LE PROLOGUE
DU
DIX-HUIT FRUCTIDOR

I
LA RÉACTION THERMIDORIENNE DANS LE MIDI

La réaction qui suivit la chute de Robespierre attend encore son historien. Ce qu’on en sait le mieux, c’est le nom : Réaction thermidorienne, sous lequel elle est entrée dans l’histoire ; c’est aussi qu’elle s’exerça dans le Midi avec plus de violence que sur les autres parties du territoire. Quant aux détails, ils sont perdus dans la tumultueuse mêlée des événemens contemporains.

A l’époque où, dans les contrées méridionales, se déroulaient ces péripéties, la Vendée ajoutait des pages tragiques à son immortelle épopée ; l’armée royaliste, émigrés et chouans, trouvait à Quiberon son tombeau. A Paris, Montagnards et Thermidoriens se livraient le combat suprême où les premiers devaient périr. Victorieuse de l’assaut de prairial, la Convention était contrainte de faire face aux royalistes. A son exemple, le Directoire les poursuivait de ses rigueurs ; le 18 fructidor consommait leur écrasement. Aux frontières enfin, les armées de la République, aux prises avec la coalition, rivalisaient entre elles de vaillance et d’exploits, dans d’émouvantes alternatives de défaites et de victoires. Que sont à côté de ces drames grandioses les soulèvemens du Midi ? Dédaignés on ignorés, il n’en est guère question que dans les débats des assemblées ou dans les rapports envoyés aux comités et au Directoire. C’est à peine si les historiens de ces temps y font allusion.

Il faut cependant reconnaître qu’ils ont quelque droit à être tirés de l’oubli, lorsque, par exemple, on y découvre la main des émigrés, dont ils complètent l’histoire, ou lorsque, de l’étude qu’on en peut faire, résulte la preuve qu’ils constituent avec la prétendue trahison de Pichegru, dont nous reparlerons dans la suite de ces récits, une des causes qu’invoquera le Directoire pour justifier le coup de force du 18 fructidor.

Telle est la conclusion qui se dégagera, croyons-nous, de la lecture des pages qui suivent, tableau rapide et à grands traits de ces sanglantes aventures et de leur dénouement.


I

Au lendemain de la journée du 9 thermidor, la France entière, délivrée du joug de la Terreur, s’était soulevée sous la poussée d’un besoin de protestation et de représailles, d’autant plus impérieux qu’il avait été plus longtemps et plus durement contenu. Aux innocens morts sur l’échafaud, aux combattans tombés sous les balles républicaines survivaient des parens et des amis avides de voir les assassins expier leurs longs forfaits. Contre ces assassins, de toutes parts, on demandait des lois.

Au sein des contrées qui s’étendent des Pyrénées aux Alpes, dans la vallée du Rhône, sur les rives du Tarn et du Lot, dans le massif montagneux de la Haute-Loire et des Cévennes, dans ces pays de soleil, où les têtes sont si promptes à s’échanger et les passions à se manifester en de terribles colères, c’était pis encore. Là, ou ne considérait pas que les lois pussent suffire à rendre les châtimens dignes des forfaits. A Lyon, à Marseille, à Nîmes, au Puy, à Tarascon, à Aix, les terrorisés de la veille prenaient les armes, couraient sus aux terroristes que la chute de Robespierre venait de désarmer, ne voulant laisser à personne le soin de venger le sang innocent, excitant leur cruauté aux souvenirs des arrêts iniques du tribunal d’Orange, des exécutions de Mende, de l’implacable rigueur des Conventionnels qui de Lyon à Toulon avaient exercé le pouvoir en bourreaux.

Dans la plupart des villes du Midi, les massacres se succèdent tantôt en masse, tantôt isolés et le plus souvent avec des raffinemens barbares. Tous les partisans de la réaction ne sont pas animés au même degré d’intentions homicides. Beaucoup d’entre eux s’en tiennent aux menaces. Mais, lorsque, sans pitié, les plus violens exécutent ces menaces, les plus modérés, encore qu’ils n’osent applaudir, couvrent d’une approbation silencieuse les crimes par lesquels la réaction thermidorienne répond aux crimes de la Terreur. Ainsi, aux lieu et place du régime abominable qui s’est effondré, s’en élève un autre dont la justice n’est ni moins sommaire, ni moins expéditive que la sienne. Des villes où elle a frappé ses premiers coups, cette terreur nouvelle, à la faveur du désarroi des pouvoirs publics qui vainement tentent de la détruire, se répand dans les communes rurales, y porte le fer et le feu, confondant bientôt innocens et coupables, jetant dans les pays dont elle s’est emparée de tels fermens d’indiscipline, de révolte et de résistance qu’au bout de dix-huit mois, vers la fin de 1795, lorsque le Directoire succède à la Convention, ces pays ne sont qu’un champ de guerres civiles aux multiples théâtres.

De la frontière suisse à Marseille, les campagnes se sont couvertes d’insurgés, de malfaiteurs et de pillards. La paix avec l’Espagne, récemment conclue, a fait refluer vers les régions riveraines du Rhône un grand nombre de gens sans aveu. Déjà, sous la Terreur, ils pillaient au nom de la loi ; depuis, ils se sont faufilés à la suite des armées. Ils viennent grossir les rangs des mécontens. Ils s’enrôlent sous les ordres de quelqu’un des terribles chefs que la réaction s’est donnés. Ce ; n’est plus, comme au temps des insurrections de Saillans et de Charrier, des troupes de rebelles à peu près organisées, obéissant aux ordres de personnages qui s’affublent, autorisés ou non, du titre de lieutenans du Roi, mais des bandes, de vingt, trente, cinquante hommes, qui, quoique toujours prêtes à se réunir pour frapper un grand coup, opèrent isolément, sans frein ni discipline. A côté de royalistes sincères, paysans, prêtres insermentés, émigrés rentrés, fanatisés par l’ardeur de leurs convictions ou par celle de leurs ressentimens, on trouve dans ces bandes la lie de la population des villes, et surtout des déserteurs.

Depuis les premières guerres soutenues par la Convention, il y a des déserteurs partout, dans le Midi plus qu’ailleurs. Ils sont la plaie de ce temps. C’est par milliers qu’on les compte, bien avant Thermidor. Après, ce sera pis, malgré les rigueurs exercées contre eux. A Bollène, dans le département de Vaucluse, ils assassinent en plein jour un vieux soldat de l’ancien régime, rallié à la Révolution, le général d’Ours, qui s’était offert, un lendemain de la reddition de Lyon, à laquelle il avait contribué, pour les l’amener au devoir. Partout où sont commis des excès, on est sûr de les rencontrer. Aux insurrections ils fournissent des complices : assommeurs, égorgeurs, chauffeurs, Compagnons de Jésus, Barbets, Compagnons du Soleil, Causes noires, Vengeurs de la nature outragée. Ils contribuent à donner aux royalistes révoltés des mœurs de brigands.

C’est eux et les malheureux que leur exemple a promptement pervertis qu’on voit envahir les petites communes, le visage masqué ou barbouillé de suie, arracher les arbres de la liberté, piller les fermes dont ils assassinent les habitans : c’est eux qui pénètrent la nuit chez les anciens terroristes, les attachent au pied d’un lit, allument du feu entre leurs jambes ou promènent sur leur ventre une pelle rougie à la flamme pour les obliger, avant de les assommer, à révéler où ils cachent leur argent ; c’est eux, enfin, qui arrêtent les diligences, dévalisent les voyageurs et mettent à sac la malle-poste. La politique ne leur est qu’un prétexte. Mais ils sont nécessairement les soldats désignés aux meneurs des soulèvement, aux artisans de révoltes. Ils excitent les ruraux, qui n’ont pris les armes que pour renverser la République, restaurer l’ancien régime et rendre sa couronne au Roi. En se mêlant à ces victimes de la Terreur, à tous ces braves gens ruinés, spoliés, écrasés d’impôts et de réquisitions, empêchés d’exploiter leur industrie, de labourer leurs champs, d’en vendre les produits et déshabitués du travail paisible et fécond, les déserteurs achèvent de les démoraliser. Ils déshonorent ainsi la cause dont ils se disent les défenseurs.

De ces bandes, qui se sont donné pour signe de ralliement une petite plaque de fer-blanc ou d’étain, à la doublure du gilet, il ne faut attendre aucune pitié. La Terreur a tué : elles tuent. Dans un seul département, la Haute-Loire, quarante individus succombent, en quelques semaines, sous leurs coups, qui ne sont nulle part plus meurtriers que dans ces sauvages Cévennes, où ne sont oubliés ni les souvenirs du camp de Jalès, ni ceux des guerres de religion. Dans ces souvenir, dans la rudesse des habitans, dans la configuration du sol, l’insurrection trouve des alimens redoutables, comme l’esprit républicain n’a cessé d’y trouver une résistance latente, mais énergique, encouragée par la présence d’une poignée de gentilshommes s qui ont promis au Roi de former dans le Midi une nouvelle Vendée. Vainement les directoires départementaux prennent des arrêtés annonçant des châtimens impitoyables ; vainement les chefs de corps sont autorisés à procéder à des visites domiciliaires ; vainement ils donnent la chasse aux déserteurs, aux prêtres insermentés et obligent les communes riveraines du Rhône à former le long du fleuve un cordon de gardes nationales pour arrêter les brigands : rien n’y fait, l’esprit de révolte est plus fort que les mesures de répression.

Celles-ci n’empêchent ni les scènes de chauffe, suivies de meurtre, ni les violences exercées contre les membres du clergé constitutionnel pour leur arracher une rétractation, ni le vol, ni le pillage à main armée, ni la propagande des placards séditieux. Elles n’empêchent pas la poudre de circuler librement. Elle arrive de Suisse et d’Italie sous toutes les formes : dans des sacs d’amidon, dans des balles de café, dans des tonneaux de fromage, dans des caisses de sucre. Décidément, l’esprit public est gangrené, comme le dit un rapport du temps.

Ce qu’il y a de plus inquiétant, c’est que les troupes manquent pour arrêter ces désordres. Des villes comme Avignon sont dépourvues de garnison. Le peu de soldats qu’on parvient à laisser sur les points les plus menacés suint l’influence de l’entourage, marche mollement, sans entrain. Les gendarmes ne sont ni plus zélés, ni plus résolus. Il en est qui refusent d’escorter les courriers, afin de n’avoir pas à faire le coup de feu contre des parens ou des amis qu’ils savent enrôlés dans l’insurrection. S’ils frappent sur un point, le désordre se reproduit sur un autre. Restent les gardes nationales. Mais on en a besoin dans les communes privées de troupes. Les municipalités invitent les généraux à ne pas les employer au dehors. Les insurgés peuvent donc agir à leur guise.

