Le Procès des ministres
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 75-106).
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LES GRANDS EPISODES
DE
L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

LE PROCÈS DES MINISTRES.
— 1830 —

I.
LES ORDONNANCES DE JUILLET.

Le 15 décembre 1830, quatre des anciens ministres de Charles X, mis en accusation par la chambre des députés comme coupables du crime de haute trahison, comparaissaient devant la chambre des pairs, érigée en cour de justice et siégeant au palais du Luxembourg. Après des débats émouvans qui durèrent sept jours, au milieu de Paris en armes, sous les clameurs d’une population exaspérée contre les inculpés, dont elle menaçait la vie, le président de la cour prononça une sentence rigoureuse, mais humaine, que les passions contemporaines trouvèrent insuffisante, mais dont la clémence soulagea le cœur des hommes de bien et devait honorer, par-delà les temps, la mémoire des juges et celle du gouvernement qui avait secondé avec ardeur leur désir de ne pas répandre le sang.

Cet épisode de notre histoire, dont les détails sont oubliés ou ignorés, n’avait jamais été raconté avec les développemens qu’il comporte. Mis en possession de documens inédits et de communications bienveillantes, il nous a paru bon d’en reconstituer le récit, en le faisant précéder d’un résumé sommaire des événemens que le procès des ministres couronna. C’est ce récit qu’on va lire. Il offre, à ce qu’il nous a semblé, un saisissant intérêt qui le recommande à l’attention des lecteurs, — intérêt qui résulte autant des enseignemens qu’on y pourra recueillir que du caractère dramatique de ces heures lointaines, si peu connues de la génération nouvelle et dignes cependant d’être tirées de l’oubli.


I.

Onze mois et vingt-trois jours s’étaient écoulés depuis l’injuste et irréparable chute du ministère dont M. de Martignac avait dirigé la politique libérale et tenu le drapeau dans les chambres, lorsque, le 25 juillet 1830, le cabinet qui a conservé dans l’histoire le nom du prince Jules de Polignac soumit à la signature du roi Charles X quatre ordonnances qui n’étaient à ses yeux qu’un moyen de légitime défense contre les passions hostiles à sa politique et l’exercice d’un droit conféré à la couronne par l’article 14 de la charte constitutionnelle, mais qu’à l’exception du parti de la cour, la France entière, avec raison, considéra comme une atteinte à ses libertés. Conséquence fatale et logique, sinon préméditée, du système réactionnaire dont l’avènement de M. de Polignac avait signalé la victoire, ces ordonnances constituaient, en même temps qu’une déclaration de guerre au parti libéral, la réponse du cabinet aux décisions des collèges électoraux qui venaient d’infliger à sa politique un désaveu solennel, en approuvant celle de l’adresse du 16 mars, par la réélection presque totale des 221 votans de cette adresse. Elles parurent dans le Moniteur du 26 juillet, contre-signées par le prince de Polignac, président du conseil, M. de Chantelauze, garde des sceaux, le baron d’Haussez, ministre de la marine, le comte de Peyronnet, ministre de l’intérieur, le comte de Montbel, ministre des finances, le comte de Guernon-Ranville, ministre des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, le baron Capelle, ministre des travaux publics, en un mot par tous les membres du cabinet, sauf le maréchal de Bourmont, ministre de la guerre, en ce moment devant Alger. Ils engagèrent donc tous leur responsabilité, quoique tous n’eussent pas approuvé au même degré ces actes insensés, et quoique M. de Guernon-Ranville notamment les eût combattus jusqu’au bout, ne se décidant au dernier moment à les signer que pour ne pas affliger le cœur du roi.

La première ordonnance suspendait la liberté de la presse; la seconde prononçait la dissolution de la chambre à peine élue et qui n’avait pas encore siégé; la troisième créait un système électoral nouveau, absolument restrictif; la quatrième convoquait les collèges électoraux pour les 6 et 18 septembre suivant, et les chambres pour le 28 du même mois. Elles étaient précédées d’un long rapport de M. de Chantelauze, justifiant ces mesures par l’énumération des griefs qui les avaient rendues nécessaires. Dans l’état d’exaspération où se trouvait la France depuis une année, et la couronne s’étant malheureusement associée à un ministère dont elle aurait au contraire dû exiger la démission dès son premier échec, les ordonnances furent accueillies comme une provocation. A cette provocation, l’émeute répondit. Vainement des députés essayèrent de s’interposer entre elle et la troupe, commandée par le duc de Raguse. Vainement MM. Laffitte, le comte Gérard, le comte de Lobau, Casimir Perier et Mauguin firent auprès du maréchal une démarche suprême afin d’obtenir la cessation des hostilités; vainement le grand référendaire de la chambre des pairs, marquis de Sémonville, et l’un de ses collègues, le comte d’Argout, parvinrent à éclairer au dernier moment M. de Polignac d’abord, le roi ensuite ; tant d’efforts conjurés ne purent pendant trois jours arrêter l’effusion du sang : elle ne cessa que lorsque le gouvernement provisoire, installé à l’Hôtel de Ville pendant la lutte, sous la présidence du général de Lafayette, eut proclamé la déchéance de Charles X, adopté le programme d’une vaste réforme politique et confié au duc d’Orléans la lieutenance générale du royaume. Alors seulement l’émeute désarma et cessèrent ces combats des rues, pendant lesquels Charles X, retiré au château de Saint-Cloud, attendait avec une confiance trompeuse et la plus inconcevable sérénité l’heureuse issue de cette crise redoutable.

C’est le 29 juillet seulement que, cédant aux supplications du marquis de Sémonville, il s’était décidé sur l’avis de ses ministres à retirer les ordonnances et à confier à un personnage, estimé par le parti libéral, quoiqu’il tînt à la cour par son nom et ses fonctions, au duc de Mortemart, ambassadeur de France en Russie, le soin de former un ministère en y appelant des hommes tels que le comte Gérard et M. Casimir Perier. Le marquis de Sémonville et le comte d’Argout étaient repartis immédiatement pour Paris, afin d’y faire connaître les concessions du roi, suivis de près par le duc de Mortemart. M. de Polignac et ses collègues étaient devenus libres de pourvoir à leur sûreté. Dans l’entourage de Charles X, et bien que le maréchal Marmont, obligé d’abandonner les Tuileries, eût ramené à Saint-Cloud ce qui restait de l’armée royale en déroute et qu’en conséquence l’insurrection fût maîtresse de Paris, on se trompait encore à ce point sur la gravité des événemens que la nomination du duc de Mortemart fut considérée comme la fin de la crise. Le roi lui-même annonça à la duchesse de Berry que, sous vingt-quatre heures, elle pourrait rentrer à Paris, ce qui arracha ce cri à l’ardente et fière princesse: — Moi ! que j’aille montrer aux Parisiens ma face humiliée! non, jamais! — Mais, hors de Saint-Cloud, la monarchie était considérée comme irréparablement perdue. Durant cette triste journée du 29, la duchesse d’Angoulême, que les ordonnances avaient surprise à Vichy, traversait la Bourgogne, revenant en toute hâte auprès du roi. Cette femme héroïque, qui, depuis l’entrée de M. de Polignac aux affaires, prévoyait la révolution, put constater durant son voyage, à l’attitude hostile des populations, que ses pressentimens ne l’avaient pas trompée. Quand, huit jours après, elle rejoignit à Rambouillet la cour fugitive, tout était consommé, et la famille royale reprenait la route de l’exil. Après des péripéties qui appartiennent à l’histoire de la révolution de 1830, le duc de Mortemart s’étant présenté, au nom du roi, au gouvernement provisoire installé à l’Hôtel de Ville, avait reçu cette terrible réponse : — Il est trop tard! — L’émeute était terminée, mais la révolution accomplie et la dynastie des Bourbons déchue, sous l’effort de haines, de ressentimens et de préjugés accumulés depuis quinze ans, et dont la folle imprévoyance de Charles X et de ses ministres avait en trois jours assuré le triomphe.

La matinée du 30 juillet s’écoula au palais de Saint-Cloud toute pleine d’une cruelle angoisse. A chaque instant, des rumeurs vagues et contradictoires, venues de Paris, dénonçaient la marche progressive de la révolution, sans apporter aucun renseignement précis sur les décisions du gouvernement provisoire. M. de Polignac et ses collègues, retirés dans leur appartement, prêts à partir, s’ils en recevaient l’ordre, se tenaient à l’écart, afin de ne pas entraver par leur présence les négociations qui pourraient s’engager entre le pouvoir royal et le pouvoir insurrectionnel. Le duc d’Angoulême avait pris le commandement de la petite armée de Charles X, ayant sous ses ordres le maréchal Marmont, qu’il avait cruellement blessé par une scène d’une violence inouïe, en l’accusant presque de trahison. Le roi allait et venait, indécis, perplexe, écoutant tous les conseils, n’en suivant aucun. La désertion, après avoir opéré ses ravages parmi les régimens de ligne, engagés durant les jours précédens contre l’émeute, se propageait maintenant jusque parmi les troupes de la garde, disséminées entre Sèvres et Saint-Cloud, abandonnées, sans ordre et sans discipline, à l’oisiveté, dans le désarroi d’une douloureuse catastrophe, dans le découragement des défaites de la veille et de l’inconnu du lendemain. On attendait en vain les députations pacifiques promises par MM. de Sémonville et d’Argout, ainsi que des nouvelles du duc de Mortemart, parti dans la nuit, afin de se mettre en rapport avec le gouvernement provisoire. Des deux négociateurs de la chambre des pairs, on ne savait rien. M. de Mortemart ne donnait pas signe de vie. On ignorait à la cour les péripéties de son voyage, les entraves apportées à sa mission, et Charles X se plaisait à espérer, au mépris de toute vraisemblance, que ses concessions tardives ne seraient pas repoussées. Vers deux heures, on apprit que MM. de Sémonville et d’Argout avaient échoué dans leur tentative ; on connut en même temps la nomination du duc d’Orléans comme lieutenant-général. Le roi persista néanmoins à espérer en l’habileté du duc de Mortemart, et vers le soir, toujours sans nouvelles de lui, dévoré d’inquiétude, il envoya à sa recherche un des officiers de sa maison, M. Arthur de la Bourdonnaye.

Vers minuit, Charles X, qui venait de se coucher et de s’endormir, fut réveillé tout à coup par la duchesse du Berry. On avait annoncé à la princesse que des bandes d’insurgés marchaient sur Saint-Cloud. Saisie de terreur, non pour elle, mais pour ses enfans, elle suppliait le roi de pourvoir au salut de la famille royale, en abandonnant ce palais, qu’elle croyait menacé par l’émeute. Après avoir pris conseil du duc d’Angoulême et du maréchal Marmont, le roi céda. Il fit appeler le baron d’Haussez pour lui faire savoir qu’il se rendait à Trianon et qu’il engageait ses anciens ministres à le suivre. Le duc d’Angoulême devait le rejoindre le lendemain avec les troupes restées fidèles à la couronne. A deux heures de la nuit, Charles X quittait Saint-Cloud avec sa famille et sa cour, protégé par une escorte dont le duc de Raguse avait pris le commandement.

