Le Progrès social
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 743-774).
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LE
PROGRÈS SOCIAL

I.
LES MÉTAMORPHOSES DE L'IDÉE DU PROGRÈS DANS LA SCIENCE CONTEMPORAINE.


I. Les Premiers principes, et spécialement la Théorie de l’évolution, par Herbert Spencer, traduit de l’anglais par M, Cazelles, 1871. — II. Lois scientifiques du développement des nations dans leurs rapports avec les principes de la sélection naturelle et de l’hérédité, par W. Bagehot, 1873. — III. Buckle’s History of civilization in England, chapters I-VI, new edition, 1871.

Le progrès est un de ces mots vagues qui disent tout et ne disent rien : ce qui ne signifie pas que ce soient des mots innocens ; ils peuvent faire beaucoup de bien ou de mal dans le monde, selon l’interprétation qu’on leur donne. Nom sublime et profané, redoutable et fascinateur, doué d’un singulier prestige et d’une force d’entraînement presque irrésistible, le progrès est l’invocation suprême des sectes et des partis, le mot d’ordre de toutes les batailles d’idée ou de rue. Il a été le ferment des plus nobles passions, il est la parure et l’excuse des plus mauvaises. On le voit également proclamé par les héros ou les martyrs et par des charlatans sinistres dont la carrière est d’exploiter la sottise humaine.

Mais d’abord, avant de se battre pour un mot, il est bon que l’on sache si ce mot répond à une idée réelle. Le progrès existe-t-il ? Et s’il existe, qu’est-il ? Est-ce cette force occulte, cette force des choses que l’on imagine souvent, qui grandit les individus et les nations avec leur concours, s’ils s’y prêtent, malgré eux et sans eux, s’ils refusent d’y concourir ? Est-ce une sorte de fatalisme du bien qui entraîne l’humanité irresponsable dans des voies préparées d’avance par un indulgent destin vers un avenir de félicité indéfinie ? N’est-ce au contraire que l’expression et le résultat des forces libres qui composent le monde moral, l’œuvre méritoire de l’activité appliquée au bien ? La véritable, la seule ouvrière du progrès, ne serait-ce pas la liberté ? Enfin, que dirait-on s’il était démontré que ce progrès lui-même, dont on parle tant et à tout propos, n’est qu’un ordre de choses chimérique, sans aucun rapport avec la réalité ? Qui a raison de Condorcet et de son enthousiasme ou de Schopenhauer et de son implacable amertume ? Parfois, quand on est fatigué des déclamations dont le progrès a été le prétexte depuis quatre-vingts ans, et dont il pourrait bien devenir la victime, on est tenté de se rallier à la fameuse boutade de Hartmann. Selon lui, l’humanité aurait déjà parcouru « deux stades d’illusion ; » elle est en train d’achever le troisième. Au premier stade, qui correspond aux temps anciens, elle rêvait le bonheur pour l’individu, elle le poursuivait pour chaque homme sur cette terre et dans la vie actuelle. Au second stade, le moyen âge transféra dans un ciel imaginaire les promesses trompées de la terre ; il rêva la félicité infinie, éternelle, dans une autre vie. L’homme moderne est parvenu au troisième stade de la même illusion : il rêve encore le bonheur ici-bas, mais pour l’espèce et dans un avenir indéterminé. Trois formes de l’éternelle chimère que l’humanité poursuit obstinément pour se consoler de la réalité qui l’accable !

Eh bien, non ! N’en croyons pas ce désolant système. Malgré l’insupportable abus que l’on a fait de ce mot progrès, malgré les patronages odieux ou grotesques que cette idée a subis, ne la laissons ni périr dans l’âme humaine, ni tomber dans d’indignes mains. Il importe de préserver l’esprit public contre deux tentations également funestes : l’illusion, suivie de revendications terribles et de furieuses vengeances, et le découragement, qui produit l’égoïsme, quand il ne sert pas à l’excuser.

L’occasion nous est donnée de remettre à l’étude cette grande question : elle est à l’ordre du jour dans les publications les plus sérieuses de la philosophie anglaise contemporaine. Plusieurs théories du plus haut intérêt se sont produites dans ces derniers temps. Ceux qui les ont émises sont des écrivains considérables, habitués à se faire écouter d’un public d’élite en France, en Allemagne, en Amérique ; ce sont des hommes tels que M. Herbert Spencer, M. W. Bagehot, M. Buckle. Peut-être le moment est-il venu de faire passer cette question de la sphère du lieu-commun et de la polémique oratoire dans la sphère de la science, où tout se calme et se purifie. C’est aussi le moyen de renouveler le problème. On a tant déclamé sur ce sujet que le mot lui-même est devenu quelque chose comme une de ces monnaies jetées dans la circulation la plus vulgaire et dont l’effigie a fini par disparaître. Pourquoi n’essaierait-on pas de faire reluire de nouveau sur le métal avili l’effigie disparue, l’empreinte effacée de la vérité dont un jour il a porté l’image ? Tâchons de lui rendre sa vraie valeur et son relief. La science est capable de ces miracles ; soyons-lui fidèles, et le miracle s’accomplira. Nous aurons restitué ainsi à l’âme humaine une de ses plus nobles et de ses plus utiles croyances en l’affranchissant de l’idolâtrie qui la déshonore, en ne laissant subsister d’elle que la part de vérité et de vertu morale qu’elle contient. C’est l’œuvre de la philosophie de recueillir avec un soin pieux, dans l’histoire des idées, tout ce qui peut être une lumière ou une force pour l’homme ; mais c’est aussi son devoir de soumettre chacune de ces idées à un examen rigoureux qui sépare l’essence pure de tout alliage. Comment est née cette notion du progrès ? Quels sont les élémens vérifiantes, en dehors de toute chimère et de tout esprit de parti, qui composent le progrès réalisable ou déjà réalisé ? Quelles sont les conditions et les lois auxquelles. il obéit, quelles sont enfin les limites de son développement probable dans la nature humaine ou dans la durée ? Ce sont là autant de questions entre lesquelles se partage le problème et qui déterminent tout naturellement, avec les principaux points de cette étude, l’ordre dans lequel ils viendront d’eux-mêmes se disposer sous notre plume. Le sujet d’ailleurs est tellement vaste que notre souci devra être de le restreindre aux élémens du problème plus spécialement mis en lumière par les théories récentes. Il devra nous suffire aujourd’hui d’exposer l’histoire de l’idée du progrès en insistant tout particulièrement sur les transformations qu’elle a subies dans la science contemporaine.


I

L’idée du progrès a en effet son histoire, et une histoire toute récente. Elle est née tard dans le monde. Ce n’est guère que vers la fin du XVIIIe siècle qu’elle s’est acclimatée parmi nous d’une manière définitive, et que la race des hommes a pris une conscience nette de cette action continue des générations dont chacune a son œuvre à faire et sa tâche à remplir, sous peine de manquer au devoir humain, imposé à chacune d’elles aussi bien qu’aux individus qui la composent. On s’est demandé pourquoi la croyance au progrès, qui nous paraît aujourd’hui si naturelle, s’est produite si tardivement dans l’humanité. Ce n’est pas répondre que de dire que cette croyance ne pouvait naître tant que régnait l’idée antagoniste qui domina toute l’antiquité et le moyen âge, l’idée de cet âge d’or que l’imagination des hommes a si longtemps placé derrière eux comme une sorte d’idéal rétrospectif dont chaque jour les éloigne. Sous quelque forme que l’humanité ait conçu cet âge d’or, mythe ou symbole, que ce soit la fiction d’une Atlantide ou le mystère du paradis terrestre, une pareille conception ne pouvait nuire en rien à celle du progrès, qui se serait présentée tout naturellement à l’imagination des peuples comme une revendication des trésors perdus, comme une compensation à conquérir dans l’avenir pour les générations déshéritées. L’idéal du progrès aurait pu naître de la nostalgie des paradis perdus, et l’on a même peine à comprendre qu’il n’en ait pas été ainsi.

Dira-t-on, avec les positivistes, que l’idée du progrès est le résultat de l’étude scientifique de l’histoire, et qu’elle dut nécessairement se produire très tard dans le monde, l’histoire ne s’étant constituée qu’après toutes les autres sciences ? Cette théorie est en conformité parfaite avec la doctrine positiviste et n’en est qu’une conséquence. Tant que l’on se borna, nous dit-on, à l’étude de l’état statique des sociétés, c’est-à-dire au point de vue d’Aristote dans la Politique, ou même à celui de Montesquieu dans l’Esprit des lois, la science de l’histoire n’exista pas, puisqu’elle consiste essentiellement dans la connaissance de la loi de développement, dans la recherche et l’établissement des conditions qui font que les états sociaux succèdent les uns aux autres, selon un ordre déterminé. Si l’on s’étonne que cette loi de développement ait été si tardivement découverte, cela tient à la subordination où est la science de l’histoire par rapport aux autres sciences. Comme elle est la plus compliquée de toutes, elle a dû se constituer la dernière. Le rigoureux enchaînement des sciences, qui s’élèvent graduellement des plus simples aux plus complexes, montre comment la découverte de la science de l’histoire et par suite de la loi du progrès, qui en est la plus haute formule, a dû être ajournée à une date si récente et si voisine de nous[1]. Une pareille raison est loin de nous satisfaire. C’est une explication d’école, le produit d’une doctrine qui soumet la naissance de toutes les idées à une sorte de processus logique, inflexible, ordonné par la loi de la série qui va du simple au composé, marquant la date nécessaire de leur avènement, niant d’une manière absolue la spontanéité de l’esprit humain, les énergies intuitives et les anticipations du génie même. On trouvera toujours après coup des motifs ingénieux et même profonds pour expliquer l’ordre logique et la génération successive des idées dans le cerveau de l’humanité. Aucun de ces motifs ne nous semblerait suffisant à expliquer pourquoi Sénèque dans l’antiquité, ou Roger Bacon au moyen âge, longtemps avant l’ère de la science positive, n’auraient pu pousser plus loin qu’ils ne l’ont fait, par un effort plus pénétrant et plus continu, cette conception de progrès dont ils ont eu un instant l’un et l’autre la rapide intuition, comme par une échappée de lumière et par un coin d’horizon ouvert sur l’avenir.

