Le Procès du maréchal Ney

Le Procès du maréchal Ney
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 450-466).
LE
PROCÈS DU MARÉCHAL NEY

Le Maréchal Ney, par M. Welschinger, 1 vol. in-8o ; Plon et C°, 1893.

Puisque l’heure est aux grands procès politiques, voilà un livre qui vient à son moment. Il reporte sur un autre temps nos réflexions, il n’en change ni le cours ni l’objet ; il nous fait revoir dans le passé, comme nous l’apercevons dans le présent, l’incurable boiterie de la vieille Thémis, aussitôt qu’elle se fourvoie dans les fondrières de la politique.

M. Welschinger a pris un emploi attachant et pénible ; il s’est fait juge d’instruction près le tribunal de l’histoire. Nous lui devions déjà une reconstitution minutieuse de la tragédie de Vincennes : le Duc d’Enghien, un de ces livres qui donnent au lecteur une sécurité absolue, par le bon ordre des preuves, l’enchaînement rigoureux des faits, le départ équitable des responsabilités. L’historien instruit aujourd’hui une autre cause célèbre ; il en a dépouillé le dossier aux Archives nationales ; les procès-verbaux du conseil de guerre et de la chambre des pairs, les lettres du malheureux Ney et les suppliques de la maréchale lui ont fourni les faits ; la collection des Mémoires publiés depuis quelques années sur cette époque lui a permis d’entendre les bruits de l’opinion autour de l’accusé. Retrouvera-t-on, dans le volume dont j’ai les bonnes feuilles sous les yeux, l’impression de sécurité que je vantais à propos de son aîné ? Oui, pour l’exactitude du récit, pour l’appréciation des actes et des sentimens du maréchal ; un peu moins, peut-être, pour la responsabilité morale des accusateurs et des juges. L’historien décharge le prévenu, et il a mille fois raison, en montrant la pression des circonstances sur les résolutions de cet infortuné. Il constate loyalement cette même pression, en sens inverse, sur l’esprit des hommes qui le condamnèrent ; son extrême sévérité contre ces derniers s’explique mal ensuite. Je comprends la généreuse indignation qui donne parfois à ces pages le ton d’un contre-réquisitoire ; j’y voudrais l’accent contenu du juge qui rend un arrêt. Je ferai encore à l’ouvrage une critique de détail. M. Welschinger n’aime pas Talleyrand, je l’en félicite, c’est l’indice d’une belle âme ; on voit même qu’il l’abomine, et on le voit trop ; la silhouette du prince de Bénévent repasse à chaque instant au fond de la scène, alors même que rien ne l’y appelle, et toujours pour recevoir un bon coup de batte ; la gravité de l’histoire souffre un peu de cette taquinerie obstinée.

J’ai dit mes scrupules avant d’applaudir franchement un livre bien fait ; ils n’étonneront pas l’historien scrupuleux à qui je m’adresse. Peut-être suffirait-il maintenant de relever, dans cette révision du procès, les indications nouvelles qui modifient ou accentuent la physionomie d’événemens si connus. Ce travail intéresserait un petit cercle de professionnels ; il ennuierait prodigieusement le public, indifférent à nos discussions de métier, curieux seulement de voir revivre le drame dont il a un vague souvenir. Nous ne sommes que de grands enfans ; quand on fait allusion devant nous aux histoires tragiques, nous aimons qu’on nous les raconte à nouveau, comme si nous ne les avions jamais entendues. Je résumerai brièvement le récit de M. Welschinger, en y ajoutant ce que j’ai glané à travers d’autres lectures, et je marquerai chemin faisant les divergences légères de nos points de vue.


I

On sait qu’en 1814, à Fontainebleau, lors de la première abdication, le prince de la Moskowa s’était montré le plus pressant et le plus dur des lieutenans de Napoléon, le plus impatient d’en finir avec l’agonie du régime impérial ; un nouveau pouvoir sonnait le ralliement ; fidèle à ses habitudes, Ney avait chargé en tête de ligne. Comme les autres maréchaux, il avait été appelé à la pairie et investi d’une grande situation militaire ; comme eux, il n’avait pas tardé à ressentir les dédains et les piqûres quotidiennes qui détruisaient l’effet des bons traitemens officiels. « Je ne veux plus voir ma femme rentrer en pleurant, le soir, de toutes les humiliations reçues dans la journée, » disait-il à Lecourbe. Il y a beaucoup d’histoire dans ce peu de mots. Avec ces larmes de femme, les imprudens courtisans des Bourbons ont grossi l’orage qui devait emporter leurs princes. Pour fuir ces tracasseries, Ney s’était retiré en janvier 1815 dans sa terre des Coudreaux, près de Châteaudun. Un aide-de-camp de Soult vint l’y chercher, le 6 mars, avec un ordre de convocation du ministre de la guerre. Cet officier ne souffla pas mot des événemens publics. Le 7, en arrivant à Paris, le maréchal apprit par son notaire, Me Batardy, le débarquement de Napoléon au golfe Juan. Ses exclamations trahirent la contrariété, l’inquiétude, une irritation sincère contre le perturbateur de la paix. Soult lui prescrivit de se rendre sans désemparer à Besançon, pour y réunir les troupes du 6e gouvernement militaire. Ney demanda avec insistance à voir le roi ; reçu aux Tuileries à onze heures du soir, il baisa la main du monarque, il parla avec fougue des mesures à prendre pour arrêter Bonaparte, il qualifia sévèrement l’insensé qui méritait « d’être mis à Charenton ou ramené à Paris dans une cage de fer. » — « Nous ne lui en demandions pas tant, » dit à ses familiers le spirituel Louis XVIII. Le 10 mars, le jour même où l’empereur entrait à Lyon, Ney prit à Besançon le commandement des forces réunies sous sa main ; elles s’élevaient à peine au chiffre de 6,000 hommes, avec une artillerie démontée. Il en forma deux brigades, confiées aux divisionnaires Bourmont et Lecourbe, et les achemina sur Lons-le-Saulnier. Du 10 au 13, ses lettres au ministre réclamaient énergiquement des renforts, des chevaux, des munitions, et les rapports des fonctionnaires royalistes attestent qu’il « tenait des discours véhémens contre Napoléon. » Dans la journée du 13, tandis que les mauvaises nouvelles arrivaient coup sur coup, annonçant la défection successive des régimens, la perte des parcs d’artillerie, l’insurrection des villes avoisinantes, Mâcon, Châlons, Dijon, le maréchal continua d’organiser la résistance, secouant rudement ceux qu’il appelait des trembleurs. Le 14, à une heure, il fit assembler les troupes sur la grande place de Lons-le-Saulnier ; on le vit arriver, suivi de Bourmont et de Lecourbe, et tirer de sa poche un papier : c’était la trop fameuse proclamation qui commençait par ces mots : « La cause des Bourbons est à jamais perdue.., » et se terminait ainsi : « Soldats, je vous ai souvent menés à la victoire. Maintenant je veux vous conduire à cette phalange immortelle que l’empereur Napoléon conduit à Paris et qui y sera sous peu de jours ; et là notre espérance et notre bonheur seront à jamais réalisés. Vive l’empereur ! » — Cinq ou six officiers sortirent tristement des rangs ; le cri du chef fut répété avec un délire d’enthousiasme par tous les autres et par l’unanimité des soldats.

