Le Projet de réforme des Caisses d’épargne
C’est le 27 mai 1891 qu’a été déposé à la chambre des députés le rapport rédigé par M. Aynard au nom de la commission chargée d’examiner le projet de loi du gouvernement et la proposition de loi de M. Hubbard sur les caisses d’épargne.
Le rapport débute par ces mots : « Il est peu de questions qui méritent à un aussi haut degré l’attention de la chambre que celle des caisses d’épargne. » On est heureux d’entendre une voix autorisée énoncer cette affirmation, et l’étonnement est d’autant plus grand d’avoir à constater que plus d’une année s’était écoulée depuis le dépôt du rapport de M. Aynard sans que la chambre, le gouvernement et l’opinion publique eussent paru songer que la question des caisses d’épargne est en effet une des plus graves de celles qui s’imposent à l’attention de nos législateurs.
Mieux vaut tard que jamais. La chambre a enfin entrepris l’examen et la discussion du rapport de M. Aynard. L’action parlementaire qui s’exerce sur cette question des caisses d’épargne ne produira pas, — tout le fait craindre, — les heureux résultats que des économistes judicieux et éclairés en avaient pu espérer. Tout le monde reconnaît que l’organisation actuelle des caisses d’épargne, et surtout l’emploi qui est fait de leurs dépôts, constituent un danger public que chaque année qui s’écoule rend plus redoutable et plus difficile à conjurer.
Il semblerait donc que, toute affaire cessante, on dût s’occuper de chercher le remède à cette situation et l’appliquer d’urgence ; mais les préoccupations électorales sont intimement mêlées à l’affaire ; toute réforme des conditions existantes peut froisser une couche d’électeurs sans produire une quantité équivalente de satisfactions. Par la préface de la discussion du rapport Aynard (première lecture du projet de loi) on a pu juger déjà de la force de ces préoccupations. On a pu constater aussi combien sont mal comprises, au parlement, les conditions dans lesquelles se pose le problème, combien insuffisantes les solutions partielles présentées par la commission aux principales difficultés qui rendent aujourd’hui une réforme nécessaire.
« Œuvre de l’initiative individuelle, et non de l’État, dit M. Aynard, les caisses d’épargne ont rendu aux travailleurs qui ne pouvaient ni conserver matériellement leurs épargnes, ni les faire fructifier avec sécurité, le très important service de mettre ces épargnes à l’abri et de leur procurer un revenu égal à celui qui est obtenu par les grands capitaux. » Sur ce point, nul désaccord. Dans le passé, et jusqu’en 1881 environ, les caisses d’épargne ont fonctionné dans des conditions qui ne pouvaient laisser aux économistes, aux théoriciens, aux hommes d’Etat chargés de la gestion des finances françaises, aucun regret, ni leur inspirer aucune inquiétude. Aujourd’hui tout est changé. L’institution elle-même est plus prospère que jamais, les résultats qu’elle donne dépassent toutes les prévisions, mais en même temps elle met notre état financier en péril. Comment cela s’est-il fait ? D’où ce danger est-il venu ?
Les caisses d’épargne ont été à l’origine, et sont encore aujourd’hui, de nom, sauf la caisse nationale, des établissemens privés. Mais la loi organique du 5 juin 1835 a rendu pratiquement obligatoire la remise à l’État des fonds disponibles des caisses, et celle du 31 mars 1837 a substitué la Caisse des dépôts et consignations au Trésor pour la réception et la gestion des fonds. Dès lors, les caisses d’épargne étaient mises en tutelle ; elles n’avaient plus la libre disposition des dépôts de leur clientèle ; elles cessaient d’être des sociétés libres ; elles sont devenues, en fait, des établissemens publics.
Est-il désirable, en théorie, abstraction faite de toute considération des conséquences pratiques qu’a eues cette transformation, que les choses restent en l’état ? Non, cela n’est pas désirable, parce que le changement qui s’est opéré a été une nouvelle manifestation de cette déplorable tendance qui, dans toutes les branches de l’activité sociale, tend à substituer l’intervention de l’État au libre jeu des forces individuelles. Tout homme sensé doit reconnaître aujourd’hui que le socialisme d’État, cette plaie de notre civilisation européenne, est le mal qu’il faut surveiller et combattre partout où il menace de développer son virus malfaisant. Au nom de la revendication du droit à la libre expansion des forces individuelles, un mouvement qui tend à la transformation d’institutions privées et libres en rouages du mécanisme de l’État est condamnable et doit être enrayé par tous les moyens honnêtes et rationnels.
Mais laissons la théorie pour l’application, le raisonnement abstrait pour l’étude des faits. Par quels phénomènes économiques s’est traduite l’action de la législation de 1835 et de 1837 ?
Nous trouvons dans un rapport fait par M. de Foville, au nom du jury international de l’Exposition de 1889, cette phrase caractéristique : « Du jour où l’État s’est déclaré l’unique banquier des caisses d’épargne, la réglementation des dépôts individuels est devenue une question, non plus d’intérêt public, mais d’intérêt gouvernemental. »
L’accusation est grave, elle n’est qu’à demi justifiée, mais c’est déjà trop qu’elle le soit à demi. Il serait vraiment inexact d’affirmer que les divers gouvernemens qui se sont succédé depuis 1835 n’ont favorisé l’institution des caisses d’épargne que pour l’unique objet de provoquer une accumulation de capitaux appartenant à la masse de la population et dont ils useraient à leur gré, librement, comme du produit d’un emprunt déguisé, fonctionnant à jet continu, dont l’importance croissante échapperait à l’attention de l’opinion publique. Mais il est très vrai que ces gouvernemens, à plusieurs reprises, ont cédé à la tentation d’appliquer à des dépenses d’ordre général, sous la forme de ressources imputables à la dette flottante, les sommes considérables résultant de l’affluence des capitaux provenant de l’épargne, et dont la gestion était confiée à l’État. Les gouvernemens ont été entraînés, par cette faculté de disposer des dépôts populaires, à un système de gestion générale des affaires de la nation, qui devait incliner du côté de la prodigalité plutôt que de celui d’une stricte économie. Cet inconvénient ne frappait pas suffisamment la masse des contribuables, pour qui les comptes de la dette flottante restaient un mystérieux et indéchiffrable grimoire. Il frappait moins encore, la population appelée à profiter le plus directement des avantages de l’institution des caisses d’épargne, car le gouvernement était incité à grossir de plus en plus ces avantages en vue d’accélérer la vitesse, d’accroître l’intensité du courant qui portait vers le Trésor les innombrables ruisseaux de la petite épargne.
Aussi a-t-on vu, à certaines époques, le gouvernement solliciter et obtenir de la législature le vote de mesures propres à favoriser l’accumulation des dépôts. Lorsque l’on représente aux chambres la nécessité de voler des « lois de progrès social, » de créer ou de perfectionner des « institutions se proposant d’amener un état meilleur des classes laborieuses, » comment voulez-vous que des chambres résistent ? On a donc fondé, en 1881, à côté des caisses d’épargne ordinaires ou privées, la Caisse nationale d’épargne ou caisse d’épargne postale, création du socialisme d’État, nouvelle pompe aspirante destinée à élever les petits capitaux jusqu’à la hauteur du grand réservoir public. Et comme on craignait que ce ne fût pas encore assez, on a décidé, il y a onze ans, de relever de 1,000 à 2,000 francs le chiffre maximum du dépôt pour chaque déposant, et on a supprimé la limitation à 300 francs par semaine du montant des versemens individuels. Il a été allégué, assurément, à l’appui de ces innovations, d’excellentes raisons. Il fallait préserver l’épargne populaire des tentations malsaines et des placemens aventureux. D’autre part, avec la fixation à 1,000 francs du maximum des livrets, les caisses d’épargne, dont les opérations se multipliaient sans cesse, avaient beaucoup de peine à couvrir leurs frais généraux ; les dépôts les plus importans laissent seuls subsister le bénéfice normal résultant de l’écart entre le taux d’intérêt que donne aux caisses l’emploi des dépôts et celui qu’elles ont elles-mêmes à servir à leurs déposans.
