Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/Texte entier
LE
PROCÈS DES THUGS
I
ARRESTATION DE FERINGHEA, CHEF DES ÉTRANGLEURS
epuis bien des années, d’épouvantables crimes étaient commis dans l’Hindoustan[1] avec une incroyable audace ; des personnages importants avaient disparu, des caravanes entières n’avaient pas atteint le but de leur voyage et on ignorait ce qu’elles étaient devenues. Les familles et les intéressés s’étaient inutilement adressés aux tribunaux ; les autorités s’étaient livrées vainement à toutes les enquêtes.
Aucun cadavre n’avait été retrouvé, et quoique le sinistre nom des Thugs[2] eût été souvent prononcé, on hésitait toujours à croire à leur existence.
On mettait tous ces meurtres, toutes ces disparitions sur le compte des voleurs ordinaires de grand chemin ou sur celui des accidents. On accusait les tigres, les ouragans, les inondations.
Il ne fallut rien de moins que l’attaque dirigée contre le colonel sir Edward Buttler, sur la route de Tritchinapaly à Madras, pour ouvrir les yeux aux plus incrédules.
Par miracle, sir Edward avait échappé à la mort, mais son fils, sa femme et trois de ses serviteurs avaient succombé dans les circonstances horribles dont nous l’entendrons bientôt faire le récit devant la cour de Madras.
On organisa alors une croisade sans pitié contre les Thugs du Centre et du Dekkan[3]. Chacun voulut en faire partie. On battit la campagne comme s’il se fût agi de chasser le tigre.
Lord William Bentick, gouverneur général de Madras, le major Sleeman et d’autres officiers supérieurs allaient s’illustrer dans cette lutte sans exemple, dont les difficultés et les dangers étaient incalculables ; car où trouver les preuves, où saisir les assassins que protégeait la population indigène ? Comment découvrir leurs retraites inaccessibles ?
Lord William Bentick avait demandé au gouvernement des pouvoirs absolus qu’on s’était hâté de lui accorder.
Un tribunal spécial, jugeant sans appel, avait été institué.
Cependant toutes les recherches étaient vaines.
C’est à peine si on arrêtait de temps à autre quelques pauvres diables, auxquels on ne pouvait arracher aucun aveu. Ils savaient bien évidemment que les Thugs existaient, mais ils ne pouvaient ou ne voulaient rien révéler à propos de la terrible association.
On ne saurait s’imaginer l’épouvante qui s’était emparée de la société européenne.
Elle osait à peine se hasarder sans escorte dans la campagne, même aux environs de Madras, jusqu’aux Gardens, ce bois de Boulogne de la capitale du Sud.
On n’avait d’abord voulu voir d’Étrangleurs nulle part ; on avait traité la croyance à leur existence de rêve, de superstition, de terreur folle ; maintenant on les supposait partout, au milieu des serviteurs, des cipayes[4], des marchands.
Les choses en étaient là, et la terreur allait en croissant, lorsqu’un jour, lord Bentick fut averti qu’on venait d’arrêter à Tanjore un Hindou entre les mains duquel on avait trouvé une des bagues de lady Buttler.
Ce bijou avait été reconnu par un des amis du colonel, un soir qu’après une fête à la grande pagode, l’indigène l’avait offert à une des danseuses du temple.
C’est à sir Edward lui-même que lord William voulut confier le soin d’amener à Madras l’individu arrêté, dont on ignorait le nom.
Le colonel partit immédiatement avec une escorte nombreuse, et huit jours plus tard, Madras apprenait avec stupéfaction que l’un des chefs les plus renommés du thugisme, celui dont le nom était un objet d’horreur du Nord au Sud, Feringhea enfin, était le prisonnier fait à Tanjore.
C’était là une capture tellement inespérée que personne n’y pouvait croire. Les autorités elles-mêmes en doutaient.
Ce chef, en effet, passait pour un être mystérieux, insaisissable, pour ainsi dire invisible.
On ne connaissait ni son âge ni ses traits. Les uns disaient que c’était un vieillard hideux et gigantesque ; les autres prétendaient au contraire qu’il était jeune et beau comme le Bacchus indien.
Pour les Hindous, Feringhea était un héros qui descendait directement de Schiba, l’un des plus grands de leurs dieux. Ils lui accordaient un pouvoir surnaturel.
Ce qui était certain, c’est que l’apparition de Feringhea avait été souvent signalée dans le Sud au moment même où on racontait qu’un crime avait été commis sous sa direction à trois cent lieues de là, dans une des provinces du Nord.
Et c’était l’homme auquel on accordait une telle puissance qu’on avait ainsi arrêté sans lutte ! C’était ce chef invincible qui s’était fait prendre comme un voleur vulgaire !
Il y avait dans ce fait un mystère que chacun soupçonnait avec un redoublement d’épouvante. Ce n’était que bien plus tard qu’on devait en avoir l’explication !
Quoiqu’il en fut, la colonie anglaise ne crut à l’arrestation de Feringhea que lorsqu’elle le sut enfermé sous bonne garde dans un des cachots du château Saint-Georges, fort immense qui s’élève sur le rivage et défend Madras du côté de la mer.
Dès le lendemain de l’arrivée du terrible chef, lord Bentick voulut l’interroger lui-même.
La cellule où le gouverneur du fort avait fait placer Feringhea était une des moins sombres de ce triste lieu, car l’ordre ayant été donné de surveiller le prisonnier nuit et jour, on avait dû choisir un cachot dans lequel les gardiens pussent ne pas être trop privés d’air et de lumière.
Le chef des Thugs avait gagné, à cette sollicitude du directeur de la prison pour ses employés, un logis presque supportable.
C’était une assez grande casemate, meublée d’un lit de nattes et d’une table. On y enfermait d’ordinaire les sous-officiers condamnés à quelques jours de détention.
Deux geôliers, qui étaient relevés d’heure en heure, ne quittaient pour ainsi dire pas Feringhea des yeux, et l’un des postes de soldats était juste en face de la porte de son cachot. On ne lui avait pas moins mis les fers aux pieds et aux mains. C’est à peine si les entraves qu’il avait aux jambes lui permettaient de se tenir debout.
Aussi était-il à demi couché sur ses nattes, lorsque lord William Bentick se présenta tout à coup à lui.
Le chef des Thugs ne se leva pas, mais montra ses fers pour s’excuser.
— Feringhea, lui dit le gouverneur de Madras, j’ai voulu vous interroger moi-même avant votre comparution devant la cour qui se réunira dans quelques jours pour vous juger. Je désire apprendre, de votre bouche même, si le désir que vous avez exprimé à sir Edward Butler de faire des révélations est sérieux. Je veux connaître le prix que vous voulez mettre à votre sincérité, afin de savoir si vos conditions sont admissibles, si mon devoir me permet de les accepter.
— Faites éloigner vos aides de camp, mylord, et je vous parlerai en toute franchise, répondit le prisonnier d’une voix ferme.
Lord William ordonna aux officiers qui l’avaient accompagné de s’éloigner, et se rapprochant du chef des Thugs, il lui fit comprendre du geste qu’il l’écoutait.
— Mylord, dit Feringhea, ce dont je désire tout d’abord que vous soyez bien convaincu, c’est que je ne suis votre prisonnier que par ma propre volonté. Vous devez bien penser qu’un homme tel que moi ne se laisse arrêter, comme je l’ai été à Tanjore, que lorsqu’il a décidé qu’il devait en être ainsi.
— Vous n’avez, en effet, opposé aucune résistance, et vous voyez qu’on ne vous traite pas comme un prisonnier ordinaire.
Le chef des Étrangleurs sourit tristement en faisant résonner ses fers, puis il reprit aussitôt :
— Si je me suis livré à vos soldats, c’est que j’ai un but : je veux faire tomber dans vos mains tous les Thugs auxquels je commande, de l’Himalaya au cap Cormorin.
Lord William ne put retenir un mouvement de surprise à cette étrange déclaration.
— Oui, tous les Thugs, poursuivit l’Hindou, c’est-à-dire plusieurs milliers de ces invisibles ennemis que vous soldats poursuivent en vain.
— À quelles conditions feriez-vous cela ?
— Si je vous demandais la vie, la liberté même…
— Je ne sais si je pourrais vous accorder la liberté, interrompit le gouverneur, mais je puis certainement vous promettre la vie sauve.
— Vous m’avez mal compris, mylord, parce que vous ne m’avez pas laissé achever. Je voulais vous dire : Si je vous demandais la vie et la liberté, vous n’hésiteriez pas à conclure ce marché ; vous avez un trop grand intérêt au triple point de vue politique, religieux et de sécurité publique à vous défaire des Étrangleurs pour ne pas tout accorder à l’homme qui vous rendra un tel service. Eh bien ! moi, Feringhea, qui commande plus que vous dans l’Hindoustan, je serai cet homme-là, et cela, sans condition.
— Sans condition ! exclama le gouverneur.
— Sauf une seule : lorsque ma dernière heure sera venue, vous autoriserez le brahmine que je désignerai à passer quelques heures dans mon cachot, seul avec moi ; et cet homme, s’il est par hasard dénoncé, ne sera pas inquiété un seul instant ; vous le prendrez sous votre protection. Donnez-m’en votre parole.
— Je vous le jure !
— Je ne vous en demande pas davantage, parce que l’acte que je vais commettre en vous livrant ceux dont je suis le maître ne serait pas seulement une trahison, mais encore une lâcheté.
— Je vous promet également la vie.
Feringhea ne parut attacher aucune importance à ces mots et reprit :
— Maintenant que j’ai votre parole, mylord, envoyez-moi un de vos secrétaires ou l’un de vos magistrats ; j’en ai pour de longues heures à dicter les renseignements qui vous sont nécessaires !
Stupéfait de ce calme, le gouverneur de Madras fixait l’Hindou avec une certaine admiration, et voulant lui donner immédiatement un témoignage de confiance, il appela un geôlier auquel il commanda d’enlever les fers du prisonnier.
— Je vous remercie, dit Feringhea en se levant pour saluer lord William, vous pouvez compter sur moi, vous verrez bientôt si je sais tenir mes promesses.
Dès le lendemain, l’officier instructeur désigné par le gouverneur vint trouver le chef des Thugs dans sa prison ; et moins de quinze jours plus tard, plusieurs centaines d’Étrangleurs étaient déjà entre les mains de la justice.
Le procès de ces assassins ne pouvait être conduit selon les formes ordinaires. Feringhea s’étant refusé obstinément à fournir toutes les explications qui n’avaient pas pour résultat l’arrestation des Thugs, il avait été décidé que le chef des Étrangleurs comparaîtrait d’abord seul devant la justice, puis qu’au fur et à mesure, et selon les événements, les prisonniers seraient groupés autour de lui.
D’ailleurs, soit parce qu’ils obéissaient à un mot d’ordre, soit parce que c’était de leur part un système, tous les prisonniers faits sur les dénonciations de Feringhea gardaient le silence, et il paraissait certain qu’ils ne parleraient pas davantage devant leurs juges, la loi anglaise ne permettant pas, du reste, à ces derniers, d’interroger les accusés.
Dans les débats qui allaient s’ouvrir, il était évident que c’étaient les témoins qui joueraient les rôles principaux. Ces témoins augmentaient de jour en jour.
Les arrestations étaient si nombreuses que la crainte des représailles n’arrêtait plus ceux qui, après avoir été prisonniers des Thugs, avaient eu le bonheur de leur échapper.
Quatre mois après l’emprisonnement de Feringhea, la population de Madras apprit enfin que l’instruction de ce gigantesque procès était terminée et que les débats commenceraient le jour suivant, à sept heures du matin.
La ville fut illuminée toute la nuit comme pour une fête, et le lendemain, bien avant l’heure fixée pour l’ouverture de l’audience, la salle des assises fut envahie, malgré les efforts de la troupe, par une véritable avalanche humaine.
Le tribunal avait dû abandonner le lieu ordinaire de ses réunions ; il n’aurait pu contenir la dixième partie de la population qui était avide d’assister aux débats de cette cause émouvante.
Les séances se tenaient dans le palais du Gouvernement, au milieu d’un déploiement de forces que motivaient les circonstances, car on pensait avoir tout à craindre des innombrables amis et sectateurs du Thugisme.
La grande salle, d’architecture sévère, qu’on avait choisie pour les séances de la cour criminelle, présentait un coup d’œil imposant.
À l’une de ses extrémités s’élevait une estrade sur laquelle se tenaient le gouverneur en grande tenue d’officier général, les juges suprêmes de la province, les officiers généraux de l’armée de Madras, juges et jurés tout à la fois, et derrière eux, dans des tribunes réservées, à droite et à gauche, les magistrats du pays et les femmes des grands dignitaires, avec ce teint pâle et cet air charmant de grâce et de morbidezza, qui n’appartient vraiment qu’aux créoles anglaises.
Un vaste espace vide, réservé à l’accusé et à ses gardes, séparait le public du tribunal. Ce public ne présentait pas à l’observateur la moins curieuse des études.
Au milieu des négociants anglais, froids, flegmatiques sous ce ciel brûlant de la côte de Coromandel aussi bien que sur les bords de la Tamise, s’agitaient des soldats indigènes, des Hindous appartenant à toutes les castes, à toutes les religions.
Ce n’était pas seulement le procès d’infâmes assassins qui allait se dérouler devant cette multitude hétérogène : il s’agissait de la ruine de toute une croyance, d’une race entière qui, pour la première fois, allait comparaître devant un tribunal européen.
C’était un singulier tableau que ce mélange, ce pêle-mêle de marchands hindous, de cipayes, ces soldats esclaves, de brahmines aux longues robes jaunes, de coolies presque nus, de femmes mêmes enveloppées de leurs longs pagnes blancs ; car les ordres étaient formels, l’exemple devant être terrible, les portes étaient ouvertes à tous les rangs de la population indigène, aux zamindars, grands propriétaires, comme aux parias[5].
Quant à la place du Gouvernement, le spectacle qu’elle présentait était indescriptible.
C’était un flot mouvant dont les vagues humaines semblaient vouloir lutter avec celles de la terrible barre de la côte de Coromandel. Elle en dominait les sourds grondements par ses bruits multiples, indéfinissables.
L’Inde entière, du cap Cormorin aux monts Himalaya, des rives de l’Indus au delta du Gange, semblait s’être donné rendez-vous sur cette place.
Auprès du majestueux éléphant du radjah[6], portant paisiblement sa tente aux brillants rideaux de mousseline multicolore, placidement tranquille dans la toute-puissance de sa force, s’agitaient, hennissaient, piaffaient, les petits chevaux tatoo de l’Hindou des plaines, ardents, tout feu, indomptables.