En arrivant à Trianon, le roi réunit autour de lui M. de Polignac et ses collègues, dont l’inutilité de ses concessions l’obligeait à réclamer les conseils en ce moment critique. Ceux-ci déclarèrent unanimement qu’il n’y avait aucun bon résultat à attendre des pourparlers engagés à Paris, et qu’il fallait s’apprêter sur-le-champ à tenir tête à la révolution. M. de Guernon-Ranville, qui était assurément le plus énergique des ministres et dont l’énergie s’élevait à la hauteur d’un péril provoqué malgré lui, proposa la translation du gouvernement à Tours, où seraient appelés le corps diplomatique et les grands corps de l’état. Il proposa en outre la convocation des chambres dans cette ville pour le 15 août, la retraite de la famille royale au-delà de la Loire, ainsi que les mesures propres à isoler Paris du reste de la France. Ces propositions furent approuvées. Cependant, avant de les adopter définitivement, le roi voulut connaître l’avis de son fils resté à Saint-Cloud afin de protéger sa retraite.

Le duc d’Angoulême arriva dans la matinée suivi de quelques milliers d’hommes. Il venait de courir les plus grands dangers au pont de Sèvres, où il s’était vu abandonné par une partie de ses soldats, et de donner là, comme jadis au pont de la Drôme, des preuves de son intrépidité. Ainsi la situation s’aggravait d’heure en heure. De Paris, on n’osait plus rien espérer. Versailles était en insurrection, comme presque toute la France, et pour reprendre l’offensive, il fallait rallier les troupes éparses sur les divers points du territoire. M. de Guernon-Ranville, convaincu néanmoins que la monarchie pouvait encore être sauvée, exposa de nouveau son projet et le fit adopter. Les ministres s’occupèrent de préparer les ordonnances nécessitées par ces mesures, ainsi que les circulaires aux préfets, aux receveurs généraux, aux autorités militaires et aux procureurs généraux. M. de Peyronnet fut chargé de rédiger une proclamation pour annoncer à la France que le roi était résolu à combattre la révolution par tous les moyens dont il pourrait disposer et pour appeler les bons citoyens au secours de la monarchie.

Ces actes étaient presque terminés, et les ministres se préparaient à les soumettre à la signature du roi, quand on vint les avertir que la cour allait partir pour Rambouillet. C’est M. Capelle que le roi avait chargé de leur faire connaître ses desseins, de les engager à pourvoir à leur sûreté, et de leur offrir, avec des passeports en blanc, quelques secours d’argent, car il les supposait avec raison dépourvus de toutes ressources. M. de Montbel distribua une somme de 6,000 francs entre les membres du conseil. Tandis que M. de Polignac se rendait auprès du roi, ses collègues se hâtèrent de détruire les actes qu’ils venaient de rédiger et qui auraient pu témoigner contre eux des moyens de défense qu’ils avaient préparés. Puis ils songèrent à se mettre en sûreté, sans se résigner cependant à s’éloigner encore. Charles X ne vit aucun d’eux, à l’exception du prince de Polignac et du baron Capelle. Il adressa au premier les plus tendres adieux, et comme M. de Polignac, dont on ne saurait contester la longue et inébranlable fidélité à la maison des Bourbons, offrait de verser son sang pour la cause que son imprévoyance avait perdue, le roi répondit : — Partez, je vous l’ordonne ; je ne me souviens que de votre courage, et je ne vous accuse pas de notre malheur. Notre cause était celle de Dieu, celle du trône et de mon peuple ; la Providence éprouve ses serviteurs et trompe souvent les meilleurs desseins dans des vues supérieures à nos courtes vues; mais elle ne trompe jamais les consciences droites. Rien n’est perdu encore pour ma maison. Je vais combattre d’une main et transiger de l’autre. Rendez-vous derrière la Loire, où vous serez à couvert des séditions et des vengeances du peuple égaré, au milieu de mon armée, qui a ordre de se rendre à Chartres.

En quittant le cabinet du souverain, le prince de Polignac rencontra M. de Guernon-Ranville et lui dit : — Je viens de voir votre mémoire entre les mains du roi. Nous allons à Tours. — Puis, ayant à la hâte pris congé de lui, il s’éloigna; il ne devait plus le retrouver qu’au donjon de Vincennes. MM. de Montbel, d’Haussez et de Peyronnet partirent de leur côté, sans faire connaître leurs projets. Quant à M. de Guernon-Ranville, à qui l’avis de M. de Polignac avait rendu quelque espérance, il se décida à cheminer au moins jusqu’à Rambouillet, à la suite de Charles X, dont on apprêtait le départ. M. de Chantelauze, partageant ses sentimens, se joignit à lui; mais, tandis qu’ils cherchaient à prendre place dans une des voitures de la cour, un général accourut vers eux et leur reprocha de compromettre le roi par leur présence. Ils protestèrent vivement contre ces reproches et, sans en tenir compte, se réunirent au long cortège qui partit à cinq heures du soir. Leur collègue, le baron Capelle, monta dans la voiture où ils se trouvaient. Loin de s’associer à leurs dernières illusions, il leur fit connaître que le roi, conservant l’espoir de négocier avec Paris, estimait que, dans l’intérêt des négociations aussi bien que pour eux-mêmes, il était désirable que les signataires des ordonnances ne demeurassent pas auprès de lui. L’expression de ce désir équivalait à un ordre auquel les anciens ministres n’avaient qu’à se conformer. Ils se séparèrent de la famille royale, à dix heures du soir, au moment où elle arrivait au château de Rambouillet, première étape de l’exil dont la route se rouvrait devant elle et d’où, deux jours plus tard, elle devait se diriger vers Cherbourg, sous la protection des trois commissaires désignés par le nouveau gouvernement pour l’accompagner jusqu’à sa sortie de France.

Nous devons suivre maintenant M. de Polignac et ses collègues à travers les péripéties de leur fuite. Les rumeurs qu’ils avaient recueillies, les symptômes qu’ils avaient constatés en passant à Versailles et sur la route de Trianon à Rambouillet ne leur permettaient pas de se faire illusion sur la gravité des périls qui les menaçaient. Partout où la révolution exerçait son influence, partout où les insurgés de Paris comptaient des approbateurs et des complices, les derniers ministres de Charles X étaient l’objet de l’animadversion générale; autant dire que par toute la France on maudissait leur politique funeste, on flétrissait leur nom. Les contemporains de ces temps agités se souviennent encore des injures et des menaces par lesquelles se traduisait l’exaspération publique. Les royalistes de toute nuance, les plus violens comme les plus modérés, accusaient les membres du cabinet du 8 août d’avoir perdu la monarchie par leur imprévoyance et par leur faiblesse. Les libéraux leur reprochaient les ordonnances et entendaient les rendre responsables du sang versé. On annonçait leur mise en accusation et, pour châtier leur conduite, la peine de mort ne paraissait pas trop rigoureuse. C’est surtout contre le prince de Polignac que la haine populaire était exaspérée, s’augmentant de la vieille impopularité de sa famille et enveloppant dans ses manifestations bruyantes les hommes politiques associés à son œuvre. En présence de ces dangers par lesquels ils étaient directement menacés et dont chacun des jours suivans devait leur apporter une preuve nouvelle, il ne restait aux anciens ministres d’autre ressource que la fuite. Pour trois d’entre eux, elle fut couronnée de succès. M. d’Haussez traversa la Normandie sans être reconnu, parvint à gagner Dieppe, d’où une barque de pêcheur le conduisit en Angleterre. Quand Charles X débarqua sur le sol britannique, M. d’Haussez s’y trouvait déjà, et tandis que la police française le cherchait aux environs de Bordeaux, il présentait ses hommages à son souverain exilé. M. de Montbel et M. Capelle, après une nuit passée chez un honorable habitant de Saint-Chéron, dans le département de Seine-et-Oise, qui n’hésita pas à leur offrir un asile et assura leur départ, se mirent en route sous un déguisement. Le premier atteignit la frontière allemande, qu’il franchit, et alla se fixer à Vienne, d’où le 21 janvier suivant, après la condamnation qui l’avait frappé par contumace, il adressa au président de la chambre des pairs une longue protestation. Le second resta caché pendant quelques jours chez le curé de Lonjumeau, puis il se dirigea vers Calais, voyageant dans la voiture d’un marchand de volailles. A Calais, il prit place sur un bateau en partance pour Douvres. Au moment où ce bateau allait s’éloigner du quai, le gendarme chargé de vérifier les papiers des passagers, n’ayant pas trouvé les siens en règle, voulut l’arrêter. M. Capelle menaça et pria, et le gendarme, pris de pitié ou intimidé, consentit à le laisser partir[1].

Les autres ministres furent moins heureux que leurs collègues. En quittant Trianon, M. de Peyronnet, soit qu’il espérât retrouver le roi à Tours et voulût l’y devancer, soit qu’il eût formé le dessein de se rendre à Bordeaux, sa ville natale, s’était dirigé vers Chartres. Là, il parvint à se procurer une voiture et des chevaux et partit aussitôt pour le chef-lieu du département d’Indre-et-Loire, où il arriva dans la matinée du 2 août. Malheureusement pour lui, depuis quarante-huit heures cette ville, qu’il croyait paisible et fidèle aux Bourbons, s’était prononcée pour la révolution. Impuissant à réprimer le mouvement, le général Donnadieu, commandant la division militaire, avait dû s’enfuir pour échapper aux poursuites dont il était l’objet. Maîtresse de tous les pouvoirs, la garde nationale le recherchait activement, exerçant de tous côtés une surveillance rigoureuse, interrogeant les voyageurs et opérant aux barrières des perquisitions dans toutes les voitures.

Dès qu’il connut ces nouvelles, M. de Peyronnet voulut revenir sur ses pas; mais c’était trop tard. Sa chaise de poste avait été signalée. Sur l’avenue de Grand mont, la portière fut brusquement ouverte par le garde champêtre de la petite commune de Saint-Étienne-extra, qui a été réunie depuis à la ville de Tours. L’agent de la force publique voulut voir les papiers de ce voyageur mystérieux et pressé, dans lequel il devinait un grand personnage politique fugitif. M. de Peyronnet exhiba un passeport que M. Capelle lui avait remis à Trianon, mais dont le garde champêtre contesta la régularité. Des passans s’étaient attroupés ; l’un d’eux déclara qu’il fallait conduire l’inconnu à la poste aux chevaux, et M. de Peyronnet dut se résigner. On le fit entrer dans l’habitation du maître de poste, où un habitant de Tours, ancien magistrat destitué sous son ministère, le reconnut, et, obéissant à un sentiment de vengeance dont dans un tel moment se serait gardée une âme généreuse, osa le dénoncer. L’ancien ministre ne chercha pas à nier son identité. Il subit à la maison d’arrêt un interrogatoire sommaire, à la suite duquel il fut gardé à vue dans l’infirmerie de la prison, tandis que les autorités récemment installées annonçaient à Paris la nouvelle de son arrestation et demandaient des ordres, afin de savoir ce qu’elles devaient faire du prisonnier[2].