Les chefs ne manquent pas. Pour la plupart, ils ont fait leurs preuves et participé aux insurrections précédentes. C’est le marquis de Bésignan, dont le nom a conquis quelque célébrité depuis qu’il a soutenu dans son château de la Drôme, en 1792, un siège, un règle que dirigeait le général d’Albignac, commandant en chef de la réserve de l’armée du Midi, et qui ne s’est décidé à fuir qu’après avoir vu le canon démolir les murailles derrière lesquelles, avec huit hommes qu’électrisait son propre courage, il a résisté durant cinq jours à plusieurs centaines de volontaires. C’est le baron de Saint-Christol, gentilhomme du Comtat, qui rêve d’organiser une année royale et de s’emparer successivement des grandes villes du Midi. C’est encore le chevalier de Lamothe, ancien officier, pour qui la guerre d’escarmouches et de coups de main, à laquelle il se livre, n’est que le prélude d’une prise d’armes générale ; le chevalier Durrieu, audacieux, plein de fougue, surnommé le chevalier de la Lune par les populations du Vivarais au milieu desquelles il est apparu un matin sans qu’on sache qui il est ni d’où il vient ; Pelamourgue, comte de Cassagnouze, qui longtemps a mené une vie errante autour de son château vendu comme bien d’émigré, attendant, d’y rentrer en maître et entinf le marquis de Surville[1] : le plus brillant, le plus séduisant, le plus raffiné de cette élite aristocratique, ancien officier au régiment de Picardie, poète à ses heures et qui devait, à deux ans de là, au moment de périr, léguer à ses héritiers et à son pays, comme une trouvaille faite dans des papiers de famille, les poésies de Clotilde de Surville, — innocente supercherie littéraire qui ne fut percée à jour qu’un peu plus tard, quand il eut été démontré qu’il était l’auteur de ces poésies archaïques.

Puis, à côté de ces gentilshommes, des petits bourgeois, des prêtres réfractaires, des hommes du peuple, qui les dépassent eu énergie, en violence, en cruauté et qui, soit fanatisme, soit conviction, soit cupidité, ne reculent devant aucun excès pour assouvir les vengeances dont ils se sont faits les instrumens : le maçon Levasseur, qui terrorise l’Aveyron ; Fontanieu, dit Jambe-de-Bois, un des agens les plus infatigables de la cause royaliste ; le redoutable Sans-Peur, autrement dire le curé Sollier, ancien prieur de Colognac dans la Lozère, prêtre-soldat qui ne manque jamais de dire la messe à sa troupe avant de la mener à l’assaut de quelque habitation de terroriste : Raymond, curé d’Alleyrac, dans la Drôme, prêtre assermenté qui réunit ses paroissiens au son de la cloche et les conduit sur le passage des diligences pour se livrer au pillage ; Féret, dit Bellerose, qui opère avec lui ; Delaur, surnommé Martin Moustache, ancien capitaine aux hussards de Bercheny ; Jean Jacques Aymé, naguère procureur-syndic à Valence et maintenant membre du Conseil des Cinq-Cents ; les Frères Rouche, les frères Bastide, les frères Meilloux, le père Chrysostome, désigné sous le sobriquet de « Capucin boiteux, » et le plus célèbre d’entre ces humbles, le plus connu des populations, autant par sa vaillance ; que par ce qu’on raconte de ses relations avec les princes, l’intrépide Dominique Allier, frère de Claude Allier, ce curé de Chambonas dans l’Ardèche, exécuté à Mende en septembre 1793, à la suite de l’insurrection de Charrier dans laquelle il avait figuré.

Avec la bande qu’il a recrutée, chacun de ces Chouans, — c’est ainsi qu’on les désigne, — travaille pour son compte, en attendant que les représentans du Roi les appellent, les groupent et en forment une armée. Ils se sont partagé le Midi. Sans-Peur opère tour à tour sur les bords du Tarn, dans l’Hérault, dans le Gard, où se trouve aussi Bellerose, avec qui il a tenté, deux ans avant, d’enlever le général Châteauneuf-Randon, membre de la Convention, chargé de la pacification de ces contrées. Pris deux fois, par deux fois il s’évade et rentre en campagne. Dominique Allier s’est réservé le Vivarais et le Velay, où il a déjà combattu et dont il connaît tous les détours. Arrêté antérieurement au 9 thermidor, il a recouvré la liberté à la faveur de la réaction et avant qu’on n’instruisit son procès. Depuis, il combat, toujours debout, jamais abattu, insaisissable, déjouant par son audace toutes les tentatives faites pour s’emparer de lui, communiquant par la Haute-Loire avec Lyon où affinent les émigrés.

Les malheurs de cette ville, les misères du siège, les implacables rigueurs qui l’ont suivi, les mitraillades de Fouché, loin d’affaiblir le royalisme de ses habitans, l’ont surexcité au point de faire paraître aux plus honnêtes comme très légitimes les représailles exercées contre les terroristes par des assassins invisibles qui ne se laissent deviner qu’au caractère odieux de leurs forfaits. Lyon est à cette heure le boulevard et le refuge des conspirateurs. Ils s’y meuvent librement. Ils y trouvent des complices jusque dans la municipalité. Imbert-Colomès, royaliste convaincu, agent secret de Louis XVIII, est venu s’y établir. C’est par lui que passent les instructions envoyées aux insurgés méridionaux par le général de Précy, qu’à Vérone le prétendant a muni de ses pleins pouvoirs à l’effet de diriger ces mouvemens partiels et de les faire concourir au succès de la cause. C’est donc de Lyon que Dominique Allier attend des ordres décisifs. En attendant qu’ils arrivent, il s’applique à tenir en haleine les troupes envoyées contre les rebelles.

Le maçon Levasseur évolue de préférence dans l’Aveyron, son pays. Il met sur les dents les soldats lancés à sa poursuite et trompe incessamment leur vigilance. Quand ils croient le surprendre aux abords de quelque village perdu dans la montagne, il a déjà gagné d’autres contrées, le Gard ou les rives du Lot. Là, comme partout où il passe, il signale sa présence par les incendies, les assassinats, les arrestations de courriers. Lorsque, à travers l’obscurité des documens de cette époque, on reconstitue les sinistres exploits de ces hommes de rapine et de sang, il est impossible de ne pas les considérer comme les pires bandits. On n’en est que plus étonné de surprendre parfois dans les péripéties de leur tragique existence quelque trait où se révèlent à l’improviste des sentimens généreux et une grandeur d’âme que leurs forfaits ne permettaient pas de soupçonner. Tel ce maçon Levasseur, le plus redoutable d’entre eux, le plus cruel et le plus entreprenant, qu’on voit un jour, à la prière d’une famille éplorée, épargner un acquéreur de biens nationaux dont il avait décrété la mort et doubler le prix de cet acte de clémence par la magnanimité avec laquelle il l’accomplit.

On est au lendemain du 9 Thermidor et durant la période la plus sanglante de la réaction. Un jeune ecclésiastique de Rodez, prêtre gentilhomme, l’abbé de Curières, dont la Terreur a respecté la vie et les biens, mais à qui ses opinions et sa naissance semblent donner autorité sur quiconque se dit royaliste, est supplié d’aller plaider auprès de Levasseur la cause du malheureux sur lequel cet homme implacable se prépare à venger le sang versé par les bourreaux. L’abbé de Curières ne connaît Levasseur que par son fanatisme et ses crimes. Suspect lui-même, il s’expose, en allant le trouver, à encourir le soupçon des autorités locales. Il n’hésite pas cependant. Ayant découvert la retraite du brigand dont la tête est mise à prix, il s’y présente un soir. Levasseur est absent ; lorsqu’il arrive quelques instans après, suivi de trois ou quatre de ses compagnons, il enveloppe l’inconnu qui est venu le relancer dans sa tanière d’un regard de défiance et de menace. Mais l’abbé se nomme. Le bandit se métamorphose, devient empressé, cordial ; il écoute avec respect la requête qui lui est présentée. Puis, quand le visiteur cesse de parler, il lui répond dans son rude et grossier patois cévenol :

— Monsieur l’abbé, je ne puis refuser à votre caractère, à votre naissance, à notre communauté d’opinions politiques, ce que vous demandez. Mais, vous obéissez, laissez-moi vous le dire, à un sentiment plus généreux qu’éclairé. Vous vivez sur les traditions d’un passé qu’on a renversé, d’un ordre social qui n’existe plus. Les formes de la justice que vous respectez encore ne servent qu’à couvrir l’iniquité. Les dominateurs de la France nous ont ramenés aux lois primitives de la défense naturelle et personnelle. Rien n’a été respecté. Les existences les plus obscures comme les plus hautes ont été troublées par ces hommes. Ils ont torturé, égorgé, saccagé ; ils ont tenu la France sous leurs proscriptions. Et ils s’étonnent aujourd’hui que des gens de cœur usent de représailles ! Ces représailles ne sont-elles pas légitimes ? N’ont-ils pas dit que la résistance à la tyrannie est le plus saint des devoirs ? Quand l’autorité légitime a succombé, quand un peuple est plongé dans l’anarchie, quand il n’y a plus d’autre droit que la force, le dernier des citoyens peut y recourir pour défendre ses biens, son foyer, sa vie. Je n’étais qu’un maçon. Mais, de ma truelle, ils ont fait une épée dont je me servirai tant qu’ils ne seront pas abattus.

L’abbé de Curières est stupéfait d’entendre de tels accens dans une telle bouche. Mais son étonnement s’accroît encore lorsque, après une pause, Levasseur reprend :

— Je vais, monsieur, recommencer ma vie aventureuse. Retournez chez vous et rassurez votre protégé. Vous avez sauvé sa tête. Il ne sera plus inquiété. Mais ne comptez pas sur sa reconnaissance. Je le connais mieux que vous. Quant à vos amis de la noblesse, répétez-leur ce qu’ose vous dire ici un homme du peuple, obscur et sans nom, qui préfère la mort à la honte de courber son front devant cette République dont ils attendent humblement le pardon : c’est que, si, au lieu de fuir leur terre natale pour aller se faire abreuver d’humiliations à l’étranger, ils fussent restés dans leur foyer et eussent donné des chefs à tant de braves gens qui réclamaient en vain leur concours, vingt Vendées auraient surgi dans le royaume et peut-être la monarchie eut-elle été sauvée.

Cette élévation de sentimens et de vues n’était pas exceptionnelle dans ces âmes ardentes qu’on pourrait croire à peine dégrossies. Les documens contemporains en font foi. On la retrouve dans une lettre que, quelques mois plus tard, et justement après la mort de ce même Levasseur, qui s’était laissé prendre en tentant un coup de main sur Saint-Chély dans l’Aveyron, les chouans de ce département, découragés par sa disparition, adressaient, en offrant de se soumettre, au général Boisset, commandant les forces militaires qui les poursuivaient.

