Le Prolétariat juif mondial

Le Prolétariat juif mondial

Lorsque nous avons entrepris cette étude, nous savions qu’il existait des juifs pauvres ; que ces juifs étaient disséminés à travers l’Europe, l’Amérique et une petite partie de l’Afrique ; qu’ils émigraient, principalement vers le Nouveau-Monde ; et que dans certains pays on avait fait contre eux des lois d’exception. Néanmoins nous avions le droit de nous méfier des affirmations, des récits, des anecdotes rapportées sur ces juifs qui sont l’objet d’une haine particulière : la passion antisémite pouvait susciter une passion contraire, et inspirer une pitié (ou une admiration) [1] capable de grossir un peu les choses.

Or, nous devons dire qu’après avoir examiné la question d’une manière très attentive, après avoir consulté les documents officiels des gouvernements étrangers, les rapports des inspecteurs du travail, les livres des spécialistes, les brochures des polémistes, les discours des hommes d’État, les correspondances consulaires et diplomatiques, les enquêtes de toutes sortes, nous avons acquis la certitude que non seulement il existe un prolétariat juif considérable, mais que ce prolétariat est l’un des plus misérables, des plus exploités, des plus écrasés par le capital et le sweating system qui aient jamais existé.

Cela peut paraître un paradoxe pour les personnes dominées par la suggestion antisémite, ou ignorantes de ce qui se passe au delà des frontières.

Aussi, allons-nous laisser parler simplement les faits.

EN ROUMANIE

D’après le recensement de 1899, il y en Roumanie 269 000 juifs environ ; ils sont disséminés dans 97 villes ou petites villes. La majeure partie est composée d’artisans, tailleurs, ferblantiers, passementiers, etc. Ils exercent aussi les métiers les plus pénibles et les plus répugnants. Quant à leur misère, voici le témoignage de Rudolf Bergner, écrivain hostile aux juifs :

En passant, nous trouvons Targuli-Frumos et Podù-Hoci, de misérables trous sans arbres, à l’intérieur desquels pullulent les juifs, à l’extérieur, les corbeaux… L’intérieur de Jassy se présente comme la demeure d’innombrables vampires qui surpassent en saleté et en misère tout ce que nous avons vu auparavant (Rumœnien).

La mauvaise récolte de 1899 a porté au dernier degré la misère des Israélites roumains. Dans la Moldavie, particulièrement éprouvée par la crise agricole, des milliers de juifs indigents mendient leur pain. À cette détresse économique il faut ajouter l’hostilité du gouvernement et des lois.

Le traité de Berlin consacre en bloc la nationalité roumaine des israélites ; or le Parlement a décidé que toute naturalisation devait être individuellement soumise au Sénat et à la Chambre des députés. De cette façon, toutes leurs demandes sont systématiquement écartées.

En Roumanie, un juif ne peut être avocat (décret de 1864), ni pharmacien (1869), ni employé de chemin de fer (1871), ni débitant de tabac (1872) ; il ne peut ni prendre part aux adjudications des travaux publics (1868), ni à celles des terres vendues par l’État (1869). Une loi de 1881 interdit les fonctions d’agent de change à tout étranger. Le 15 mars 1884 une loi interdisant le colportage privait d’un seul coup 20 000 israélites de leur gagne-pain. Une loi du 12 mars 1887 exclut les juifs de l’administration, des fabriques de tabac de la régie. En 1893, une série de loi fermaient aux israélites les écoles publiques. Enfin une loi récente prescrit que dans toute entreprise, chantier, usine, fabrique, 73 % des ouvriers et employés doivent être de nationalité roumaine. Cette loi est dirigée entre les ouvriers israélites.

L’ensemble de toutes ces calamités économiques, politiques et sociales avait jeté des milliers d’Israélites dans un tel désespoir qu’au mois d’avril 1900 un grand exode vers l’Allemagne, la Hollande et l’Angleterre se préparait. Des secours furent organisés par le comité central de l’Alliance israélite : il y avait à ce moment environ 100 000 hommes a secourir [2]. Les émigrants entraînés par des agitateurs sionistes songeaient à se diriger vers la Palestine, mais le gouvernement ottoman leur en interdit l’accès.

Les agitateurs se dirigèrent alors vers l’Anatolie pour s’y livrer au travail agricole. Ce fut une odyssée lamentable : fièvres, famines, maladies de toute sorte les décimaient. Le sultan lui-même eut pitié d’eux et leur fit distribuer des secours en nature.

Le 28 mai 1900, M. Astruc, directeur de l’école de Roustchouk, écrivait de Galatz :

« Je ne me fais aucune illusion sur les conséquences d’une crise économique sans précédent, mais, à Galatz, la réalité dépasse tout ce qu’on pouvait supposer d’horrible et de navrant. Ce ne sont pas des pauvres, des inoccupés, des désœuvrés que j’ai sous les yeux, mais des malheureux qui crient littéralement famine, des enfants qui dépérissent faute d’un morceau de pain, voire, on ne le croirait pas, faute d’eau. Un des premiers groupes de miséreux que j’ai visités est celui qui part dans quelques jours pour Chypre. Il se compose de 52 familles comprenant 220 personnes… On les a parqués dans une cour nauséabonde et ils s’y trouvent entassés depuis 10 jours. Ils y resteront probablement une semaine encore… »

M. Astruc écrit de Jassy, à la date du 12 juin 1900 :

« … Dans cette cité, qui contient plus de 35 000 Israélites, deux tiers d’entre eux, au moins, ont besoin d’être secourus ; c’est que les personnes mortes d’inanition se comptent par douzaines, et que dans le cimetière le nombre des fosses creusées depuis cet hiver a atteint une proportion effrayante… Entrez dans la première maison venue : on vous dira que le pain manque sur la planche depuis plusieurs jours et que, voilà deux semaines et plus, on se nourrit de fruits verts cueillis dans les environs de la ville. Montez cet escalier vermoulu qui craque fâcheusement sous vos pieds et vous apercevez des vieillards immobiles, hébétés, hâves, qui vous écoutent sans comprendre et qui versent des larmes en prenant la miche de pain que vous leur tendez. Descendez dans cette cave où les murs suintent, où la respiration semble impossible, où l’atmosphère est puante et vous sentirez les larmes vous venir aux yeux à la vue d’une douzaine d’enfants appartenant à diverses familles, habillés d’une simple chemisette couleur de terre, maigres, diaphanes, presque sans vie, geignant, et se calmant subitement dès que le morceau de pain est mis entre leurs mains… »

Récemment encore (le 17 mai 1901), M. Astruc, chargé par l’Alliance de distribuer les secours aux indigents, écrivait de Lespezi :

« … Ville pauvre par excellence et exclusivement habitée par des juifs. L’on n’y voit que des silhouettes de malheureux arpentant de long en large les rues. À quelle occupation autre que les métiers de tailleurs, rapiéceurs, cordonniers, savetiers ou ferblantiers pourraient se livrer 2 500 juifs qui ne vivent que d’un trafic limité aux besoins journaliers dans une bourgade sans aucun commerce, sans industrie, sans agriculture ? C’est un problème de savoir comment avec la concurrence effroyable que se font entre eux tant de meurt-de-faim ils arrivent quand même à vivre. Ne me demandez pas en quoi consiste la nourriture de toutes ces familles : pain ou mamaliga, mamaliga ou pain ; voilà le menu ordinaire et extraordinaire… [3]. »

À méditer ce passage sur la prétendue solidarité mystérieuse des juifs :

« La concurrence à Lespezi, comme à Frumosica, comme à Burdujéni, comme à Stefanesti, la concurrence entre juifs est meurtrière, le travail manque et la misère qui s’ensuit est inénarrable. L’on se fera une idée de l’avilissement des salaires de la main-d’œuvre, lorsque je dirai que dans la plupart des villes précitées, un ouvrier juif s’estime heureux s’il trouve à gagner de 4 à 5 francs par semaine. »

À Botosani, sur 17 000 juifs, 15 000 sont réduits à la mendicité, faute de travail. Une cuisine populaire a été installée, par les soins de l’Alliance, les clients y affluent. Du mois de décembre 1900 au mois d’avril 1901, il a été distribué plus de cinquante mille portions gratuites et plus de trente-cinq mille portions payantes. Voici un tableau récapitulatif des sommes remises au Comité d’assistance de Botosani :

27 novembre 1900.
Cuisine et secours 
3 000
27         
Chaussures 
100
27         
À la Société de dames 
100
27         
Avances 
400
27         
Médicaments 
250
27         
Don à l’hôpital « Filantropia » 
1 000
8 décembre
Cuisine et secours 
2 500
8         
Don à l’hôpital israélite 
2 000
21         
Hanuer 
100
8 janvier 1901.
Cuisine, secours, bois 
3 000
8 février
Cuisine 
1 800
5 mars
Médicaments 
120
27   
Cuisine et loyers 
5 000
18 avril
2e don à l’hôpital 
1 000
14 mai
Cuisine et secours divers 
5 700
   
Total 
26 070

Nous ne pouvons tout citer, faute d’espace. Tandis que ces parias sont victimes, non seulement de la crise économique, mais des lois, du boycottage, de l’exil, et du mépris de tous les cœurs charitables, en Roumanie, les professeurs excitent les étudiants antisémites, en parlant dans leurs leçons et dans leurs cours des « sangsues », des « vipères » et des « sans-patrie » de la race juive.

Il arrive quelquefois, mais rarement, que les prolétaires juifs songent à la révolte. On est même surpris que tous ces meurt-de-faim chargés de misère et de mépris, sans espoir de relèvement et voués uniquement à la charité de l’Alliance, ne cherchent pas dans la révolte individuelle ou collective une suprême satisfaction. Un soulèvement eut lieu dernièrement à Jassy : il fut calmé par les exhortations, les harangues et les secours de M. Astruc :

« Mais ce n’est là qu’un palliatif, dit ce correspondant, dans une lettre de Jassy, datée du 10 juin, le nombre des maisons construites cette année a été tout juste de cinq, quand le nombre des maçons et des menuisiers juifs dépasse 5 000. Le mot d’ordre semble ètre d’exclure 10 000 ouvriers israélites des ateliers ou des fabriques… ; des centaines de jeunes filles se vouent à la prostitution, parce qu’elles ne veulent pas mourir de faim ; une infinité de jeunes gens parlent d’abandonner la religion de leurs ancêtres afin de pouvoir se faire une existence. »

Une partie du prolétariat juif se tourne à présent du côté des socialistes, et même des anarchistes ! M. Drumont lui-même n’oserait les en blâmer [4]. C’est surtout à Jassy et en Moldavie qu’il y a beaucoup d’ouvriers socialistes. (Voir Léonty Soloweitschik : Un Prolétariat méconnu.)

Telle est, brièvement résumée, la situation des juifs pauvres en Roumanie. Voyons à présent ce qui se passe

EN RUSSIE

La loi du 3 mai 1882, qualifiée de temporaire et qui interdit aux juifs de s’établir dans les villages du « Territoire », d’acquérir des propriétés rurales, d’en prendre à ferme ou d’en gérer, a été la cause d’une foule d’expulsions, de la ruine de centaines de mille juifs et a aggravé considérablement la misère de la population juive, en entassant des millions de pauvres dans un espace limité, trop étroit pour les contenir.

