Le Programme de la Paix
Après les deux guerres formidables qui ont éclaté coup sur coup depuis cinq ans, et qui nous ont coûté tant d’hommes et tant d’argent, on ne peut qu’accueillir avec une joie profonde l’annonce d’une nouvelle ère de paix et de travail. Le monde a suffisamment vu ce qu’a su faire notre incomparable armée pour défendre l’indépendance de l’empire turc et pour donner la Lombardie au Piémont. La France va enfin s’occuper d’elle-même et réaliser le célèbre programme : l’empire, c’est la paix. Notre alliance avec l’Angleterre, un moment compromise, est devenue subitement plus intime que jamais, et les pompeux éloges que les journaux anglais ont prodigués à notre gouvernement donnent lieu de croire que cette union rajeunie sera durable. En même temps la paix conclue à Zurich avec l’Autriche, en exécution des préliminaires de Villafranca, va sans doute nous permettre de retirer nos troupes d’Italie. Certes, si nous ne déclarons pas une nouvelle guerre, personne ne nous la déclarera. Nous pouvons donc substituer sans crainte au laurier stérile des batailles les fruits bienfaisans de la paix.
Ce qui domine dans le nouveau programme tracé par une main toute-puissante, c’est l’intention d’appliquer plus complètement désormais au gouvernement des intérêts nationaux les principes de l’économie politique. Nul ne peut recevoir cette assurance avec plus de satisfaction que les économistes. Il y a bien encore, dans l’exposé de ce grand projet, quelques parties que la théorie économique ne saurait approuver; mais ces accessoires perdent beaucoup de leur importance devant la donnée générale. L’opinion publique ne s’y est trompée, ni en France, ni à l’étranger. Ce que tout le monde a vu et compris du premier mot, c’est la tendance marquée vers une plus grande liberté de commerce et d’industrie, en attendant cet autre genre de liberté qui doit former un jour le couronnement de l’édifice, et qui ne peut manquer de suivre tôt ou tard la première, car tout s’enchaîne dans le développement successif des élémens de la prospérité publique.
Qu’il nous soit permis cependant d’exprimer avant tout une réserve et un regret. Fermement attachés au principe de liberté, en économie comme en politique, nous n’en comprenons le triomphe que par la discussion. Tout ce qui tend à l’imposer par voie d’autorité nous paraît contraire au principe même. Lorsque le free trade l’a emporté en Angleterre, il n’a réussi que par la puissance de l’opinion, après une série d’enquêtes et de libres luttes, qui ont fini par dégager la vérité. Ses promoteurs n’ont jamais demandé à la reine Victoria de décréter à elle seule cette innovation si contestée, eux-mêmes ne l’auraient pas acceptée de ses mains. Une enquête nouvelle n’aurait, dit-on, rien produit en France. Qu’en sait-on? L’enquête de l’année dernière sur la législation des céréales a précisément prouvé le contraire, en montrant que les idées de liberté commerciale font de grands progrès parmi les agriculteurs, puisqu’une question qui les trouvait autrefois unanimes dans leur opposition les trouve aujourd’hui partagés.
Quand même une discussion analogue n’aurait pas dû avoir tout à fait le même succès auprès des manufacturiers, était-ce une raison suffisante pour s’en passer? Si l’enquête n’avait pas amené la solution de toutes les questions, elle en aurait toujours éclairé quelques-unes ; on aurait fait quelques pas de plus, et on en aurait préparé d’autres pour un avenir plus ou moins rapproché. Y avait-il donc un tel péril en la demeure qu’il devînt urgent et nécessaire de tout faire à la fois? La nouvelle révolution économique, puisque c’est le mot consacré, ne portera, selon nous, aucune des conséquences extrêmes qu’on lui attribue des deux parts. Considérée en elle-même, elle est certainement un bien, mais dont les effets seront peu sensibles, au moins à l’origine. Le système protecteur n’était plus, quoi qu’on en dise, la base de notre organisation économique. Une nation qui fait annuellement avec le reste du monde pour quatre milliards d’échanges ne peut pas être considérée comme vivant dans l’isolement commercial. Notre commerce extérieur s’accroissait avec rapidité, puisqu’il a quintuplé depuis 1815, et, sans aucun doute, il aurait grandi encore dans tous les cas. Est-il besoin de rappeler ici les principales lois, votées après discussion préalable, qui ont successivement amélioré notre régime douanier : sous la monarchie constitutionnelle, la loi du 9 février 1832, qui a organisé sur de larges bases les entrepôts et le transit; celle du 15 avril de la même année, qui a supprimé la prohibition éventuelle d’entrée et de sortie pour les grains; celles des 2 et 5 juillet 1836, rendues à la suite de l’enquête de 1834, qui ont aboli plusieurs prohibitions et réduit les droits sur un grand nombre d’articles; celle du 25 juin 1840, portant approbation du traité avec la Hollande; celle du 6 mai 1841, qui a prononcé encore de nouvelles réductions; celles de 1845 et 1846, approbatives des conventions passées avec la Belgique et la Sardaigne; celle de 1847, qui a suspendu pour la première fois l’échelle mobile; sous la république, le renouvellement du traité de 1843 avec la Sardaigne et l’approbation du traité de 1847 avec les Deux-Siciles; sous l’empire enfin, les lois de 1856, 1857 et 1859, qui ont consacré de nouvelles et nombreuses réductions de droits?