Que s’était-il passé dans l’âme du maréchal ? L’acte d’accusation affirmera plus tard une trahison préméditée ; beaucoup de gens voudront, comme MM. De Blacas et Decazes, en trouver les preuves dans l’excès de zèle royaliste dont Ney avait fait montre, lors de son passage à Paris, dans le propos sur « la cage de fer » et autres exagérations de langage. MM. de Blacas et Decazes n’apercevaient pas dans cette âme ce qu’un Shakspeare y aurait vu. Des faits groupés par M. Welschinger, il ressort avec une grande force d’évidence qu’il n’y eut pas préméditation, mais renverse soudaine des sentimens, en quelques heures. Comme le dit son historien, « Ney était l’homme du moment ; ombrageux, irritable, impressionnable à l’excès, extrêmement mobile. Autant il était ferme, laconique et résolu sur le champ de bataille, autant il était faible, loquace et indécis sur le terrain politique. » Ce double personnage, chacun a pu l’observer chez les meilleurs hommes de guerre, au moins dans nos états modernes qui spécialisent les talens. Il semble que les âmes de ces grands soldats s’effondrent sous le poids des responsabilités civiles ; ils y perdent le sens du commandement ; les mieux avisés dans leur métier, les plus braves hésitent alors, désarmés, inertes, ou branlans à tous les vents. Ney était le type achevé de ces héros métamorphosés en enfans, dès qu’ils ne voient plus devant eux l’obstacle précis, matériel, qu’il s’agit d’enlever par des manœuvres connues et commandées.

Depuis trois jours, cet irrésolu subissait un formidable assaut moral. Le brick l’Inconstant venait de rejeter sur la terre française l’être magnétique qui avait suscité et dominé si longtemps tous les compagnons du miracle. Ceux que leur éloignement préservait du vertige attendaient, inquiets et vacillans ; dès qu’ils prenaient le contact, ils étaient perdus, ils retombaient sous l’ascendant. Malgré ses griefs et son humeur contre Napoléon, Ney voyait revenir, derrière les aigles qui volaient de clocher en clocher, tous les souvenirs, toutes les gloires de sa carrière. N’oublions pas la goutte de fiel récente, et ce qu’il aurait écrit à sa femme, aussitôt son parti pris : « Mon amie, tu ne pleureras plus en sortant des Tuileries. » Ce conflit de sentimens qui agitait Ney, le dernier de ses soldats l’avait éprouvé et déjà tranché. Partout, en avant de lui, les régimens tournaient : il retenait encore sous sa main quelques milliers d’automates ; leurs âmes n’y étaient déjà plus, parties, emportées par l’avalanche qui grossissait d’heure en heure. Tous les témoignages l’attestent ; et le maréchal écrivait le 12 à Suchet « que la contagion était à craindre parmi ses soldats. » Les populations faisaient comme les troupes ; elles noyaient dans la Saône les canons que Ney demandait pour combattre. Un an plus tôt, ce peuple, lassé de la longue boucherie, avait accueilli la Restauration avec un soupir de soulagement ; mais il s’était vite cabré sous la main maladroite de l’ancien maître ; il avait cru voir reparaître les fantômes qui lui inspiraient le plus d’horreur. Bignon a dit justement : « C’était l’esprit d’égalité qui conduisait sur la route de Napoléon ces milliers de campagnards… C’était l’esprit d’égalité qui lui livrait toute l’armée. » Ajoutons-y, pour l’armée, une inclination que le général Ameil définissait avec finesse sous une forme brutale, quand il disait à Louis XVIII : « Sire, nous autres militaires, nous sommes libertins de nature. Si vous êtes notre légitime, l’empereur est notre maîtresse. »

Nous pouvons mieux juger la violence et la soudaineté de la débâcle, depuis que les Mémoires de Macdonald nous l’ont montrée emportant la ville de Lyon, dans les journées des 9 et 10 mars. Qu’on relise les vingt pages où cet homme loyal, le plus ferme des maréchaux dans son serment, raconte la revue de Bellecour, le passage du pont de la Guillotière, la retraite précipitée de Monsieur, et sa propre fuite, au milieu de ses soldats qui voulaient le retenir par force. Ce récit triste et modéré donne la sensation de l’inéluctable ; il met à nu l’âme des populations et de l’armée, subitement ressaisie par un charme. L’image qu’il nous présente du pays, à cette heure d’affolement, devait se retrouver dans l’esprit du maréchal Ney, comme en un miroir fidèle. Capitaine expérimenté, il sentait que toute tentative de lutte serait insensée. Restait la seule solution légale, prudente, civile : fuir comme Macdonald, se replier sur Paris, guetter là les événemens en bon politique. Pouvait-on attendre ce parti de Michel Ney, tempérament d’action, cœur aux oscillations extrêmes, le premier à toutes les charges, le dernier à la retraite ?