On estime à 5 700 000 les juifs de Russie. M. Leroy-Beaulieu écrivait dans le Journal des Débats du 15 août 1890 :

« Parmi toutes les populations de la vaste Russie, je n’ai rien rencontré de plus misérable que ces maigres juifs en longues lévites et en grandes bottes qui cheminent sans repos par les rues et les routes en quête de quelque affaire. On parle beaucoup aujourd’hui du relèvement du prolétariat et de rédemption sociale. Je puis affirmer que dans notre Europe il n’est rien de plus pauvre, rien qui ait plus de mal à gagner son pain de seigle que les neuf dixièmes des juifs russes. »

Nous allons montrer que ce jugement n’est pas exagéré :

Le taux moyen des salaires dans le « Territoire » peut être considéré comme un taux de famine. Les bons salaires moyens, tant dans les fabriques que dans les ateliers d’artisans, ne dépassent pas 3 ½ et 4 roubles par semaine ; les salaires les plus fréquents sont de 2 ½ à 3 roubles ; les salaires inférieurs sont de 1 ½ à 2 roubles par semaine pour les hommes. (Le rouble vaut 2 fr. 70 environ.) Les femmes et les jeunes filles gagnent rarement plus de 6 à 8 roubles par mois, généralement 3 à 4 roubles, quelquefois même 1 rouble ½ seulement. Pour être exact, nous devons dire que, dans quelques bourgades, certaines industries prospères ont donné l’aisance ou rendu la vie possible à des populations indigentes. Mais ces exemples sont rares. Les bas salaires dominent : à Balta, les salaires ne dépassent pas 2 roubles par semaine. À Vranev, sur le Dniepr, il y a, sur 10 000 habitants, 1 500 Israélites. Les salaires moyens sont de 7 roubles ½ par mois.

Mais il y a encore situation plus tragique : les tisserands de Dubrovno (dans la Russie blanche) font un travail quotidien de 20 heures qui leur rapporte 75 kopeks ou un rouble par semaine, pour nourrir des familles de 6 à 8 personnes. Ils sort au nombre de quatre mille, et comme les journées de chômage sont aussi très fréquentes, ils en viennent à regretter ces salaires de famine…

La classe des petits commerçants n’est guère mieux partagée.

À Elisabetgrad, à Mohilev-Podolsk, à Minsk, à Wilna, les petits boutiquiers juifs se contentent de gagner de 2 roubles à 2 roubles ½ par semaine. À Berditchev le taux ou profit commercial est tombé de 10 à 2 %.

On peut voir à Elisabetgrad, à Odessa, des masures en planches où 2 familles de 6 personnes chacune, vivent dans une seule pièce de 9 pieds carrés, sans porte de séparation. Les fossés de Homol contiennent 120 de ces bicoques, ouvertes à tous les vents et où logent plus de deux mille personnes. À Wilna des milliers d’êtres humains vivent dans des caves se trouvant à deux étages au-dessous du niveau de la rue. En plein midi il faut allumer une bougie pour pouvoir contempler le spectacle de tristesse et d’horreur que présentent ces repaires. À Odessa, un quart de la population vit on ne sait comment ; beaucoup se livrent à la mendicité. À la fête de Pâques 60 000 juifs sur 130 000 ont sollicité le secours de la communauté pour l’achat des pains azymes. À Mobilev-Podolsk, le quart de la population juive (soit 600 familles) a eu besoin du même secours. Ces pauvres diables ne connaissent plus le goût de la viande. (En effet, en 10 ans le revenu de la taxe sur la viande est tombé de 14 000 à 8 500 roubles). À Berditchev, un nombre considérable de juifs attendent l’occasion favorable pour gagner quelques kopeks en s’offrant comme porteurs, guides ou commissionnaires ; 5 000 familles (le tiers de la population) n’ont pas de moyens d’existence. À Sklov (Mohilev) la détresse est affreuse. Sur 8 000 habitants, 7 000 juifs sont réduits à la charité publique ; 200 familles à peine sont secourues.

Les ouvriers juifs acceptent les besognes les plus rudes et les plus dangereuses, contrairement à la superstition qui les représente comme exclusivement adonnés au trafic de l’argent. Partout dans le « Territoire » ils portent les fardeaux. En Lithuanie, ce sont eux qui fournissent les maçons ; à Odessa, à Elisabetgrad ils sont reverseurs de blé, tâche pénible et insalubre.

À Kreslava (près Dvinsk), ils sont trieurs de soies pour brosses.

À Kasimilch, à Grodno, à Wilna, ce sont presque exclusivement les juifs qui attachent les troncs d’arbres pour en faire des radeaux. Sur les bords du Dniepr, l’on peut voir les débardeurs juifs — quelques-uns de 60 à 65 ans — passer des journées de 13 à 14 heures dans l’eau jusqu’à mi-corps, déchargeant les bateaux, et trop heureux de gagner ainsi, pendant la belle saison, 3 roubles par semaine. À Wilna se trouvent les vachevniki, dont la besogne consiste à détacher les troncs d’arbres des radeaux pour en former des piles. Ils opèrent à cheval et leur métier, qui exige beaucoup de hardiesse et une adresse particulière, est extrêmement dangereux. Les vachevniki à Wilna sont au nombre de 480, tous juifs.

Les femmes ne fournissent guère un moindre contingent à l’armée du travail. Les ouvrières des manufactures de tabac et des ateliers de cigarettes sont presque exclusivement juives. Ces ouvrières font des journées moyennes de 12 heures. Il en est qui travaillent de 13 à 14 heures par jour, comme dans les manufactures d’allumettes à Homel. On les voit rivaliser avec les hommes à Kichinev, à Homel, à Minsk, à Darisov, à Varsovie, à Wilna, et leur disputer avec acharnement de maigres salaires de 25 à 30 kopeks, dans la plupart des métiers : passementerie, bois courbé, crin pour meubles, fleurs artificielles, couture, modes et lingerie. Le manque de travail et la détresse prolongée les obligent quelquefois — comme cela arrive pour les ouvrières de toute religion et de tout pays — à se livrer à la prostitution [5].

Voici quelques documents tout à fait récents donnés par le Woskhod (juillet 1901) :

À Odessa, les inspecteurs sanitaires ont compté 5 087 habitations occupées par des familles juives dénuées de toutes ressources. Sur ces 5 087 habitations, plus de 1 000 se trouvaient dans les caves et plus de 2 000 manquaient de fenêtres, 41 % des familles juives de cette ville n’ont pour logement qu’une seule chambre, qui doit souvent servir à une dizaine de personnes. Aussi, l’état sanitaire des Israélites d’Odessa est-il déplorable. En 1897, sur 60 000 malades soignés dans les hôpitaux, on comptait 33 000 juifs. Ces conditions de la vie matérielle ont naturellement une répercussion sur l’état intellectuel.

En 1899, 62 % des enfants juifs d’Odessa ne recevaient aucune instruction. Selon les statistiques de 1900, à peine 10 % des israélites de cette ville savaient lire et écrire le russe. À Wilna, l’industrie des bas est presque toute entière entre les mains des ouvrières israélites ; celles ci ne gagnent en moyenne que 8 roubles par mois et encore faut-il tenir compte des chômages très fréquents et de l’impôt de 3 roubles par an que l’ouvrière paye à l’administration des métiers pour avoir le droit d’employer une machine. À Minsk la situation n’est pas plus brillante. Les ouvriers juifs y travaillent surtout dans la cordonnerie, la lingerie et la boulangerie ; ils ont en général un salaire de 4 à 5 roubles par semaine pour un labeur quotidien de 15 à 17 heures. Il s’y trouve également 250 maçons qui gagnent en moyenne 2 roubles par semaine et chôment 9 mois sur 12 [6].

Nous devons arrêter cette énumération et rester forcément incomplets. Mais nous avons dit assez pour donner une idée de la situation des juifs pauvres en Russie : lois restrictives qui paralysent l’activité économique et intellectuelle, intolérance des fonctionnaires et des magistrats, fanatisme des populations qui se vengent de leur propre misère sur les juifs pauvres, mesures et règlements hostiles, crise du chômage, famine avec toutes ses conséquences physiologiques et morales.

Aussi l’émigration juive a-t-elle repris une nouvelle intensité. D’une statistique faite aux États-Unis il résulte que de 1881 à 1899, environ 550 000 Israélites russes sont arrivés dans ce pays. En 1899, le chiffre des immigrants russes aux États-Unis paraît avoir été de près de 30 000 alors qu’en 1897 il n’était que de 20 000 et en 1898 de 25 000. Comme l’émigration ne s’est pas portée seulement vers les États-Unis, mais vers tous les pays où ces malheureux pouvaient trouver un refuge on peut évaluer à 800 000 le nombre des juifs russes qui, dans ces 19 dernières années ont abandonné leur pays [7].

L’un des préjugés favoris des antisémites est de croire qu’il est impossible aux juifs, qui se sont livrés pendant plus de mille ans au commerce, aux métiers et aux affaires, de se transformer en agriculteurs. Les faits démentent cette affirmation. Il y a 325 colonies d’agriculteurs juifs dans les gouvernements de Cherson, Ekaterinoslav, Wilna, Grodno, Kiev, etc. (13 gouvernements). Le nombre des colons et des ouvriers juifs s’élève à 95 430 [8]. À ce chiffre il convient d’ajouter 5 502 ouvriers juifs s’occupant de la culture maraîchère et horticole, 10 274 travaillant aux plantations de tabac. Ces chiffres datent de quelques années ; mais on sait, en Russie, que le nombre des journaliers juifs agricoles a augmenté : depuis quelque temps des milliers d’ouvriers juifs travaillent sur les champs des propriétaires chrétiens pendant la moisson : ils gagnent de 30 à 35 kopeks par jour.

En parlant des agriculteurs juifs, dit M. Leonty Soloweitschik, il faut mentionner encore les israélites de Caucasie dont peu de gens connaissent l’existence. Leur nombre est, selon von Eckert, de 30 à 40 000, ou, d’après les données de M. Anissimov, de 21 000. Ils s’occupent principalement de l’agriculture, de la fabrication des armes, de l’horticulture, de la plantation des vignes et du tabac [9].

Enfin il est si vrai que les juifs ne répugnent pas à l’agriculture que le ministre des domaines disait au sujet des juifs agriculteurs de Sibérie que partout où ils ont pu s’installer comme agriculteurs, ils l’ont fait et même avec succès [10].

Ajoutons enfin que l’œuvre agricole de l’Alliance prend une extension assez grande et qui montre bien que les israélites ne répugnent pas plus au travail de la terre qu’à tout autre [11].

EN TURQUIE

Le désir du changement, dans le peuple, est toujours la conséquence d’un accroissement de malaise et de misère. Émigrations, exodes, révoltes, vagabondage n’ont pas d’autre origine, mais les historiens, en général, sont trop imbus d’intellectualisme pour toucher à ces réalités.

Dans la province de l’Yémen les communautés israélites mènent une vie précaire et des plus malheureuses. Au milieu d’une population dont les mœurs et les usages ne diffèrent guère de ce qu’ils étaient au xviie siècle, ces israélites subissent toutes sortes de vexations et d’humiliations. Aussi ne faut-il pas s’étonner de les voir hantés par l’idée messianique, rêve de délivrance et de salut ; tous les misérables en sont là ; lorsqu’ils ne songent pas à Jérusalem, ils pensent à une société future ; ils prennent leurs désirs et leurs aspirations pour des réalités et des possibilités.