Sans doute ces victoires successives ont été disputées pied à pied, surtout sous la monarchie parlementaire. Les ministres les plus éclairés et les plus fermes se sont vus contraints de céder sur bien des points pour en gagner d’autres. Sous tous les gouvernemens, une coalition habile et puissante, retranchée dans le sein des chambres législatives, n’a cessé de tenir en échec le pouvoir. Toutes les fois que le drapeau de la liberté commerciale s’est élevé quelque part, on l’a violemment abattu et foulé aux pieds ; mais si la théorie était honnie et proscrite, l’application l’était moins. Dieu merci. Malgré ces résistances passionnées, on a toujours marché depuis trente ans dans le sens de la liberté, si bien que ce qui reste à faire ne saurait se comparer à ce qui s’est fait, en matière de douane du moins.
Le sentiment national a toujours montré une susceptibilité particulière quand il s’est agi de traités de commerce avec les nations étrangères et spécialement avec l’Angleterre. Renfermée dans des limites raisonnables, cette répugnance se comprend et se justifie. Les Anglais, bien plus avancés que nous en connaissances économiques, viennent de montrer qu’ils la partagent. Quand une nation réforme chez elle son tarif, elle n’a de compte à rendre qu’à elle-même; elle peut, si elle s’aperçoit qu’elle se trompe, revenir sur ses pas. Quand elle s’est liée par un engagement bilatéral, elle ne le peut plus. Si cette considération ne suffit pas pour faire exclure systématiquement tout traité de commerce, elle doit au moins apprendre aux gouvernemens à n’aborder qu’avec une extrême prudence ces négociations délicates.
Loin de nous la passion aveugle qui anime contre l’Angleterre tant de Français égarés. Nous avons toujours aimé, toujours désiré l’alliance; nous la croyons également commandée par les intérêts des deux parties et par l’intérêt plus grand encore de l’humanité tout entière. Seulement, pour la cimenter, un traité ne paraissait pas nécessaire. La France et l’Angleterre ne l’ont pas attendu pour se lier par un commerce actif; ce commerce s’élève aujourd’hui à 700 millions par an, et il ne cesse de s’accroître; depuis dix ans seulement, il a doublé. Qu’on cherche à l’activer encore par des réductions réciproques de tarifs, rien de. mieux; qu’on s’entende pour prononcer à la fois ces réductions des deux parts, rien de mieux encore. Le danger consiste uniquement à s’engager pour l’avenir. L’alliance même peut en souffrir à cause des craintes, exagérées sans doute, mais profondes, que suscitent chez nous de pareils engagemens avec une nation riche et hardie dont on redoute l’esprit d’entreprise. L’indépendance dans la bonne harmonie, voilà la vraie politique des deux gouvernemens.
Définitif en ce qui concerne la France, en vertu des pouvoirs extraordinaires que l’empereur tient de la constitution, le traité est en ce moment soumis à l’approbation du parlement anglais. Nous ignorons quel en sera le sort, car il soulève une assez vive opposition. Nous allons raisonner dans l’hypothèse la plus probable, celle de l’adoption. Il ne contient d’ailleurs qu’une partie du nouveau programme, la plus importante, il est vrai.
Commençons par les matières premières, qui vont désormais, dit-on, entrer en franchise de droits. Cette annonce serait des plus heureuses, si elle apportait un changement notable à ce qui existe; mais il paraît difficile d’en attendre une influence appréciable sur les prix, quelque chose comme l’inauguration de la fameuse vie à bon marché. C’est ici surtout que ce qui reste à faire n’est rien auprès de ce qui est fait. Les matières premières sont de plusieurs sortes : celles qui servent à la subsistance publique, comme la viande et le blé; celles qui servent à la confection des tissus, comme la soie, la laine, le coton, le fin et le chanvre; celles qui servent aux autres industries, comme le bois, la houille, les minerais.
Pour la viande, il n’y a rien à faire, puisque l’ancien droit protecteur, soit sur les animaux vivans, soit sur les viandes fraîches et salées, a été supprimé depuis six ans. Pour le blé, il est maintenant démontré par les faits que l’échelle mobile n’exerce sur les prix qu’une action insensible, et qui se résout beaucoup plus en baisse qu’en hausse, par les obstacles qu’elle met à l’exportation et par la désorganisation qu’elle apporte dans le commerce des grains. Elle vient d’ailleurs d’être rétablie, et on ne parle pas de l’abolir.
Pour les soies, les lins et les chanvres, il n’y a rien à faire, le droit actuel étant nominal. Pour les laines, la question prend plus d’importance en apparence, elle n’en a aucune en réalité. On avait essayé dans d’autres temps de protéger les laines françaises par un droit de 30 pour 100 sur les laines étrangères; ce droit a été successivement réduit de manière à n’être plus en réalité que de 6 ou 7 pour 100. Sur une introduction totale de 400,000 quintaux métriques de laines, valant au moins 120 millions de francs, les droits perçus se sont élevés à 7,600,000 francs en 1859. Il importe fort peu aux laines indigènes, comme à la fabrication des lainages, qu’un pareil droit soit maintenu ou non. Le trésor lui-même y a fort peu d’intérêt, en ce sens que, la plus grande partie des droits perçus étant restituée au moyen de la combinaison justement suspecte du drawback, l’émolument réel du trésor se réduit à un ou deux millions au plus. La suppression du droit aura cet avantage qu’elle nous débarrassera du drawback. Voilà tout. Le prix des laines indigènes n’en sera pas diminué d’un centime, et le consommateur n’y gagnera rien.