Le lourd palanquin de voyage, appartement complet, que portent, sur leurs robustes épaules, pendant deux ou trois cent mille, douze béras[7] infatigables, faisait ressortir l’adorable palkee[8] de la bayadère, de la coquette fille de Vischnou, nid d’oiseau fait de bois de sandal et d’érable, incrusté d’ivoire et de métaux précieux, chambre à coucher de petite maîtresse avec ses luxueuses tentures, ses porteurs pieds nus et aux vêtements de neige.
Puis c’étaient des voitures de toutes les formes, de tous les pays, avec tous les attelages, toutes les montures ; le lourd véhicule du marchand hindou, avec ses deux bœufs sous le joug, l’élégante calèche anglaise avec ses chevaux de race, et même la douce et calme haquenée caparaçonnée comme au moyen-âge.
Au milieu de tout cela, allait, venait, courait, se pressait une foule immense, curieuse, impressionnable, s’interpellant dans tous les dialectes, dans toutes les langues, vêtue de tous les costumes.
Des groupes se formaient caste par caste, secte par secte, race par race, pour s’interroger, discuter et se disperser bientôt, portant çà et là leurs impressions, leurs espoirs et leurs craintes.
Enfin, comme fond à ce tableau mouvant, fantastique, c’était la rade avec ses flots tourmentés, ses vagues aux crêtes d’argent, sa flotte de bâtiments de tous les pays : le vaisseau de guerre et ses batteries menaçantes, le bâtiment marchand, le contrebandier d’opium à la mâture inclinée, le cotre aux voiles de lin, la lourde jonque chinoise à la voilure de joncs tressés, la grosse chelingue[9] roulant sur la lame, le catimaran[10] semblant se jouer des flots.
Et tout cela, sous un ciel d’un bleu pâle, sans nuages, sans horizon, avec un soleil embrasé dorant la coupole des églises, les pyramides des pagodes, les minarets des mosquées, les flèches des temples, les terrasses des palais, dévorant tout de ses rayons de feu.
Puis par-dessus tout encore, se répercutant comme un glas funèbre, le mot : thug, passant de bouche en bouche.
C’était l’Inde de Brahma appelée au tribunal du Christ ; c’était l’extrême Orient avec ses superstitions devant l’Europe civilisée.
Lorsque Feringhea, escorté d’un piquet de soldats anglais, fut introduit dans l’enceinte du tribunal, seul, ainsi que la cour l’avait décidé, un mouvement de curiosité insatiable et un frisson d’épouvante s’emparèrent de l’assistance.
Feringhea était un homme de trente-deux ans à peine, à la tête fière et intelligente, aux regards pleins de sombres éclairs, d’une vigueur peu commune dans un corps d’une élégance extrême.
Il avait ce type grec qu’on rencontre avec toute sa pureté dans certaines races du Karnatic[11]. Sa tête petite, aux traits finement sculptés, laissait tomber autour d’elle une forêt de cheveux noirs descendant jusqu’à ses épaules.
Son cou nu, vigoureux, aux muscles saillants, semblait emprunté à un bronze florentin. Sa bouche aux angles relevés laissait voir, entre des lèvres rougies par les feuilles de bétel, des dents blanches comme celles d’une jeune fille.
Sur son front s’étendaient, fraîchement peintes, les trois larges raies de vermillon qui sont les signes distinctifs des Jemadars ou chefs supérieurs des Thugs.
Il était élégamment vêtu d’étoffes de soie et de mousseline brodée.
Il s’avança d’un pas ferme vers le tribunal, en jetant autour de lui un regard plein de mépris et d’orgueil. Le silence se fit tout à coup, car on s’aperçut qu’il voulait parler avant même d’être interrogé.
On ne saurait rendre la fierté sauvage avec laquelle, élevant vers ses juges ses mains enchaînées, il dit en indoustani, cette langue douce et harmonieuse comme l’italien :
— Je suis le descendant d’une race royale, et, je le jure par Kâli[12], je ne dirai pas un mot si on ne me retire pas mes chaînes ! Le tigre ne supporte pas les entraves !
II
UN CRIME ENTRE MILLE.
cette étrange prétention du prisonnier, la foule avait fait entendre un murmure, mais lord William Bentick réclama immédiatement le silence, et comme il n’y avait aucun danger que Feringhea pût s’échapper, il ordonna de lui ôter ses fers.
L’Hindou accompagna d’un sourire orgueilleux le bruit des chaînes qui tombaient à ses pieds, et croisant ses bras nus sur sa large poitrine, il attendit.
La parole fut aussitôt donnée à l’attorney général[13], M. Macready, qui, au milieu d’un silence solennel, s’exprima en ces termes :
— Avant de laisser se dérouler sous les yeux de la cour d’horribles scènes, sans pareilles dans l’histoire des crimes qui ensanglantent les Indes anglaises depuis tant d’années, il est indispensable de lui faire connaître, en aussi peu de mots que possible, ce qu’étaient, ce que sont encore aujourd’hui les Thugs ou Étrangleurs, bien que ces débats même soient appelés à nous révéler les mystères de cette sanglante association dont les attentats, la puissance et les ruses dépassent tout ce que l’imagination peut rêver.
« On trouve ces malfaiteurs partout, sous tous les caractères, sous toutes les formes, sous tous les costumes.
« Ils voyagent parfois en petites troupes de douze à quinze hommes ; souvent, au contraire, par bandes de deux à trois cents.
« On les rencontre sur les grandes routes : marchands se rendant à quelque foire importante et paraissant ne s’être réunis que pour mieux se défendre contre les voleurs ; pèlerins, allant dévotement et pieds nus adorer Vischnou[14] à plusieurs centaines de lieues de la ville natale ; cipayes, c’est-à-dire soldats, rejoignant leurs régiments ou retournant dans leurs foyers ; rajah, avec la suite obligée d’équipages et de serviteurs des princes.
« Dans les villes, ce sont parfois les juges devant lesquels vous venez vous défendre, les médecins qui vous soignent, les brahmines qui prient, les domestiques auxquels vous confiez votre femme et vos enfants.
« Oui, vos enfants ! Et c’est par des cruautés exercées sur des êtres sans défense que les Thugs se sont rendus indignes de toute pitié.
« Si j’ai pris la parole, dès le début de ces débats, ce n’est ni pour étudier avec vous les origines du Thugisme et ses doctrines sanguinaires, ni pour vous expliquer ses épouvantables mystères, chacune des audiences qui se succèderont ici apportera son contingent de lumière sur ces terribles choses, c’est pour mettre sous vos yeux le tableau de l’un des attentats les plus horribles des sectateurs de Kâli.
« Celui-là seul suffira pour vous faire connaître jusqu’où peuvent aller ces fanatiques, et vous serez moins surpris ensuite par les incidents dramatiques, les révélations horribles qui vous réserve ce procès.
« Quelques-unes des personnes qui m’entendent ont certainement conservé le souvenir du drame dont je vais parler, drame qui a arraché des larmes de tous les yeux, des sanglots de tous les cœurs.
« L’un de nos plus illustres magistrats, sir Albert Melvil, remplissait ici les fonctions dans lesquelles nous lui avons succédé.
« Il était riche, justement honoré, et lady Melvil lui avait donné un enfant qui faisait sa joie et son orgueil.
« C’était une de ces familles pour lesquelles les horizons sont sans nuages, les jours tissés de soie et d’or, tout de satisfactions et d’espérances.
« Sir Albert était fier de son enfant, mais un jour la maladie vint frapper à la porte de sa maison et s’asseoir au chevet de l’être aimé. Bientôt il vit Ada, cette fille trop chérie, tomber en langueur, laisser là ses jeux, dépérir à vue d’œil.
« Je n’essaierai pas de vous peindre le désespoir de sir Albert et de sa femme ; il y a des douleurs pour lesquelles il n’y a pas de paroles, mais seulement des larmes.
« Les médecins, à bout de science, conseillèrent un jour le changement de climat, et notre collègue quitta immédiatement Madras pour aller habiter Méliapour.
« Ne voulant pas croire encore au malheur dont il était menacé, il laissa ici une partie de sa maison. Il n’emmena avec lui que quelques domestiques. Parmi eux se trouvait un Télinga dans lequel il avait une confiance absolue, illimitée, et que sa fille adorait.
« Cet homme, en effet, était le modèle des serviteurs. Depuis près de deux ans qu’il était dans la maison, pas une plainte, pas un murmure. Son dévouement à la famille dans laquelle il vivait était sans bornes.
« Il s’appelait Soulami.
« C’était à lui que le père et la mère confiaient leur fille lorsqu’ils étaient forcés par leurs relations du monde de s’absenter tous deux en même temps. L’Hindou se faisait alors femme patiente, mère attentive, pour veiller sur son précieux dépôt.
« La fillette rendait à Soulami affection pour affection, et les regards ne pouvaient s’arrêter sans émotion sur le groupe bizarre que formaient cette enfant frêle et blanche, folle et rieuse, aux longs cheveux bouclés, aux grands yeux bleus, et cet homme bronzé, grand et fort, à la physionomie grave et pensive.
« Quand Ada devint malade, Soulami ne voulut plus la quitter ni le jour ni la nuit. Ce n’était que de ses mains qu’elle acceptait les potions ordonnées.
« Il semblait que la vie du serviteur fût attachée à celle de l’enfant.
« Cependant l’air des champs fut tout d’abord favorable à la malade. Ada put se lever : on la laissa même, une belle journée, sortir dans le parc. Mais bientôt sir Albert Melvil inquiet la rappela auprès de lui.
« Ada remonta les degrés de la vérandah pour rejoindre son père. Les derniers rayons du soleil irisaient d’or ses boucles blondes tombant sur ses épaules ; son teint était animé ; ses yeux limpides avaient d’étranges regards.
« En la voyant approcher, il fut saisi d’une impression subite et douloureuse. Il est un genre de beauté si intense et cependant si fragile que nous ne pouvons en supporter la vue.
« Son père la prit vivement dans ses bras, en lui disant :
« — Ada, ma bien-aimée, tu es mieux maintenant, n’est-ce pas ?
« Ada tremblait. Sir Albert la mit sur ses genoux, et l’enfant appuyant sa tête sur la poitrine de son père, répondit :
« — Il est inutile, cher père, de garder cela plus longtemps en moi-même. Le temps est venu où je dois vous quitter. Je m’en vais pour ne plus revenir.
« Et l’enfant se prit à sangloter.
« — Oh ! chère petite, dit M. Melvil d’une voix tremblante, mais d’un ton qu’il s’efforçait de rendre gai, tu es nerveuse et découragée aujourd’hui. Il ne faut pas te laisser abattre ainsi.
« Mais la force trompeuse qui, durant quelque temps, avait soutenu Ada, déclinait avec rapidité. On entendait de jour en jour plus rarement son pas léger sur la vérandah, et plus souvent aussi, on la trouvait couchée sur sa petite chaise longue, auprès de la fenêtre ouverte, ses grands yeux profonds fixés sur les eaux mouvantes du lac.
« Soulami était souvent dans la chambre d’Ada. L’enfant souffrait d’angoisses nerveuses et trouvait du soulagement à se faire promener.
« Le plus grand plaisir de l’Hindou était de porter dans ses bras cette frêle créature.
« Quelquefois, lorsqu’une légère brise s’élevait, il la conduisait sous les orangers du parc, où il s’asseyait pour lui chanter des gazals[15] indoustani.
« Un jour qu’ils étaient sortis tous les trois, le père, l’enfant et le serviteur, sir Albert Melvil voulut porter lui-même sa fille.
« — Père, laisse le bon Soulami, qui m’aime tant, me porter aujourd’hui !
« L’Indien pleurait, fier de son précieux fardeau. Ils firent ainsi une longue course sous les orangers.
« Le soir, l’enfant s’endormit plus calme et l’Hindou s’accroupit au pied de son lit, ne la quittant pas des yeux, écoutant sa respiration, comptant les battements de son cœur.
« Soudain, l’enfant s’éveilla en poussant une plainte, et sa pâleur effraya son gardien.
« — Venez, venez vite ! dit le fidèle serviteur en frappant à coups précipités sur la porte de M. Melvil qui était allé prendre un peu de repos.
« Ces paroles le réveillèrent brusquement et tombèrent sur son cœur comme des pelletées de terre sur un cercueil.
« Une seconde après, il était penché sur le lit de sa fille, qui semblait s’être endormie de nouveau, et un exprès était expédié au docteur.
« Le malheureux père voyait mourir son enfant et s’écriait en se tordant les bras :
« — Oh ! si elle pouvait s’éveiller et me dire une parole, une seule encore !
« Et, se penchant sur elle, il murmura doucement à son oreille :
« — Ada, mon Ada chérie !
« Les grands yeux bleus d’Ada s’ouvrirent, un sourire passa sur son visage, elle essaya de soulever la tête.
« — Cher père ! dit-elle en faisant un dernier effort et jetant ses bras autour de son cou.
« Mais ils retombèrent à l’instant, et sir Melvil vit la convulsion de l’agonie passer sur le visage de sa fille.
« Elle s’efforçait de respirer et levait ses petites mains.
« Sir Albert, lady Melvil, qu’on avait également prévenue, et Soulami étaient là, immobiles, haletants, lorsque le docteur entra.
« Il jeta un regard sur l’enfant et demanda :
« — Est-elle dans ce nouvel état depuis longtemps ?
« — Depuis minuit, répondit le pauvre père à travers un sanglot !
« Le docteur s’était penché sur l’enfant, appelant toute sa science à son secours.
« Sir et lady Melvil priaient Dieu.
« On n’entendait au milieu de ce silence navrant que les battements du balancier de la pendule qui semblait hâter sa marche.
« Soudain le médecin se releva.
« — Sir Albert, dit-il en prenant les mains du malheureux, courage ! tout n’est peut-être pas perdu. Voyons, soyez fort ; une crise heureuse peut sauver votre enfant. Si elle se produit d’ici à quelques heures, je réponds d’elle. Je ne vous quitte pas, attendons !
« Il était près d’une heure du matin.
« Le reste de la nuit se passa, pour ceux qui assistaient à cette lutte de la mort et de la vie, en alternatives inénarrables de joies et de désespoirs. Lady Melvil ne voulut pas se retirer un instant chez elle.
« Quant à Soulami, il veillait sur Ada comme un avare sur un trésor.
« Au moment où le jour se levait, où la brise du large semblait donner une vie nouvelle à toute la nature, l’enfant fit un mouvement, et tous les assistants se rapprochèrent.