Rien à objecter à ces argumens, sinon que jadis les caisses d’épargne se tiraient cependant d’affaire, et que le résultat a été d’augmenter toujours l’importance totale des dépôts.
Il est arrivé un jour que la Caisse des dépôts et consignations, où sont réunis les fonds des caisses d’épargne et qui les remettait alors, pour la presque totalité, en compte courant au Trésor, avait à son compte courant une somme de plus d’un milliard de francs que le gouvernement aurait été fort en peine de restituer si elle lui avait été réclamée, l’ayant employée en dépenses de toute espèce. C’était en 1883. Pour se dégager de cette créance formidable, de cette dette flottante démesurée, le Trésor l’a consolidée en remettant à la Caisse des dépôts et consignations, comme contre-valeur de ses avances, un titre de rente amortissable d’une importance correspondante (40,241,550 francs de rente pour 1,341,385,000 francs en capital nominal), calculée à un taux légèrement supérieur à 80 pour 100. Deux ans plus tard, les capitaux ayant de nouveau afflué, nouvelle consolidation, et pour la même cause, d’un solde en compte courant d’environ 400 millions de francs.
Un ministre des finances, à cette époque, eut peur. Il entrevit le compte courant de la Caisse des dépôts prenant une troisième fois, en peu d’années, un développement énorme, et l’État absorbant toujours ces épargnes populaires et restituant à la Caisse, au lieu des dépôts reçus, du papier. Il faut rendre pleine justice à ce ministre ; il voulut délivrer une fois pour toutes l’État des tentations auxquelles il n’avait pas su résister, et il fit insérer dans la loi de finances de 1887 un article d’une importance capitale, limitant pour l’avenir à 100 millions de francs pour les caisses d’épargne ordinaires, à 50 millions pour la Caisse nationale, le montant maximum des sommes que le Trésor pouvait recevoir en compte courant de ces établissemens.
Pour le surplus de leurs fonds disponibles, les caisses d’épargne ordinaires et la caisse d’épargne postale en feraient emploi, par l’intermédiaire de la Caisse des dépôts et consignations, sans que le gouvernement pût en distraire la moindre parcelle pour son usage. L’emploi était d’ailleurs tout indiqué ; il ne pouvait être ou parut ne pouvoir être que le placement en rentes françaises, le choix de la Caisse étant très limité par la législation existante et les rentes françaises jouissant, entre toutes les valeurs, du marché le plus large en même temps que du crédit le plus indiscuté.
La réforme était bonne ; elle rétablissait une distinction nécessaire entre l’État et des deniers privés ; elle plaçait hors de son atteinte des sommes énormes qui ne lui appartenaient pas. On ne peut plus dire aujourd’hui ce que disait M. de Foville dans le passage cité plus haut : « La réglementation des dépôts individuels est devenue une question, non plus d’intérêt public, mais d’intérêt gouvernemental. » On peut dire au contraire, et l’on doit dire, en retournant les termes : « Depuis la loi de finances de 1887, la réglementation des dépôts individuels est redevenue une question, non d’intérêt gouvernemental, mais d’intérêt public. »
C’est à ce point de vue qu’il convient de la traiter, toute considération étrangère à l’intérêt public devant être écartée. Il est incroyable combien d’idées fausses, de préoccupations secondaires, idola fori, comme disait Bacon, viennent obscurcir, même au parlement, l’étude d’un problème aussi simple. N’a-t-on pas imaginé, lorsqu’il y a dix-huit mois, dans un court accès de sagesse, la chambre s’est décidée à réduire de 4 à 3.75 pour 100 le taux de l’intérêt servi par la Caisse des dépôts et consignations aux caisses d’épargne, de proposer que le bénéfice qui devait résulter de cette réduction revînt à l’État et grossît les revenus généraux du budget ?
Une telle proposition ne soutenait pas l’examen. Tout d’abord, le terme de bénéfice était ici improprement appliqué. Il n’y aurait eu bénéfice que si la Caisse des dépôts et consignations retirait de ses placemens en valeurs françaises, de son portefeuille de rentes, un intérêt supérieur à celui qu’elle sert aux caisses dont elle gère les dépôts. Il n’en est pas ainsi. « Cet intérêt réduit, 3.75 pour 100 (rapport présenté au sénat et à la chambre des députés par la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations sur les opérations de l’année 1890), est de beaucoup supérieur à celui que la Caisse peut retirer actuellement de ses placemens nouveaux en valeurs d’État, et il est vraisemblable qu’il devra être encore rabaissé, si l’on veut éviter le recours à la garantie du Trésor. « Il n’y a donc pas de bénéfice en l’espèce ; il y a seulement une réduction des chances de perte. Or, le principe qui doit dominer tous les débats et inspirer toutes les solutions dans la question de la réforme des caisses d’épargne est celui qui a évidemment dicté l’introduction, dans la loi de finances de 1887, de l’article sur la limitation du compte courant des caisses d’épargne au trésor : l’État, par l’intermédiaire de la Caisse des dépôts et consignations, peut rester détenteur et garder la gestion de la plus grande partie des épargnes populaires, mais cette gestion ne doit lui laisser ni gain, ni perte.
L’État ne doit pas gagner à cette gestion, cela est de toute évidence. On ne comprendrait pas une organisation qui aboutirait à ce résultat : le gouvernement concentrant dans ses caisses tous les fonds disponibles de toutes les caisses d’épargne, les plaçant de telle sorte qu’il en tirât 4 pour 100, servant en retour 3 1/2 ou 3 1/4 pour 100 d’intérêt aux caisses, et gardant la différence pour la faire figurer en recettes au budget. Il est trop clair que, dans un tel système, l’intérêt de l’État serait en lutte avec l’intérêt des déposans, que naturellement le second serait sacrifié au premier, et que les millions de personnes qui ont confié leur humble avoir aux caisses d’épargne seraient odieusement exploitées par l’être impersonnel qui s’appelle l’État ou le gouvernement.
Donc l’État ne doit pas gagner à la gestion des deniers populaires, et il a été déjà décidé depuis cinq ans qu’il ne pourrait même plus faire usage de ces fonds pour ses besoins temporaires, sinon à concurrence d’une fraction limitée, les 100 millions du compte courant. Mais s’il ne doit pas gagner, l’État ne doit pas non plus perdre, il ne doit même courir, du fait de la gestion, aucun risque de perte. Or, en l’état actuel des choses, le risque existe, et il est considérable ; chaque année le rend plus sérieux, plus prochain, plus redoutable. Si une réforme de l’organisation des caisses d’épargne et de l’emploi de leurs fonds s’impose avec un caractère d’urgence que personne aujourd’hui n’oserait méconnaître, c’est parce qu’il faut sortir l’État de la situation périlleuse où il est engagé.
On entend dire quelquefois que dans la question des caisses d’épargne il y a à considérer : 1° l’intérêt des déposans ; 2° l’intérêt de l’État. C’est une formule bien défectueuse. Elle laisse en effet supposer une concomitance, un parallélisme d’intérêts qui n’existe pas. Les caisses d’épargne doivent être organisées de telle façon et sur de telles bases que les plus grands avantages possibles de rémunération et de sécurité, les plus grandes facilités pour le dépôt et le retrait des fonds, soient assurés aux petites épargnes populaires ; voilà pour les déposans. Il faut d’autre part que cette organisation n’implique à aucun degré la responsabilité pécuniaire de la nation, que la gestion des fonds des caisses n’impose au gouvernement aucune charge pour le présent ni pour l’avenir, le laisse en un mot sans gain ni perte ; voilà pour l’État. Quand il s’agit des déposans, l’intérêt est positif ; quand il s’agit de l’État, il est négatif, limité à l’absence de tout engagement, à la suppression de tout péril.