Pour les cotons, le droit est plus élevé. Sur une importation totale de 816,000 quintaux métriques de coton brut, valant ensemble 150 millions au moins, il a été perçu en 1859 pour 19 millions de droits, soit 12 pour 100 environ. La valeur du coton brut entrant pour un tiers dans la valeur moyenne des cotonnades, la diminution possible sur le prix de ces tissus, par la suppression complète du droit, serait de 4 pour 100. Ce qui coûte aujourd’hui 100 francs n’en coûterait donc que 96, à la condition toutefois que le consommateur profite de toute la réduction, et il est probable que le producteur américain, le marchand en gros, l’armateur, le fabricant, le marchand au détail, chercheront à en prendre leur part. L’importation du coton a fait déjà d’immenses progrès depuis quarante ans : de 12 millions de kilos en 1816, elle s’est élevée à 82 millions de kilos en 1859; elle ne peut guère aller plus vite. Le coton étant d’ailleurs un produit exotique qui n’a, pas en France de similaire, la question de protection est ici hors de cause, et la suppression du droit n’a jamais trouvé de contradicteurs que parmi ceux que préoccupe l’équilibre du budget.
Pour les bois et les minerais, il n’y a rien à faire, les uns et les autres entrant déjà en franchise de droits, ou à peu près. On peut au contraire réclamer, comme conséquence du principe, l’abolition de la prohibition de sortie qui frappe nos bois et nos écorces. Restent les houilles.
Il est entré 50 millions de quintaux métriques de houilles en 1859, et les droits perçus se sont élevés à 10 millions de fr., soit 20 centimes en moyenne par quintal métrique. Là aussi, les anciens droits protecteurs ont disparu depuis longtemps. Le droit actuel varie, comme on sait, suivant les zones : il est de 10 centimes sur la frontière d’Allemagne, de 15 sur celle de Belgique, de 30 sur la côte de l’Océan qui fait face à l’Angleterre, plus les deux décimes de guerre. Le droit sur les houilles anglaises est réduit par le traité au même taux que sur les houilles belges, c’est-à-dire à 15 centimes. Le prix de la houille est avant tout une question de transport. Le quintal métrique, qui vaut en moyenne 1 franc sur le carreau de la mine, se vend 2 francs, 3 francs, 4 francs, 5 francs, et même 6 francs aux consommateurs, suivant qu’ils sont plus ou moins éloignés du lieu de production. Que peut faire sur ces prix une différence de 15 centimes, portée à 18 par le double décime? Il suffit d’une distance de quelques lieues pour grever la houille de frais de transport équivalens, surtout quand une partie, même très faible, du trajet se fait par les routes de terre.
Quelques journaux ont avancé que le droit actuel sur les houilles anglaises était prohibitif. Voici qui prouve le contraire : l’introduction des houilles anglaises n’a pas atteint en 1859 moins de 12 millions de quintaux métriques, et elle aurait certainement continué son mouvement ascensionnel sous l’empire du droit existant. Cette importation va sans doute s’accroître encore par la réduction du droit; tant mieux, nous en avons grand besoin. Les houilles belges entraient au même droit; elles ne suffisent plus. Les houilles françaises, quels que soient leurs progrès, peuvent de moins en moins alimenter la consommation nationale. Depuis 1815, la consommation totale de la houille a décuplé en France; elle s’est élevée de 12 millions de quintaux à 120, La houille française en fournissait les trois quarts en 1815, ou 9 millions de quintaux sur 12; elle n’en fournit plus aujourd’hui que les sept douzièmes, ou 70 millions sur 120. Suivant toute apparence, la consommation doit quintupler au moins d’ici à la fin du siècle, et il y a place pour tout le monde dans cet immense débouché. La houille servant à transporter la houille, notre production houillère elle-même est intéressée à tout ce qui peut réduire les prix et par conséquent les frais de transport.
Le nouveau régime ne peut donc avoir aucun effet sur le prix des matières premières, excepté le coton et la houille, et même, pour ces deux articles, l’amélioration sera peu sensible. Les défenseurs de la liberté commerciale n’ont pas tout à fait perdu leur temps jusqu’ici, puisqu’ils sont arrivés à faire réduire les droits sur les matières premières à des taux insignifians. La presque totalité de nos importations, qui atteignent aujourd’hui deux milliards, se compose de matières premières : à quoi il convient d’ajouter que la franchise absolue de tout droit, même pour les matières premières, n’a jamais été considérée comme nécessaire. Tant qu’il y aura des impôts établis sur les denrées d’origine française, il est juste d’en établir aussi sur les denrées d’origine étrangère. On a toujours reconnu qu’un droit fiscal de 5 pour 100 sur les matières premières n’avait rien que de légitime[1], La législature est restée libre pour ce qui concerne le droit actuel sur la laine et le coton, dont la suppression n’est pas stipulée dans le traité. Cette suppression priverait le trésor d’une vingtaine de millions par an, drawbacks déduits, sans compensation possible. Une simple réduction vaudrait peut-être mieux.
On range depuis quelque temps dans les objets de première nécessité les sucres et les cafés. Ce n’est pas ainsi qu’on les avait considérés jusqu’ici; on avait cru pouvoir les imposer fortement, comme objets de luxe. Le droit perçu doublait la valeur de la denrée, et le revenu annuel du trésor s’élevait à cent millions sur les sucres et à trente millions sur les cafés. Il s’agit maintenant, dit-on, de réduire le droit de moitié, ce qui constituerait le trésor en perte de soixante-cinq millions par an; mais ce déficit serait probablement regagné assez vite, car une diminution d’un quart sur le prix vénal des sucres et des cafés ne pourrait que donner un nouvel essor à la consommation, qui a déjà décuplé depuis 1815 malgré les droits élevés. Ici l’amélioration serait réelle. Il y a d’ailleurs, pour les sucres surtout, une considération décisive. Nous consommons trois sortes de sucre, le sucre colonial, le sucre étranger, le sucre indigène. Le droit perçu sur chacun des trois devra évidemment être réduit dans la même proportion. Or le transport des sucres coloniaux et étrangers a une importance de premier ordre pour notre navigation maritime, et l’importance agricole des sucres indigènes est plus grande encore. En facilitant la consommation du sucre, on donnera un sérieux encouragement à deux de nos principales industries, l’agriculture et la navigation. Cette réduction était depuis longtemps demandée, elle ne pouvait manquer d’arriver. Comme pour le coton, la question est toute fiscale et n’a rien de commun avec la protection.