Nous ne voyons qu’une raison toute simple, expérimentale, en dehors de tout esprit de système, qui rende compte d’une manière plausible de la tardive naissance de l’idée du progrès et de sa nouveauté relative dans l’histoire. C’est que cette idée est d’une nature rationnelle et abstraite, en contradiction apparente avec le spectacle habituel qui frappe notre imagination et nos sens. Ce spectacle est celui du déclin rapide et inévitable de toutes choses ; ce qui s’impose à nous tout d’abord avec une force irrésistible, c’est l’idée de la mort universelle. La mort nous paraît être la loi de tout ce qui vit, le déclin la loi de tout ce qui grandit ; au terme de tous les changemens, il semble que le changement suprême auquel nul être n’échappe, c’est de ne plus être. Telle est la première leçon que nous donne en caractères saisissans l’expérience de la mobile et vivante réalité, que cette réalité soit un individu, une famille, une nation. Par une induction naturelle, nos ancêtres étendaient à chaque phase de l’humanité et à l’humanité elle-même tout entière la même loi, la même nécessité de naître, de croître pour mourir, de s’élever pour tomber. Cette impression, formée par le spectacle de la vie de chaque jour, se fortifiait dans leur imagination par les exemples que leur donnait périodiquement l’histoire de la grandeur d’une civilisation suivie infailliblement d’une irréparable décadence. C’était Athènes et son génie qui succombaient sous la main de fer de Sparte ; c’était la Grèce et toutes ses splendeurs qui, à un jour donné, subissaient l’éclipse fatale : l’heure arrivait où Rome faisait l’ombre sur tant de clartés ; c’était Rome elle-même, la victorieuse, Rome, la maîtresse des nations, qui tombait sous le glaive des barbares, et une nuit farouche descendait sur le monde. De ces ténèbres émergeait une faible lueur qui, grandissante, annonçait l’aurore d’un jour nouveau ; mais ce jour lui-même, combien d’heures allait-il durer ? Ce qui paraissait certain à l’homme de l’antiquité, à l’homme du moyen âge et même à celui du XVIe siècle, c’est qu’il y avait dans le monde une alternative nécessaire de périodes de croissance et de déclin pour les sciences, pour les arts, pour les lettres comme pour les institutions, pour les états comme pour les individus.

Il fallut une longue expérience de la civilisation moderne pour que l’homme pût en constater la continuité et la suite ininterrompue à travers les guerres les plus effroyables, les catastrophes, les chocs des peuples, — car c’est là l’éminent avantage de la civilisation moderne sur la civilisation antique. Elle survit à la décadence même des peuples qui en étaient les dépositaires ; elle ne s’abîme pas dans leur ruine. Ce qui la sauve de ces naufrages périodiques où elle semblait autrefois périr tout entière, c’est le caractère cosmopolite de la culture moderne, portée plus ou moins haut dans les diverses nations, mais à laquelle un grand nombre participe ; c’est aussi le caractère des sciences positives, un des principaux élémens de cette culture, qui est de s’incorporer d’une manière inébranlable dans l’esprit humain, de s’y fixer par l’exactitude des méthodes et la précision des résultats, de telle sorte qu’elles ne puissent plus périr qu’avec lui. A vrai dire, même dans les temps anciens, ces naufrages de la civilisation n’étaient ni aussi profonds, ni aussi complets qu’ils paraissaient l’être aux contemporains ou aux successeurs immédiats de ces grands cataclysmes. Une science plus profonde a retrouvé et démontré dans les ténèbres des plus bas siècles de l’histoire la transmission des œuvres et des idées de la civilisation, obstinée à vivre sous le trouble et la violence de la surface et renouant à travers l’ignorance même et la barbarie les fils de sa trame mystérieuse, si bien qu’on a pu écrire des pages éloquentes et vraies sous ce titre, qui n’est paradoxal, qu’en apparence : « du progrès dans les siècles de décadence ; » mais c’est là le dernier enseignement de l’expérience approfondie, comparée, raisonnée. Pour y parvenir, il a fallu traverser longuement, lentement, des impressions toutes contraires. Voilà pourquoi, à ce qu’il nous semble, l’humanité est arrivée si tard à cette idée du progrès, qui, réduite à ses élémens les plus simples, n’est rien autre chose que l’idée de l’unité de l’espèce humaine, de l’identité originelle de ses facultés, et par conséquent de la solidarité des générations qui se succèdent à travers les temps et des nations qui se rejoignent à travers l’espace, unies par le même devoir et par la même loi, celle de transmettre à l’avenir, en l’accroissant, le trésor de lumières et de biens accumulés par leurs pères.

Nous ne suivrons pas dans le détail l’histoire de cette idée du progrès ; . elle a été retracée, pour la partie des origines, par de savans écrivains[2] qui nous dispensent du soin de recommencer leur œuvre. Nous marquerons seulement à grands traits les phases principales de cette histoire jusqu’à l’heure présente, où des théories excessives, mais puissantes et hardies, ont complètement renouvelé la question.

Si nous voulions remonter jusqu’aux premières origines de l’idée du progrès, il n’est pas douteux que c’est par le christianisme que cette idée est entrée dans le monde. Sa métaphysique est une théorie transcendante du progrès. C’est le retour par le Christ à l’idéal perdu ; c’est, comme dit saint Augustin, la reconstruction de la cité de Dieu en face de la cité des hommes par la double action de la grâce et de la liberté humaine réconciliées. Telle fut l’explication de l’histoire universelle depuis Paul Orose jusqu’à Bossuet, manifestant les conseils de la Providence, préparant la grandeur ou la chute des empires en vue d’un seul objet, le triomphe de la vérité divine, le salut de l’homme ; mais ce n’est pas à ce point de vue du surnaturel dans l’histoire qu’il s’agit d’étudier la question, restons au point de vue naturel et social. C’est l’idée sécularisée du progrès que nous devons suivre dans l’esprit humain, le progrès conçu par l’homme en vue de son habitation sur la terre, du perfectionnement de sa pensée, de son industrie, de sa vie en société. Dans ce sens restreint, la première forme sous laquelle cette idée apparaît nettement à la raison de l’homme, c’est le progrès scientifique avec le chancelier Bacon. Il a conçu comme une des fins de l’activité intellectuelle l’empire croissant de l’homme sur la nature, l’application progressive des forces physiques à la vie humaine, qu’elles affranchissent d’un rude labeur, dont elles améliorent les conditions matérielles, et par contre-coup les conditions morales. Le premier (si l’on ne tient pas compte de quelques singulières analogies d’expression que l’on retrouve dans son homonyme le vieux Roger Bacon), il énonce cette grande pensée, formule de la loi du progrès, « que l’antiquité du monde, c’est le temps même où nous vivons, et non celui où vivaient les anciens, lequel était la jeunesse du monde[3]. »

Pascal va venir, qui, reprenant cette pensée, peut-être même la découvrant une seconde fois et l’agrandissant à sa taille, tracera l’admirable peinture « de cet homme universel…, un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. » — « Comme l’homme conserve ses connaissances une fois acquises, il peut aussi les augmenter facilement, de sorte que les hommes se trouvent aujourd’hui dans le même état où se trouveraient les anciens philosophes, s’ils pouvaient avoir vieilli jusqu’à présent, en ajoutant aux connaissances qu’ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. »

Et qu’on ne dise pas que Pascal, au moment où il écrivait ces belles paroles, n’avait pas la conscience de la portée et des conséquences qu’elles pouvaient avoir. Qu’on relise cette page immortelle, et l’on verra comment l’idée du progrès dans l’homme s’oppose tout naturellement, par le plus puissant des contrastes, à celle de l’immobilité dans les animaux. « La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu’ils en ont ; comme ils la reçoivent sans étude, ils n’ont pas le bonheur de la conserver, et toutes les fois qu’elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n’ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu’ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu’ils y ajoutent, de peur qu’ils ne passent les limites qu’elle leur a prescrites. Il n’en est pas de même de l’homme, qui n’est produit que pour l’infinité. » Jamais on n’a traité plus magnifiquement la raison de l’homme, jamais on ne l’a plus dignement affranchie du parallèle, déjà fort à la mode, avec l’instinct des animaux. Remarquez cette définition de la vérité, qui doit toujours avoir l’avantage, même nouvellement découverte, puisqu’elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu’on en a eues. Quel noble enthousiasme pour l’indépendance légitime de l’esprit humain, quel fier sentiment de sa grandeur, de sa fécondité inépuisable, de ses inventions, qui peuvent être tout ensemble sans fin et sans interruption ! Quoique restreinte « aux sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement, » la théorie du progrès est déjà là exprimée avec une hardiesse rare et une largeur d’intuition incomparable. Le germe, désormais impérissable, est déposé dans la conscience humaine. Nous verrons croître la moisson prochaine avec une exubérance et des mélanges de bon grain et d’ivraie, d’utiles et grandes vérités confondues avec des chimères funestes ou folles. Et plus tard, dans la suite des âges, en voyant des aspirations perverses usurper le nom du progrès et remplir de sang et de crimes le sillon entr’ouvert par la main d’un Pascal, nous penserons à l’indignation superbe qu’il aurait ressentie en voyant déshonorer son œuvre, à la colère de ce fier génie, à l’immortel stigmate qu’il aurait imprimé au front des histrions sanglans, profanateurs de son idée.

Le progrès scientifique n’est qu’une partie du progrès humain, mais c’en est peut-être la partie la plus incontestable, la plus authentique ; il est tout naturel qu’elle ait été découverte et proclamée la première. On retrouverait dans Descartes plusieurs passages où se révèle clairement la même foi dans la perpétuité de l’œuvre humaine. Quant à Leibniz, on peut dire, sans qu’on trouve chez lui une théorie organique du progrès, que toute sa philosophie y conspire soit par la doctrine de l’optimisme, soit par celle des monades et de leur vivante harmonie, où chaque activité a sa place marquée, sa collaboration définie, sa part à réaliser dans le mouvement universel d’ascension qui entraîne le dernier des êtres comme le système entier des mondes vers la monade infinie. — Fontenelle reprend la pensée de Pascal en y ajoutant un trait d’esprit : « nous autres modernes, nous sommes supérieurs aux anciens, car, étant montés sur leurs épaules, nous voyons plus loin qu’eux. « Il y ajoute en même temps son scepticisme : cette idée du progrès est peut-être une illusion. Qu’importe, si c’est une illusion utile à l’activité des hommes ? « On perdrait courage, si l’on n’était soutenu par des idées fausses. » Dans la querelle des anciens et des modernes, la question n’avance pas, si l’on néglige quelques idées fortuites jetées en passant, et dont les auteurs eux-mêmes ont à peine eu conscience. On peut même dire que le problème, considéré dans l’ensemble de cette fameuse et trop longue querelle, a reculé. Au lieu de rester sur le vrai terrain où le progrès est visible et peut se marquer par des étapes certaines, définies, le terrain des sciences positives et des inventions scientifiques, le débat s’est transporté dans une région vague, inconsistante, celle des lettres et des arts, où le progrès, s’il existe, est d’une nature si ondoyante, si fluide, presque insaisissable, à coup sûr indémontrable. L’idée nouvelle, en se dépaysant ainsi, s’est compromise dans les esprits ; elle a éloigné d’elle, par les stériles agitations où elle s’est perdue, les premières générations du XVIIIe siècle. Il faut arriver jusqu’à la seconde moitié du siècle pour la voir renaître avec éclat, mais cette fois en s’étendant et d’une certaine manière se transformant.