Voici l’extrait d’une intéressante lettre adressée au comité central de l’Alliance :

« Depuis quelque temps, les israélites de l’Yémen se sont avisés d’émigrer en Palestine. Naturellement ils échouent tout d’abord à Alexandrie, où ils demandent à leurs coreligionnaires les moyens de continuer leur voyage Ils viennent par groupe de 50 à 60, hâves et décharnés, à demi-vêtus de loques sordides. Leur physionomie respire un profond abattement et reflète les souffrances morales et physiques que leur ont infligées des populations encore barbares et cruelles. Leur aspect fait peine à voir, leur misère défie toute description. Il y a parmi eux beaucoup de femmes, de jeunes filles aux yeux noirs et rêveurs, aux traits fins et réguliers, au teint brun foncé, mais agréable. C’est une vague évocation de la gracieuse héroïne du Cantique des Cantiques, moins le cadre enchanteur d’Engaddi. J’ai visité ces pauvres Yéménites dans le local que les communautés affectent à l’usage des étrangers de passage. Les malheureux y sont parqués comme des bêtes dans une regrettable promiscuité… La famine et l’insécurité, deux fléaux à l’état endémique dans la région de l’Yémen ont affolé ces hommes. Et Jérusalem se présente à leur imagination comme un asile où n’ont pas prise les déboires de la vie… »

Voici des renseignements plus précis, extraits d’une lettre de février 1899 :

« La misère force la plupart des jeunes gens à quitter leurs familles ; beaucoup d’entre eux meurent de faim, d’autres mettent volontairement fin à leur existence tourmentée. Nos plaintes ne sont jamais écoutées. Nous exerçons les métiers les plus vils et les plus bas. Il existe actuellement dans l’Yémen près de 60 000 juifs entièrement abandonnés. La situation est d’autant plus critique que depuis huit ans nous n’avons pas eu de pluies suffisantes. Le prix des vivres a considérablement augmenté et les ouvriers sont sans travail. »

En Palestine le nombre des colonies juives agricoles dépasse 25. Il y a des juifs qui travaillent comme ouvriers sur les champs d’autrui et qui gagnent 1 fr. 50, rarement 2 fr. par jour (Soloweitschik).

Il y a à Tibériade, qui renferme une communauté de 4 à 5 mille habitants, de nombreux artisans israélites, menuisiers, ferblantiers, forgerons, etc. Dans chaque métier il y en à deux ou trois qui gagnent leur vie, les autres végètent pauvrement. Le reste de la population, c’est-à-dire les 2/3, s’occupe de commerce. À part quatre ou cinq maisons de commerce connues, les meilleures d’entre elles ne rapportent que 30 à 40 francs de bénéfice par mois. La plupart des petits commerçants séfardim sont des colporteurs. Le gros de la population croupit dans une pauvreté effrayante. Leurs logements sordides, sans lumière, sans air, leurs vêtements usés en disent suffisamment long sur ce chapitre.

Cette misère noire exerce naturellement une influence très fâcheuse sur l’état intellectuel et moral. De plus, le milieu dans lequel ils vivent et l’éducation qu’ils reçoivent, contribuent pour une part non moindre à déprimer leur esprit. Les superstitions les plus grossières règnent parmi les israélites du pays. Une éclipse de lune se produit-elle, ils courent aussitôt au temple, prier pour leur salut, pendant que les Arabes tirent des coups de fusil sur la lune pour tuer le poisson qui veut l’avaler [12].

EN PERSE

La communauté israélite de Téhéran compte environ 6 000 personnes. Deux ou trois juifs possèdent de 30 à 40 mille francs, tous les autres sont indigents. Voici quelques renseignements fournis par le directeur de l’école de Téhéran :

Les israélites sont forcés d’acheter les maisons qu’ils habitent, à cause du préjugé musulman : tout objet touché par les israélites, toute maison habitée par eux, est devenu impur et impropre à servir à un musulman. Aussi les prix d’achat sont-ils doubles, triples et quelquefois quadruples des prix ordinaires. Dans ces maisons, absence complète de meubles : ni tables, ni chaises, ni armoires, rien. Sur le plancher en terre sont jetés quelques tapis faits de morceaux ajustés et rapiécés. Au fond de la cour un appentis noir et enfumé, c’est la cuisine. Un puits absorbant, sans margelle, sert de lieu d’aisances. Les ordures et balayures sont mises en tas dans un enfoncement voisin de la porte d’entrée et une foi par an des cultivateurs viennent emporter tous ces détritus… De quoi vivent-ils ? C’est une question qu’on se pose toujours en étudiant ces communautés orientales, et la réponse n’est par facile à trouver. En considérant le petit nombre de ceux qui ont un métier, une profession avouée, on se demande ce que font les autres pour ne pas mourir de faim. Plusieurs sont orfèvres ; d’autres courtiers ; quelques-uns vendent des comestibles ; beaucoup font la vente et l’achat de vieux habits ; quatre ou cinq sont marchands d’antiquités. Et les autres ?…

Le correspondant de l’école de Téhéran fait remarquer que l’esprit de famille est grandement en péril. Si l’on n’y prend garde, écrit-il, la bigamie et le divorce finiront par détruire complètement l’esprit de famille, l’union, etc. Le contraire nous étonnerait. Comment la famille pourrait-elle résister à tant de détresse et d’incertitude ? Cela arrive chez les hommes de toutes religions et de toutes races. Comme dans tous les ménages affligés de privations, de tracas et de tristesse, il règne entre les époux une mésintelligence perpétuelle. D’autre part, la venue des enfants, au lieu d’être une source de joie devient une cause nouvelle d’ennuis et de désagréments. En Perse, dès que la jeune fille est nubile, les Israélites, comme les autres, la marient au premier venu. Et il est très fréquent de voir des enfants mariées et déjà mères [13].

AU MAROC

Dans l’intérieur, tous les non-musulmans et principalement les Israélites ont à essuyer les sévices du reste de la population.

Voici quelques renseignements extraits du rapport de M. Ribbi, directeur de l’école de Tanger, sur la population israélite de Marrakesch :

« Les maisons du mellah (quartier juif) sont au nombre de quelque 600 ; sur ce nombre une centaine environ sont habitées chacune par une seule famille, composée d’une dizaine de personnes en moyenne ; les autres renferment 8 ou 10 familles, soit une soixantaine de personnes par maison. Si nous prenons pour base d’appréciation le coefficient de 25 âmes par maison, nous arrivons à un effectif total de 14 à 15 000 âmes ; c’est en effet, le chiffre approximatif de la population juive qui vit dans le mellah de Marrakesch. L’activité qui règne au mellah est intense : tout le monde travaille, les ouvriers dans leurs ateliers, les petits colporteurs et les hommes de peine dans les rues. Et cependant on voit un grand nombre de vieillards, d’infirmer, d’enfants mendier ; la misère est fort grande… On ne saurait imaginer la pauvreté, la saleté des talmudoras ; ce sont de véritables granges où les averses tombent comme en pleine rue, défonçant le sol, qui n’est ni dallé ni pavé. Les rabbins, assis sur de vieilles nattes pourries, chantonnent leur cours monotone et routinier devant les enfants accroupis sur la terre humide. Dans ce cloaque réellement infect grouillent souvent de 150 à 200 élèves ; quand ils ont achevé leur cycle d’études — s’il est permis d’employer ce terme ils se lancent dans le commerce ou se casent comme apprentis. À part trois ou quatre personnes aisées, tout le mellah est pauvre, végète au jour le jour ; les habitants gagnent tant bien que mal leur pain quand la récolte est satisfaisante, et tombent dans la plus noire détresse pendant les années de disette. »

Il y a quelques semaines M. Ribbi écrivait encore de Marrakesch :

« En été, le mellah, par 35° de chaleur, devient une fournaise empoisonnée. Aussi les épidémies ne sont-elles pas rares ; la fièvre typhoïde s’abat sur ces pauvres juifs insuffisamment nourris et entassés dans des réduits malsains. Le mois d’Ab est redouté de ces malheureux, car c’est, pensent-ils, « l’époque où le courroux céleste vient rappeler au peuple saint que Juda a péché et qu’il expie toujours ses fautes. » Pénétrons dans un de ces intérieurs misérables : une porte basse donne accès sur une cour encadrée de quatre pièces. Le seuil de la maison franchi, une odeur nauséabonde saisit le visiteur à la gorge ; pas d’air, pas de fenêtre, tout au plus de petites lucarnes prenait jour sur le couloir qui longe les quatre murs ; une mare stagnante croupit au milieu de la cour ; point de cabinet d’aisances : en un mot rien n’entrave et toute favorise le développement des germes et miasmes d’où proviennent les épidémies ; c’est par miracle que le mellah a jusqu’à ce jour échappé à la peste [14].

Voilà les conditions extérieures ; elles permettent d’imaginer la vie qu’on mène dans ces taudis. Les 15 000 juifs du mellah sont entassés réellement les uns sur les autres. Une famille de 10 personnes vit dans une même chambre, pour un loyer de 5 francs par mois, prix d’ailleurs très dur à payer quand le père de famille gagne à peine 0 fr. 75 c. par jour ; comme alimentation, une miche de pain et des olives ; comme vêtements, des haillons sordides. Une natte étendue sur le sol, et voilà le lit, où toute la nichée dort dans une navrante promiscuité ; le matériel de cuisine est des plus simples : un réchaud, deux casseroles, quelques écuelles et cuillers en bois ; la soupe est distribuée par la mère aux garçons, et s’il en reste dans la marmite, ce sera pour la mère et les filles.

La femme travaille. Plusieurs juives de Marrakesch sont couturières. Dans un enclos situé entre le mellah et la m’dinah on peut en voir une cinquantaine de malheureuses, accroupies sur la terre, habillées de chiffons et rapiéçant de vieilles tuniques de soldats ; comme salaire d’une journée de travail, une demi-peseta, soit 0 fr. 40 c. Les mieux payées touchent 0 fr. 60 c.

Les domestiques juives, assez nombreuses, gagnent, de 3 à 5 pesetas par mois. D’autres femmes, pieds nus, une lourde cruche sur l’épaule, font la navette tout le jour entre le réservoir public et les maisons qu’elles approvisionnent d’eau. La femme et le mari absents dès l’aurore, on devine l’abandon où vivent leurs enfants ; déguenillés, affreusement sales, couverts de vermine, ils vagabondent dans les souks, au cimetière, mendiant quelques centimes. »

La situation morale correspond à la situation matérielle : ni éducation, ni sentiments de dignité ou de pudeur. Séquestrés dans un ghetto, contraints de revêtir un costume spécial — le bonnet noir, le mouchoir bleu et blanc, est-ce autre chose qu’une modification de la rouelle ? — les Juifs se voient interdire certains métiers, ne peuvent circuler chaussés dans le quartier arabe, sont écrasés par l’impôt de la captation ; rien n’est épargné pour faire d’eux les êtres les plus malheureux, les plus dégradés. Le produit de l’impôt de la captation est porté par le chef de la communauté au vice-gouverneur de la ville avec un cérémonial profondément humiliant : le notable s’avance, pieds nus, salue, remet l’argent, et le représentant de Sa Majesté lui donne un coup sur la nuque quand il se retire.

L’esprit religieux a-t-il survécu dans une société si déprimée ? Non Les formes extérieures, les pratiques seules du culte sont respectées ; le divorce, la bigamie, ne sont pas chose inconnue à Marrakesch ; les superstitions y sont innombrables ; les Juifs qui sont tous zoharistes croient à la puissance du surnaturel ; bon nombre de rabbins vendent des amulettes, des talismans précieux qui guérissent tous les maux, font mourir les scorpions, conjurent le sort, attirent la fortune, etc. La croyance au mauvais œil, au diable, est ancrée dans ces âmes naïves et timorées. On lit le Zohar toute l’année et, à de certaines dates, pendant la nuit, on promène le livre sacré en grande pompe, à la lueur des flambeaux, au son de la musique. C’est en somme le judaïsme tombé au niveau de l’islamisme grossier des foules, du catholicisme de Lourdes ; c’est un véritable paganisme sous l’égide du Dieu du Sinaï et du Décalogue… Dans la classe pauvre, qui est la plus nombreuse, les conversions à l’islamisme sont fréquentes.