Le problème se ramène donc à ces données : conjurer les périls dont l’organisation actuelle des caisses d’épargne menace l’Etat, tout en laissant ou en donnant à cette organisation le maximum d’efficacité et d’action pour susciter le goût et l’habitude de l’épargne dans les classes laborieuses.
Le péril que court l’État a été dénoncé au parlement, dans la presse et dans d’innombrables publications depuis trois ou quatre ans. Il a été exposé ici même, il y a dix-huit mois[1], comme suit :
Les valeurs acquises avec les fonds disponibles des caisses d’épargne ordinaires sont achetées par la Caisse des dépôts et consignations pour son propre compte et à ses risques et périls, bien que placées dans un portefeuille qui est l’objet d’une gestion spéciale. Elles ne constituent point une propriété directe des déposans des caisses d’épargne, mais font partie de l’ensemble des gages que fournit la situation même de la Caisse des dépôts et consignations. Si le remboursement en espèces devenait un jour difficile par suite de graves événemens politiques et financiers, les valeurs du portefeuille ne pourraient être réparties aux déposans, aux lieu et place du montant déposé. L’interprétation contraire ne saurait être admise ; elle est d’ailleurs de plus en plus abandonnée. La Caisse des dépôts doit aux déposans des capitaux, et non des titres. En cas de crise, il lui faudrait réaliser les rentes, et si cette réalisation laissait une insuffisance, ce serait à la Caisse des dépôts à la combler, et, à son défaut, au gouvernement. Il y a là une éventualité sérieuse, un péril réel.
M. Aynard, dans son rapport du 27 mai 1891, se demande si l’État est en mesure de rembourser les capitaux exigibles à vue qu’on lui confie ; la réponse que lui donne l’expérience des faits est catégorique : « D’après les précédens de 1848 et de 1870, il est évident que l’État se trouve dans l’impossibilité absolue de rembourser à vue les capitaux des caisses d’épargne. » Sans aller jusqu’à prévoir, avec le rapporteur, le moment où, dans dix ou quinze années, la Caisse des dépôts gérera six ou huit milliards, on est fondé à dire dès aujourd’hui, avec le rapporteur, que la Caisse « détient prisonnières les ressources en partie amassées pour les mauvais jours, et qu’elle ne pourrait rendre aux mauvais jours. » M. Aynard n’exagère rien lorsqu’il ajoute qu’il y a là « une question grave, terrible pourrait-on dire, qui ne s’est jamais présentée avec une pareille importance dans nos grandes secousses antérieures. »
De telles assertions ne sauraient être émises sans énonciation de chiffres à l’appui. Voici les chiffres. On sait que la loi invite toutes les caisses d’épargne à remettre à la Caisse des dépôts et consignations leurs fonds disponibles, c’est-à-dire tout l’avoir des déposans, moins les sommes peu élevées qui doivent servir de fonds de roulement pour les opérations courantes. Si l’un néglige ce dernier élément, on peut considérer comme représentant l’ensemble des sommes appartenant aux déposans, le solde remis par toutes les caisses d’épargne à la Caisse des dépôts et géré par ce dernier établissement. Que l’on ait bien présent à l’esprit que ce solde est la réunion d’un nombre colossal de dépôts particuliers (actuellement plus de sept millions, y compris ceux de la caisse d’épargne postale) dont le montant varie depuis les sommes les plus minimes jusqu’à 2,000 francs, limite maxima.
A la fin de 1868, l’avoir des caisses d’épargne ordinaires s’élevait à 700 millions de francs. Après la guerre il s’était réduit, et même en 1875 ne dépassait pas 680 millions. A partir de cette époque, il n’a cessé de s’accroître. Suivons ce développement dans la plupart de ses étapes. Le montant détenu par la Caisse des dépôts s’est élevé :
Fin1881 | à fr.1,425 millions. |
1882 | 1,771 |
1884 | 2,047 |
1885 | 2,211 |
1887 | 2,389 |
1888 | 2,534 |
1889 | 2,727 |
1890 | 2,960 |
1891 | 3,150 |
Il s’agit là seulement de l’ensemble des dépôts effectués aux caisses d’épargne ordinaires. Mais, il y a onze ans, le gouvernement a constitué la caisse nationale ou caisse postale d’épargne, qui, tout en offrant aux déposans un intérêt un peu moindre que les autres caisses, n’en a pas moins conquis en peu de temps une clientèle extrêmement étendue. Cette caisse remet aussi tous ses fonds disponibles à la Caisse des dépôts et le total s’en est élevé successivement :
Fin 1888 | à fr. 272 millions. |
1889 | 332 |
1890 | 413 |
1891 | 505 |
Rappelons que ce sont là des sommes qui sont dues par fractions presque infinitésimales, 500 francs en moyenne et en nombre rond, pour chaque déposant, remboursables à vue, et susceptibles d’être réclamées avec le plus d’insistance, avec le caractère de la plus incontestable urgence, dans les momens où s’élèveraient devant la Caisse des dépôts de formidables difficultés de remboursement, c’est-à-dire dans des temps de calamité publique.
Quel emploi la Caisse des dépôts a-t-elle fait de pareilles sommes ? Conformément aux prescriptions légales et aux instructions ministérielles, elle a consacré presque tout ce capital à des achats en rentes françaises. Théoriquement, la Caisse des dépôts n’est pas limitée dans le choix des valeurs qu’elle peut adopter pour ses placemens, au moins en ce qui concerne les fonds des caisses d’épargne ordinaires. Pratiquement, elle n’est point sortie du cercle des valeurs de l’État français ou jouissant de la garantie de l’État français. Plus pratiquement encore, elle n’a, depuis plusieurs années, acheté que des rentes françaises et elle l’a fait avec une régularité telle, dans le dessein louable de ne paraître exercer aucune pression sur le marché, que ses achats ont porté à peu près exactement chaque jour sur un capital de 1 million.
A la fin de 1891, voici comment était placé l’avoir des caisses d’épargne et de la Caisse nationale :
Compte courant des caisses d’épargne ordinaires au Trésor | Fr. 100 millions. |
Compte courant de la Caisse nationale | 50 |
Obligations Morgan, bons et obligations du Trésor et obligations de chemins de fer. | 385 |
Rentes françaises | 3.120 |
TOTAL | Fr. 3.655 millions |
Ainsi, sur un total de 3,655 millions, une somme de 3,120 millions était employée en rentes sur l’État, 4 1/2, 3 pour 100 amortissable et 3 pour 100 perpétuel, dont 405 millions pour les déposans de la Caisse nationale d’épargne et leur appartenant, et 2,715 millions représentant le dépôt effectué par les caisses d’épargne ordinaires à la Caisse des dépôts, c’est-à-dire la dette de ces caisses à leurs déposans.
Il faut ici bien comprendre où est le danger de cette colossale immobilisation de capitaux en rentes. Lorsqu’un particulier achète du 3 pour 100 français perpétuel, il acquiert, non pas une promesse du gouvernement de rembourser un jour 100 francs par 3 francs de rente, mais seulement de servir régulièrement au porteur de ce titre un intérêt annuel de 3 francs par 100 francs de capital nominal. Vienne une crise, la rente baisse, mais aucun danger ne menace l’Etat de ce chef, puisqu’il n’a rien à rembourser et qu’il suffit qu’il paie l’intérêt stipulé aux échéances convenues.
Il n’en va plus de même lorsque la Caisse des dépôts achète de la rente avec les fonds des caisses d’épargne. Le capital, ainsi employé, ne cesse pas, comme dans le cas précédent, d’être exigible, car c’est la Caisse qui achète, et pour son propre compte, et non le déposant. Vienne une crise, le déposant réclamera tout ou partie de son dépôt, et la somme qu’il réclame devra lui être payée en espèces et à vue. Pour opérer ce remboursement, la caisse d’épargne, à laquelle il a confié son dépôt, se tournera vers la caisse des dépôts qui devra fournir les fonds et pour cela, peut-être, vendre des rentes. Si la rente a fortement baissé, la Caisse des dépôts perdra sur sa vente, et comme cet établissement ne peut pas perdre, étant une émanation de l’État, c’est l’État qui aura à parfaire la différence. Supposez la crise très violente, les demandes de remboursement considérables, les ventes de rentes précipitées et énormes, et, par conséquent, une chute véritable du crédit public ; la Caisse des dépôts, c’est-à-dire l’État, devrait cesser les remboursemens, tandis que, si les rentes acquises par la Caisse étaient restées la propriété du public, la baisse des rentes n’affecterait pas la situation du Trésor, obligé de faire face exclusivement au service de l’intérêt.