Voici en effet une surprise que nous réserve l’étude de ce siècle dans ses noms les plus populaires : c’est l’éclipse presque complète de l’idée de progrès. Qui s’y serait attendu ? Qui, en suivant le développement naturel et logique de l’esprit humain, n’aurait pensé retrouver cette idée dans son vrai milieu philosophique, acclimatée dans cet âge de critique universelle et d’espérances illimitées, comme la fille légitime de cette littérature hardie, de ces méthodes et de ces sciences rénovatrices, de cette philosophie politique et sociale, qui transformait les idées et les mœurs avant de transformer les institutions et les états ? Eh bien ! interrogez ces paroles passionnées ou graves qui s’appellent Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu, ces voix multiples de l’éloquence, du génie, de la passion, de la rhétorique enflammée ou du pamphlet ; nulle part vous ne recueillerez l’écho de ce mot de progrès, qu’a prononcé Pascal et que Voltaire lui-même, en commentant ses Pensées, ne lui a pas renvoyé. Qu’un siècle si ardent, si agité, si sonore, n’ait pas vibré à un mot pareil, voilà un des étonnemens de l’histoire. D’Alembert seul, dans le discours préliminaire placé en tête de l’Encyclopédie, amené par la nécessité de son sujet à retracer la genèse des sciences, a semblé reconnaître la grande loi de l’esprit humain dans la continuité de son œuvre intellectuelle ; mais, comme on l’a très bien montré, ni Montesquieu lui-même, bien qu’il travaillât en étudiant l’esprit des lois à former dans la conscience humaine cet idéal de justice qui est un des élémens du progrès, ni Jean-Jacques Rousseau, qui mettait l’âge d’or dans l’état de nature, ni Diderot, qui dans l’Encyclopédie n’a fait aucune place au mot nouveau de perfectibilité, aucun d’eux n’a eu le pressentiment du grand rôle que cette idée allait remplir sur la scène du monde[4]. Voltaire n’a que des railleries contre elle, toutes les fois qu’il la rencontre sur sa route. « Cette scène du monde presque de tous les temps et de tous les lieux, écrit-il à M. de Bastide, vous voudriez la changer ! Voilà votre folie, à vous autres moralistes ; le monde ira toujours comme il va. » Son unique remède au mal, c’est un gouvernement fort « qui pourrait pourvoir à tout. » Sa théorie des grands siècles, qui s’élèvent comme des colonnes isolées au-dessus du niveau bas et commun de l’histoire, n’est pas autre chose que l’ancienne théorie de la grandeur et de la décadence des civilisations. Pourtant il reconnaît un certain progrès, mais à l’usage restreint des grands seigneurs éclairés et des bourgeois riches, c’est le progrès des lumières, l’affranchissement de toute foi positive et de tout joug religieux, bons à conserver pour les petites gens. « La raison triomphera, écrit-il à d’Alembert, au moins chez les honnêtes gens ; la canaille n’est pas faite pour elle. » C’est aussi d’un progrès purement philosophique, dans le sens de l’émancipation religieuse, qu’il s’agit dans le livre d’un contemporain célèbre de Voltaire, le Voltaire et le Diderot de l’Allemagne, Lessing, qui dans son Éducation du genre humain trace les linéamens d’un christianisme raisonnable qui ne serait plus guère que ce minimum religieux qu’on a nommé la religion naturelle. L’œuvre de Voltaire et de Lessing, considérée dans ses plus hautes parties, est la défense et l’établissement de la tolérance dans les esprits et dans les institutions. Voilà leur objectif ; mais ils ne se sont pas élevés aux principes supérieurs qui dominent cette question particulière, non plus qu’au point de vue vrai de l’histoire d’où l’on peut juger impartialement le passé. Cette cause ne se relie pas pour eux à celle, beaucoup plus haute et plus large, du progrès, dont elle dépend.


II

C’est à Turgot, un des plus grands esprits qui honorent le XVIIIe siècle, le plus grand peut-être, si on lui avait laissé le temps de réaliser ses idées dans des actes durables, le seul qui aurait pu désarmer la révolution en la rendant inutile, c’est à lui que revient la gloire incontestée d’avoir établi l’idée du progrès dans sa compréhension tout entière, en ajoutant à la conception de Bacon et de Pascal celle du progrès social. C’est là une autre application de la raison, non moins étendue, non moins importante que la première, bien qu’elle soit infiniment plus délicate à saisir et plus difficile à constater. Cet objet si nouveau fait l’intérêt des deux célèbres discours qu’il prononça dès 1749 comme prieur de la Sorbonne : l’un consacré à démontrer la supériorité sociale du monde chrétien sur le monde antique, l’autre à tracer une esquisse de l’histoire du genre humain, non plus restreinte à une seule période, mais étendue à toute la suite des temps. Les deux discours se relient entre eux par l’idée de la perfectibilité, un mot nouveau par lequel Turgot voulait exprimer le caractère humain par excellence, l’aptitude au progrès. — Si la doctrine de la perfectibilité, est vraie, il est utile de l’expérimenter sur cette période de temps que le XVIIIe siècle traitait si légèrement de barbarie, où le christianisme s’est établi et après une longue lutte a dominé. Or Turgot n’a pas de peine à démontrer que, si la culture de l’antiquité grecque et romaine est plus brillante dans les surfaces de la société officielle, en revanche le christianisme s’est préoccupé le premier d’étendre l’instruction au peuple, cette partie complètement oubliée et négligée dans le monde antique ; le premier, il a établi un corps régulier d’instituteurs populaires, il a créé l’égalité des hommes, des peuples et des races devant Dieu ; il a fait de l’amour pour les autres hommes le premier des devoirs ; il a transformé à la longue la vie civile, les lois et les institutions qui la régissent dans le sens du plus grand bien public, qui autrefois était borné à un petit nombre d’hommes. Voilà ce que Turgot établit dans un style simple et grave, inaugurant en plein XVIIIe siècle, en face d’une critique passionnée et négative, le principe d’une critique supérieure qui essaie de comprendre au lieu de railler, — principe qui d’ailleurs tend à prévaloir aujourd’hui parmi les esprits les plus indépendans, et qui, alors même qu’on se détache d’une religion, permet d’en interpréter libéralement l’influence, d’en expliquer le succès et d’en reconnaître sinon la vérité doctrinale, au moins le rôle historique. Il est possible que ce soit là tout le christianisme de Turgot ; mais il importe, dans une histoire de l’idée du progrès, de marquer cette attitude nouvelle et significative de la raison dans l’interprétation des grands phénomènes religieux de l’humanité.

Le second discours, qui a pour sujet « les progrès successifs de l’esprit humain, » présente dans une vaste synthèse l’histoire du genre humain, expliquant ses changemens principaux et durables dans le sens du progrès, montrant, par l’observation des peuplades actuelles encore retenues dans les degrés inférieurs de l’état social, que les hommes ont dû être d’abord chasseurs, puis pasteurs, enfin agriculteurs, traçant en quelques traits les causes qui ont déterminé l’élévation graduelle de chacun de ces groupes, La loi du progrès est pour la première fois, sinon devinée dans tous ses agens et ses ressorts moteurs, du moins nettement établie comme le principe organique de l’histoire. Rien n’est moins fataliste que le pointée vue où se place Turgot. Sans doute tous les âges sont enchaînés par une suite de causes et d’effets qui lient l’état présent du monde, à ceux qui l’ont précédé ; mais ce sont les qualités morales et intellectuelles qui sont les principales de ces causes : c’est le courage, c’est l’intelligence, qui assurent la supériorité aux peuples et aux hommes, sans exclure pour une certaine part l’action providentielle, qui, sans gêner l’action humaine, lui fait produire tous ses résultats. Par son intelligence et sa liberté, l’homme devient ainsi l’ouvrier de sa propre histoire, non sans l’aide de Dieu.

Grâce à cette action souveraine et bienfaisante, les passions tumultueuses, dangereuses même, sont devenues un principe de progrès. « Si la raison avait régné trop tôt, le genre humain serait resté à jamais dans la médiocrité… Tout ce qui tire les hommes de leur état, tout ce qui met sous leurs yeux des scènes variées, étend leurs idées, les éclaircit, les anime et à la longue les conduit au bon et au vrai, où ils sont entraînés par leur pente naturelle. L’univers, ainsi envisagé en grand, dans tout l’enchaînement, dans toute l’étendue de ses progrès, est le spectacle le plus glorieux à la sagesse qui y préside. » C’est là le ton de cet optimisme religieux qui dictera quelques années plus tard les belles Lettres sur la Tolérance, où sera établi le principe vrai de la liberté des consciences, le droit pour chacun de chercher la vérité et d’adorer Dieu à sa manière.

Telle est l’idée générale de ce discours d’un penseur de vingt-trois ans. Quelle largeur de vues et en même temps quelle fermeté de bon sens dans le voisinage des chimères de Rousseau, bientôt dépassées par celles de Condorcet ! L’égalité des droits lui est chère, et il l’annonce comme une des plus précieuses conquêtes de l’esprit humain ; mais il ne la confond pas avec l’inégalité sociale amenée par la division nécessaire des travaux. En ces délicates matières, il marque la mesure sans la dépasser. Les réformateurs viendront plus tard réclamer l’assimilation complète de la femme à l’homme, et même le partage pour elle des droits politiques ; Turgot se contente de réclamer en sa faveur les justes mesures qui peuvent améliorer sa condition. Tout ce qu’il y a de raisonnable dans cette question, si propice à la déclamation, vient se résumer dans cet aphorisme : « l’inégalité entre les sexes est en raison de la barbarie ; elle est extrême dans les états despotiques. » Ajoutez à cela quelques vues de détail neuves et profondes sur l’histoire de la science humaine, comme la distinction des trois attitudes successives que prend l’esprit humain en présence du monde physique, rapportant d’abord les phénomènes qu’il ne comprend pas à des volontés surnaturelles, puis à des causes occultes, jusqu’au jour où la science positive eut assigné à chacun d’eux ses conditions et ses lois, distinction que M. Auguste Comte a fait à Turgot l’honneur de lui emprunter. On comprendra que ce discours marque une date dans l’histoire de l’esprit humain, en rendant à l’homme la conscience perdue ou troublée d’une de ses plus nobles prérogatives. Toutefois, en expliquant cette idée nouvelle et les grandes lois qui la régissent, Turgot n’a pas la prétention de déterminer d’avance les dernières formes que le progrès pourra prendre dans l’avenir : il lui suffit de marquer le but que doit poursuivre l’activité humaine. Cet objet est triple : il comprend le développement des lumières, l’adoucissement des mœurs, le perfectionnement des institutions. C’est vers ce but, avec la plus ferme et la plus clairvoyante raison, qu’il appelle tous les efforts des hommes d’état ; c’est dans la détermination exacte des différentes phases sociales par l’apparition et le progrès de chacun de ces élémens qu’il fait consister le plus haut objet de l’histoire. Du reste, à ses yeux, la science politique est moins difficile et moins compliquée qu’on ne l’a faite. « Il est si vrai, dit-il, que les intérêts des nations et le succès d’un bon gouvernement se réduisent au respect religieux pour la liberté des personnes et du travail, à la conservation inviolable des droits de propriété, à la justice envers tous, que l’on peut espérer qu’un jour la science du gouvernement deviendra facile… Le tour du monde (politique) est encore à faire ; la vérité est sur la route, la gloire et le bonheur d’être utile sont au bout. »