Passons maintenant aux produits manufacturés, les seuls qui soulèvent la question du système protecteur.
D’abord se présentent les prohibitions. Malgré des améliorations successives, nous frappons encore d’exclusion absolue les fils et tissus de laine, les fils et tissus de coton, les vêtemens confectionnés, les peaux préparées, les plaqués, la coutellerie, la poterie, les verres et cristaux, les voitures suspendues, la tabletterie, etc. Il n’y a qu’un mot pour caractériser ce système d’exclusion : il déshonore notre tarif. La prohibition est un des plus tristes legs de la révolution et de l’empire; elle a pris naissance en 1793, lors de la guerre de la convention contre l’Angleterre, et s’est tout à fait enracinée sous l’empire, à l’abri des absurdités du blocus continental. Au retour de la paix, la restauration a eu le tort de maintenir cette mesure de guerre; elle n’a pas tardé à s’en repentir. Dès 1816, M. de Saint-Cricq proposait de supprimer les prohibitions et de les remplacer par un droit de 15 à 18 pour 100; cette offre fut repoussée par les chambres. Sous la monarchie de 1830, la même tentative a été faite à plusieurs reprises par le gouvernement, qui a fini par arracher plusieurs concessions de détail, mais qui n’a pu ébranler le principe. En 1847 cependant la question avait paru mûre, et un projet de loi avait été présenté, qui portait un coup décisif à la prohibition; ce projet a disparu dans la malheureuse révolution de février, qui a ajourné tant d’œuvres utiles. Le gouvernement impérial l’a repris en 1856, mais a cru devoir l’ajourner encore devant l’opposition présumée du corps législatif.
Il est à regretter que cette question se présente aujourd’hui, compliquée des appréhensions que suscite un engagement international. Livrée à elle-même, le gouvernement l’eût probablement emportée en 1856, s’il avait insisté, et plus probablement encore le succès eût été complet et définitif en 1861. Le traité n’en a pas avancé le moment, puisque la levée des prohibitions n’aura lieu qu’à la même époque. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons qu’applaudir au principe. Toutes les nations ont renoncé à cet engin barbare, le tour de la France doit venir enfin. Que le traité devienne exécutoire ou non, il est bien à désirer que des mesures législatives, librement adoptées après examen contradictoire et public, lèvent la prohibition pour les marchandises étrangères de toute origine, comme pour les marchandises anglaises.
Quant à l’effet, il sera nul, ou peu s’en faut. La prohibition a fait beaucoup de mal depuis quarante ans, en retardant le progrès de nos industries; aujourd’hui elle n’est plus qu’inutile. La concurrence intérieure a fini par produire à la longue les mêmes résultats qu’aurait produits plus tôt la concurrence étrangère. Nos manufactures sont devenues, en dépit de la prohibition, assez puissantes pour ne craindre désormais personne. Même sans parler des expositions universelles de Londres et de Paris, qui ont démontré jusqu’à l’évidence la supériorité de la plupart de nos produits, nous en avons tous les jours sous nos yeux une preuve sans réplique. Nous rencontrons sur les marchés étrangers la concurrence des marchandises prohibées chez nous, et nous en triomphons. La presque totalité de nos exportations, qui atteignent aujourd’hui deux milliards, se compose de produits manufacturés. Nous exportons pour 200 millions de tissus de laine, pour 75 millions de tissus de coton, pour 100 millions de tabletterie, pour 100 millions de peaux ouvrées, pour 70 millions de vêtemens, pour 30 millions de poteries et de cristaux, etc. Puisque nous soutenons la concurrence à l’étranger, malgré les droits d’entrée et les frais de transport, nous la soutiendrons bien chez nous sans tous ces frais. Le traité conserve d’ailleurs un droit protecteur de 25 à 30 pour 100, qui suffit et au-delà. En Algérie, les prohibitions sont déjà supprimées et remplacées par le même droit, et il n’entre presque pas de marchandises étrangères. Il en sera de même en France, on peut y compter.
Un seul article fait question, c’est le fer. Les fers étrangers ne sont pas précisément prohibés, mais ils sont encore frappés, après des réductions successives, d’un droit de 12 francs par quintal métrique, à peu près prohibitif. Le traité de commerce réduit les droits sur le fer de provenance anglaise à 7 francs jusqu’au 1er octobre 1864, et à 6 francs à partir de cette époque, tous décimes compris. Dans le cours ordinaire des choses, ces droits suffiraient pour sauvegarder la production nationale; mais on ne peut se dissimuler que la réduction arrive dans un moment inopportun. C’est en 1853 et 1854, quand le prix des fers français avait dépassé toutes les bornes, qu’il fallait réduire les droits; en abaissant d’un tiers au moins le prix des rails, on aurait rendu moins coûteuse l’exécution des chemins de fer, et, ce qui n’aurait pas eu moins d’à-propos, on aurait évité de donner à nos forges des bénéfices excessifs et temporaires, qui ne pouvaient pas se soutenir. Aujourd’hui la consommation s’étant fortement réduite par la crise commerciale qui a suivi les guerres d’Orient et d’Italie, le prix des fers a baissé, et à la prospérité artificielle des années précédentes a succédé pour les forges un état de malaise et de souffrance que le traité avec l’Angleterre vient aggraver.