Il ressort de là que l’État fait une déplorable affaire toutes les fois qu’un montant de rentes passe des mains du public en celles de la Caisse des dépôts, car, jusqu’à concurrence de ce montant, il a transformé une dette perpétuelle en une dette à vue, ou, s’il s’agit d’achats de rente amortissable, une dette remboursable à long terme en une autre payable à présentation.
Les 3 milliards que la Caisse a placés en rente, l’État les doit aujourd’hui intégralement et remboursables sans délai (en théorie au moins), tandis que si la Caisse n’avait pas acquis ces rentes, l’État ne devrait que l’intérêt des 3 milliards.
Je veux bien que le péril qui vient d’être signalé soit plus chimérique que réel. Jamais, quelque catastrophe qui survienne, de telles sommes ne seraient réclamées en même temps au gouvernement. Encore se peut-il concevoir que les sept millions de déposans (Caisse nationale et caisses d’épargne ordinaires) qui ont remis en moyenne chacun 500 francs aient besoin tous à la fois, en un jour de crise, de la totalité de leur dépôt. Et si cette éventualité se réalisait, que ferait l’État ?
Il n’offrirait pas des rentes, dont le cours serait alors extrêmement déprécié et qui seraient, partant, invendables. Il n’offrirait pas, de toute façon, des rentes, puisque ce que doivent les caisses, c’est de l’argent et non du papier portant intérêt. Que ferait l’État ?
On répond que l’État ne serait pas embarrassé pour si peu. Il ferait ce qu’il a déjà fait en des circonstances très critiques ; il invoquerait la clause de sauvegarde, le cas de force majeure, et décréterait un remboursement échelonné à raison de 50 francs par quinzaine substitué au remboursement intégral à vue. En d’autres termes, l’État manquerait à sa parole et se tirerait d’affaire par une suspension de paiemens ingénieusement déguisée. Tant pis pour ceux des déposans à qui l’impossibilité d’obtenir au moment nécessaire les 500 francs que l’on avait promis de rembourser sur demande apporterait tout simplement la faim et la ruine.
C’est déjà beaucoup trop que la situation actuelle présente comme possible la réalisation de pareilles hypothèses, dont l’invraisemblance est, en réalité, manifeste. Aussi tout le monde est-il aujourd’hui du même avis sur le fond de la question ; il faut dégager la responsabilité de l’État, réformer pour l’avenir tout le système d’emploi des fonds des caisses d’épargne, et, pour le passé, procéder à la liquidation du portefeuille de rentes de ces caisses.
C’est précisément parce que nous sommes en pleine prospérité, dans une période d’extraordinaire abondance d’argent, qu’il est urgent de régler ces questions restées trop longtemps en suspens.
Le premier point à gagner est que l’État ne soit plus responsable du portefeuille, le second que ce portefeuille ne s’accroisse plus et même se liquide, le troisième qu’aucune entrave ne soit mise au développement des habitudes d’épargne, aucune atteinte portée à la sécurité absolue que doivent présenter les emplois des dépôts. Ce dernier terme du problème ne présente qu’une contradiction apparente avec les deux premiers. C’est en lui que réside réellement toute la signification de la réforme à opérer. Mais avant de l’aborder, le gouvernement et les chambres devront avoir pourvu aux deux premiers termes, qui se réfèrent à d’indispensables mesures de préservation contre un péril éventuel, dès maintenant menaçant. La chambre et le gouvernement, au cours de la première lecture de la loi sur les caisses d’épargne, ont si peu répondu sur ce point à l’attente de l’opinion publique, qu’ils ont aggravé la situation au lieu de l’alléger, et démesurément grossi les périls auxquels une inconcevable imprévoyance politique expose les finances et le crédit de notre pays.
Il faut liquider, avons-nous dit, le portefeuille de rentes. Ce portefeuille est magnifique pourtant ; il a été composé dans des conditions de prix si avantageuses qu’il semble qu’aucun accident ne peut jamais en atteindre la solidité. Les rentes françaises qui le composent ont été acquises pour la plus grande partie à des cours inférieurs à 80 pour 100. Il donnait alors à la Caisse des dépôts un rendement supérieur à 4 pour 100, et comme celle-ci payait 4 pour 100 aux caisses d’épargne, elle a pu réaliser, pendant une série d’années, sur l’écart entre le taux du rendement qu’elle obtenait et celui de l’intérêt qu’elle payait, un bénéfice qui lui a permis de constituer une réserve s’élevant aujourd’hui à 45 millions de francs. Les achats prenant un développement nouveau, le prix des rentes a continué de s’élever, et le cours de 90 francs était atteint il y a peu d’années. Une énorme plus-value se trouvait par là donnée à toute la partie du portefeuille acquise dans les anciens cours. Au mois de mai 1890, d’après les déclarations faites par M. Rouvier à la chambre à propos d’une interpellation sur les caisses d’épargne, le portefeuille comprenait, entre autres valeurs, 36 millions de francs de rente 3 pour 100 ayant coûté 953 millions (soit un prix moyen de 79.31 par 3 francs de rente) et 48,400,000 francs de rente amortissable ayant coûté 1,300 millions (soit un prix moyen de 81 par 3 francs de rente). Comme le prix des rentes était alors d’environ 90 francs, le portefeuille entier, calculé au cours du 14 mai 1890, représentait une valeur de 3,030 millions, supérieure de 326 millions au coût d’acquisition qui était de 2,704 millions.
Si l’on songe qu’aujourd’hui les deux rentes 3 pour 100, perpétuelle et amortissable, valent 100 francs, la plus-value actuelle du portefeuille doit représenter de 625 à 650 millions, soit 675 millions en nombre rond, y compris les 45 millions de la réserve. Ainsi l’écart entre le prix moyen d’acquisition des rentes appartenant à la caisse, s’élevant à environ 3 milliards, et la valeur de ce portefeuille calculée d’après les cours du marché, représente plus de 20 pour 100 ou du cinquième du prix d’acquisition. Il faudrait que la rente baissât aux alentours de 82 pour que toute cette plus-value disparût, et au-dessous de 82 pour qu’une perte remplaçât la plus-value.
La situation est donc magnifique, mais elle a ses côtés fâcheux. Il y a quelques années, ainsi qu’il a été dit plus haut, le rendement du portefeuille dépassait 4 pour 100, et la Caisse était en bénéfice. Le prix des rentes s’élevant et la Caisse achetant plus cher, le rendement moyen s’est abaissé à 4 pour 100 et bientôt au-dessous de ce niveau ; la Caisse était en perte. En 1890, le rendement moyen n’était plus que de 3.80 à 3.75 pour 100. La chambre s’est décidée alors à fixer à 3.75 pour 100 le taux de l’intérêt à payer à partir du 1er janvier 1891 par la Caisse des dépôts et consignations aux caisses d’épargne.
On pouvait supposer que ce taux préserverait suffisamment la Caisse. Il n’en est rien. Par suite de la hausse continue de la rente et du prix où ont dû être effectués les nouveaux achats depuis deux ans, le rendement moyen du portefeuille a fléchi et n’est plus en ce moment que de 3.62 à 3.65 pour 100, alors que la Caisse paie 3.75 pour 100. La Caisse des dépôts et consignations est de nouveau en perte.