« Ne croyez pas, général, lui écrivaient-ils, que c’est la faiblesse ou la crainte qui nous engagent à la démarche que nous faisons aujourd’hui. Nous avons trop souffert pour ne pas mépriser la mort. Nous sommes endurcis aux peines et aux fatigues ; nous avons appris à résister à l’oppression et nous sommes incapables d’une lâcheté. Mais ce que les plus terribles menaces, ce que les plus violentes mesures qui semblaient devoir nous écraser en un instant n’ont pu faire, nous le faisons aujourd’hui par le pur désir de pacifier cette contrée. En conséquence, nous offrons de rendre les armes et de nous soumettre aux lois de la République, promettant de vivre en bons et fidèles citoyens, moyennant une amnistie, dûment accordée par le gouvernement français et dont nous connaîtrions l’existence par la publicité que vous lui ferez donner, si on l’accorde. »

Quoi qu’on pense des chouans du Midi, on ne saurait nier que ceux qui tenaient ce langage n’étaient point des insurgés vulgaires et qu’il y avait parmi eux des hommes de cœur, que seules les persécutions dont ils étaient les victimes, avaient égarés, fanatisés et jetés dans le crime. En la circonstance, le Directoire ayant accordé l’amnistie qu’on lui demandait, tous ceux qui l’avaient acceptée se soumirent et tinrent pour un temps la parole qu’ils avaient donnée. Malheureusement, au nom d’une autre amnistie, amnistie générale votée par la Convention avant de se séparer et de laquelle étaient exceptés les faits d’émigration et de royalisme, la chasse aux émigrés et aux prêtres devenait plus rigoureuse et plus violente. Le Midi, au moment où finissait l’année 1795, n’attendait la délivrance que de la guerre civile déjà commencée sous les formes qui viennent d’être décrites. Les conspirateurs qui rayaient soulevée tournaient leurs regards vers l’Autriche, dont les agens des princes leur annonçaient le secours. C’était le moment où Condé tentait de négocier avec Pichegru, dans l’espoir de se faire livrer par ce général l’Alsace, ses places fortes et ses garnisons. Le Directoire ignorait encore ou soupçonnait à peine ce qui se tramait aux bords du Rhin. Il croyait n’avoir devant lui, dans le Midi, que des émeutes partielles et peu redoutables, encore qu’il y vit la main des émigrés. Châteauneuf-Randon, qui demeurait chargé de les combattre et de les écraser, avait établi son quartier général à Montpellier, d’où il envoyait ses ordres aux généraux placés sous son coin mandement. « J’y périrai, mandait-il aux autorités de l’Hérault, ou j’arrêterai dans sa source cette Vendée vastement combinée. »

Sa confiance, que partageait le Directoire, fut brusquement ébranlée. Coup sur coup, des incidens imprévus venaient révéler au gouvernement que ces soulèvemens isolés résultaient d’un complot. C’est de la Franche-Comté que lui arriva la lumière. Le 5 décembre, la police que le Directoire entretenait dans cette province était avertie qu’un individu, débarqué à Besançon depuis peu de jours sous le nom d’Alexandre, levait des recrues au nom du roi de France. On l’avait vu circuler dans la ville, aller, venir, fréquenter les cafés. Toutefois, comme il avait fait viser son passeport à la municipalité, on ne s’était pas inquiété de ses mouvemens. Signalé à la police par une dénonciation précise, il devint l’objet d’une surveillance spéciale. Elle confirma les dires du dénonciateur. L’arrestation d’Alexandre fut décidée. On y procéda dans la soirée du 12 décembre. Il se laissa prendre sans résistance. Mais, tandis qu’on le conduisait de son auberge à la prison, il s’échappa. A la faveur de la nuit, il se perdit dans le dédale des rues de la ville. Le lendemain, les douaniers postés sur la frontière suisse, à qui son signalement avait été donné l’aperçurent au moment où il essayait de la franchir. Ils se lancèrent à sa poursuite, mais sans parvenir à l’atteindre. En racontant leur déconvenue à la police, ils lui remirent une liasse de papiers que, serré de près et craignant d’être pris, le fugitif avait jetée dans un fossé.

Parmi ces papiers, se trouvait une lettre adressée par l’abbé de Tinseau, ancien vicaire général de Toulouse, à son frère Tinseau d’Amondans, qui résidait à Besançon, et dans laquelle il était question d’un ami de ce dernier, le capitaine du génie Pautenet de Véreux. Cette lettre ne laissait aucun doute quant à l’existence d’un complot royaliste. Rapprochée des autres papiers saisis, elle le révélait avec tous ses moyens. Elle en désignait le principal auteur, le marquis de Bésignan, que la police connaissait bien, puisque, depuis trois ans, elle le poursuivait. La disparition de son représentant Alexandre, la fuite de Tinseau et de Pautenel de Véreux, qu’on trouva partis, quand on vint pour les arrêter, parurent constituer une preuve positive de la vérité de ces révélations. Elles furent en outre confirmées par le général Ferrand, commandant la place. Il avait reçu les confidences des conjurés et même des propositions ayant pour objet de le décider à embrasser le parti du Roi.

N’ayant pu mettre la main sur les coupables, la police franc-comtoise envoya leurs papiers à Paris. Quand ils parvinrent au Directoire, il était en train d’en dépouiller de non moins révélateurs, qui lui avaient été envoyés, les uns de Carouge près de Genève, les autres du département de l’Aude, et qui tous avaient trait au même complot. L’imprudence ou la trahison des agens de Bésignan les avait livrés à la police de ces contrées. Tout le plan de ce gentilhomme était ainsi sous les yeux du Directoire, avec des pièces qui prouvaient que l’exécution définitive restait subordonnée à l’approbation du prétendant. Cette approbation, il ne l’avait pas encore donnée. Il s’était borné à charger le prince de Condé, le général de Précy et Imbert-Colomès d’aviser aux moyens d’en tirer parti, sans en laisser la direction à Bésignan, considéré à Vérone comme un homme plus entreprenant que prudent, plus mobile que persévérant, et duquel il fallait se défier.

Quant à celui-ci, il fut prouvé que, depuis qu’après le siège et la destruction de son château, il avait été mis hors la loi, il ne cessait de fomenter une contre-révolution. A l’armée de Condé, où il avait un moment paru à Lyon, où ensuite il avait osé venir et résider au péril de sa vie : à Rome, où il était allé supplier le Pape de lever des troupes et de s’unir à la coalition comme intéressé à rentrer dans la propriété du Comtat-Venaissin ; dans ses rapports avec les représentans d’Autriche et d’Angleterre, délégués auprès des princes ; partout, il avait conspiré et s’était efforcé de faire le jeu des ennemis de l’intérieur. A Lyon notamment, il avait provoqué des conciliabules, présidé des réunions secrètes, prêché la nécessité de grouper les gardes nationaux « dont on était sûr » et « de régulariser le zèle apostolique » des égorgeurs et assommeurs désignés sous le nom de Compagnons de Jésus. Il voulait aussi créer une légion « d’ouvriers évangéliques, » à l’effet de « fanatiser le peuple des campagnes, de l’aliéner par degré contre le gouvernement de la République, de l’électriser en faveur de la royauté. » — « Envoyez-nous des prêtres, écrivait-il à Condé. C’est l’expédient le plus sûr pour dominer l’opinion. La force ne peut rien sans elle ; il faut l’éclairer. » Enfin, sa dernière conception, la plus récente, se résumait dans ce complot qu’on venait de découvrir, dont le siège principal était à Lyon, et qui devait liguer entre eux les départemens riverains du Rhône et ceux qui les avoisinent.

Dans plusieurs lettres dont il avait conservé les minutes, Bésignan se vantait d’avoir organisé un peu partout, sur ce vaste théâtre, des bandes armées. Il énumérait les forces militaires sur lesquelles il comptait, formées surtout de « la partie saine » des gardes nationales ; il indiquait les lieux de leurs rassemblemens, les itinéraires qu’elles devaient suivre, les points où elles devaient se réunir. Il ajoutait qu’il disposait de ressources considérables. C’est dans la Haute-Loire que le mouvement devait d’abord éclater. À cet effet, il avait décidé M. de Blumestein, directeur des fonderies du Forez, à lui livrer la poudre dont il aurait besoin.

M. de Blumestein n’était pas le seul affilié que désignât Bésignan. Les papiers qu’il avait si maladroitement laissé saisir nommaient d’autres personnages : les généraux de Précy et de Chavannes, encore à l’étranger ; le colonel de Teissonnet, aide de camp du prince de Condé ; Imbert-Colomès, en résidence à Lyon ; le marquis de Surville ; le chevalier de Lamothe, qu’il avait connu à l’armée royale ; et engin les abbés Linsolar et Devillers, qu’il appelait les chefs du diocèse de Lyon.

Il résultait encore de l’examen de ses papiers qu’il était en désaccord avec le premier de ces ecclésiastiques, « en ce que celui-ci, dit, le rapport qui est sous nos yeux, pour mettre à couvert la conjuration jusqu’au moment où elle devait éclater avec certitude du succès, avait, dans ses instructions aux prêtres, décidé qu’ils pouvaient tolérer que les initiés se soumissent provisoirement aux lois de la République, et que, dans sa correspondance avec les princes et le prétendant, il est parvenu à présenter Bésignan comme un homme dangereux par son caractère bouillant, ses imprudences qui ont été dans le cas plusieurs fois de faire avorter le projet et d’en compromettre les chefs et complices. On s’explique, d’après ces motifs, que Bésignan, quoique la cheville ouvrière et active de ces machinations, n’ait pu obtenir la commission de principal agent des princes et ait été comme disgracié pour avoir tenté de faire éclater la révolte avant que les moyens d’exécution fussent suffisamment assurés. »

La conclusion que tirait ce rapport de la minutieuse analyse des papiers saisis n’était que trop justifiée par la réalité des faits. L’auteur de ces plans plus ingénieux que réalisables avait dû se résigner à ne tenir que le second rôle, sous les ordres, de Précy et de Chavannes. Il espérait du moins que sa vaillance dans l’action et le succès final lui rendraient la première place, à laquelle il se croyait des droits. C’est tandis qu’il nourrissait cet espoir et attendait le signal d’entrer en branle que la saisie de ses papiers venait le dénoncer tout à coup au Directoire, anéantir ses projets et désigner à la police la plupart des gens qui s’y étaient associés.


II

Au cours de ces événemens, et bien loin de les soupçonner, Bésignan résidait à Lyon, tantôt sous un nom, tantôt sous un autre. Il y était venu, après le 9 thermidor, avec quelques-uns des gentilshommes que nous avons désignés plus haut, et notamment avec le marquis de Surville et le chevalier de Lamothe, qui se tenaient comme lui prêts à agir. Repoussé par Imbert-Colomès, qui le considérait comme un brouillon et ne voulait même pas le recevoir, il se plaignait des défiances dont il était l’objet, se vantait auprès de ses compagnons d’avoir reçu une mission formelle, se livrait d’autre part à une active propagande parmi les royalistes lyonnais, s’absentant parfois pour aller se montrer, dans le Vivarais, la Lozère et l’Auvergne, aux bandes qu’il avait déjà recrutées en vue d’une action prochaine, et multipliant de tous côtés les demandes d’argent.

C’est donc à Lyon que dans les derniers jours de 1795, lui parvint de Besançon la nouvelle de la saisie de ses papiers. C’était un désastre pour sa cause et pour lui-même. Sur son désir formel, Surville et Lamothe se séparèrent de lui. Surville partit pour le Vivarais, Lamothe pour la Haute-Loire. Imbert-Colomès, qu’il avait pu prévenir, s’empressa de fuir et parvint à gagner la Suisse. Quant à lui, il partit de Lyon, mais resta caché aux environs de la ville, d’où il put assister aux suites douloureuses de ses imprudentes équipées. En moins de quinze jours, il y eut plus de cent arrestations opérées, dont il était contraint de s’avouer l’auteur, les gens emprisonnés ne l’ayant été que parce qu’on les soupçonnait de s’être faits ses complices. Dans une lettre bien humble, datée du 15 février 1786, et adressée au juge de paix du canton de l’Hôtel-Dieu, il prenait leur défense ; il affirmait qu’ils ne l’avaient jamais ni vu ni connu : affirmation mensongère, qui, loin de leur venir en aide, aggravait les charges qui pesaient sur eux. Après cette manifestation en leur faveur, il disparut. Mais Imbert-Colomès ne lui pardonnait pas.