Les historiens, les publicistes, les politiques du XIXe siècle n’ont pas été sourds à l’appel de ce noble esprit. Une des premières, Mme de Staël y répondit par d’admirables écrits où vibre avec plus d’éloquence l’écho de ces grandes pensées. C’est de lui que procède visiblement par sa foi au progrès raisonnable, par le sentiment de la dignité humaine, par sa tolérance et son impartialité scientifique à l’égard du passé, enfin par l’austère et viril amour de l’humanité, cette école vraiment française d’où est sortie l’Histoire de la civilisation en France et en Europe. C’est là aussi, c’est dans ce fonds solide d’espérances réfléchies, de fortes doctrines inaccessibles à l’empirisme violent ou au scepticisme frivole, que s’est formée cette race d’hommes d’état qui auraient fondé la liberté en France, si la fatalité révolutionnaire et l’incorrigible mobilité du tempérament national leur avaient fait crédit de quelques années de patience. Voilà ceux qui composent à Turgot dans notre siècle une illustre postérité ; ils sont bien de sa race et de son sang.

Mais il semble que rien ne soit si difficile que de garder la mesure dès que l’on touche à ces grandes idées de liberté et de progrès, qui sont comme les ressorts de l’histoire, et qui, selon qu’elles sont entre des mains sages ou violentes, deviennent les instrumens heureux ou funestes de nos destinées. Cette conception de Turgot, nous allons la voir se dénaturer promptement et produire des résultats que Turgot aurait désavoués. Elle s’enfle démesurément, s’exagère hors de toute proportion et va se perdre avec Condorcet dans l’infatuation et la chimère. L’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, beaucoup trop vantée et très peu lue, a tout au plus le mérite d’une amplification oratoire. Les trois premiers chapitres sur l’humanité primitive depuis la réunion des hommes en peuplades jusqu’à l’invention de l’écriture alphabétique sont au-dessous de la critique. On y apprend que « l’invention de l’arc fut l’ouvrage d’un homme de génie, et que la formation d’une langue fut celui de la société entière. » A dater de l’époque où la Grèce connut l’écriture et put nous laisser quelques monumens de son histoire et de sa pensée, Condorcet n’a plus rien à deviner ; il lui suffit « de rassembler, d’ordonner les faits et d’en tirer la suite non interrompue de l’histoire de l’espèce humaine, considérée uniquement dans les pays les plus éclairés de l’Europe. » C’est ainsi que dans une série d’époques fort arbitrairement choisies nous voyons se dérouler le tableau du progrès depuis l’âge historique de la Grèce jusqu’à la république française, comme s’il s’agissait pour l’auteur d’un seul peuple, et que le reste de l’humanité ne comptât pas à ses yeux. Sauf la partie réservée au développement des sciences exactes, où excellait Condorcet, ce n’est guère qu’une longue déclamation. La philosophie de l’Esquisse tient dans cette proposition : « que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes. Or par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme. que pour les autres opérations de la nature ? » C’est le fatalisme pur. L’action personnelle de l’homme s’évanouit dans ce progrès, qui s’opère comme le résultat forcé d’une loi mécanique. — Cela n’empêche pas Condorcet d’avoir des haines violentes et ce qui s’appellerait ailleurs des préjugés. Il a au plus haut point le fanatisme irréligieux et l’intolérance de la libre pensée. Le seul objectif dans ce récit des siècles passés, le seul point apparent de cette démonstration historique, c’est l’alternative « du progrès ou de la décadence des lumières » mesurée d’après un fait unique, la prédominance ou l’affaiblissement du christianisme. Le jugement sur le moyen âge est caractéristique en ce genre. « Époque désastreuse, où nous verrons l’esprit humain descendre rapidement de la hauteur où il s’était élevé, et l’ignorance traîner après elle, ici la férocité, ailleurs une cruauté raffinée, partout la corruption et la perfidie. A peine quelques éclairs de talent, quelques traits de grandeur d’âme ou de bonté peuvent-ils percer à travers cette nuit profonde. Des rêveries théologiques, des impostures superstitieuses sont le seul génie des hommes, l’intolérance religieuse leur seule morale, et l’Europe, comprimée entre la tyrannie sacerdotale et le despotisme militaire, attend dans le sang et les larmes le moment où de nouvelles lumières lui permettront de renaître à la liberté, à l’humanité et aux vertus. » C’est là du plus mauvais XVIIIe siècle, du Voltaire alourdi, du Diderot sans éclat. Que cette philosophie de l’histoire fait pauvre figure à côté de celle inaugurée par Turgot dans son discours sur le progrès par le christianisme !

Le dernier chapitre de l’Esquisse est consacré à une dixième époque annoncée et prévue par l’auteur, aux progrès futurs de l’esprit humain, que l’auteur réduit à ces trois points : égalité par le nivellement entre les nations dans l’humanité, entre les citoyens dans chaque nation, perfectionnement indéfini de l’homme, de sa nature et de ses facultés. C’est là qu’à travers quelques conceptions raisonnables l’imagination de l’auteur l’entraîne. Ce n’est plus le philosophe, c’est l’illuminé du progrès. Rien ne compromet davantage une cause dans les esprits réfléchis. Ce mélange du possible et de l’impossible fatigue et irrite le lecteur, s’il a le malheur d’être quelque peu nerveux. Déjà on a souffert en voyant dérouler devant ses yeux les neuf époques du passé en traits si arbitraires et superficiels, sur un ton oratoire qui ne veut donner aucune relâche à l’admiration. Que sera-ce quand on arrivera à ce chapitre si pompeux et si chimérique ? — Pour être juste à l’égard de ce livre, il faut se souvenir des circonstances où il a été composé. Poursuivi, traqué par la tyrannie jacobine dont il avait contribué à préparer le triomphe, exalté par son péril même, l’auteur écrivait sous la dictée d’un sombre enthousiasme qui ne voulait pas s’être trompé. Sous le coup de la guillotine, il rêvait la prolongation indéfinie de l’existence humaine, le perfectionnement sans mesure de la raison de l’homme futur, l’âge d’or enfin. C’eût été mourir deux fois que de mourir pour une chimère.

Son livre est devenu l’évangile de toute une école qui s’en inspire encore et que l’on peut bien appeler du nom dont elle se glorifie elle-même, l’école révolutionnaire, j’entends celle qui proclame la révolution comme une institution en permanence. C’est une des prétentions de cette école de s’approprier comme un monopole l’idée du progrès. Elle a refait, elle refait tous les jours le livre de Condorcet, en y ajoutant un chapitre sur la révolution, traitée dans le style même de l’auteur de l’Esquisse, honorée non pas seulement dans les inspirations de justice et de droit d’où est sortie la société moderne, mais célébrée dans ses plus tristes égaremens, divinisée dans ses crimes. C’est là que l’on développe avec toute sorte de variantes cette thèse « que l’idée doit germer dans le sang, que le sang est la rosée fécondante du progrès. » Ce n’est plus sur le ton de l’histoire que l’on discute les hommes ou les événemens de ce temps : c’est sur le ton de l’Apocalypse. La révolution devient un Sinaï. « Révolution, révélation ! » a-t-on dit dans un style sibyllin. Les hommes de la terreur ne sont plus des hommes, ce sont des élémens, des forces supérieures de la nature et de l’histoire, irresponsables comme la nécessité.

Sauf ce chapitre, que Condorcet n’avait pu écrire, ses disciples répètent la leçon du maître en y ajoutant quelques vues nouvelles, quelques aperçus récens tirés des sciences positives. Ils ont pris au maître non-seulement le goût de l’hyperbole et de la déclamation, son intolérance, sa prodigieuse inintelligence de l’histoire, mais sa doctrine philosophique : le développement illimité du progrès dans le temps et dans la nature de l’homme. L’irresponsabilité de l’homme et la nécessité du progrès sont devenues un dogme. Ce sont les lois générales, constantes, qui font la grande œuvre : l’homme n’en est que l’ouvrier inconscient. La nature travaille pour lui. L’homme grandit, la société se transforme, comme grandissent le chêne et la forêt. Par le seul fait de vivre, l’humanité croît toujours, continûment, sans point d’arrêt, sans mouvement de recul, en raison, en science, en bien-être, en fraternité. Tout cela est le produit spontané de ces grandes lois « nécessaires et constantes » qui se chargent de la besogne. L’historien n’a qu’à enregistrer cet accroissement d’être et de bonheur dont le philosophe a déterminé le mouvement régulier, le rhythme fatal. En même temps les inductions abondent sur l’avenir. L’esprit de prophétie se donne carrière à travers les civilisations futures dont nous ne pouvons ni fixer la mesure ni à peine concevoir l’image. C’est là le triomphe de ces illuminés qui se perpétuent dans l’école. On nous annonçait tout récemment encore pour le XXe siècle l’ère de l’humanité transfigurée par l’amour. Plus de guerre, plus d’armée, plus de prisons, plus de geôliers ; partout le fer disparu « sous la forme glaive » et reforgé « sous la forme charrue, » le châtiment partout remplacé par l’enseignement, la fraternité universelle des peuples dans la cité idéale du monde, la fraternité des citoyens dans la cité que bâtira l’amour… O poètes et prophètes ! cela s’écrivait ou plutôt se chantait en 1867 : trois ans après, la France, surprise, tombait égorgée dans une effroyable guerre ; quelques mois encore, et la commune triomphait à Paris, Et jamais les nations n’ont été plus formidablement armées les unes contre les autres, avec des haines plus farouches au cœur ! Et l’horizon s’est fermé pour longtemps sur cette aube de la paix universelle tant de fois annoncée, autant de fois disparue dans une tempête de fer et de feu. Tout cela ne rappelle-t-il pas Condorcet écrivant son idylle humanitaire quand déjà il pouvait entendre dans la campagne voisine le pas des émissaires jacobins, « noirs recruteurs des ombres, » comme les appelait André Chénier, et qu’il préparait le poison par lequel il allait échapper à ses bourreaux ? — C’est qu’il ne suffit pas d’invoquer en beau style l’égalité et la fusion des peuples, l’émancipation de tous les hommes par le travail et le bien-être. Il faut que chacun travaille au progrès en s’affranchissant de la haine, en répudiant la violence ; il faut enseigner au peuple souverain à quel prix il peut être le coopérateur de cette grande œuvre, oser lui dire qu’il ne peut y travailler que par la justice. Or qu’y a-t-il de plus contradictoire à cet enseignement, à cet idéal de paix et d’amour universel, que la révolution décrétée pour un temps indéfini comme la guerre sainte ? qu’y a-t-il de plus funeste à la conscience populaire que cette perpétuelle apothéose des crimes privilégiés et des hommes de la terreur ?