Quant au portefeuille de rentes de la Caisse nationale d’épargne qui est resté en dehors de ces calculs, puisqu’il est géré d’après d’autres principes, il donne également un rendement décroissant d’année en année, 3.68 pour 100 en 1889, 3.42 pour 100 en 1890, 3.25 à 3.30 pour 100 en 1891. Ici la caisse n’a rien à perdre ni à gagner, elle n’est qu’intermédiaire, le portefeuille est la propriété directe de la caisse d’épargne postale, autrement dit de l’État, qui, en retour, doit directement les 505 millions représentant fin décembre 1891 l’ensemble des dépôts à la caisse nationale.
Contre le risque de perte pour l’État résultant de cette différence entre le taux de rendement du portefeuille et le taux d’intérêt payé aux caisses, le remède est simple ; il suffira soit d’adopter un taux fixe sensiblement réduit, 3 pour 100 ou même 2 1/2 pour 100, soit de modifier chaque année le taux d’après le rendement du portefeuille, de faire en un mot que la Caisse des dépôts n’ait plus à payer aux caisses une rémunération plus élevée que celle qu’elle reçoit elle-même de son portefeuille.
Mais ce n’est là qu’une des moindres difficultés soulevées par l’existence du portefeuille des rentes. La plus grosse, celle qui apparaît comme le point insoluble du problème, est l’impossibilité manifeste pour la Caisse et le gouvernement de pouvoir jamais réaliser, non pas la totalité, mais seulement une partie notable de ce portefeuille en un temps de crise. Vos 3,600 millions en rente, a dit excellemment le président du Crédit lyonnais, M. Germain, seraient une splendide richesse si les titres qui les figurent étaient entre les mains du public ; entre vos mains ils ne sont plus qu’une fiction, puisque jamais vous ne les pourriez réaliser ; votre gage est du papier noirci.
Du papier noirci, il faut bien le reconnaître, car la vérité est là et n’est que là, voilà tout ce que représente, non-seulement cette magnifique plus-value de 675 millions dont on se targue si volontiers, mais le portefeuille lui-même, s’il fallait le transformer en espèces. La plus-value est illusoire, puisqu’elle disparaîtrait à la moindre tentative pour la rendre tangible ; c’est une ombre fugitive. Au premier jour où la Caisse des dépôts voudrait lui donner une réalité par la vente de quelques millions de rentes, on verrait s’écrouler tout l’échafaudage. La plus-value disparue, effondrée par une baisse rapide des cours, le portefeuille lui-même serait invendable ; il faudrait le mettre en pension à la Banque de France, puis opposer aux déposans la fameuse « clause de sauvegarde » qui signifie que l’État s’engage à rembourser aussi longtemps qu’on ne lui demande pas de remboursement, tout en se réservant de ne plus rembourser dès que les circonstances inciteraient les déposans à réclamer leur argent.
C’est pourquoi nous disons que la préface nécessaire de toute réforme visant une nouvelle organisation des caisses d’épargne est l’adoption de mesures propres à dégager la responsabilité de l’État, à le délivrer du risque, si invraisemblable, si chimérique qu’en paraisse l’éventualité, d’une demande de remboursement de 3 milliards. Les mesures vraiment urgentes sont : la liquidation du portefeuille existant ; la création d’obstacles suffisans contre la formation d’un nouveau portefeuille qui entraînerait, en les aggravant, les mêmes périls que ceux dont la Caisse est menacée par le portefeuille actuel.
Le rapport de M. Aynard pose la question en ces termes :
La répartition du portefeuille entre les déposans est peut-être le moyen extrême auquel on sera obligé de recourir dans quelque formidable crise. Comme il est arrivé en 1848, l’État, ne pouvant rembourser, paiera en rentes avec une soulte à sa charge au moment où le crédit public sera le plus altéré. Combien ne serait-il pas plus sage de commencer au moins une semblable opération alors que le crédit de l’État, porté à son plus haut point, permet de faire aux déposans une attribution non de rentes dépréciées ou à perte, mais de rentes laissant un large bénéfice à l’État comme aux déposans, faisant en un mot une de ces liquidations d’un ordre inconnu jusqu’à présent, c’est-à dire où tout le monde trouve son compte !
Le principe posé, le rapport esquisse les premiers traits du programme d’exécution : rembourser successivement, par voie d’attribution des rentes, tous les gros dépôts, prendre en même temps les mesures nécessaires pour que ces rentes ne puissent être négociées avant un laps de temps tel que le marché n’en soit pas surchargé ou ébranlé. Naturellement ces rentes seraient attribuées à un cours inférieur au prix réel coté au moment de l’attribution, ce qui donnerait aux déposans remboursés en rentes la marge nécessaire pour les indemniser du risque imposé par les délais de réalisation. Comme toutefois l’opération laisserait encore au portefeuille un bénéfice considérable, le prix moyen des rentes restantes se trouverait abaissé progressivement à un cours offrant une sécurité à peu près complète. Il n’y aurait plus rien à craindre, en effet, si le portefeuille pouvait être ramené à ne plus représenter que la contre-partie des petits dépôts, c’est-à-dire un milliard.
La commission n’a pas jugé qu’il lui convenait d’aller au-delà de ces simples indications sommaires d’un plan de liquidation rationnelle du portefeuille. Il lui a semblé qu’il appartenait au gouvernement seul de proposer une pareille opération, si étroitement liée à la politique par ses conséquences. On ne retrouve donc dans le projet de loi qu’un écho très timide des mesures suggérées dans l’exposé des motifs.
L’article 2 édicté les dispositions suivantes :
Tout déposant dont le crédit sera de somme suffisante pour acheter 10 francs de rente au moins peut faire opérer cet achat en titres nominatifs ou mixtes, sans frais, par les soins de l’administration de la caisse d’épargne. La rente pourra également lui être attribuée au cours moyen du jour de l’opération, par un prélèvement sur le portefeuille représentant les fonds des caisses d’épargne.
Sur la demande du déposant, la même attribution pourra lui tire faite à un prix inférieur à celui du cours officiel, qui sera déterminé tous les trois mois.. Dans ce cas, les rentes du portefeuille seront délivrées en titres nominatifs ou mixtes, inaliénables et non négociables pendant une période graduée selon l’importance de l’opération, et qui sera d’un an au moins et de trois ans au plus. Une prime sur chaque opération de cette nature sera accordée à la caisse d’épargne qui s’en sera faite l’intermédiaire… L’article se termine par une disposition suspendant la faculté d’attribution des rentes du portefeuille, lorsque le prix de vente à appliquer aux acheteurs déposans ne représentera pas au moins le prix moyen d’achat des rentes ou valeurs ayant constitué ledit portefeuille, ce qui veut dire que l’opération serait suspendue en temps de crise, lorsque les cours de la rente auraient subi une forte baisse.
Si la commission pense que c’est par de si petits moyens que pourra être exécutée la liquidation du portefeuille, nous craignons tort qu’elle ne soit la dupe de très décevantes illusions. Telle qu’elle est esquissée, l’opération n’a aucun caractère de généralité ; elle est livrée à l’initiative de chacune des caisses, qui, animée par l’appât d’une prime (sur quelle base serait déterminée cette prime ? ), irait, par toutes sortes de moyens laissés à sa discrétion, solliciter les propriétaires des gros dépôts à demander des rentes inaliénables, en leur faisant valoir l’avantage d’une acquisition à un cours au-dessous de ceux du marché. Se représente-t-on ce que serait ce mouvement de sollicitations portées à domicile par un personnel d’agens spéciaux, avec le concours d’une publicité qui ne serait assurément pas gratuite ? Nous ne craignons pas de dire qu’il aboutirait bien vite au discrédit, sinon de toutes les caisses, au moins de celles qui, pour hâter le succès, — et le nombre en serait grand, — se verraient entraînées à un déploiement de zèle excessif.