« Le docteur prit la main d’Ada, elle était moins brûlante ; il écouta les battements de son cœur, ils étaient réguliers ; il interrogea sa respiration, elle était lente et facile. Ses yeux étaient entr’ouverts, ses lèvres essayaient un sourire. Elle semblait sortir d’un long et douloureux rêve.
« Le père et la mère attendaient toujours, mais ils espéraient déjà.
« Lorsque le médecin se tourna vers eux, le visage illuminé d’un noble orgueil, ils n’eurent pas besoin de l’interroger. Ses yeux en disaient plus que toutes les phrases :
« Ada était sauvée !
« Je ne vous ferai pas le tableau de cette joie immense, remplaçant subitement les plus vives alarmes. Que ceux que le ciel a épargnés, après avoir un instant arrêté sur eux sa colère, se souviennent. Qu’ils se rappellent tout ce qu’il y a de poignant dans les douleurs de ces pauvres êtres, qu’on ne peut questionner, dont l’existence ne tient à rien, qui sont si petits et qui occupent une si grande place dans nos maisons et dans nos cœurs.
« Sir et lady Melvil hésitaient à croire ; mais la physionomie nouvelle de l’enfant parlait avec une éloquence trop persuasive pour qu’ils pussent douter longtemps.
« C’était une résurrection qui s’opérait.
« Quant à Soulami, ses yeux noyés de larmes ne quittaient pas l’enfant, même pour serrer les mains que ses maîtres lui tendaient avec reconnaissance.
« Le docteur sortit avec sir Melvil qui voulait reconduire lui-même le sauveur de sa fille et auquel il avait, du reste, quelques dernières recommandations à faire.
« Lady Melvil et Soulami étaient seuls avec l’enfant.
« La mère et le serviteur semblaient goûter la même joie.
« On n’aurait pu dire qui était le plus heureux ou de cette jeune femme qui sentait la vie se renouveler en elle au fur et à mesure que le danger s’éloignait de sa fille, ou de cet homme au masque impassible qui avait témoigné un aussi grand dévouement.
« Quant à l’enfant, ses grands yeux cerclés par la maladie s’étaient ouverts brillants et limpides, et ils allaient avec des regards pleins de tendresse de sa mère à son ami. Sa bouche souriait, ses lèvres se rosaient en bégayant de ces mots charmants, doux comme une prière, qui sont de toutes les langues.
« Ses bras amaigris se tendaient vers ceux qu’elle aimait : de ses petites mains diaphanes elle leur envoyait des baisers.
« Puis c’étaient des caresses et des joies ineffables, au milieu desquelles Ada s’endormit de nouveau, mais d’un sommeil calme, cette fois, et rempli de promesses pour les jours suivants.
« Le lendemain, en effet, l’enfant était infiniment mieux, et de jour en jour elle marcha rapidement vers la convalescence. Bientôt lord Melvil put s’absenter de temps en temps pour venir jusqu’ici remplir ses fonctions.
« Il laissait sa fille sous bonne garde : sa mère et Soulami.
« Un soir, ce dernier proposa à lady Melvil de promener un peu la jeune convalescente dans le parc.
« À cette idée, l’enfant poussa un cri de bonheur, et l’Hindou, la soulevant doucement, la tendit à sa mère, qui l’enveloppa dans un cachemire léger, puis la coucha dans ses bras.
« Ils descendirent.
« Ada indiquait où elle voulait aller. Là étaient ses oiseaux favoris, qui semblaient l’appeler de leurs battements d’ailes ; plus loin ses fleurs aimées, qu’elle voulait revoir.
« Soulami obéissait aux moindres ordres de l’enfant et la portait de fleurs en fleurs, de nids en nids, comme si elle dût y prendre exemple de jeunesse et de santé.
« La mère suivait l’Hindou et bénissait Dieu.
« — Rentrons, dit-elle au moment où Soulami s’était arrêté avec son précieux fardeau sur le haut des marches d’un kiosque d’où l’on découvrait tout le jardin.
« Mais l’enfant tendit ses petites mains.
« Elle avait aperçu la pièce d’eau où les cygnes de neige se jouaient au milieu des lotus roses, et voulait aller jusque là.
« Comment lui refuser ? La nuit était tiède et parfumée.
« Ils descendirent les degrés et prirent l’avenue qui, en quelques secondes, les conduisit où voulait aller Ada.
« Le ciel était brillant d’étoiles, la lune haute et dans son plein. Les grands arbres se dessinaient sur l’eau en ombres fantastiques.
« Cela amusait l’enfant qui remerciait Soulami en approchant de ses joues ses petites lèvres pleines de sourires.
« Ils avaient fait ainsi le tour du bassin et se trouvaient juste en face de la maison.
« Soulami marchait à reculons et l’enfant se plaisait à reconnaître de loin la chambre et la vérandah qu’elle venait de quitter.
« — Assez maintenant, dit la mère ; si mon mari rentrait, nous serions grondés.
« — Pas encore, répondit l’Hindou ; voyez comme cette promenade fait du bien à votre enfant !
« Et il s’éloignait toujours, pressant doucement Ada sur son cœur et les yeux fixés sur lady Melvil à laquelle sa fille tendait les bras en souriant.
« Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la grille qui donnait sur la campagne. La forêt était à cent pas. Cette grille était ouverte.
« — Où allez-vous, Soulami ? dit la jeune femme en voyant l’Hindou franchir le seuil de la porte et ne pas la quitter du regard.
« — Plus loin, plus loin encore, dit le serviteur.
« Lady Melvil se prit à trembler.
« — Mais non, rentrons, je le veux. Tenez, Ada a peur !
« Elle voulut prendre sa fille dans ses bras.
« L’Hindou, qui marchait toujours à reculons, fit un bond en arrière et mit une certaine distance entre la femme de son maître et lui.
« Puis il jeta les yeux aux alentours.
« La campagne était déserte. La maison se perdait déjà derrière les arbres du jardin. La forêt était à quelques pas seulement. La pureté de l’atmosphère, et l’éclat de la lune en rendaient les ombres plus épaisses.
« Lady Melvil s’était rapprochée.
« — Mais je veux mon enfant, ma fille ! Soulami, je vous en pris. Qu’avez-vous donc ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?
« L’Hindou continuait à s’éloigner. La jeune femme, la voix pleine de sanglots, s’attachait à ses pas.
« Ada se débattait dans les bras de Soulami ; elle pleurait, poussait des cris, appelait sa mère.
« Lady Melvil, folle de terreur, suppliait le Télinga de lui rendre son enfant.
« Mais l’Hindou, sans répondre, marchait toujours.
« Soudain, Ada poussa un cri désespéré.
« Lady Melvil voulut s’élancer ; mais rencontrant le regard froid et incisif de son serviteur, elle tomba à genoux en murmurant :
« — Grâce, Soulami, grâce !… Mon enfant !
« Elle se traînait à ses pieds.
« Je ne suis pas Soulami, ton esclave, dit le misérable en repoussant la jeune femme ; je suis Schubea, le sectateur de Kâli. Ada est bien heureuse ; elle est maintenant dans le ciel, et son âme viendra sur la terre me donner des songes dorés pour me remercier de l’avoir délivrée. J’aimais autant que vous notre chère Ada ; je l’aimais mieux que vous, car j’ai fait son bonheur !
« Et il jeta dans les bras de lady Melvil le corps inanimé d’Ada, sur le cou de laquelle les rayons de la lune laissaient voir une trace bleuâtre qui en faisait le tour.
« Il l’avait étranglée.
« Le cadavre et la mère roulèrent dans l’herbe de la prairie, et le meurtrier s’élança au plus profond de la forêt.
« Le misérable n’avait soigné et sauvé cette enfant que pour que le sacrifice en fût plus agréable à sa divinité sanglante ! »
L’auditoire épouvanté jeta un cri d’horreur, et pendant quelques minutes ce fut comme un concert de malédictions contre la mémoire de l’infâme.
Puis l’attention se porta de nouveau vers l’attorney qui, après un instant de repos, reprit en ces termes :
— Tout cela est horrible, hideux, incroyable, et cependant tout cela est vrai : vous pourrez en juger, si le chef que nous avons entre les mains tient ses promesses et nous dévoile tous les mystères de cette infernale association.
« N’était-il pas nécessaire, messieurs, pour que l’horrible ne vous menât pas à l’incrédulité, que vous eussiez un léger aperçu de ces mœurs, nées du fanatisme, de l’amour du sang et du pillage ?
« N’est-il pas temps que l’Inde civilisée se lève tout entière, se réveille de son trop long sommeil pour poursuivre, saisir et punir sans trêve ni pitié ces sectateurs d’une divinité au culte de laquelle chacun de nous peut-être doit la perte d’un être aimé ?
« Que rien donc ne nous arrête dans notre tâche ; c’est l’humanité qui nous appelle à son secours ; c’est la religion qui nous commande, c’est le salut de notre puissance en Asie qui nous l’ordonne ! »
À ces dernières paroles de l’attorney général, malgré tout le respect qu’imposait le tribunal, des applaudissements frénétiques éclatèrent, et plus d’un quart d’heure fut nécessaire pour rétablir le silence.
Feringhea seul avait conservé tout son calme.
Les bras fièrement croisés sur sa poitrine, la tête haute, les yeux fixés sur les grandes croisées qui éclairaient la salle, il avait affecté de ne prêter aucune attention au récit de l’attorney général ni à ce qui se passait autour de lui.
C’est à peine si le bruit parut l’arracher au rêve qu’il semblait suivre.
III
INTERROGATOIRE DE FERINGHEA
eringhea ne se décida à redescendre dans le monde de la terrible réalité que lorsque lord William Bentick lui adressa la parole en ces termes :
— Feringhea !
« Voulez-vous nous dire toute la vérité :
« Sur votre puissance ?
« Sur votre jeunesse ?
« Sur votre initiation ?
« Sur votre vie de Thug ?
« Sur vos crimes ?
« Sur la mystérieuse association dont, selon votre aveu, vous êtes un des chefs suprêmes ? »
L’Hindou, relevant la tête, rejeta en arrière ses longs cheveux flottants, avec le mouvement sauvage d’un lion qui secoue sa crinière ; ses yeux se chargèrent d’éclairs, et de sa voix calme, ferme, vibrante, il commença avec ce coloris de langage particulier à sa race et qui caractérise d’ailleurs les idiomes de l’extrême Orient :
— Oui, je vous dirai la vérité toute entière, car les temps sont venus. S’il en était autrement, je ne serais pas entre vos mains. L’Inde a encore de mystérieux asiles ignorés de ses envahisseurs.
— Nous vous écoutons.
— Je suis né entre les pattes d’un lion, à Mavalipouram, la ville du grand Bali, la cité morte. On m’a dit que ma mère était la femme aimée d’un rajah puissant.
« C’est tout ce que je sais de ma première enfance, car si ma mémoire me rappelle une époque plus rapprochée, je revois un palais de marbre, des éléphants, des femmes, des serviteurs nombreux, et enfin, plus près encore, un long chemin à travers les jungles et les forêts.
« Je me souviens plus distinctement d’un séjour de douze années dans le madrassah (collège) de Bénarès la Sainte, où les pundits[16] m’enseignèrent l’histoire de ma patrie et m’élevèrent dans la haine de ses oppresseurs.
« Je devenais un savant et mes maîtres m’aimaient, car personne mieux que moi n’interprétait l’histoire de la grande guerre du divin Viassa ni l’épopée de Rama[17]. De plus, j’aimais ! j’étais donc parfaitement heureux et l’avenir m’apparaissait rempli des plus douces promesses. Oui, j’aimais ! J’avais donné mon cœur à la fille de mon maître, le divin Sitla, et Goolab Sohbee[18] m’avait laissé prendre le sien en échange.
« Je me voyais déjà, dans un temps prochain, consacrant ma vie entière à ma femme bien-aimée et à l’étude de nos mystères religieux, lorsqu’un jour des hommes vinrent me chercher, par ordres de mon père, disaient-ils.
« Ils m’emportèrent sans que j’eusse conscience de ce qui se passait. Par quel sortilège ? Je l’ignore.
« Alors je traversai le Gange, la Nerbudda, pour ne revenir à moi que dans un des fourrés les plus sombres de la forêt du Malwa, au milieu d’un groupe d’individus qui m’étaient inconnus.
« Mais qu’est-ce que cela peut vous faire, et en quoi l’enfance de celui qui se nommait… je l’ai oublié, et qui a nom aujourd’hui Feringhea, peut-elle vous intéresser ? »
En prononçant ces derniers mots, l’Hindou avait laissé tomber sa tête sur sa poitrine, et, les yeux fermés, il semblait revoir en rêve ses premières années.
Son récit avait été écouté dans le plus profond silence ; sa voix avait dû pénétrer jusqu’aux extrémités de l’immense salle d’audience.
— Au contraire, continuez, dit lord Bentick puissamment intéressé lui-même ; c’est la vérité seule qui pourra mériter notre pitié.
— Je ne sais pas mentir, reprit fièrement Feringhea, et je ne crains pas la mort !
« Si je parle, c’est que Sarrassouati, l’épouse de Vischnou, me l’ordonne. »
Et après s’être recueilli quelques instants, il reprit :
— À mon arrivée, les hommes qui m’avaient amené échangèrent quelques paroles à voix basse avec ceux qui les attendaient, et il n’y eu pas d’amitiés qui ne me furent faites par mes nouveaux compagnons. Les jours se passaient à prier et à interpréter les pouranas[19], surtout ceux des versets qui sont en l’honneur de Kâli, la grande déesse.
« Cependant, comme on craignait pour moi les fatigues d’une course longue et périlleuse, deux hommes qui semblaient veiller plus particulièrement sur ma jeunesse se détachaient quelquefois avec moi de la bande pour prendre du repos dans quelques-uns des rares villages que nous rencontrions dans la forêt.
« Un jour nous laissâmes la troupe au milieu des jungles pour aller chercher un abri dans un petit pays qu’on appelle Baali, sur les bords de l’une des mille rivières qui se jettent dans la Nerbudda.
« Là nous demandâmes l’hospitalité à un brahmine vénéré, du nom de Raschow.
« À peine étions-nous entrés dans la cabane du prêtre de Vischnou que ses fils, trois beaux jeunes hommes, vinrent s’asseoir à la table où nous avions été admis à partager le repas de famille.
« Avant de toucher aux mets, je présentai respectueusement au vieillard, suivant la loi religieuse, le gâteau de riz pour le couper avec lui.