« Bésignan est actuellement en France, mandait-il de Lausanne, où il s’était réfugié, au prince de Condé ; mais je n’ai pu savoir positivement dans quelle partie. Les uns le disent dans le Velay, les autres dans le Forez. Ce qu’il y a de certain, c’est que, si le Directoire exécutif avait été jaloux de le faire arrêter, ç’aurait été chose facile, ce qui ferait présumer Bésignan capable de trahison, puisqu’il est encore libre. »

Dans la lettre qui formule ce jugement, injuste, Imbert-Colomès en rendait un second, mieux fondé, sans doute, sur l’un des compagnons de Bésignan, le chevalier de Lamothe.

« Quant à lui, je le crois à présent tout aussi dangereux que l’autre. Il est venu ici, il y a environ trois semaines, dans l’espérance d’y accrocher de l’argent et retourner en France, manœuvrer à sa guise. Il assurait être brouillé avec Bésignan et n’avoir plus rien de commun ensemble. Mais, je n’en crois rien ; leurs têtes se ressemblent trop pour se séparer. Il disait avoir laissé en France pour environ trente louis de dettes. Je lui ai offert de les payer sous condition qu’il ne rentrerait pas, qu’il irait à votre armée, et je promettais de lui payer un traitement particulier pendant qu’il y serait. Il a refusé ma proposition et a préféré de rentrer pour se mettre de nouveau à la tête de soixante ou quatre-vingts vagabonds qui couraient les montagnes du Forez avec lui et Bésignan. J’ai pris des mesures pour éviter à ces deux mauvaises têtes toute confiance de la part des habitans des campagnes et j’espère y réussir. »

Sous ces appréciations sévères à l’excès, Condé devina-t-il le reproche de s’être montré trop confiant dans Bésignan et dans Lamothe ? La réponse qu’il fit à Imbert-Colomès ne permet guère d’en douter :

« Je ne prends pas le plus petit intérêt à M. de Bésignan, dont je blâme certainement la conduite à tous égards. Je ne le connaissais que pour avoir été en 1792 dans mon armée, où il ne fit ni bien ni mal. Je l’avais absolument perdu de vue, quand il m’écrivit, au mois de mai dernier, qu’il avait un parti avec lequel il comptait soutenir la cause du Roi. Je lui répondis, au commencement de juin, que c’était fort bien fait. — et je ne pouvais guère lui répondre autrement, — mais qu’il ne fallait rien de partiel ; qu’on ne ferait que des victimes ; et que c’était le moyen de reculer au lieu d’avancer ; que, de plus, je ne lui donnais aucun ordre puisqu’il me mandait avoir reçu ceux du Roi, alors régent, et qu’il n’avait qu’à les suivre. Il me récrivit ; je ne lui répondis plus. J’étais averti de ne pas me lier à lui. Il vint à Mulheim, où il vit Wickham, à qui je dis de prendre garde que ce pouvait être un homme dangereux, s’il n’avait quelque satisfaction, et Wickham l’autorisa à aller servir sous Chavannes. Il n’y avait que cela à faire ou le faire arrêter.

« Pour Lamothe, je ne lui ai pas donné la plus petite mission. Je n’ai même pas eu ses confidences. C’est à regret que je lui ai donné un passeport, craignant l’usage qu’il en ferait. »

Tandis que s’échangeaient ces correspondances qui eussent assurément refroidi son zèle, si elles fussent tombées entre ses mains, Lamothe, après un rapide séjour en Suisse, revenait dans la Haute-Loire, mécontent d’avoir été éconduit et résolu à se procurer par d’audacieux coups de main les fonds qu’on lui refusait dans l’entourage des princes. Il tenta de faire une levée de troupes, recruta quelques hommes, forma un camp au Pertuis près d’Yssengeaux, et commença à rançonner les communes environnantes. Mais sa bande, à sa première rencontre avec les gardes nationaux et les gendarmes, lâcha pied et se dispersa. Il n’eut que le temps de se jeter dans les bois, d’où il se dirigea vers le Vivarais.

Là, il trouva le marquis de Surville, le baron de Saint-ChrisloI, Dominique Allier, le chevalier de Rochemaure, le chevalier de la Lune et, pour tout dire, l’état-major de l’insurrection. Faute de ressources et par suite des mesures plus rigoureuses prises par le gouvernement, depuis qu’avait été découvert le complot de Bésignan, ce personnel, ne pouvant entreprendre de grandes choses, était immobilisé. L’arrivée de Lamothe lui rendit quelque activité. Cet ancien officier apportait un plan dont l’exécution semblait facile et permettrait tout au moins de ne pas désarmer ni s’avouer vaincu. Ce plan consistait à envoyer un émissaire au Roi afin d’obtenir qu’il donnât aux forces insurrectionnelles éparses dans le Midi un chef militaire à qui tout le monde serait tenu de se soumettre. En attendant ce chef, on tiendrait le pays en haleine par de petites et incessantes entreprises, et on préparerait ainsi une prise d’armes générale.

Le plan fut unanimement adopté. Quand il fallut choisir l’envoyé qui devait exprimer au Roi les vœux de sa noblesse du Midi, c’est sur Lamothe que se porta unanimement le choix de ses compagnons. Mais il déclina l’honneur qu’on lui faisait, alléguant qu’il était plus apte à combattre qu’à négocier. En réalité, il se souvenait de l’accueil qu’il avait reçu, quelques semaines avant, chez Imbert-Colomès à Lausanne. Il redoutait d’avoir été desservi dans l’esprit du Roi. Plus heureux que lui, Surville conservait tout son crédit, du moins Lamothe le croyait et lui-même le désigna pour remplir la mission dont chacun reconnaissait la nécessité.

Entre les innombrables victimes de ces temps calamiteux, le marquis Jean-Louis-Amand Tallard de Surville est une des plus dignes d’intérêt et de pitié. Il se distingue de ses farouches et parfois cruels compagnons par sa sensibilité, la grâce charmante de son visage, la noblesse de ses sentimens, la culture de son esprit, ses dispositions à la rêverie, la source poétique qui coule en lui et qu’il ne laisse se répandre en des inspirations tour à tour ingénieuses et touchantes qu’après les avoir revêtues d’une savante parure, empruntée à la langue du passé. A l’époque où sa présence était signalée parmi les conspirateurs du Midi, personne, si ce n’est sa femme et quelques amis, ne soupçonnait qu’il y eut en lui une âme de poète. Mais elle chantait déjà depuis longtemps. Souvent il trompait, en faisant des vers, la longueur de ses courses aventureuses. A l’indolence d’un créole il unissait l’énergie et la vigueur d’un paladin ; et son intrépide courage se revêtait parfois d’excentricité. En 1785, à Schlestadt, provoqué en duel par un Anglais, il ne voulut se battre qu’autant que ce serait avec l’appareil de la chevalerie. Les deux adversaires parurent sur le terrain, bardés de fer, casque en tête, armés de pied en cap comme les preux d’autrefois. Le combat terminé sans grand dommage, ils se réconcilièrent solennellement.

Le hasard, plus encore que sa volonté, avait fait de ce brillant gentilhomme, âgé de trente-cinq ans en 1795, un champion de guerre civile. Enrôlé d’abord dans l’armée de Condé, il ne semble pas qu’il y eût trouvé de nombreuses occasions de s’y couvrir de gloire. Las de vivre sur un sol étranger, il était parti en apprenant la chute de Robespierre, convaincu, comme la plupart des émigrés, que la Terreur touchait à sa fin. Il avait hâte de revoir son pays. Il y passa quelques semaines avant de se rendre à Lyon où se trouvaient déjà plusieurs de ses compagnons d’exil. Durant ce séjour en Vivarais, il subit la contagion de l’esprit de révolte et d’insurrection, depuis longtemps déchaîné dans ces contrées, et que transformait, en le surexcitant, la possibilité de se venger, apportée aux victimes par la journée du 9 thermidor. Trop généreux de cœur pour ne pas répugner aux représailles et aux vengeances telles que les exerçaient les chouans, par désir de contribuer à la restauration ou par besoin de donner un but à son activité, il se jeta dans leurs rangs avec, peut-être, l’espoir de les discipliner, de rendre moins barbare la guerre qu’ils avaient déclarée à la République et à ses défenseurs. Son nom, sa naissance, sa qualité d’ancien officier, tout le désignait pour exercer un commandement. Il est vraisemblable qu’au moment où la confiance de Lamothe et de ses compagnons l’envoyait auprès du Roi pour demander qu’un chef militaire fût préposé à la direction des mouvemens insurrectionnels du Midi, il se flattait de l’espoir d’être appelé ; à ce poste de confiance. Il quitta le Vivarais, au commencement de 1796, pour se rendre auprès du prétendant, à Vérone.

Les insurgés. Surville parti, imprimèrent à la propagande royaliste une impulsion plus vive. Livrés à eux-mêmes, n’ayant ni chefs, ni plan d’ensemble, ils tenaient, comme l’avait voulu Lamothe, le pays en haleine. Ils cherchaient à faire des prosélytes, allaient dans les maisons, et, pour décider les habitans à s’unir à eux, ils prodiguaient tour à tour les promesses et les menaces.

— Le roi nous envoie des chefs, à l’aide desquels nous nous vengerons, disaient-ils. Tout nous assure un prompt succès. Le Directoire périt de ses divisions. Les républicains s’égorgent entre eux. Grâce à ce désordre, nous avons pu nous assurer déjà plusieurs de leurs généraux. Partout, les troupes manquent pour défendre le gouvernement ; les gendarmes sont à nous ; ils nous aideront à massacrer nos ennemis, et, quand le Roi sera revenu, les propriétés des terroristes seront distribuées entre ceux qui auront embrassé sa cause. Quant à ceux qui refusent de s’y rallier, gare à eux.

L’exaltation des meneurs royalistes ne se traduisait pas seulement par ces mensonges et ces vantardises. Les exactions reprirent de plus belle. On ne saurait énumérer les coups de main, les attaques, les meurtres que signalent les documens officiels. Un jour, c’est une émeute qui éclate à Toulouse et qui met aux prises la garnison avec ce que compte de plus fameux le personnel des rebelles. Un autre jour, c’est Lamothe qui marche sur le Pont-Saint-Esprit, où il s’est assuré des relations ; il s’empare de la citadelle, ne la garde que quelques heures et l’abandonne, non sans avoir répandu l’épouvante dans la petite ville qui s’est crue au moment d’être mise à feu et à sang. L’année suivante, c’est un autre partisan, Saint-Christol, qui la reprendra et ne s’en laissera déloger qu’à coups de canon. S’emparer des villes et des faubourgs qu’on sait dépourvus de troupes et y rester le temps de lever des contributions sur les habitans les plus riches, telle paraît être, sans parler des assassinats qui se multiplient, la tactique à l’aide de laquelle « on tiendra le pays en haleine. » Les généraux attachés aux 9e et 10e divisions militaires que commande Châteauneuf-Randon sont sur les dents, se plaignent de manquer de troupes. Châteauneuf-Randon, pour se rapprocher du théâtre le plus ordinaire des émeutes, transporte son quartier général de Montpellier aux Vans dans l’Ardèche. Mais il n’est pas plus heureux que ses lieutenans. Sa présence n’empêche rien. On vient le braver jusque dans la maison, qu’il habite. Le général Frégeville l’avertit qu’il ait à se bien garder, Dominique Allier ayant déclaré qu’il l’enlèverait.