En général, les israélites indigents du Maroc ont à souffrir des Arabes et des fonctionnaires. Ces derniers profitent même des brigandages commis par les premiers. Les assassinats, les vols, les rapts, les bastonnades sont d’une fréquence extrême.

Parmi les innombrables faits que nous pourrions citer, relevons seulement celui-ci : Un Israélite, âgé de 26 ans, Schalom Hamon, porte-faix, père de plusieurs enfants en bas âge, avait été chargé de surveiller une certaine quantité de blé appartenant au caïd Omar. Au bout de trois jours, n’ayant reçu aucun salaire, Hamon quitta momentanément son travail pour se rendre chez lui. Mal lui en prit. Omar informé du fait, manda le malheureux et lui fit administrer douze cents coups de bâton. « L’état de Hamon est désespéré (dit le correspondant, novembre 1899). Il est néanmoins venu à Fez. Nous l’avons vu ; ses chairs, lacérées et meurtries, sont noires et purulentes. On ne peut voir cet infortuné sans se sentir le cœur déchiré. »

EN AUTRICHE-HONGRIE

La Galicie renferme environ 900 000 juifs. Leur misère est extrême, comme en Russie, en Roumanie et ailleurs. La plupart sont artisans, adonnés aux petits métiers, lesquels disparaissent peu à peu devant l’invasion de la grande industrie. Dans l’ouest les ouvriers juifs sont occupés dans les mines de charbon et de pétrole où ils gagnent de 15 à 10 francs par semaine : ce sont les salaires les plus élevés et, bien que l’on doive tenir compte du coût moins élevé de la vie et surtout de la sobriété forcée des ouvriers, on comprend que ce taux soit insuffisant pour la satisfaction des besoins primordiaux. Ainsi, dans l’ameublement, l’ouvrier juif ne gagne que de 3 à 5 florins par semaine ; si l’on tient compte des longs chômages, on voit à quel taux de famine se réduit le salaire réel.

Dans l’est de la Galicie, ce n’est plus la pauvreté, c’est l’indigence. Ce pays a été l’une des premières étapes et en même temps l’un des premiers refuges des émigrants de Russie. On peut voir là de vieilles femmes vivant sur de petits morceaux de terrain où elles cultivent du maïs avec un capital de 5 florins, soit environ 10 francs. On peut voir aussi des familles qui se défendent contre la faim lente avec 2 florins par semaine : quand vient l’heure de manger, il se fait un grand silence, les parts sont faites exactement, et le pain est mesuré par bouchées. Ces gens, descendus au dernier degré de la misère, savent-ils que des hommes à la panse ronde s’agenouillent devant un Christ pour les haïr et les maudire ? [15]

EN ANGLETERRE

D’après le Report on the Volume and Effects of Récent immigration from Eastern Europe into the United Kingdom (1894), la population juive de Londres serait estimée à 80 000 personnes [16]. Charles Booth estime que la densité de la population dans le quartier juif (Whitcchapel, Mile End, St. George’s in the East) est la plus grande dans l’East et comporte 227 personnes par « acre ».

Tout le monde a entendu parler du sweating system expression suffisamment féroce (système suant) pour désigner l’exploitation intensive de la main d’œuvre. M. Soloweitschik l’a fort bien caractérisé : 1° irrégularité du travail ; 2° nombre exagéré des heures de travail ; 3° salaire de famine (starvation-wages) ; 4° état malsain des chambres où le travail s’exécute. Ce système est surtout appliqué dans la fabrication des habits et des chaussures. Or, selon le Report of the Board of Trade… (1888), il y avait de 18 à 20 mille ouvriers juifs qui travaillaient sous ce système. Le nombre a augmenté par suite des émigrations de Russie et de Roumanie [17].

Voici quelques renseignements tirés d’un Rapport présenté au comité de la Chambre des Lords. D’abord la confection des vêtements : un témoin raconte que dans une chambre de 15 pieds sur 9 couchaient un homme, sa femme et leurs six enfants, et dans la même pièce dix hommes travaillaient d’habitude, de sorte que la nuit venue, cette chambre renfermait 18 personnes. Les jeunes filles couchent avec les hommes dans la même chambre. Dans beaucoup d’ateliers le water-closet se trouve dans l’atelier lui-même.

« Les femmes sont assises à moins d’un mètre de ce water-closet, situé dans un coin, non point derrière une cheminée ordinaire, mais derrière un énorme fourneau employé pour faire chauffer les fers, si bien que c’est l’endroit le plus chaud de la chambre. La décence fait absolument défaut et on s’imagine facilement quels sont les effets d’une pareille contamination. » [18].

Soloweitschik a vu dans Old Montagne Street, une cave, où les ouvriers travaillaient à 2 heures du matin et où dormaient la femme et ses trois enfants. L’air était suffocant et les ouvriers assis sur la table pouvaient à peine ouvrir les yeux… Dans les grands ateliers les ouvriers travaillent 12 heures, dans les petits ateliers la limite des heures de travail n’existe pas. Il y a des journées de 18 et 20 heures. Le rapport officiel dit que dans certains cas les ouvriers travaillaient 40 heures sans se reposer. M. R. C. Billing, évêque de Bedford, a vu des ouvriers travaillant dès 2 heures du matin et il les a retrouvés au travail dans la même chambre à 7 heures le lendemain matin. Il est à remarquer que des périodes de chômage mortel succèdent à cette activité dévorante et désorganisatrice. Excès de travail sans repos, excès d’inaction sans pain ! Parlons des salaires. D’après le rapport de M. John Burnett, un ouvrier tailleur peut gagner de 2 sh. 6 pence à 4 sh. par jour. Une femme peut gagner 6 sh. par jour, mais la moyenne est très basse et il arrive qu’elle gagne 12 sh. par semaine (Ch. Booth). Pour une jaquette (ou pour un veston) pour laquelle l’ouvrier recevait, il y a quelques années, de 2 sh. à 3 sh. 9 d., il ne reçoit plus maintenant que 1 sh. 6 d. à 2 sh. 3 d. (Fifth Report) ; pour la fabrication d’un manteau pour lequel on recevait il y a quelques années, 8 sh., on ne paie maintenant que 4 sh. 6 d. Une femme fait un gilet entièrement pour 5 d. et elle est capable den faire quatre par jour. Pour une paire de pantalons on paie 1 sh. 1 d. et 1 sh. 3 d. (Reports on the Volume, p. III). Un « presser » peut gagner 7 sh. en travaillant 16 heures par jour (Report of the Board of Trade, p. 16). Les « bultonholers » (confectionneurs de boutonnières), en général des femmes, peuvent gagner, en travaillant 12 heures par jour, de 10 à 12 sh. par semaine. M. Arnold White a montré un habit payé 7 d. ½ et, en travaillant 15 heures par jour, l’ouvrier pouvait en faire 4 et gagnait donc 2 sh. 6 d. De ce gain, il faut défalquer 3 d. pour faire les boutons et 4 d. pour l’apprêt (Fifth Report…). Il y a des femmes qui, tout en travaillant 12 heures par jour, peuvent gagner 1 sh. 6 d. par jour.

Voyons, à présent, ce qui se passe dans la confection des chaussures. Notre épouvante sera la même. Dans cette branche, on estime le nombre des ouvriers juifs à 10 000. Leur condition, dit Charles Booth, est « pitoyable à l’extrême ». Dans une tournée d’inspection le témoin a vu dans Duke Street un patron avec son ouvrier travaillant dans la cuisine, pendant que sa femme dormait dans la même pièce avec quatre enfants. Dans une autre chambre, il a trouvé un ouvrier avec son patron, pendant que la femme et les enfants dormaient déshabillés dans la même chambre (The Jewish Chronicle, 16 août 1895). Nulle limite de travail n’existe : 18 heures sont considérées comme une journée ordinaire. Les « greeners » travaillent parfois de 5 heures du matin à minuit et demi (Fifth Report…). En général on travaille de 6 heures du matin jusqu’à minuit. Un témoin a raconté qu’en arrivant d’Odessa, où il était boulanger, il se mit à apprendre le métier de cordonnier. En arrivant en Angleterre il n’avait que 3 sh. dans sa poche. Il travailla de 6 heures du matin jusqu’à minuit et ne reçut aucun salaire le premier mois. Un autre travailla la première semaine sans salaire, ne reçut rien que du pain et du café. Il avait à payer 2 sh. pour son logement, où il dormait sur le plancher avec cinq autres personnes, dont plusieurs femmes (Fifth Report…).

Il est à remarquer que chaque année le salaire diminue. Autrefois les finishers (les finisseurs) gagnaient pour une douzaine 5 sh. ; ils reçoivent maintenant 2 sh. 6 d. D’après Charles Booth, en travaillant jour et nuit, un bon ouvrier peut gagner entre 18 et 25 sh. par semaine dans la bonne saison ; un ouvrier moins habile 15 à 16 sh., mais les apprentis ou les nouveaux arrivés, 10 sh., 8 sh., 7 sh. et même moins.

Dans la fabrication des cigares et des cigarettes on compte environ 9 000 ouvriers et ouvrières juifs. Voici quelques renseignements empruntés à M. Soloweitschik (Un Prolétariat méconnu) :

« Dans ces dernières années la fabrication des cigarettes à la main a diminué à cause du perfectionnement des machines. On y emploie très souvent des filles de 13 à 14 ans qui sont naturellement fort mal payées. Un ouvrier m’a raconté qu’il travaillait dans une chambre avec 8 filles, 13 à 14 heures par jour. Dans les grands ateliers, le travail dure généralement de 8 heures du matin à 8 heures du soir. Beaucoup d’ateliers ne sont pas chauffés l’hiver pour que le tabac ne sèche pas et quand un jour j’ai demandé à une jeune fille s’il ne faisait pas froid, elle me répondit que 38 jeunes filles travaillaient avec elle et que, comme on n’ouvrait jamais les fenêtres « il faisait toujours suffisamment chaud par suite de la transpiration générale »… Les salaires se paient dans les grands ateliers par 100 pièces pour les cigares à raison de 1 sh. 6 d. à 3 sh. 6 d. Un ouvrier peut faire 150 à 200 pièces par jour et son gain ne dépasse jamais 13 à 14 sh. par semaine. On paie aussi par semaine 8, 10, 12 sh. Mais dans ce cas, on garde les ouvriers toute l’année [19].

La situation des ouvriers travaillant à la confection des casquettes n’est pas meilleure que celle des tailleurs. On en compte environ 2 000, la plupart des femmes. Ce sont surtout les jeunes filles, remarque Soloweitschik, qui en arrivant à Londres se jetèrent sur ce métier, provoquant une baisse extraordinaire des salaires. Les conditions sanitaires sont affreuses. D’édifiants exemples en ont été relevés par les « Factory inspectors ». Comme le salaire est payé à la pièce, les ouvriers se tuent pour fournir autant de besogne que possible, mais leur gain ne dépasse jamais 15 à 18 sh. par semaine. Le travail ne dure que 6 mois ; 6 mois de chômage.

À la confection des fourrures, 2 000 ouvrières sont employées dans les ateliers, une partie de l’année [20]. Le travail dure de 8 heures du matin à 8 heures du soir, mais dans la bonne saison, il y a beaucoup d’ « overtimes ». Les prix ont très fortement baissé dans ces dix dernières années. Le salaire se paie par pièce et on ne reçoit plus que 4 sh. d’un travail qui était rétribué autrefois 10 sh. (Fifth Report…). Le maximum de gain par semaine est de 23 sh. ; mais, en général, on ne gagne que 12 à 15 sh. Les enfants gagnent 4 ou 5 sh. par semaine.