« Mais il me refusa, en me disant qu’il avait fait vœu de ne pas manger ce jour-là, et que ses fils devaient également se priver de toute nourriture.
« Quoique surpris d’une telle abstinence, car nous n’étions pas au moment du oupoo-pouja (fête pendant laquelle on observe le jeûne), je mangeai ainsi que mes compagnons, sans paraître faire attention à ce fait, futile en apparence, mais qui me parut être un avertissement d’en haut.
« Après le repas, vaincus par la fatigue, nous allâmes nous coucher sur les nattes fraîches qu’on avait étendues sur le sol.
« Bientôt les fils du brahmine vinrent nous y rejoindre.
« Le saint homme devait, lui, passer la nuit en prières, à quelques pas de son habitation, sur les bords d’un petit étang où il se préparait, par les ablutions ordonnées, à la veille qu’il s’était imposée.
« Gagnés par le sommeil, mes conducteurs ne tardèrent pas à s’assoupir. Les fils de notre hôte en firent autant bientôt, après avoir, les uns et les autres, ramené sur leurs visages le voile de la nuit.
« Seul je veillais, écoutant au loin le bruit du vent dans les jungles, le murmure de l’eau sur les racines des palétuviers et la voix monotone du vieillard qui psalmodiait les versets sacrés de la grande guerre.
« Bientôt mon esprit s’élança à travers l’espace et, franchissant fleuves, montagnes et vallées, remonta bien haut vers le nord pour s’arrêter à ces lieux riants de ma jeunesse, dont je venais d’être si brusquement arraché.
« Je revoyais la grande pagode de Brahma baignant ses escaliers de marbre dans les flots du fleuve sacré, je me retrouvais au milieu des saints pèlerins, j’aspirais les parfums des fleurs et des encens préférés offerts au plus grand des dieux. Puis un souvenir d’amour vint encore animer mon rêve. Une forme indécise d’abord, plus nette bientôt, précipita les battements de mon cœur. Je revivais avec le passé !
« La compagne de mon enfance était là, devant mes yeux, à demi noyée dans les vapeurs roses et diaphanes qui ne me cachaient rien de sa beauté.
« C’était bien elle, Goolab-Sohbee, avec ses longs cheveux, qui, malgré sa taille élancée, tombaient jusqu’à ses pieds d’enfant, blancs et roses comme le lotus qui portait le dieu sur les eaux, si petits que je les enfermait tous les deux dans une de mes mains.
« Ses grands yeux de gazelle s’étaient arrêtés avec une douceur enivrante sur les miens ; sa bouche entr’ouverte semblait murmurer ces mots que, dans sa pudeur, elle n’avait jamais osé prononcer : Je t’aime !
« Qu’elle était belle, et comme mon amour se réveillait brûlant en mon cœur !
« Comment avais-je pu m’éloigner d’elle ? Mystère !
« Comment ne m’étais-je pas révolté à l’idée de cette séparation où ma volonté n’avait été pour rien ? Mystère !
« Pourquoi étais-je étendu si loin sur la terre de l’exil ? Pourquoi cette apparition suave venait-elle à moi ? Mystère ! Toujours mystère !
« De longues années se sont écoulées depuis ce temps-là. Bien des crimes ont été commis sous mes yeux, par mon ordre ; j’ai trempé bien souvent mes mains dans le sang, et cependant ce souvenir d’amour est là, si puissant en mon cœur qu’il se réveille devant vous, devant vous qui avez traversé les mers pour vous emparer de notre pays, l’asservir et vous faire nos juges…
— Feringhea, je vous rappelle au respect que vous devez aux représentants de la loi. Modérez vous paroles, dit lord Bentick.
L’Hindou parut n’avoir point entendu et continua :
— … Devant cette foule curieuse, étrangère à ma religion, à mon pays, à ma race, qui n’attend de moi que le récit des crimes dont le souvenir la fait trembler et qui peut-être se rit de mes souvenirs !
Ici les larmes sillonnèrent les jours de Feringhea.
Sa voix était émue, pleine de douceur, et l’auditoire tout entier semblait partager son émotion, lorsqu’il s’écria brusquement :
— Mais c’est assez de larmes et de regrets pour le passé ! La mémoire de Goolab-Sohbee ne doit exister en moi que pour me donner la force d’accomplir ma tâche et de punir !
Et il reprit son récit :
— Soudain, alors que j’étais sous le charme de cette apparition et que je prêtais une oreille attentive à tous ces bruits indéfinissables de la nuit, je perçus distinctement une voix harmonieuse et douce comme celle de Sarrassouati, la blanche épouse de Vischnou, qui me disait :
— Enfant ! enfant ! méfie-toi de l’homme qui ne veut pas s’asseoir à la table où tu as pris place, qui repousse le pain que tu lui offres.
« Et tout à coup, mû par une puissance surhumaine, subissant une influence divine, je pris doucement mes compagnons l’un après l’autre et les portai, sans les éveiller, dans un autre coin de la chambre que nous occupions. Puis, retenant mon haleine, glissant sur les nattes comme un tigre dans le fourré des jungles, je mis à la place que j’occupais avec mes amis les trois fils du brahme Raschow.
« La lune à demi voilée éclairait à peine de quelques rayons blafards cette scène étrange ; Brahma seul pouvait avoir donné à un enfant de quinze ans la force de déplacer des cinq hommes.
« Je m’étais étendu auprès de mes guides, et nous étions depuis peu d’instants dans cette nouvelle situation, nos turbans de mousseline voilant nos visages, lorsque je vis le vieillard pénétrer dans la salle et s’approcher de nous pour s’assurer de notre sommeil.
« J’eus le pressentiment qu’une scène horrible allait se passer, et cependant j’étais calme, plein de confiance. Il me semblait que ma destinée me protégeait, que je pouvais braver impunément tous les dangers !
« Raschow tenait à la main un long poignard, trempé sans doute dans ces sucs empoisonnés du mancenillier ou de l’upas qui rendent mortelles les moindres blessures.
« Il se prosterna, leva vers le ciel ses mains amaigries en murmurant une prière, et continua sa marche de serpent vers le groupe de ses fils qui dormaient et qu’il prenait pour moi et les deux compagnons.
« La lune isolée des nuées s’était faite plus brillante ; elle semblait un flambeau funèbre qui venait de s’allumer dans les cieux.
« Le brahmine n’était plus qu’à une longueur de bras de ses fils ; ses yeux pleins d’éclairs paraissaient chercher sous les plis des pagnes l’endroit où il devait frapper.
« Lorsque ses yeux scrutateurs se furent rendu compte de la position des trois corps, il n’hésita pas ; il allait accomplir un acte agréable à son dieu !
« Plus prompt que la pensée, plus rapide que l’éclair, plus agile que la panthère, il s’élança, et sa main nerveuse plongea trois fois jusqu’à la garde, dans le cœur de ses enfants, le poignard qui nous était destiné.
« Les victimes n’avaient pas eu le temps de pousser un cri, de faire entendre une plainte. Le prêtre avait frappé juste. »
À ces mots, un frisson d’horreur parcourut l’auditoire, mais Feringhea resta calme, et se tournant à demi vers la foule, il l’enveloppa d’un long regard de mépris.
— Le sacrifice accompli, reprit-il, le vieillard gagna la source qui coulait en face de sa maison ; il y fit ses ablutions, et j’entendis sa voix s’élever en priant vers le dieu qui veut des victimes humaines et pour lequel l’odeur du sang est l’encens préféré, les râles des mourants le plus suave des hymnes.
« Je ne perdis pas un instant. J’éveillai mes compagnons ; en quelques mots, je leur appris ce qui venait d’avoir lieu, le danger qu’ils avaient couru, et nous sortîmes.
« Le brahmine était encore en prières lorsque nous passâmes près de lui. Le sang de ses enfants avait jailli jusqu’à nous ; nos pagnes avaient de grandes taches rouges.
« Il se retourna au bruit que faisaient nos pas sur les feuilles sèches, et, à notre vue, il se redressa brusquement en poussant un cri terrible.
« — Par Yama, le dieu de la mort ! s’écria-t-il en regardant avec des yeux hagards son long poignard teint de ce sang qu’il croyait le nôtre, ai-je frappé dans le vide et sont-ce là des fantômes ? Mais les victimes, alors, les victimes, où sont-elles ?
« Désespéré, fou, éperdu, il se précipita dans sa cabane, sur les nattes humides du sang de ses fils.
« Pendant qu’il cherchait et se croyait le jouet d’un épouvantable rêve, nous, nous traversions à la nage la petite rivière qui baigne le village.
« Les malédictions du brahmine, ses cris de désespoir nous poursuivaient. Pendant plusieurs heures d’une course vertigineuse dans la forêt je crus encore les entendre se mêler au sifflement du vent dans les palmiers, aux rugissements des bêtes fauves dans les fourrés.
« Au moment où nous allions atteindre le campement de la bande, je m’arrêtai brusquement : on venait de prononcer mon nom, non pas mon nom de Feringhea, mais celui de mon enfance, celui que ma mère me donnait en me berçant, celui que la compagne de ma jeunesse prononçait avec un si doux accent.
« Mes pas s’attachèrent au sol, mon cœur précipita ses battements, et je prêtai l’oreille.
« La même voix parlait de nouveau ; elle prononçait le même nom, le mien, et il me semblait que c’était au milieu de larmes et de sanglots. Cette voix que je reconnaissais maintenant, c’était celle de ma bien-aimée, celle de Goolab-Sohbee, qui m’appelait à son secours.
« Sans crainte des bambous dont les épines me déchiraient le visage, je me jetai du côté où cette voix chérie se faisait entendre.
« Au détour d’un des sentiers de la forêt, je vis un groupe d’hommes entraînant trois femmes.
« Je ne m’étais pas trompé : mon cœur me m’avait révélée ; sa voix était arrivée jusqu’à moi. Parmi ces femmes, je reconnus Goolab-Sohbee.
« À cette vue, je quittai mes guides et je m’élançait en courant, rapide comme l’ouragan.
« Je n’étais plus un homme. J’étais un lion aux pieds de gazelle.
« Mais les ravisseurs étaient partis au grand galop de leurs vigoureux chevaux. Bientôt je n’entendis plus rien. Tout avait disparu !
« J’étais haletant ; la douleur me rendait fou. Je sentis les forces et le courage m’abandonner ; je tombai.
« Mes compagnons, qui m’avaient suivi aussi rapidement qu’ils avaient pu le faire, me reçurent dans leurs bras.
« — Ami, me dit l’un, peux-tu déjà oublier ce que vient de faire pour toi la grande déesse ? Ne comprends-tu pas que ce qui est arrivé chez le brahmine est un avertissement des dieux ?
« — Ami, me murmurait l’autre, ne te sens-tu pas appelé à de grandes choses ? Kâli t’a marqué elle-même au front de son doigt sanglant. Pour une femme, veux-tu donc renoncer à la gloire qui t’attend ?
« — Mais je l’aime ! m’écriai-je, je l’aime ! C’est l’âme de mon âme ! Elle est si belle !
« — Nos femmes sont plus belles encore, reprit un de ceux qui me retenaient. Pas de faiblesse indigne de celui que la déesse vient de choisir entre mille !
« Que se passa-t-il alors en moi ? je ne le sais. Mon cœur saignait toujours et cependant je cessai de pleurer. Je ne me demandai même pas comment cette compagne adorée de mes jeux et de mon enfance pouvait se trouver au milieu de ses ravisseurs. Je n’avais plus de volonté, je marchais comme un fantôme entre les deux hommes qui m’entraînaient.
« J’étais voué désormais à Shiba !
— Passez sur ces détails et arrivez à votre initiation, dit le président qui craignait l’exaltation mystique que le récit de Feringhea pouvait répandre dans la foule indigène.
— J’ai promis de tout révéler, répondit le chef des étrangleurs, ce que je dis est la vérité ; si vous ne voulez pas m’entendre, je me tairai.
— Soit ! continuez, mais, autant que possible, passez rapidement sur cette première partie de votre existence.
— Ce que je dis est indispensable et expliquera bien des choses.
Et après ces mots lancés avec fierté et d’un ton menaçant, l’Hindou reprit son récit en ces termes :
— Lorsque nous arrivâmes au camp, peu d’instants après cette rencontre, mes deux gardiens se hâtèrent de raconter ce qui s’était passé chez le brahmine Raschow, et l’enthousiasme de la troupe entière ne connut pas de bornes.
« Budrinath le chef se jeta à mon cou, et le gooroo[20], en me prenant les mains et me présentant à tous, s’écria :
— Celui-là est l’élu, celui-là est vraiment le descendant des Jemadars. Qu’il soit respecté à l’égal des plus grands, jusqu’à ce que le jour de son initiation soit fixé par les augures.
« Dès ce moment, en effet, je fus entouré de soins. Pendant les repas, le prenais place à la droite du chef ; durant la nuit, je m’étendais sur les nattes les plus fines.
« Nous descendions vers le sud, et il y avait plusieurs semaines que durait notre voyage, quand un soir, au lever de la lune, Budrinath, dont l’affection pour moi grandissait de jour en jour, m’entraîna, avec un vénérable vieillard, dans un endroit isolé, et me dit :
« — Mon fils, il est temps ; le moment de votre initiation est arrivé, vous êtes digne de nous !
« Et il m’offrit un morceau de sucre que j’avalai.
« Je sentis un feu brûlant parcourir mes veines. Dès lors, rien ne m’étonna de ce qui me fut révélé par le vieillard, mon précepteur, car mon âme s’élançait pleine d’ardeur dans la voie nouvelle qui lui était ouverte.
« Il me dit :
« — Au commencement du monde, l’Être suprême créa deux puissances opposées : la puissance créatrice et la puissance destructive, destinées à être en guerre éternelle.
« La puissance créatrice, cependant, peupla la terre si rapidement, que la puissance destructive ne pouvait plus marcher d’égal à égal.
« Alors il lui fut permis, par Brahma, d’avoir recours à tous les moyens pour arriver à ce but.
« Davy, Bhowanie ou Kâli, car la déesse destructive s’est révélée sous ces trois noms, est cette puissance terrible.
« Elle rassembla un grand nombre de ses adorateurs, qu’elle appela Thugs. Elle les initia dans la pratique du thugisme, et les doua d’une intelligence supérieure, afin qu’il leur fut aisé de détruire l’espèce humaine. Puis elle les dispersa sur la terre, en leur accordant comme récompense de leurs sacrifices le butin qu’ils pourraient trouver sur ceux qu’ils auraient mis à mort.
« Les Thugs n’avaient pas à s’occuper des cadavres ; ils étaient enlevés de la terre par la déesse elle-même.