L’école révolutionnaire trouve des auxiliaires bien compromettans dans les nombreuses sectes du socialisme armé en guerre contre la civilisation, — le collectivisme, le mutualisme, l’Internationale, — qui, elles aussi, s’appuient provisoirement sur la révolution, mais pour faire triompher un programme singulièrement plus net et plus pratique, dont le seul tort est que le jour de son triomphe sera le dernier jour de la société. — En dehors des théories radicales qui rêvent la transformation violente du monde s’est développée depuis le commencement de ce siècle une autre théorie du progrès, très différente et par le but et par les moyens. C’est le socialisme industriel et pacifique, celui des Saint-Simon et des Fourier. Le Nouveau Christianisme, le Traité de l’association domestique agricole, le livre de l’humanité de Pierre Leroux, sont autant de révélations inspirées par un profond amour du peuple, mêlé à de prodigieuses illusions sur le passé et l’avenir du monde. Un sentiment vif des misères humaines s’y marque à chaque page, avec un désir sincère d’y porter remède. Malheureusement les remèdes à imaginer sont plus difficiles que le mal à constater, et c’est la partie la plus importante de leur tâche où ils ont tous échoué. — Plusieurs de ces réformateurs procèdent avec méthode. Ils étudient à leur manière la marche de l’humanité à travers les âges, les lois qui ont jusqu’ici réglé cette marche presque au hasard, les forces antagonistes qui en ont produit le mouvement incohérent ; ils concluent à la nécessité de régulariser ces forces et de les diriger vers un but fixe en s’en emparant par la science. Tous ont la prétention, dont il faut leur savoir gré, de se distinguer du grossier empirisme jacobin, non-seulement par la discussion pacifique et scientifique des problèmes, mais aussi par la conception d’une organisation rationnelle de l’humanité. Le malheur est que jusqu’à présent tous ces plans qui s’ajustaient si bien entre eux et fondaient sur le papier l’ère de la félicité universelle n’ont pu s’ajuster à la réalité, ni faire vivre une heure un embryon de société. L’industrie ou la passion, prises comme ressorts moteurs, ne peuvent remplacer les lois morales auxquelles, dans tous ces systèmes, elles prétendent se substituer.

Il n’en est pas moins juste de reconnaître que des hommes comme Charles Fourier, par sa critique si vive, parfois si ingénieuse, si pénétrante, des vices et des contradictions de la civilisation, des penseurs tels que Saint-Simon, par la hardiesse de ses vues historiques, ont contribué à élargir la notion du progrès social et à la populariser en dehors du cercle des philosophes et des savans. Pour ne parler que de Saint-Simon, en tant que philosophe et théoricien du progrès, on ne peut oublier qu’il a le premier révélé avec une grande force le progrès constant de l’importance du travail dans les sociétés, l’élévation des états sociaux en proportion du rôle du travail prédominant et glorifié. Le premier il a conçu l’ingénieuse méthode des séries homogènes, qui présentent une progression croissante ou décroissante des grands faits de l’histoire, tels que l’antagonisme, la guerre, la concurrence, l’industrie, la liberté, l’autorité, et nous permettent d’affirmer, d’après le tableau des différens siècles, si ces faits dominateurs vont en grandissant ou en s’effaçant de plus en plus, et d’en déduire quelques lois de l’avenir humain. Enfin ce n’est pas la conception d’un esprit vulgaire que celle qui divise l’histoire en deux espèces d’époques : les époques organiques et les époques critiques, — les unes qui représentent le moment où les sociétés procèdent par synthèse, vivant dans l’unité d’une doctrine et d’une foi communes, — les autres qui expriment le travail contraire, l’analyse, à l’heure où la foi commune s’éteint et où la société que cette doctrine reliait dans ses idées, dans ses institutions et ses mœurs se désagrège, se dissout en poussière d’individus, de croyances anarchiques ou d’incrédulités passionnées. Le règne alternatif d’un dogmatisme qui s’impose à l’ordre social tout entier et de la critique individuelle qui le détruit, — le travail obstiné de l’esprit humain à réparer les ruines qu’il a faites et à relever sur les débris de l’ancien un ordre nouveau qui durera jusqu’à l’heure où la doctrine nouvelle aura vieilli, deviendra stérile et tombera à son tour, — enfin le progrès s’accomplissant à travers ces alternatives de foi et d’incrédulité jusqu’au jour où une doctrine sociale sera trouvée, assez large pour contenir toutes les parties durables des croyances et des systèmes, — synthèse définitive où se réconcilieront l’esprit dogmatique et l’esprit critique, où revivront, élargies, les époques organiques du passé, lesquelles n’ont succombé que par leur côté négatif et partiel, enfin où les facultés de l’homme (intelligence, sentiment, activité matérielle) et les manifestations sociales correspondantes (science, religion, industrie) atteindront sans effort le plus haut degré de leur développement harmonieux, — si c’est là un rêve, le rêve a de la grandeur. L’intuition historique qui en a été le point de départ conserve, à travers les aberrations ultérieures de la pensée saint-simonienne, sa justesse et sa vérité. Plusieurs écrivains et philosophes, même dans d’autres écoles, en ont ressenti le contre-coup. La trace de cette inspiration est visible dans les pages célèbres qui firent événement il y a près d’un demi-siècle, sous ce titre : Comment les dogmes finissent, et qui furent en effet, à l’heure où elles parurent, le manifeste d’une de ces époques critiques annoncées par Saint-Simon.


III

Nous touchons au moment où la conception du progrès va se transformer. Sous l’influence croissante des sciences positives, elle va se perdre dans une idée nouvelle, plus large et plus générale l’idée de l’évolution. Cette métamorphose a son importance et mérite d’être signalée ; elle marque l’avènement des conceptions et du langage scientifiques dans le domaine de la philosophie et de l’histoire. Quelle fortune ce mot a faite depuis une trentaine d’années dans l’école anglaise contemporaine et dans le positivisme français ! J’en ai trouvé l’origine inattendue et comme l’annonce prophétique au chapitre cent soixante et unième de Tristram Shandy. Le mot naquit d’un hasard un jour que le père de Shandy était particulièrement en veine d’éloquence. « Les royaumes et les nations, disait-il, n’ont-ils pas leurs périodes ? et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs qui au commencement les formèrent ont achevé leur évolution ? — Frère Shandy ! s’écria mon oncle Tobie, quittant sa pipe, évolution, qu’est-ce ce mot ? — Révolution, j’ai voulu dire, reprit mon père. Par le ciel ! j’ai voulu dire révolution. Évolution n’a pas de sens. — Il a plus de sens que vous ne croyez, repartit mon oncle Tobie. » Qu’est-ce à dire ? Ce mot, qui devait plus tard soulever l’orthodoxie de l’église établie, éveillait-il par un secret pressentiment les scrupules de l’honnête et religieux capitaine ? Cette fois encore l’oncle Tobie eut raison contre son frère. Il avait deviné le mot magique et l’idée maîtresse de la philosophie de ses compatriotes au siècle suivant.

C’est dans l’école positiviste que l’on rencontre la première application régulière, méthodique de la loi d’évolution aux phénomènes humains et sociaux. C’est elle qui la première, en déterminant l’ordre de subordination des sciences selon leur degré de complexité, a entrepris de faire de la sociologie une dépendance et comme la dernière province des sciences naturelles, et de la loi de. progrès, qui est la loi des sociétés humaines, une simple dérivation de la loi universelle de la vie. « De quelque façon, nous dit-on, que l’on envisage les sociétés, soit dans leur groupement actuel sur la face du globe, soit dans leur enchaînement le long du passé, on y reconnaît un mouvement intérieur et spontané qui les porte d’un état inférieur à un état supérieur. Cela est vrai pour l’ensemble, quels que soient les accidens qui surviennent à des peuples particuliers, et quelques perturbations que subisse la trajectoire de la civilisation[5]. » Ce mouvement intérieur est précisément ce qu’en langage ordinaire on appelle le progrès ; mais le mot d’évolution doit être préféré, nous dit-on, parce qu’il marque mieux le caractère de ce mouvement, qui est un phénomène naturel. L’histoire a pour théâtre les sociétés ; les sociétés sont composées d’êtres humains, doués de vie, d’instincts, de facultés. Cette vie, ces instincts, ces facultés, se développent suivant une loi qui leur est inhérente. Et de même que dans chaque corps vivant réside une force évolutive qui le fait passer de la simplicité apparente de l’état embryonnaire à la forme de la vie la plus compliquée, revêtue de tous ses appareils distincts et subordonnés, ainsi dans le corps social réside une force analogue, mais infiniment plus complexe, composée de toutes les forces de la vie individuelle, physiques et mentales, qui produit le développement de chaque société et l’élève de l’état inférieur aux états supérieurs par un mouvement inhérent et continu.

C’est le déterminisme physiologique appliqué à l’histoire. La croissance du corps social est un effet de cette force évolutive qui émane de toutes les vies individuelles, élémens de la vie collective. L’histoire des sociétés offre une série cohérente d’enchaînemens exactement liés entre eux et mesurable par une sorte d’échelle graduée, soit sur le développement des arts industriels, soit sur celui des connaissances positives. Ce développement lui-même est le produit nécessaire des facultés inhérentes à chaque individu ; ces facultés ont leurs causes primordiales, leurs ressorts moteurs cachés dans les profondeurs de l’organisme, où la science positive a déjà plus d’une fois essayé de les saisir. Le progrès n’est donc, au fond, que la résultante des forces organiques et des conditions du milieu dans lequel elles se développent. Ainsi disparaît dans cette philosophie fataliste ce qui fait l’intérêt dramatique et passionné de l’histoire, le jeu des spontanéités libres, l’intervention des énergies héroïques et des inspirations sublimes, l’essor inattendu des initiatives qui coupent la série des phénomènes, et surtout l’action profonde, incessante, de la moralité publique ou privée sur le développement de la vie des peuples, le mérite humain de ces grands phénomènes du travail, de la discipline, de l’obéissance aux lois, qui sont bien, quoi qu’on dise, des phénomènes libres, et par lesquels chacun de nous prend une part directe aux destinées de l’humanité.

