les personnes » étaient à Strasbourg, non loin du quartier général de Pichegru, établi au château d’illkirch, cherchant en vain l’occasion d’aborder le commandant en chef de Rhin-et-Moselle.

Ici, s’ouvre l’interminable série des mensonges de Montgaillard. Ils emplissent les lettres qu’il écrit à Condé ; pour lui rendre compte des faits et gestes des agens. N’ayant rien de bon à dire, il invente. Un jour, il annonce « qu’ils sont sûrs de parler au général le lendemain ; » un autre jour, que l’un d’eux va sans doute revenir avec quelqu’un de confiance. Puis, toujours à l’en croire, les événemens promettent de se précipiter ; ils vont éclater. Durant plus d’une semaine, il trompe ainsi l’impatience de Condé. Le 12 août, il lui déclare être averti qu’un des agens est parti de Strasbourg pour venir conférer avec lui. Ceci, du moins, était vrai. Fauche-Borel arrivait à Bâle, mais c’était pour prévenir Montgaillard qu’en dépit de ses efforts, il n’avait pu parvenir au général et que, de ce fait, l’a flaire subissait une stagnation forcée[8]. Il ajouta, il est vrai, que le concours de l’adjudant général Badouville était acquis aux émissaires du prince de Condé : « travaillé par Courant, » cet officier promettait de leur faire obtenir audience du général. Après ce compte rendu de ses premières démarches, Fauche-Borel retourna à Strasbourg pour les continuer.

Quelques jours s’écoulent. Le 17, à la fin de la journée, il reparaît chez Montgaillard, joyeux, tout ému, transfiguré. La veille, à l’en croire, il a pu entretenir Pichegru, au château de Blophseim, chez Mme de Salmon de Florimont, qui passe pour être la maîtresse du général.

« J’eus à peine dit à ce général que je venais lui parler de Mgr le prince de Condé qu’il me serra vivement le bras et qu’il me dit aussitôt :

— Que me veut le prince de Condé ? Je ne puis aller à Bâle, on ne peut venir ici ; allez et rapportez-moi par écrit ce que l’on désire de moi. Il ajouta : — Je devais partir à cinq heures ; je resterai ici jusqu’à demain cinq heures après-midi à vous attendre ; en conséquence, faites diligence[9]. »

Développé par Fauche-Borel, ce récit électrise Montgaillard, excite sa verve ; il prend la plume et consacre une partie de la nuit à rédiger une lettre qui sera remise à Pichegru et que doit accompagner la nomenclature des avantages qui lui soûl as sures s’il fait ce qu’on attend de lui. Durant la même nuit, Condé est averti du résultat des démarches de Fauche-Borel. Est-ce celui-ci qui le lui fait connaître ? Est-ce Montgaillard ? Sur ce point, — ce n’est pas le seul, — ils sont en désaccord. Chacun d’eux prétend avoir porté seul à Condé la bonne nouvelle, et avoir contribué à ses résolutions. Le dissentiment ne présenterait d’ailleurs aucune importance, s’il n’était une preuve de la multiplicité des mensonges des deux narra, leurs. Après des hésitations que Montgaillard déclare n’avoir dissipées qu’avec peine et que Fauche-Borel dit ne s’être pas manifestées, le prince de Condé se décide à tracer de sa main quelques lignes destinées à Pichegru, et que Fauche-Borel devra lui remettre le lendemain au rendez-vous qu’ils se sont donné.


II

En retournant à Strasbourg, le 18 août, Fauche-Borel emportait donc un billet du prince de Condé et une lettre de Montgaillard, complétée par l’énumération des récompenses qu’on promettait à Pichegru et des engagemens qu’on lui demandait. Le billet du prince était ainsi conçu : « Puisque M. Pichegru paraît penser comme je l’ai toujours espéré, il est absolument nécessaire qu’il m’envoie, avec un mot de sa main, un homme de confiance qui m’instruise positivement s’il veut et peut faire ce qui lui a été communiqué et à qui j’expliquerai de mon côté les avantages de tout genre que j’assurerai à M. Pichegru et à ses amis, s’il veut contribuer avec moi à sauver la France et à rétablir notre Roi sur son trône. Sans la mesure que j’indique, les messages peuvent se multiplier, perdre un temps précieux et compromettre cet important secret. — Mulheim, ce 18 août 1795. Louis-Joseph de Bourbon. »

Impossible de se tromper à ce que ce billet trahit de hauteur et de réserve envers Pichegru, de défiance envers les émissaires. C’est d’abord l’affectation mise à ne pas donner à Pichegru son titre de général ; c’est ensuite la demande à d’un mot de sa main et d’un homme de confiance[10], » qui semble indiquer qu’on doute de la véracité des agens. Cependant, le prince n’est pas loin de croire au succès. Nous en avons pour preuve la lettre qu’il envoie le même jour à Montgaillard et qui tend d’ailleurs à démontrer que celui-ci, contrairement à ce qu’il prétend, n’était pas à Mulheim, quand le prince a écrit à Pichegru : « Ceci prend une bonne tournure, lui dit Condé : il est impossible de se refuser à l’espérer. Je suis bien résolu à envoyer avertir le Roi dès que j’aurai parlé à l’homme de Pichegru… Je souhaite que cela se termine comme vous l’espérez. J’en accepte l’augure et je me flatte bien que vous jouirez de votre ouvrage… L’embarras sera de dégarnir entièrement l’Alsace pour nous porter sur Paris. Il faudra réfléchir à cela. »

La lettre de Montgaillard à Pichegru, dont était également chargé Fauche-Borel, ne mérite pas d’être citée. C’est un long verbiage où, dans un style de basse flatterie, et par un pompeux tableau de la gloire dont le général se couvrira, s’il assure la restauration des Bourbons, on l’excite à passer au Roi avec son armée. « J’ose vous assurer, général, dit le tentateur en finissant, que les émigrés faisant partie de l’armée du prince étonneront l’armée que vous commandez, en s’y ralliant, par la cordialité et l’union avec lesquelles ils se confondront avec vos officiers. Ce sont des larmes de tendresse que vous verrez répandre par tous les émigrés. »

Autrement important est le programme des récompenses et engagemens, joint à la lettre. « Le général sera créé sur-le-champ lieutenant, général dus armées du Roi, maréchal de France à l’arrivée du Roi à l’armée et grand-croix de Saint-Louis. Il aura pendant toute sa vie le commandement en chef de l’Alsace ; il jouira, tant qu’il vivra, du château et parc de Chambord avec huit pièces d’artillerie. Il jouira de deux cent mille livres de pension annuelle et viagère, dont la moitié réversible à sa femme, le quart à ses enfans, de mâle en mâle, jusqu’à extinction de postérité. Une pyramide sera dressée à l’endroit où se trouve l’armée du général et portera cette inscription : Pichegru sauva la monarchie française et donna la paix à l’Europe. Arbois, sa ville natale, sera exempte de toutes impositions pendant dix ans ; elle prendra le nom du général. Il y aura sa statue ; une médaille sera frappée en son honneur. Il aura sa sépulture à Saint-Denis. On lui donnera un hôtel à Paris, un million en espèces. Les officiers de son armée conserveront leurs grades et traitemens, ceux qu’il leur conférera, sauf celui de maréchal de France, les récompenses pécuniaires qu’il leur accordera ainsi qu’aux représentais du peuple. Les amnisties qu’il prononcera seront reconnues et confirmées. Les villes qui ouvriront leurs portes seront exemptées d’impositions pendant trois ans. Enfin, les commandans chargés de la défense des places et qui les rendront au Roi jouiront d’une pension de vingt-quatre à vingt-cinq mille livres, suivant l’importance de la place ; ils seront maintenus dans leur grade et employés en conséquence. »

Voilà pour les avantages assurés à Pichegru. Quant aux engagemens qu’il devra prendre en retour, Montgaillard, s’inspirant des instructions antérieures du prince de Condé, les stipule comme suit : « Le général fera proclamer par son armée Louis XVIII, roi de France et de Navarre, ainsi et de même que ses prédécesseurs l’ont été. Le général fera prêter par son armée serment d’obéissance, de soumission et de fidélité au roi Louis XVIII ; il effacera dans son armée et dans toutes les dépendances de son armée tout ce qui porte l’empreinte des trois couleurs, et lui donnera aussitôt la cocarde et le drapeau blanc.