A la même heure, MM. de Chantelauze et de Guernon-Ranville, ignorant les événemens, s’étaient mis en route pour Tours, convaincus que là viendrait se reconstituer le pouvoir royal et que leur présence pourrait être utile à Charles X, s’il se décidait à résister à la révolution. Partis de Rambouillet dans la matinée de la veille, après avoir passé la nuit dans une mauvaise auberge, ils s’étaient rendus à Chartres à pied, faute d’avoir pu trouver un véhicule. M. de Guernon-Ranville était porteur du passeport d’un employé du château de Saint-Cloud, nommé Barbier, qui correspondait avec exactitude à son signalement. M. de Chantelauze avait rempli lui-même d’un faux nom un passeport en blanc, qu’il déchira ensuite, n’osant s’en servir. Les deux anciens ministres, détail assez piquant, étaient encore en frac, et c’est à Chartres seulement qu’ils purent se procurer des vêtemens mieux appropriés à leur nouvelle et triste situation. Le trajet de Rambouillet à Chartres, bien qu’il n’y ait entre les deux villes qu’une distance de huit lieues, leur prit quatorze heures. M. de Chantelauze, souffrant et frêle, ne marchait qu’avec lenteur. M. de Guernon-Ranville, à qui sa robuste santé et la vigueur de son âge eussent permis de se sauver aisément, s’il eût été seul, se refusait à l’abandonner.

Durant cette longue route, ils recueillirent plus d’un témoignage de l’exécration à laquelle était voué dès ce moment Is ministère dont ils avaient fait partie. Ils purent comprendre que c’en était fait de la royauté, et n’eurent plus de doute à cet égard quand le lendemain, dans la mauvaise voiture qui les conduisait de Châteaudun à Tours, un voyageur leur décrivit l’état des esprits dans cette ville. Ce qu’ils apprirent à ce sujet les détermina à ne pas y entrer sur-le-champ. Ils abandonnèrent leur véhicule à la porte des faubourgs où ils avaient résolu de coucher. La nuit était déjà venue. En cherchant une auberge, ils s’égarèrent et se trouvèrent tout à coup auprès d’un petit village qui se nomme La Membrolle et que traverse la route du Mans. Presqu’en même temps, ils furent entourés par une demi-douzaine de paysans armés qui veillaient autour de leurs demeures, afin d’en éloigner les incendiaires dont les récens exploits dans les départemens voisins avaient dicté aux populations rurales du centre de la France des mesures de prudence et de sûreté. M. de Chantelauze étant hors d’état d’opposer aucune résistance, M. de Guernon-Ranville se résigna à le suivre chez le maire, qui les interrogea. Satisfait des explications du premier, qui prétendait être un colporteur de Bordeaux parti de Paris sans avoir pu se procurer des papiers, satisfait également du passeport du second, le magistrat municipal allait les laisser continuer leur route; mais ceux qui les avaient arrêtés furent d’avis qu’il convenait de les conduire à Tours le lendemain, et le maire donna son adhésion à ce projet. L’arrestation de M. de Peyronnet, sur lequel, disait-on, on avait saisi « une charge de billets de banque » et dont ses collègues apprirent en ce moment la nouvelle devenue publique, avait rendu les paysans défians et craintifs. Ils veillèrent toute la nuit autour de l’auberge où étaient enfermés les voyageurs suspects, qui durent dès lors renoncer à toute velléité d’évasion.

Le lendemain, ils furent séparés en arrivant à Tours. M. de Guernon-Ranville, fort d’un passeport parfaitement en règle, protesta avec la dernière énergie contre son incarcération en réclamant sa mise en liberté. Soumis à un long interrogatoire, il avait été assez heureux pour convaincre de son innocence le substitut du procureur du roi, et ordre était donné d’ouvrir la porte de sa prison quand tout à coup contre-ordre arriva. M. de Chantelauze, accablé par la fatigue et moins heureux que M. de Guernon-Ranville, enfermé avec des malfaiteurs, venait de se nommer, afin d’obtenir qu’on le traitât avec les égards dus à son rang. Dès lors on renonça à laisser partir son compagnon, qui persista néanmoins à se donner pour le sieur Barbier et qui ne fut reconnu comme étant l’ancien ministre de l’instruction publique que vers le 15 août.

Les trois ministres arrêtés à Tours y furent, jusqu’au moment de leur départ, l’objet de la détention la plus rigoureuse. M. de Montmarie, beau-fils de M. de Guernon-Ranville, M. de Villeléon, gendre de M. de Peyronnet, arrivés dès que la nouvelle de l’arrestation avait été connue, un sieur Durand, venu aussi pour voir l’ancien ministre de l’intérieur, n’obtinrent qu’à grand’peine la permission de leur parler; puis, après deux entrevues avec les prisonniers, en présence des geôliers ou de gardes nationaux, ils reçurent l’ordre de quitter la ville. Ces mesures étaient motivées moins par les exigences d’une surveillance sévère que par la nécessité de pourvoir à la sûreté des anciens conseillers de Charles X. La population de Tours était exaspérée contre eux. Chaque jour, des attroupemens se formaient autour de la prison, située à l’extrémité de la rue Royale, du côté de la Loire, et les autorités avaient hâte de voir finir un état de choses éminemment périlleux. Il existe dans le dossier qui est sous nos yeux plusieurs lettres de M. d’Entraigues, nommé préfet d’Indre-et-Loire le 5 août, en remplacement du comte de Juigné, qui réclament avec instance du ministre de l’intérieur la translation des prisonniers à Paris. Le 24 août, M. Guizot annonçait une prompte solution, et enfin dans la nuit du 25 au 26, à deux heures et demie du matin, une grande diligence, escortée par des gardes nationaux et des gendarmes que commandait le capitaine Gillet, sous les ordres de deux commissaires spéciaux, MM. Foy et Vaudet, chargés par le gouvernement de veiller à la sécurité des anciens ministres, les emportait vers Paris. M. de Chantelauze avait pris place dans le coupé, M. de Peyronnet dans l’intérieur, M. de Guernon-Ranville dans la rotonde. Le trajet s’effectua sans incident, si ce n’est à Chartres, où un rassemblement d’exaltés menaça un instant les voyageurs. Partout ailleurs, les manifestations se bornèrent aux cris de « à bas Polignac! » Enfin le vendredi 27, à cinq heures du matin, la diligence arrivait à Vincennes, en longeant les boulevards extérieurs.

Le général Daumesnil, soldat énergique, humain et loyal, amputé d’une jambe, illustré par maints faits d’armes, commandait, comme gouverneur, le château de Vincennes, qu’il avait défendu deux fois, en 1814 et en 1815, contre les armées alliées, répondant alors à ceux qui lui proposaient de rendre la place : « Je rendrai Vincennes quand on me rendra ma jambe, » ou encore, quand le feld-maréchal Blücher lui offrait de payer la reddition au prix de 3 millions : «Je ne vous rendrai pas la place, mais je ne vous rendrai pas non plus votre lettre. A défaut d’autres richesses, elle servira de dot à mes enfans. » C’est à cet homme éprouvé que le roi Louis-Philippe avait voulu confier la garde d’une prison contre laquelle la présence des anciens ministres allait ameuter les fureurs populaires. Le général reçut les nouveaux arrivans avec les égards dus à leur infortune, les installa dans les logemens qu’ils devaient occuper, et où un huissier de la chambre des pairs vint ensuite leur signifier un ordre d’écrou.

Dans cette même matinée du 27 août, le prince de Polignac, arrêté le 15 à Granville, au moment où il se préparait à passer à Jersey, fut également écroué à Vincennes. Ses tentatives pour échapper aux poursuites dirigées contre lui n’avaient pas été plus heureuses que celles de ses anciens collègues, que l’accusation appelait déjà des complices[3]. Il avait quitté Trianon le 31 juillet, derrière Charles X, après avoir pourvu à la sûreté de la princesse sa femme, que les événemens venaient de surprendre à son château de Millemont, entre Versailles et Rambouillet, enceinte de six mois, et qui, en essayant de rejoindre son mari, s’était vue insultée par la population de Versailles, arrêtée, conduite à la maison d’arrêt, et n’avait dû son salut, s’il faut en croire M. de Lamartine, qu’au dévoûment de quelques personnes qui la firent évader sous les vêtemens d’une ouvrière. Réfugié d’abord aux environs de Senlis, chez Mme de Morfontaine, fille du conventionnel Lepeltier de Saint-Fargeau, l’ancien ministre avait traversé la Normandie insurgée, déguisé en domestique, sur le siège de la voiture de sa protectrice. Reprenant pour la circonstance son nom de famille, dont la popularité révolutionnaire devait de jouer tous les soupçons et la seconder dans sa tâche, elle le conduisait aux environs de Granville chez une dame de La Martinière, personne étrangère au pays, qui s’était fixée en 1829 à Saint-Jean-le-Thomas, bourgade du littoral. Le 10 août, M. de Polignac arrivait heureusement, à la suite de la marquise de Saint-Fargeau, au terme de son voyage. Il se tint caché, tandis que quelques personnes initiées à son secret s’efforçaient de lui faciliter les moyens de quitter la France.

Parmi elles se trouvait M. Gaslonde, receveur principal des douanes à Granville. Il disposait, en raison de ses fonctions, de moyens exceptionnels. Il s’offrit à faire embarquer l’ancien président du conseil, et ce dernier accepta son offre. Il passa même une journée à la Faisanderie, petite terre appartenant à M. Gaslonde; mais durant ces quelques heures, des défiances avaient commencé à s’éveiller contre celui-ci parmi la garde nationale de Granville : il se savait l’objet d’une surveillance spéciale, il craignit de perdre le prince de Polignac au lieu de le sauver, et renonça à intervenir. D’ailleurs, sur un avis venu de Paris, M. de Polignac avait manifesté le dessein de se rendre à Cherbourg. Toutefois il dut y renoncer, car les populations normandes étaient partout soulevées par la nouvelle du passage prochain de Charles X, qui venait d’arriver à Argentan, et gardaient rigoureusement les routes que leur colère rendait particulièrement dangereuses pour l’homme dont en ce moment la France entière maudissait le nom. Il revint donc à Saint-Jean-le-Thomas.

De plus en plus inquiète pour la sûreté de son hôte, Mme de La Martinière se décida, avec son assentiment et celui de la marquise de Saint-Fargeau, à mettre le curé de Saint-Jean dans la confidence de ses perplexités. Cet ecclésiastique comptait justement parmi ses amis un sieur Leclère, ancien officier de marine, maître de port à Granville, propriétaire d’une terre voisine de l’habitation de Mme de La Martinière, avec qui il entretenait quelques rapports de voisinage, et chez laquelle il avait rencontré la marquise de Saint-Fargeau. Le jeudi 12 août, M. Leclère reçut à Granville la visite du curé de Saint-Jean, venu auprès de lui afin de s’informer si quelque bateau devait partir prochainement pour Jersey. M. Leclère répondit que le patron Jean Lemaître se proposait de faire le voyage le mardi suivant, et voulut connaître le nom du voyageur pour lequel le renseignement lui était demandé. Quand il sut qu’il s’agissait de l’amie de Mme de La Martinière et qu’elle avait hâte de s’embarquer, il promit de la prévenir si quelque patron du port partait plus tôt. Il se chargea même de faire viser le passeport que le curé lui laissa, passeport régulier délivré par le préfet du Calvados, et destiné à la marquise et au valet de chambre qui voyageait avec elle.

