Le Procès du féminisme par une femme

Fontemoing & Cie, éditeurs (p. 224-236).


Quand un homme s’enhardit jusqu’à discuter les théories du féminisme, chacun de crier haro sur le sans-cœur, le misérable ! En vérité, serait-il surprenant que le vigneron prétende défendre sa vigne et, s’il témoigne, en telle occurrence, de quelque ingéniosité ou de quelque philosophie, comment ses discours pourraient-ils ébranler la confiance de l’auditoire, puisque ses partisans eux-mêmes se verront obligés de reconnaître la portée toute relative de raisonnements abominablement intéressés ? Mais, qu’une femme s’avise d’élever la voix, et les plus prévenus n’oseront refuser une oreille attentive, surtout si cette femme a prouvé, par les actes et les œuvres de sa carrière, qu’elle connaît le cycle douloureux des épreuves et des désillusions qui sont, en ce bas monde, le triste lot de la plupart de ses compagnes. Je crois piquant de raconter la curieuse croisade qu’avec un esprit réactionnaire, par bon sens, et non de parti pris, Mme Neera soutient en Italie, depuis plusieurs années, contre les revendications et les progrès du féminisme.

La question, il est vrai, n’a pas encore, de l’autre côté des Alpes, autant d’importance que de ce côté-ci. On pourrait aligner des chiffres, énumérer des faits. Mais les statistiques et les observations les plus précises ont cela de commun, qu’alors que je leur ferais dire blanc, d’autres réussiraient sans erreur à leur faire dire noir. Sans doute, la première des ligues italiennes n’a encore qu’une douzaine d’années d’existence et, sans doute aussi, le nombre des étudiantes accuse de fâcheuses tendances à rester stationnaire. Mais petite ligue deviendra grande pour peu que la mode lui prête vie, et je ne doute point qu’un jour, il n’y ait autant d’étudiantes à Rome qu’à Paris. Ce sont détails sans importance, l’obstacle est ailleurs, dans la nature même de l’Italienne, qui n’a point été créée, élevée, pour vieillir seule, loin de l’homme, sa joie, sa pensée, sa raison d’existence ! Et non pas seulement à cause du chapitre tendresse, qui doit être le premier de tous les chapitres du roman, pour toute femme vraiment femme, comme je l’entendis déclarer à la plus belle des Florentines, mais surtout en pensant aux mille embûches de la carrière, quelle qu’elle soit, de la destinée même dorée, de l’automne qui, s’il n’est point maternel, ne sera pas sans un compagnon — supportable. Mlle Dora Mélégari[1], une Italienne qui écrit le français comme une Parisienne, sans avoir, sur ces sujets, la robuste sagesse de Mme Neera, reconnaissait avec regret, que ses compatriotes avaient la plus grande peine à s’affranchir du patronage masculin et, pour cent raisons que vous devinez, elle concluait en avouant que sa patrie offrait des milieux mal préparés et peu propices aux idées d’émancipation[2]. Cependant, parmi les maîtresses d’école, les institutrices, les femmes de lettres, dans la bourgeoisie modeste, où la vie est là-bas plus difficile qu’ailleurs, parce que les charges y sont plus lourdes et les moyens plus limités, et surtout au sein de l’immense population des ouvrières italiennes, fileuses milanaises, tresseuses florentines, brodeuses vénitiennes, dont l’existence n’est qu’une perpétuelle lutte pour le pain quotidien, un mouvement libertaire se dessine, et des troubles survenus à Milan ont montré plus d’une fois déjà qu’à la première occasion, ces malheureuses étaient prêtes à fomenter les pires désordres. Aussi bien est-ce dans ces milieux-là, que les théories féministes commencent à s’acclimater. Conçoit-on les ravages qu’elles ne sauraient manquer d’y causer ? Convient-il d’exaspérer l’état d’esprit de celles qui n’ont déjà que trop de motifs de se plaindre ? Une parole de charité ne serait-elle pas plus nécessaire, plus efficace ? Mme Neera l’a estimé et, avec conviction, ingéniosité, elle s’est efforcée, par le livre et par le journal, d’être auprès de ces têtes que la stretezza dei tempi avait quelque peu désorganisées, l’apologiste des idées et des usages d’autrefois. Certaines vérités sont toujours bonnes à entendre.