« Au jour convenu pour celle opération, ainsi que pour la suivante, le général fera arborer le drapeau blanc à Strasbourg, Huningue et dans les principales villes d’Alsace. Les rives du Rhin, dans l’étendue de la ligne, retentiront des cris de : Vive le Roi ! Le général fera avertir au même instant le prince, et lui enverra un trompette, les yeux bandés, pour informer Son Altesse Royale que l’armée française a proclamé Louis XVIII, et pour l’inviter à se rallier à l’armée de la rive gauche du Rhin. Le général offrira et livrera au prince la ville d’Huningue (celle de Strasbourg, s’il est possible) pour sûreté et avec la liberté d’y établir un pont de bateaux.

« Le prince fera proposer de la part du général et proposera lui-même sur-le-champ aux généraux autrichiens depuis Basle jusqu’à Mayence un armistice jusqu’à l’arrivée de Louis XVIII, à qui il sera envoyé sur-le-champ un courrier, ainsi qu’à toutes les puissances belligérantes. Le général fera descendre, si cela lui est possible (comme on le pense), des pontons pour le passage du Rhin par l’armée du prince. On prendra de part et d’autre les mesures nécessaires pour que les troupes coalisées ne passent point le Rhin. Le prince prendra ses mesures pour faire exécuter le passage à son armée dans un espace de temps très court, et même malgré l’opposition des coalisés, quoiqu’on ne présume pas qu’elle ait lieu. Le passage s’exécutera à l’arrivée du Roi, ou de suite, si le général le juge nécessaire. Le général purgera son armée de tout ce qu’il pourra y connaître de jacobins et d’anarchistes. Tous les emplois qui se trouveront vacans au moment de l’exécution du projet seront réservés au prince, et la nomination en sera faite par lui. Le général dirigera et exécutera lui-même et en chef le projet dont on aura convenu les dispositions ; il commandera sous le Roi, les princes et les gentilshommes français ; les deux armées se confondront ensemble et ne feront qu’un seul et même corps ; c’est dans des embrassemens mutuels que des Français divisés d’opinion, mais aimant tous leur pairie, oublieront les dissensions qui ont fait couler si longtemps le sang français.

« Si les propositions susdites sont acceptées par le général, ainsi que son honneur, sa grandeur d’âme et son amour pour la patrie ne permettent pas d’en douter, le général communiquera, le plus promptement possible, les dispositions qu’il jugera à propos de prendre. Les personnes qu’il enverra à Basic y trouveront toutes les sûretés, garanties et pleins pouvoirs nécessaires. »

Telles sont les pièces que Fauche-Borel a été chargé de mettre sous les yeux de Pichegru dans l’entrevue du 20 août. Mais les lui a-t-il remises, et l’a-t-il même vu ce jour-là ? Dans ses Mémoires imprimés, il déclare n’avoir donné au général que le billet du prince de Condé. Quant à la lettre de Montgaillard et aux promesses, il affirme les avoir laissées à Bâle. Elles formaient un paquet volumineux, et il fait remarquer que, les voyageurs étant fouillés à leur entrée en Alsace, le transport de ces papiers l’eût exposé aux plus pressans périls. Il jugeait en outre que, sous la forme que lui avait donnée Montgaillard, l’offre était par trop grossière ; elle eût offensé Pichegru. Il n’a donc emporté que le billet du prince, cousu dans la manche de son habit, sous l’aisselle. Il le dit ; mais dit-il la vérité ? Une lettre adressée à Montgaillard et où il déclare avoir remis au général « la lettre de Monsieur le Comte. », — Montgaillard se prétendait comte, — lui donne un démenti. Il ment dans cette lettre ou il ment dans ses Mémoires. En tous cas, il n’est fait mention nulle part d’une réponse quelconque de Pichegru à ces offres mirifiques.

Fauche-Borel est-il plus sincère quand il déclare avoir vu Pichegru ? Un document découvert au dépôt du Record Office[11] permet d’en douter. C’est une quittance signée Badouville. « J’ai reçu de Courant et de Fauche la somme de dix louis pour objets remis le 20 août : — Badouville. » Quels peuvent être ces objets, sinon les divers papiers qui devaient être présentés à Pichegru, et n’est-on pas autorisé à conclure de ce reçu de Badouville que, ne pouvant arriver jusqu’au général, les émissaires ont obtenu de l’aide de camp, moyennant argent, qu’il s’acquitte de la commission en leur lieu et place ? D’autre part, il existe aux Archives de Chantilly un billet qui passe pour être de la main de Pichegru, — ce serait le seul autographe qu’on eût de lui relativement à cette affaire, — et qui prouverait qu’il a réellement reçu des papiers. « L… a reçu les pièces d’X… et les examinera pour en faire usage dans les circonstances convenables. Il aura soin d’en prévenir X… » Mais il ne prouve pas que Pichegru a vu Fauche-Borel, tandis que le reçu de Badouville autorise à penser qu’il n’a pas voulu lui donner audience. Quelle que soit au surplus la vérité à cet égard, et quoique tout un ensemble de circonstances rende bien invraisemblable celle visite du 20 août, il ressort des aveux de Fauche-Borel qu’un plan a été soumis à Pichegru, puisque ce plan est visé dans les diverses réponses verbales attribuées au général.

Entre ces réponses. — il en existe au moins trois, — nous n’avons que l’embarras du choix. Il y a celle qu’a reproduite Montgaillard dans sa conversation avec d’Antraigues, et que le Directoire fit afficher le 18 fructidor sur les murs de Paris, en la donnant comme écrite de la main de Pichegru, alors que le délateur lui-même ne l’avait présentée que comme verbale. Il y a celle qu’a insérée dans ses Mémoires Fauche-Borel ; elle a été manifestement rédigée après coup et accommodée aux nécessités des polémiques qui s’étaient engagées entre Montgaillard et lui. Il y a enfin celle qu’il transmit à Condé, et qui figure dans les Archives de Chantilly. Elle porte ce qui suit :

« Pichegru a promis d’envoyer à Basic, sous trois jours, à compter du 25 août, un homme de confiance porteur d’une lettre de sa part, laquelle répondra à la note à lui remise de la part du prince. Il a manifesté en des termes non équivoques son entier dévouement à la chose : il m’a chargé de faire ses excuses s’il ne répondait pas au prince d’une manière plus convenable ; mais, crainte de compromettre la chose, il a cru prudent de se contenter d’annoncer qu’il avait reçu la pièce et qu’il allait s’occuper du travail nécessaire à la réussite du projet. Il s’est informé si le prince avait l’argent nécessaire pour solder son armée ; il a demandé qu’on ne pressât pas trop l’exécution, dans la crainte qu’une démarche trop précipitée ne compromit cette importante affaire.

« Il a annoncé ne pas avoir encore tout son monde, mais que la visite qu’il allait faire dans les différens postes de son armée stationnés entre Strasbourg et Huningue lui faciliterait les moyens de choisir les personnes qu’il croirait devoir employer au bien de la chose. Quand il aura tout disposé, il aura soin d’en informer le prince, et au moment où il croira l’instant favorable à l’exécution. Il a paru se disposer à livrer Huningue, où il s’est rendu pour s’assurer de l’esprit de la garnison, alin de la changer ou la diminuer selon que les circonstances lui paraîtront l’exiger. Il a témoigné tout son amour pour les princes, et a assuré qu’ils avaient déjà manqué plusieurs fois l’occasion de se réunir à son armée. Il a demandé où était le Roi et s’il ne viendrait pas auprès des princes ; il a appris avec plaisir l’heureux débarquement de M. le comte d’Artois à la Vendée. Il ne parait pas inquiet sur la manière de s’assurer des représentans, et il ne paraissait pas craindre le passage des Autrichiens. Il a désiré, une proclamation très courte, mais énergique, pour son armée. »

Il n’y a pas lieu de rechercher si cette première version de l’entrevue du 20 août est plus véridique que les deux autres ; il suffira de constater qu’elle en éclaire vivement les mensonges. Il n’y est question, ni, comme dans celle des Mémoires de Fauche-Borel, d’un passage du Rhin, favorisé par les Autrichiens et d’une marche sur Paris, bras dessus bras dessous avec l’année de Condé, ni, comme dans celle de Montgaillard, de l’engagement pris par Pichegru d’éloigner « les coquins et de les placer dans des lieux où ils ne pourront nuire, la garde des places fortes d’Alsace étant confiée aux troupes impériales. » Si ces promesses ont été faites, ce n’est ni le 10 août, ni le 20 ; c’est le 24, dans une troisième entrevue, dont voici le compte rendu rédigé par Fauche-Borel en mai 1796, c’est-à-dire plus de huit mois après, ce qui ajoute à tant d’autres motifs de douter de sa véracité.