Le samedi, Mme de Saint-Fargeau vint elle-même à Granville. Conseillée et guidée par M. Leclère, elle loua chez un aubergiste du port, le sieur Le Pelletier, une chambre pour elle et un cabinet pour son domestique, et à l’Hôtel des Marchands, une écurie pour ses chevaux; puis elle retînt deux places, au prix de 6 francs chacune, sur le bateau du sieur Lehodey, qui devait mettre à la voile le lundi. Un autre patron, nommé Pannier, sollicité par elle de prendre la mer le dimanche, avait demandé 60 francs qu’elle ne voulut pas donner, craignant sans doute que l’acceptation de ce prix exagéré n’éveillât les soupçons du batelier. Elle partit ensuite par la diligence qui l’avait amenée. M. de Polignac l’attendait à Saint-Jean-le-Thomas. Elle revint à Granville, durant la nuit, dans une voiture particulière dont il occupait le siège. Elle s’installa avec lui chez l’aubergiste Le Pelletier. Mais M. de Polignac sortit au lever du soleil et ne rentra que le soir. A dix heures, M. Leclère ramena Mme de Saint-Fargeau à l’hôtellerie. Elle avait passé la soirée chez lui, avec sa femme, personne spirituelle et distinguée qui occupait dans la société granvillaise une haute situation. Comme il venait de prendre congé de la marquise, l’aubergiste Le Pelletier, qui se trouvait sur la porte de son établissement avec quelques personnes, lui dit : — Je ne sais si cette dame s’appelle Mme de Saint-Fargeau ; mais, pour sûr, l’individu qui est avec elle n’est pas un domestique, c’est plutôt un personnage important. Il parle à merveille, il a des mains d’aristocrate, il met des gants pour cirer les chaussures de sa maîtresse; c’est peut-être Polignac. — J’affirme que la dame est bien la marquise de Saint-Fargeau, répliqua M. Leclère ; quant au domestique, je ne le connais pas et je n’en peux répondre. — Puis il s’éloigna.

Mais il n’était pas le seul à qui Le Pelletier eût fait part de ses doutes : bientôt le bruit se répandit que le prince de Polignac était dans la ville. Vers minuit, une trentaine de gardes nationaux rassemblés autour de la maison menaçaient de l’arrêter. Le commissaire de police, arrivant à son tour, fut accueilli par ces mots: — C’est Polignac ! interrogez-le. — Mme de Saint-Fargeau et M. de Polignac entendaient ces rumeurs de la chambre dans laquelle ils se trouvaient et où le commissaire se présenta bientôt. La marquise protesta contre toutes les insinuations dont elle était l’objet, montra son passeport régulièrement visé; mais quand le magistrat eut vu et interrogé le prétendu domestique, il fut frappé de sa distinction, de son accent, de son grand air, de tous les traits qui trahissaient chez M. de Polignac l’homme de vieille race et le personnage de cour. Il lui demanda son nom, et comme le prince déclarait se nommer Pierrotte et être bien réellement au service de Mme de Saint-Fargeau, le commissaire de police répondit : — Je n’en crois rien ; vous n’avez pas de papiers, je suis obligé de vous arrêter.

M. de Polignac passa la nuit à la maison d’arrêt, tandis que Mme de Saint-Fargeau était gardée à vue dans sa chambre. Le lendemain ils furent interrogés l’un et l’autre, séparément, par le maire assisté de quelques notables. Leurs réponses n’ayant pas paru concordantes, il fut décidé que l’inconnu serait immédiatement dirigé sur Saint-Lô, accompagné par le maire, un officier de la garde nationale et deux gendarmes. Mme de Saint-Fargeau refusa de le quitter et partit avec lui. C’était le 16 août[4]. En arrivant à Saint-Lô, M. de Polignac fut conduit devant le procureur du roi et le juge d’instruction. Dès les premières questions que les magistrats lui adressèrent, il renonça à se cacher plus longtemps et se fit reconnaître. La commission départementale ordonna alors son incarcération, moins cependant pour se donner le temps de demander des ordres à Paris que pour protéger l’ancien ministre contre l’exaspération de la populace, dont la nouvelle de son arrestation avait déchaîné la violence et qui poussait des cris de mort autour de sa prison. Pour le soustraire à ces fureurs et jusqu’au moment où il partit pour Paris, les autorités se virent dans la nécessité de mettre sur pied la garde nationale et la garnison de Saint-Lô. Une lettre du maire au ministre de l’intérieur nous révèle que, dans la nuit du 22 au 23 août, les jours de M. de Polignac furent sérieusement menacés. Un formidable incendie avait éclaté aux abords de la prison, et c’est lui que la foule accusait d’avoir causé ce sinistre, qui rappelait les incendies du mois précédent.

Dans la soirée du jour où il avait été arrêté, le prince de Polignac, ayant appris l’arrivée à Saint-Lô du maréchal Maison, du baron de Schonen et de M. Odilon Barrot, commissaires délégués par le nouveau gouvernement pour accompagner Charles X à Cherbourg, qui retournaient à Paris, leur mission accomplie, demanda à les voir, invoquant leur autorité pour obtenir d’être délivré. Ils se rendirent à son appel, traversant, pour arriver à lui, une foule irritée. — Il n’existe contre moi aucun mandat de justice, leur dit-il. Pourquoi m’a-t-on arrêté? On ne peut me retenir plus longtemps dans cette prison sans violer dans ma personne les droits de la liberté individuelle. — Pour toute réponse, M. Odilon Barrot lui fit observer qu’en ce moment la prison seule protégeait sa vie contre les fureurs de la foule. — Qu’ai-je donc fait pour mériter cette haine? demanda M. de Polignac. Dans le passé, j’ai obéi à des ordres sacrés pour moi; dans l’avenir, je n’ai d’autre désir que de me retirer à la campagne. — Vous avez commandé le meurtre de vos concitoyens, répondit M. Odilon Barrot, non pour la défense des lois, mais pour leur violation flagrante. C’est un crime que le code pénal punit de mort. Vous n’avez pas de temps à perdre pour préparer votre défense et pourvoir à votre salut. — Après un entretien durant lequel le prisonnier ne cessa de manifester l’étonnement de l’innocence persécutée, il proposa à M. Odilon Barrot de se charger de sa défense; mais celui-ci, qui venait d’être nommé préfet de la Seine, fut contraint de décliner l’offre de l’ancien président du conseil. Avant de laisser s’éloigner les commissaires, le prince de Polignac écrivit au baron Pasquier, nouvellement promu à la présidence de la chambre des pairs, une lettre qu’il leur remit en les priant de la faire parvenir à son adresse. Dans cette lettre, il réclamait sa mise en liberté et invoquait le privilège réservé aux pairs par la charte de 1815 et consacré par celle de 1830, de ne pouvoir être arrêté qu’en vertu d’une décision de la chambre dont ils faisaient partie. A lire cette requête empreinte de calme et de confiance, on pouvait croire que le prince de Polignac ne soupçonnait même pas la gravité de l’acte d’accusation que la France entière dressait déjà contre lui. Tandis que ces incidens se déroulaient au fond de la Normandie, enveloppés et perdus dans ce drame solennel, la chute d’une dynastie, qui venait de se dénouer à Cherbourg, la France assistait, satisfaite et triste à la fois, à une révolution que les uns saluaient comme une aurore et que les autres déploraient en y voyant une source inépuisable de malheurs à venir. Le duc d’Orléans proclamé roi des Français, la direction des affaires confiée à des hommes nouveaux, l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir, devenu d’un espoir incertain un fait accompli, la charte modifiée, tels étaient les traits principaux de cette révolution. On était dans la période aiguë de la crise quand, le 6 août, un député de la Seine, M. Eusèbe Salverte, se faisant l’organe des passions qui devaient agiter longtemps encore la patrie française, déposait sur le bureau de la chambre une proposition ainsi conçue : « La chambre des députés accuse de haute trahison les ministres signataires du rapport au roi et des ordonnances en date du 25 juillet 1830. » Le 13 août, il développait cette proposition avec une extrême violence et la faisait prendre en considération à l’unanimité des votans. Enfin, le 20 août, la commission à laquelle l’examen en avait été confié sollicitait et obtenait, après un vif débat, « d’être investie du pouvoir conféré par le code d’instruction criminelle aux juges d’instruction et aux chambres de mise en accusation, » c’est-à-dire d’interroger les prévenus, de citer et d’entendre les témoins, de décerner des mandats d’amener, de dépôt et d’arrêt.

Peu de jours après, la lettre du prince de Polignac au baron Pasquier arrivait à la chambre des pairs, en même temps qu’un avis officiel du garde des sceaux, annonçant que l’ancien président du conseil et le comte de Peyronnet étaient détenus, l’un à Saint-Lô, l’autre à Tours. Cet avis ne faisait mention ni de M. de Guernon-Ranville ni de M. de Chantelauze, parce qu’ils n’appartenaient pas à la chambre haute. En ce qui concernait M. de Peyronnet, l’assemblée estima que, dépossédé de la pairie, par l’article 78 de la nouvelle charte, en même temps que ses collègues nommés par Charles X, il ne jouissait plus du privilège des pairs, qu’en conséquence elle n’avait pas à délibérer sur son sort avant d’avoir été constituée en cour judiciaire. Quant à M. de Polignac, considérant qu’il avait été arrêté et détenu sur la « clameur publique » qui le poursuivait, elle pensa qu’il résulterait pour elle une lourde responsabilité si elle refusait de maintenir la détention, d’autant plus qu’elle était a officiellement prévenue de la mise en accusation proposée par la chambre des députés et que personne ne pouvait avoir la pensée de se dérober à un aussi grand accusateur. » Pour ces motifs, la chambre des pairs autorisa l’arrestation du prince de Polignac. C’est à la suite de ces décisions qui préludaient au retentissant procès des derniers ministres de Charles X qu’ordre fut expédié à Saint-Lô et à Tours de les transférer à Paris, où ils arrivèrent, comme on l’a vu, dans la matinée du 27 août 1830.


II.

Aussitôt après leur arrivée au château de Vincennes, transformé pour la circonstance en annexe de la prison de la Force, les anciens ministres furent déposés dans le pavillon de la reine, où on ne les laissa que quelques heures, sans leur permettre de communiquer entre eux. En entrant dans une des salles de ce pavillon, M. de Guernon-Ranville s’étant approché d’une croisée ouverte sur la forêt, le général Daumesnil, qui se trouvait à ses côtés, lui dit : — Ne vous montrez pas trop, monsieur; une balle pourrait bien vous venir du dehors. — M. de Guernon-Ranville prit d’abord ces paroles pour une gasconnade; mais lorsque, quelques instans après, on le conduisit au donjon, à travers les cours intérieures, il comprit ce que contenait de vérité l’avertissement du gouverneur. Les gardes nationaux, rangés en haie sur son passage, lui adressèrent des injures et des menaces. Il entendit même ces mots : — Il faut lui f... un coup de fusil. — Il arriva cependant sans accident jusqu’à la cellule qui lui était destinée, au sommet du château, cellule de sept pieds de large sur douze de long, qu’éclairait une fenêtre étroite, percée dans un mur d’une épaisseur de deux mètres et garnie d’un double grillage de gros barreaux de fer.