Je le répète : Mme Neera est franchement réactionnaire. Elle n’estime point, ce qui, à mon avis, est abusif, qu’il y ait lieu de réformer l’éducation des jeunes filles. Le système qui fit de nos mères des femmes de bien ne saurait-il convenir à élever nos descendantes ? C’est en de tels sujets qu’il convient d’éviter les artifices de la rhétorique. Ils sont nombreux ceux qui, à grand renfort de belles phrases, réclament pour la jeune fille une instruction plus complète, le droit à la connaissance. Or, que veut-on signifier ? se demande Mme Neera. En théorie, c’est parfait ; mais, en pratique, il devient certain que ce droit à la connaissance aura et doit avoir des limites. Alors, selon la belle sentence d’Alfieri, « mieux vaut une ignorance honnête et complète, que les regrettables abus d’une demi-science ». D’ailleurs, — ajoute la romancière, avec un savoureux bon sens, — aucun livre, aucun discours, ne pourront jamais faire d’une jeune fille une femme, car c’est là un privilège que Dieu a transmis directement à l’homme et dont il devrait se montrer plus jaloux et plus fier[3]. « Observez, par exemple, celles que, d’une épithète qui restera, M. Marcel Prévost appelle les vierges fortes ; n’y a-t-il pas toujours, dans leurs actes ou leurs écrits, même chez les mieux préparées, les plus raisonnables, — hélas ! les Anglo-Saxonnes ne l’ont que trop montré ! — je ne sais quoi d’incomplet, tranchons le mot, de déséquilibré ? Non, la fonction véritable, la seule fonction de la femme ici-bas, est dans le mariage, la maternité.

J’entends l’objection : C’est très bien, mais pensez-vous à celles, chaque année plus nombreuses, qui ne parviennent point à se marier ? Voici la réponse de Mme Neera : « À un tel état de choses, je ne vois qu’une remède efficace : trouver le mari ! Et, si cela ne se peut pas, tout le reste devient vent et fumée. Pourquoi voudriez-vous me persuader que sécher sur un encrier, au lieu de sécher sur une paire de bas, selon la coutume d’autrefois, modifie, d’aucune manière, la question ? »

Bien loin même — comme le prétendent les féministes — d’aider la femme à prendre conscience d’elle-même, l’instruction supérieure la détraquera sans la perfectionner. En lui donnant des goûts, des intérêts, des occupations qui, jusqu’à ce jour, étaient réservés aux hommes, une instruction masculine la détournera, périlleusement pour l’avenir de la race, de sa destinée, de sa fonction naturelles. Les temps viendront, — il suffit de feuilleter certains livres des Norvégiennes ou des Anglaises de l’extrême-gauche, pour dire : les temps sont venus, — où des savantes, véritables Pics de La Mirandole en jupons, proclameront qu’il est injuste que l’homme ait les plaisirs de l’amour et la femme les douleurs de la maternité. « De là à la suppression des enfants, il n’y a qu’un pas ; bientôt, il n’y aura plus que les stupides qui se résigneront à enfanter ; les intelligentes ne voudront plus en entendre parler. Vouée aux travaux de l’esprit, dans trois ou quatre générations, la femme aura renoncé aux désirs obscurs de ses entrailles. Alors la femme mourra et, avec elle, le monde[4]. »