« Des siècles s’écoulèrent ainsi, et Kâli protégea ses sectateurs contre les lois humaines ; mais bientôt la corruption se glissa parmi eux à mesure que s’accroissait la dépravation du monde. Enfin une troupe plus curieuse que les autres, après avoir mis à mort un voyageur, résolut, au lieu de suivre l’ancienne coutume, qui consistait à abandonner le corps, de guetter pour savoir ce qu’il deviendrait.
« Ils se cachèrent, se croyant à l’abri de tous les regards. Mais quel mortel peut échapper aux yeux de la divinité ? Elle les découvrit, et, se manifestant à eux dans la plus terrible de ses incarnations, elle leur reprocha leur manque de foi et les menaça de sa vengeance.
« — Vous avez vu et contemplé, leur dit-elle, une puissance qu’aucun mortel n’a jamais aperçue sans être frappé de mort. Je veux bien vous épargner, mais à l’avenir je ne vous protégerai plus comme je l’ai fait jusqu’ici. Je n’enlèverai plus les corps de ceux que vous tuerez ; vous aurez à les faire disparaître vous-mêmes et à craindre alors les puissances de la terre. Désormais je vous guiderai et vous instruirai par des augures.
« Et elle disparut.
« C’est la punition infligée par Kâli à ses sectateurs qui nous force aujourd’hui à ensevelir soigneusement les cadavres de nos victimes, mais, grâce aux précautions que nous prenons et à la protection de la toute-puissante déesse, ils ne sont jamais découverts.
« Croyez-vous que si nos actes n’étaient pas agréables à la Divinité, nous règnerions ainsi sans partage sur cette immense contrée, dont vous êtes maîtres, mais dont nous bravons impunément les lois ! »
L’attention qu’on prêtait aux moindres paroles de l’Hindou était si grande que c’est à peine si ces derniers mots furent suivis d’un léger murmure de la foule.
Le président, qui s’était laissé gagner lui-même par l’émotion, se contenta de dire :
— Continuez, Feringhea ; ne faites pas attention au mouvement de l’auditoire. Et vous, messieurs, n’oubliez pas que nous représentons ici la justice dans ce qu’elle a de plus sacré.
Feringhea poursuivit :
— Le jour de la fête Dasera, qui arrivait le surlendemain, était fixé pour mon initiation préparatoire, car la grande initiation devait être faite plus tard, en d’autres circonstances, avec la pompe accoutumée.
« En l’attendant, je passai mon temps en prières et en jeûnes.
« Le grand jour arrivé, je fus baigné, habillé de vêtements n’ayant jamais été blanchis et conduit par mon maître, qui officiait en qualité de gooroo ou directeur spirituel de la bande. Je fus amené dans une case où se trouvaient rassemblés tous les chefs des bandes voisines.
« Ils étaient assis sur un drap blanc. Mon gooroo s’avança vers eux, leur demanda s’ils étaient satisfaits de me recevoir comme Thug et comme frère.
« Ils répondirent oui.
« Je fus alors conduit en plein air, accompagné par toute l’assemblée, et mon maître, levant les yeux vers le ciel, s’écria :
« — Ô Bhowanie, mère du monde, dont nous sommes les adorateurs, admet ton serviteur, accorde-lui ta protection, donne-nous un augure favorable, qui nous manifeste ta volonté !
« Nous attendions depuis quelque temps dans le plus respectueux silence, lorsque d’un arbre au-dessus de nos têtes on entendit le cri du hibou.
« — Honneur à Bhowanie ! gloire à Bhowanie ! s’écrièrent tous les chefs en se précipitant vers moi pour m’embrasser.
« — Soyez joyeux, me dit le gooroo ; l’augure est des meilleurs, votre admission est complète. Et, trempant son doigt dans un vase plein de sang encore chaud que lui présentait un des hommes de la bande, il me traça trois larges lignes horizontales sur le front, en récitant les versets sacrés.
« Je fus aussitôt ramené à la case, et une pioche, symbole sacré de notre profession, fut placée dans ma main droite, sur un mouchoir blanc. Je fus invité à l’élever jusqu’à ma poitrine, et un serment épouvantable me fut dicté.
« Je le répétai en levant la main gauche en l’air et en invoquant le nom de la déesse au service de laquelle je me dévouais.
« Après quoi, on me fit manger un petit morceau de goor, sucre brut consacré.
« Ma réception était terminée !
— Quel était ce serment ? demanda lord Bentick.
— C’est un serment de haine et de mort contre l’humanité tout entière, répondit Feringhea sans hésitation.
— Quels engagements vous faisait-il prendre ?
— Les voici :
« Au nom de Bhowanie, je jurai d’être toujours aux ordres de l’association et de ne pas détourner le mouchoir sacré même de mon père, de mes frères et de mes sœurs.
« Je jurai d’employer toute mon intelligence, toute ma force, toute ma vie à une lutte sans trêve contre tous les êtres créés, fussent-ils le sang de mon sang, la chair de ma chair ! »
À ces mots, dits avec une exaltation croissante, un cri d’horreur s’éleva dans la salle, et il fallut plusieurs minutes pour que le silence pût y être rétabli.
Mais le président leva la séance, qui s’était prolongée très-avant dans la nuit sans que l’auditoire s’en fût aperçu, tant l’attention et la curiosité de tous était surexcitées.
IV
SUITE DE L’INTERROGATOIRE DE FERINGHEA
e lendemain, bien avant la reprise de l’audience, la place du Gouvernement était envahie par la foule, et les nombreux soldats que l’autorité avait échelonnés sur la place du Palais ne parvenaient qu’avec peine à y maintenir un peu d’ordre.
Ceux qui avaient entendu la première partie de la déposition de Feringhea étaient avides d’en connaître la fin ; ceux qui, au contraire, n’avaient pu pénétrer la veille dans l’enceinte du tribunal, voulaient à leur tour y prendre place.
Ils désiraient entendre de leurs oreilles, voir de leurs yeux, ne pouvant croire à tout ce qui se disait de la déposition du chef des Thugs, dont cependant les particularités les plus horribles restaient à connaître.
Aussi, lorsque l’heure de l’ouverture des portes fut arrivée, ce fut un flot déchaîné qui se précipita dans les couloirs.
En un instant, la salle du tribunal fut remplie et présenta de nouveau ce coup d’œil curieux que nous nous sommes efforcé de décrire.
Il fallut plus d’un quart d’heure aux huissiers pour obtenir un peu de tranquillité ; ce ne fut que sur la menace de faire sortir la foule et lorsqu’on eut annoncé la cour que le silence se fit.
Feringhea fut introduit, entouré de gardes et de soldats.
Il avait toujours la même attitude altière et rêveuse.
Dès que le terrible chef fut en face de lui, lord Bentick prit la parole en disant :
— Je prie l’auditoire d’assister à ces débats avec plus de calme qu’il ne l’a fait hier, de dominer son émotion et surtout de s’abstenir de toutes marques d’approbation ou d’improbation. La majesté de la justice ordonne le plus profond silence. Je désire que cela ne soit pas oublié.
Puis, s’adressant à Feringhea :
— Reprenez votre récit, lui ordonna-t-il.
Feringhea se leva aussitôt, regarda de tous côtés dans l’immense salle d’audience, et commença en ces termes :
— J’avais prononcé le serment redoutable qui me rendait à jamais le sectateur de Schiba.
« — Mon fils, me dit le prêtre, tu as embrassé la profession la plus ancienne et la plus agréable à la divinité. Tu as juré d’être fidèle, brave, de mettre à mort toute créature humaine que le hasard ou la ruse amèneront en ton pouvoir, à l’exception de celles qui sont préservées par les lois de Kâly, et qui, dès à présent, sont sacrées pour toi. La liste t’en sera donnée, tu graveras dans ta mémoire le nom de ces bienheureux, mais, eux exceptés, tu peux détruire la race humaine tout entière, elle t’est livrée. J’ai fini, maintenant tu es Thug ; ce qui te reste à apprendre te sera enseigné par le gooroo de la troupe où tu vas entrer. Sois béni, et que Kâli te protège, tu deviendras un grand de notre race ! »
« Il avait dit vrai, car, deux ans plus tard, je commandais cette même troupe dont j’étais le plus jeune, et quatre réunions annuelles ne s’étaient pas tenues que j’étais élevé au rang suprême de Jemadar.
— Quel était le chiffre des Thugs réunis à cette première époque dans les forêts du Malwa ? demanda lord Bentick.
— Huit cents à peu près, composant une douzaine de bandes, répondit Feringhea.
— Et la dernière réunion ?
— Nous étions plus de dix mille.
— Êtes-vous entré immédiatement en fonctions ?
— Peu de jours après ma réception, la troupe dont je faisais partie fut dirigée vers le Sud, et mon courage fut mis à l’épreuve. C’est l’habileté que je montrai en cette occasion, malgré ma jeunesse, qui me valut les honneurs et le respect de mes frères.
— Dites-nous dans quelles circonstances fut accompli votre premier meurtre.
— Notre chef, Budrinath, résolut, en quittant la forêt, de se rendre à Nagpour, où il avait de nombreuses relations et où il devait lui être facile de vendre pour un bon prix le butin fait dans des expéditions précédentes. Afin de ne pas éveiller les soupçons, il divisa sa troupe en deux bandes, qui, en suivant deux chemins parallèles, devaient se rejoindre sur les bords d’un lac situé à un mille de la ville.
« Quelques jours plus tard, nous étions réunis et formions notre campement, pendant que Budrinath et Ali, nos deux chefs, accompagnés des sothaces, qui passaient pour leurs domestiques, allaient demeurer en ville afin de vendre le butin et de chercher de nouvelles victimes.
« Dans une des transactions avec un sahoukar (marchand), Budrinath lui laissa comprendre qu’il se rendait à Hyderabad avec des hommes qu’il amenait de son village, dans l’espoir de leur obtenir des emplois militaires sous les ordres de son frère, au service du prince régnant, Sikurdur-Jah.
Le sahoukar était une proie facile, car, venant au-devant du désir de notre chef, il lui demanda la permission de nous accompagner, en promettant de récompenser convenablement les maîtres et les gens, s’ils voulaient le protéger sur sa route.
« — Depuis longtemps, ajouta-t-il, j’avais l’intention de me rendre à Hyderabad, mais je savais les routes peu sûres, et je n’aurais jamais osé faire ce voyage sans me joindre à l’escorte d’un homme recommandable et accompagné d’une suite assez nombreuse.
« Budrinath ne manqua pas de lui répondre qu’avec lui il pourrait voyager en toute sûreté, cas son escorte était assez forte pour défier tous les malfaiteurs de l’Inde réunis, et il s’engagea avec le sahoukar à se mettre à ses ordres sous deux ou trois jours et à lui donner son appui jusqu’à Hyderabad.
« Kâly protégeait ses enfants, car le sahoukar alla plus loin encore : il confia secrètement à Budrinath et à Ali qu’il emportait avec lui de grandes valeurs, quantité de bijoux de prix, ainsi que des marchandises dont il espérait tirer un bon profit à Hyderabad.
« Budrinath nous raconta tout cela le soir en revenant au camp. Nous fîmes alors nos dispositions pour bien recevoir notre victime et lui inspirer une plus grande confiance encore, si cela était possible.
« Afin de donner à notre troupe un aspect vraiment militaire, on acheta, pour ceux qui en manquaient, des fusils, des sabres et des boucliers.
« Lorsque cette distribution fut faite, les chefs passèrent à l’inspection de notre troupe. Elle ressemblait à un bataillon de guerre ; c’était à s’y méprendre.
« L’expédition devant être longue et dangereuse, Budrinath n’avait formé sa petite armée que d’hommes jeunes et vigoureux, qui faisaient le meilleur effet sous les armes.
« Le soir, le camp, qui avait été informé des conventions arrêtées avec le marchand, était dans la joie. Nous fîmes venir des danseuses de la ville, et la nuit se passa en fêtes et libations en l’honneur de la grande déesse.
« Le houka (la pipe) que je n’avais jamais fumé ; les nach-korhee (les danses), qui n’avaient jamais frappé mon regard ; les récits merveilleux, que je n’avais jamais entendus ; tout enfin, dans cette veillée, acheva d’enflammer mon cœur et d’irriter mes sens.
« Il me semblait que c’était là la seule existence que je pusse mener désormais.
« Le lendemain matin, le sahoukar arriva au camp dans une petite voiture de voyage. Il était accompagné de deux serviteurs et de trois petits chevaux qui portaient sa tente et les bagages. De plus, il avait avec lui dix bœufs et leurs conducteurs. En tout, ils étaient quatorze.
« Le soir même, nous nous mîmes en marche vers le Sud.
« Nous vîmes peu le sahoukar pendant le voyage jusqu’à Oomrootee. Budrinath et Ali avaient l’habitude de rester avec lui sous la tente pendant la soirée.
« Un jour, cependant, je lui fus présenté.
« C’était un homme jeune, mais excessivement gros, et je ne tardai pas à me demander s’il n’allait pas me fournir une excellente occasion pour un premier coup d’essai.
« Je fis part de mes réflexions à Budrinath, qui me répondit que je devais considérer cette inspiration comme un ordre de Kâli.
« — J’avais du reste, ajouta-t-il, l’intention de vous désigner pour être l’étrangleur de cet homme. Il a beaucoup trop d’embonpoint pour opposer une vive résistance et la besogne sera plus facile pour vous, qui n’avez pas encore essayé ce que vous pouvez faire.
« À dater de ce moment, je considérai le sahoukar comme devant être ma première victime.
« Aussi j’allais tous les jours consulter Ouddein, le gooroo de la troupe, pour acquérir de nouvelles connaissances dans ma profession, bien que je fusse arrivé déjà à manœuvrer le mouchoir avec une extrême dextérité[21].
« Doutant de moi, le gooroo me proposa d’attirer un jour un voyageur isolé dans notre camp afin d’essayer mon poignet sur lui ; mais, sûr de mes propres forces, je ne voulus pas accepter.
« J’étais impatient d’en finir, seulement je devais attendre que Budrinath jugeât le moment favorable et que les augures permissent le sacrifice.
« Toutes ces lenteurs me fouettaient le sang et me mettaient dans un état d’exaltation étrange.
« Enfin, après avoir séjourné deux jours à Oomrootee, où le sahoukar prit encore livraison de marchandises de grande valeur, et à Mungloor, où nous fîmes nos dévotions à la pagode de Schiba, afin d’assurer le succès de notre entreprise, nous continuâmes notre route.