Un des plus grands inconvéniens du système protecteur, c’est de créer pour les industries protégées une sorte de droit acquis, qui ne permet pas de les livrer tout à coup aux hasards de la concurrence après les avoir habituées à un autre régime. Sans aucun doute, si la protection n’avait jamais existé, nos forges seraient aujourd’hui beaucoup plus prospères, comme toutes les industries dont le fer est la matière première. Fondées dans des conditions naturelles que rien ne pourrait ébranler, exercées, fortifiées par un régime de liberté, favorisées par un plus grand nombre de communications perfectionnées, dont le fer à meilleur marché aurait facilité l’établissement, elles auraient traversé depuis longtemps la période débile des débuts. Malheureusement il n’en est pas ainsi : elles ne sont pas arrivées, comme les industries des tissus, à ce point où la concurrence intérieure a produit les mêmes effets que la concurrence étrangère. Affaiblies par la protection, elles ont encore besoin d’être défendues contre les fers anglais. Nous ignorons, faute d’enquête préalable, jusqu’à quel point elles le seront par les nouveaux droits. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il serait douloureux pour les partisans de la liberté commerciale de voir inaugurer le triomphe de leurs idées par des catastrophes dans une de nos plus vitales industries. Si ce malheur arrivait, nous ne pouvons que décliner d’avance toute solidarité. Ce n’est pas la doctrine de la libre concurrence, c’est la manière dont elle est appliquée qui peut seule être responsable des conséquences possibles d’une trop grande précipitation.
Nous avons rapidement passé en revue tout ce qui touche à notre régime douanier. On voit maintenant pourquoi nous n’attendons pas de grands résultats de la réforme annoncée, et pourquoi nous aurions préféré la voir s’accomplir, même au prix de quelques retards, par les moyens ordinaires de la discussion. Le fait capital, véritablement important, c’est l’abandon formel du principe protecteur. Voilà un grand pas assurément, même quand les applications immédiates n’auraient que peu de portée; mais il ne sera véritablement certain qu’autant que l’opinion publique l’aura sanctionné. Il faut toujours en revenir à la discussion : mieux eût valu l’avoir avant qu’après. N’oublions pas qu’en pareille matière le mal d’imagination a sa gravité. La protection, excepté pour le fer, n’est plus qu’une fausse apparence, un mot vide de sens, qui peut disparaître sans inconvéniens comme sans grands avantages; mais les esprits n’y sont pas préparés, et tant que la discussion ne les aura pas éclairés, ils peuvent s’alarmer outre mesure. C’est ce qu’il eût été désirable d’éviter.
Parmi les fantômes qu’éveille ce mot si redouté de libre échange, il en est un, le plus effrayant de tous, qu’il faut absolument dissiper. On a cru, sur la foi de quelques paroles imprudentes, que chaque nation avait un nombre très limité d’industries naturelles que la libre concurrence entre les peuples laisserait seules debout. De là chez chaque producteur la crainte de se trouver parmi les industries condamnées, et l’imagination aidant, on arrivait bien vite à se persuader qu’en France aucune production, ni industrielle, ni même agricole, ne pouvait se soutenir sans protection. Cette illusion singulière a fait tout le mal. On ne saurait redire assez qu’il n’en est rien, que la Providence a rendu au contraire les grandes industries possibles partout à la fois, qu’au lieu d’être la règle, les produits réellement localisés sont l’exception, et que, pour ceux-là, la protection ne peut rien. Nous aurons beau faire, nous ne parviendrons jamais à produire ce qui ne peut venir que sous le climat des tropiques. Quant aux objets de grande consommation, le commerce extérieur, même le plus libre, ne peut fournir qu’un appoint; avant tout, chaque peuple trouve dans son propre sol et dans son propre travail ce qui lui est le plus nécessaire, et l’économie des frais de transport suffit pour que les producteurs nationaux aient un privilège naturel sur tous les autres. On le voit bien maintenant par ce qui se passe pour celles de nos industries qui ne sont pas protégées ou qui ne le sont que de nom, et notamment pour l’agriculture.
Une crainte d’un autre genre préoccupe en ce moment quelques esprits. La réduction considérable accordée par les Anglais sur le droit d’entrée qui frappait nos vins arrive aussi dans un moment peu opportun; le vin étant aujourd’hui rare et cher en France, on s’est imaginé qu’il allait devenir tout à coup plus rare et plus cher. Qu’on se rassure. Les habitudes d’un grand peuple ne changent pas en un jour; le goût du vin français ne pénétrera que lentement dans la masse de la population anglaise, accoutumée à d’autres boissons. En même temps la production du vin s’accroîtra chez nous, car nous avons encore bien des terres improductives qui peuvent se transformer en vignobles, et le fléau qui a atteint la vigne ne durera pas; toujours. Ceux de nos vins qu’on a brûlés jusqu’ici pour faire de l’eau-de-vie fourniront au besoin un bon supplément. L’extension des débouchés amènera nos producteurs à perfectionner leurs procédés de culture et de fabrication. Ce sont d’ailleurs les droits et les frais de toute nature qui grèvent le prix du vin pour la plupart des consommateurs; la valeur du vin lui-même n’y entre que pour une faible part.