La tentative au moins aurait-elle quelque chance de réussir ? Nous ne pouvons le croire. Actuellement les achats de rente effectués pour le compte des déposans au cours du jour et sur leur demande n’atteignent presque jamais une réelle importance. Il est peu probable qu’il se trouverait beaucoup de propriétaires de dépôts variant de 500 à 2,000 francs, remboursables à vue et rapportant de 3 1/4 à 3 1/2 pour 100, désireux de transformer leur situation en celle de propriétaires d’inscriptions de rentes achetées même à 3 francs au-dessous des cours actuels, mais dont ils ne pourraient disposer pendant un délai d’un an au moins. Toute la publicité que feraient les caisses d’épargne serait perdue, et les agens des caisses, commis-voyageurs d’une nouvelle espèce, dépenseraient vainement leur peine. En tout cas, le résultat serait des plus aléatoires. Toute l’opération se présente avec un caractère de combinaison financière complexe et ardue, malaisément intelligible, et de spéculation hasardeuse qui sied mal à une grande réforme où l’intérêt public est si profondément engagé.
Concluons donc que l’idée conçue par la commission pour la liquidation du portefeuille des caisses d’épargne, — liquidation qu’elle reconnaît et déclare nécessaire, — est juste en soi, mais que le procédé d’exécution qu’elle propose est un expédient assez misérable et d’une efficacité probablement illusoire.
M. Léon Say a proposé un moyen plus radical, une émission de rentes portant, s’il le faut, sur un capital d’un milliard, pour rembourser la totalité des livrets de 2,000 francs. Ce serait un soulagement pour tout le monde, pour la Caisse des dépôts, pour le gouvernement, pour le marché de la Bourse où les achats incessans de la Caisse ont provoqué sur la rente française une hausse, non pas factice comme on l’a dit, très substantielle au contraire, et d’autant plus dangereuse. Mais il y aurait à craindre que les fonds remboursés ne fussent immédiatement rapportés aux caisses d’épargne. D’autre part, quelle perturbation l’annonce d’un emprunt d’un milliard ne jetterait-elle pas sur le marché, alors que l’étranglement des derniers vendeurs à découvert vient de porter la rente française à 100 francs ?
L’auteur du rapport ne nous offre malheureusement pas de plus satisfaisantes solutions sur la question des obstacles propres à enrayer l’afflux des capitaux à la Caisse des dépôts et consigna-lions et par conséquent la formation d’un nouveau portefeuille de rentes ou de valeurs diverses venant s’ajouter à celui qui existe déjà et constitue pour l’État un si formidable péril.
Ce n’est pas que la commission n’ait point aperçu le mal, ou l’ait aperçu moindre qu’il n’est en réalité. Elle l’a clairement vu au contraire et très exactement défini.
L’extension inquiétante qu’ont prise les dépôts dans les caisses d’épargne a son origine dans la loi de 1881, qui a créé la Caisse nationale d’épargne, dite Caisse postale, qui a relevé en même temps le maximum des dépôts à 2,000 francs, et en a permis le versement en une seule fois.
À cette époque cependant, — le rapport même de M. Aynard en fait la remarque, — il n’y avait pas lieu de stimuler l’épargne, qui se développait d’elle-même de la plus large manière. Il est vrai que le Trésor avait un grand intérêt à s’assurer les ressources disponibles les plus considérables, et il lui était si commode de puiser alors dans les dépôts des caisses d’épargne ! Cette faculté lui a été fort sagement enlevée par la loi de finances de 1887. Il semble donc que le remède le plus simple serait de ramener de 2,000 francs à 1,000 francs le maximum des dépôts et à ne plus permettre le versement en une seule fois, même de ce montant réduit.
Une telle mesure a paru infiniment trop radicale à la commission. Pourquoi ? A-t-elle donc sur les gros dépôts de 1,000 à 2,000 francs une opinion favorable ? Pense-t-elle sur ce point comme la caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône, dont le rapport pour l’exercice 1890 contient le remarquable passage que voici :
La commission parlementaire, invitant quelques caisses à l’éclairer sur le grief de déposans parasites qui useraient de la caisse d’épargne comme d’une banque de comptes courans, avait demandé dans ce but une enquête sur la provenance professionnelle et la mobilité des comptes de 1,001 à 2,000 francs pendant l’année 1890. Nous avons fait cette recherche. 27,516 comptes ont dû être dépouillés sur 115,000 environ ; 24,660 ont été reconnus d’origine populaire ; 2,102 seulement avaient subi en douze mois cinq mouvemens et au-dessus, 2,823 n’en avaient eu que trois ou quatre, 7,732 un ou deux, 14,859 n’en avaient effectué aucun.
Notre statistique de 1890 démontre donc, une fois de plus, que la thèse d’une déviation des caisses d’épargne est une assertion purement théorique, gratuite, qui ne s’explique que par des préventions ou l’esprit de système : les réalités la démentent.
Voilà qui est fort bien, et sans doute la commission a trouvé dans les rapports de beaucoup d’autres caisses des réfutations aussi catégoriques de la thèse de la déviation.
Il n’en est absolument rien, comme on peut le juger par un passage du rapport qui mérite d’être cité intégralement, tant il a d’importance pour la question ici traitée :
Sauf des exceptions telles que celles d’un petit héritage qui survient, d’un lopin de terre ou d’un petit outillage vendu, il est de toute évidence que celui qui peut à l’ordinaire verser 2,000 francs en une seule fois, et qui souvent multiplie cette somme par le nombre de ses enfans ou des personnes de sa maison, ne représente pas ce capital en germe que le législateur a voulu seul favoriser. Cette nouvelle couche de déposans que la loi de 1881 a amenée aux caisses d’épargne se compose de rentiers, de commerçans, d’artisans supérieurs, de gros fermiers ou de propriétaires-cultivateurs qui trouvent dans la caisse d’épargne une banque de dépôts qui leur conserve un fonds de roulement toujours disponible, en leur accordant un intérêt très supérieur à celui du marché libre. Un rentier peut ainsi jouir de l’intérêt que donnent les bons placemens sans en courir le risque. Dans telle localité où il n’existe pas de maison de banque, la caisse d’épargne absorbe tout l’argent flottant ; dans telle autre grande ville, la caisse d’épargne est devenue la banque de dépôt du petit commerce ; situation d’autant plus dangereuse qu’au moment de la crise, tous ces déposans, soit qu’ils aient un besoin plus immédiat de leurs ressources comme commerçans, soit qu’ils se montrent plus avisés comme capitalistes, seraient les premiers à réclamer les remboursemens et à précipiter la panique. Et il faut constamment se souvenir que les gros dépôts représentent les deux tiers des capitaux dus par les caisses d’épargne.
Les deux tiers, c’est-à-dire 2 milliards sur 3 ! Nous n’avions pas encore vu établie en termes si énergiques, en affirmations si péremptoires, la thèse de la déviation des caisses d’épargne. Tout ce morceau est un véritable réquisitoire contre les gros dépôts, contre les dangers dont ils menacent et l’État et toute l’institution des caisses d’épargne. Vous croyez qu’après avoir décrit avec cette rigoureuse précision l’intensité et la cause de la maladie, la commission va proposer le seul remède que le bon sens révèle comme efficace, le retour à l’ancien état de choses, la limitation du maximum des dépôts à 1,000 francs ? La commission ne fait rien de tel ; elle propose, au contraire, de maintenir le maximum à 2,000 francs, mais, — et c’est ici tout le changement, — au lieu de pouvoir, comme aujourd’hui, verser toute cette somme en une fois, on ne pourra constituer le maximum que par des versemens échelonnés de 300 francs au plus par quinzaine. En outre, on ne pourra verser plus de 2,000 francs pendant une année, quels qu’aient été les remboursemens.