Encore un homme terrible, celui-là. Sa tête est mise à prix ; trois mille francs sont promis à qui le livrera mort ou vivant. Apprenant qu’un maire a fait proclamer la promesse dans sa commune, il se présente un soir chez lui :

— Voici ma tête, je te la livre ; paye ! Et le maire est contraint de lui compter les trois mille francs. Dominique Allier se retire en disant : — Tout bien réfléchi, je reprends ma tête ; mais je garde l’argent.

Le 18 avril, il commet un acte de brigandage bien autrement tragique. Etant parvenu à réunir une bande de deux cents hommes, il part le soir avec eux de Saint-Paul-Trois-Châteaux, où il leur avait donné rendez-vous. Il marche toute la nuit et, le lendemain dans la matinée, il arrive devant Barjac, commune populeuse de la Lozère, à douze kilomètres de Mende. Le bourg est gardé par une compagnie de volontaires. Il somme les officiers et les soldats de se rendre, en leur annonçant que Château-neuf-Randon est prisonnier et que Nîmes, Montpellier, Toulouse sont en insurrection. Sur le refus qui lui est opposé, il ordonne à sa troupe d’attaquer, désarme les volontaires, les enferme dans le poste et fait fusiller les deux officiers qui n’ont cédé qu’à la force. Il oblige ensuite les habitans à se cloîtrer chez eux, arrête les membres de la municipalité, ordonne le renversement des arbres de la liberté, réquisitionne de l’argent et des vivres et autorise le pillage. Il tient ainsi la commune sous la terreur jusqu’au soir. A onze heures, averti que de tous côtés des troupes marchent sur lui, armées de canons, il part, gagne Jalès où il prend des mesures de défense sous les yeux de la petite garnison du château, intimidée par son audace. Le lendemain, lorsque arrivent les généraux Châteauneuf-Randon et Motte, qui le poursuivent, il a déguerpi ; sa bande est dispersée et lui-même devenu de nouveau introuvable.

C’est en vain que, quelques jours plus tard, un conseil de guerre prononce la peine de mort contre trois des insurgés qui sont restés au pouvoir des troupes, les sieurs Croze, Fabregat, Bergé, et les fait exécuter séance tenante ; ce rigoureux et nécessaire exemple, s’il venge et châtie l’odieux assassinat commis à Barjac, ne fait pas tomber les armes des mains des rebelles. Longtemps encore, ils continueront à résister, à combattre, souvent protégés, aux heures les plus périlleuses de leur vie nomade, par la complicité des communes qui n’osent les dénoncer de peur des représailles dont elles sont menacées. On a beau multiplier les battues dans les bois, ces malandrins se dérobent toujours. Si l’un d’eux est pris, il trouve parmi ses juges des gens pour atténuer ses torts. Tel cet administrateur du Gard, Troupel, chargé de procéder à une enquête sur les événemens de Barjac, et qui avoue, avec raison d’ailleurs, « que les excès inexcusables des patriotes n’ont que trop contribué à fanatiser l’esprit de ces contrées. » L’histoire de l’année 1796 se résume pour le Midi dans celle de cette longue rébellion et des innombrables épisodes qui la caractérisent et s’y succèdent sans on modifier la physionomie.

Cependant, dès les premiers mois de 1797, il était visible que le découragement commentait à se répandre parmi les insurgés. Leurs ressources s’épuisaient : la mise en état de siège des départemens qui servaient de théâtre à leurs sinistres exploits ne leur permettait plus de se procurer aussi facilement que les années précédentes. Les secours qu’ils attendaient de l’étranger, sur la foi des promesses de leurs chefs, n’arrivaient pas. Le marquis de Surville n’était pas revenu. Ils restaient sans nouvelles du dehors, plus exposés que jamais aux périls du dedans, perdus et dispersés sur le vaste territoire où ils évoluaient, acculés à une résistance désespérée pour se dérober à un adversaire de qui, après l’avoir si longtemps bravé et par tant de crimes encore impunis, ils n’avaient à espérer ni grâce ni clémence. Pour comble d’infortune, la division s’était mise entre eux. Victimes des mêmes déceptions et des mêmes malheurs, Lamothe et Dominique Allier en étaient arrivés à se haïr. Ils s’accusaient réciproquement d’audace inutile et d’incapacité. Chacun d’eux rendait l’autre responsable de la triste situation du parti royaliste dans les Cévennes. Leur querelle s’envenima. Lamothe tenta de tuer son complice. Menacé de mort et ayant reçu un coup de fusil, Allier dut se retirer pour sauver sa vie.

C’est à cette époque, — 17 avril, — que l’entreprenant Lamothe vit brusquement finir sa carrière de conspirateur. Depuis quelque temps, il évitait de faire parler de lui. A l’instigation de Dominique Allier, la plupart de ses hommes l’avaient abandonné. Livré à lui-même, ne songeant qu’aux moyens de tromper la surveillance exercée partout où était soupçonnée sa présence, il vivait au hasard des chemins, n’osant coucher deux fois de suite au même endroit, se sachant à la merci d’une rencontre ou d’une trahison. Un jour, aux abords du hameau de la Narce, dans la Haute-Loire, il se trouva à l’improviste devant le juge de paix de Coucouron, qui le reconnut et s’attacha à ne pas perdre ses traces. Quelque diligence qu’il eût mise à fuir, il était arrêté quelques heures plus tard ; il fut écroué à la prison du Puy.

Il devait s’attendre à être jugé, condamné et fusillé sur-le-champ. Mais il fut sursis à son procès. Le 6 octobre suivant, dans la soirée, une émeute éclata au Puy. Elle avait, croit-on, pour objet de le délivrer. Lorsqu’elle eut pris fin, on le trouva égorgé dans son cachot. L’obscurité dont est resté enveloppé ce dramatique épisode ne permet pas de préciser si Lamothe périt de la main de ses gardes, qui ne voulaient pas se le laisser enlever, ou si sa mort fut l’œuvre de quelques-uns de ses complices qui redoutaient ses révélations.

Il était incarcéré depuis plusieurs mois, lorsque le marquis de Surville reparut dans le Vivarais. C’était à la fin d’août. Sa longue absence n’avait profité ni à lui ni à ses compagnons. Il rentrait sans avoir pu mener à bonne fin la mission dont ils l’avaient chargé, n’ayant obtenu du Roi ni pouvoirs ni secours, ayant dû se résigner, pour ne pas enfreindre la volonté royale, à se mettre sous les ordres du général de Précy, qui ne pensait pas que l’heure d’agir fût venue et qui s’efforçait de paralyser les tentatives isolées, ne croyant qu’à l’efficacité de celles que seconderaient les années étrangères. « Les malheurs qui ont suivi le siège de Lyon lui en font redouter de plus grands encore, écrivait, en septembre 1795, Imbert-Colomès au prince de Condé. Il tremble, non pour lui, mais pour ses compatriotes. Il voudrait différer tout mouvement jusqu’à ce que les années des Puissances combinées aient eu quelques succès. » Telle était encore en 1797 l’opinion de Précy.

Dans les rares relations, très incomplètes d’ailleurs, et souvent inexactes, que les historiens compatriotes de Surville lui ont consacrées, il est dit uniformément qu’en revenant dans le Vivarais, il rapportait le brevet de commandant suprême dans la Haute-Auvergne, le Vivarais et le Velay, qui lui aurait été octroyé par Louis XVIII. C’est le contraire qui est vrai. Comme nous l’avons dit, il revenait les mains vides, victime d’une défiance égale à celle dont, peut-être avec plus de raison, avait été l’objet Bésignan, de la part des grands chefs du parti royaliste, et qui durait toujours[2]. Le 8 mars 1797, le Roi en envoyant Surville à Condé, lui disait : « C’est M. de Surville qui vous remettra cette lettre, mon cher cousin. Vous connaissez l’homme ; ainsi, je n’ai rien à vous en dire. J’espère qu’en le mettant de plus en plus, ainsi que j’ai tâché de le faire, dans la main de M. de Précy, sa tête n’aura pas d’inconvéniens et que son zèle pourra servir. »

Lorsque Surville remit ce message à Condé, il y avait près d’une année qu’il sollicitait des pouvoirs. Le Roi les lui ayant refusés, Condé ne pouvait les lui donner et se contenta, de l’envoyer à Précy. « J’ai fait partir Surville ce matin avec les paquets pour Vezet et Précy[3], » mandait-il au Roi le 18 mars. On doit donc supposer que c’est à dater de ce jour que Surville s’attacha à convaincre Précy de l’efficacité des services qu’il se disait en mesure de rendre. Mais la correspondance du général démontre avec la dernière évidence que pas plus que le Roi et Condé, il ne céda aux argumens et aux raisons du marquis. Dans une lettre adressée à d’Avaray, en septembre, il disait : « Le rapport n’est pas aussi satisfaisant sur la partie de MM. de Lamothe et Allier. Il faut que ces messieurs y aient excité de vifs mécontentemens, puisque le premier a été arrêté et mis en prison, il y a environ deux mois. On l’accuse de vexations très fortes. Mais on espère cependant le tirer de ce mauvais pas. Il parait que la division la plus forte s’était établie entre lui et Allier, car il en est venu au point de le faire fusiller. Atteint de plusieurs coups, M. Allier a cependant réussi à se sauver. Je crois M. de Surville rentré depuis environ quinze jours. J’ai toujours persisté dans mon refus de lui accorder des pouvoirs et je crois, d’après cet événement, devoir le faire moins que jamais. »

A la lumière de ces correspondances, il est aisé de se figurer en quel état d’esprit se trouvait Surville, à son retour en Vivarais. On peut même se demander dans quel dessein il rentrait et, quel espoir il conservait encore, alors qu’il était sans mandat pour prendre le commandement des opérations du Midi. On s’explique mieux son découragement, que vint accroître la constatation des malheurs survenus en son absence : l’arrestation de Lamothe, les échecs successifs des insurgés, leurs rivalités et leurs divisions. En revanche, il est impossible de préciser ce qu’il devint du mois d’août 1797 au mois de juillet 1798. Au cours de cette année, on ne retrouve ses traces qu’une seule fois. En décembre, les autorités municipales de la Lozère signalent au Directoire du département sa présence dans le pays, celle de Dominique Allier, et c’est tout. Où se trouvait-il, lorsque Lamothe périt au Puy, lorsque fut découverte, à Paris, l’agence royaliste que dirigeaient l’abbé Brottier, Duverne, Lemaître, et La Villeheurnoys ; lorsque Bonaparte fit saisir à Venise les papiers de d’Antraigues ; et lorsque enfin, menacé dans son existence par des complots dont il tenait les preuves, le Directoire recourut à la force, le 18 fructidor, pour se débarrasser de ses ennemis ? Le silence des documens enveloppe de mystère l’existence de Surville à cette époque. Avait-il passé à l’étranger ? Etait-il à Lausanne, où, durant son séjour de l’année précédente, il avait noué des relations et conquis de précieuses amitiés, celle notamment de la chanoinesse de Polier, directrice du Journal littéraire de Lausanne, à qui, avant de mourir, il recommandait les poésies de Clotilde de Surville ? Etait-il, au contraire, resté dans la Haute-Loire, et y vivait-il en se cachant à Retournac, chez son amie Mme de Chabanolle, ou ailleurs, pour se soustraire aux poursuites dirigées contre lui et ses compagnons ? Autant de questions auxquelles on ne saurait répondre. Il n’est qu’un fait certain, c’est qu’il ne prit aucune part au coup de main que, quelques jours avant le 18 fructidor, tenta le baron de Saint-Christol pour s’emparer du Pont-Saint-Esprit. Intimidé sans doute par le piteux dénouement de celle équipée, ou rendu impuissant par l’écrasement de son parti, il s’abstint de toute tentative armée.