« A mon troisième voyage au quartier général de Pichegru, le 24 août, il me dit :

— J’ai bien réfléchi depuis six jours à ce que Son Altesse désire. Le seul moyen prompt et sûr de l’exécuter est celui-ci. Je passerai le Rhin, — d’autant que les représentans du peuple veulent qu’on le passe, — avec six, huit et dix mille hommes, la quantité en un mot que Son Altesse fixera, le jour, l’heure, le lieu et de la manière qu’elle le désirera, étant maître de toute ma ligne de Strasbourg à Huningue. Je laisserai dans les places les officiers et bataillons dont je suis le plus sûr. Le Rhin passé et la jonction faite avec l’armée de Son Altesse, le serment de fidélité prêté au Roi, nous repassons le fleuve avec le prince de Condé, nous rejoindrons le reste de mon année, les places nous seront ouvertes, et rien ne nous empêchera d’arriver à Paris. Je suis persuadé que les autres armées suivront l’impulsion de la mienne. Assurez Son Altesse de mon entier dévouement. »

Sans s’arrêter plus longuement aux contradictions qui existent entre tant de propos prêtés à Pichegru, quel homme de bonne foi ne serait frappé par tout ce qu’ils présentent de puéril et d’invraisemblable ? Même en admettant qu’il ait voulu trahir, le conquérant victorieux et désintéressé de la Hollande n’est ni un escroc ni un imbécile. Il serait nécessairement l’un ou l’autre, s’il avait présenté les plans inexécutables dont on le dit l’inventeur. Gouvion-Saint-Cyr, dont les jugemens en ce qui le touche ne sont pas moins contradictoires que les affirmations de Fauche-Borel et de Montgaillard et que nous avons vu le défendre en tant que commandant d’armée, a écrit : « Il connaissait trop bien l’esprit qui animait les armées pour oser rien tenter ouvertement en faveur des princes. » Cette appréciation d’un ennemi lave Pichegru des stupides intentions qu’on lui prête. Au projet de Condé il n’en a pas substitué un non moins impraticable, et qui, de sa part, eût été aussi insensé que criminel.

Comment aurait-il pu croire à la possibilité d’entraîner son armée dans le parti du Roi sans soulever les protestations de tout ce qui s’y trouvait de patriotes et allumer la guerre entre ses troupes ? Comment se serait-il flatté de l’espoir de préparer ces opérations, sans éveiller les soupçons des représentans du peuple qui l’entouraient et des généraux qui lui faisaient escorte ? Comment enfin aurait-il été assez crédule pour supposer que les Autrichiens toléreraient qu’il passât le Rhin, sans, au préalable, lui demander des gages propres à les protéger contre les conséquences qu’il pourrait tirer ensuite contre eux d’une victoire facile, dont ils se seraient faits les complices ? Encore, à ce point de vue, les accusations que ne lui ménage pas Gouvion-Saint-Cyr le défendent. « Il se contenta de prendre l’argent des princes et celui des Autrichiens, les amusant par de belles phrases. Les services qu’il leur rendit se bornèrent à faciliter les succès des Autrichiens aux dépens de sa gloire, de celle de son armée et de la vie du soldat. »

Nous verrons par la suite ce qu’il y a de fondé dans ces allégations, que Gouvion-Saint-Cyr a d’ailleurs lui-même infirmées par la déclaration citée plus haut « que la pensée de trahir ne dirigeait pas encore les actions militaires de Pichegru. » C’est cette déclaration seule que, pour le moment, il convient de retenir. Au reste, la conduite militaire de Pichegru, dont le récit va suivre, est là pour répondre. Elle atteste qu’il n’a pu tenir, ni le 16 août, ni le 18, ni le 24, et pas davantage plus tard, le langage qu’on met dans sa bouche. Ce langage a été inventé, soit par Badouville, soit par Fauche-Borel et Demougé, qui entrera bientôt en scène, enjolivé par Montgaillard, exploité par la baronne de Reich et autres, à seule fin de tirer argent de Condé, de Wickham et de Klinglin.

L’impraticabilité de ce plan fantaisiste était d’ailleurs tellement frappante que le prince de Condé le repoussa tout aussitôt pour en revenir au sien. Montgaillard, qui, au début de la négociation, ne voulait recourir aux Autrichiens qu’à la dernière extrémité, conseillait maintenant d’invoquer leur secours et, redoutant qu’ils ne voulussent pas favoriser le plan, déclarait « qu’il fallait les engager malgré eux. » Il glissa ce conseil dans une lettre sans fin où, renchérissant sur les inventions de Fauche-Borel, il disait : « Pichegru est allé au-delà de ce qu’il était permis d’espérer. Il n’a point hésité sur les propositions qui lui étaient faites. Il s’est hâté de rentrer dans le devoir et il l’a fait d’une manière si positive et si noble qu’on ne peut s’empêcher de reconnaître combien ce général attendait avec impatience l’occasion qui vient de lui être offerte. Il a écouté son devoir bien plus que son ambition. Son cœur est profondément, dévoué à la Monarchie et au Roi. Il désire leur consacrer ses services et sa vie. Il le désire avec autant d’ardeur que les émigrés eux-mêmes. Monseigneur, il m’est prouvé aujourd’hui que Pichegru est né pour faire de grandes choses… Il est depuis huit jours un grand homme à mes yeux. »

Montgaillard poursuivait ce dithyrambe par le récit des démarches de Fauche-Borel et de Courant, « dont l’habileté a été au-dessus de tout éloge. Grâce à eux, dans une ville où chaque regard est celui d’un espion ou d’un traître, le ministre français Barthélémy, les représentais du peuple, les généraux, personne n’a rien vu. » Pour conclure, il pensait qu’il fallait laisser Pichegru libre d’exécuter ses projets de la manière dont il le jugeait convenable : « Votre Altesse doit être passive, c’est-à-dire qu’elle doit avoir l’air de recevoir et d’amnistier un sujet du Roi revenu de ses erreurs, qui cherche à expier sa gloire en prêtant serment de fidélité à son souverain. » En revanche, il faut fixer au général le jour et l’heure où il doit passer le Rhin avec cinq ou six mille hommes. Ce ne doit pas être plus tard que les trois premiers jours de septembre. « M. Courant lui portera les dernières dispositions de Votre Altesse. Ce voyage est le dernier qu’il sera possible de faire au quartier général de Pichegru. Il faut encore que Votre Altesse parle à Pichegru comme à un grand homme, excellent moyen qu’il le devienne en quinze jours.

« Il faut communiquer à Wurmser ce qu’il faut qu’il sache du plan, sans lui en laisser deviner la latitude et les conséquences qui en dérivent, aller jusqu’aux cessions territoriales, si le concours des Autrichiens est à ce prix… Le moment est arrivé de tout sacrifier pour conduire le Roi sur son trône. Il s’agit de conquérir le royaume et non pas de conserver une province. Ce serait l’Alsace. Mais, une fois à Paris, on forcerait bien l’Autriche à rétrocéder cette province. Au besoin, la Prusse y aiderait. Votre Altesse a encore en sa faveur et l’étonnement de l’Europe et l’indécision d’es cabinets. »

A toute cette phraséologie, Condé, qui a déjà repoussé l’idée de livrer l’Alsace, répond en démontrant l’impossibilité d’exécuter le plan. On ne saurait sans danger le confier à Wurmser, lequel est incapable par lui-même et gêné par sa cour. Il assemblera ses généraux. Tous diront que c’est un piège. « J’aurai beau leur démontrer, — si je suis appelé au conseil, ce qui est douteux, — qu’ils n’ont rien à craindre en rassemblant quatre fois autant de troupes que Pichegru en enverra, ils n’entendront pas raison. Si, ce que je tiens pour impossible, on les persuade, voilà dix personnes au courant du secret. » Indiscrétion ou trahison, l’opération sera manquée, Pichegru compromis. « Et enfin, si le projet est accepté, le secret gardé, comment Pichegru pourra-t-il jeter un pont sur le Rhin, paisiblement, devant les troupes autrichiennes qu’on verra très bien de l’autre côté du fleuve, sans tirer un coup de canon et sans trahir une connivence suspecte. » Il est donc nécessaire d’avoir un homme de confiance de Pichegru qui permettra de régler ces questions. » Quant à l’argent, on le donnera une fois sur le territoire français. « Il vaut mieux qu’il n’arrive qu’après coup. » Montgaillard eût préféré, et pour cause, « qu’il arrivât avant. »

Condé ne persévéra pas dans sa résolution de garder le silence envers les Autrichiens et d’agir sans eux. Bientôt après, il faisait avertir Wurmser en même temps que Wickham. Mais, à cette heure encore, il subordonnait cette démarche à l’entretien qu’il voulait avoir avec l’homme de confiance que Pichegru, lui disait-on, avait promis de lui envoyer avec un mot de sa main. Malheureusement l’homme de confiance ne paraissait pas.