« Dans les prêtres du temple, Ali avait retrouvé des Thugs, et comme il avait été reconnu lui-même, il craignait en restant dans les environs de la ville d’être obligé de partager le butin avec eux.
« À partir de ce moment, nous marchâmes rapidement. Budrinath avait envoyé des hommes en avant pour découvrir un terrain favorable et préparer les fosses. Le soir même, nous les rejoignîmes.
« Ils avaient choisi un endroit peu éloigné, formé de collines élevées et de ravins, où la route était pierreuse, bordée d’épais buissons et traversée par plusieurs ruisseaux.
« C’était dans ceux de ces ruisseaux où il y avait le moins d’eau que les bhili ou tombes devaient être creusées.
« Ordre fut alors donné secrètement à chacun de nous de ne plus quitter ses victimes afin d’être prêts au premier signal.
— Quel était ce signal ? interrogea le président.
— Le cri du hibou, répondit Feringhea, que devait imiter Budrinath lorsqu’il jugerait le moment du sacrifice arrivé.
Nous pensons utile de décrire l’émotion sous laquelle l’Hindou tenait l’auditoire.
Tous ceux qui pouvaient le voir ne le quittaient pas des yeux ; les autres ne perdaient pas un mot de son épouvantable récit.
Sir Edward Buttler, qui assistait aux débats, dont il allait devenir un des principaux témoins, n’avait pu contenir une exclamation de vengeance à l’indication du signal habituel des meurtriers. C’était bien, en effet, le cri du hibou qui l’avait éveillé sur les rives du Panoor, dans la nuit de l’attentat dont les siens avaient été victimes.
Feringhea s’était contenté d’arrêter un instant sur le colonel son regard froid et incisif, mais son masque impassible n’avait pas eu un frémissement.
— Continuez, dit lord Bentick à l’Hindou.
V
LE SAHOUKAR
out fier de l’émotion qu’il répandait dans l’auditoire, le chef des Thugs reprit son récit en s’animant de plus en plus.
— Tout le monde savait que je devais tuer le sahoukar et plusieurs de mes compagnons étaient curieux d’assister à mon coup d’essai.
« À mesure que le temps approchait, mon cœur brûlait d’une impatiente ardeur, comme celui d’un soldat vaillant, qui pour la première fois, va s’élancer dans la mêlée.
« Mon maître, le gooroo, se complaisait dans le spectacle de mon enthousiasme. Il ne me parlait pas, mais je lisais son exaltation dans ses yeux, qu’il fixait sur moi avec la tendresse d’un père et l’orgueil d’un maître à qui son élève fait honneur.
À ces comparaison horribles, un murmure s’éleva dans la salle ; mais le président le réprima d’un geste et dit au sinistre narrateur :
— Feringhea, quelle que soit pour nous l’importance de vos révélations, la dignité de ce tribunal ne lui permet pas de supporter plus longtemps le ton avec lequel vous semblez vous faire gloire de vos crimes. Modérez vos expressions et cessez de vous croire un être supérieur et inspiré, pour bien vous pénétrer, au contraire, de la majesté de la justice et du respect qui lui est dû. Dites simplement ce que vous avez fait, et ne cherchez pas, par orgueil, à soulever dans la foule des mouvements d’horreur et d’indignation, qu’il n’est pas toujours en son pouvoir de réprimer.
— Milord, répondit l’Hindou, vous allez me juger avec vos lois, laissez-moi vous parler avec mon langage. Ai-je demandé à être donné en spectacle à cette foule ? Faites-la retirer si mes paroles sont dangereuses pour elle. Vous m’avez fait promettre de tout vous dire, je dirai tout, ou je cesserai de parler. Je vous le jure par Brahma qui m’entend !
Ces mots dits avec fermeté, Feringhea croisa sur sa poitrine ses bras à demi-nus, en jetant sur la foule un regard de défi, qui exprimait, plus que ses paroles encore, qu’on n’obtiendrait rien de lui si on n’était pas résolu à tout entendre.
L’auditoire, par son silence, semblait promettre plus de calme ; lord William Bentick consulta les personnages qui l’entouraient, puis rendit la parole à l’accusé, qui la reprit avec un sourire de mépris sur les lèvres et du même ton que s’il n’avait pas été interrompu.
— La troupe entière, poursuivit-il, paraissait s’intéresser à l’aventure, et l’importance de l’affaire l’excitait si bien que, le soir même qui précédé le sacrifice, quoique chaque homme sût parfaitement ce que lui et ses compagnons devaient faire, les Thugs se formaient en groupes et discutaient encore entre eux.
« Ils se séparèrent enfin, et s’étendirent, enveloppés dans leurs pagnes, jusqu’à ce que le moment fût venu de jouer leur rôle.
« J’étais, moi, en dehors de notre tente, lorsque le vieux Ouddein, le gooroo, vint à moi.
« — Mon fils, me dit-il en me regardant en face, dans quelle disposition vous trouvez-vous ? Votre courage est-il ferme, votre cœur fort, votre sang calme ?
« — Oui, dis-je, rien ne peut amollir mon cœur ; tâtez ma main, est-elle brûlante ?
« — Non, répondit le vieillard, en me serrant la main dans les siennes. Elle ne tremble ni ne brûle, elle est comme elle doit être. J’en ai vu beaucoup de nos frères se préparer à leur première épreuve, mais pas un seul avec autant de sang froid que vous.
« Kâli vous a choisi dans le sein de votre mère.
« Votre courage doit être attribué au divin Muntrus (augure), dont l’on a lu les préceptes au-dessus de votre tête, et aussi aux cérémonies auxquelles vous avez assisté.
« Il faut que nous remercions la déesse et que vous accomplissiez encore une cérémonie que vous ne pouvez négliger sous aucun prétexte avant votre premier sacrifice. Allez chercher Budrinath et Ali ; il est nécessaire qu’ils soient présents.
« Quelque instants après nous étions réunis tous les quatre.
« Le gooroo nous précéda dans un champ voisin. Là il s’arrêta en se tournant du côté que nous allions prendre, et levant les mains au ciel d’une façon suppliante, il s’écria :
« — Oh ! Kâli, grande Kâli, si le voyageur en ce moment parmi nous doit mourir par la main du nouvel initié, envoyez-nous un augure favorable.
« Nous étions tous silencieux, et, chose étonnante à cette heure avancée de la nuit, un âne se mit à braire à notre droite.
« Le gooroo ne se sentait pas de joie.
« — Voyez, s’écria-t-il en se tournant vers nous, jamais réception de néophyte fut-elle plus complète ! L’augure a suivi immédiatement l’évocation. Sachez-le, enfant, comme manifestation de la déesse, Sou puk, hereo ek Dunteroo ! (La braiement de l’âne est égal au cri de cent oiseaux.)
« Nous causâmes quelque temps encore, puis nous nous étendîmes sur nos tapis pour prendre un peu de repos jusqu’à l’arrivée d’un de nos hommes parti pour le village avec le sahoukar.
« Il revient bientôt nous avertir que le marchand s’apprêtait à se mettre en route.
« Le sahoukar l’avait envoyé pour nous prévenir.
« La troupe fut bien vite sur pied à cette bonne nouvelle. Nos bestiaux furent rapidement chargés et nous nous rangeâmes le long de la route afin d’attendre l’arrivée du marchand.
« Le gros homme parut enchanté de nous trouver si bien disposés, et nous partîmes tous ensemble immédiatement.
« La nuit était superbe, la route excellente ; nous avancions gaiement.
« Le butin immense qui allait tomber en notre possession, l’intelligence avec laquelle l’affaire avait été nouée, la manifestation des augures constamment favorables, tout concourait à nous montrer cette affaire comme une de celles dont chacun serait fier, et qui produirait une vive sensation non-seulement dans le pays, mais aussi parmi les nombreuses troupes de Thugs de l’Hindoustan, surtout parmi les bandes qui devaient nous rejoindre à la fin de cette campagne.
« Nous avions à peine parcouru deux milles, lorsqu’un murmure s’éleva parmi les hommes qui formaient l’avant-garde.
« C’était l’un des seours (fossoyeurs) qui arrivait en courant.
« Budrinath le reconnut pour un de ceux qu’il avait envoyés en avant.
— Bhilla Maujeh ? (Avez-vous préparé la fosse ?) demanda-t-il vivement.
— Maujeh ! (Elle est prête), répondit l’homme, tout est en règle. Apercevez-vous ces collines, là-bas ? Un ruisseau en découle. C’est un excellent bhil que nous avons fait, seigneur jemadar. Vous direz vous-même que nous avons bien travaillé.
— À quelle distance sommes-nous du bhil ? demanda Budrinath.
— À peu près à un demi-mille, répondit l’homme. Quand vous aurez fait quelques pas, la route deviendra rocailleuse et difficile ; elle se continue de même jusqu’au ruisseau. Profitez-en.
« Et il se perdit immédiatement parmi les autres Thugs pour reprendre son poste.
« Pendant ce temps, le marchand se tenait toujours dans sa petite voiture où il semblait s’être endormi.
« On prévint secrètement les hommes de se tenir prêts au premier signal.
« Alors chaque Thug se plaça près de la victime qui lui avait été désignée.
« À l’aide d’embarras créés à dessein du côté de l’avant-garde, les bœufs et les conducteurs de la suite du sahoukar furent amenés autour de sa voiture, où on les rassembla en groupe, afin qu’ils pussent être enveloppés plus facilement.
« Ces préparatifs augmentaient encore mon exaltation et je serrais mon mouchoir avec force, pensant à chaque instant que le signal allait être donné.
« Nous avancions toujours à petits pas, car la route était étroite et bordée de buissons épais.
« Les hommes d’avant-garde marchaient aussi doucement que possible ; nous les suivions tout en conservant les rangs qui nous étaient assignés.
« Ali allait et venait pour s’assurer si chacun était bien à son poste, et de temps à autre, il rendait compte de son inspection à Budrinath.
« Le gooroo ne cessait d’adresser sa prière à Kâli pour l’heureux résultat de notre entreprise.
« À mesure que nous approchions des petites collines, le jungle devenait plus épais.
« Nous passâmes outre, laissant derrière nous bien des endroits où je pensait que le crime aurait pu se commettre en sûreté.
« Je me trompais, car les lughaces en avaient choisi un admirable.
« Un homme se détacha de l’avant-garde tout à coup, vint parler bas à l’oreille de Budrinath et repartit aussitôt.
« Cela accrut mon anxiété ; il me semblait que le moment du meurtre ne devait jamais arriver.
« Nous traversâmes alors un petit vallon et gravîmes un talus du haut duquel je vis enfin l’endroit si habilement choisi par nos chefs.
« Les bords du ruisseau étaient élevés et escarpés et, de plus, couverts de broussailles serrées.
« On apercevait, à travers les branches, un petit filet d’eau qui, à la clarté de la lune, fuyait comme un serpent argenté.
« Cent voleurs pourraient s’embusquer là, me dis-je, et il serait impossible de découvrir les corps des voyageurs immolés à cet endroit !
« Je fus arraché à mes réflexions par Budrinath, qui cria tout à coup :
— Hooshiaree ! (attention !)
« C’était le signal préparatoire.
« Chacun de nous se rapprocha davantage de sa victime.
« Le Jemadar alla réveiller le sahoukar pour lui faire observer que nous étions arrivés à un ruisseau dont les bords étaient si escarpés et le fond si rocailleux, qu’il lui fallait descendre de sa voiture, afin de le traverser à pied jusqu’à l’autre bord et peut-être un peu plus loin.
« Le marchand ne fit aucune difficulté et mit pied à terre immédiatement. Puis, après s’être assuré que sa charrette était en bonne voie pour la descente, il se prépara à la suivre.
Feringhea, qui avait prononcé ces derniers mots d’une voix sourde, la tête baissée, s’arrêta brusquement.
Le tribunal crut qu’il cherchait à rassembler ses souvenirs, et la foule, malgré son impatience, gardait un profond silence, violemment émotionnée par cet étrange récit.
— Eh bien ! continuez, dit le président à l’Hindou. Votre mémoire vous fait-elle défaut ?
Feringhea releva vivement la tête.
— Non, milord, répondit-il, je n’ai rien oublié ; j’écoutais Kâli et les frémissements de mon cœur au souvenir toujours présent de cette nuit.
VI
LES FOSSOYEURS.
eringhea resta quelques instants encore en méditation.
Puis, comme s’il n’eût pu contenir les torrents de sa pensée, sa parole devint vive, rapide, saccadée. Ses yeux se chargèrent d’éclairs, et c’est en proie à une exaltation croissante que le Thug continua :
— La scène qui se passa alors est encore tout entières devant mes yeux. Les bœufs et leurs conducteurs étaient pêle-mêle au fond du ruisseau avec les Thugs, excitant leurs bestiaux du geste et de la voix. Ils étaient à quelques pieds en-dessous de nous. Le ruisseau était si étroit qu’il était difficile à toute la troupe de se tenir dans son lit, surtout lorsque la charrette arriva au fond. Sur le bord du ravin se tenait Budrinath, à côté de lui Roop-Singh, le gooroo, le sahoukar, un domestique et moi.
« Plusieurs Thugs nous entouraient.
« J’attendais le signal avec impatience ; je serrais avec force le mouchoir sacré.
« Celui qui devait être ma première victime était auprès de moi, à la longueur du bras.
« Je m’étais placé derrière lui.
« Le Thug chargé du domestique avait fait le même mouvement.
« Le sahoukar fit alors quelques pas vers la route, sans doute pour s’assurer de la façon dont ses gens effectuaient le passage du ruisseau. Je le suivis.
« Je m’apercevais à peine que je bougeais, tellement je l’observais avec attention. Je ne faisais plus qu’un avec lui.
« — Jeh Kâli ! s’écria tout à coup le chef.
« C’était le signal !
« Aussi prompt que la pensée, mon mouchoir sacré s’enroula au cou du sahoukar. Je semblais doué d’une force surhumaine. Je le serrai fortement. Sans pouvoir prononcer un mot, pousser un cri, le marchand se débattit convulsivement pendant deux secondes peut-être, et tomba.
« Je ne le lâchai pas, je m’agenouillai sur lui et tordis le mouchoir au point de me faire mal au poignet. Mais cela était inutile. Kâli avait armé mon bras, le marchand ne bougeait plus : il était mort.
« Je desserrai alors mon mouchoir et me redressai en contemplant ce cadavre avec orgueil.
« Mes compagnons, au signal du chef, avaient instantanément immolé les hommes qui leur avaient été désignés.
« Quant à moi, tout entier à ma première victime, je n’avais rien vu, rien entendu.