Il existe encore des ouvriers juifs employés à la confection des meubles, à la fabrication des métaux, à la ciselure en bois (principalement des enfants), etc. Dans le seul East End de Londres il y a environ 38 à 40 mille ouvriers juifs ; à ce chiffre il faudrait ajouter ceux du Soho et du West End qu’on ignore.

En dehors de Londres, il y a des juifs ouvriers ou tout à fait indigents à Leeds, Manchester, Liverpool, Glascow, Birmingham et Bristol. Charles Booth estime à 8 000 le nombre des ouvriers juifs à Leeds employés au vêtement, 1 500 aux chaussures, etc. À Manchester leur situation est très mauvaise : parqués dans le quartier le moins salubre de la ville, ils font des journées écrasantes ; certains travaillent de 20 à 21 heures par jour (Fifth Report…). M. Quinn, président de l’Union des tailleurs, affirme que le « sweating » a horriblement augmenté à Manchester et que les ouvriers juifs sont préférés par les patrons, parce qu’ils se contentent d’un salaire moins élevé. L’inspecteur des ateliers dit que, quelle que soit l’heure à laquelle vous vous rendiez parmi ces ouvriers et dans n’importe quel endroit, vous les trouverez toujours au travail. Néanmoins le chômage sévit longuement. Et la Soziale Praxis de 1896 annonçait l’ouverture d’un « Labour-Hall » pour la procuration du travail.

En additionnant les chiffres de Londres, Manchester et Leeds, M. Soloweitschik trouve le chiffre approximatif de 54 000 ouvriers juifs, qu’il considère comme inférieur au chiffre réel, lequel s’élèverait à 60 000 dans la Grande-Bretagne.

AUX ÉTATS-UNIS

On a vu plus haut que de 1881 à 1899. environ 550 000 Israélites russes sont arrivés dans ce pays. En 1900, le nombre des immigrants russes était de 30 000, alors qu’en 1897, il n’était que de 20 000 et en 1898 de 25 000 [21]. L’immigration roumaine et galicienne commencée en 1899 et en 1900 fournit également un contingent important. On estime l’ensemble de l’immigration juive aux États-Unis à 50 000 par an, dont 40 à 45 000 ouvriers. Si on a lu ce que nous avons dit de la situation des juifs de Russie, de Roumanie et de Galicie, on ne s’étonnera pas de cet exode imposant.

L’exode commença vers 1881.

« Des milliers et des milliers quittèrent leur patrie qui les repoussait, et des trains entiers, remplis de familles juives, se dirigèrent vers les principaux ports de l’Europe. Ce furent des scènes à déchirer le cœur, qui eurent lieu dans les petites gares de Russie ; c’étaient des mères qui embrasaient peut-être pour la dernière fois leurs enfants, des maris qui prenaient congé de leurs femmes, des frères qui se disaient un adieu peut-être éternel. Plus de 150 000 juifs débarquèrent aux États-Unis en 1881. C’est d’une façon atroce que ces malheureux furent maltraités dès le moment où ils quittèrent leur pays. Dans les ports, surtout à Hambourg et à Anvers, ils étaient exploités de toutes les façons ; sur les bateaux, les bêtes étaient mieux traitées qu’eux ; on les mettait dans le troisième entrepont et on avait l’ordre de parquer 400 juifs là où, en temps ordinaire, on ne plaçait que 300 chrétiens. À moitié morts, ces pauvres gens débarquèrent à New York où de nouvelles tortures les attendaient. C’est avec horreur que les émigrants se souviennent du Castel Garden, cet immense dépôt des émigrants, ce Purgatoire par où tous les arrivants devaient passer pour avoir le droit de mettre le pied sur le sol des Yankees. On les maltraitait plus que des bêtes : ou ils dormaient dans la cour, même pendant la pluie, ou ils mouraient de faim, ou on les battait et les tuait même, quand, poussés à l’extrémité, ils se révoltaient. » [22]

Ces juifs pauvres sont répandus dans les principales villes des États-Unis, New York, Boston, Chicago, Philadelphie, Baltimore, etc. Heureux de trouver à gagner du pain ils ont travaillé pour un salaire minime et ont subi le sweating system comme à Londres et ailleurs.

Voici un extrait du rapport rédigé par un inspecteur du quartier juif :

« L’inspection a démontré que les maisons habitées par les juifs sont incommodes, humides, très souvent dépourvues d’eau, vieilles sans réparations et entièrement dangereuses au point de vue sanitaire et hygiénique, que les appartements sont humides, sales, infects, très étroits et sombres. La santé des locataires est tout ce qu’il y a de plus mauvais ; l’état des enfants est dangereux dans le cas des fréquentes maladies contagieuses, alors ils meurent comme des mouches. Le salaire de la plupart des locataires descend au minimum. La nourriture est ordinaire, falsifiée et insuffisante. Les enfants sont forcés de travailler : ils aident leurs parents dans la fabrication des cigares ou dans la confection des vêtements, ou bien ils vont à l’âge de 6 ou 7 ans dans les fabriques, qui les tuent physiquement, les anéantissent intellectuellement et les corrompent moralement » [23].

En 1897, dans l’État de New York on a voulu faire des lois contre le « sweating System ». Elles ont échoué. On avait déjà tenté cette expérience à Philadelphie où les règlements avaient été imprimés en caractère hébreux.

Les patrons allèrent dans un État voisin (New Jersey), où ces lois n’existaient pas encore.

Voici des renseignements donnés par Prais. Dans la confection des chemises on paie 40 cents pour une douzaine de chemises ; il faut déduire 6 à 8 cents pour le boutonnier, le « spécialiste » etc. Un ouvrier habile en fait quatre douzaines par jour ; en général, les enfants gagnent 1 dollar ¼, les filles 3 à 5 dollars et les hommes 3 à 7 dollars par semaine. Dans la fabrication des cigares la situation est au moins aussi grave ; depuis l’introduction des machines et l’emploi des femmes et des enfants, un ouvrier gagne de 2 à 5 dollars par semaine… Or, en 1893, dans la seule ville de Philadelphie, 20 000 juifs travaillaient à la confection des vêtements et à la fabrication des cigares [24]. À Pittsburg 3 à 4 000 cigariers juifs ; à Détroit 8 000 ouvriers juifs, tailleurs, cordonniers, cigariers, etc. À Saint-Louis ils sont tailleurs, polisseurs de vitres et savetiers. À Louisville, tailleurs et cigariers. Outre les exploités du « sweating system », il y a beaucoup d’ouvriers juifs casquettiers, charpentiers, menuisiers, graveurs, serruriers, couvreurs, casseurs de pierre, etc, etc. Dans certaines villes, par exemple à Elisabeth Port (fabrique des machines Singer), à Chicago, à Philadelphie, Portland et autres villes des États de Connecticut et Massachussets, le nombre des ouvriers juifs est quelquefois supérieur à celui des ouvriers des autres confessions  [25]. Il est à remarquer que tous ces chiffres sont inférieurs aux chiffres réels à cause de l’immigration incessante.

Les ouvriers juifs s’organisent contrairement au préjugé répandu en Angleterre. Les Reports donnent les listes des principales unions ouvrières juives de New York. Il y en a plus de 30. Plusieurs sont affiliées aux « United Hebrew Trades » qui forment une section du Socialistic Labour Party ».

Les ouvriers juifs charpentiers et menuisiers de New York, Chicago et Boston se sont unis à l’  « United Brotherhood of Carpenters and Joiners » qui compte environ 70 000 membres. D’autres se sont unis à la « Cigar Makers’  International Union » qui compte 30 000 membres environ.

G.-M. Prais donne la liste des journaux juifs qui se publient en jargon à New York : « Die Arbeiter-Zeitung », « Die Freie Arbeiter-Stimme », etc. ; il y en à une douzaine, sans compter ceux de Chicago, Philadelphie, Boston, etc.

En 1896, il s’est formé un nouveau parti ouvrier, aux États-Unis, auquel ont adhéré plus de 25000 ouvriers israélites. Son programme est socialiste-étatiste (rachat par l’État des industries soumises au monopole : des chemins de fer, télégraphes, etc., des mines, houillères, etc.)  [26]. M. Soloweischik déclare que beaucoup d’ouvriers juifs penchent vers l’anarchisme.

Nous avons déjà parlé du préjugé qui attribue aux Juifs une insurmontable répugnance pour les travaux agricoles, et nous avons cité des faits qui prouvent absolument le contraire. Voici de nouvelles preuves tirées de l’Amérique.

Des colonies agricoles juives furent fondées, au moment du grand exode de 1881, au sud de l’État de Dakota (Crémieux, Bees Lechem) et au nord (Painted Wood), à Kansas (Montefiore, Lasker, Beer Cheva), dans l’État d’Arkansas, en Louisiane.

Il est à remarquer que parmi les émigrants, outre la masse pauvre, se trouvèrent des étudiants, des élèves des universités et des lycées qui avaient quitté la Russie pour devenir agriculteurs. Ces nouveaux colons, inexpérimentés, furent dépouillés de leurs maigres ressources par des sociétés philanthropiques. Dans la Louisiane, 90 pour 100 furent atteints de la fièvre jaune. Il ne reste de ces tentatives intéressantes que quelques colonies dans l’État de New Jersey.

La colonisation agricole juive a bien réussi dans la République Argentine, grâce à la Jewisch Colonization Association fondée par le baron Maurice de Hirsch (en 1890-91). En 1899, la population des colons atteignait 6 806 personnes et le nombre d’hectares déterre ensemencés était de 44 837 [27].

PAYS DIVERS

Il existe un grand nombre d’ouvriers juifs disséminés un peu partout. Sans entrer dans de longs détails, nous citerons encore la Belgique, l’Allemagne et la Hollande.

Dans l’industrie diamantaire, à Anvers, on estime à 600 ou 700 le nombre des ouvriers israélites, mais, indépendamment de cette catégorie, la population israélite indigente est assez nombreuse.

En ce qui concerne l’Allemagne, le rapport de 1897 du Bureau Impérial de statistique annonce qu’il y avait, en 1895, 3 371 juifs se livrant à l’agriculture, dont 1 616 étaient propriétaires, 76 employés et 1 679 ouvriers. Dans l’industrie il y avait 23 598 patrons, 5 566 employés et 16 329 ouvriers. Dans le commerce il y avait 80 105 patrons, 14,997 employés et 38 349 ouvriers. Il y avait aussi 6 371 juifs domestiques.

« Il existe en Allemagne, dit M. Solowestschik, une grande Union pour l’extension des métiers et de l’agriculture parmi les juifs, laquelle a des succursales dans les principales villes. Chaque année, des centaines et des centaines de jeunes gens apprennent, grâce à cette société, un métier quelconque. En Posnanie les artisans juifs sont dans une grande misère et dans la ville de Posen, par exemple, il y à tout un prolétariat juif. »

En Hollande, l’industrie diamantaire, dont le centre est Amsterdam, est entre les mains des grands marchands juifs ; mais la plupart des ouvriers employés sont juifs ; depuis quelques années la proportion a diminué. Voici un tableau des ouvriers par branches de travail ; il a été dressé par Solowestschik d’après les renseignements fournis par M. Hermann Kuijper, secrétaire de l’Union Générale Néerlandaise des Ouvriers diamantaires.