« Ce retard, écrit, le 2 septembre, Montgaillard, n’ôte rien à la certitude ; dans laquelle je suis que la chose aura cet effet. Il me cause l’impatience la plus vive, mais il n’excite pas la plus légère inquiétude. Je suis convaincu que la chose éclatera quarante-huit heures après l’arrivée et que, si elle est différée, c’est une preuve que l’on prend des mesures générales pour l’ensemble et qu’on veut avoir tout disposé et être sûr de tout, lorsqu’on enverra à Votre Altesse. »

Le lendemain, il rappelle ce que Pichegru a dit à Fauche : « Dans deux ou trois jours, j’enverrai quelqu’un de confiance au prince. Vous pouvez lui en donner ma parole. Mais, je n’ai pas encore tout mon monde et je ne veux rien laisser derrière moi. Il vaut mieux employer quelques jours de plus et exécuter la chose pleinement. » Il n’enverra donc quelqu’un que lorsque ses dispositions seront toutes prises. « Encore deux, trois, quatre jours, peut-être huit, pas plus, à attendre. Pichegru est obligé à beaucoup de prudence pour endormir les soupçons. »

Mais rien n’arrive. Le 7, Montgaillard, sur les instances de Condé, envoie Courant au quartier général de Pichegru, « non qu’il ait des inquiétudes, mais pour savoir de quoi il retourne. Si, ce que je ne soupçonne même pas, le général craignait ou différait trop d’exécuter, je crois qu’il y aurait un moyen sûr de l’y forcer… Je suis mortifié que Votre Altesse ne juge point à propos de fournir au général les fonds dont il est certain qu’il a besoin. Je serais parfaitement tranquille, s’il avait à sa disposition un moyen si nécessaire à l’exécution du projet. » On surprend ici Montgaillard en train de lever le masque et de trahir la préoccupation qui le guide. Mais le prince fait la sourde oreille, s’obstine dans son idée, témoin ce billet : « Le prince de Condé voit avec peine que M. Pichegru ne s’est pas prêté à ce qu’il lui demandait, de lui envoyer un homme de confiance avec un mot de sa main[12]. »

Le 14 septembre, Courant apparaît à minuit. Montgaillard mande la nouvelle de son retour à Montesson, l’aide de camp du prince, qu’il prie de venir le voir le lendemain matin. « Ma tête est dans un état affreux et le sujet trop étendu pour que je puisse le mettre exactement par écrit. » Il pourrait ajouter qu’il ne sait comment communiquer les impressions qu’a rapportées Courant du quartier général de Pichegru, tant elles confirment peu les projets que lui-même a mensongèrement attribués au général, les jours précédens. Pichegru se dérobe ; il n’offre plus d’ouvrir des places, ni de passer le Rhin ; il ne veut en un mot rien livrer au hasard dans une affaire aussi grave, et, s’il a un plan, il ne l’exécutera qu’avec lenteur. Comment apprendre au prince de Condé cette reculade, sans s’exposer à voir se tarir la source des subsides qu’on espère ? Il faut donc, malgré tout, entretenir sa confiance, et Montgaillard, à cet effet, rédige une note qu’approuve Montesson et qu’il apporte au prince. On y lit : « La chose est si positivement engagée que je la regarde ; comme exécutée, parce qu’il est de toute impossibilité que le général Pichegru ne l’exécute point. » Mais il lui faut du temps. Il désire avoir auprès de lui M. Courant, et que M. Fauche se tienne à Paris pour le renseigner.

Tout ceci, on l’a deviné, n’est qu’inventions et mensonges ; mais c’est pour arriver à cette conclusion : « Le général désire que la personne qui sera près de lui puisse lui fournir, au moment même où il en aura besoin pour les officiers généraux et son armée, les sommes qui lui seront nécessaires. » Et Montgaillard ajoute : « Si Votre Altesse ne peut pas disposer d’une somme de cent, deux cent mille livres, il devient nécessaire de la demander aux Anglais. Je suis si parfaitement pénétré de la perfidie du Cabinet anglais que, lorsque j’ai l’honneur de proposer une mesure semblable à Votre Altesse, Votre Altesse doit être bien convaincue combien l’état des choses me paraît critique… Cette confidence peut être faite d’ailleurs à M. Crawfurd d’une manière qui ne lui livre pas tout le secret. »

Loin de trouver dans cette lettre des motifs de découragement le prince de Condé doit en être satisfait, car il écrit, le même jour, à Fauche-Borel : « Je suis enchanté que Baptiste (Pichegru) m’ait fait renouveler les assurances qu’il est bien dans mon sens et dans celui du grand bourgeois (le Roi) dont je suis et ne dois être que l’organe. Vous remettrez, à Baptiste la lettre ci-jointe qui lui fera une nouvelle preuve de ma confiance en lui. Mais, dans ma position, il est de toute importance que je puisse prévoir les époques pour m’arranger en conséquence. Suivez cette affaire avec le zèle que je vous connais. Tâchons d’amener la conclusion. Je me fie entièrement à vos instances auprès de Baptiste, à votre intelligence et à tous vos soins que je ferai certainement valoir avec autant de vérité que de chaleur. »

Mais, cette lettre n’étant accompagnée d’aucun envoi de fonds, Montgaillard, le même jour, 15 septembre, reproche au prince, dans une missive qu’il lui fait porter par Fenouillot, de n’avoir pas envoyé « ses ordres » pour ledit Courant, que Pichegru avait dit vouloir voir le même jour. C’est d’autant plus regrettable que Pichegru vient de passer avec ses officiers à Bâle, allant à Arlesheim. « Je ne doute pas que l’adjudant général Badouville n’ait cherché M. Courant à Bâle. » Pourquoi il l’a cherché, la suite de cette lettre le laisse deviner. « La chose est tellement avancée qu’il dépend de Votre Altesse de l’exécuter. Les instans sont précieux. Chaque heure qui s’écoule devient irréparable. Si l’on balance, si l’on diffère, si l’on tergiverse un moment, la chose est perdue sans ressources… Si Votre Altesse désire que nous fassions la chose, j’aurai l’honneur de lui observer que les fonds que M. de Montesson remit, il y a cinq semaines, à M. Fenouillot sont épuisés depuis longtemps par les courses si multipliées que nous avons faites, et j’ai employé tout ce que j’avais moi-même de ressources, ainsi que M. Fenouillot. » Voilà la question nettement posée ; c’est une question d’argent, ni plus ni moins.

Après avoir lu cette lettre, le prince de Condé répond à Fenouillot, qui la lui a remise, qu’il s’efforce à l’heure même de se procurer des fonds et qu’à cet effet, il vient de communiquer tout le plan aux commissaires anglais Wickham et Crawfurd, qui seuls peuvent le tirer de la triste situation à laquelle il est réduit par le manque d’argent[13]. Cette communication, dont Montgaillard est aussitôt prévenu, « le jette dans la douleur. » Elle est inopportune ; elle n’était pas nécessaire. Il avait dit que Courant attendait des ordres pour aller trouver Pichegru, et le prince a livré tout le plan ! Il oublie que, quelques jours avant, lui-même a invité Condé à recourir à Wickham. « L’affaire est manquée et Pichegru perdu sous tous les rapports. Les deux agens anglais préviendront leur cabinet ; ils voudront diriger, ils entraveront ; et Pichegru, ne voyant pas Courant, aura des soupçons. » Et, toujours perfide, préparant déjà sa délation, il lance cette menace : « Il nous devient impossible aujourd’hui de répondre à Votre Altesse du secret, qu’exige cette affaire. Il n’est plus entre nos mains. Nous n’en sommes plus garans, par conséquent. Si Votre Altesse avait pu disposer des moyens d’exécution nécessaires au général Pichegru, Votre Altesse eût conduit en France le Roi et son armée. »

Les sentimens qu’il éprouve ou qu’il feint d’éprouver, il les fait partager à ses collaborateurs : Fauche-Borel, Courant, Fenouillot, le chevalier de Beaufort, « son ami d’enfance, » qu’il s’est adjoint comme secrétaire, et d’Olry, un diplomate bavarois mêlé, on ne sait trop comment, à l’affaire.