Ce fut dans ces dispositions qu’il reçut, pendant la nuit du 13 au 14, les deux émissaires du grand-maréchal Bertrand. Ces envoyés lui apportaient des ordres de marche, dictés par Napoléon comme si le prince de la Moskowa n’eût jamais cessé de compter dans l’état-major impérial. Ils répétèrent la leçon qu’on leur avait faite : le départ de l’Ile d’Elbe concerté avec l’Autriche, la paix européenne assurée par cet accord, le rétablissement de l’empire appelé par le vœu unanime des populations ; ils insistèrent sur la lourde responsabilité de celui qui déchaînerait la guerre civile, en essayant de s’opposer à ce mouvement irrésistible. Enfin, ils remirent au maréchal la proclamation qu’il allait lire et faire afficher le 14. Du moins Ney a toujours affirmé que ce document lui venait de Bertrand. M. Welschinger exprime des doutes à cet égard ; il a trouvé dans les papiers du général Mermet un autre texte de la proclamation, de la main même du maréchal, avec des variantes plus agressives contre les Bourbons. Pas plus que les juges de 1815, les historiens n’ont le moyen de faire la lumière sur ce point ; il est secondaire ; que le signataire ait libellé la pièce ou qu’il ait accepté une rédaction du quartier impérial, sa responsabilité est la même, du moment qu’il y a apposé son nom. Le 14 au matin, la fatale révolution était faite dans l’esprit de Ney ; il communiqua le factum, antidaté du 13, aux généraux de Bourmont et Lecourbe. À l’en croire, ni l’un ni l’autre n’y fit d’opposition. Bourmont a protesté dans la suite et chargé sévèrement son ancien chef ; il n’en demeure pas moins établi que les deux divisionnaires accompagnèrent le maréchal à la revue et s’assirent avec lui, le soir, au banquet où les officiers acclamèrent l’empereur.

On sait le reste : la marche sur Auxerre, la rencontre dans cette ville, la présence d’esprit de Napoléon, qui ouvrit ses bras au transfuge et lui ferma la bouche par une accolade, comme celui-ci se préparait à débiter une harangue laborieusement préparée sur les libertés publiques et la nécessité d’un changement de système. À Paris, Ney s’aperçut bientôt qu’en se redonnant au maître, il n’avait pas reconquis une confiance ébranlée. On ne lui pardonnait pas la scène de Fontainebleau ; il aggrava ses torts par des fanfaronnades qu’il devait payer chèrement, se van tant d’avoir joué Louis XVIII pour mieux servir Napoléon ; c’était faux, et ce cynisme acheva d’indisposer l’empereur. Mécontent des autres et de soi-même, le prince de la Moskowa bouda, se retira dans sa terre ; il n’en sortit que pour courir au canon de Waterloo. Pour lui aussi, la dernière partie se jouait là, il le sentait bien : « Toi et moi, criait-il à d’Erlon, si nous ne mourons pas ici sous les balles des Anglais, il ne nous restera plus qu’à tomber misérablement sous les balles des émigrés. » Il eut quatre chevaux tués sous lui ; et cette précipitation qui lui fit imputer la perte de la bataille, c’était l’impatience à chercher la mort. Elle l’avait marqué ; elle ne voulut pas s’offrir si belle.

Rentré à Paris, ce pauvre politique n’y manqua pas une dernière maladresse ; il prononça à la chambre des pairs, le 22 juin, un discours où il proclamait que tout était perdu et qu’il fallait négocier sans délai avec les alliés. Langage inattendu dans la bouche de Ney, et qui fit le plus mauvais effet. Puis, il demanda des passeports pour la Suisse sous un nom supposé ; un instant, il agita le projet de passer aux États-Unis ; il finit par se rendre à Lyon, et de là aux eaux de Saint-Alban, dans la Loire, où une lettre de la maréchale lui fit connaître les ordonnances du 24 juillet.

Les courtisans de Gand étaient revenus avec cette soif de vengeance qui succède souvent aux humiliantes paniques. Les rigueurs de la seconde Restauration, contrastant avec la modération de la première, s’expliquent par des motifs peu honorables pour la nature humaine. Il semblerait que le premier feu des représailles eût dû éclater en 1814, alors que les victimes de la Révolution avaient à venger un long exil ou une dure oppression, des familles sacrifiées sur l’échafaud, des fortunes détruites, une série de malheurs inouïs. Mais ces malheurs, noblement supportés, n’avaient pas diminué ceux qui les subissaient ; ils revenaient la tête haute, avec de légitimes espérances pour l’avenir ; il y eut des imprudences de conduite, il n’y eut pas de représailles. En 1815, on avait à venger un ridicule, une fuite dégradante où chacun s’était abandonné, une désillusion qui faisait trop voir la fragilité des premières espérances. Les grandes souffrances avaient pardonné : l’amour-propre blessé fut implacable. En 1815, un vent de réaction soufflait de partout ; de la cour, des salons, des assemblées électives, du peuple même de certaines provinces, parce que partout on s’en voulait d’avoir cédé si vite à Napoléon. Il soufflait des camps alliés, où la fortune des armes avait donné aux Prussiens et aux Anglais le droit de parler aussi haut qu’Alexandre. Relativement débonnaires en 1814, arrogans et rapaces en 1815, les alliés réclamaient des exemples, eux aussi, d’accord avec les ultras. Et le malheur de la Restauration voulut que ces animosités n’eussent même pas pour ministres les royalistes fougueux chez qui la passion les eût fait excuser. Elles furent servies par un Talleyrand, un Fouché, par ceux-là mêmes qui avaient trempé dans les trahisons qu’ils allaient punir… Fouché dressait des listes de proscription, où il aurait dû figurer, d’une main qui avait pris l’habitude de ce travail en 1793[1]. « Duc d’Otrante, lui disait Talleyrand, votre liste me paraît contenir bien des innocens ! » Et Fouché répondait par un mot qui avait peut-être servi en 1793, qui servira toujours dans les fureurs politiques : « On veut des noms ! »