Nous ne dirons que quelques mots sur les autres parties du programme. La lettre impériale insiste avec grande raison sur la nécessité impérieuse de nouvelles voies de communication. Là est en effet l’intérêt principal de l’agriculture et de l’industrie. Avant 1848, un crédit annuel de 150 millions figurait au budget pour les travaux publics ; ce crédit avait été considérablement réduit, il serait bien utile de le rétablir. Par sommes gigantesques se comptent les travaux dont la France a besoin pour s’élever au niveau de la plupart de ses voisins. Le réseau actuel des chemins de fer a coûté quatre milliards, dont trois à la charge des compagnies et un à la charge de l’état. L’étendue de ce réseau doit être plus que doublée pour suffire aux besoins les plus pressans; c’est donc encore une dépense de quatre milliards qu’il faut s’imposer pour ce seul objet, et l’état, suivant toute apparence, sera encore appelé à y concourir, comme il a concouru au réseau existant. En même temps, il a à terminer les routes, les ports, les canaux, et à exécuter les travaux prescrits par une autre lettre impériale pour parer aux ravages périodiques des inondations.
On annonce l’intention de réduire autant que possible les frais de transport et d’établir à cet effet une juste concurrence entre les chemins de fer et les canaux. Cette partie du programme est des plus séduisantes, mais en même temps des plus difficiles à réaliser. Les trois quarts au moins de nos canaux se concentrent dans un quart du territoire ; trente-six départemens n’en ont pas du tout, trente autres en ont si peu qu’il ne vaut pas la peine d’en parler. Non-seulement la concurrence est impossible partout où les canaux n’existent pas, mais même pour quelques-uns des canaux existans les chemins de fer ont pris leurs précautions. Tels sont le canal latéral à la Garonne et le canal des deux mers, qui. appartiennent aujourd’hui, le premier en toute propriété, le second par un bail à long terme, à la compagnie des chemins de fer du Midi. La concurrence ne pourra réellement s’établir que dans dix ou douze départemens, et là elle existe déjà.
On paraît, il est vrai, disposé à supprimer tout à fait les droits de péage sur les canaux; ces droits suffisent à peine aujourd’hui à l’entretien de nos voies artificielles de navigation. Il serait sans doute fort heureux qu’on pût supprimer d’un mot les frais en toute chose; mais puisque nous sommes disposés à suivre désormais les règles d’une bonne économie politique, nous ne devons pas oublier que les canaux ont coûté à construire et qu’ils coûtent à entretenir. Rejeter complètement sur la totalité des contribuables, qu’ils se servent ou non des canaux, les frais d’établissement et d’entretien, serait un acte peu conforme aux principes; rien pour rien, c’est la devise de l’économie politique. Pourquoi les soixante départemens qui manquent de canaux contribueraient-ils à payer des dépenses dont ils ne profitent pas? L’existence seule des canaux constitue déjà un assez grand privilège pour les industries riveraines. Tous les canaux ne sont pas d’ailleurs sous la main de l’état, et il a fort à faire pour les y mettre.
La concurrence des canaux manquant généralement pour contraindre les chemins de fer à baisser leurs tarifs, il est difficile de comprendre comment le gouvernement pourra les y amener. Les tarifs ont été réglés par des conventions entre l’état et les compagnies. Comment revenir sur un contrat solennel? On aurait pu espérer dans d’autres temps établir une concurrence entre les chemins de fer eux-mêmes; ce moyen est devenu impossible depuis les fusions qui ont mis toutes les lignes entre les mains d’un très petit nombre de compagnies. D’un autre côté, on a habitué les actionnaires à des revenus qui s’élèvent pour certains chemins jusqu’à 25 pour 100 du capital d’émission, et qui ont doublé ou triplé la valeur des actions primitives. Comment revenir sur ces bénéfices, qui constituent à leur tour une autre sorte de droits acquis? Quand on est une fois sorti à ce point du régime de la libre concurrence, il est bien difficile d’y rentrer. Le gouvernement ne peut même pas avoir recours, pour vaincre la résistance possible des chemins de fer, à des concessions de voies nouvelles, car les compagnies ont absorbé d’avance les chemins à faire comme les chemins faits, et on éprouve déjà quelques difficultés à trouver l’argent nécessaire pour les travaux concédés.
Il n’y a pas de labyrinthe sans issue. On peut espérer qu’à l’aide de concessions mutuelles, tout finira par s’arranger. Probablement le trésor public paiera la plus grande partie des frais du rapprochement, soit par la suppression de l’impôt récemment établi sur les valeurs mobilières, soit de toute autre façon. S’il ne doit nous en coûter que l’impôt sur les valeurs mobilières, ce ne sera pas un bien grand malheur, car on n’y perdra qu’une vaine tracasserie qui rapporte au trésor public un pauvre revenu. Si, au contraire, nous ne devions acheter une réduction dans les tarifs des lignes existantes qu’en sacrifiant ou en retardant quelques-unes des lignes à construire, ce serait la payer trop cher. Les contrées qui n’ont pas encore de chemins de fer y perdraient plus que n’y gagneraient les autres. Avant tout, il faut diminuer la distance toujours croissante qui nous sépare des Anglais, des Belges, des Allemands, pour l’extension de nos voies ferrées.
Que dire de cette partie du projet qui consiste à faire des prêts à l’agriculture et à l’industrie? Nous entrons ici dans un ordre d’idées tout différent, et même opposé. La théorie économique repousse ce mode d’intervention de l’état dans les intérêts privés. Le fameux prêt des 100 millions pour le drainage n’a pas si pleinement réussi qu’il constitue un précédent bien favorable. La loi a été votée en 1856, et les prêts effectués jusqu’à ce jour sur les 100 millions n’arrivent pas à 500,000 francs. Attendons les nouveaux projets de loi pour nous rendre compte de ce qu’on veut faire.