Il n’avait pas cependant renoncé à une action ultérieure. Après qu’il eut été pris, on découvrit dans ses papiers des minutes de lettres et des projets de proclamations, dans lesquelles il se qualifiait « Colonel Légionnaire et Commissaire départi par Sa Majesté Très Chrétienne dans l’intérieur du royaume, près des Français amis du trône et de l’autel. » Il fut également prouvé que, depuis son retour, il avait associé sa fortune à celle de Dominique Allier en prenant le nom de Lionne, et son complice celui de Barlatier ; qu’ensemble, ils avaient pratiqué l’embauchage et, pour s’assurer les moyens de payer leurs soldats, fabriqué peut-être de la fausse monnaie.

Au commencement de juillet, ils étaient tous deux à Saint-Pal, village perdu dans les montagnes de la Haute-Loire, non loin de Tiranges et de Craponne. Tout ce pays est sillonné de gorges et de précipices. Depuis le commencement de la révolution, des prêtres réfractaires y vivaient réfugiés, et relativement en sûreté, grâce non seulement à la configuration du sol qui leur offrait des retraites inaccessibles, mais encore à la complicité des habitans que leur prédication ne cessait d’exciter contre la République, et qui se hâtaient de les prévenir, toutes les fois qu’apparaissaient les gendarmes. Surville et Allier devaient donc s’y croire à l’abri de tout danger, et c’est là qu’ils revenaient toujours de préférence.


III

Le 1er août 1798, le général de brigade Colomb, commandant la première subdivision de la 19e division militaire, était venu du Puy à Craponne pour inspecter un cantonnement de troupes qu’on avait formé dans cette commune. A peine arrivé, il fut averti que quatre inconnus qu’on supposait être des rebelles, et non des moins dangereux, résidaient depuis peu de jours à Saint-Pal. Ils y avaient passé la dernière nuit, dans la maison de Marie Thiouleyre, veuve de Jean-Pierre Brun, qui avait consenti à leur donner asile. Ils devaient encore y passer la nuit suivante. En conséquence, si l’on voulait s’emparer d’eux, il serait facile d’y réussir. Les documens ne désignent pas le dénonciateur. La tradition locale adoptée par la plupart des narrateurs de l’événement veut que ce fût une femme. Ils ne la nomment pas. Mais tous s’accordent à la considérer comme « une Messaline. » Maîtresse du plus jeune de ces suspects, elle aurait reçu de lui, outre des confidences compromettantes, un dépôt d’argent, et ce serait afin de s’approprier ce dépôt qu’elle n’aurait pas hésité à trahir le secret arraché par elle à la confiance de son amant. Au surplus, de quelque côté que vînt l’avis apporté au général Colomb, il ne pouvait n’en pas tenir compte. Il donna des ordres sur l’heure à l’effet de se saisir de ces suspects.

Il serait dommage de ne pas tirer de la poussière des archives où il est resté longtemps enseveli le rapport dans lequel il racontait à son divisionnaire, le général Pille, commandant à Lyon, les suites qu’il avait données à l’avis si positif qui venait de lui être transmis. Le récit que nous en pourrions faire nous-même ne saurait avoir la saveur et le piquant de celui qu’il adressait à son chef hiérarchique, quatorze jours après l’arrestation, et qui, sous sa forme un peu emphatique, possède ce mérite, si rare dans les pièces documentaires relatives à ces temps troublés, de ne pas outrager la vérité.

« Le 15 fructidor, à huit heures du soir, la gendarmerie de Craponne s’est mise en marche pour se rendre dans la commune de Saint-Pal, avec quarante chasseurs de la seizième demi-brigade d’infanterie légère, en cantonnement à Craponne, commandée par le lieutenant Meusnier, se dirigeant sur une maison située dans des gorges indiquées comme repaire de prêtres insermentés. A quatre heures du matin, la troupe investit la maison en silence. Au moment où la porte s’ouvre au jour, comme à l’ordinaire, par une femme de l’intérieur qui ne se doutait de rien, la troupe outre et trouve tout le monde au lit. Elle entend du bruit sur sa tête et un mouvement précipité. L’officier demande de la lumière, qu’il n’obtient qu’après beaucoup de menaces.

« Dans cet intervalle, le citoyen Delaigne, brigadier de la gendarmerie, aperçoit par une ouverture la clarté d’une lampe, qui est éteinte sur-le-champ, et, regardant vers l’endroit où il l’avait aperçue, il remarque un trou par lequel un homme peut passer à peine. Le bravo Delaigne entre et se trouve dans une caverne où, aussitôt qu’il a pénétré, un des brigands, — l’ex-marquis de Surville, — le prend par les cheveux et, lui tenant une espingole sur la poitrine, lui dit :

« — J… F…, tu es mort, si tu parles !

« Le brigadier s’écrie :

« — Chasseurs, je suis perdu ; mais faites rôtir tous les gueux qui sont ici.

« Dans cette caverne, à l’instant, l’officier Meusnier fait braquer toutes les armes sur l’ouverture et ordonne aux brigands de lâcher le brigadier, s’ils ne veulent tous périr. Enfin, sur sa promesse et celle de Delaigne de leur ménager la vie, ils sortent, quoique avec beaucoup de peine, un à un, de leur caverne, au nombre de quatre, et sont enchaînés de même et amenés à Craponne, d’où, le lendemain, ils prennent la route du Puy, escortés par le même détachement et vingt-cinq hussards du 9e régiment. » En envoyant au gouvernement le rapport de son subordonné, le général Pille l’annotait en ces termes : « Le dévouement généreux du brave Delaigne est digne des plus grands éloges. Il renouvelle le trait de d’Assas à Clostercamp. Mais, en attendant qu’il reçoive la récompense qu’il mérite du gouvernement, il faut que d’Assas-Delaigne trouve ici, ainsi que le lieutenant Meusnier, son détachement et les gendarmes, le témoignage public de la satisfaction du général divisionnaire qui saisit cette occasion pour féliciter de nouveau de leur zèle infatigable toutes les troupes et la gendarmerie de sa division. »

Quoi qu’on pensât le signataire de ces appréciations excessives, la victoire avait été plus facile qu’il ne disait, et, sauf le trait de courage du brigadier, n’avait pas exigé un bien grand héroïsme, Epuisés par les fatigues de leur vie nomade et les privations de toutes sortes auxquelles ils étaient soumis, victimes d’une trahison et surpris comme des loups dans un trou au moment où ils s’y attendaient le moins, les malheureux qu’on venait de saisir avaient vu trente fusils braqués sur eux et compris sur-le-champ l’inutilité de leur résistance. Ils s’étaient rendus sans combattre, après s’être assurés qu’on n’allait pas les massacrer. Quelques heures plus tard, on les incarcérait au Puy, et, avec eux, cette Marie Thiouleyre, à qui on demandait compte de l’hospitalité qu’elle leur avait accordée[4].

Interrogés le lendemain, les deux plus jeunes donnèrent leur véritable nom. L’un se fit reconnaître pour Charbonnelle de Jussac[5], né à Monistrol dans la Haute-Loire et résidant ordinairement à Saint-Maurice dans la Loire ; il avait vingt et un ans ; l’autre, pour Jean-Baptiste Robert, âgé de vingt-quatre ans, cultivateur et domicilié dans le même département, à Laborie de Chantecorps. On ne mit pas en doute la sincérité de leur réponse. Il n’en fut pas de même des deux plus âgés. Lorsqu’ils se furent désignés, le premier sous le nom de Tallard, le second sous le nom de Barlatîer, natif de Lille et marchand forain, le commissaire qui les interrogeait soupçonnant, après examen des papiers qu’on avait trouvés en les arrêtant, qu’ils ne disaient pas la vérité, fit défiler devant eux des paysans qui les reconnurent, l’un pour le marquis de Surville, l’autre pour Dominique Allier. Ils n’en persistèrent pas moins à soutenir leurs premiers dires. Mais la police, convaincue qu’elle tenait les deux principaux meneurs du soulèvement des Cévennes, ne les désigna plus, dans les rapports officiels, que sous leur véritable, nom. Comme on pouvait craindre que leurs partisans ne tentassent de les délivrer, la maison de détention du Puy où ils avaient été enfermés fut fortifiée. On mura des croisées et des portes ; on multiplia les serrures, on tripla les postes ; on ne pouvait prendre trop de précautions contre des hommes de cette trempe, qui avaient donné tant de preuves d’indomptable audace.

Aussitôt après la constatation de leur identité, on s’occupa d’instruire leur procès. Cette instruction n’était pas difficile. Il eût suffi de quelques minutes pour la mener à bonne fin, si l’on eût voulu s’en tenir contre eux à un seul chef d’accusation. Avec leurs papiers, on avait saisi divers instrumens dont ils s’étaient, croyait-on, servis pour fabriquer de la fausse monnaie. On pouvait donc les condamner comme faux monnayeurs. Mais, soit que les preuves à cet égard ne fussent pas positives, soit qu’on voulût donner à l’expiation de leurs crimes une solennité exemplaire, on ouvrit une enquête à l’effet d’établir un dossier complet au point de vue des charges qui pouvaient leur être imputées. Le passé de chacun d’eux fut de la sorte reconstitué.

Ce qu’on prétendit y avoir découvert n’était pas pour leur attirer la clémence de leurs juges. Joseph Charbonnelle de Jussac était accusé d’avoir fait partie à Lyon d’une bande d’assommeurs. Griefs analogues contre Jean-Baptiste Robert, à la charge duquel on spécifia, par surcroît, qu’il avait poignardé un curé assermenté, après avoir obtenu de ce malheureux un asile pour la nuit, et qu’il était déjà condamné à mort par contumace. Mais on ne trouve nulle part une preuve de ces faits. Quant à Dominique Allier, son dossier était bien autrement chargé. Non seulement plusieurs personnes avaient été l’objet de ses vexations, rançonnées et volées par lui, ou même mises à mort, mais, en outre, il avait figure dans un grand nombre de rassemblemens armés. Il fut prouvé ; qu’il était aux côtés de Saint-Christol, lors de l’invasion par ce dernier de la ville du Pont-Saint-Esprit ; on lui rappela le tragique épisode de Barjac et l’exécution abominable de deux officiers qui n’étaient coupables que de ne s’être pas rendus à sa première sommation.