Il en inscrivit cinquante-sept au bas de l’ordonnance du 24 juillet ; trente-huit pour l’exil ou la mise en surveillance jusqu’à décision ultérieure des chambres ; dix-neuf pour la comparution devant les conseils de guerre. Ces derniers noms désignaient les plus compromis parmi les généraux qui avaient passé à l’empereur ; celui de Ney ouvrait la liste. Prévenu par sa femme, il alla chercher un asile dans le Gantai, au château d’une de ses parentes, Mme de Bessonis. Sur la dénonciation d’un royaliste zélé, le préfet dépêcha la gendarmerie et fit cerner le château. Le proscrit aperçut de sa fenêtre le capitaine. « Qui cherchez-vous ? demanda-t-il à l’officier. — Le maréchal Ney. — Montez ici, monsieur, je vais vous le faire voir. » Et il se livra. On l’amena le k août à Aurillac. M. Welschinger a relevé le procès-verbal d’inventaire des effets qui garnissaient le porte-manteau du prince de la Moskowa ; je le recommande aux curieux qui voudraient savoir de quoi se composait la garde-robe d’un maréchal de France en 1815. Ils seront peut-être surpris d’y trouver douze gilets de flanelle ; chose toute simple sans doute ; mais on ne se figurait pas le brave des braves avec autant de gilets de flanelle. Oh ! le document !


II

Le maréchal fut conduit d’Aurillac à Paris par deux officiers de la garde royale ; aux relais, il essuyait les outrages de la foule, et, chose plus pénible encore, les insolences des Wurtembergeois qui occupaient le Nivernais. Ces misérables lancèrent des pierres contre la chaise de poste où l’on emmenait prisonnier le soldat qui les avait tant de fois sabrés. Le 19 août, pendant que Labédoyère tombait dans la plaine de Grenelle, Ney était incarcéré à la Conciergerie. On lui affecta une cellule située au-dessus de celle où était détenu M. de Lavalette. Ce dernier, qui allait s’évader grâce au dévouaient de sa femme, a rapporté dans ses Mémoires comment il entendait le maréchal se distraire en jouant de la flûte. « Il aimait à répéter sur la flûte une valse que j’ai eue longtemps en souvenir et que je me surprenais à fredonner dans mes rêveries du soir. Je l’ai retrouvée une seule fois, en Bavière, dans un bal champêtre, sur les bords du lac de Starnberg. L’air de cette valse était doux et mélancolique et me rejeta violemment dans les souvenirs de la Conciergerie. Je me sauvai en fondant en larmes et en prononçant avec amertume le nom de l’infortuné maréchal. »

M. Decazes fit subir à son prisonnier un premier interrogatoire. Comme il pressait Ney sur la question de préméditation et le sommait d’expliquer la volte-face subite du 14 mars, le maréchal répondit en termes fort justes : a On peut dire que c’était comme une digue renversée ! C’était l’effet de toutes les assertions des agens de Bonaparte. Tout paraissait perdu… J’ai été entraîné par les événemens. » On procéda à la formation du conseil de guerre. Le maréchal Moncey, désigné pour la présidence, saisit directement le roi de son refus. M. Welschinger donne la lettre du duc de Conegliano à Louis XVIII ; lettre admirable de noblesse et d’indignation patriotique, qui valut à son auteur une destitution de la pairie dont on le releva seulement en 1819. Le conseil fut définitivement constitué le 30 août, avec Jourdan, président, Masséna, Augereau, Mortier, les lieutenans-généraux Maison, Villate, Claparède, le commissaire ordonnateur Joinville et le maréchal de camp comte Grundler comme rapporteur. Le prince de la Moskowa choisit pour défenseurs Berryer père, assisté de son fils, et Dupin ; ces avocats, illustrations du barreau, avaient toujours professé des opinions anti-bonapartistes.

On gagna le mois de novembre, tandis que le comte Grundler instruisait l’affaire avec les interrogatoires du maréchal, et que les défenseurs rédigeaient leurs mémoires, concluant à un déclinatoire de compétence. Leur thèse était la suivante : en vertu de l’antique axiome de la monarchie, nul ne peut être jugé que par ses pairs ; le maréchal Ney est pair de France ; la haute assemblée a seule juridiction sur lui. Le conseil de guerre fut réuni le 9 novembre et siégea deux jours. Berryer développa longuement ses conclusions, avec la faconde qui donnait aux hommes de ce temps l’illusion de l’éloquence. « Mes yeux se fixent avec respect et avec admiration sur cette réunion vraiment auguste de grands personnages de l’État, revêtus de la pourpre militaire… Oubliant à leur aspect et les temps et le lieu, je me demande pourquoi sont réunis en aréopage ces sénateurs des camps. Je me crois transporté dans un temple consacré à la bravoure et ne puis m’expliquer encore quel est l’objet de cette belliqueuse assemblée… » Tout est sur ce ton. Comme le remarque M. Welschinger, le jeune Berryer, chargé l’année suivante de défendre Cambronne, devait inaugurer une autre éloquence avec ces belles paroles : « Le métier d’un roi n’est pas de relever les blessés du champ de bataille pour les porter à l’échafaud ! » Ney rencontra un mot heureux, quand son avocat eut fini de plaider ; se penchant vers l’orateur, il lui dit avec admiration : « Quel dommage que vous n’ayez pas été militaire 1 Vous auriez eu une belle voix de commandement. »