BRANCHES CHRÉTIENS JUIFS TOTAUX ORGANISATION
         
Cliveurs 
presque pas 500 500 Pas organisés
Débruteurs de brillants 
540 à 750 1 260 à 1 330
40 % femmes
1 800 à 1 900 600 organisés
Tailleurs de brillants 
2 200 1 800 4 000 Presq. tous
organisés
Débruteurs de roses 
72 à 99 728 à 1 001
presq. toutes femmes
800 à 1 100 65 organisés
Tailleurs de roses 
600 600 1 200 tous organisés
Sertisseurs de brillants 
600 600 (2 filles) 1 200 Id.
Sertisseurs de roses 
175 175 350 Id.
Tailleurs de chatons 
80 40 120 (?)

Ce qui fait une proportion de 60 p. 100 environ d’ouvriers juifs.

Voici les renseignements donnés par M. Kuijper à l’auteur du Prolétariat méconnu :

Le sweating system existe dans le brutage des roses. Il y a 25 ans on ne connaissait que des hommes dans ce métier ; l’abaissement des salaires fit que le débruteur de roses, qui travaillait chez lui, prit des apprentis, en général des jeunes filles, qui devenaient en quelques mois des ouvrières, mais qui ne gagnaient que 1, 2, 3 florins au maximum par semaine. Ces jeunes ouvrières, habituées à des salaires très bas, tâchèrent d’obtenir l’ouvrage directement des fabricants, acceptant des prix beaucoup moins élevés que ceux qui étaient payés auparavant à leurs patrons. Les fabricants ne demandaient pas mieux et, quelque temps après, ces ouvrières commencèrent à leur tour à prendre des apprenties. Le salaire tomba progressivement et en quelques années les ouvriers, ne pouvant plus tenir tête aux ouvrières, quittèrent le métier complètement ou devinrent débruteurs de brillants ; à l’heure actuelle il n’y a que deux débruteurs de roses.

Le travail est exercé dans les mansardes, dans les caves, souvent dans les chambres où toute la famille de l’ouvrière est logée. Le chômage est très fréquent et la durée du travail varie selon la saison. La grande majorité des débruteuses travaille ou seule, ou avec une à dix ouvrières, de 6 à 7 heures le matin jusqu’à minuit ; quelquefois et surtout les jeudis, on travaille de 6 heures du matin jusqu’à 2 à 3 heures de la nuit. Le salaire varie de 2 à 8 florins par semaine.

« Jusqu’à ces dernières années, le sentiment religieux était très développé chez l’ouvrier juif, mais depuis quelque temps, il s’affaiblit. L’ouvrier juif s’est complètement assimilé à l’ouvrier chrétien : ils restent pauvres et il n’y a plus d’autres différences entre eux que la façon dont ils dépensent leur argent. Les jeunes filles juives ouvrières se marient dès l’âge de 17 à 18 ans, mais le mariage, dans ces dernières années, chez les ouvriers juifs, a une tendance à être retardé. D’après les renseignements que j’ai pu recueillir chez les fabricants, ceux-ci préfèrent l’ouvrier juif, qui, quoique très grincheux et exigeant, travaille plus régulièrement, à l’ouvrier chrétien qui n’est pas aussi exact dans l’exécution de ses promesses.

Outre les ouvriers diamantaires, il y a à Amsterdam d’autres ouvriers et artisans juifs. Dans les fabriques, les ouvriers juifs n’existent pour ainsi dire pas, à cause du travail du samedi. La plupart des artisans sont des tailleurs, charpentiers, cordonniers, cigarières, etc., etc.

Beaucoup d’ouvriers juifs travaillent à Amsterdam sous le « sweating » et leur situation est très triste : la durée du travail est de 15 heures par jour et quelquefois plus, leur gain est à peine de 5 à 10 florins par semaine et les femmes n’en gagnent que 2 à 6. Les tailleurs qui travaillent chez les patrons ne faisant de l’ouvrage que pour les particuliers gagnent 12 à 14 florins par semaine et leur situation est meilleure. » [28]

EN ALGÉRIE

Nous serons bref sur la situation des Israélites d’Algérie. Ceux qui veulent se renseigner d’après les faits et non d’après les polémiques savent qu’il existe une population Israélite vivant au jour le jour aussi bien dans la province d’Alger que dans celle d’Oran et de Constantine.

Rappelons quelques faits significatifs. On prétend que les Juifs sont maîtres des fonctions et de l’administration.

Or, sur 17 843 fonctionnaires, il y a seulement 256 juifs. Entrons dans quelques détails. Il y a près la Cour d’appel d’Alger 29 conseillers français — 1 seul juif ; 9 greffiers et commis-greffiers — aucun juif ; 3 interprètes — aucun juif ; 7 avoués et défenseurs — 1 juif. Il y a 101 présidents et juges des tribunaux civils — aucun juif. Il y a 37 procureurs et substituts — aucun juif ; 4 notaires juifs sur 91 ; 10 huissiers juifs sur 111. Il y a 170 employés français dans l’enregistrement, pas un seul juif ; 142 juges de paix dont 2 juifs ; 48 greffiers dont 4 juifs [29].

Il y a en Algérie, parmi les juifs, une population ouvrière, une population industrielle et commerçante (classes moyennes) et une petite aristocratie du commerce.

Pour combattre cette fraction riche, la municipalité anti-juive d’Alger a établi une taxe progressive sur l’emplacement occupé par les marchands-déballeurs ou petits colporteurs. Un colporteur occupent 2, 3, 4 mètres d’étalage, paye 1 fr. 50 ou 1 fr. 80 le mètre, tandis que les grands étalages des magasins payent 25 ou 30 centimes. Ensuite la municipalité a supprimé l’exonération des loyers au-dessous de 300 francs, habités généralement par les juifs pauvres.

En effet, la statistique professionnelle des ménages juifs annonce pour Alger 700 ménages qui occupent une chambre ; à Oran, il y a 1 350 indigents ; à Constantine, 780 ménages de 5 personnes en moyenne n’occupent qu’une seule pièce.

Détail significatif : à Constantine, la principale clientèle du mont-de-piété est israélite, si bien que cette administration se voit obligée de transporter ses bureaux dans le quartier juif.

Les juifs pauvres à Constantine ne connaissent que les vieux métiers de ferblantiers, cordonniers-savetiers, tailleurs, bijoutiers. Établis dans des échoppes misérables ils ne produisent que des articles à bas prix (leur clientèle est exclusivement arabe et juive). Battus en brèche par la concurrence des musulmans et surtout par les grandes maisons à capitaux qui, achetant des matières premières à bas prix, embauchant pendant la morte saison des équipes d’ouvriers à des salaires dérisoires, avilissent les cours. Certains ne gagnent que 3 à 5 francs par semaine ; les plus heureux n’ont pas 2 francs un jour dans l’autre. Il est à remarquer que les ouvriers juifs perdent ces habitudes de tempérance qui les faisaient particulièrement apprécier des employeurs et des… moralistes. L’Européen est venu lui apporter son alcool, afin de lui donner (comme aux autres peuples qu’il civilise) le stimulant nécessaire qui remplace l’énergie naturelle — celle qui naît de l’alimentation suffisante, du repos et du bien-être.

Abstraction faite dun petit groupe de cigarières et d’ouvrières en sacherie, gagnant un maximum de 2 francs par jour, les femmes juives de Constantine sont ou domestiques ou couturières en gandoura (chemises arabes en cotonnade). La confection des gandouras en occupe un grand nombre. Mais leur salaire, considérablement avili parla concurrence européenne et par l’abondance de la main d’œuvre, est devenu dérisoire. Une gandoura rapporte 10 centimes. Or, une ouvrière diligente, pas trop dérangée par les soins à donner au ménage, et travaillant à la machine arrive à confectionner 7 ou 8 gandouras, c’est-à-dire à gagner au maximum 14 à 16 sous par jour.

Ajoutons que ceux qui ont observé cette population ouvrière — et ils sont peu nombreux — savent que les confectionneuses de gandouras sont soumises à tous les caprices des employeurs mozabites, sous peine de perdre tout travail et tout emploi.

À PARIS

On évalue à cinquante mille environ la population juive à Paris, mais ce chiffre doit être inférieur à la réalité, si l’on tient compte de l’émigration incessante des israélites de Russie et de Roumanie.

Ces cinquante mille juifs, que l’imagination et la crédulité populaires se représentent comme des usuriers, des agioteurs, des spéculateurs et des affameurs, comprennent environ vingt mille prolétaires, ouvriers ou indigents ; le reste est composé de marchands appartenant aux classes moyennes et aux classes aisées ; une poignée seulement s’occupe de finance, de trafic et de prêts ; enfin quelques-uns vivent des revenus de leurs millions et se divertissent dans les recherches archéologiques ou philologiques…

Les ouvriers juifs ne répugnent à aucun métier. (Nous l’avons constaté chez les Russes et les Roumains.) À Paris, ils exercent principalement les métiers de casquettiers, ébénistes, menuisiers, tailleurs, cordonniers, caoutchoutiers, diamantaires, finisseurs de chaussures, fourreurs, etc.

Nous allons donner quelques renseignements sur les casquettiers qui ont attiré l’attention publique au mois de septembre dernier, à propos d’une grève générale.

Il y aune vingtaine ou une trentaine d’années, la fabrication de casquettes était si peu importante à Paris, qu’on recevait cet article d’Allemagne. La France était importatrice ; aujourd’hui elle est exportatrice. Ce sont les ouvriers et les petits patrons juifs qui ont créé cette industrie dans la capitale et lui ont donné le développement où elle est arrivée. Bicyclistes et chauffeurs de l’Œillet Blanc, de L’Épatant, du Jockey se coiffent avec les élégantes casquettes fabriquées par les ouvriers juifs : ils en sont ravis.

Le syndicat des ouvriers casquettiers qui a sa permanence à la Bourse du Travail (4° étage, bureau 31), comprend plusieurs centaines de membres. Mais on estime à 1 000 ou 1 200 le nombre des ouvriers casquettiers, presque tous juifs, qui habitent le Marais. Il est à remarquer que les femmes sont plus nombreuses que les hommes. S’il n’y avait pas cinq ou six mois de chômage (coupés par des extras), le métier ne serait pas un des moins rémunérateurs. Mais ici, comme dans une foule d’autres industries, il faut compter avec la morte. De sorte que le salaire moyen est de 4 francs et 4 fr. 50 environ. Pour les femmes (qui s’occupent surtout du finissage), il est de 2 francs, 2 fr. 25 en moyenne. C’est peu dans une industrie qui est classée, désormais, dans les industries de luxe et où l’ouvrier doit fournir de ses propres mains un outillage d’une valeur de 200 francs environ, lequel exige un entretien constant qui nécessite une dépense annuelle de 40 francs environ. Ajoutons que le métier des casquettiers doit être rangé dans la catégorie des métiers insalubres. Les ateliers où l’on travaille par 4, 6, 10, 15 et 20 sont excessivement malsains, à cause du manque d’air, de l’humidité et de l’exiguïté des locaux. En outre, les poussières et les vapeurs délétères qui se dégagent dans l’opération du bichonnage des casquettes exercent des ravages sérieux dans les voies respiratoires, ce qui est du reste visible sur les visages absolument blancs des ouvrières et des ouvriers : les cas de tuberculose sont fréquents dans cette population et la promiscuité les développe sans cesse.

Nous avons dit que les ouvriers juifs casquettiers s’étaient mis en grève. Il est à remarquer que presque tous les patrons sont juifs.