Même au point de vue intellectuel, la diffusion de l’instruction parmi les jeunes filles n’est pas à encourager. Être d’individualité, la femme perd le charme de son esprit à vouloir s’astreindre aux travaux méthodiques d’une éducation complète. Mme Neera doit avoir trouvé la raison qui rend souvent la conversation des illettrées plus captivante que celle des institutrices. Il faut qu’une femme en sache suffisamment pour comprendre, point assez pour enseigner. Rien ne saurait suppléer à l’absence de moyens naturels. L’esprit féminin, l’authoress le compare à une alouette. Or, c’est Dieu, ce n’est pas le travail qui donne à l’alouette ses ailes, sa voix légères. Il faut se garder de la mettre à l’école de la cage ; elle aurait si vite fait de perdre sa gaîté ! Parmi celles qui créèrent des œuvres durables, combien étaient instruites ? Les deux plus célèbres : George Sand et Georges Eliot passèrent leur jeunesse à battre le beurre et à préparer des conserves. « Croyez à mon expérience. J’ai utilisé la majeure partie de ma vie à étudier l’âme de mes sœurs, et j’en suis arrivée à cette conclusion, raconte l’Italienne, que nous ne parvenons à nous illustrer dans une carrière libérale qu’à la condition de nous arracher du corps notre cœur d’amante et nos entrailles de mère. Ah ! mieux vaudrait plaindre ces malheureuses que les admirer ! » C’est, avec d’autres paroles, la vérité que Porto-Riche a placée sur les lèvres de l’un de ses Don Juan : « Au fond de tout talent de femme, il y a un bonheur manqué ! » Le cas de Mme Neera ne serait guère pour nous contredire. Ceux qui m’ont lu jusqu’ici savent qu’elle avait le droit de s’écrier : Croyez à mon expérience !…

Cependant, ne trouvant pas que les raisons sentimentales soient péremptoires, elle ajoute : « Le travail intellectuel de la femme est un vol commis au préjudice de l’homme futur. » J’éprouve le besoin de répéter que c’est une romancière qui parle ; la femme, par la loi de nature, semblerait donc vouée à cette tâche sublime de sacrifier son intelligence à l’homme qui doit naître d’elle. « En considérant la question sous cet angle, il est facile de découvrir combien Georges Eliot et George Sand, elles-mêmes, donnèrent peu à l’humanité, en comparaison des mères obscures de Léonard et de Dante. Je voudrais pouvoir établir une statistique des mères de grands hommes. Presque toujours, on trouverait une femme supérieure qui ne produisit rien[5] » La femme doit se borner à transmettre aux générations montantes les trésors accumulés par les générations disparues. Elle est la gardienne sacrée de l’intelligence humaine. C’est à ses mains pures que Dieu confia la tâche d’entretenir, à travers les siècles, la flamme de l’esprit. Silencieuse et dévouée, humble, c’est-à-dire supérieure, elle sera celle qui console, qui encourage, celle qui inspire : sa mission est admirable ; elle sera l’amante, elle sera la mère. « Il y a un nom de femme au fond de toute gloire ! » Et, si c’est parfois celui de l’amante, c’est plus souvent celui de la mère ! La religion de Mme Neera manque, par malheur, de connaissances et de bases dogmatiques. Elle a depuis longtemps, à supposer qu’elle l’ait jamais su, oublié le catéchisme, le pauvre, l’humble catéchisme ; elle se fût aperçue, sinon, que la tâche magnifique qu’elle attribuait à la femme était précisément celle que lui conférait le christianisme. Ces droits idéaux qu’elle propose à ses sœurs, n’est-ce pas de devenir le sanctuaire et l’arche de l’intelligence, le refuge et la consolatrice de l’homme ? N’est-ce point avec ces paroles mêmes que l’Église a coutume de célébrer Celle qui, ayant été bénie entre toutes les femmes, reste et restera le Modèle et l’Exemple parfaits ?…

Sans exposer les opinions originales que Mme Neera professe sur le mariage, dont elle doute que l’amour soit la base, — je la félicite de sa hardiesse — ou sur l’adultère qu’elle ne juge point avec l’indulgence coutumière à ses confrères (elle va jusqu’à traiter l’épouse infidèle de voleuse domestique, et jusqu’à déclarer, avec arguments de son choix, que la faute qui reste simple délit, pour l’homme, sera toujours chute grave pour la femme), je voudrais encore dissiper un malentendu que ces analyses d’idées ont peut-être soulevé.