Le déclinatoire de compétence ouvrait une porte commode aux maréchaux, vraiment trop embarrassés de condamner un camarade dont la plupart d’entre eux avaient imité l’exemple, avec plus d’adresse et moins de fracas. Ils s’empressèrent d’y passer. Le conseil déclara, à la majorité de cinq voix contre deux, qu’il était incompétent pour juger un pair de France. Ney et ses défenseurs augurèrent favorablement de ce premier succès. « Ah ! monsieur Berryer, s’écria le maréchal, quel service vous m’avez rendu ! Voyez-vous, ces b…-là m’auraient tué comme un lapin ! » Il est malaisé de dire si l’inculpé avait raison de se féliciter. Au jugement des contemporains et de la plupart des historiens, si le conseil de guerre eût retenu la cause, une condamnation serait intervenue, mais avec un recours en grâce auquel le roi aurait fait droit. M. Welschinger partage cette façon de voir. Qui sait ? Dans ces poitrines qui avaient tant de fois bravé la mort ensemble, les cœurs étaient séchés par l’âge, ulcérés par d’anciennes et cruelles jalousies. Plusieurs des juges du conseil de guerre siégèrent à la chambre des pairs, et ils ne signèrent pas de recours en grâce. Tout cela n’est pas beau, quand on approfondit. Mieux vaut laisser aux frères d’armes d’Austerlitz et de Wagram le bénéfice d’une échappatoire qui les dispensa d’un fratricide.

La retraite prudente des juges militaires exaspéra l’opinion royaliste, qui la taxa de trahison : les ultras craignirent un instant que la victime leur échappât. Pour se représenter la fureur de haine qui pesait sur le bon sens de Louis XVIII et allait peser sur les pairs, il faut lire les témoignages rassemblés à poignées par M. Welschinger ; il les emprunte à des observateurs peu suspects. Les ultras « étaient dans un véritable état de rage, » dit Barante. On pourrait croire que Viel-Castel nous parle des tricoteuses du club des Jacobins, quand il écrit : — « Les femmes les plus douces, transformées en véritables furies, exprimaient, sans ménagement, sans scrupule, l’impatience sanguinaire dont elles étaient animées. Quelqu’un disait qu’il y avait une sorte de barbarie à prolonger, par de vaines temporisations, l’existence d’un homme dont le sort ne pouvait être douteux. — Eh bien ! s’écria une de ces femmes, qu’on ne le fasse donc pas languir, et nous aussi ! .. » — Mêmes souvenirs chez Duvergier de Hauranne : — « Certaines femmes, à la seule pensée que Ney pouvait échapper à la mort, tombaient dans des accès de colère ou de douleur qui faisaient frissonner. » — Et Benjamin Constant ajoute : — « Quelle férocité jusque dans les femmes I Les mots qu’elles ont trouvés possibles à prononcer me sont impossibles à écrire. » — La plus attristante déposition est encore celle de Vitrolles, alors secrétaire d’État. Il ne cache pas la pression exercée par les alliés. « Les choses en vinrent au point que le comte Pozzo di Borgo et d’autres ministres nous déclarèrent très formellement, de la part de leurs souverains, que s’il leur était démontré que nous ne pouvions pas punir ceux qui avaient si traîtreusement compromis la paix de l’Europe et mis la France à deux doigts de sa perte, ils prendraient le parti de se faire justice eux-mêmes ; qu’ils enlèveraient, pour les conduire en Sibérie, ceux qui étaient notoirement connus pour avoir participé à ce grand attentat, et que si nous ne savions pas les mettre hors la loi, ils les mettraient au ban de l’Europe. »

On ne perdit point de temps. Quelques heures après le prononcé du jugement d’incompétence par le conseil de guerre, une ordonnance saisissait la chambre des pairs du procès ; le 11, à cinq heures du soir, le duc de Richelieu, qui venait de remplacer Talleyrand à la présidence du conseil, montait à la tribune du Luxembourg et lisait un discours dont on attribua la rédaction à M. Laine. M. Welschinger reproche sévèrement ce triste épisode au grand ministre de la Restauration ; il relève surtout dans les paroles de Richelieu une phrase maladroite, trop vraie, hélas ! « C’est même au nom de l’Europe que nous venons vous conjurer et vous requérir à la fois déjuger le maréchal Ney. » — Si nous voulons être justes, n’oublions pas que ces mots, qui déchirent nos oreilles, sonnaient autrement à cette époque. En 1814, tous les partis s’étaient habitués à considérer les alliés comme des libérateurs. Les hommes d’État étrangers et les nôtres, Metternich, Nesselrode, Pozzo, Talleyrand, Richelieu, Vitrolles, convenaient en commun de notre politique intérieure ; il s’était fait, entre ces citoyens de l’Europe, une fusion de vues et d’intérêts, incompréhensible pour le particularisme national qui a prévalu depuis eux. Elle n’était pas imputable à la Restauration, mais bien plutôt au bouleversement du monde accompli par l’empire, quand il effaçait les anciennes limites et jetait les hommes de toute race dans le même creuset sanglant. Si nous voulons être justes, disons-nous que le voile de passion devait être bien épais, et les délicatesses de la conscience placées autrement que chez nous, pour que le noble caractère de Richelieu se soit prêté à un acte qui nous révolte. Combien d’autres, hommes d’honneur et de courage comme lui, le suivirent avec tristesse, mais sans hésitation morale ! Leurs mobiles sont parfois inintelligibles pour nous ; ils n’eussent pas compris les nôtres ; beaucoup de condescendances qui nous paraissent vénielles, ils les eussent traitées de vilenies, et d’effroyables sacrilèges telles lois que nous discutons paisiblement. À mon sens, M. Welschinger n’a pas assez marqué l’écart entre nos façons de sentir et celles d’un temps à jamais passé.