Pour l’honneur de la mémoire de Surville, il est consolant de constater que les pièces judiciaires ne mettent à sa charge aucun fait analogue à ceux qu’on relevait contre ses compagnons. S’il était coupable d’avoir conspiré contre la République, ainsi que le prouvaient les papiers saisis avec sa personne, on ne découvrait nulle part qu’il eût tué ou volé, ni même que ses projets « liberticides » eussent reçu un commencement d’exécution. L’affirmation, émise par lui dans des manifestes, qu’il était délégué dans le Midi par Sa Majesté ; Louis XVIII ne prouvait pas que ces manifestes eussent été répandus ; de même, les appels aux armes qui devaient être adressés à « la brillante jeunesse » des départemens méridionaux n’existaient qu’en minutes et n’avaient jamais été distribués. Assurément, en avoir conçu la pensée et rédigé le texte, c’était assez pour appeler sur sa tête un arrêt de mort. Il est toutefois remarquable qu’on renonça à se servir de ces moyens. L’accusation d’avoir fabriqué de la fausse monnaie fut également abandonnée. On n’en avait pas besoin pour justifier une sentence capitale. Le marquis de Surville était émigré. Aux termes de la loi du 19 fructidor de l’an V, cela suffisait.

Mais les choses ainsi décidées allaient produire un résultat inattendu. Les faits reprochés à Dominique Allier, à Charbonnelle de Jussac et à Robert se trouvèrent n’être pas justiciables de la même juridiction que ceux dont Surville était accusé. En sa qualité d’émigré, et poursuivi pour avoir contrevenu aux lois sur l’émigration, Surville devait comparaître devant une commission militaire spéciale, siégeant au Puy, tandis que c’est le conseil de guerre permanent de la 19e division militaire, siégeant à Lyon, qui devait connaître des crimes de ses complices. Ainsi en décida le tribunal d’Yssingeaux à qui on avait demandé de fixer la compétence.

Si rapidement qu’eût été menée l’enquête dont les quatre prévenus étaient l’objet, il fallut plus de deux mois pour aboutir à cette conclusion. Pendant ce temps, ils avaient été soumis à une réclusion rigoureuse. Résigné dès le premier jour à mourir, Surville la supportait avec un calme stoïque, laissant passer avec une indifférence dédaigneuse les griefs qu’on lui imputait, ne déployant quelque énergie que pour se défendre de s’être associé à des violences, d’avoir fabriqué de la fausse monnaie, et pour affirmer qu’il s’appelait bien réellement Tallard et non marquis de Surville. Dans son cachot, où il passait seul les heures que lui laissaient ses fréquens interrogatoires, il consacrait à la lecture les loisirs de sa solitude. Il écrivait aussi. On a raconté qu’il ajouta, pendant sa captivité, plusieurs pièces de vers aux poésies de Clotilde. L’inventaire des papiers qu’après sa mort on trouva dans sa prison ne mentionne que trois lettres dont il est question plus loin. Il en existe une quatrième, adressée à sa femme quelques instans avant sa mort[6], mais elle ne fut pas saisie. Il était parvenu à la dérober à la surveillance de ses gardiens, ou, tout au moins, à l’expédier grâce à la complicité de l’un d’eux. Sa bonne grâce et l’égalité de son humeur lui avaient conquis les sympathies de tous ceux qui l’approchaient.

Tout autre, Dominique Allier. Jusque dans les fers, il restait l’homme bouillant et ardent qu’il avait toujours été. Loin d’être résigné à mourir, il espérait que les royalistes de la contrée, parmi lesquels il était populaire, parviendraient à le délivrer. Il est certain que la quadruple arrestation de Saint-Pal les avait exaspérés et disposés à de nouveaux coups de main. « Les montagnes de la Haute-Loire sont en feu, écrivait de Lyon, au ministre de la Guerre, le général Pille, en demandant un envoi de troupes ; les campagnes sont sans défense et la protection des prisons est insuffisante. » On devait donc craindre qu’ainsi qu’on l’avait déjà vu à plusieurs reprises, les prisonniers ne fussent enlevés.

Ce qui était sujet de crainte pour les autorités de la Haute-Loire était sujet d’espoir pour Dominique Allier. Il travaillait sans relâche à se créer des relations avec le dehors. Il ne désespérait pas de faire parvenir ses ordres aux nombreux partisans qu’il avait dans le pays. Par malheur pour lui, une tentative à laquelle il se livra dans ce dessein échoua. Il était parvenu à remettre plusieurs lettres à l’un de ses codétenus qui, n’étant pas au secret comme lui, recevait fréquemment au parloir de la prison les visites de sa femme. Par les soins de celle-ci, les lettres devaient être envoyées aux destinataires. Volontairement ou non, le mari et la femme, en se les passant, les laissèrent voir. On les prit dans leurs mains. Elles ne laissaient aucun doute sur les intentions et les espérances de Dominique Allier. Dans l’une, adressée à « sa chère cousine, » il demandait des vêtemens, racontait les péripéties de son arrestation et affirmait que ses compagnons et lui ne s’étaient rendus qu’afin de ne pas attirer un malheur sur la maison où ils avaient reçu asile. Dans une autre, il invitait ses amis du dehors à se réunir au nombre de cent, à marcher sur la commune de Pradelle et à s’emparer des notables jacobins qu’elle renfermait : « Vous les garderez comme otages sans leur faire de mal. Vous aurez ainsi de l’argent, en même temps que vous obligerez la petite garnison du Puy à secourir Pradelle. Vous l’entraînerez dans les bois aussi loin que vous pourrez et vous viendrez ensuite nous délivrer. »

Ces instructions si précises, tombées au pouvoir des gardiens du prisonnier, eurent pour effet de rendre sa détention plus rigoureuse et de hâter son transfert à Lyon, déjà décidé. Avant de partir, il comparut devant un représentant du peuple qui se trouvait au Puy et qui l’adjura, de désigner tous ses complices, en faisant luire à ses yeux, pour prix de ses révélations, la possibilité d’une mesure de grâce. Il commença par désigner trois habitans de la Lozère et un Anglais qu’il ne nomma pas, comme préparant une contre-révolution dans le Bourbonnais. Puis, coupant court brusquement à ces premiers et vagues aveux, il déclara n’en vouloir faire qu’à « ceux qui avaient découvert l’infâme conspiration de Robespierre, » et qu’au surplus, « ses forfaits avaient mérité la mort. »

Arrivé à Lyon, le 23 octobre, avec Robert et Charbonnelle de Jussac, il comparut avec eux, le 15 novembre, devant le premier conseil de guerre de la 19e division militaire, réuni au Palais de Justice. Ils étaient assistés d’un avocat nommé d’office. Devant l’évidence de leur participation à des rassemblemens armés, seul fait qu’en définitive eut officiellement retenu l’accusation, et en l’absence des témoins, le procès n’exigeait ni débats, ni longues audiences. En moins de deux heures, tout fut dit. Le conseil, délibérant à huis clos, prononça à l’unanimité la peine de mort contre Jean-Pierre Barlatier, reconnu pour être Dominique Allier, et contre ses deux co-accusés. Il ordonnait, en outre, l’impression à deux mille exemplaires et l’affichage du jugement, qui devait être exécuté sans délai, sous la réserve des vingt-quatre heures accordées par la loi aux condamnés pour se pourvoir en révision. Quoiqu’ils n’eussent rien à espérer de nouveaux juges, ils interjetèrent appel de cette terrible sentence. Mais le conseil de révision la confirma le lendemain. Dès lors, la loi devait suivre son cours.

Les seuls détails qui nous aient été conservés de leur supplice sont très fidèlement résumés dans le rapport qu’expédia au Directoire le général Pille, le 27 brumaire, à quatre heures du soir.

« Dominique Allier et ses deux complices viennent de tomber sous la hache de la loi, sur la place de la Liberté, en face de la maison commune de Lyon. Une foule immense s’est précipitée sur leur passage, poussée par la seule curiosité. Le nommé Robert, qui a monté le premier sur l’échafaud, et qui, entre autres crimes, a assassiné un curé assermenté qui lui donnait l’hospitalité, s’est écrié qu’il mourait pour son roi et la religion catholique, apostolique et romaine. Le deuxième, Charbonnelle-Jussac, qui avait salué fort tranquillement de droite et de gauche, le long de la route, s’est écrié aussi : — Vive le roi ! Adieu, brigands. Enfin, le troisième, Dominique Allier, après le même cri de : Vive le roi ! a ajouté : — Un roi est un Dieu sur la terre. »

Au moment où ces malheureux payaient de leur vie les criminelles représailles auxquelles ils s’étaient livrés contre des républicains qu’ils rendaient responsables des crimes de la Terreur, le marquis de Surville n’existait plus. On venait d’afficher dans Lyon le jugement en vertu duquel il avait péri. Moins compliquée ou plus rapidement close que celle du procès de Lyon, l’instruction dirigée contre lui avait permis de le traduire, dès le 17 octobre, devant la commission militaire du Puy qui ne fut pas moins expéditive que le conseil de guerre du Rhône. Il y comparut sous le nom de Jean-Louis-Amand Tallard, qu’il persistait à se donner, mais « présumé être l’ex-marquis de Surville, ex-capitaine au régiment de Pondichéry, prévenu d’émigration. » Comme il fallait avant tout établir judiciairement son identité, on avait recruté à Viviers, pays originaire de sa famille, où il s’était marié et résidait souvent avant la Révolution, onze témoins qui devaient être entendus aux débats et confrontés avec lui. Un seul d’entre eux déclara « n’être point intimement persuadé que ledit prévenu fut effectivement le marquis de Surville. » Les dix autres, en revanche, affirmèrent que c’était bien lui. Sa figure était charmante, « une figure qu’on n’oublie pas quand on l’a vue. » Une cicatrice à la tempe droite aida à le faire reconnaître, d’autant plus que les huit années qui s’étaient écoulées depuis son émigration ne l’avaient que très peu vieilli. Convaincu d’être l’ex-marquis de Surville, il fut condamné.

Pendant que les juges délibéraient, on l’avait, selon l’usage, ramené dans sa prison. Après qu’ « en présence de la garde assemblée sous les armes, » lecture lui eut été donnée du jugement, il se décida à faire l’aveu de son identité. Il déclara qu’il avait reçu les pouvoirs du Roi à l’effet de soulever trente départemens et de renverser le gouvernement républicain. Sans désigner ni les lieux, ni les personnes, il prétendit avoir des complices parmi les plus hauts fonctionnaires, et qu’il les nommerait à Barras ou à tout autre membre du Directoire, si on voulait le conduire à Paris. Pressé de questions, il refusa d’y répondre. Dans la soirée, il demanda à parler au président, de la commission militaire, mais à lui seul. Le président ne crut pas devoir obtempérer au désir du condamné. Il vint le trouver, accompagné du général Colomb et de deux membres de la municipalité.