Le principe étant posé, une autre question surgit aussitôt. Quelle est la loi de la série sociologique ? quelle est la série des phases sociales que parcourt l’humanité dans son évolution ? On nous dit que les générations successives dans les races les mieux douées font effort vers cette évolution, même à leur insu, qu’elles y vont comme l’enfance à la jeunesse, comme la jeunesse à la virilité. On nous dit qu’une même nécessité en est la cause, et, pour relever à nos yeux cette nécessité que nous subissons, on ajoute qu’il est beau de la concevoir, de la sentir, de s’y associer, et de prendre en main les rênes de ce coursier qui ne peut pas être arrêté. Mais enfin où nous mène-t-il, ce coursier ? par quelles étapes nous fait-il passer ? Ici une assez grave divergence d’idées s’est produite entre le maître et le disciple. Auguste Comte définit la série sociologique par les diverses conceptions de l’univers. Empruntant une vue ingénieuse et profonde de Turgot, mais la dénaturant par l’extension qu’il lui donne, il établit entre ces conceptions la distinction célèbre des trois états successifs, l’état théologique, l’état métaphysique, l’état positif. M. Littré critique cette loi. Elle est empirique, dit-il, en ce sens qu’elle est seulement l’expression abstraite du fait lui-même. Une loi empirique rend d’incontestables services : souvent elle est le dernier terme auquel on puisse atteindre ; mais, à cause de la défectuosité qui lui est inhérente, elle est une excitation continuelle à trouver la loi rationnelle qui y correspond, la loi qui non-seulement généralise le fait, mais d’une certaine manière l’explique en prouvant que le fait est tel qu’il doit être. Or M. Littré a pensé trouver cette loi rationnelle de l’histoire en la rapportant à la loi primordiale du développement individuel, à l’analyse mentale d’après la théorie de Gall. Il a été ainsi amené à noter quatre degrés successifs dans l’évolution humaine : le besoin, le sentiment affectif et moral, le sens et la culture du beau, la recherche scientifique de la liaison des effets et des causes. C’est l’histoire de chaque homme et c’est l’histoire de chaque groupe humain.

Suivez, nous dit-on, le mouvement d’une société qui se développe, vous voyez que ce qui fait la trame de son histoire, c’est d’abord la satisfaction des besoins et l’exploitation de l’utile, puis la religion et la morale, puis la culture esthétique et finalement la science[6]. Ainsi se succèdent les phases de la société humaine, créant d’abord les industries nécessaires qui assurent sa vie matérielle, puis les institutions civiles et religieuses qui assurent l’ordre et la satisfaction de certains instincts ; ensuite les arts naissent, la poésie chante et console les misères de cette existence encore si précaire et si pauvre ; enfin la raison, cessant de s’employer à l’accomplissement des trois fonctions précédentes, travaille pour elle-même et procède à la recherche de la vérité abstraite. — Voilà assurément un large cadre tracé au progrès du genre humain, et dans lequel chaque élément des grandes civilisations trouve sa place et son rang. Il n’en est pas moins vrai que cette loi de l’évolution sociale, aussi bien que celle de M. Comte, est une vue toute personnelle à celui qui l’a posée. Il resterait à faire la preuve. M. Comte eût été tenu d’établir que l’ère de la science positive absorbera nécessairement les théologies et la métaphysique, ce qui est une espérance pour lui, non une certitude démontrable. M. Littré serait tenu de prouver, ce qu’il n’a pas fait, que tous les élémens de sa division historique sont successifs, que par exemple les premières religions n’ont pas coexisté avec les premières industries, et qu’elles ne se sont produites qu’au second moment de l’histoire. Cette loi n’a toute son importance qu’à la condition qu’elle représente une succession nécessaire des élémens du progrès, qu’elle marque leur ordre déterminé dans le temps, la date historique et logique de leur apparition. L’ordre chronologique de ces divers élémens dans l’humanité doit correspondre, dit-on, au développement des facultés dans l’individu d’après l’analyse mentale du docteur Gall. C’est, à ce qu’il nous a semblé, toute la démonstration de M. Littré ; j’avoue qu’elle ne me suffit pas. La loi de M. Comte et celle de M. Littré devraient, d’après la méthode positive, sortir de l’étude des faits, au lieu de la précéder ; or toutes deux portent l’empreinte du système d’idées dans lequel elles ont été conçues. Ce sont des lois préalables, provisoires, c’est-à-dire des hypothèses. La philosophie positive n’en est pas plus exempte que les autres.

Le seul avantage de cette théorie du progrès est de se prêter facilement à l’explication de l’histoire et de la série des âges ; elle admet la filiation, c’est-à-dire la production des états sociaux les uns par les autres. Pour elle, l’avenir social n’est que le prolongement graduellement modifié du passé. MM. Auguste Comte et Littré doivent à cette théorie une supériorité marquée sur beaucoup d’autres de leurs contemporains ; ils ont essayé de se rendre compte des états qui nous ont précédés, de la raison qui les fit prévaloir à un moment donné, de leur ordre logique et de leur mutuelle dépendance. Ils ont par là mérité ce privilège rare d’une tolérance relative pour le passé. Rien ne leur paraît plus inique et plus faux que de juger les civilisations évanouies avec les idées d’aujourd’hui, qui, appliquées à d’autres momens de l’histoire, deviennent des préjugés à rebours, des préjugés rétrospectifs. M. Littré se moque spirituellement de cette manie des publicistes ignorans d’importer à tort et à travers le présent dans le passé et le passé dans le présent. Il dénonce le point de vue étroit du XVIIIe siècle, qui est resté celui de plusieurs de nos historiens ou de nos critiques, d’après lequel on s’enorgueillit, comme d’un mérite, de la supériorité de ses lumières, condamnant les époques antérieures à l’ignorance et à la barbarie, sauf quelques siècles de l’antiquité grecque ou latine. Il raille l’école révolutionnaire, pleine de haine et de dédain si injustes pour le moyen âge, et qui ne pourra sortir de l’état de polémique stérile et négative où elle se débat aujourd’hui « qu’en honorant comme il convient la période de domination du catholicisme, » en essayant de comprendre les raisons qui ont rendu la féodalité nécessaire, les mêmes au fond que celles qui la rendent impossible aujourd’hui. C’est là un principe véritablement scientifique d’impartialité, un élément désormais acquis dans les théories sérieuses du progrès.

MM. Buckle et W. Bagehot se rattachent par plus d’un point à l’école positiviste. l’Histoire de la civilisation en Angleterre a été ici même analysée[7], et, bien que cet intéressant travail ait été fait à un point de vue un peu différent du nôtre, la tâche s’en trouve pour nous singulièrement simplifiée. Les cinq premiers chapitres de l’ouvrage contiennent toute la théorie philosophique de M. Buckle, et d’abord la démonstration de ce principe que la suite de l’histoire est soumise à des lois générales qu’il est possible de découvrir. Ce principe, nous le connaissons déjà c’est le déterminisme. Les actions de l’homme se produisent avec la régularité des autres phénomènes, c’est-à-dire qu’elles sont des phénomènes naturels : sans cela, il faudrait admettre qu’elles procèdent du hasard ou d’une intervention surnaturelle, ou du libre arbitre, trois conceptions complètement condamnées, nous dit-on, et qui n’ont servi jusqu’à présent qu’à empêcher la science historique de se former. Les actions humaines, n’étant ni arbitraires, ni libres, ni asservies par un agent supérieur, ne dépendent que de leurs antécédens ; dès lors elles doivent présenter ce caractère d’uniformité qui constitue précisément l’essence de la loi. Étant données les mêmes circonstances, les mêmes résultats doivent se produire, — ce qui permet d’une part la détermination des lois historiques, que l’on déclare impossible sans cela, d’autre part la prévision certaine de l’avenir, qui deviendra possible quand toutes les circonstances seront connues, c’est-à-dire quand tous les élémens du calcul nous seront donnés. Jusqu’ici M. Buckle ne fait que se conformer à la tradition positiviste. Nous avons vraiment lieu de nous étonner que M. Stuart Mill signale cet ensemble d’idées comme ayant provoqué une sorte de révolution dans l’histoire. Tout ce premier chapitre n’est d’ailleurs que le développement pur et simple de l’Idée d’une histoire universelle, un opuscule très curieux où se révèle le déterminisme de Kant. C’est quand il vient à établir les lois de révolution humaine selon les divers pays que M. Buckle montre ses qualités d’invention. Il se sépare ici des positivistes français. Pour M. Auguste Comte, partout où il y a une évolution sociale, elle s’accomplit uniformément, sous la direction des mêmes lois, celle par exemple qui fait succéder l’état métaphysique à la théologie ou la science positive à la métaphysique. M. Buckle, plus docile aux faits, est beaucoup moins systématique. Il ne fait pas dépendre les progrès de chaque groupe humain de cette loi uniforme de succession entre les diverses conceptions de l’univers, ce qui est une théorie singulièrement abstraite ; il se tient plus près de la réalité et de la vie. Toutes les actions humaines, selon lui, ont leurs antécédens ; mais il peut y avoir deux sortes d’antécédens. Les variations dans les résultats, les vicissitudes dont l’histoire est pleine, les progrès ou les décadences de la race humaine, ses misères ou ses prospérités, sont l’effet d’une double influence : l’une qui se produit du dehors sur l’esprit, — l’autre qui se produit de l’esprit sur le dehors. Ce sont là les matériaux nécessaires d’une histoire philosophique. D’un côté nous avons l’esprit humain obéissant aux lois de sa propre existence, et, quand il ne rencontre pas de résistance au dehors, se développant selon les conditions de l’organisation qui lui est propre. D’autre part nous avons ce qu’on appelle la nature, obéissant également à ses lois, mais entrant incessamment en contact avec l’esprit de l’homme, excitant ses passions, stimulant ou énervant son intelligence, donnant par là même à ses actes une direction qu’ils n’auraient pas prise sans cela. Ou l’homme modifiant la nature, ou la nature modifiant l’homme, telle est la double source qui alimente l’activité humaine.