Remarquons cependant dès à présent qu’avec la meilleure volonté du monde, l’état ne peut pas prêter à tous ceux qui ont besoin d’emprunter. Il faut donc établir des catégories, des exceptions, des privilèges, et comme l’état ne peut disposer que de l’argent des contribuables, il faut en définitive qu’il prenne à tous pour donner à quelques-uns. Là est le vice radical de ces combinaisons artificielles; elles finissent toujours par tourner au profit des mieux placés et des plus remuans, aux dépens de la généralité du public. Telle n’est pas la doctrine de la liberté économique. Il ne suffit pas de l’appliquer en matière de douanes; il faut encore en pénétrer la société tout entière, l’introduire dans les mœurs, dans les idées, dans tous les ordres de faits et d’intérêts. Rien n’est plus contraire à ce noble et fécond principe que l’appel incessant aux secours de l’état. Les monopoles dont on se plaint n’ont pas d’autre origine. L’état n’a charge que des intérêts généraux. Dès l’instant qu’on s’habitue à chercher hors de soi, hors des lois qui régissent tout le monde, un point d’appui exceptionnel et privilégié, le véritable esprit d’entreprise disparaît, et en encourageant quelques efforts partiels, faibles et mal dirigés, l’état brise le seul ressort qui puisse agir partout à la fois, parce qu’il se retrouve tout entier dans chaque personne.
L’opération du reboisement des montagnes soulève moins de doutes, en ce qu’on l’a toujours regardée comme ne pouvant être entreprise et menée à bien que par l’état. Là encore, comme pour l’abolition des prohibitions, on retrouve un précédent considérable. Un rapport du ministre des finances, inséré au Moniteur du 3 février, constate qu’un projet de loi à cet effet avait été présenté en 1847. Des études faites alors et reproduites aujourd’hui portent à 1,133,000 hectares l’étendue des terrains à reboiser. La plus grande partie se trouve dans les Alpes, les Pyrénées, les Cévennes, les montagnes de l’Auvergne. Sans la révolution de février, les travaux de reboisement seraient commencés depuis dix ans: il est bien temps de les reprendre.
Un autre rapport signé de trois ministres, et inséré au Moniteur du 21 janvier, fait connaître un projet plus nouveau et plus difficile. Ceux des terrains communaux qui seront reconnus cultivables par un décret impérial, délibéré en conseil d’état, devront être défrichés, assainis et mis en culture par les communes elles-mêmes, et à leur défaut par l’état. Ce plan est encore une dérogation aux principes de l’économie politique, en ce qu’il fait faire par l’état ce qui est ordinairement confié aux intérêts privés. Il n’en est pas de la mise en culture comme du boisement : d’un côté, il suffit de semer une fois et de garder ensuite, pour laisser à elle-même la puissante végétation des grands arbres; de l’autre, il faut défricher, assainir, irriguer, bâtir des fermes, les peupler d’hommes et de bétail, fumer, ensemencer, récolter, puis labourer, fumer, semer encore, et ainsi de suite. Pour se trouver en bénéfice au bout de tous ces frais, il faut une surveillance incessante, que l’état ne peut pas exercer. Qu’est-ce d’ailleurs qu’une somme de 10 millions pour une si colossale entreprise? Avec 100 francs par hectare, on peut boiser une terre inculte; pour la mettre en culture, il en faut au moins 1,000. Même en admettant, ce qui est fort douteux, que l’état rentre dans ses avances, les formalités préliminaires prendront toujours beaucoup de temps, et si l’on arrive à mettre en culture un millier d’hectares par an, ce sera beaucoup. À ce compte, il faudrait trois mille ans pour défricher les communaux incultes, dont l’étendue s’élève, d’après le rapport des trois ministres, à 3 millions d’hectares.
Suivant toute apparence, quand ce projet aura été mieux étudié dans ses détails, le gouvernement sera amené à y renoncer. Il est beaucoup plus simple de vendre les communaux sans se donner la peine de les cultiver. Ce dernier système, préconisé de tout temps par les économistes, a cet avantage qu’en vendant leurs terrains, les communes en touchent le prix et peuvent l’appliquer à leurs besoins, tandis que le projet des trois ministres leur enlève, dans certains cas, la moitié de leur propriété.
Dès qu’il s’agit de l’agriculture, tout prend bien vite de telles proportions, que l’intervention directe de l’état, si puissant qu’il soit, s’y montre encore plus faible et plus imperceptible qu’ailleurs. L’état peut quelque chose sur des points isolés et perdus dans l’immensité du territoire ; il ne peut rien sur l’ensemble que par des mesures générales, qui n’agissent qu’indirectement. Telle est en première ligne l’extension des communications, il faut toujours en revenir là. Il n’y a pas de somme employée par l’état sur un point donné, en travaux de culture, qui ne puisse être plus utilement consacrée à faire un chemin. Supposons donc qu’au lieu d’affecter 10 millions au défrichement, l’état les distribue entre tous les départemens pour y hâter l’exécution des chemins vicinaux; à raison de 120,000 fr. par département, ce secours se fera sentir sur tous les points à la fois, principalement sur ceux qui, d’après le dernier rapport de M. Le ministre de l’intérieur, ne pourront pas terminer avant un siècle leurs chemins commencés. Sur un total de 83,000 kilomètres de chemins vicinaux à l’état d’entretien, 58,000 se trouvent dans 43 départemens, et 25,000 seulement dans les 43 autres. Si les premiers ne sont pas encore suffisamment pourvus, que faut-il penser des seconds?