« J’étais fou d’exaltation, mon sang était en feu dans mes veines. Je me sentais la force d’étrangler cent individus.
« L’accomplissement du sacrifice avait été si facile et si prompt !
« Il me semblait voir l’âme du sahoukar s’envoler, rayonnante et me bénissant, vers le séjour sacré d’Indra.
« Un tour de poignet venait de me rendre l’égal de ceux qui avaient exercé pendant des années entières. J’avais pris rang parmi mes frères, j’avais immolé la première victime. J’allais recevoir les félicitations de la troupe entière, de ceux-là même qui, un instant auparavant, me regardaient comme un enfant.
« Les mystères du Thugisme n’allaient plus rien avoir de caché pour moi.
« Je fus arraché à mon enthousiasme par la voix de Budrinath.
« — Vous avez bien commencé, me disait-il d’une voix douce et affectueuse, vous en recevrez la récompense sous peu. Maintenant, suivez-moi. Allons voir la fosse. Là sont rassemblés tous les corps. Le devoir d’un Jemadar est toujours, après le meurtre, de s’assurer si les cadavres sont convenablement disposés et ne peuvent être découverts. Cette affaire fera du bruit, et il nous faudra abandonner au plus vite la route que nous avons suivie jusqu’ici.
« Nous descendîmes dans le lit du ruisseau.
« Deux de nos hommes portaient le corps du sahoukar.
« Après avoir traversé le ruisseau et suivi la rive pendant quelques instants, nous arrivâmes à une source desséchée.
« Là, plusieurs Thugs étaient rassemblés.
« — Où est la fosse ? demanda Budrinath.
« — Elle est ici même, répondit l’un d’eux, mais il va falloir vous baisser, car les broussailles sont touffues.
« En effet, nous fûmes obligés de ramper pour atteindre l’endroit désigné.
« Les bords du torrent pouvaient avoir deux ou trois pieds d’élévation ; son lit était tellement étroit que deux hommes pouvaient à peine y marcher de front.
« Les broussailles et les arbustes étaient si serrés sur les deux rives qu’il était presque impossible d’y descendre.
« À mesure que nous avancions, le fourré devenait plus épais, et nous ne parvenions pas à nous garer des épines qui nous déchiraient le visage et les mains. Nos vêtements étaient en lambeaux.
« Au bout de quelques instants, nous fûmes obligés de nous mettre à plat ventre pour nous glisser par une ouverture pratiquée dans les épines, non pas en les coupant, mais en les relevant de chaque côté avec des cordes.
« Nous étions arrivés au lieu de l’ensevelissement des victimes.
— Combien y avait-il de fosses ? demanda lord Bentick.
— Il n’y en avait qu’une, mais très-profonde, répondit Feringhea. Elle occupait à peu près la largeur du ruisseau dont les eaux avaient été détournées plus haut et arrêtées par une digue.
« Les fossoyeurs étaient occupés à aiguiser les pieux coupés dans les jungles. C’est à peine si on pouvait les apercevoir, tant l’obscurité était grande.
« L’ombrage épais du bois ne laissait pénétrer que quelques rayons de la lune jusqu’à l’endroit où nous étions.
Les fossoyeurs causaient à voix basse, dans la langue de leur bande, que je ne comprenais pas encore.
« Budrinath adressa la parole à leur chef, après avoir examiné la fosse où étaient déjà huit cadavres.
« — Vous avez travaillé avec intelligence, leur dit-il, et vous ne serez pas oubliés lors de la répartition. Voici un bhil qu’un chacal même ne pourrait pas découvrir. Je le redis à nouveau, Peer Khan, vous avez bien travaillé, et je suis content d’être venu afin de pouvoir parler avec vous comme vous le méritez ; mais il faut vous hâter, car le jour approche.
« — Nous avons terminé, khodawund (seigneur), répondit le chef, nous n’attendons plus que le dernier cadavre et nous allons recouvrir la fosse.
« Comme il finissait de parler, on apporta le corps du sahoukar.
« Les hommes étaient hors d’haleine à cause de son poids et des difficultés qu’il avaient eues pour suivre le fil du ruisseau.
« Les épines les avaient tellement meurtris qu’ils étaient couverts de sang.
« — Examinez ce qu’ils vont faire, me dit alors Budrinath, et ne prononcez par un mot. Regardez bien attentivement, car il faut que rien ne vous échappe, afin que vous soyez complètement instruit de tous vos devoirs. Vous êtes appelé à commander un jour, vous devez tout connaître.
« Je demeurai silencieux et vivement impressionné par cette scène à laquelle j’assistais pour la première fois.
« Le corps du sahoukar, ainsi que celui du serviteur étranglé auprès de lui, furent traînés sur le bord de la fosse ; on leur pratiqua des incisions sur le ventre et la poitrine, incisions dans lesquelles on enfonça des pieux pointus en les retournant plusieurs fois afin d’élargir les plaies.
« Puis on les poussa sur les autres cadavres.
À ces mots, un cri d’horreur s’éleva dans l’assemblée, et les dames présentes à l’audience se voilèrent le visage d’épouvante.
Feringhea seul était impassible.
— Pourquoi faisiez-vous subir à vos malheureuses victimes ces mutilations ? demanda le président.
— Vous le sauriez déjà, sap (seigneur), sans cette émotion de femmes et d’enfants. Kâli m’ordonne de tout dire, je dis tout. Sans cette précaution, la terre pourrait se soulever et les chacals déterrer les corps, lorsque le ruisseau serait à sec. De cette façon, c’est, au contraire, impossible.
— Continuez, commanda lord Bentick, en s’efforçant de rester maître de l’indignation qui soulevait son cœur à ces horribles détails.
— Lorsque tout fut terminé, reprit Feringhea, de grosses pierres furent jetées sur les cadavres. Au-dessus des pierres, les fossoyeurs firent un lit d’épines, et enfin le tout fut recouvert de sable fortement foulé aux pieds.
« Puis les hommes placés dans le haut du courant rompirent la digue, et le ruisseau, en rentrant dans son lit, fit disparaître les dernières traces de la fosse.
« — Je pense que cela suffira, seigneur jemadar, dit alors Peer Khan, nous pouvons maintenant quitter la place. Il est peu probable que quelqu’un s’avise de venir chercher ici le sahoukar et ses gens. Le jeune maître a pu voir avec quelle adresse nous avons fait l’ouvrage et juger si nous sommes de bons serviteurs de la grande déesse.
« — Cela suffit en effet, répondis-je, je saurais moi-même travailler comme un lugha si cela était nécessaire un jour.
« Budrinath donna le signal du départ.
« Lorsque le dernier homme eut franchi l’ouverture faite dans les broussailles, on retira les cordes qui les maintenaient, et les épines reprenant leur première position, il nous eût été impossible à nous-mêmes de voir par où nous avions passé.
« Le lugha qui marchait le dernier traînait un lourd fagot d’épines qui effaçait toute trace de pas sur le sable.
« Sur le bord du ruisseau où avait eu lieu le meurtre, nous ne retrouvâmes que le gooroo qui nous attendait en remerciant Kâli d’avoir ainsi favorisé notre expédition.
« Les autres hommes de la troupe avaient marché un peu en avant avec la voiture et les bœufs.
« Nous les rejoignîmes à un demi-mille de là.
« La troupe tout entière alors, obéissant aux ordres de Budrinath, traversa un jungle épais pour gagner une petite plaine découverte, d’un aspect sauvage, où nous allions pouvoir nous reposer un peu de nos fatigues et tenir conseil.
« Nous fûmes bientôt tous réunis, des feux furent allumés, la houka (la pipe) passa de bouche en bouche, et chacun raconta ce qu’il avait fait.
« J’avais pris place sur la couverture blanche des chefs, ainsi que j’en avais le droit puisque j’avais conquis le rang d’Étrangleur. Je n’avais pas oublié, avant de me mêler à mes compagnons, la cérémonie obligée du tuponee, c’est-à-dire le partage d’un morceau de sucre consacré entre mon gooroo et moi.
« Cet acte accompli, j’avais défait le nœud de mon mouchoir, et après avoir joint à la pièce d’argent qu’il contenait quelques roupies, j’en avais fait cadeau à mon maître avec les marques du plus profond respect.
« C’était là la dernière scène de ma première initiation.
« Cela terminé, il fallut songer au partage du butin, qui se composait, indépendamment d’une somme considérable en or, de diamants, de perles et de riches étoffes de cachemir.
« Deux parts égales furent faites pour les deux troupes, l’argent fut immédiatement distribué, et chaque chef de bande garda les bijoux et les étoffes pour s’en défaire au meilleur prix possible dans les villes voisines.
« Il ne restait plus, après cela, qu’à nous séparer, car il eût été imprudent de continuer notre expédition en aussi grand nombre. Ali et Budrinath se donnèrent rendez-vous pour la fin de la saison, et, avant le jour, Ali prit la route de l’Ouest, pendant que nous poursuivions notre chemin en inclinant un peu vers l’Est.
Lord Bentick. — Quelle fut la part du butin de chacun des hommes ?
Feringhea. — Chacun des hommes eut 1,000 roupies (2,500 francs) d’argent monnayé et près du double lorsque les pierres précieuses et les étoffes eurent été vendues à Hyderabad.
Lord Bentick. — Et vous ?
Feringhea. — Moi, je touchai immédiatement 2,000 roupies, un fort beau diamant et un châle de Kachemir.
« Ce fut là à peu près la part de chaque Étrangleur.
Lord Bentick. — Que devint la troupe dont vous faisiez partie ?
Feringhea. — Le riche butin que nous avions fait sur le sahoukar nous permit de détourner tout soupçon.
« Budrinath passait pour un riche marchand du Nord allant en pèlerinage à Tritchinapaly, et moi pour son fils.
« C’était aux environs de cette ville que devait avoir lieu mon initiation définitive, selon les rites sacrés ; c’est là que j’allais puiser la haine que j’ai vouée à l’humanité ; c’est là que devait arriver la plus terrible des catastrophes.
Ces derniers mots de l’Hindou, promettant quelques nouvelles révélations terribles, le président de la cour criminelle crut devoir suspendre l’audience pendant quelques instants.
Le tribunal n’avait pas moins besoin que la foule d’un peu de repos, tant le récit de Feringhea avait impressionné tous ses auditeurs.
Lui seul paraissait infatigable.
VII
LA GRANDE INITIATION.
ne demi-heure plus tard, les débats furent repris, et lord Bentick dit à Feringhea :
— Vous avez promis de terminer aujourd’hui votre récit. Nous y comptons.
— J’ai fini, mylord, répondit le chef des Thugs, car je suis arrivé à l’événement suprême de ma vie.
« Le jour de ma grande initiation était venu.
« À Tritchinapaly se trouve, vous le savez, un des plus célèbres temples de l’Inde. Ses cryptes mystérieuses n’occupent pas sous terre un moins grand espace que la pagode extérieure. C’est dans ces cryptes, véritable nécropole, que reposent les plus illustres chefs de notre race invincible.
« On me conduisit, par un escalier sombre et des couloirs ténébreux, auprès des grands mausolées que protège ce temple de Vischnou.
« Je ne saurais vous dire le nombre de marches que nous descendîmes ; je ne saurais vous dire combien de temps dura cet étrange voyage dans les plus épaisses ténèbres, que mon imagination, surexcitée, peuplait de spectres menaçants.
« Tout ce que je sais, c’est que lorsque nous arrivâmes à la fin des degrés, il me fallut, pour suivre mon guide, marché courbé presque jusqu’à terre, puis descendre encore et ramper toujours.
« Une faible lueur, qui filtrait à travers les rochers, frappa soudain mes regards : une atmosphère tiède, chargée de parfums, un bruit confus que je ne pouvais définir, m’avertirent que nous étions arrivés.
« Budrinath m’arrêta. Nous étions au pied d’un bloc de granit, dans un caveau étroit qui me semblait ne pas avoir d’issue.
« — Votre cœur est-il toujours calme, enfant ? me dit-il. Êtes-vous préparé aux saints mystères ?
« — Je suis préparé, répondis-je d’une voix ferme.
« Aussitôt, comme par enchantement, le bloc de granit se déplaça, et je me trouvai sur le seuil d’une salle immense.
« Mes yeux restèrent éblouis du spectacle qui leur était offert.
« Au fond de cette salle, sur une estrade recouverte d’un drap blanc, se trouvaient neuf hommes, nus jusqu’à la ceinture et le reste du corps enveloppé de pagnes rouges. Leurs cheveux étaient retenus par des bandelettes de même couleur et leurs mains teintes de sang jusqu’aux poignets. Sur leurs fronts s’étendaient trois larges raies sanglantes et sur leurs bras, ainsi que sur leurs poitrines, toujours faits avec du sang, on voyait des dessins bizarres dont je ne connaissais pas encore la signification mystérieuse.
« Devant eux, sur un monceau de fleurs, était une pioche d’argent, autour de laquelle brûlaient des encens.
« Plus loin, en arrière de ce terrible tribunal, composé des neufs grands jemadars des bandes du Sud, se dressaient les statues de Schiba et de Kâli. Schiba, sous la forme d’un jeune homme noir, avec des vêtements et trois gros yeux rouges, ses cheveux hérissés, son ventre énorme et son cou orné d’un collier de crânes humains.
« Kâli, plus majestueuse, plus épouvantable encore.
« C’était bien là notre grande et toute-puissante déesse, ne se plaisant que dans le carnage et buvant le sang de ses ennemis.
« Elle avait quatre bras, tenait d’une main un glaive et de l’autre la tête d’un géant. Les deux autres, aux longs doigts crochus et crispés, semblaient attendre les victimes. Deux cadavres étaient suspendus à ses oreilles en guise d’ornements. Un large collier de chairs pantelantes descendait sur sa poitrine ; sa langue tombait jusqu’à son menton.
« Ses cheveux rouges, au milieu desquels serpentait des vipères naja, se déroulaient jusqu'à terre, et elle portait à ses chevilles des bracelets composés de mains de géants qu’on eût dites fraîchement coupées, car le sang ruisselait sur ses pieds, qui s’appuyaient sur des corps mutilés de femmes et d’enfants.
« Tout autour de la salle se tenaient debout, semblables à des flambeaux vivants, des massalchi portant des torches de résine allumées, et au centre était accroupie, laissant entre elle et les chefs un assez grand espace, une foule nombreuse parmi laquelle mes yeux, si étonnés qu’ils fussent, reconnaissaient bien des gens que j’avais déjà vus parmi nous.
« À intervalles réguliers les gongs, frappés par des marteaux d’airain, faisaient gronder leurs voix retentissantes ; les cloches leur répondaient.