Ils décident unanimement de se retirer, de rentrer chez eux. Montgaillard demande au prince un passeport pour traverser les lignes autrichiennes. Ces résolutions épouvantent Condé ; il se demande ce que va devenir le secret, quand ceux qui le détiennent n’auront plus intérêt à le cacher. Il envoie à Bâle son fidèle Montesson pour prévenir une désertion dont les suites sont incalculables. A force de raisonnemens, de démonstrations, de supplications, Montesson parvient à dissiper l’orage. Les bons apôtres ne résistent que pour la forme ; ils cèdent tour à tour et consentent à continuer leur concours au prince ; Montgaillard désarme le dernier, après s’être montré un peu plus récalcitrant. Le 19 septembre, il semble avoir tout oublié. Il mande au prince que « Courant, plein de zèle, est rentré en France le 18 pour rejoindre Pichegru ; que Fauche et Fenouillot sont à Berne. Ils se serviront des moyens que je leur ai donnés pour déterminer Pichegru à agir avec célérité. Ce sera peut-être dans huit ou dix jours. »

En parlant « des moyens qu’il avait donnés » à Fauche et à Fenouillot, il se vantait. Les seuls moyens qu’ils eussent consistaient en une lettre de Condé pour Wickham, dont Montgaillard ignorait le contenu, peut-être même l’existence, et dans laquelle il n’était nullement question de lui. Cette lettre mérite de trouver place ici, parce qu’elle révèle l’état d’âme de Condé, à la date où elle fut écrite (17 septembre), et démontre qu’à ce moment encore, sa confiance dans les dires de ses émissaires n’était pas ébranlée.

« Pour vous prouver, Monsieur, la confiance entière que j’ai en vous, sur laquelle il m’est revenu (ce qui m’a fait infiniment de peine) que vous ne comptiez pas, comme je suis sûr de la mériter, je vous envoie MM. Fenouillot et Fauche, qui sont connus de vous, et qui sont les deux hommes dont je me suis servi pour me mettre au point très favorable où j’en suis avec Pichegru. Ils disent que Pichegru a dit qu’il fallait qu’il eût de l’argent disponible au premier moment qu’il éclaterait ; il s’agit de 200 000francs ou 300 000 francs. Pour vous donner toutes les sûretés possibles que cet argent sera employé à son objet, Fenouillot offre de rester avec vous en otage. Il est question, Monsieur, de sauver la France, peut-être, de la seule manière dont elle puisse l’être. C’est le vœu de l’Angleterre, vous me l’avez dit, elle nie l’a prouvé, je ne me permets pas d’en douter un seul instant.

« J’ose être sûr que vous n’hésiterez pas, si vous avez assez de confiance eu Fauche, pour le charger de cet argent (comme je crois que vous le pouvez ; il a un état et une fortune qui vous répondent de lui). Je crois que cela vaudrait mieux, que de faire voir à Pichegru un nouveau visage, qui lui inspirerait peut-être de la méfiance. Je ne vous avais fait proposer d’envoyer quelqu’un à vous, que pour ne pas vous laisser le plus petit doute sur l’emploi de vos fonds. Si vous y tenez, cela sera fait, mais je vous dis l’inconvénient que j’y trouve. En conséquence, si, dans l’intervalle de votre réponse à cette lettre, il m’arrive, quelqu’un de votre part, pour cette mission, je la garderai, soit ici, soit à Basle, jusqu’à ce que j’aye reçu de vos nouvelles.

« Je crois aussi qu’il est essentiel que vous disiez à Fauche qu’il peut assurer Pichegru que, du jour qu’il aura éclaté, ses troupes seront payées sur le pied de mon armée. M. Crawfurd me l’a bien promis, mais cette condition, de toute importance pour le bien de la chose, ne saurait être trop constatée pour le succès et pour notre sûreté, après la jonction, si elle a lieu, comme on peut l’espérer.

« Je remets, Monsieur, cette grande affaire entre vos mains, elle dépend de vous à présent ; de sa réussite dépend le sort de la France, peut-être celui de l’Europe entière. L’année de Wurmser, délivrée de celle qui lui est opposée, marcherait en toute sûreté au secours de celle de Clayrfait, et l’Allemagne, menacée, serait sauvée sans aucun doute ; la Suisse se déclarerait peut-être, et cela changerait en huit jours, j’oserai le dire, la face du monde entier. Votre manière de voir, qui m’est connue, est trop grande et trop saine, pour me permettre d’ajouter aucune réflexion. La France et son Roi auront une obligation éternelle à l’Angleterre et à vous, et le parti que vous allez prendre va sans doute augmenter encore ma vive reconnaissance ! , ma profonde estime, ainsi que la sincère et confiante amitié que m’ont inspirée la noblesse de vos procédés, la sûreté de votre jugement et l’intime connaissance que j’ai été assez heureux pour faire avec vous. — LOUIS-JOSEPH DE BOURBON.

« P. -S. — Vous sentez combien il est nécessaire de garder le secret le plus absolu ; il me semble que vous pourriez dire, à vos plus intimes, que ces deux hommes sont venus pour parler du Jura.

« Je vous demande encore d’avoir l’air, vis-à-vis d’eux, d’apprendre la chose par cette lettre, ou par celle que vous avez reçue de M. Crawfurd il y a trois jours, pas plus toi, parce que, pour les engager encore plus au secret, je ne leur avais pas dit que je vous l’eusse confié dès le commencement de la négociation. »

Cette lettre partie donne lieu trois jours plus tard à un nouveau coup de théâtre. Montgaillard mande à Condé, le 20, qu’il a reçu un mot de Courant le suppliant d’arriver promptement à Strasbourg, lui ou Beaufort, « dût-on crever les chevaux. » Il est urgent que Fauche, qui a reçu des fonds de Wickham[14], les porte à Pichegru « à qui j’écris lettre sur lettre. » Tout est à la joie, car tout va éclater. Le 28, c’est une autre antienne. A quoi rêve Pichegru ? Sa conduite est déconcertante. Il vient d’établir un camp sous les murs d’Huningue et il a signifié au Sénat de Bâle que, s’il ne gardait pas mieux ses frontières contre les Autrichiens, il les gardera lui-même. C’est à n’y rien comprendre « et tout cela est bien grave. » Le 1er octobre, Pichegru « est venu à Bâle en poste pour passer la nuit chez Mme de Salmon, dont il est profondément amoureux. Il est reparti hier à cinq heures du matin. » En l’annonçant au prince, Montgaillard ajoute : « Je regrette qu’il n’ait point encore les fonds qui lui sont nécessaires. » Du reste, il a écrit au général une lettre encore plus pressante que les autres. « Je regarde comme impossible que cette démarche ne le force à agir. »

Cette correspondance de supercherie et de mensonge va se continuer ainsi monotone, inventive, toujours vide, pleine de réticences et d’aveux involontaires, épuisant l’imagination de Montgaillard qui, le 25 octobre, après avoir prétendu que, la veille encore, il a écrit à Pichegru et à Badouville, déclare qu’il ne leur écrira plus. « Je tremble que cette fréquence de correspondance ne compromette l’affaire. Si, malheureusement, une seule lettre était interceptée, on pourrait avoir des soupçons. Prière à Fauche d’écrire le moins possible. » Néanmoins, il persiste à prétendre que « tout va bien ; » il le répète à satiété ; il l’affirmera encore le 30 décembre et s’attirera cette réplique dédaigneuse et sèche de Condé : « Je ne vois point encore le succès s’avancer d’une manière aussi rapide que paraît le croire M. Pinault (Montgaillard). »

Tout cela n’est-il pas assez clair ? N’est-ce pas évident qu’à cette date, les agens n’ont encore rien obtenu de Pichegru et que, pour tromper Condé, pour l’entretenir dans ses illusions, ils ont menti à qui mieux mieux ?