La chambre des pairs montra peu de souci des formes judiciaires. Sur l’invitation des membres du cabinet, agissant comme ministère public, elle repoussa toutes les propositions qui tendaient à la constituer en haute cour, avec une procédure particulière et un règlement de circonstance. Elle ne changea rien à son mode habituel de délibération, ce qui fit dire à l’un des plus spirituels parmi les pairs que le maréchal allait être expédié comme un simple projet de loi. Le procureur-général Bellart voulait qu’on en finît sur l’heure ; l’impunité n’avait que trop duré, selon lui ; il s’éleva contre les délais réclamés par les défenseurs, pour une nouvelle information devant une juridiction nouvelle ; il demanda à la chambre de juger sans désemparer. Ce Bellart était une espèce de loup de justice, qui avait quelque peu traîné dans la politique, assez habilement pour s’élever sous tous les régimes. Les passions réactionnaires du moment l’enflammaient ; ajoutées à l’âpreté d’esprit qu’il tenait de sa charge, elles firent de ses réquisitoires un monument de férocité. La chambre eut la pudeur de résister à cette impatience ; elle commit le baron Séguier aux informations. C’étaient quelques jours de gagnés ; tout ce qu’on pouvait attendre d’une assemblée prévenue, placée entre « l’ukase de M. le duc de Richelieu, » comme l’appelait méchamment Talleyrand, les objurgations du procureur-général, les déclamations furibondes de la chambre des députés, où l’on tonnait contre les lenteurs du Luxembourg, et l’attente fiévreuse d’une société qui obscurcissait les meilleurs esprits par l’unanimité de ses clameurs.

Le 21, jour de la première audience publique, le maréchal Ney fut extrait de la Conciergerie ; avec un grand luxe de précautions, car la police du comte Angles était affolée par la crainte d’un coup de main, on transféra le prisonnier dans l’appartement du Luxembourg qui devait être son dernier logis. Il y demeura sous la surveillance de quatre gardes du corps, déguisés en gendarmes et volontairement accourus pour ce service. La chambre prit séance à dix heures, l’accusé fut introduit. On remarquait dans les tribunes le prince Auguste de Prusse, le prince royal de Wurtemberg, M. de Metternich, M. de Goltz, des généraux russes et anglais en uniforme ; ceux qui fuyaient depuis quinze ans devant le cheval de Ney venaient prendre leur revanche à bon marché. Le public respirait les atroces passions du moment ; pendant qu’on distribuait le mémoire des avocats, Dupin remarqua un petit homme, tout voûté, chevalier de Saint-Louis, qui saisit une poignée de ces brochures et les déchira avec colère, comme pour anéantir la défense du prévenu. Les pairs siégeaient sous la présidence du chancelier Dambray. La pairie comptait à cette époque 214 membres ; les absences, excuses et récusations avaient réduit le nombre des juges présens à 161. Les ministres prirent place sur le banc des commissaires du roi. Le procureur-général Bellart donna lecture de l’acte d’accusation, où il présentait les faits des 13 et 14 mars sous le jour le plus inexact, le plus défavorable au maréchal. Ney s’abstint de répondre, demandant d’abord pour ses défenseurs la liberté de développer leurs moyens préjudiciels. Berryer s’efforça de démontrer l’arbitraire et l’illégalité de la procédure adoptée, il sollicita une loi spéciale. Battu sur ce point, il réclama à l’audience suivante, le 23, un délai de huitaine pour la préparation de la défense et la citation de quelques témoins à décharge. Malgré l’opposition furieuse de Bellart, la chambre fit droit à cette requête et s’ajourna au 4 décembre.

Les avocats demandaient du temps, avec l’espoir d’arracher aux puissances alliées une déclaration de la plus haute importance pour la cause. Depuis l’arrestation de Ney, la maréchale multipliait les démarches et les suppliques en faveur de son mari. La malheureuse femme s’était vainement adressée au roi, à Talleyrand, à Fouché, à Richelieu, à toutes les influences qu’elle pouvait remuer ; enfin, et quoi qu’il lui en coûtât, elle avait écrit aux ambassadeurs des puissances, à Wellington, au prince-régent d’Angleterre, pour prier les signataires étrangers de la convention du 3 juillet qu’ils voulussent bien donner une interprétation explicite de l’article 12. Cette convention, relative à la capitulation de Paris, avait mis fin à la guerre ; les commissaires du gouvernement provisoire y avaient introduit, les alliés avaient accepté l’article suivant : « Seront pareillement respectées les personnes et les propriétés particulières. Les habitans, et en général tous les individus qui se trouvent dans la capitale, continueront à jouir de leurs droits et libertés, sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien, relativement aux fonctions qu’ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs opinions politiques. » C’était en s’appuyant sur ces stipulations que Louis XVIII avait si noblement protesté contre l’entreprise de Blücher sur le pont d’Iéna. Ney était couvert par l’article 12, les ordonnances du 24 juillet avaient méconnu le pacte initial de la deuxième Restauration, disait la défense ; qu’elle obtînt seulement des contractans étrangers du 3 juillet une déclaration favorable à ses dires, et la tête du maréchal était garantie par cette même Europe au nom de qui on la demandait. — Les supplications de Mme de la Moskowa ne gagnèrent rien sur la réserve calculée des cabinets alliés ; on lui fit des réponses polies, évasives ; celle de Wellington, l’arbitre souverain de nos destinées à ce moment, était empreinte d’une sécheresse toute britannique : elle fait peu d’honneur à l’heureux adversaire du vaincu de Waterloo.