Le nouveau programme soulève enfin une grande difficulté, celle des voies et moyens. Réduire les recettes du trésor de près de 100 millions, augmenter les dépenses de 50 millions au moins, en présence d’un budget où les dépenses ont déjà excédé les recettes de 2 milliards et demi depuis cinq ans, cette conduite ne se comprendrait pas, si l’ensemble des dépenses ne devait se réduire en même temps de manière à rentrer dans l’équilibre, ou du moins à s’en rapprocher. La réduction indispensable ne peut s’opérer que sur les dépenses militaires. Les deux ministères de la guerre et de la marine ont absorbé 900 millions par an dans ces derniers temps. ou le double de ce qu’ils coûtaient autrefois. On veut, dit-on, les ramener à l’état normal; c’est là sans comparaison la meilleure nouvelle qu’on puisse nous donner. La question douanière, ainsi que toute autre question économique, disparaît devant celle-là. 450 millions par an, c’est déjà bien assez pour tenir sur un pied formidable nos forces de terre et de mer; avec un budget militaire de 450 millions, la monarchie de 1830 a conquis l’Algérie, affranchi la Belgique, occupé Ancône, mené à bien les expéditions de Lisbonne, du Mexique et de Maroc, créé enfin cette armée et cette marine qui se sont montrées avec tant d’éclat dans les rudes campagnes de Crimée et d’Italie.
N’examinons pas si les 450 millions annuels dépensés en sus depuis cinq ans ont porté des résultats proportionnellement supérieurs, et si la France n’aurait pas mieux fait, même dans l’intérêt de sa puissance extérieure, d’employer chez elle à des chemins de fer les 2 milliards et demi que lui coûtent les deux dernières guerres. Ce sont là des faits accomplis. Contentons-nous de dire que, si 450 millions par an font réellement retour à l’avenir aux travaux paisibles de l’agriculture et de l’industrie, ils constitueront la plus magnifique subvention qui puisse leur être accordée. Tout devient possible alors, tout devient facile. Il n’y a plus à s’occuper de diriger les capitaux vers les travaux productifs; ils y vont d’eux-mêmes. L’agriculture surtout, qui a souffert la première du manque de bras et d’argent, sera la première à se relever, quand cette gigantesque saignée cessera de l’épuiser.
On se plaint avec raison que les fonds français soient à une si grande distance des fonds anglais. Notre 3 pour 100 a beaucoup de peine à se maintenir à 70 francs, quand le 3 pour 100 anglais reste à 95. Cette affligeante infériorité tient à plusieurs causes, dont la principale est sans contredit l’usage immodéré qu’on a fait du crédit public pour subvenir aux dépenses militaires. Que l’équilibre du budget se rétablisse par la réduction annoncée, et tout nouvel emprunt devenant inutile, nos fonds publics reprendront leur élasticité et entraîneront avec eux toutes les valeurs, soit mobilières, soit immobilières. Les compagnies de chemins de fer, qui se plaignent de ne pouvoir emprunter qu’à un taux excessif, verront hausser le prix de leurs obligations quand l’état cessera de leur faire concurrence par ses propres émissions. L’intérêt de l’argent, surexcité par d’énormes emprunts contractés à des taux onéreux, baissera naturellement partout quand le grand-livre sera fermé, et à une situation violente, pleine de périls, succédera une situation naturelle, détendue, qui pourra faciliter la transition de nos industries vers un régime plus libre, l’abaissement des frais de transport, l’exécution des chemins de fer et l’adoucissement graduel des prix en toute chose.
Si au contraire nous courions à de nouveaux combats, si la cause première de l’inflammation générale des prix, l’exagération des dépenses militaires, se maintenait, rien ne serait possible, quoi qu’on fasse. Le déficit croissant du budget ne pourrait être comblé que par de nouveaux emprunts, et tous les phénomènes économiques dont nous sommes témoins persisteraient, aggravés encore par la fatigue du marché, le mécontentement de nos manufacturiers, la crise probable de nos industries métallurgiques, l’inquiétude qu’excite la question religieuse, enfin par les chances que ne peut manquer d’entraîner un état de guerre prolongé, quelles que soient la bravoure de nos soldats, l’habileté de nos généraux et la perfection de notre armement.
Ces dangers paraissent conjurés pour le moment; ils ne le seront tout à fait qu’autant que la France voudra bien prendre la peine de veiller sur ses affaires. La constitution actuelle lui en donne les moyens, pourvu qu’elle se décide à en user. Le sénat, le conseil d’état, le corps législatif, ont conservé assez de pouvoir pour rendre impossible ce qu’ils voudront empêcher. Si la liberté économique a porté de si grands fruits en Angleterre, c’est qu’elle s’y développe sous la garantie de la liberté politique : nous ne pouvons attendre les mêmes effets que sous l’influence des mêmes causes. L’usage des droits politiques ne se donne pas, il se prend. Sous toutes les formes de gouvernement, une nation est maîtresse d’elle-même dès qu’elle veut l’être, elle n’a même pas besoin d’un grand effort de volonté, surtout quand il s’agit de conserver le premier des biens, celui qui seul rend possibles tous les autres : la paix. Repoussons donc ce laurier sanglant que, suivant l’heureuse expression de lord Brougham, le tentateur a toujours offert à la race gauloise quand il a voulu la tromper, et le reste nous sera donné par surcroît.
LÉONCE DE LAVERGNE.
- ↑ Il doit nous être permis de rappeler que nous avons déjà exprimé les mêmes idées dans la Revue du 1er mai 1856 : la Liberté commerciale.