III

Tandis que se nouaient sur son nom ces abominables intrigues, quel a été le rôle de Pichegru ? Les a-t-il favorisées et encouragées ? Dans quelle mesure a-t-il justifié les dires des émissaires de Comté ? Nous croyons avoir prouvé qu’à ne considérer que sa conduite militaire, dégagée des appréciations erronées, des insinuations calomnieuses, des préoccupations politiques qui l’ont obscurcie, rien ne l’accuse encore à la date où nous sommes. Les documens officiels, sa correspondance, celle même de ses rivaux démontrent son innocence. Plus nous avancerons vers la fin de cette étude et plus deviendra éclatante la preuve qu’en tant que commandant d’armée, il a rempli tout son devoir ; que, placé dans des circonstances critiques devant un ennemi plus nombreux, mieux armé et pour tout dire ne manquant de rien, il a fait, quoique manquant de tout, ce qu’exigeait l’honneur.

Si, plus sévère en ce qui le concerne qu’on ne l’a été pour Jourdan, qui ne fut pas moins malheureux que lui dans cette campagne de 1795, on lui impute à crime ses revers ; si l’on prétend qu’ils ont été volontaires ; qu’ils constituent la preuve de sa trahison, nous rappellerons ce jugement du plus autorisé de ses accusateurs, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, disant, sans remarquer d’ailleurs qu’il s’inflige à lui-même un démenti, « qu’il a été le témoin de ses embarras et de ses sollicitudes, qu’il a pu apprécier plusieurs de ses démarches et juger qu’elles étaient dictées par le désir d’éviter des revers. » Nous objecterons en outre que les ambitions qu’on présente comme ayant été le mobile de sa trahison n’étaient réalisables qu’à la condition qu’il fût victorieux. Pour conserver son prestige, sa popularité, son ascendant sur la France qu’il voulait, assure-t-on, rendre au Roi, et sur l’armée sans laquelle il ne pouvait rien, il était tenu de vaincre, d’éloigner l’étranger de la frontière et d’être enfin le libérateur de son pays. Alors peut-être, mais à ce prix seulement, eût-il pu devenir le Monk des Bourbons. Et, comme il est prouvé qu’il a fait effort pour vaincre, la logique voudrait que ses accusateurs cherchassent la preuve de son forfait, non dans ses revers, qui ne lui en permettaient plus l’accomplissement, mais dans cet effort même, qui ne peut être contesté aujourd’hui et qui devait lui donner les moyens de l’accomplir. La vérité oblige donc à reconnaître qu’on l’a calomnié eu l’accusant d’avoir joué la partie des Autrichiens et facilité leurs victoires. Elle est outragée quand on dit de lui qu’il n’a rien voulu faire que d’accord avec eux ; qu’il s’est offert à leur livrer Huningue[15] ; qu’il leur a effectivement livré Mannheim et sa garnison, calomnie d’autant plus odieuse que les faits et les écrits sont d’accord pour en démontrer la fausseté et que, ainsi qu’on le verra bientôt, il suffisait d’y regarder pour s’en convaincre.

Alors que l’étude des papiers conservés aux Archives de la Guerre peut livrer à quiconque se donnera la peine de les parcourir un faisceau de preuves irréfutables, d’où se dégage avec une évidence saisissante la vérité, on ne peut que se demander par quelle fatalité ou par quelle violence de haines elle a été, durant plus d’un siècle, voilée et cachée, comment l’histoire, ayant à se prononcer entre la vérité et le mensonge, a opté pour le mensonge.

Entre les divers faits relatifs à Pichegru, qu’elle a ainsi travestis, il en est un notamment qui, plus encore que tous les autres, démontre et rend inexplicable le parti pris dont se sont inspirés, pour la plupart, les narrateurs de ces événemens. Peut-être se rappellera-t-on qu’en nommant Pichegru, Moreau et Jourdan au commandement des armées de Rhin-et-Moselle, de Sambre-et-Meuse et du Nord, le Comité de Salut public avait décidé que, si la réunion de ces trois armées devenait nécessaire, Pichegru en serait le général en chef et, à ce titre, aurait sous ses ordres ses deux camarades. Vers la fin de septembre, alors que nous tenions Mannheim, que Mayence était assiégée, et que le passage du Rhin, effectué successivement par Jourdan et Pichegru, semblait rendre possibles des opérations plus actives, le Comité de Salut public, pensant qu’elles seraient facilitées par la réunion des deux armées du Rhin, ordonna la mise à exécution de la décision qui les plaçait, le cas échéant, sous les ordres de Pichegru. Il crut devoir, en en informant Jourdan, lui exprimer l’assurance « que le désintéressement du grand citoyen étoufferait en lui les susceptibilités du soldat. » Nous ne savons ce qu’en dit Jourdan dans ses Mémoires inédits. Mais Louis Blanc, qui l’a su, s’écrie à ce propos : « La France ne tarda point à expier cruellement, l’arrêté qui subordonnait à un homme par qui elle était trahie le modeste, l’illustre vainqueur de Wattignies et de Fleurus. »

L’éminent historien se serait épargné ce regret, s’il avait pris la peine de consulter les Archives du dépôt de la Guerre. Il y aurait appris que l’arrêté qu’il déplore ne fut pas exécuté, par suite du relus de Pichegru d’accepter le commandement suprême. Le 5 octobre, rendant compte au Comité d’une conférence qui avait eu lieu la veille à son quartier général entre lui. Jourdan et les représentans du peuple, à l’effet de se concerter sur les opérations, en vertu des ordres reçus, le commandant de l’armée de Rhin-et-Moselle s’exprimait comme suit :

« Quel que soit jamais le rapprochement des deux années, je regarde comme impolitique d’en réunir le commandement tant que dureront surtout le concert et la bonne intelligence qui ont toujours régné’ entre le général Jourdan et moi. Au surplus, si le Comité persiste dans son intention à cet égard, je déclare d’avance qu’il doit jeter les yeux sur un autre que moi pour exercer un commandement qui se trouve infiniment, au-dessus de mes forces et de mes moyens. La guerre, en affaiblissant les ressorts physiques de tous ceux qui la font, altère aussi les facultés morales de ceux qui la dirigent par un travail et une tension continuels que l’inquiétude et les soucis rendent infiniment pénibles. »

Devant ce refus catégorique, le Comité de Salut public n’insista pas. Il renonça à faire exécuter son arrêté. Chacune des deux armées conserva son autonomie. Louis Blanc n’en a pas moins affirmé un fait matériellement faux, dont, dans son ardeur à défendre Jourdan, il a tiré des conclusions accablantes pour Pichegru. Il en est souvent ainsi dans cette douloureuse aventure. On dirait que la mauvaise foi et l’erreur s’y sont donné rendez-vous pour dénaturer la conduite militaire du général. Ses accusateurs, cependant, ne sauraient invoquer ici les argumens qu’ils peuvent tirer des obscurités dont reste enveloppée ce que nous appellerons sa conduite politique, c’est-à-dire l’histoire de ses rapports avec Condé.

Ce qu’ont été au juste ces rapports, nous ne le savons que par Fauche-Borel et ses acolytes, et tant de fois nous les avons surpris en flagrant délit de mensonge qu’aucune de leurs affirmations ne nous inspire confiance. Tout y est louche, suspect et douteux, Quand ils prétendent qu’ils ont vu Pichegru, causé avec lui, reçu ses déclarations, nous sommes en droit de ne pas les croire, parce que les propos qu’ils lui prêtent et les plans qu’ils lui attribuent sont les propos et les plans d’un fou, indignes de l’homme de guerre qu’était Pichegru. La volonté de trahir fût-elle démontrée, elle ne parviendrait pas à les rendre vraisemblables. Le passé de Pichegru, l’idée que nous nous faisons de ses aptitudes professionnelles, l’impraticabilité démontrée des projets qu’on expose en son nom, sans apporter ombre de preuve qu’il y ait participé, la certitude acquise que les Autrichiens, loin de les favoriser, les ont repoussés[16], encore qu’on leur affirmât qu’ils venaient de lui, les enjolivemens ajoutés de jour en jour par les émissaires à chacune de leurs versions, et enfin le détournement des fonds qu’on disait lui être destinés et que nous voyons arrêtés en chemin par ceux qu’on chargeait de les lui verser, tout concourt à exciter notre incrédulité et nous conduit à penser que depuis un siècle, l’histoire, en ce qui touche cette affaire, vit sur une fable imaginée par une demi-douzaine de calomniateurs, dont la vénalité apparaît à chaque ligne des écrits à travers lesquels nous pouvons les juger.