Ce sont là, nous le craignons, de très petits expédiens, et qui n’atteindront pas leur objet. Dans ces prescriptions, nous voyons des tracasseries, mais non une réforme. Elles ennuieront les déposans qui voudront bénéficier jusqu’à leur extrême limite des avantages attachés aux gros dépôts, elles ne les détourneront pas de faire ces gros dépôts. A un courant puissant la commission oppose d’insignifians barrages de roseaux qui n’arrêteront rien. Ou la caisse d’épargne des Bouches-du-Rhône a raison, et les dépôts de 1,000 francs à 2,000 francs ont droit au même traitement que ceux d’importance plus modeste, ou c’est la commission de la chambre qui juge sainement de l’état des choses ; alors nous lui demandons d’être logique, et, lorsqu’elle voit tout le mal dans les gros dépôts, d’en proposer hardiment la suppression. En résumé, le projet de loi que propose la commission, ou plus exactement les dispositions de ce projet qui viennent d’être examinées ne nous paraissent avoir qu’une concordance très faible, très insuffisante, avec les énonciations contenues dans l’exposé des motifs. Celles-ci posent admirablement le problème, le projet de loi n’en offre pas la solution. « Il faut, dit l’exposé, liquider le portefeuille des caisses d’épargne, » et la vigueur de cette affirmation ne fait que mettre en relief la mesquinerie des moyens proposés pour cette liquidation. L’afflux des capitaux à la Caisse des dépôts est un péril permanent, sans cesse grossissant, pour l’État, disent les considérans du projet, et les gros dépôts, ajoutent-ils, sont la cause de tout le mal ; après quoi le projet laisse subsister les gros dépôts, croyant avoir tout gagné par quelques chinoiseries nouvelles d’ordre administratif, dont on aura taquiné les déposans. Cette œuvre achevée, le projet de loi esquisse toute une réforme des caisses d’épargne, fondée sur quelques expériences aventureuses en matière d’emploi des fonds et sur l’organisation de caisses d’épargnes libres, autonomes, s’administrant sans contrôle extérieur. Toute cette partie de la réforme projetée a des parties heureuses comme elle en a de discutables ; mais quelle application pratique en pourrait-on tenter, aussi longtemps qu’on n’aura pas fait rentrer dans son lit le fleuve débordant des capitaux portés aux caisses, qu’on n’aura pas dégagé l’État de cette terrible responsabilité du remboursement à vue d’une dette de trois milliards ?
Avec le rapport Aynard, si sensé dans son exposé des faits, si timide dans ses propositions, on avait au moins l’apparence d’une tentative de réforme, une porte ouverte sur une organisation nouvelle des caisses d’épargne, entrevue pour un avenir assez lointain, entrevue cependant. Après les votes émis par la chambre pendant la première délibération, ces lueurs de réforme ont disparu ; il reste une des plus mauvaises lois financières qui se puissent imaginer, une loi dont l’application prolongée pourrait porter un coup funeste à toute cette prospérité économique dont on fait peut-être trop hautement état.
Les dépôts actuels s’élevant à 3,600 millions de francs et étant représentés, sauf un fonds de roulement de 150 millions, par des titres qui ne sauraient jamais être réalisés en cas de crise, le premier devoir du gouvernement et de la chambre était d’arrêter l’afflux des dépôts, fut-ce par des mesures radicales comme les deux suivantes : fixation à 500 francs du maximum des dépôts futurs et à 2 1/2 pour 100 du taux de l’intérêt. Les dépôts actuels étaient maintenus, mais ne pouvaient donner lieu à de nouveaux versemens jusqu’à ce qu’ils eussent été ramenés au maximum de 500 francs. La fixation de l’intérêt à 2 1/2 pour 100 pouvait ne pas être immédiate, mais atteinte seulement en quelques années par une échelle décroissante. Les demandes de remboursement auraient été absolument nulles, les déposans actuels étant suffisamment contrariés de ne pouvoir effectuer de nouveaux versemens. Mais la Caisse des dépôts et consignations, ne disposant pas de ressources nouvelles, ne pouvait plus acheter de rentes : n’était-ce pas donner le signal pour la rentrée en scène de la spéculation à la baisse ? N’allait-on pas voir le 3 pour 100 français baisser de quelques unités ?
Le beau malheur, quand la rente, sur le vote de ces mesures de salut public, aurait été ramenée à 95 francs ? Et d’abord, aurait-elle baissé ? La loi de l’offre et de la demande, la confiance des rentiers, l’abondance des disponibilités, auraient seules décidé des cours ; on aurait seulement cessé de voir l’absorption mécanique de la Caisse des dépôts fausser les prix au point qu’aujourd’hui il ne paraît pas plus déraisonnable de supposer que la rente sera portée à 110 francs que d’admettre qu’elle pourra s’arrêter au pair.
L’intérêt de 2 1/2 pour 100 est-il trop bas ? Mais toutes nos banques de dépôt donnent 1/2 pour 100. Recevant cinq fois plus que les dépôts ordinaires, la petite épargne serait encore suffisamment encouragée. La petite épargne, disons-nous, celle qui est en germe, en voie de formation, et qui seule a besoin d’être provoquée et soutenue. L’épargne formée, au contraire, ne devrait pas avoir accès aux caisses d’épargne. Or toute somme supérieure à 500 francs peut être placée en un titre négociable et est, par conséquent, de l’épargne formée. Voulez-vous cependant porter le maximum à 1,000 francs, ce qui laisserait encore un milliard aux caisses d’épargne ? Au moins, forcez les deux autres milliards, les dépôts variant de 1,000 à 2,000 francs, à quitter cet abri où ils n’ont que faire de rester enfouis dans une sécurité fort avantageuse pour le déposant, mais trop coûteuse pour l’État. Avec des sommes variant de 1,000 à 2,000 francs, vous pouvez acquérir de 30 à 60 francs de rente française 3 pour 100, de deux à quatre obligations de nos grandes compagnies de chemins de fer, de la ville de Paris ou du Crédit foncier de France ; est-ce là de l’épargne en germe ou de l’épargne déjà formée ? Cette grande réforme accomplie, l’afflux des capitaux arrêté, les caisses d’épargne ramenées à un rôle modeste, rien n’était aussi aisé que de laisser à leur action locale un jeu un peu plus libre, de détendre les lisières qui les enserrent, d’élargir le cercle des placemens, de faire un essai de décentralisation, de rendre la main aux initiatives individuelles.
Voyons maintenant ce qu’a fait la chambre, guidée à la fois par sa commission, par le ministre des finances, par les socialistes d’État, et par le souci de jeter de la poudre aux yeux des électeurs.
Elle a commencé par river plus fortement que jamais la chaîne qui unit les caisses d’épargne à la Caisse des dépôts et consignations. De peur qu’on ne se méprît sur la nature du lien, on l’a déclaré obligation légale : désormais les caisses d’épargne sont tenues de verser tous leurs fonds à la Caisse des dépôts, qui seule les gérera, en disposera, et en paiera l’intérêt aux caisses. Ce qui signifie, en bon et franc langage, qu’il n’y a plus en France qu’une seule caisse d’épargne, la Caisse des dépôts et consignations, dont toutes les autres caisses d’épargne, les ordinaires ou privées, comme la caisse nationale ou postale elle-même, ne sont plus que des succursales.
La chambre a décidé ensuite que le maximum des dépôts resterait fixé à 2,000 francs, et que l’intérêt payé serait le plus élevé possible, c’est-à-dire calculé sur le rendement du portefeuille, et que la Caisse recevrait ainsi chaque année des sommes considérables, 200 ou 300 millions, avec lesquels elle achèterait toujours des rentes, à quelque prix que celles-ci fussent élevées, à 100 francs, 105, 110 s’il le faut, comme à 98, et que l’on se glorifierait toujours davantage de l’énorme plus-value donnée — sur le papier — par cette hausse échevelée au portefeuille de la Caisse des dépôts et consignations.
Enfin la chambre, après tant de contresens économiques, en a commis un plus étonnant encore que tous les autres, en statuant que la Caisse des dépôts pourrait employer une partie de ses fonds en prêts directs aux communes, aux départemens et aux chambres de commerce. La majorité ne pouvait hésiter devant ce grossier appât à jeter aux communes ; elle n’a pas hésité, en effet, sans considérer que son étrange fantaisie risquait de mettre en un complet désarroi les finances départementales, d’immobiliser plus que jamais les fonds des caisses d’épargne, de faire perdre 20 ou 25 millions de francs par année au trésor, et, par surcroît, de ruiner le Crédit foncier.