Quelle est de ces deux influences la plus importante ? La question est complexe : dans les civilisations orientales, et généralement dans les civilisations placées en dehors du courant européen, M. Buckle établit avec une richesse singulière de preuves et d’exemples que le principal agent est l’imagination, laquelle est placée sous la dépendance immédiate de la nature. Dans l’Europe au contraire, c’est l’intelligence[8] qui prédomine et qui est le ressort moteur de notre grande civilisation occidentale. Ce sont donc ici les lois mentales qui sont les plus importantes à connaître et à établir mais il y a deux espèces de lois mentales : les intellectuelles et les morales. Or une comparaison scientifiquement instituée par l’auteur l’amène à conclure que les lois intellectuelles l’emportent de beaucoup dans l’œuvre de la civilisation sur les lois morales. La seule cause véritable du progrès humain, c’est la découverte des vérités scientifiques. C’est l’intelligence seule qui affranchit le genre humain de ses misères et de ses servitudes. C’est elle qui dompte la nature et tourne ses forces au bien-être de l’homme ; c’est elle qui a tué le monstre de l’intolérance et qui a déshonoré la persécution religieuse ; c’est elle qui tuera un jour le fléau de la guerre : elle l’a déjà, nous assure-t-on, fortement entamé par ces trois grands faits tout intellectuels, l’invention de la poudre à canon, l’économie politique, la vapeur. Les prétendues vérités morales ne sont pour rien dans ces progrès. Immobiles, invariables, fixées une fois pour toutes, comment pourraient-elles contribuer au progrès, quand elles-mêmes y sont par nature étrangères et en paraissent incapables pour leur propre compte ? Les religions, les littératures, les formes politiques, ne représentent également qu’une influence fort lointaine. Elles sont elles-mêmes des effets d’un état social déterminé, non des causes. L’intelligence seule, sous la forme de la science, est la maîtresse de l’histoire parce qu’elle est la maîtresse de la nature. C’est le dernier mot de cette puissante dialectique qui a soulevé à travers l’Angleterre et l’Ecosse des tempêtes de polémique, — et dont M. de Tocqueville avait le pressentiment exact quand il signalait dans sa correspondance cet inconnu qui passait du premier coup « à l’état de lion de première taille. » — Voilà un positivisme conséquent jusqu’au bout. Il élimine de la théorie et de l’histoire du progrès la liberté et la morale, considérée soit comme sentiment, soit comme doctrine. La liberté est une chimère. On ne dit pas que la morale en soit une ; mais son influence dans l’évolution des sociétés est nulle, quand elle n’est pas prépondérante : elle est funeste, quand elle domine.

M. Bagehot se rattache à l’école expérimentale de son pays, très voisine du positivisme, en ce sens qu’elle prétend appliquer à tous les problèmes de l’ordre moral les procédés et les méthodes de l’histoire naturelle. Ce caractère est bien marqué dans le titre même de son dernier ouvrage : les Lois scientifiques du développement des nations dans leurs rapports avec les principes de la sélection et de l’hérédité. Le savant auteur nous avait montré, dans une étude célèbre sur la constitution anglaise, un rare esprit d’observation exacte et de subtile discussion. Dans le livre que nous avons sous les yeux, il fait un pas de plus. C’est l’esprit d’observation réglé et dirigé par les théories les plus récentes des sciences positives. C’est l’application rigoureuse du darwinisme à l’histoire. Le premier chapitre résume en traits expressifs cette philosophie du progrès : de même que la science géologique essaie de retrouver dans chaque parcelle de terre la trace des forces qui y ont laissé leur empreinte et qui l’ont faite précisément telle qu’elle est, de même la science historique doit traiter l’homme lui-même comme une antiquité. Elle doit essayer de lire, elle commence à lire, dans l’ensemble de tous les élémens qui composent chaque homme, un résumé complet de l’histoire de sa vie entière, la résultante d’une foule d’actions et de modifications antérieures accumulées dans les siècles écoulés.

La physiologie vient ici en aide à l’histoire. Elle a découvert ce pouvoir, — sur lequel est fondée l’éducation, — que possède le système nerveux de faire passer dans l’organisation des actions volontaires en les transformant en actions plus ou moins inconscientes, c’est-à-dire réflexes. Le corps de l’homme, après l’éducation, est rempli de propriétés qui y sont comme emmagasinées, et de facultés acquises qui s’exercent sans que la conscience y ait part. La même chose arrive pour la race. Il existe une tendance en vertu de laquelle les descendans de parens cultivés auront une plus grande aptitude à la culture que les descendans de parens non cultivés. Si l’on n’admet pas cette idée, on ne comprendra jamais le tissu connectif de la civilisation. Là réside la force toujours agissante qui relie les générations aux générations, qui assure à chacune d’elles, dès sa naissance, quelque progrès relativement à celle qui l’a précédée, si la précédente a elle-même fait quelques pas en avant. C’est une cause toute physique de perfectionnement dont les lois déjà connues de l’hérédité donnent un aperçu positif, et qui deviendra de plus en plus claire à mesure que ces lois se préciseront. À cette loi de l’hérédité, ajoutez la loi de la sélection, et vous aurez la raison du développement des nations privilégiées au sein de la race. Imaginez que dans l’origine quelque heureux concours de circonstances ait procuré à un groupe humain l’avantage immense d’un gouvernement accepté, d’une obéissance collective à une autorité quelconque, et par là d’une supériorité militaire incontestable, assurée par la discipline, sur les fractions incohérentes qui composent les peuplades voisines : vous vous expliquerez sans peine comment certains groupes ont prévalu dans la concurrence vitale, comment pendant une certaine période de temps cette supériorité s’est fixée en eux, jusqu’au jour où des causes intérieures ou extérieures ont affaibli cette prédominance héréditaire. Ajoutez à cela, dans chacune de ces nations naissantes, l’influence d’un type attractif, celui d’un héros par exemple, qui tend à prédominer par l’imitation de tous, par l’élimination des types contraires, et qui, transmis dans le tissu nerveux d’un peuple, tendra de plus en plus à devenir le caractère, national, vous aurez les idées maîtresses de ce livre inégal, tantôt trop court et tantôt diffus, dont les parties s’enchaînent mal, comme des chapitres écrits à part les uns des autres, mais où éclatent par intervalles des observations singulièrement ingénieuses et profondes qui éclairent d’un nouveau jour le côté physiologique de la question.


IV

Dans cette revue des théories du progrès, nous devons faire une place à part à celle que M. Herbert Spencer a produite récemment au milieu d’une théorie plus vaste, qui n’est rien moins que l’esquisse d’une histoire de l’univers. C’est avec ce penseur éminent, que l’on a pu appeler avec justesse « le dernier des métaphysiciens anglais[9], » que l’idée d’évolution a pris sa plus grande extension et touché les dernières bornes de son empire possible. Le traducteur français des Premiers principes nous montre, dans une excellente introduction, comment M. Spencer fut amené à cette dernière synthèse. Dans la Statique sociale, publiée en 1850, M. Spencer s’était posé comme problème de rechercher la loi naturelle dont le progrès de l’humanité est la manifestation. Plein de confiance alors dans la perfectibilité indéfinie de l’espèce, l’étendant par ses vastes espérances jusqu’au rêve de la perfection, jusqu’à la suppression du mal sur la terre, il avait cru trouver la condition de ce progrès toujours croissant dans cette tendance de la vie qu’il appela la tendance à l’individuation. Plus tard, le mot individuation lui parut être trop étroit pour l’idée du développement des choses telle qu’il commençait à la concevoir. Il craignit qu’à la suite de ce mot, qui exprime la notion d’un être considéré en lui-même, l’idée de finalité ne s’introduisît dans l’esprit humain et n’y ramenât tout un ordre de spéculations métaphysiques et religieuses qu’il voulait à tout jamais éliminer de la science. Il substitua à la première loi naturelle qu’il avait trouvée une autre plus large et plus compréhensive ; mais il s’aperçut alors que le mot même de progrès ne convenait plus à la généralisation de sa pensée. Il y renonça tout à fait dans les Premiers principes pour adopter le mot évolution, plus propre à exprimer à la fois l’universalité de son objet et la nature toute scientifique de sa théorie. C’est alors que s’accomplit définitivement la transformation du problème dans son esprit : parti d’une question sociale, il aboutissait à un problème de physique générale. Sa théorie de l’évolution n’est rien autre chose, en effet, qu’une histoire, ou mieux une tentative d’explication du développement cosmique dans son ensemble et dans toutes ses parties par des déductions d’une seule loi, la persistance de la force.

Même dans l’école positiviste, l’idée d’évolution ne s’était jamais élevée à une si audacieuse synthèse. M. Auguste Comte ne l’applique, à ce qu’il semble, qu’à deux ordres de phénomènes, aux développemens parallèles de la vie et de l’organisme social, ou, pour parler comme l’école, à la biologie et à la sociologie. Pour retrouver l’analogie d’une pareille conception, il faudrait remonter jusqu’à Hegel et à la loi du devenir ; mais les procédés de construction sont complètement différens. Quand Hegel nous raconte dans la Phénoménologie l’odyssée de son absolu à la recherche de lui-même, sortant de soi et revenant à soi par une évolution qui n’est pas autre chose que la réalité de l’être et la vie du monde, ou lorsque dans de belles pages que l’on n’a pas oubliées[10] un brillant esprit, se plaisant à faire un rêve hégélien, nous décrit la marche ascendante des choses, sans interruption et sans retour, depuis les profondeurs muettes de l’éther, voisines du néant, jusqu’à la conquête de l’absolu, suivant le progrès de l’être depuis l’atome, à travers les mystères de l’affinité, de la vie, de la pensée, jusqu’à la conscience universelle où se réalise Dieu, ces divers essais de synthèse ne représentent qu’une conception toute personnelle, agrandie par quelques aperçus de géologie ou de physique, vivifiée par l’étude toute nouvelle des religions, des langues et des races. Au fond, cela ressemble fort à quelque beau poème transcendant. La méthode de Hegel reste toute métaphysique, toute subjective ; celle de M. Spencer prétend être entièrement objective, scientifique ; elle se présente à nous comme un simple résultat des lois de l’univers. D’après cette prétention plus ou moins légitime, l’évolution de M. Spencer serait le devenir hégélien, mais transformé par la méthode positive, subordonné aux sciences de la nature, dont il n’est que la dernière généralisation.

Dans cette vaste histoire de l’univers, le progrès humain disparaît comme une goutte d’eau dans l’océan. Pourtant nous avons dû l’en extraire, l’isoler artificiellement, pour l’étudier à part. Son vrai nom n’est plus progrès, car dans la théorie de M. Spencer la même loi supplique rigoureusement à la société, à l’individu, à la vie organique, à la vie de la terre, au système solaire, à la vie cosmique tout entière. La loi doit être la même, puisque dans la théorie nouvelle il n’y a pas d’ordres distincts de réalités ou de phénomènes, pas de sphères d’existence incommunicables et fermées. Il n’y a qu’une loi, parce qu’il n’y a qu’une vie ; il n’y a qu’une vie, parce qu’il n’y a qu’une force persistante, diversifiée par l’infinité des mouvemens dont elle remplit l’infini de l’espace et du temps, par lesquels elle compose et dissout la variété incessante des formes, des êtres et des mondes.