Leurs calomnies, cependant, ont une cause et une origine. Ils ne les ont pas forgées de toutes pièces. Pour qu’elles naquissent, il a fallu qu’elles eussent un prétexte plausible, et, pour se développer, se répandre, pousser de toutes parts leurs rameaux vigoureux et empoisonnés, qu’elles trouvassent un terrain propice. Or, ce prétexte et ce terrain, c’est assurément Pichegru qui les a fournis en se prêtant à des rapports avec Condé, soit par l’intermédiaire de Fauche-Borel, soit par toute autre voie, celle par exemple de son aide de camp Badouville, lequel ne savait pas résister à une poignée de louis, habilement offerte, ni à quelques flatteuses démarches[17]. Nous avons de ces rapports un témoignage irrécusable. C’est une lettre en date du 28 décembre 1795, adressée à Condé par ce colonel baron de Vincent qu’en 1797, le ministre autrichien Thugut enverra au camp des alliés dans l’espoir que, de là, il parviendra à nouer des liaisons avec Moreau. Vincent est, paraît-il, l’homme de ces besognes ingrates. C’est lui qu’on met en chasse, quand on a besoin d’un traître ou d’un renégat. Venu au camp de Pichegru au moment de la conclusion de l’armistice proposé par Kray et consenti par les généraux français, il rend compte en ces termes d’un incident auquel donna lieu sa visite : « Quoique, lors de mon entrevue avec Pichegru, je ne l’aie vu que quelques instans, je suis parvenu à lui montrer l’écrit de Votre Altesse lui marquant qu’il peut avoir confiance en moi… Il m’a répondu : — Pour le moment, la chose est impossible. Le prince de Condé sait la manière dont je pense, que je suis disposé à tout faire pour lui. Mais je n’ai personne à qui je puisse me fier. Mon armée n’est pas à la hauteur des circonstances dans le bon sens. Il faut attendre tout du temps. »

Cette lettre ne permet pas de douter qu’il y ait eu des relations antérieures entre Condé et Pichegru ; et, comme ce n’est assurément pas le prince qui les a suivies personnellement et directement. il faut bien en conclure qu’au mois d’août précédent, Pichegru a reçu une lettre de lui, que lui ont remise les émissaires ou qu’ils lui ont fait parvenir par Badouville. Le fait n’est pas niable, et c’est en vain qu’on voudrait dégager de ce souvenir la mémoire de Pichegru. La question, dès lors, n’est pas de savoir s’il a vu les émissaires, ni par quelle voie, dans le cas contraire, il a reçu leurs propositions, mais pourquoi, étant prouvé qu’il n’en a tenu aucun compte, il n’a pas coupé court à ces rapports compromettons. A cette question on ne peut répondre que par des hypothèses. Toutes sont permises, même celle qui conclut de l’attitude de Pichegru qu’il s’est emparé de la démarche de Condé et des visites de Fauche-Borel, qui était bien homme à jouer double et même triple jeu, comme d’un moyen de connaître les projets des émigrés, leurs moyens d’action et les plans des Autrichiens. Mais, quelque admissible que soit celle-ci, il en est de plus vraisemblables.

A l’heure où Condé s’adressait à lui, Pichegru, comme tous les hommes prévoyans, ne pouvait n’être pas pénétré des innombrables périls auxquels l’impéritie des gouvernans, la guerre civile déchaînée, le désarroi des esprits, la désorganisation générale et les incertitudes quant à l’avenir exposaient la France. La restauration des Bourbons n’était pas alors considérée comme impossible. Elle l’était si peu, qu’il est admis aujourd’hui que, si les émigrés n’eussent, par leurs folies, découragé les dispositions d’un grand nombre de citoyens résidant à l’intérieur, elle se fût probablement opérée. En ces conditions, on peut supposer que Pichegru, en écoutant les émissaires de Condé, en ne les repoussant pas avec indignation, n’a peut-être voulu que se ménager en vue du lendemain. S’il a vu pour son pays en danger une chance de salut dans le rétablissement de la monarchie, il est compréhensible qu’il ne se soit pas jeté au travers des efforts royalistes et qu’il se soit même déclaré prêt à les seconder. Rien ne tenait plus ; tout était compromis et menacé ; c’eût été son droit de citoyen d’appeler de ses vœux un régime nouveau et réparateur, à la condition cependant de ne pas en favoriser le triomphe par la violation de ses devoirs militaires et en ouvrant à l’étranger sa patrie. Or, à cela, il s’est toujours refusé. La preuve en est, non seulement dans sa conduite militaire, mais encore dans tous ses propos, dans ceux, même que lui prêtent Montgaillard et Fauche-Borel.

« Je ne veux pas être le second tome de Dumouriez, dit-il et répète-t-il, à les en croire ; rien de partiel. Qu’on ne fasse rien de décousu ou on perdra la chose. Qu’on entreprenne l’esprit public autant que possible jusqu’à ce que j’aie trouvé le moment favorable d’éclater. J’ai mon plan ; il comprend tout, je l’exécuterai ; qu’on me laisse faire et qu’on soit sans inquiétude sur les moyens que je croirai, d’après les circonstances, devoir prendre, malgré qu’ils paraîtront ne pas coïncider avec les vues qu’on a de l’autre côté. » Ces idées le hantent ; il y revient sans cesse : « Qu’on ne se presse pas, qu’on ménage l’opinion ; qu’on ne parle pas d’ancien régime, qu’on ne parle que d’oubli, ni de punir personne. Une fois le roi en France, il sera le maître de faire ce qu’il voudra et je ne me mêlerai plus de rien. » Enfin, d’après le rapport de Fauche-Borel d’où ces paroles sont tirées, il dit une autre fois : « Le Roi, le prince et les émigrés ne pourront jamais nie faire un reproche fondé. J’ai défendu le territoire français ; je le rendrai intact à Sa Majesté. Je ne désire ni grâces, ni récompenses… J’espère que La Fayette et Dumouriez ne sont point dans ce que vous êtes chargé de me dire. »

Si Fauche-Borel a été plus véridique ici qu’il ne l’a été ailleurs, ce qu’il n’est pas en notre pouvoir d’affirmer, nous voilà bien loin des projets qu’on prêtait à Pichegru au mois d’août. Les inventions calomnieuses qui ont suivi les premières entrevues se sont effondrées. On ne parle plus de livrer à l’Autriche les places fortes de l’Alsace ni de passer le Rhin. Nous entendons le langage d’un homme politique fatigué du régime qui pèse sur son pays et menace de le perdre, mais non celui d’un traître. Qu’il soit disposé à faire défection à la république, c’est possible. Mais qu’il veuille y employer la trahison, ses paroles le démentent comme sa conduite.

Objectera-t-on que ses premiers projets ont réellement existé et que, s’il y a renoncé, c’est après la journée du 13 vendémiaire (5 octobre), durant laquelle Bonaparte a défendu la Convention expirante, écrasé les sections royalistes, assuré la mise en train de la constitution nouvelle et l’avènement du Directoire ? Alors, nous rappellerons que Pichegru n’a pas attendu ce jour pour marquer sa volonté de remplir tout son devoir de soldat. Dès le mois de septembre, ses actes militaires ont été tels qu’ils rendaient inexécutables les plans que Fauche-Borel et Courant prétendaient tenir de lui, alors même que la surveillance de son entourage et des représentais du peuple ne l’eût pas empêché de les exécuter. Sans doute, Montgaillard a prétendu, à propos des représentans, que Pichegru ne s’en inquiétait guère et qu’au besoin, il les « f….. dans le Rhin. » Mais c’est encore ici un mensonge, une gasconnade de Montgaillard, et, de son propre aveu, Pichegru, lorsque Condé lui a demandé de lui livrer ces hauts personnages, a implicitement refusé en condamnant tout le plan où figurait cette exigence.