Ses collègues occupaient déjà des cachots pareils au sien. Pour y parvenir, ils avaient dû passer comme lui parmi les gardes nationaux de service dans les cours et subir aussi des témoignages de malveillance et de colère, à l’exception toutefois de M. de Chantelauze, dont la physionomie maladive, l’air exténué, inspirèrent le respect et la pitié. L’apparition de M. de Polignac souleva, malgré la dignité de son attitude, de violens murmures qui se changèrent en vociférations quand M. de Peyronnet se présenta, le chapeau sur la tête, le regard provocateur, exprimant la morgue et le dédain qui lui étaient habituels. Un garde national le coucha en joue en criant : — A genoux, le misérable qui a fait tirer sur le peuple, et qu’il demande pardon! — On éloigna ce furieux; mais à ces traits les signataires des ordonnances durent reconnaître combien la population de Paris était exaspérée contre eux.

Le lendemain, dans la matinée, la garnison du château se mit sous les armes pour recevoir les délégués de la commission parlementaire, chargée de se prononcer sur la mise en accusation des ministres, qui venaient procéder à un premier interrogatoire. Bientôt deux voitures escortées de gendarmes entrèrent dans la cour amenant MM. Bérenger, Mauguin et Madier de Montjau. Les tambours battirent aux champs. — Pourquoi cet appareil ? demanda M. Madier de Montjau au général Daumesnil. — La souveraineté ne réside-t-elle pas dans la chambre dont vous êtes les représentans? répondit le gouverneur. — A en croire les récits du temps, les commissaires n’étaient pas d’accord sur le cérémonial de la réception qui devait leur être faite. Contrairement à l’avis de MM. Bérenger et Madier de Montjau, leur collègue M. Mauguin avait exigé que la mission dont ils étaient investis fût entourée de solennité, et s’il se montra satisfait de l’accueil qu’ils reçurent, il ne le fut pas de la modestie du cortège qui les conduisit à Vincennes. M. Denis-Lagarde, secrétaire rédacteur de la chambre, les accompagnait en qualité de greffier. A midi et demi, M. de Polignac comparut devant eux; MM. de Peyronnet, de Chantelauze et de Guernon-Ranville lui succédèrent. Les anciens ministres se montrèrent, dès ce premier moment, tels qu’ils devaient être au cours du procès : M. de Polignac, pénétré de l’excellence de sa cause et de la légitimité de sa conduite, rempli de confiance dans l’issue des débats, semblant ne pas comprendre la gravité des griefs invoqués contre lui; M. de Peyronnet, solennel, digne, avec cette nuance de forfanterie qui lui était propre; M. de Chantelauze, presque dédaigneux pour des juges dont il ne reconnaissait pas la compétence, se laissant arracher les paroles, ne répondant aux questions que contraint et forcé ; M. de Guernon-Ranville s’appliquant honorablement à ne pas séparer sa cause de celle de ses collègues, mais en même temps s’expliquant avec netteté sur la résistance opposée par lui aux ordonnances, « encore qu’il les eût signées, dit-il, parce qu’il les croyait autorisées par l’article 14 de la charte ; » tous d’ailleurs unanimes à ne pas trahir le secret de leurs délibérations, empressés à couvrir le roi et exprimant l’avis que la chute de Charles X dégageait leur responsabilité.

Les commissaires apportèrent les plus grands égards dans l’accomplissement de leur mission. On raconte qu’à l’aspect de M. de Chantelauze, qu’il avait autrefois connu, M. Mauguin fondit en larmes et lui tendit la main. Un fragment de l’interrogatoire de M. de Polignac, copié sur la minute du greffier, aux archives de France, achèvera de faire revivre aux yeux du lecteur la physionomie de ce premier acte de la procédure. — D. Prince de Polignac, reconnaissez-vous votre signature au bas des ordonnances? — R. Je la reconnais. — D. Avez-vous participé à celles qui ne portent pas votre nom? — R. Comme ministre, oui. — D. Quel est le rédacteur du rapport au roi? — R. Je ne peux le nommer. — D. Qui est-ce qui a envoyé aux députés les lettres closes pour les convoquer? — R. Je l’ignore. — D. Quels motifs ont fait confier le commandement au duc de Raguse? — R. Il lui était depuis longtemps destiné. — D. Savez-vous d’où est venu l’ordre de tirer sur le peuple? — R. Je l’ignore; mais j’affirme que l’ordre contraire a été donné. — D. Avez-vous donné l’ordre de distribuer de l’argent aux troupes? — R. Non. Il ne leur a été distribué que ce qui était nécessaire à leurs besoins. — D. Sur quelle caisse? — R. Je l’ignore; je sais seulement que ce n’est pas sur celle de la liste civile. — D. Qui a donné l’ordre des distributions? — R. Je ne sais. — D. Est-il vrai que vous ayez ordonné le rétablissement des cours prévôtales et l’arrestation d’un certain nombre de députés ? — R. C’est faux.

L’interrogatoire des autres ministres ne différa guère de celui de M. de Polignac. M. de Chantelauze se déclara l’auteur du rapport au roi. M. de Peyronnet tint à faire remarquer, quoique son affirmation ne pût être considérée que comme le résultat d’une inconcevable exagération, qu’il s’était opposé aux ordonnances et ne les avait signées que par dévoûment au roi, qui l’avait comblé de bienfaits. Ce qu’on sait de l’histoire de ces temps agités permet d’affirmer qu’il n’y eut dans le dernier cabinet de Charles X d’autre résistance sérieuse aux actes qui provoquèrent la révolution que celle de M. de Guernon-Ranville, appuyée une seule fois par M. de Peyronnet lorsque la première proposition en fut faite.

Après ce commencement d’instruction, les commissaires de la chambre des députés se retirèrent en promettant aux prisonniers que le secret qui pesait rigoureusement sur eux ne tarderait pas à être levé. Il le fut en effet au bout de quatre jours. Ils eurent alors l’autorisation de communiquer entre eux, de prendre leur repas en commun et de recevoir les membres de leur famille munis de permis. Ces permis ne furent d’ailleurs délivrés qu’à un petit nombre de personnes sur la liste desquelles nous voyons figurer la princesse de Polignac, le duc et la duchesse de Guiche, un homme d’affaires, le valet de chambre du prince, avec cette mention : « deux fois par semaine, » M. de Montmarie, le frère de M. de Chantelauze, M. de Villeléon. Les anciens ministres pouvaient en outre se promener dans un étroit préau dont toutes les issues étaient surveillées par des gardes nationaux. Pendant les premiers jours, ils y vinrent assidûment; mais M. de Chantelauze étant tombé assez gravement malade pour ne pouvoir plus sortir, M. de Guernon-Ranville resta auprès de lui, afin de lui donner des soins. Puis M. de Peyronnet, que la présence des factionnaires importunait et irritait, renonça à toute promenade. M. de Polignac seul continua à se montrer tous les jours, prenant même plaisir à interroger les gardes nationaux et à se faire répéter par eux ce qu’on disait de lui dans Paris.

Le 9 septembre, les anciens ministres furent interrogés de nouveau; mais cette fois, comme on va le voir, l’interrogatoire se fît plus précis qu’il ne l’avait été le 28 août et serra les événemens de plus près. Quelques jours avant d’ailleurs, M. de Polignac, allant au-devant de certaines questions, avait écrit à la commission de la chambre des députés, afin de s’expliquer sur divers points touchés dans sa première entrevue avec les commissaires, et de démontrer que, durant les trois journées de combat, il n’avait donné aucun ordre. C’est l’esprit de cette lettre qui reparaît dans les lignes qu’on va lire. — D. Qui a conseillé au roi la formation du ministère du 8 août? — R. Je n’ai qu’une réponse à faire. J’ai été appelé comme ministre par le roi. — D. Qui a conseillé et rédigé le discours de la couronne prononcé par le roi à l’ouverture de la précédente session? — R. La détermination fut prise en conseil. Quant à l’auteur du discours, je n’ai pas à le nommer. — D. Qui a suggéré et dicté la réponse du roi à l’adresse? — R. C’est le secret du conseil, et je ne peux le dire. — D. Est-il à votre connaissance qu’on ait destitué beaucoup de fonctionnaires à l’occasion des élections ? — R. C’est un relevé à faire d’après le Moniteur. — D. Vous avez dit dans votre lettre à la commission que, lorsque le 28 juillet plusieurs députés se présentèrent à l’état-major de la place, vous résolûtes, avec le maréchal duc de Raguse, d’écrire au roi. Le fîtes-vous? que répondit le roi? — R. J’ai écrit au roi. Le maréchal a écrit de son côté; mais il ne m’a pas communiqué la réponse qu’il a reçue. D’ailleurs, toutes les fois que je serai interrogé sur ce que le roi a cru pouvoir m’écrire et me dire, un sentiment de respect et d’honneur m’imposera un silence absolu. — D. Dans les journées des 26 et 27, rendait-on compte au roi de ce qui se passait dans Paris? — R. Le maréchal m’a dit lui avoir envoyé régulièrement des rapports. Quant à moi, je n’ai point eu connaissance des mouvemens militaires qui de part ou d’autre se sont opérés dans Paris. — D. Est-il vrai que le 25 vous ordonnâtes une certaine surveillance autour de Neuilly (résidence du duc d’Orléans)?— R. C’est faux.— D. Des mandats d’arrêt ont été décernés le 27 juillet contre un certain nombre de personnes. Ont-ils été délibérés en conseil? — R. Je n’en ai eu aucune connaissance. — D. Vous avez dit dans votre lettre à la commission que le 20 au matin vous vous rendîtes à Saint-Cloud et que vous engageâtes le roi à retirer les ordonnances et à envoyer M. de Mortemart à Paris pour l’annoncer. Qu’arriva-t-il? — R. Le roi accepta ma démission et retira les ordonnances. J’introduisis chez sa majesté le duc de Mortemart et l’y laissai. Depuis cette époque, je suis resté étranger à ce qui s’est passé. — D. En suite de la mise de Paris en état de siège, il paraît qu’on s’occupait dès le 28 juillet chez le sous-secrétaire d’état de la guerre de l’organisation d’un conseil de guerre. Avez-vous donné des ordres pour cette organisation? — R. Aucun. Je suis resté étranger, je le répète, à tout ce qui s’est fait pendant ces trois jours. — D. Le sieur Lizoire, inventeur de projectiles incendiaires, avait été invité par plusieurs ministres à livrer des projectiles pour s’en servir contre la ville de Paris dans les journées des 27 et 28 juillet. En avez-vous eu connaissance? — R. Le fait est faux. Je n’ai jamais connu personne qui portât ce nom. Je viens de lire la pétition du sieur Lizoire à la chambre. Elle ne contient que d’infâmes calomnies, — D. Le roi avait-il, indépendamment des ministres, d’autres personnes de qui il prenait conseil ? — R. Je n’en connais aucune.