« La question de race, me dit un ouvrier juif, est une fumisterie. Tout cède devant l’intérêt. Il faut être journaliste, c’est-à-dire ne rien entendre aux questions du travail pour se figurer qu’un patron a égard à la religion de son employé ou de son ouvrier. Donnant, donnant. Tenez, en ce moment, nous sommes en conflit avec nos patrons, qui sont juifs comme nous, eh bien, les patrons eux-mêmes ont de la peine à s’entendre : les gros seraient bien aises d’aggraver le conflit afin de ruiner les petits, de leur souffler leur clientèle et de rester les maîtres du marché. Et tout ce monde est juif ! Une belle farce la solidarité israélite… Chacun cherche à tirer son épingle du jeu, voilà tout. »

La cause de la grève était celle-ci : dans la plupart des ateliers on avait présenté aux patrons un tarif aux pièces ; la plupart consentaient à faire des concessions ; un seul patron a refusé, ne voulant même pas prendre connaissance du tarif. Devant ce mauvais vouloir, les ouvriers de cet atelier déclarent la grève, tandis que le patron réunit la chambre syndicale de ses collègues, lesquels au nombre de 23 décident de fermer tous les ateliers à dater du 13 septembre. À cette déclaration de guerre, les ouvriers répondent par la grève générale fixée au 12 septembre, un jour avant la date fixée par les patrons. Les revendications étaient nettes : 1o La journée de 10 heures ; 2o les ouvriers de chaque atelier présenteront à leur patron un tarif du prix de main-d’œuvre qui sera mis immédiatement en vigueur ; 3o minimum de salaire de 7 francs pour les bichonneurs ; ceux travaillant aux pièces présenteront leur tarif ; 4o les patrons s’engagent à reprendre tous les ouvriers indistinctement ; etc. Le conflit n’est pas terminé au moment où nous écrivons cette étude. Mais on nous affirme que les petits patrons ne demandent pas mieux que de s’entendre avec les grévistes. Les grosses maisons seules tergiversent.

Nous avons cité l’industrie diamantaire au nombre de celles qui comportent une forte proportion d’ouvriers juifs : 80 % environ, d’après les membres du syndicat. Ils étaient en grève en même temps que les casquettiers.

Voici la cause de cette grève : Depuis deux ans que dure la guerre du Transvaal, le diamant brut a toujours augmenté, de sorte que les patrons n’achetaient que peu ou point de cette marchandise : d’où chômage pour les ouvriers diamantaires. Ce chômage dure depuis plusieurs mois. Or, récemment, la maison M… (un patron juif) rouvrait ses portes à ses ouvriers, et, sans souci de la fameuse solidarité religionnaire proposait aux salariés un tarif qui constitue un rabais d’environ 10 à 15 francs par semaine. Les ouvriers n’ont pas accepté : ils ont fait appel à la Chambre syndicale. Celle-ci les a soutenus. Des communications pressantes ont été envoyées à l’étranger. Le syndicat ouvrier israélite et catholique des diamantaires d’Anvers envoie 500 francs par semaine aux diamantaires de Paris.

On a coutume de dire que l’ouvrier diamantaire est un privilégié à cause du haut salaire nominal. Cela était vrai, il y a une trentaine d’années. L’ouvrier pouvait même gagner plus de mille francs par semaine. Aujourd’hui, la situation est complètement changée. Nominalement l’ouvrier gagne de 100 à 120 francs par semaine ; seulement on oublie de dire qu’il fournit lui-même le boort, la matière ou déchet de diamant qui sert à façonner la pierre, ce qui lui occasionne 30 à 40 fr. de frais par semaine.

Ajoutons que le boort a aussi augmenté fortement, de sorte que les salaires sont considérablement réduits. Un bon ouvrier diamantaire gagne, à présent, tous frais déduits, 40 francs par semaine environ ; la plupart ne dépassent guère 30 francs par semaine. Si l’on tient compte du chômage, ici comme ailleurs les salaires deviennent tout à fait dérisoires. La situation des ouvriers diamantaires est donc très précaire. Les patrons n’ont guère le droit de se plaindre, dans cette industrie. Malgré la crise causée par la guerre du Transvaal, on n’a pas signalé une seule faillite. Nous lisons, d’autre part dans le journal le Diamant, moniteur des négociants en diamants :

« Plus les diamants deviennent chers et moins les ouvriers sont rétribués. Lorsqu’on pense que certains d’entre eux n’arrivent pas à gagner 8 ou 10 francs par semaine, on ne peut s’empêcher de déplorer cette criante injustice. » (25 septembre 1901.)

Nous ne pouvons passer sous silence la grève des ouvriers fourreurs qui a éclaté dans les premiers jours d’octobre. On évalue approximativement à 20 ou 25 % la proportion des israélites dans cette catégorie d’ouvriers.

Le syndicat des fourreurs comprend environ 300 ouvriers et 200 ouvrières. Mais il y a environ de 150 à 200 fourreurs non syndiqués, sans compter un plus grand nombre d’ouvrières. Les grévistes ont demandé la journée de 8 heures qui leur avait été accordée une première fois, puis retirée. Les patrons semblent disposés à cette concession, mais ils refusent de signer l’engagement de 5 ans exigé par les grévistes. On sait que le métier de fourreur est un des moins mauvais au point de vue du salaire nominal. Le salaire est de 9 à 10 francs par jour. Mais on ne doit pas oublier de noter qu’un quart seulement des fourreurs travaillent à l’année, les trois autres ont un chômage d’environ six mois, ce qui réduit considérablement les salaires. Au syndicat des fourreurs on nous apprend que le salaire a des fluctuations dans le sens d’une baisse marquée. On travaille souvent à 6 et 7 francs. Cela tient à la présence des juifs sans travail qui s’embauchent comme ils peuvent et déprécient de cette manière le taux de la main d’œuvre. C’est en partie pour remédier à cet inconvénient que les syndiqués ont demandé aux patrons fourreurs la journée de 8 heures qui permettrait, disent-ils, l’utilisation des inoccupés sans abaisser le salaire. Certaines maisons résistent et ont recours à des subterfuges particuliers. La maison R… par exemple, qui occupe 110 ouvriers, a empêché l’adhésion de son personnel ou syndicat, par un système de gratifications qui attache l’ouvrier à la maison et le détourne de revendications plus importantes.

Nous ignorons, au moment où nous écrivons cette étude, le résultat de la grève. Mais l’important était de faire observer la présence des ouvriers juifs, sans travail, dans cette profession, et l’influence involontaire qu’ils exercent sur le taux du salaire. Ajoutons que, dans ce métier, les poussières sont dangereuses à cause des matières arsénieuses introduites dans les peaux pour les conserver.

Nous n’examinerons pas, un à un, les divers métiers pratiqués par les juifs à Paris. Il suffit que nous ayons signalé leur présence. Du reste, outre la population ouvrière juive qui arrive tant bien que mal à subsister, il existe une population indigente entassée principalement dans le quartier du Marais (rue des Juifs, rue des Rosiers, etc.) Nous ne referons pas le tableau de leur misère ; elle ressemble à celle des quartiers indigents de Paris : logements humides, mal aérés, mal éclairés; alimentation insuffisante, etc., etc. Le budget annuel de la Charité israélite prouve assez l’existence du paupérisme juif, à côté des autres, non moins graves et non moins étendus.

CONCLUSIONS

Ce qui ressort tout de suite des faits irrécusables que nous venons d’exposer, c’est qu’il existe un prolétariat juif immense, et que les juifs riches, opulents, financiers, agioteurs sont une infime minorité au regard de cette population d’indigents. Cette constatation suffit pour ruiner la thèse antisémitique — si l’on peut appeler thèse une systématisation de la haine.

Il est bien évident que si M. Drumont, dont nous admettons l’absolue bonne foi, avait eu connaissance de ces faits, il aurait renoncé à rendre responsable de toutes les calamités publiques la race la plus indigente et la plus opprimée. À quoi tient cet aveuglement ?

Un homme intelligent qui fut antisémite avant de voir, d’observer et de réfléchir, va nous donner des éclaircissements.

Il y a quelques années, une violente émeute contre les juifs éclata à Kounawine. Pour faire la lumière sur la cause des troubles, le ministère confia à un magistrat attaché aux tribunaux de Pétersbourg, M. Sogoloub, l’enquête à faire sur place et le chargea d’assister le tribunal local. Voici quelques extraits des souvenirs publiés dans le Rousskoyé Bogatstwo par M. Sogoloub lui-même :

« Je dois dire en toute franchise qu’en partant de Saint-Pétersbourg, mes sentiments personnels étaient peu favorables aux juifs. Mes premières impressions à mon arrivée à Kounawine n’avaient fait que fortifier cette antipathie. Mais en suivant de près l’enquête commencée, en voyant passer sous mes yeux les accusés, les témoins et les juifs assommés et ruinés, en réfléchissant le soir sur tout ce que j’avais entendu et vu dans la journée, je me suis convaincu que mon antipathie n’était que le produit du milieu où j’avais vécu à Saint-Pétersbourg, que la réalité ne répondait nullement à mes théories antérieures. Et, de jour en jour, s’ancra davantage dans mon esprit la croyance, la conviction que j’assistais à une injustice cruelle, séculaire, fatale ; et je ne crois pas inutile de consigner les phases pour lesquelles j’ai passé avant d’arriver à une appréciation plus sympathique du rôle et de la personne des juifs… Depuis de longs siècles le juif est l’objet de la haine populaire ; à des périodes d’accalmie succèdent de subites explosions qui sont comme des fièvres de violence ; mais les sentiments malveillants contre les juifs s’inspirent de la différence de religion et de la concurrence économique… La foule n’a pas de discernement. Un homme sans culture intellectuelle n’est pas à même de rechercher les causes premières de tel ou tel fait ; il juge ce qu’il voit. Voyant le juif intelligent, entreprenant, économe, l’idée lui vient que le juif accapare et que sans le juif il aurait pu être heureux, riche et posséder tous les biens qu’il convoite. C’est la connaissance de l’histoire et l’étude réfléchie qui seules peuvent faire comprendre que c’est notre législation, notre administration qui ont fait le juif tel que nous le voyons chez nous, qu’en lui fermant toutes les carrières, en lui barrant toutes les routes, on ne lui a laissé d’autre issue que le commerce et le trafic. Par nos lois, par nos mesures d’exception, nous avons créé le juif tel qu’il est. Le pauvre paysan ignorant croit que le juif lui coupe l’herbe sous les pieds, que le juif est l’araignée qui suce le sang des malheureux. Idée fausse, parce que dans la lutte pour l’existence, on ne doit pas tenir compte de la question des races. »

Cette idée fausse de la race (ou plutôt de la prépotence d’une race) est ancrée non seulement dans la foule — par la suggestion du journal mais dans l’esprit de quelques savants spécialisés. Tel physiologiste, tel historien de la physiologie (M. Jules Soury) par exemple, absolument ignorant des rapports économiques entre les hommes, ignorant du processus industriel de ce siècle, ne sachant rien des salaires, des chômages, de la concurrence intérieure et extérieure, en un mot sans données sur les conditions premières de l’existence dans les classes pauvres ou indigentes — ne voit qu’un phénomène atavique, là où l’observation et les faits nous font voir un phénomène social. La spécialisation excessive (nécessitée par le développement indéfini des sciences) a tellement borné l’horizon intellectuel du savant que son petit monde lui cache le monde. Pour le cas particulier des juifs, on attribue à la race une puissance mystérieuse (de conquête ou de dissolution). Comme si la race elle-même ne se modifiait pas sans cesse sous la pression de causes extérieures !

Nous avons montré des légions de juifs appauvris, écrasés sous le « sweating system » créé par les patrons juifs principalement en Angleterre et aux États-Unis. Nous avons montré les ouvriers juifs se faisant concurrence entre eux absolument comme les ouvriers chrétiens. Est-ce que cela n’est pas suffisant pour établir qu’aucune solidarité ne tient devant la concurrence et l’intérêt ?