D’aucuns se seront demandés perfidement si cet écrivain en serait encore à croire que tout allât pour le mieux dans le meilleur des mondes et si, d’aventure, dans son excès d’humilité, Mme Neera s’aveuglerait jusqu’à tenir la femme pour inférieure à l’homme. Or, j’ai le regret de l’ajouter pour ceux qui eussent aimé voir cette Milanaise pousser jusqu’à l’absurde ces théories de naguère, plutôt que d’aujourd’hui, — l’écrivain lombarde n’est point tombée dans de tels travers. Après avoir consacré tout un chapitre à discuter, — et avec quel esprit ! — les raisons qu’avancent certains physiologistes, — allemands d’ordinaire, — pour essayer de prouver que la nature de la femme est inférieure à celle de l’homme, elle conclut par ces belles paroles de Mazzini : « L’homme et la femme sont deux notes inégales, de nature diverse, sans lesquelles l’accord humain ne semble pas possible. » Avec clairvoyance, elle s’est plue à répéter que le développement de ses sœurs devait, comme celui de ses frères, obéir à la loi de progrès. Seulement, à ceux qui s’efforcent de rendre ces développements pareils, elle a répondu qu’il était préférable qu’ils demeurassent parallèles. L’un comme l’autre perdront plus qu’ils ne gagneront à vouloir acquérir les mêmes qualités, les mêmes occupations et les mêmes pensées. Bien loin d’apaiser ce que les philosophes appellent « la guerre des sexes », le féminisme qui va se propageant par tous les pays de la vieille Europe et de la jeune Amérique, en attendant qu’il ne gagne les trois autres parties du globe, — le féminisme ne parvient qu’à en accentuer les péripéties, qu’à en exaspérer l’horreur !… Au lieu d’exciter la concurrence et la haine, le féminisme, pour faire œuvre efficace, devrait donc apporter des paroles d’apaisement et d’amour. Le premier point à gagner serait d’obtenir que les deux termes de l’éternelle équation vitale consentissent à se connaître et à s’apprécier, en dehors de l’œuvre de chair, en dehors même de toute préoccupation sentimentale.

Vous comprenez l’attitude de Mme Neera ? Ayant senti que ces Èves nouvelles sont « riches en savoir, mais pauvres en bon sens, et par trop dépourvues de ce sentiment domestique qui est la force de l’épouse et la base de la famille », elle a poussé un cri d’alarme. Elle a dénoncé ces doctrines séduisantes, mais fausses, qui, écrit-elle encore, « offrent à la femme, le rôle de la mouche du coche », et, généreusement, avec une ardeur tout italienne, elle a pleuré des larmes sur « cette humanité future, à laquelle on voudrait ravir le saint idéal de la mère ».





  1. Mlle Dora Mélégari (1854), l’une des romancières et des moralistes appréciées de l’Italie contemporaine, est la fille aînée de l’un des promoteurs de l’unification de l’Italie. Son père, qui mourut sous le règne d’Humbert Ier, ministre des Finances, avait, durant ses années d’exil politique, épousé à Lausanne, en Suisse, où il s’était retiré sous le nom d’Emery, une demoiselle de Mandroz. Ces hérédités protestantes expliquent le double caractère de l’activité artistique de Mlle Mélégari. Romanesque et passionnée, elle le fut jusqu’à nous enthousiasmer dans ses tendres romans (Expiation, Kyrie Eleison, etc.), tandis que ses prônes laïques (Âmes dormantes, Faiseurs de joies et faiseurs de peine, Chercheurs de sources), nous la montrent, au contraire, d’une sévérité presque calviniste. Mais dans son œuvre multiple, et qui mériterait une étude, rien n’égale ses souvenirs historiques. Cette dame perspicace et maligne a vu tant de choses et de gens que si elle s’avise jamais de composer des mémoires, ils surpasseront, je vous le certifie, ceux d’ailleurs trop vantés, de la comtesse de Boigne.
  2. Voir le Correspondant du 10 juin et du 10 juillet 1899.
  3. La donna et la cultura dans le Corriere della Sera du 10 avril 1899.
  4. Guerra di Sesso, dans le Marzocco du 11 juin 1899.
  5. La Parte della donna, dans le Marzocco du 4 juin 1899.