Les débats du Luxembourg se rouvrirent au jour fixé et continuèrent sans interruption les 4, 5 et 6 décembre. Serré de près sur sa détection du 14 mars, le maréchal donna des explications qu’il résumait par ces mots : « Les événemens ont été si rapides, une tempête si furieuse s’est formée sur ma tête, que, chacun m’abandonnant, chacun cherchant à se sauver à mes dépens et en me sacrifiant, j’ai été entraîné à l’action que vous connaissez. » On entendit tous les témoins qui avaient joué un rôle en Franche-Comté à l’époque du retour de l’île d’Elbe. La déposition intéressante et dramatique lut celle de Bourmont ; il se disculpa, il accabla le maréchal. Le long dialogue entre ces deux hommes est clairement exposé et justement apprécié dans le livre de M. Welschinger. À la fin, Bourmont ayant dit que le seul moyen de paralyser l’influence du maréchal eût été de le tuer : « Vous m’auriez rendu un grand service, s’écria Ney, et peut-être était-ce là votre devoir ! »

Les avocats disputèrent sur la question de fait, pour écarter la préméditation, pour atténuer la responsabilité de leur client ; mais, convaincus d’avance que la cause était perdue sur ce terrain, ils avaient décidé de porter tout l’effort de la défense sur les garanties consacrées par l’article 12 de la capitulation de Paris. Davout, ministre de la guerre du gouvernement provisoire, Guilleminot et Bondy, plénipotentiaires de ce gouvernement, vinrent déposer sur le sens qu’ils avaient entendu donner à cet article. Aux premiers mots qu’ils dirent, et sur les réquisitions de Bellart, le chancelier Dambray leur ferma la bouche ; la chambre, formée en comité secret, avait décidé de couper court à tout débat sur la convention du 3 juillet. Devant ce parti-pris arbitraire, l’édifice de la défense s’écroulait. Berryer et Dupin ne purent que protester avec indignation ; Ney se leva une dernière fois et lut la courte déclaration qui finissait ainsi : « Je fais comme Moreau : j’en appelle à l’Europe et à la postérité ! »

À cinq heures du soir, le 6, on fit évacuer la salle, pour procéder à la délibération du jugement et au vote nominal sur les conclusions. Les pairs de France qui avaient fait partie de la Convention, — il y en avait, — durent se rappeler, toutes proportions gardées, l’appel des votans à la tribune dans la nuit du 19 janvier 1793. Sur les 161 membres présens, 160 répondirent « oui » à la question de culpabilité ; trois pairs, Lanjuinais, d’Aligre et Richebourg, ajoutèrent cette restriction : « couvert par la capitulation de Paris. » Un seul « non » se fit entendre, accueilli par la chambre avec stupeur, et aussitôt expliqué par ces paroles infiniment justes : « Il est des événemens qui, par leur nature et leur portée, dépassent la justice humaine, tout en restant très coupables devant Dieu et devant les hommes. » Cette leçon de courage et de haute sagesse venait du plus jeune des pairs, qui n’avait pris séance que le ù décembre, date où il atteignait l’âge requis pour délibérer. C’était Victor de Broglie. Ce nom a été illustré par de grandes actions dans la guerre et dans la paix ; jamais plus, jamais mieux, peut-être, que le jour où un jeune homme brava seul les passions aveugles d’une assemblée et d’une époque. — On vota ensuite sur l’application de la peine ; 139 voix se prononcèrent pour la peine capitale sans recours, 17 pour la déportation ; 5 s’abstinrent, en recommandant le condamné à la clémence du roi. Cinq maréchaux, quatorze généraux avaient voté la mort. Entre minuit et deux heures du matin, les pairs de la monarchie signèrent l’arrêt, sans que l’ironie terrible de ce papier retînt leurs mains ; il invoquait les lois de brumaire an V, il disait : « L’exécution aura lieu dans la forme prescrite par le décret du 12 mai 1793. » — Pourtant, on lit au bas de cette pièce la grande signature de Chateaubriand ; on y lit beaucoup d’autres noms qui furent portés par des gens de cœur et d’honneur. Répétons-le encore une fois : nous devons déplorer l’entraînement de ces hommes, nous pouvons condamner leur acte ; nous n’avons pas le droit de condamner leurs consciences, parce qu’il nous est impossible de nous replacer dans leur état d’esprit.

L’arrêt fut exécuté quelques heures après avoir été rendu, dans cette avenue de l’Observatoire où le héros s’est redressé plus tard sous le ciseau de Rude. Je ne m’arrête pas sur une scène que les Souvenirs du comte de Rochechouart ont remise récemment dans toutes les mémoires. M. Welschinger la reproduit d’après le récit émouvant de l’émigré. On sait comment cet officier, chargé de présider à la douloureuse besogne, rend témoignage à l’attitude du maréchal. Elle n’avait pas eu à l’audience tout le relief que ses accusateurs pouvaient appréhender ; Ney se retrouva beau soldat devant les balles. Tandis que son cadavre subissait l’outrage de l’Anglais qui le franchissait à cheval, tandis qu’il arrachait à un autre étranger cette réflexion trop justifiée : « Les Français agissent comme s’il n’y avait ni histoire ni postérité, » — la maréchale arrosait de ses larmes l’antichambre du roi, où elle était venue solliciter une audience suprême. Elle avait eu le matin une courte entrevue avec son mari, elle lui avait amené ses quatre enfans ; un espoir obstiné dans la clémence royale la soutenait encore. À neuf heures et demie, le duc de Duras sortit du cabinet ; il s’inclina profondément, avec ces mots : « Madame, l’audience que vous réclamez serait maintenant sans objet. »