Sous l’empire de la loi universelle, la persistance de la force, toutes les variétés de mouvemens se transforment les unes dans les autres ; les forces physico-chimiques font la vie, les forces biologiques font la sensibilité et la pensée ; les forces individuelles font les forces sociales ; la société n’est donc au fond qu’une des métamorphoses infiniment variées de la force universelle, un épisode peut-être très court dans le poème de la nature. L’originalité de M. Spencer ne consiste pas à faire des phénomènes humains et sociaux, de la vie et de l’histoire, une pure modalité du principe dynamique ; elle est dans la témérité inouïe de mener de front, comme autant de développemens parallèles, l’embryogénie des mondes, celle des individus et celle des sociétés. Dans les proportions d’une pareille synthèse, on comprend quelle place doit occuper l’humanité, accident insignifiant que produit ou retire le jeu des forces éternelles. Elle qui croyait autrefois être l’objet de la création et le centre des choses, la voilà réduite à je ne sais quel groupement d’atomes jeté pour un instant sur un des points de la circonférence infinie ; mais l’atome participe un instant à la vie éternelle, il est une partie du tout. À ce titre, la vie de l’atome a son intérêt ; il doit avoir son histoire.

La science prend l’humanité au moment où dans le mystère de ses origines elle commence à être distincte, et la conduit jusqu’au moment où l’individualité du groupe humain se perd dans le Tout sans forme, principe et fin des choses. Ainsi procèdent l’astronomie, la géologie, la physiologie, qui ne sont au fond que des systèmes de mouvemens variés et combinés à l’infini, donnant lieu à des successions d’êtres et de formes, toujours en fonction de naissance ou de mort. Qu’il soit question d’un seul objet ou de tout l’univers, une explication qui le prend avec sa forme concrète et qui le laisse avec une forme concrète est incomplète, puisqu’une époque de son existence connaissable reste sans histoire, c’est-à-dire sans explication. L’histoire universelle ne sera faite que lorsque la science aura suivi cette loi dans le passé, aussi loin que l’observation et le raisonnement nous le permettront, pour les faits qui constituent la naissance, la croissance et la vie des sociétés. On pourra même dire qu’elle ne sera complètement faite que quand la science aura suivi dans l’ordre inverse l’histoire du genre humain à travers ses transformations probables dans le plus lointain avenir, son acheminement vers la dissolution. Tout changement subi par une existence sensible se fait dans l’une ou l’autre de ces deux directions opposées : une de ces tendances est la suite naturelle de l’autre, elle en est le complément.

Suivons les trois grandes lois de l’évolution dans leur application aux sociétés. D’abord l’évolution sociale est, comme toute évolution, une intégration de plus en plus grande, un changement qui va d’un état diffus à un état cohérent, un mouvement marqué de concentration. De même que chaque plante grandit en concentrant en elle des élémens auparavant diffus à l’état gazeux, de même que chaque animal croît en concentrant ces mêmes élémens dispersés dans les plantes et les animaux à sa portée, de même la vie des sociétés se forme et se consolide « par l’unification » de plus en plus marquée et de plus en plus stable, depuis la première union des familles errantes en tribus jusqu’à l’idée d’une fédération européenne, qui n’est qu’une intégration beaucoup plus vaste. Le même mouvement s’opère en même temps dans les produits variés de l’activité humaine. Les progrès du langage, des arts industriels et esthétiques, deviennent « comme un procès-verbal objectif, » comme une table d’enregistrement des changemens qui s’opèrent dans l’intérieur de chaque groupe humain.

La seconde loi, c’est le changement allant d’un éttat homogène à un état hétérogène. Cette loi, qui règle le développement des phénomènes astronomiques et géologiques, se révèle clairement dans l’histoire des corps organisés par la distinction de plus en plus marquée des parties, par la division toujours croissante des organes et des fonctions. Elle se marque en traits également significatifs dans l’histoire de l’espèce humaine par la multiplication des races, dans chaque groupe par la distinction qui s’établit entre les facultés et les fonctions, entre les gouvernans et les gouvernés, entre l’église et l’état, entre les classes ou ordres de travailleurs, qui sont autant d’organes du corps social.

Mais en même temps, et c’est la troisième loi, qui retient et limite les effets de la seconde, en même temps que dans une existence quelconque il s’opère un changement de l’homogène à l’hétérogène, il s’en opère un autre de l’indéfini au défini. A côté d’un progrès allant de la simplicité à la complexité, il se fait un progrès de la confusion à l’ordre. Non-seulement les parties dissemblables se multiplient, mais on voit aussi s’accroître la netteté avec laquelle ces parties s’organisent en elles-mêmes et dans leur rapport avec l’ensemble. C’est la dernière formule de l’évolution physiologique, c’est aussi celle de l’évolution sociale qui se caractérise par une localité fixe où cesse la vie nomade, par une limite territoriale qui distingue une nation d’une autre nation, par une distribution arrêtée de classes, de rangs, de fonctions, qui s’étaient d’abord multipliés au hasard, sans règle précise, sans objet bien défini. L’individualité nationale s’organise et se crée.

Nous ne suivrons pas plus loin M. Spencer dans le détail infini des harmonies ou plutôt des identités qu’il retrouve entre les momens du système solaire, l’histoire de la terre, le développement des composés organiques, et les phases des sociétés, sans négliger dans cet immense parallèle, qui se déploie à l’infini, les résultats organisés de l’action sociale, le développement des langues, des arts et des sciences. Encore moins devrons-nous le suivre dans l’analyse des lois dynamiques les plus hautes, les plus générales auxquelles se rapportent ces lois de l’évolution ; mais nous ne pouvons omettre la prétendue nécessité, principe de tout le système, suivant laquelle une force permanente et uniforme aboutit a créer des forces antagonistes en subissant une dispersion. Ces forces antagonistes déterminent en sens contraires, dans toute existence, des oscillations que règle la loi du rhythme. Tous les mouvemens alternent : ceux des planètes dans leurs orbites comme ceux des molécules de l’éther dans leurs ondulations, comme ceux de la vie. Le rhythme du mouvement produit forcément l’équilibre à un moment donné. C’est le dernier terme assignable à l’évolution.

L’évolution conduit toute société, comme tout corps organique, à l’équilibre. C’est le point fatal où commence un mouvement en sens inverse, le phénomène complémentaire et corrélatif de l’évolution, la dissolution. Il n’est pas douteux que ce ne soit là le dernier terme auquel aboutisse la pensée logique de M. Spencer. Les sociétés humaines mourront comme elles sont nées ; elles mourront comme meurt toute chose sensible, comme mourra le monde, comme meurt un ciron. La terre mourra comme l’humanité ; elle subira un jour l’action de forces assez puissantes pour causer sa désintégration complète. — Ici naissent dans l’épouvante de la pensée humaine une foule de questions singulièrement tragiques. L’évolution dans son ensemble marche-t-elle vers le repos complet comme elle y marche dans ses détails ? L’état de privation absolue de mouvement, appelé mort, qui termine l’évolution dans les corps organiques, est-il le type de la mort universelle au sein de laquelle l’évolution universelle tend à s’engloutir ? Enfin devons-nous considérer comme la fin des choses un espace infini peuplé de soleils éteints voués à l’immobilité éternelle ? Ou bien cette fin apparente des choses ne sera-t-elle que le commencement d’une vie nouvelle, le signal de l’éclosion de mondes futurs dont rien dans les mondes passés ne peut nous faire concevoir l’idée ? — Questions transcendantes auxquelles il ne peut être fait de réponse positive. M. Spencer nous laisse à ce point de sa course, anxieux, penchés sur le bord de l’éternité, interrogeant de la pensée l’infini ténébreux.

Nous n’essaierons pas de nous mettre à sa place et de répondre pour lui. Notre objet était de montrer à quelle hauteur de synthèse M. Spencer a élevé la question du progrès et comment il l’a transformée. Il ne s’agit plus pour lui de la conception humaine et sociale qui a servi de point de départ à ses recherches. Le problème historique s’est changé en un problème de dynamique. Ce qu’il étudie, ce n’est plus un fait humain, variable, contestable, renfermé dans les bornes étroites de l’histoire. Il repousse l’interprétation « vulgaire » de ce fait comme une hypothèse suspecte de mysticisme et convaincue de finalité. Il en transforme l’idée primordiale par les données les plus hardies des sciences de la nature ; il la fait entrer de gré ou de force dans le cadre le plus vaste des généralisations scientifiques, embrassant le monde inanimé, le monde vivant, le monde pensant sous l’empire de la même loi. A quel prix ? En nous imposant ses exigences, qui sont bien fortes, et la plus forte de toutes, la réduction de la vie sociale à un système de mouvement qui se combine ou se dissout de la même façon que le mouvement atomistique dans la dernière molécule d’éther, — en nous imposant en outre la plus rigoureuse exclusion de la spontanéité libre dans toutes les sphères de la vie, soumises à la même nécessité mécanique que le domaine des forces physiques ou chimiques. Malgré nos réserves absolues sur le principe et le fond du système, M. Spencer n’aura pas rendu un médiocre service à la philosophie du progrès, s’il a découvert certaines harmonies très belles et très curieuses entre les différentes régions de l’être et de la vie, et surtout s’il a contribué à nous délivrer de cette idolâtrie d’un progrès rectiligne, continu, illimité, dont l’apothéose insensée a égaré tant d’intelligences depuis un siècle. Aucune de ces grandes tentatives scientifiques n’est entièrement perdue pour l’esprit humain. Une théorie raisonnée, expérimentale, du progrès reste à faire en mettant à profit ces théories récentes, en les affranchissant de leur point de vue trop systématique. Nous essaierons dans une prochaine étude d’en tracer quelques linéamens, d’en esquisser au moins l’idée, de montrer ce qu’elle devrait être à de plus heureux qui la réaliseront un jour.


E. CARO.

  1. M. Littré, la Science au point de vue philosophique, leçon à l’École polytechnique de Bordeaux,
  2. Voyez M. Javary, de l’Idée du progrès, 1851 ; — M. de Ferron, Théorie du progrès, 1867.
  3. Bacon revient deux fois sur cette pensée, dans le de Dignitate et augmente scientiarum et dans le Novum Organum.
  4. M. Paul Janet, Histoire de la science politique, t. II. — Les dernières pages de ce livre nous offrent un excellent résumé de l’histoire de cette idée jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
  5. M. Littré, la Science au point de vue philosophique.
  6. Paroles de philosophie positive.
  7. Le positivisme dans l’histoire, par M. Étienne, 15 mars 1868,
  8. « Two leading facts have been established, which broadly separate Europe from other parts of the world. The civilizations exterior to Europe are mainly influenced by the imagination, those in Europe by the understanding. » Chapter III.
  9. Les études philosophiques dans l’Angleterre contemporaine, par M. Auguste Laugel, dans la Revue du 15 février 1864.
  10. Voyez la Revue du 15 octobre 1863, Avenir des sciences naturelles, par M. Renan.