A l’appui des considérations qui précèdent, voici une lettre confidentielle de Pichegru à Morean[18] qui ne laisse guère de doute sur ses dispositions. Un journal ayant écrit contre lui, le 15 septembre, pour contester ses talens de général, il répond le 19 octobre : « Je n’avais pas eu la moindre connaissance, mon cher ami, de la diatribe insérée sur mon compte dans la Gazette française du 15 septembre que je me suis procurée sur les indications de ta lettre. S’il était possible d’ajouter à l’attachement que je t’ai voué, la démarche que tu as bien voulu faire à ce sujet ne pourrait manquer de produire cet effet. Mais, depuis longtemps, je comptais sur ton amitié, et le nouveau témoignage que tu viens de m’en donner n’a fait qu’ajouter à ma reconnaissance. Veuille, je te prie, la faire partager à tous les généraux qui ont bien voulu joindre leurs attestations à la tienne. Elles me sont infiniment précieuses, quoique je sois bien décidé à n’en pas faire usage. Cette circonstance, non plus que toute autre de cette espèce qui pourrait se présenter à l’avenir, ne me fera point sortir de mon caractère, et je ne répondrai jamais à aucun article des journaux. Je me persuade que le compère Gaspard du 3e régiment d’artillerie est un être imaginaire. Mais, fût-il existant, je ne lui ferais la grâce de lui répondre que d’une manière palpable. S’il savait combien peu je tiens à une futile renommée, il ne se donnerait pas la peine de l’attaquer. Que mon nom soit tout à l’heure enseveli sous la poussière, et qu’enfin ma patrie soit tranquille et heureuse. »

Elle est éloquente cette lettre qui met si vivement en lumière l’ingratitude dont, deux ans plus tard, fit preuve Moreau, lorsque, au lendemain de Fructidor, passant du côté du vainqueur, il osait écrire, en parlant de Pichegru : « Depuis longtemps, je ne l’estimais plus. » Comment douter de la sincérité des accens de Pichegru, quand elle est confirmée par tant d’autres faits et d’autres paroles si propres à prouver qu’il n’a jamais voulu trahir son pays ni se déshonorer ? Il n’en a pas moins fourni lui-même des armes à la calomnie par une imprudence coupable, laquelle laisse planer une ombre sur sa conduite et oblige l’historien de ces heures obscures et troublées à s’entourer, pour le justifier, de toute la lumière de documens irréfutables et d’évoquer, dans un cadre de vérité, le souvenir de ses actes de soldat, abominablement dénaturés par ses calomniateurs.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier et 1er février.
  2. Pour l’orthographe de ces noms, j’ai suivi les documens originaux.
  3. Je n’en connais aucune trace écrite. Mais je tiens du marquis des Roys, petit-fils de Hoche, que sa grand’mère, veuve du général et qui lui survécut soixante-deux ans, racontait souvent s’être trouvée au quartier général de Sambre-et-Meuse quand s’y présenta un émissaire royaliste chargé de propositions. Elles consistaient en honneurs et privilèges et deux millions. Hoche, après avoir écouté, montra la porte au visiteur en le menaçant de le faire fusiller, s’il osait revenir. Ce visiteur éconduit, quel qu’il fût, ne s’est jamais vanté de sa déconvenue.
  4. On en trouve la preuve non seulement dans ses Mémoires, mais encore dans d’innombrables lettres de lui, qui figurent au fonds de la police de la Restauration. En 1818, il s’était jeté dans un commerce de chaussures sans couture qui tourna mal.
  5. Le reçu qu’Antoine Courant et lui laissèrent à Condé le 26 juillet porte qu’il leur fut compté 500 demi-souverains d’or à 8 florins et 70 louis.
  6. Le 30 mai 1796, Wickham invoquait la même raison pour refuser à Courant, désigné sous le nom du Turc, de le charger d’une mission de confiance. Il écrivait à Condé : » V. A. S. sait que la figure de cet homme est si remarquable qu’on crierait partout sinon : Au Turc, du moins : Au Renégat ! »
  7. Ces noms nous sont fournis par les pièces de l’instruction judiciaire qui s’ouvrit à Strasbourg au lendemain du 18 fructidor. Elle ne jette d’ailleurs aucune lumière sur les actes reprochés à Pichegru, déjà déporté. Tous les inculpés nièrent énergiquement, et le système leur réussit. Le Conseil de guerre les acquitta, ce qui n’empêcha pas, sous la Restauration, ceux qui étaient encore vivans d’invoquer, comme titre à la faveur royale, les faits qu’ils avaient niés.
  8. Ces détails ne figurent pas dans les Mémoires imprimés. Ils me sont fournis par les Archives de Chantilly et prouvent la fausseté du récit contenu dans ces Mémoires (t. Ier, p. 235), d’après lequel Fauche-Borel aurait causé avec Pichegru, au château de Blophseim, le 11 août. Lui-même, dans ses rapports à Condé, place cette première entrevue à la date du 16.
  9. Dans les Mémoires imprimés, ce récit remplit plusieurs pages où abondent des détails plus ou moins vrais, sans intérêt pour l’histoire de la conjuration. Pour ceci comme pour le reste, j’ai donc préféré m’en tenir, autant que je l’ai pu, aux papiers de Condé, contemporains de l’événement. Ce qui caractérise la manière de Montgaillard et de Fauche-Borel, c’est qu’au fur et à mesure que le temps s’écoule, ils ajoutent aux détails déjà donnés d’autres détails visiblement inventés. Si ce qu’ils ont écrit sur le moment est déjà suspect, à plus forte raison ce qu’ils ont raconté plus ou moins longtemps après.
  10. Fauche-Borel, dans ses Mémoires, affirme que le prince de Condé n’a pas demandé un écrit de Pichegru. La lettre du prince lui inflige un démenti.
  11. Cité par un jeune professeur, M. Caudrillier, dans un remarquable Essai sur l’affaire de Pichegru, qu’il avait prise comme sujet du thèse.
  12. Ce billet laisse supposer que Condé doutait de l’authenticité de celui qu’on lui avait dit être de Pichegru (voyez plus haut) ou qu’il n’y attachait aucune importance.
  13. On verra, par la lettre de Condé à Wickham citée plus loin, que l’agent anglais avait été mis au courant dès le début de la négociation. Du reste, cet incident met en lumière un nouveau mensonge de Fauche-Borel. A la page 262 du tome Ier de ses Mémoires imprimés, il dit : « Le prince, dans sa détresse, crut devoir s’adresser à M. Wickham. » Or, à la page 255 du même volume, — et ceci est le comble de l’impudence, — il a écrit : « J’eus ordre aussi de dire à Pichegru que le prince de Condé avait quinze à seize cents mille livres comptant en caisse, cinq à six millions en effets dont on pouvait réaliser plus de moitié dans deux fois vingt-quatre heures, et que, si le général le désirait, on ferait déposer à Bâle une somme de cent mille écus en or, laquelle serait mise à sa disposition sur la première demande qui en serait faite. » A la fin d’août, on nage dans l’or ; le 15 septembre, la caisse est vide. N’est-il pas évident que Fauche-Borel a effrontément menti dans ce passage, qui n’est d’ailleurs que la reproduction textuelle du récit de Montgaillard ?
  14. Dans ses Mémoires imprimés, Fauche-Borel affirme que, le 18 septembre, Courant, en partant pour Strasbourg, reçut de Condé mille louis, et que Wickham lui délivra à lui-même un crédit de huit mille louis sur ses banquiers de Lausanne. Mais il résulte de son récit que Pichegru ne toucha rien de ces sommes. « Je te prévins, écrit Fauche, que j’avais avec moi les fonds nécessaires aux premiers besoins de son armée. » C’est tout ce qu’il en dit, avant de raconter comment il dépensa lui-même cet argent en frais de propagande dans l’armée, ce qui n’est peut-être pas plus vrai que la plupart de ses autres affirmations. A remarquer encore qu’en racontant sa visite à Wickham, il évite de dire que Fenouillot était avec lui et affecte de s’en attribuer à lui seul tous les mérites.
  15. L’accusation à cet égard n’a d’autre fondement que cette phrase de Fauche-Borel, dans son rapport sur l’entrevue qu’il prétend avoir eue le 20 août avec Pichegru : « Il a paru se disposer à livrer Huningue. »
  16. « Je vais obéir à Votre Excellence, qui est mon chef militaire, mais, il est de mon devoir, en obéissant, de lui représenter que le parti qu’elle prend de m’empêcher de passer le Rhin devant moi est désastreux pour la cause. » — Condé à Wurmser.
  17. Le 9 septembre, Fauche-Borel écrit à Condé : « Je trouve aussi que, pour contenter Coco (Badouville), qui par la suite aura le commandement de la cavalerie dont il a la confiance, et même pour aiguillonner le zèle de Baptiste, il serait à propos de le satisfaire en ce qu’il désire tant, qui est de lui écrire ces quelques mots : Je suis content des services de M … Je désire qu’en aucun cas il ne lui arrive aucun mal.
  18. Les lettres confidentielles de Pichegru à son ami sont conservées au Dépôt de la Guerre, où elles furent sans doute envoyées en 1804, après l’arrestation de Moreau, suivie de la saisie de ses papiers.