C’est un fait notoire que les communes et les départemens ont déjà beaucoup trop de dispositions à s’endetter outre mesure. Aujourd’hui, lorsqu’une de nos divisions territoriales et administratives a obtenu du parlement l’autorisation de contracter un emprunt, elle est obligée de s’adresser à un établissement de crédit, généralement au Crédit foncier, qui transforme sa créance en titres négociables sur lesquels l’État prélevé un impôt. Il en résulte que ces opérations sont assez onéreuses malgré les taux modérés d’intérêt auxquels elles peuvent être effectuées, et que départemens et communes hésitent avant de s’engager. Mais aujourd’hui la chambre leur dit : ne vous restreignez plus dans vos dépenses ; lancez-vous dans les travaux publics ; je vous ouvre le plus vaste réservoir de capitaux du monde entier, la Caisse des dépôts et consignations. Puisez-y largement, sans crainte ; là vous trouverez à emprunter au plus juste prix, à 1 pour 100 moins cher qu’au Crédit foncier.
Communes et départemens ne se le feront pas dire deux fois. Les emprunts se succéderont sans nombre non-seulement pour des dépenses nouvelles, mais pour le remboursement des emprunts contractés naguère au Crédit foncier à un taux d’intérêt plus onéreux. Ainsi, d’un côté, le gaspillage organisé ; de l’autre, une concurrence ruineuse instituée par l’État contre un établissement de crédit dont le gouverneur est nommé par l’État et dont la solidité et la prospérité sont des élémens essentiels au maintien de la fortune publique.
Exagérons-nous ? Le portefeuille actuel des prêts communaux au Crédit foncier est d’environ 1,200 millions de francs. Ce portefeuille rapporte une somme minime, environ 1,800,000 francs, 15 centimes pour 100 francs, frais déduits. Les prêts sont représentés par des obligations que le Crédit foncier a dû émettre au-dessous du pair, et qu’il devra plus tard rembourser au pair. Si on donne aux communes et départemens la faculté d’emprunter directement à la Caisse des dépôts et consignations, sans création de titres négociables, passibles de l’impôt, on décrète pratiquement, pour le Crédit foncier, la perte de son portefeuille de prêts communaux : ceux-ci seront tous remboursés, et le Crédit foncier devra à son tour rembourser immédiatement au pair toutes les obligations correspondantes. L’écart entre la valeur des primes de remboursement payées dès maintenant par anticipation et celle que le jeu régulier de l’amortissement à long terme attribue aux mêmes primes est évalué à 150 millions au moins. Comment veut-on que le Crédit foncier soit exposé à une perte de cette importance sans qu’il en résulte un ébranlement pour tout le marché de Paris ? Mais nos députés ont bien songé vraiment à toutes ces conséquences ; une occasion de faire miroiter l’espoir de faciles emprunts aux yeux des maires de leur arrondissement, voilà tout ce qu’ils ont vu dans cet affaire.
Notez que c’est le gouvernement qui a imposé au Crédit foncier le service, si peu rémunérateur, des prêts communaux. Pourrait-il aujourd’hui l’en dessaisir sans l’indemniser des pertes que lui infligerait la dépossession ?
On voit où l’inexpérience, le mépris ou l’ignorance des plus simples notions économiques, ont conduit la chambre, que le gouvernement aurait dû guider avec plus d’énergie et arrêter sur une pente fâcheuse, s’il n’était lui-même dominé par l’obsédante pensée de faire servir à tout prix les colossales disponibilités des caisses d’épargne à une exaltation dangereuse du crédit public.
Il se peut que, dans l’intervalle de la première à la seconde lecture, la réflexion reprenne ses droits et qu’un assez grand nombre de députés, comprenant le danger des résolutions prises, se décident à défaire ce qu’ils ont fait et à repousser l’amendement Siegfried, malgré la présomption créée en sa faveur par un premier vote. Si l’on ne va pas jusque-là, une majorité peut se réunir sur l’amendement Léon Say, retiré par son auteur, au moment où il allait être mis en discussion, mais destiné à réapparaître au cours de la seconde délibération. Dans le premier cas, la Caisse des dépôts et consignations pourrait employer une partie de ses fonds en obligations négociables représentant des prêts aux communes, départemens et chambres de commerce ; dans le second, elle pourrait consentir à ces corps constitués des prêts directs, mais seulement jusqu’à concurrence d’une somme de 20, 40 ou 50 millions chaque année. Le préjudice causé au Crédit foncier serait par là sensiblement atténué ; mais on tomberait dans un nouvel inconvénient, grave encore et d’une dangereuse portée politique. La somme à affecter aux prêts étant limitée, la concession de ces prêts risque d’être accommodée aux convenances électorales, plus qu’à l’étendue ou à l’intensité réelle des besoins. L’intrigue, la protection, auront un libre jeu ; on institue pour cette branche d’opérations un régime de faveur et d’arbitraire.
Sous quelque jour qu’on examine la loi, telle qu’elle sort de cette première lecture où la discussion a été si heurtée, si incohérente, si peu dominée par les vrais principes et par les nécessités du fait, on ne peut trouver à louer le travail parlementaire accompli. On espérait une diminution des responsabilités de l’État ; ces responsabilités seront plus lourdes que jamais. Les voix les plus autorisées ont pu proclamer, sans exciter dans la chambre la plus faible émotion, que ce que l’on votait conduisait fatalement à une banqueroute morale. Ministre, rapporteur, opposans, tous ont été d’accord sur un point, que les déposans étaient assurés d’être remboursés dans tous les cas, sauf dans ceux de guerre ou de révolution, c’est-à-dire justement quand les remboursemens seraient le plus nécessaires. On s’était flatté devoir la chambre donner quelque liberté d’action aux caisses d’épargne ordinaires ; la loi nouvelle les attache plus étroitement que par le passé à l’action toute -puissante de l’État. Elles conservaient quelques apparences d’autonomie, on les transforme en simples succursales de la Caisse des dépôts, on leur refuse même la plus petite part dans le choix des emplois pour leur fortune personnelle.
Plus que jamais triomphe la conception de l’État dépositaire des épargnes populaires, de l’État banquier unique, non plus seulement des déposans isolés, mais des communes, des départemens, des chambres de commerce, de l’État absorbant chaque année les sommes énormes qui auraient pu vivifier le commerce, l’industrie et l’agriculture, de l’Etat garantissant à huit millions de livrets, à la fois la sécurité du capital, l’élévation du taux de l’intérêt et même le remboursement à vue, aussi longtemps que ce remboursement ne sera pas demandé en masse, de l’État, maître de tout, du marché de la rente, comme du crédit aux communes, compromettant la prospérité d’un établissement placé sous sa sauvegarde, sollicitant l’épargne privée et offrant une prime à la prodigalité communale.
Laissons le dernier mot à M. Hubbard, qui, dans ce débat, s’est très vaillamment, bien que si vainement escrimé contre l’esprit de centralisation à outrance, et qui osait demander un peu plus de liberté pour les caisses d’épargne : « Je sais bien que la tutelle existe d’un bout à l’autre de notre code, qu’elle est dans l’esprit d’une foule de nos institutions administratives, que l’État l’étend sur toutes les initiatives, sur toutes les parcelles du territoire, sur tous les départemens, sur tous les établissemens, les empêche de se livrer à toute initiative et les force à se plier à sa doctrine. C’est un état de choses contre lequel nous ne cessons de protester. »
Telle est bien la morale qui se dégage des solutions, — provisoires encore heureusement, — données à la question des caisses d’épargne. Toutes les énergies de la France en tutelle, c’était la pure doctrine napoléonienne, — et nous sommes en république.
AUGUSTE MOIREAU.
- ↑ Voir la Revue du 1er janvier 1891, la Caisse des dépôts et consignations.