— C’est trop de monde, objecta Surville.

En réalité, il n’avait rien à dire. Quand il sut qu’il devait être passé par les armes le lendemain matin, il retomba dans son silence et ne s’en départit plus.

Les renseignemens authentiques sur la nuit qui précéda sa mort et sur sa mort elle-même font défaut. Un avis du général Pille au ministre de la Justice porte simplement « que l’ex-marquis de Surville a été fusillée onze heures du matin, en présence de la garnison et de tous les habitans du Puy. » Pour le reste, nous en sommes réduits à des souvenirs oraux qui ne tirent quelque autorité que de leur vraisemblance. D’après ces souvenirs, après avoir accepté les secours religieux d’un prêtre assermenté, les seuls qui eussent pu lui être offerts, il alla très crânement à la mort, en culotte, sans habit, « rose et poudré, » son mouchoir à la main, saluant du geste la foule accourue sur son passage. C’est encore sur la foi de témoignages dépourvus de sanction qu’il faut relater son refus de se laisser bander les yeux et ses dernières paroles aux soldats qui formaient le peloton d’exécution.

— C’est ici qu’il faut frapper, leur aurait-il crié, en mettant la main sur son cœur.

Nous avons dit qu’avant de mourir, il avait écrit quatre lettres. Une seule parvint à sa destination, celle qu’il adressait à sa femme. Elle révèle de quelles préoccupations il était obsédé au moment de quitter la vie. Les poésies de Clotilde de Surville, — son œuvre, — en formaient le principal objet. « Je ne puis te dire maintenant où j’ai laissé quelques manuscrits de ma propre main relatifs aux œuvres immortelles de Clotilde, que je voulais donner au public. Ils te seront remis quelque jour par des mains amies à qui je les ai spécialement recommandés. Je te prie d’en communiquer quelque chose à des gens de lettres, capables de les apprécier et d’en faire après cela l’usage qu’en dictera ta sagesse. Fais en sorte, au moins, que ces fruits de mes recherches ne soient pas totalement perdus pour la postérité, surtout pour l’honneur de ma famille, dont mon frère reste l’unique et dernier soutien. »

Quant aux trois autres lettres, signées : « Lionne, » il n’est dit nulle part comment et par qui, au lieu d’être expédiées à leur adresse, elles furent livrées à l’autorité militaire. On doit à cette circonstance de les voir figurer dans le dossier très incomplet de Surville, conservé aux Archives nationales de France. L’une d’elles destinée à l’ancien commissaire de police Mesnard, place Grolée, à Lyon, donne à penser que c’est à lui qu’avait été confié, au moins en partie, le manuscrit des poésies. « Vous voudrez bien, mon cher Mesnard, faire parvenir à celui qui vous enverra ce billet le peu de papiers, écrits de ma main, que je vous ai confiés à mon départ de Lyon. On les fera parvenir à mon épouse. Recevez les adieux d’un homme qui vous estime et qui vous honore, et qui veut en ce moment, sans vous compromettre en rien, vous donner cette marque de ses regrets et de son amitié. Prenez soin de ma mémoire. Adieu. Mesnard. » Par une autre lettre, le condamné chargeait un sieur Lerat, tenant l’Hôtel National à Lyon, de remettre son portemanteau à la citoyenne Branche Cadette, femme de Beaujolais ( ? ) « Je lui donne tout ce qu’il y a dedans, faute de mieux. Vous obligerez sensiblement celui qui vous fait ses derniers adieux. »

La dernière de ces lettres était écrite pour cette chanoinesse de Polier, directrice du Journal littéraire de Lausanne dont nous avons déjà parlé. « Il est des circonstances, Madame, où l’on ne peut écrire que des billets, lui disait Surville. Je vais, sous peu d’instans, me faire casser la tête. Il ne me sera plus possible d’avoir quelque légère part à la confection de votre journal intéressant. Je vous prie d’en adresser quelques numéros à mon épouse, qui les lira avec le plus vif intérêt. Adieu donc pour jamais, adieu, ma chère et très honorable correspondante. Dans une heure, peut-être, je vais paraître au grand tribunal. Je me recommande à vos prières, à votre souvenir, à celui de tout ce qui vous est cher. Mme de Surville, qui possédera bientôt quelques articles de Clotilde, aura l’honneur de vous en faire part. Elle mérite à tous égards que vous entreteniez une correspondance avec elle. Recevez mes adieux avec la sensibilité que j’éprouve moi-même. Il m’est bien doux de trouver une âme honnête à qui je puisse confier sans crainte les sentimens de respect, de reconnaissance et d’estime que vous m’avez inspirés. » En transmettant cette correspondance au ministre de la Justice, le général Pille ajoutait ces trois lignes grosses de menaces, pour deux des correspondons de Surville ; » Vous verrez quel usage vous en ferez. Quant à moi, je ne puis prendre de renseignemens sur le journaliste de Lausanne. Mais je charge le commandant de la place de Lyon d’en recueillir sur les citoyens auxquels les deux autres lettres ont été adressées. »

La mort du marquis de Surville et celle de Dominique Allier eurent pour effet de décapiter le parti royaliste du Midi. Mais il fallut deux ans pour en finir avec ces bandes. Une dernière tentative préparée contre la manufacture d’armes de Saint-Etienne fut déjouée par la victoire de Marengo. Dans l’intervalle, les héros des insurrections disparaissaient, s’efforçaient de se faire oublier, ou périssaient, tantôt « sous la hache de la loi, » tantôt dans quelque tragique aventure.

Nous avons dit que, dès 1797, le maçon Levasseur avait été pris et exécuté. Deux ans plus tard, Fontanieu dit Jambe-de-Bois subissait le même sort. Delaur, dit Martin Moustache, se laissait surprendre à Saint-Geniez et était aussitôt fusillé. Fusillé aussi au coin d’un bois, le curé d’Alleyrac, Raymond. Même histoire pour les frères Rouche ; dans une rencontre avec les troupes, l’ainé était fait prisonnier, tandis que son cadet, quoique gravement blessé, parvenait à s’enfuir et à se dérober un an encore à l’échafaud qui l’attendait. Le curé Solier, dit Sans-Peur, en dépit de son intrépidité et de ses ruses, n’avait pas meilleure fortune. Arrêté », lui aussi, et tandis que sa bande, pour le venger, massacrait vingt-huit conscrits qui allaient de Rodez à Montpellier, il comparaissait devant un conseil de guerre à Avignon, obtenait, à force d’habileté, son acquittement, et, redevenu libre, recommençait ses brigandages, jusqu’au jour où, traqué de toutes parts, il était assiégé dans un château en ruines qui lui servait île refuge, s’y défendait en désespéré et périssait les armes à la main. En janvier 1800, à Cavillargues, humble village des Cévennes du Gard, le P. Chrysostome, dit le Capucin Boiteux, était surpris à l’autel, disant sa messe et arrêté en pleine église. Une note dans un rapport constate « qu’il a expié ses crimes. » Les fils de ceux qui l’avaient connu affirmaient, il y a quarante ans encore, que ce fut « un héros de courage et de zèle apostolique et qu’il mourut comme un saint. » Où est la vérité ? Elle oblige à dire qu’en cette même année, une commission militaire fonctionnant à Milhau dans l’Aveyron prononça trente condamnations à mort.

Plus heureux, d’autres acteurs de ces événemens étaient parvenus à s’enfuir : tels Raymond de Pourqueyrolles, dit Va-de-bon-cœur, que délivraient les hommes de sa bande, alors qu’on le conduisait enchaîné à Rodez, et tel encore Pelamourgue, comte de Cassagnouze, qui disparaissait, après être rentré par un coup d’audace dans son château, qu’occupait indûment son fermier. Le marquis de Bésignan et le baron de Saint-Christol s’étaient aussi dérobés par la fuite au châtiment qu’ils avaient encouru. Le second passa en Russie. A la recommandation du Roi, il obtint un emploi dans l’armée avec le grade qu’il avait eu à celle de Condé. Une fois en ce pays, on perd ses traces. En revanche, en l’an XI, on retrouve celles d’un de ses fils, qu’on accusait d’avoir comploté avec Danican et qui venait sottement se jeter dans un piège que la police lui avait tendu. On lui imputait des crimes atroces, comme « d’avoir fait massacrer des Français et joué un rôle actif dans l’odieux guet-apens de Rastadt. » Il avoua d’abord, puis se rétracta, ce qui n’empêcha pas une commission militaire de le condamner à la déportation. En attendant qu’il fût déporté, on le tint emprisonné à Nancy. Le 14 messidor an XI, on le trouva mort dans son cachot. Il s’était coupé la gorge avec un rasoir.

Il ne semble pas que Bésignan ait eu une fin aussi tragique. Elle fut en tout cas plus cachée. Au mois d’avril 1803, on signalait sa présence sur l’ancien théâtre de la capture et de la mort du marquis de Surville. Puis, l’agent qui l’avait signalée revenait sur ses dires, n’osant affirmer que ce fut l’ancien agitateur : « C’est peut-être son fils. Pour lui, il a bien peu de partisans, paraît-il, et on croit que, s’il revenait, il serait dénoncé. » L’histoire de ces obscurs comparses de nos guerres civiles abonde en ténèbres, en contradictions, en lacunes. Quand on cherche, en reconstituant leur histoire, à savoir comment ils finirent, on en est réduit le plus souvent aux suppositions et aux conjectures.


ERNEST DAUDET.

  1. Né à l’Ile de France vers 1760, d’une noble famille, originaire du diocèse de Viviers. Il avait été capitaine au régiment de Pondichéry et avait épousé Mlle d’Arplendes-Mirabel, alliée à Olivier de Serres. C’est elle qui publia, en 1803, les Poésies de Clotilde de Surville. Elle survécut pendant quarante-cinq ans à son mari.
  2. « Sa tête est exaltée plus que jamais. Il déclame beaucoup contre ceux qui ne veulent pas lui donner de l’argent pour suivre ses projets. » — Imbert-Colomès à Condé.
  3. Ils dirigeaient l’agence royaliste d’Augsbourg.
  4. On retint contre elle la prévention de complicité avec des faux monnayeurs. Les documens permettent de supposer qu’elle fut acquittée.
  5. Originaire du Velay, la famille de Charbonnelle de Jussac remonte au XIe siècle. Le père de celui de ses membres dont il est ici question, fit partie de l’armée de Condé, où il commandait l’artillerie de la légion de Mirabeau. Il fut tué sur ses pièces, le 18 mai 1793. Une de ses filles épousa le comte de Chabron. De ce mariage naquit un fils qui fut le général de Chabron que nous avons connu député à l’Assemblée nationale de 1871 et sénateur inamovible.
  6. Il nous a été impossible de découvrir où résidait à cette époque la marquise de Surville. Quant à la lettre que lui écrivit son mari avant de mourir, M. Macé, qui était, il y a vingt-quatre ans, professeur d’histoire à la Faculté de Grenoble, en possédait à cette époque l’original.