L’exécution de cette illustre victime n’échauffa pas d’abord l’opinion autant qu’on aurait pu le croire. Le spectre allait grandir peu à peu, inquiétant la Restauration ; il devait reparaître quinze ans après et pousser plus d’un combattant aux barricades. Chez les royalistes, la passion satisfaite fit place à la stupeur, à une gêne triste. Pour connaître le sentiment des contemporains, il faut détacher des Souvenirs du feu comte d’Haussonville une page d’une extraordinaire intensité de vie ; je la signale à M. Welschinger ; elle résume le sujet qu’il a si bien traité. — « Quand je cherche dans ma mémoire d’enfant les souvenirs qui se rattachent aux événemens de cette époque, je ne retrouve plus, à l’état bien vague, que celui de la très douloureuse et très solennelle impression reçue le soir du jour de la condamnation à mort du maréchal Ney… Je vois encore d’ici l’air d’abattement et les gestes consternés avec lesquels mon père, revenant tard de la chambre des pairs, racontait à sa femme épouvantée les détails du lamentable procès, et comment, le matin même, il avait reçu la visite de la maréchale en pleurs, qui lui avait dit : « Ah ! monsieur d’Haussonville, vous qui connaissez le maréchal, vous savez bien que, malgré son courage, en dépit de toutes ses victoires, au fond, ce n’a jamais été qu’un homme faible et un enfant. Il n’a pas eu la conscience de ce qu’il a fait, ah ! vous le savez bien, n’est-ce pas ? » Telle était en effet la conviction de mon père. Il avait, comme la plupart de ses collègues, condamné le maréchal parce que les faits de haute trahison étaient trop patens ; mais, comme eux, il avait espéré que, le jugement une fois rendu, le roi Louis XVIII lui ferait grâce. Maintenant, d’après quelques mots échappés aux ministres, il en doutait. Je ne saurais rendre l’impression de désespoir que, assis à leurs pieds, sur un tabouret, et oublié par eux au milieu de leur trouble, j’ai vue en ce moment sur les visages de mon père et de ma mère ; le souvenir en est resté profondément gravé dans ma mémoire, et je me sentais presque aussi ému. La pièce, devenue progressivement obscure, dans laquelle mes parens se tenaient, donnait sur un petit jardin qui bordait la rue de Suresnes. Un orgue était venu s’établir sous les fenêtres ; il jouait en ce moment un air mélancolique… »

Je me suis plu à recommander un ouvrage qui fera réfléchir sur l’absurde chose qu’est un procès politique. On ne jugerait jamais les litiges de cette nature, si l’on se rappelait la pensée de Pascal : — « Le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime… » — Ce qu’il dit là est surtout vrai pour le temps des révolutions. À l’époque dont nous nous sommes occupés, on vit passer en quinze mois quatre gouvernemens, sans compter les provisoires : ils furent servis par les mêmes personnes, les mêmes soldats. Qui marquera l’heure précise où la fidélité pouvait défaillir, devait renaître ? Et n’oublions pas que le devoir tel que l’entendait l’ancien régime, l’attachement exclusif au souverain, primait encore dans beaucoup de cœurs la notion abstraite de patrie ; c’était l’excuse très valable des émigrés ; n’en serait-ce pas une pour ces créatures de Napoléon qui lui devaient tout ? Mettons-nous à la place et dans les perplexités d’un Ney, d’un Labédoyère ; la correction risquait de s’appeler pour eux ingratitude ; le scrupule de légalité, manque de foi et de générosité… Dans ce dérèglement universel, chaque cœur avait sa règle.

Même en des temps moins incertains, les procès politiques, — et j’ajouterai : sociaux, — blesseront toujours notre instinct du juste. Je crois qu’on en peut voir la raison. La justice est une machine de précision ; quand on la met en branle, vis-à-vis d’une transgression bien établie et d’un texte de loi, elle fonctionne automatiquement, en quelque sorte. Si on lui livre un mal particulier, limité à un seul ou à quelques individus, notre équité naturelle est satisfaite, parce que toute la quantité connue de ce mal tient dans le plateau de la balance et l’infléchit comme il convient. S’agit-il au contraire d’un de ces actes dont une fraction considérable du corps social est coupable ou complice ? Notre équité se révolte, quoique la justice fonctionne exactement, parce qu’elle fonctionne partiellement, parce qu’il n’entre dans le plateau trop étroit de la balance qu’une minime quantité du mal notoire. Le jeu de la justice, irréprochable en lui-même, nous apparaît alors comme une loterie, il ressemble trop au procédé barbare des anciens, quand ils décimaient une troupe prise en faute.

Puisqu’il faut bien que les gouvernemens établis se défendent, ce ne serait pas un si grand paradoxe de dire hardiment : Ney fusillé par l’ordre direct et personnel du souverain, cela vaudrait encore mieux que Ney jugé par une cour régulière ; il y aurait dans le monde un acte arbitraire de plus sur la conscience d’un homme, il n’y aurait pas ébranlement et destruction de la notion si nécessaire de justice. — Toutes les causes politiques et sociales tombent sous la définition de Victor de Broglie que j’ai citée plus haut : « par leur nature et leur portée, elles dépassent la justice humaine. » — Puissent les gouvernemens se pénétrer de cette sage parole ; et si les passions la leur font oublier, puisse chacun de nous retrouver, pour leur résister, le courage de l’homme qui la soutint avec une si belle fermeté !


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. « On remarquera que ces listes donnaient les noms, sans qualifications, ni titre, ni grade, qu’elles étaient dignes enfin des listes de proscription du temps de la Terreur, signées Fouché ; seulement celles-ci étaient signées : Duc d’Otrante, et contresignées : Prince de Talleyrand, président du conseil. Le ministre de la guerre me raconta que Carnot, l’un des expulsés du duc d’Otrante, avec lequel il était membre du gouvernement provisoire quinze jours auparavant, indigné du procédé de son ancien collègue, lui écrivit : Où veux-tu que je me retire, traître ? — Fouché lui répondit au bas du même billet : Où tu voudras, imbécile. » — Mémoires du comte de Rochechouart, p. 405.