M. de Peyronnet, interrogé après M. de Polignac, se reconnut l’auteur de l’ordonnance relative à un nouveau système électoral; mais il refusa de révéler les délibérations du conseil. — Je ne veux pas, dit-il, violer le serment que j’ai prêté. — Dans le cas où le conseil n’aurait pas été unanime, lui demanda-t-on, ne craindriez-vous pas, en gardant le silence, de manquer à vos devoirs envers ceux de vos anciens collègues qui se seraient opposés aux ordonnances? — R. Je craindrais au contraire de manquer à mes devoirs envers eux en donnant, par exemple, des explications qui me seraient personnellement favorables. Au surplus, pour la signature des ordonnances, il y a eu, au moins en ce moment, une apparence d’unanimité. Antérieurement, il y avait eu sans doute discussion, et par conséquent dissentiment. — D. Il semblerait résulter de votre réponse que les explications que vous auriez à donner vous seraient favorables. Étiez-vous en dissentiment avec vos collègues? — R. Vous avez de nombreux moyens de connaître la vérité sur ce point, sans que je vous donne les explications que vous demandez. — D. Nous comprenons le sentiment qui vient de dicter votre réponse et nous nous bornons à vous demander si M. de Guernon-Ranville a été en dissentiment? — R. M. de Guernon-Ranville a exprimé en effet dans deux conseils des opinions opposées au système qui a prévalu. — Les réponses de M. de Guernon-Ranville n’ajoutèrent aucun éclaircissement à celles de ses collègues. Après avoir déclaré qu’il ne répondrait qu’autant qu’il serait interrogé sur des faits personnels, et comme on lui demandait si les ordonnances du 25 juillet avaient été votées à l’unanimité : — Non, dit-il; je les ai combattues et dans les conseils préparatoires et dans le conseil tenu sous la présidence du roi où elles furent définitivement arrêtées. Je crois pouvoir ajouter que dans celui où pour la première fois le principe en fut émis, M. de Peyronnet se joignit à moi pour les combattre. — Quant à M. de Chantelauze, aigri et malade, il refusa tout net de répondre.

Le ton de ces interrogatoires, les clameurs de l’opinion dont les échos leur arrivaient jusque dans leur prison, l’accent passionné des haines impitoyables dont ils étaient l’objet, ne permettaient pas aux anciens ministres de Charles X de se faire illusion sur l’issue de la procédure commencée contre eux : elle devait aboutir à une mise en accusation. Dès le 10 septembre, ils en avaient tous au même degré la conviction et s’occupèrent de se choisir des défenseurs, ayant décidé qu’il ne convenait pas à leur intérêt que la défense fût commune.

Après avoir pensé tour à tour à M. Hennequin, à M. Odilon Barrot, à M. Berryer, après avoir consulté sa famille et ses amis, le prince de Polignac manifesta l’intention de confier sa cause à M. Lainé. Mais l’ancien président de la chambre des députés, devenu pair de France, ne possédait plus ni la jeunesse, ni la vigueur, ni la confiance en soi, indispensable à l’avocat auquel incombe la tâche de disputer au bourreau une tête désignée par la passion populaire. Il estimait qu’il fallait à M. de Polignac un défenseur dont le nom le couvrirait assez « pour le rendre moins odieux à la France et inspirer la clémence à ses juges. » Il lui conseilla lui-même le choix de M. de Martignac; aucun autre ne pouvait être ni plus judicieux, ni plus habile. Des dramatiques événemens qui avaient précédé la révolution, le nom de M. de Martignac sortait pur et respecté. Déplorant les malheurs qu’avait prévus sa sagesse et contre lesquels il était resté impuissant, M. de Martignac siégeait maintenant dans la chambre des députés, y représentant ces idées modérées dont l’application soutenue aurait pu sauver le trône de Charles X, et à la défaite desquelles survivaient en lui l’attachement et la confiance qu’elles n’avaient cessé de lui inspirer. Lorsqu’il connut le conseil donné à M. de Polignac par M. Lainé, quand ce dernier lui eut écrit pour lui recommander la cause de l’ancien ministre, et quand les prières d’une famille éplorée furent venues se joindre à cette recommandation d’un homme qu’il vénérait, il n’osa décliner cette haute et périlleuse mission. effrayé d’abord par l’étendue de la responsabilité, il se laissa bientôt prendre par la générosité naturelle de son âme. La grandeur de la faute l’avait indigné ; la grandeur de l’infortune le toucha. L’homme qui lui faisait appel et lui confiait la défense de sa vie était son ancien adversaire; c’est surtout pour ce motif qu’il accepta cette défense. Il n’y mit qu’une condition, c’est que son intervention serait purement gratuite, et comme, au nom de l’ancien président du conseil, le duc de Guiche mettait à sa disposition une somme de 100,000 francs et une plaque en diamans, — M. de Martignac était grand-officier de la Légion d’honneur, — il refusa en disant : — C’est pour l’honneur du prince de Polignac et pour mon propre honneur que je le défendrai. — Lorsque pour la première fois il se présenta à Vincennes afin de conférer avec son client, ce dernier, sans pouvoir prononcer une parole, prit ses mains avec effusion et, l’attirant contre lui, il l’embrassa. Le comte de Peyronnet avait tout d’abord songé à son ami Hennequin, une des gloires du barreau français, mis soudainement en lumière douze ans auparavant par le procès Fiévée, et dont la réputation depuis cette époque grandissait sans cesse avec le talent. Il lui écrivit : « Mon cher Hennequin, mes enfans ont dû vous dire combien je suis impatient de vous voir; ce n’est plus d’intérêts généraux, comme autrefois, que j’aurai à vous entretenir, mais des miens, mais de mon procès. L’ami vous recherchait dans ce temps ! Aujourd’hui que j’ai un titre de plus, je vous appelle comme accusé; venez donc, s’il vous plaît, dès qu’on voudra. » M. Hennequin accourut et se chargea de la difficile défense de l’ancien ministre de l’intérieur.

Il y avait alors à Lyon un jeune avocat dont les talens s’étaient fait jour jusqu’à Paris, et à qui l’avenir réservait une place éclatante dans notre histoire parlementaire; il se nommait Paul Sauzet, En prenant, au mois d’août 1829, possession du ministère de la justice, M. de Courvoisier, qui connaissait et appréciait ses mérites, s’était empressé de lui offrir un poste au parquet de la Seine et les fonctions de maître des requêtes au conseil d’état. M. Sauzet avait refusé ces offres brillantes, afin de ne pas abandonner sa ville natale et le barreau lyonnais, où il comptait, à trente ans, autant d’admirateurs que d’amis. On vantait justement son éloquence, la sonorité de sa voix, la noblesse de son geste, tout ce qui faisait dire de lui qu’il possédait, avec la distinction des traits, les qualités maîtresses de l’orateur. Procureur-général à Lyon, M. de Chantelauze avait souvent entendu le jeune avocat et subi le charme de sa parole. Sous le coup d’une accusation capitale, c’est à lui qu’il songea. « L’illustre accusé reporta ses regards sur la ville qu’il avait tant aimée, a écrit M. Sauzet, sur le barreau qu’il avait patronné tant de fois. Des souvenirs de mutuelle estime lui revinrent en mémoire. Il savait qu’il pouvait compter sur la sincérité de mon dévoûment et, malgré ma jeunesse, il voulut bien s’en exagérer la puissance. Il fit appel à mes efforts, j’étais fier de les lui consacrer: une telle cause eût prêté des ailes à toutes les faiblesses, et quelque retentissement qu’aient pu soulever depuis autour de mon nom les faveurs ou les rigueurs de la fortune, l’honneur de l’avoir révélé à cette mémorable journée comptera toujours comme le plus grand souvenir de ma vie. »

M. de Guernon-Ranville, loin de suivre l’exemple de ses collègues, avait d’abord manifesté l’intention de ne pas se défendre : en premier lieu, parce qu’il niait la compétence des chambres et l’indépendance des juges; en second lieu, parce qu’il ne croyait pas à un acquittement et était convaincu qu’assiégée par les exigences de la population ameutée, peut-être même par celles du nouveau gouvernement, la cour des pairs, ayant à choisir entre son existence et une condamnation, n’hésiterait pas et condamnerait. C’était mal reconnaître le courage de la cour des pairs ; c’était mal reconnaître surtout les préoccupations et les angoisses que la volonté de sauver la vie aux anciens ministres de Charles X causait en ce moment même au roi Louis-Philippe et à son gouvernement. La famille de M. de Guernon-Ranville jugeait mieux que lui ces généreux efforts. Elle lui imposa un défenseur qu’elle avait elle-même choisi; c’était M. Crémieux. Le futur membre du gouvernement provisoire jouissait, dès cette époque, d’une réputation légitime qu’expliquaient l’éclat de sa carrière, sa parole facile, mordante et spirituelle. Il n’appartenait pas encore à la politique, il était entièrement au barreau. Il se dévoua passionnément à la cause de M. de Guernon-Ranville, qui accepta son concours en ces termes : — Il ne doit pas sortir de votre bouche un mot irrespectueux pour le roi Charles X ou désobligeant pour mes collègues. Si de mon opposition aux ordonnances vous croyez pouvoir tirer quelques argumens en ma faveur, j’y mets la condition expresse que ce sera sans qu’il en résulte la moindre insinuation défavorable à mes cosignataires. — Il suffit des détails qu’on vient de lire pour faire comprendre quels nobles sentimens animaient, à la veille même du procès, les accusés et leurs défenseurs. Ce fut le mérite des uns et des autres de demeurer jusqu’au bout fidèles à ces sentimens de désintéressement et de loyauté, et, s’il y eut entre eux quelques dissentimens, de les taire pour ne pas compromettre l’honneur de leur cause.

Cependant la commission de la chambre des députés avait achevé son instruction préparatoire. Le 23 septembre, M. Bérenger monta en son nom à la tribune, et donna lecture du rapport qui résumait ses travaux et ses opinions sur l’objet soumis à ses délibérations. Le rapport de M. Bérenger, d’un style étudié, précieux et solennel, était un acte véritable d’accusation. Il traçait à grands traits l’histoire du ministère de M. de Polignac et affirmait, dès les premières lignes, que les ordonnances du 25 juillet avaient été le complément d’un plan que la couronne méditait depuis plusieurs années. Puis il établissait la culpabilité de chacun des ministres. « Le prince de Polignac, dit-il, paraît être le confident le plus intime des projets de Charles X. Dans l’opinion de la France, il représente à lui seul toute la faction contre-révolutionnaire, et chaque fois que cette faction avait menacé de saisir le pouvoir, c’était lui, toujours lui, qu’elle offrait aux espérances des ennemis de l’ordre et des lois. » Après avoir rappelé que M. de Polignac resta sourd aux objurgations de M. de Guernon-Ranville, adversaire déclaré de la politique à laquelle il eut plus tard la faiblesse de concourir, le rapporteur remettait devant la chambre le désolant spectacle des incendies de Normandie, dont il n’hésitait pas à faire peser la responsabilité sur le président du ministère accusé. Il parla en termes amers de M. de Peyronnet, « dont le nom rappelait si tristement le souvenir de l’administration flétrie par la dernière chambre. » Il n’épargna pas davantage M. de Chantelauze. Quant à M. de Guernon-Ranville, le rapporteur constata son opposition aux ordonnances, mais en déclarant que cette opposition, « qui n’empêcha rien et qu’il oublia au moment décisif, » ne diminuait pas sa responsabilité; puis il s’attacha à démontrer que, contrairement aux dires des ministres, les ordonnances avaient été non pas, ainsi qu’ils le prétendaient, le résultat d’une inspiration soudaine, née spontanément du sentiment d’un grand péril, mais le développement d’un projet ancien. Il en trouvait la preuve dans un ordre confidentiel adressé le 20 juillet par le maréchal Marmont aux chefs de corps placés sous ses ordres et qui indiquait, avant même que l’émeute eût été provoquée, les moyens de la réprimer, et dans une note trouvée parmi les papiers de M. de Polignac, et ainsi conçue : « Le 26 juillet est le développement de la pensée du 8 août. C’est un coup d’état sans retour. Le roi en tirant l’épée a jeté le fourreau au loin. » Il n’hésitait pas à déclarer que le massacre des citoyens avait été ordonné froidement. Il accusait en outre M. de Polignac d’avoir donné l’ordre d’arrêter quarante-cinq personnes. Arrivant enfin aux journées du combat, il s’écriait : « De grands malheurs pouvaient être évités. Aucune tentative n’est faite pour éclairer la cour. Le ministère, que dis-je ! le prince de Polignac, car lui seul apparaît dans ces tristes momens, ne cherche point à faire connaître la vérité à Charles X, à lui dire que le sang coule par torrens, que peut-être il est temps encore de prononcer des paroles de conciliation. Des députés ayant fait une démarche auprès du duc de Raguse pour demander le rapport des ordonnances dans le but de faire cesser l’effusion du sang, le maréchal promit d’en référer au roi. M. de Polignac prétend qu’il écrivit au roi et que le maréchal lui écrivit de son côté. Hélas ! messieurs, le sang continue de couler, et son effusion apprend assez quelle fut la réponse du monarque. Ici, on ne peut s’empêcher de se livrer à de bien tristes réflexions sur la cour ou à de bien graves soupçons sur la conduite du prince de Polignac ou du duc de Raguse. Laissèrent-ils ignorer au roi le danger des conjonctures? conseillèrent-ils de continuer cette lutte sanglante? Ce prince, insouciant du malheur du peuple et aveuglé jusqu’à la fin sur sa position, voulut-il exposer sa couronne aux chances d’un résultat désormais trop prévu? »