Nous avons montré aussi que l’entassement des juifs dans le «  Territoire », en Russie, avait obligé les juifs à se dévorer entre eux, et à créer parfois un système d’usure dont leurs coreligionnaires sont les premières victimes ; est-ce que cela n’est pas une explication assez claire de la pauvreté du plus grand nombre et de l’enrichissement des autres ?

Nous avons vu des familles pauvres se convertir à l’islamisme, des ouvriers de Londres indifférents au culte et n’observant plus le sabbat ; et cela ne dessille pas les yeux des moins clairvoyants sur la prétendue invariabilité de la race ?

Nous avons vu les émigrants de Russie et de Roumanie acceptant les salaires les plus dérisoires et accomplissant les travaux les plus durs, et les plus répugnants ; comment concilier ces faits avec la « rapacité invétérée » et le dégoût des professions manuelles ? [30]

Nous avons signalé l’empressement des israélites pauvres et même des « intellectuels » à se livrer aux occupations des champs (Palestine, États-Unis, République Argentine, etc.). Que reste-t-il du préjugé anti-agricole ?

Plus on observe, plus on réfléchit, et plus on s’aperçoit que l’absotisme antisémite est sans fondement et contraire aux faits inconstatables. Nul ne songea nier qu’il y ait une fraction de juifs agioteurs, spéculateurs, financiers, marchands : que cette fraction a été quelquefois plus habile et plus heureuse, dans ses opérations, que les chrétiens ( « les lois ont fait le juif tel qu’il est » ), mais il faudra, désormais, si l’on veut être un historien impartial et un pamphlétaire écouté tenir compte de l’existence du prolétariat juif et préciser le débat.
Henri Dagan
  1. C’est si vrai qu’un écrivain ardent et amer, M. Léon Bloy, a écrit un livre qui porte ce titre : Le Salut par les Juifs
  2. De mai à février 1901 l’Alliance israelite a dépensé en Roumanie environ 500 000 fr. Cela ne donne qu’une faible idée de la détresse qui sévit sur cette population.
  3. Voir Bulletin de l’Alliance israélite, mai-juin 1901.
  4. M. Drumont a été presque seul, dans la presse, à prendre la défense de la juive Goldmann, prétendue inspiratrice de Czolgosz.
  5. M. Leroy-Beaulieu raconte qu’une jeune fille venue à Moscou pour apprendre la sténographie n’a trouvé moyen de pouvoir y rester qu’en s’inscrivant comme fille publique, attendu que la prostitution était le seul métier accessible aux femmes de sa race. La malheureuse fut expulsée au moment où la police apprit qu’elle n’exerçait pas effectivement sa « profession »… (Journal des Débats, 15 août 1890).
  6. Un nouveau fléau s’est abattu sur les juifs pauvres : la famine. Le Woskhod de mars 1901 donne les renseignements suivants : Dans le gouvernement de la Bessarabie, la région de Soroki compte 983 familles sans ressources, disséminées dans 16 colonies et quatre villes. Dans la seule ville de Soroki 200 familles meurent de faim. Britchev, Lublin et Vertinjanes et quelques autres villages comptent 200 familles de colons qui manquent des moyens d’existence les plus élémentaires. À Ekaterinoslav le directeur des colonies a été obligé de demander au ministère des domaines impériaux un prêt de 12 000 roubles ; ce prêt a été consenti par Nicolas, mais la somme doit être prise sur les capitaux communaux d’Ekaterinoslav, pour un délai de six ans, d’ailleurs sans intérêts.
  7. V. Bulletin de l’Alliance israélite, 1899.
  8. Woshhod, janvier 1897.
  9. La polygamie existe encore parmis ces juifs. Ils sont connus pour leur hospitalité (Soloweitschik).
  10. Recueil XIV.
  11. Pour être précis, nous citerons les écoles agricoles de Jaffa et de Djédéïda. La première compte à l’heure actuelle 201 élèves et la seconde plus de 130. Évidemment cela est peu de chose au point de vue de ce qui resterait à faire. On ne doit pas se leurrer. En citant ces exemples nous voulons simplement prouver que les Israélites n’ont pas cette horreur du travail manuel et terrien qu’on leur attribue. Au mois d’octobre 1897 un grand nombre d’artisans juifs adressaient une pétition à la reine Victoria demandant la permission de fonder une colonie agricole dans l’île de Chypre.
  12. Bulletin de l’Alliance, 1898.
  13. Depuis trois ans l’Alliance a fondé des écoles dans les pprincipales communautés de la Perse. Notamment à Téhéran, Hamadan, Ispahan.

    « J’ai eu l’occasion, dit un correspondant de l’Alliance de voir les misères de nos coreligionnaires de Turquie, de Palestine, du Maroc, rien n’approche du misérable état où se trouvaient ces pauvres enfants avant mon arrivée. »

  14. Tandis que nous transcrivons cette correspondance une épidémie de typhus et de choléra sévit sur la population des indigents de Fez : par jour, il meurt, en moyenne, 40 juifs pauvres.
  15. D’après Joseph Kœrœsi (''Die Hauptstadt Budapest im Jahre 1881), il y a une population ouvrière très considérable en Hongrie. Dans la seule ville de Budapest, sur 10 000 Israélites. 490 sont tailleurs, 111 portefaix, 57 tapissiers, 125 imprimeurs, 529 journaliers, etc. En Hongrie comme ailleurs, les Juifs n’étaient pas — et ne sont pas — libres dans le choix de leur profession, ce qui fait qu’ils ont envahi certaines branches de l’activité et concurrencé fortement les marchands des autres confessions. L’appareil législatif a contribué puissamment à faire le juif tel qu’il est.
  16. Soloweitschik écrit : « D’après l’enquête faite par moi auprès de différentes personnes et institutions, il y a à l’heure actuelle dans l’East End 10 000 juifs environ, dont la plupart sont des ouvriers travaillant ou sous le sweating ou comme ouvriers libres. » (Un Prolétariat méconnu, chez Lamertin, ; à Bruxelles, et Alcan, à Paris.)
  17. Dès que les émigrants arrivent : ils sont entourés d’une foule de runners (coureurs) qui leur offrent leurs services, les conduisent à Whitechapel ; on leur donne à manger, après les avoir dépouillés et on leur procure ensuite du travail sous le sweating. Même exploitation pour les femmes. Il existe même un commerce spécial, une Société organisée pour vendre les femmes juives de Hambourg, à Londres, d’où on les expédie à Buenos-Aires et ailleurs. Soloweitschik prétend que ce trafic a presque cessé.
  18. Fifth Report from the Select Commitee of the House of Lords on the Sweating System.
  19. Notons, en passant, que le sentiment religieux disparaît peu à peu chez le juif de l’East End. La plupart travaillent le samedi et oublient d’observer le sabbat. Ici, comme ailleurs, les conditions de vie sont plus puissantes que l’éducation, les sentiments et les idées.
  20. M. Soloweitschik écrit : « J’ai visité un atelier (le patron m’a permis de le faire à la condition que je ne poserais aucune question aux ouvriers). Il était sous le toit et 40 femmes y travaillaient, dont 23 étaient des jeunes filles. Il s’y trouvait en tout 37 juives et 3 chrétiennes. À ma question : « Pourquoi employez-vous tant de filles juives ? » le patron m’a répondu que dans ce métier il faut être intelligent et que les ouvrières juives le sont plus que les ouvrières chrétiennes. » C’est faire beaucoup d’honneur aux jeunes filles juives : mais la vraie raison est tout autre et l’on s’étonne que M. Soloweitschik ne l’ait pas donnée : ces jeunes femmes et ces jeunes filles, trop heureuses de sortir de la misère noire, ont accepté du travail à n’importe quel prix ; le patron a acheté leurs mains à meilleur compte.
  21. La population juive des États-Unis s’élève aujourd’hui à 1 045 000 dont 50 à 60 000 appartiennent à la classe ouvrière. (American Jewish Year Book, 1901.)
  22. Leonty Soloweitschik, Un Prolétariat méconnu.
  23. G. M. Prais, Les Juifs russes en Amérique (Pétersbourg).
  24. Reports etc.
  25. Reports to the Booard of Trade on Alien Immigration — 1893, Voir aussi Frais.
  26. Soziale’Praxis, Centralblatt für Sozialpolitik, 1897.
  27. Nous donnons ces renseignements pour achever de montrer ce qu’il y a d’excessif et d’absurde dans le préjugé qui attribue aux Juifs une « répugnance native » à l’endroit de l’agriculture.

    Chaque colon reçoit en moyenne 100 hectares de terre, quatre bœufs, quatre bouvillons, deux juments, etc., etc. Ces avances sont estimées à 8 000 francs. Les colons doivent le rembourseraient de ces avances, toujours en nature.

    Les colonies sont divisées en trois grands centres : Moisesville (province de Santa-Fé) ; Mauricio (province de Buenos-Aires) ; colonies d’Entre Rios (province de l’Entre Rios).

    Les cultures principales sont le blé, le lin, le maïs et la luzerne. On fait aussi l’élevage et la laiterie. « Ce qu’il y a de plus remarquable, dit M. Maurice Ravidat, c’est l’adaptation de tous ces gens à une vie, à des cultures, à un pays tout à fait nouveaux pour eux. Si quelques-uns étaient des agriculteurs, beaucoup n’avaient jamais quitté les villes ; et cependant même la transplantation de ces derniers a parfaitement réussi. » (De l’Assistance par la Colonisation).

  28. Un Prolétariat méconnu.
  29. Voir le très Intéressant discours de M. Gustave Rouanet, prononcé à la Chambre des députés les 19 et 24 mai 1899.
  30. « Si quelque chose, a écrit Renan, résulte du travail que nous avons inséré dans l’Histoire littéraire de la France (tome xxvii) sur la situation des juifs au moyen âge c’est qu’avant la fin du xiiie siècle, les juifs exerçaient exactement les mêmes professions que les Français. »

    Du reste les citations du Talmnd sont assez nombreuses à l’endroit du travail. En voici quelques-unes : « Le travail manuel est aimé de Dieu » (Tossifta Baba Kama, ch. 4). « Enseigne à ton fils un métier convenable » (Mischna. Kidduschin iv, 13). « Aussi bien qu’on est obligé de nourrir son fils, on est obligé de lui enseigner une profession manuelle » (Kidduschim 30 b.). « Le plus beau travail est le travail de la terre ; quoi qu’il soit beaucoup moins profitable il doit être préféré à tout autre » (Jebamot 63 a). « Ecorche une charogne sur la place, reçois ton salaire et ne dis pas : c’est trop humiliant pour moi » (Pessachim 113 a) etc., etc.

    Ce n’est qu’après les Croisades que des édits nombreux dans tous les pays interdisent aux juifs de s’occuper d’agriculture et d’exercer des métiers.

    La décision canonique du concile de Latran défendait aux Juifs d’employer les chrétien pour l’exécution de travaux, ce qui les oblige à abandonner les travaux agricoles et à se livrer au commerce. En Aragon l’édit du 12 janvier 1412 défendait aux Juifs d’être artisans. Le pape Benoit xiii a lancé le 11 mai 1415 une bulle de 11 articles défendant aux juifs de s’occuper d’un métier quelconque. Le pape Pie v leur défendit d’avoir des terres et de s’occuper d’un autre métier que de celui de fripier (19 avril 1566), etc. Voir Grœtz et Kurrein. Voia aussi Enquête sur l’Antisémitisme, par Henri Dagan ; Stock, éd.