Cet acte d’accusation était, hélas! trop facile à dresser; mais peut-être aurait-on le droit d’exiger un peu plus de justice. Accuser Charles X d’avoir voulu verser le sang français, de l’avoir vu couler avec indifférence, c’était ne faire la part ni de l’incapacité du malheureux roi, ni de son aveuglement, ni de ses préjugés, ni surtout de sa bonté. Une grande infortune, même méritée, a droit à d’autres égards, et le commissaire de la chambre des députés montrait plus d’équité quand il résumait, dans la résolution soumise au vote de l’assemblée, les griefs de la France. « Justice et non vengeance, dit-il en terminant, tel est le cri qui part de tous les cœurs. Votre commission vous propose d’adopter la résolution suivante : La chambre des députés accuse de trahison MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze, de Guernon-Ranville, d’Haussez, Capelle et de Montbel, ex-ministres, signataires des ordonnances du 25 juillet, pour avoir abusé de leur pouvoir afin de fausser les élections et de priver les citoyens du libre exercice de leurs droits civiques; pour avoir changé violemment et arbitrairement les institutions du royaume; pour s’être rendus coupables d’un complot attentatoire à la sûreté extérieure de l’état; pour avoir excité la guerre civile, en armant ou poussant les citoyens à s’armer les uns contre les autres, et porté la dévastation et le massacre dans la capitale et dans plusieurs autres communes, crimes prévus par l’article 56 de la charte de 1814, et par les articles 91, 109, 110, 123 et 125 du code pénal. En conséquence, la chambre des députés traduit MM. de Polignac, de Peyronnet, de Chantelauze, de Guernon-Ranville, d’Haussez, Capelle et de Montbel devant la chambre des pairs. Trois commissaires pris dans le sein de la chambre des députés seront nommés par elle au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages pour, en son nom, faire toutes les réquisitions nécessaires, suivre, soutenir et mettre à fin l’accusation devant la chambre des pairs, à qui la présente résolution et toutes les pièces de la procédure seront immédiatement adressées. »

Le 27 septembre, la chambre des députés fut appelée à délibérer sur cette proposition. Avant l’ouverture des débats, M. de Martignac s’exprima en ces termes : «Au mois d’août 1829, M. de Polignac est venu renverser le ministère dont je faisais partie. Séparé de lui par un dissentiment politique, blessé du langage des écrivains qui paraissaient être l’organe de ses opinions, je n’ai eu depuis cette époque aucune espèce de rapport ou de communication avec lui. Au moment où il va être frappé par une accusation capitale, M. de Polignac s’est ressouvenu de moi; il a eu la pensée de m’appeler à le défendre. Hier, il a fait réclamer mes conseils et mon secours auprès de la chambre devant laquelle il va peut-être être envoyé. J’ai été, messieurs, ému autant que surpris du témoignage d’une confiance à laquelle je ne m’attendais pas. Toutefois je ne peux voir que le danger et les larmes. J’ai consulté mon cœur, et j’ai reconnu que le refus ne m’était pas permis; j’ai donc promis de faire ce qui dépendait de moi et de prêter au malheur l’appui de ma parole. Dans une pareille situation, messieurs, je dois demeurer étranger aux délibérations dont la chambre va s’occuper, et l’explication que j’ai l’honneur de lui donner n’a pour objet que de lui faire connaître que je m’abstiens d’y prendre part.»

De tous les orateurs qui se succédèrent et dont le plus violent fut M. Gaétan de La Rochefoucauld, encore qu’il proposât de réduire l’accusation à l’abus de pouvoir en matière d’élection, un seul, M. Berryer, alors à ses débuts, repoussa violemment la mise en accusation. En termes de la plus haute éloquence, convaincu que, la charte étant violée dans la personne du roi, elle ne pouvait plus être appliquée à ses ministres, il demanda s’il pourrait y avoir dignité, mesure, liberté, garantie de justice dans les rigueurs exercées contre les auteurs des actes politiques qui avaient précédé la révolution. Il ne prétendait pas qu’ils fussent innocens : « La plus belle couronne de l’univers tombée du front de l’héritier de tant de rois ! s’écriait-il ; le caractère d’un prince loyal et humain si douloureusement compromis, livré à de si vives accusations ! La longue paix et l’immense prospérité d’un grand peuple menacées de si désolans désastres! Oui, ils sont coupables! mais vous ne pouvez pas vous faire leurs accusateurs, et je ne leur vois plus de juges sur la terre de France! » La chambre refusa de se rallier à cette généreuse doctrine, et à la fin de cette longue et émouvante séance, elle vota, par 244 voix contre 47, la mise en accusation du prince de Polignac. A la séance du lendemain, elle émit un vote analogue contre M. de Peyronnet par 232 voix, contre M. de Chantelauze par 222, contre M. de Guernon-Ranville par 215. En vain le défenseur de ce dernier, M. Crémieux, dans un mémoire dont M. Bérenger donna lecture à la chambre, s’efforça de séparer la cause de son client de celle des autres accusés. Il ne put y parvenir, et M. de Guernon-Ranville lui demanda ultérieurement de renoncer à ce système de défense, qu’il considérait comme indigne de son caractère. La mise en accusation des trois ministres fugitifs fut également prononcée; mais l’instruction devait les tenir momentanément à l’écart pour ne s’occuper que de ceux qui étaient au pouvoir de la justice. Enfin, pour couronner cette procédure, la chambre élut trois commissaires chargés de soutenir l’accusation : MM. Bérenger, Madier de Montjau et Persil.

Tandis que ces événemens se déroulaient dans le parlement, l’agitation populaire qui avait survécu dans Paris aux journées de juillet, loin de s’apaiser, devenait chaque jour plus intense et plus menaçante pour la sécurité des citoyens et la durée du nouveau gouvernement. La révolution accomplie, la discorde était née entre les hommes qui l’avaient faite et à qui Louis-Philippe devait son élévation. Les uns, soutenus par les républicains, dont cette élévation avait trompé les espérances, reprochaient au gouvernement sa lenteur à remplir les engagemens de juillet, résumés dans le programme de l’Hôtel de Ville. Ils voulaient qu’on eût plus de confiance dans le peuple, qu’on associât étroitement l’armée à la révolution et qu’on favorisât par tous les moyens, par des élections immédiates, par des lois, la propagande de l’esprit nouveau. Les autres au contraire, convaincus que l’ardeur des innovations offrait autant de périls que le respect des traditions offrait d’avantages, n’aspiraient qu’à continuer, sous la loi d’une charte révisée, appropriée aux besoins du moment, sous l’égide d’un prince libéral et éclairé, la monarchie constitutionnelle, en l’améliorant peu à peu. Ces deux tendances contradictoires éclataient partout : dans les conseils du roi, dans les chambres, dans le ministère, avec la courtoisie que les hommes bien élevés se doivent entre eux, mais avec un entêtement qui ne voulait rien céder des exigences de chacun ; dans la presse, avec une passion acerbe et surexcitée sans cesse par les mille incidens de la vie publique; dans la rue, avec les violences déclamatoires dont la misère des classes laborieuses était le prétexte. A côté des ambitions déçues et des cupidités désappointées qui se cachaient dans les revendications des uns, existaient des opinions sincères autant qu’ardentes; beaucoup d’orgueil, une confiance exagérée en soi, inspiraient la résistance des autres, mais aussi la conviction que la sécurité n’est pas moins précieuse à une nation que la liberté. En un mot, il y avait d’une part la politique du laisser-aller, qui s’attachait à favoriser cette tendance à faire table rase des anciennes institutions, que représentaient M. Dupont de l’Eure dans le conseil, M. de Lafayette à la tête de la garde nationale, M. Odilon Barrot à la chambre; d’autre part, la politique libérale et autoritaire, qui comptait parmi ses partisans, séparés entre eux tout au plus par des nuances, des hommes tels que MM. Guizot, le duc de Broglie, Molé, Casimir Perier, Dupin, d’autres encore à qui la révolution de 1830 s’était imposée comme une nécessité sans qu’ils l’eussent souhaitée, mais qui, l’ayant fait tourner au profit du régime constitutionnel et d’une dynastie nouvelle, entendaient la défendre contre les fauteurs de désordre et les propagateurs d’anarchie. Entre ces deux partis, composés, l’un de révolutionnaires ou de dupes, l’autre d’hommes avisés et politiques, le choix du roi était fait. Louis-Philippe pensait comme le second et luttait, autant qu’il le pouvait, contre le premier. Chaque jour, et plus l’opposition démocratique s’affirmait, plus elle trouvait en lui un adversaire prudent, mais résolu. Le dissentiment que nous signalons et qui rencontrait dans les rues, dont il troublait le repos, des échos bruyans et fiévreux, s’accrut au moment où commença à s’instruire le procès des ministres. Sur ce point, le roi et son conseil étaient d’accord. Ils voulaient, les uns et les autres, sauver la vie des accusés, certains, selon le mot de M. Guizot, « qu’il n’y avait ni dans l’âme de ceux-ci la perversité morale sans laquelle la peine de mort est une odieuse iniquité, ni dans leur condamnation l’utilité sociale qui doit s’ajouter à la perversité de l’accusé pour que la peine de mort soit légitime. » Mais le sentiment public leur était en majorité contraire. Dans la population qui avait pris part à la révolution, dans la garde nationale, dont cette population remplissait les rangs, les cœurs frémissaient encore de la colère qu’avaient soulevée les ordonnances de juillet, des périls qu’avait semés partout la lutte, des sacrifices douloureux qu’avait coûtés la victoire, et l’on se demandait si le droit violé et le sang versé resteraient sans expiation. Ce sentiment éclata surtout quand, à la chambre des députés, la nécessité d’abolir la peine de mort devint l’objet d’un rapport et d’un débat, à la suite d’une proposition de M. de Tracy, qui s’occupait déjà, d’accord avec le roi, et pour préserver les jours des anciens ministres sans avoir l’air de les défendre, de faire supprimer la peine capitale.

C’est le 8 octobre que ce débat s’engagea sur le rapport de M. Bérenger, qui concluait à regret à l’ajournement de la proposition de M. de Tracy, en la recommandant à la sollicitude du gouvernement. La discussion démontra clairement que le principal objet de la proposition était le salut des signataires des ordonnances, encore que personne n’osât le dire ; mais même avec ce sous-entendu la nécessité de l’abolition de la peine de mort recruta des défenseurs ardens et éloquens. C’est à peine s’il se trouva un orateur froidement fanatique, M. Eusèbe Salverte, pour protester et pour faire aux prisonniers de Vincennes des allusions déclamatoires et vengeresses, en dépit desquelles il fut décidé, avec l’assentiment du garde des sceaux, par 225 voix contre 21, qu’une adresse serait présentée au roi à l’effet de solliciter une loi abolissant la peine de mort pour les crimes politiques et pour certains crimes de droit commun. En même temps, afin de donner à cette adresse toute sa haute signification, afin de démontrer que le sentiment d’humanité qui l’avait dictée ne se désintéressait pas des victimes de la bataille des trois jours, la chambre accueillit avec sympathie, en attendant qu’elle eût le loisir de la discuter, la demande d’un crédit de 7 millions, qui devait être employé en secours et en pensions au profit des 500 orphelins, des 500 veuves et des 3,850 blessés qui survivaient à la lutte.

Le lendemain, le roi reçut la commission de la chambre chargée de lui présenter l’adresse contre la peine de mort. « Le vœu que vous exprimez, répondit-il, était depuis longtemps dans mon cœur, Témoin dans mes jeunes années de l’épouvantable abus qui a été fait de la peine de mort en matière politique, et de tous les maux qui en sont résultés pour la France et pour l’humanité, j’en ai constamment et bien vivement désiré l’abolition. Le souvenir de ce temps de désastres et les sentimens douloureux qui m’oppressent quand j’y reporte ma pensée vous sont un sûr garant de l’empressement que je vais mettre à vous faire présenter un projet de loi conforme à votre vœu. » Le roi, en prenant ce solennel engagement, la chambre, en le provoquant, affirmaient avec éclat qu’ils voulaient «mettre la tête des ministres à l’abri de l’échafaud » et résister aux passions révolutionnaires comme aux ressentimens populaires. Ils pouvaient même croire qu’ils donnaient satisfaction à un vœu public, car, quelques jours avant, sur la place de Grève, où les loges maçonniques célébraient une fête en mémoire des quatre sergens de La Rochelle, une protestation contre la peine de mort s’était fait entendre et avait été appuyée le surlendemain par une pétition signée de tous les blessés de juillet, encore malades dans les hôpitaux; mais ces deux manifestations dues, la première à l’un de ces mouvemens généreux, ordinairement sans lendemain, qui saisissent les foules à certaines heures et les entraînent dans un accès de clémence passagère, la seconde à l’initiative du général de Lafayette, qui s’efforçait en ce moment de seconder les humaines intentions du roi, ne traduisaient pas le sentiment général. Ce sentiment était hostile aux ministres de Charles X; il s’irrita quand il crut comprendre qu’on cherchait à les soustraire à la vengeance et au châtiment. Cette irritation fut habilement exploitée par les partisans violens de la république, qui accusaient le gouvernement d’avoir trahi la révolution et cherchaient l’occasion de le renverser. Le roi, sa famille, le cabinet, les chambres devinrent tout à coup l’objet des attaques les plus acerbes et les plus injurieuses; des placards portant ces mots : « Mort aux ministres ! » furent apposés la nuit sur les murs dans divers quartiers de Paris. Il y eut de terribles menaces adressées, sous cette forme, aux prisonniers de Vincennes. « Un fleuve de sang les entoure, disait un pamphlet; le peuple en armes en garde les bords; ils ne le franchiront jamais. »

Le 17 octobre, ces provocations ardentes se transformèrent et prirent bruyamment possession de la rue. En revenant de Versailles, où il avait passé en revue la garde nationale du département de Seine-et-Oise, le roi trouva aux abords du Palais-Royal, qu’il habitait encore, une foule furieuse qui demandait à grands cris la tête des ministres, déjà traduits devant leurs juges. Repoussée par les troupes de service, elle alla promener ses colères dans les quartiers environnants. Elle revint le lendemain plus nombreuse et plus excitée, poussant les mêmes vociférations; dissipée comme la veille, elle se rallia dans les faubourgs, qu’elle parcourut en tous sens, en criant : « A bas les ex-ministres! la tête de Polignac ! Vive la République! » et en y recrutant des complices. C’est ainsi qu’elle se présenta dans la soirée au Palais-Royal, formant plusieurs bandes, insultant et menaçant le roi. Il fallut faire évacuer les cours et les galeries du palais, fermer les grilles, défendre même contre ces énergumènes l’accès de la demeure royale et en arrêter plusieurs; mais les autres, loin d’être apaisés ou découragés par leur défaite, devinrent plus tumultueux. Tout à coup une voix domina le bruit, en criant : « A Vincennes! à Vincennes! » Ce bruit trouva un retentissant écho dans cette cohue affamée de vengeance et qui se dirigea sur-le-champ vers le château de Vincennes sous les ordres d’un homme à cheval, armée de fusils, de sabres, de bâtons ferrés, rangée autour d’un drapeau sur lequel étaient écrits ces mots : « Désir du peuple : mort aux ministres! » et traînant à sa suite des femmes et des enfans en haillons.

Vers onze heures, l’émeute se présentait aux portes de Vincennes, à la lueur de torches, remplissant la route de ses clameurs. Par l’étroite fenêtre de leurs cellules, les prisonniers pouvaient voir les mains menaçantes dirigées contre les remparts qui les abritaient. La garnison avait pris les armes et était rangée dans la cour. Le général Daumesnil, auquel incombait l’honneur de défendre une troisième fois cette place qu’à deux reprises il avait gardée contre cent mille étrangers, fit ouvrir la porte et se présenta seul à la foule: — Que voulez-vous? demanda-t-il. — Nous voulons les ministres! — Vous ne les aurez pas. Ils sont confiés à ma garde, et ils ne sortiront d’ici que pour aller devant leurs juges! — Leur juge, c’est le peuple! Nous vous ordonnons de nous les livrer. — Et moi, je vous ordonne de vous retirer, reprit intrépidement le général. — Les ministres! les ministres! mort aux ministres! hurlèrent les émeutiers, qui se pressaient maintenant autour du courageux soldat. — Vous ne les aurez pas! répéta-t-il, et si vous forcez les portes du château, plutôt que de vous livrer ces hommes, dont je réponds envers l’état, je vous jure que je mets le feu au magasin des poudres; de cette manière, ajouta-t-il d’un accent railleur, nous rentrerons tous ensemble à Paris par la porte Saint-Antoine. — Cette réponse, appuyée par une sortie de la garnison, fit reculer les factieux. Ils se mirent à crier tout à coup : « Vive la jambe de bois! » puis revinrent vers le Palais-Royal, où ils n’étaient pas attendus, qu’ils firent un instant mine d’envahir, sous le prétexte de parler au roi, et d’où on ne les chassa qu’au moment où plusieurs d’entre eux gravissaient déjà le grand escalier.

Durant cette soirée, les membres du conseil étaient restés en permanence chez le garde des sceaux. L’événement auquel ils assistaient, inquiets de l’état de Paris, avait fait éclater une fois de plus le dissentiment grave qui divisait le ministère en deux fractions. « M. Dupont de l’Eure et ses amis, a écrit M. Guizot, portaient impatiemment le poids de notre impopularité, nous celui de leur mollesse. » Les autoritaires du cabinet ayant démontré la nécessité de réprimer vigoureusement l’émeute, les partisans de la politique de u laisser aller » avaient au contraire réclamé une concession qui apaisât les colères de la rue et dispensât de recourir aux armes. Or la concession ne pouvait porter que sur l’adresse de la chambre des députés contre la peine de mort, première cause de l’émeute, que M. Odilon Barrot, préfet de la Seine, considérait déjà comme « une démarche inopportune, qui avait pu faire supposer qu’il y avait concert pour interrompre le cours ordinaire de la justice. » Du débat qui s’engagea entre les ministres sortirent deux décisions. Aux termes de la première, le général Pajol, commandant la division militaire, reçut l’ordre de prendre toutes les mesures pour mettre en sûreté le château de Vincennes, et de dissiper, à l’aide de la garde nationale, tous les rassemblemens; à la suite de la seconde, le Moniteur publia une note qui réduisait à une parole vague l’engagement formel pris par les chambres et par le roi. Dans cette note, qu’il est impossible de ne pas considérer comme un acte de faiblesse, il était dit : « Le gouvernement, qui pense que l’abolition universelle et immédiate de la peine de mort n’est pas possible, pense aussi, après un examen attentif, que, pour la restreindre dans notre code aux seuls cas où sa nécessité la rend légitime, il faut du temps et un long travail. »

C’était avouer qu’on n’introduirait aucun changement dans les lois pénales avant le procès des ministres. À cette minute et dans cette concession, c’est la politique de M. de Lafayette et de M. Odilon Barrot qui l’emportait, politique plus naïve qu’habile et qui a permis à un contemporain de porter sur le second de ces personnages ce jugement si profond et si vrai, qui peut s’appliquer à l’un et à l’autre : « Lorsque M. Odilon Barrot parlait aux masses populaires, une disposition singulière de son esprit semblait le condamner à flatter les passions qu’il voulait combattre, et à leur donner sous forme de leçons des encouragemens à ne pas abdiquer[5]. » En triomphant, cette politique déjouait les généreuses intentions du roi et de ses conseillers, trompait l’espérance de tous les hommes modérés et laissait planer la peine de mort sur la tête des anciens ministres de Charles X.


ERNEST DAUDET.

  1. Nous devons ces renseignemens à la famille du baron Capelle.
  2. C’est à Tours que nous avons recueilli le récit de l’arrestation de M. de Peyronnet.
  3. En essayant de reconstituer les circonstances de sa fuite, soit à l’aide de renseignemens verbaux ou de relations écrites, soit à l’aide des documens déposes aux archives du département de la Manche, nous avons rencontré plusieurs versions assez différentes les unes des autres, sinon contradictoires. Nous les avons comparées, et nous croyons être parvenu, en les coordonnant entre elles, à en faire jaillir la vérité.
  4. Les curieux détails qu’on vient de lire sont empruntés à une lettre dont l’original se trouve aux archives du département de la Manche et que M. Leclère écrivait le 16 août aux membres de la commission départementale, afin de protester contre les rumeurs qui, dès ce moment, l’accusaient d’avoir voulu favoriser l’évasion de M. de Polignac. Dans cette lettre, il affirme avec énergie qu’il ignorait la véritable qualité du prétendu domestique de la marquise de Saint-Fargeau.
  5. Mémoires inédits.