« À notre entrée, un silence de mort s’était fait tout à coup.
« On n’entendait que le crépitement des torches, dont les flammes montaient comme des serpents de feu jusqu’aux voûtes, d’où pendaient des stalactites de formes bizarres.
« Budrinath et Roop-Singh me prirent chacun par une main, et nous nous avançâmes jusqu’à quelques pas des chefs, à peu de distance de la pioche sacrée.
« — Voici l’enfant choisi pour Kâly, khodarunds (seigneurs), dit-il en me présentant. Il a demandé à être des nôtres ; nous répondons de lui. Notre souveraine déesse l’a choisi entre tous.
« Et il raconta dans quelles circonstances la terrible épouse de Schiba s’était manifestée à moi, pour me faire l’instrument de sa volonté suprême. Il dit encore la première initiation que j’avais subie avec enthousiasme, et mon courage, ainsi que mon adresse, dans l’accomplissement du meurtre du sahoukar.
« Après ce récit, que l’assemblée avait accueilli par un murmure flatteur, qui m’avait rempli d’orgueil, le jemadar occupant la place d’honneur au centre du tribunal se leva.
« Je le vois encore. C’était un vieillard, car les quelques cheveux qui lui restaient étaient blancs, et ses mains osseuses s’étendaient vers moi en tremblant.
« Ses yeux caves étaient profondément enfoncés dans l’orbite et brillaient cependant d’un éclat étrange.
« Son visage était creusé de rides profondes. Son front dénudé et sillonné de raies sanglantes semblait d’une étendue immense.
« On eût dit l’image vivante de la mort.
« Sa voix était sombre, profonde, caverneuse. Elle semblait venir d’une grande distance, et néanmoins je ne perdais pas une seule de ses paroles.
« — Vous êtes digne, mon fils, me dit-il, d’embrasser la profession la plus ancienne et la plus agréable à la divinité. Êtes-vous prêt à être brave, fidèle et discret ? Êtes-vous prêt à mettre à mort toute créature humaine que le hasard, la ruse ou la protection des dieux amèneront en votre pouvoir ? Êtes-vous prêt à briser tous les liens de la nature pour n’appartenir qu’à nous, corps et âme ?
« — Je suis prêt, répondis-je d’une voix ferme.
« — Vous n’oublierez jamais, poursuivit-il, que la race humaine est vouée tout entière par nos lois à la destruction, et que, lorsque les augures ont parlé, on leur doit une obéissance aveugle.
« — J’obéirai ! j’obéirai ! répétai-je deux fois, en proie à une espèce de délire.
« — Alors, gloire à Bhowanie ! s’écria le vieux jemadar, en se tournant, ainsi que ses compagnons, vers la statue de Kâly et en dirigeant vers elle ses mains suppliantes.
« Et tout la foule redit en s’agenouillant :
« — Gloire à Bhowanie, mère de l’univers, protectrice et patronne de notre ordre ! En ce jour solennel, envoie-nous ton secours, éclaire-nous de ta divine lumière, accorde-nous un augure favorable qui nous manifeste ta volonté, qui approuve l’initiation de celui que tu sembles avoir choisi !
« Puis tous restèrent silencieux, haletants, les genoux dans la poussière et les yeux fixés sur l’idole que je ne quittais pas moi-même du regard.
« Je n’entendais plus que les battements de mon cœur et la respiration oppressée de cette multitude qui attendait.
« Soudain un cri épouvantable me fit tressaillir, les gongs résonnèrent et les yeux de Kâly lancèrent un jet de sang chaud qui jaillit jusqu’aux fidèles courbés à ses pieds.
« — Honneur ! honneur à Kâly ! s’écrièrent-ils tous.
« Le vieux jemadar vint me prendre par la main pour me conduire auprès de la déesse.
« — Répétez, me dit-il, le serment que vous avez déjà fait.
« Je le redis à haute voix.
« — Jurez de sacrifier à Kâly, soit par le mouchoir, soit par le feu, soir par le poison, tout être qui vous sera désigné.
« — Je le jure !
« — Frappez, alors ! me commanda-t-il en armant ma main d’un long poignard malais, dont la lame bleue semblait jeter des flammes.
« Et, me faisant tourner rapidement sur moi-même, il me mit en face d’un être enveloppé de longs voiles de mousseline et que deux prêtres soutenaient dans leurs bras.
« J’étais fou. Le sang qui coulait dans mes veines était de feu. Aussi, plus rapide que la pensée, je me précipitai, et mon arme disparut dans le sein de la victime.
« Elle tomba en poussant un cri étouffé, mais un cri qui était celui d’une voix que j’avais déjà entendue, un cri qui fit dresser d’horreur mes cheveux sur ma tête.
« Je me jetai comme un lion sur le corps, dont je venais d’arracher la vie ; j’en soulevai brusquement les voiles et me redressai épouvanté.
« Goolab-Sohbee, gisait à mes pieds ! Goolab-Sohbee, la compagne de mes jeux, l’amie de mon enfance, la seule femme que j’aie aimée !… »
À cet horrible aveu de Feringhea, la salle entière se souleva en malédictions, mais d’un geste l’assassin apaisa la foule, qui comprit qu’elle n’avait pas encore tout entendu.
— À partir de ce moment, poursuivit-il, je ne songeai plus qu’à tenir le serment que j’avais fait à Kâly, et je le tins si bien que, moins de quatre années plus tard, je revins dans le Dekkan pour commander à mon tour ces bandes dans lesquelles j’étais entré sous d’aussi terribles auspices.
« Aujourd’hui mon vœu est accompli : j’ai sacrifié mille victimes à Kâly ; j’ai mis quinze années pour arriver à ce but ; je suis prêt à tenir un autre serment, celui de me venger.
— Était-ce dans ce but que vous étiez à Tanjore, lorsque vous avez été arrêté ? demanda lord Bentick.
— Oui, répondit Feringhea, j’attendais cette arrestation que j’étais disposé à provoquer par tous les moyens. On n’a trouvé en ma possession la bague de lady Buttler que parce que je l’ai bien voulu.
— Comment ce bijou vous était-il parvenu ?
— Il ne m’avait pas été donné comme part de butin ; je l’avais acheté au recéleur, par l’entremise duquel nous avons l’habitude, depuis longues années, de nous défaire des marchandises et des bijoux qu’il serait inutile ou compromettant de garder.
— Comment se nomme cet homme ?
— Sidi-Mohammed-Ali.
— Mais c’est un nom musulman ?
— Les Étrangleurs se recrutent dans toutes les sectes et dans toutes les religions de l’Inde. Nous avons parmi nous des brahmanistes aussi bien que des bouddhistes, des sectateurs de Zoroastre aussi bien que des musulmans, des idolâtres aussi bien que des fétichistes. Chacun conserve, en dehors de l’association, ses pratiques religieuses ; mais lorsqu’il lui est ordonné d’agir, il n’a plus qu’une loi : le Thugisme ; qu’une divinité : Kâly.
— Où demeure ce Sidi-Mohammed-Ali ?
— À Tanjore, en face même du palais du Gouvernement.
— Clerck (greffier), prenez avec le plus grand soin tous ces noms.
« Vous étiez au courant, vous, Feringhea, de l’attentat dont le colonel Buttler et les siens devaient être victimes ?
— Oui.
— L’aviez-vous ordonné ?
— Non, mais j’avais approuvé le plan de cette affaire, qui m’avait été soumise, car la bande qui a agi fait partie de celles que je commande, ainsi que tous les Thugs du Dekkan.
— Alors, vous savez ce qui s’est passé sur les rives du Panoor ?
— Je le sais.
— Quel est le chef de cette bande ?
— Hyder-Aly.
— Est-elle nombreuse ?
— Si aucun membre nouveau ne s’y est affilié, elle compte en tout 280 Thugs de tous rangs ; mais quelques-uns d’entre eux seulement ont dû prendre part à l’expédition contre le colonel Buttler, peut-être 35 ou 40. Si la bande avait été au complet, personne n’aurait échappé.
— Où pensez-vous que ces Thugs se soient réfugiés ?
— Selon moi, dans les jungles d’Arcot, à moins qu’Hyder-Ali, après la perte de tant d’hommes tués dans cette rencontre, n’ait cru devoir redescendre vers Tanjore pour prendre des renforts et détourner les soupçons.
— Combien de bandes occupent en ce moment le Dekkan et la province de Madras ?
— Je ne saurais vous répondre au juste à l’égard des Thugs de la province ; je n’en suis pas le chef direct. Ils peuvent être de 250 à 300, divisés en six à sept bandes. Dans le Dekkan, je commande à dix troupes, fortes chacune de 160 à 170 hommes.
— Où sont ces hommes aujourd’hui ? Qui les commande ?
— Deux d’entre elles sont dans les environs de Bellary, campées probablement sur les rives de la Vadavilly. Elles sont commandées par Sonna-Moha et Nada-Saib. Deux autres occupent la campagne entre Mysore et Bungahre. Leurs chefs sont Hussein-Khan et Diouti. Trois doivent opérer en ce moment entre Mahé et Calicut, sur la côte de Malabar, sous la direction de Sodila, de Gougis-Amet et de Ravana. Deux autres battent la grande route de Hyderabad à Bedjapour, ayant pour chefs Sitti et Matali, et enfin la dernière, qui surveillait Tanjore et Tritchinapaly, obéit à Hyder-Aly.
— Quel chiffre d’hommes peuvent former ces bandes ?
— Seize à dix-sept cents individus, sans compter ceux qui ne sont qu’affiliés et restent dans les villes, comme fournisseurs ou banquiers de l’association.
— Roop-Singh et Budrinath, dont vous avez parlé, où sont-ils maintenant ?
— Budrinath n’est plus.
— Il y a longtemps ?
— L’heure du châtiment était venue pour lui. Il y a quelques mois à peine, il m’avait désobéi, je l’ai fait mettre à mort.
— Vous l’avez tué ?
— Je lui ai fait enfoncer la tête dans un sac de cendres chaudes qui l’ont étouffé sous mes yeux.
À ce détail horrible, la salle ne put contenir son indignation et mille cris de colère s’élevèrent ; mais Feringhea, dont la voix était puissante, s’écria :
— Souvenez-vous du supplice qu’il m’avait infligé en m’obligeant à tuer Goolab-Sohbee.
Et le silence se fit comme par enchantement.
— Et Roop-Singh ? demanda lord Bentick.
— Il s’est retiré et vit heureux, riche et honoré, entouré de ses femmes et de ses enfants.
— Où cela ?
— Ici même, tout près, aux Gardens, dans cette belle maison musulmane devant laquelle vous passez chaque jour, mylord, en retournant à votre villa. Vos enfants ont sans doute été souvent chercher l’ombre et la fraîcheur sous les grands arbres de son avenue.
— Un Thug peut donc quitter l’association ?
— Oui, lorsqu’il est trop vieux, ou lorsque sa santé l’oblige au repos.
— Pensez-vous qu’il y ait eu quelques rapports entre les Thugs et les révoltés de la dernière guerre ?
— N’en doutez pas. Presque tous les officiers indigènes du régiment des cipayes de Cawpore étaient des nôtres. Il n’est pas une ville, un village même de l’Inde où le Thugisme n’ait ses sectateurs.
— Êtes-vous toujours décidé à nommer ceux que vous savez affiliés aux Thugs ou les protégeant, qu’ils soient magistrats ou grands propriétaires, à quelque rang de la société qu’ils appartiennent ? Le capitaine Reynolds sera chargé de recevoir vos dépositions.
— Je les nommerai tous, et vous frémirez bien autrement qu’aux détails que je vous ai donnés, lorsque vous saurez quels sont nos amis parmi vous-mêmes.
Après ces quelques mots, qui laissaient un vaste et terrible champ aux suppositions et aux terreurs, l’audience fut levée au milieu d’une émotion que nous n’essayerons pas de peindre.
Lord William Bentick jugea prudent de doubler la garde qui reconduisait Feringhea au fort Saint-Georges.
Il y avait à craindre, non-seulement la colère du peuple contre le meurtrier, mais aussi la vengeance des Thugs eux-mêmes, qui pouvaient déjà avoir appris qu’ils étaient trahis.
Une foule immense occupait la place du Gouvernement, la troupe put difficilement s’y frayer un passage, et, jusque sur la plage, Feringhea fut escorté par les malédictions de la population anglaise.
Les indigènes se pressaient aussi pour le voir, mais ils le considéraient comme un être surnaturel, à la vie duquel ils n’auraient peut-être même pas osé attenter s’il avait été mis en liberté au milieu d’eux.
Quant à Feringhea, il marchait à pas lents, la tête haute, sans se soucier des clameurs ni du bruit. On ne put pas surprendre sur son visage une seule trace d’émotion pendant tout le parcours du palais à la prison.
Lorsqu’il fut sorti de la salle d’audience, on comprend que l’émotion, silencieuse depuis près de cinq heures, s’était faite bruyante.
Des groupes s’étaient formés pour commenter le récit du terrible chef. Les uns voulaient y voir de l’exagération ; les autres pensaient, au contraire, qu’il n’avait dit qu’une partie de la vérité, que les mystères du Thugisme étaient plus épouvantables encore qu’il ne les avait dévoilés !
On accusait le gouvernement de la Compagnie, et les dernières paroles du dénonciateur vibraient comme un glas funèbre. On aurait voulu être au lendemain pour savoir quelles dispositions allaient être prises par l’autorité.
Le soir, sur le cours et dans les salons, ce fut pire encore.
On proposa de créer des expéditions particulières pour venir en aide aux troupes de l’armée de Madras, et on organisa des battues contre les Thugs, comme s’il se fût agi de chasser le lion ou le tigre.
Madras, si calme, si paisible, n’était plus reconnaissable. La fièvre et l’épouvante s’en étaient emparées ; l’interrogatoire de Feringhea venait de tracer une ligne infranchissable entre la ville blanche et la ville noire, que la population anglaise ne voulait plus voir peuplée que d’Étrangleurs.
Dans la soirée, sous les fraîches vérandahs, les blanches ladies osaient à peine échanger leurs pensées et le moindre bruit les faisait tressaillir.
Dans le domestique qui entrait pour servir, elles croyaient reconnaître un agent de la bande d’Hyder-Aly. Le cri d’un hibou ou d’un aigle les faisait penser au signal de mort dont avait parlé Feringhea.
Et cependant tout ce qui venait d’être dit, tout ce qu’on venait d’apprendre, n’était que le faible prologue du drame dont de prochains débats allaient lever les voiles sanglants et faire connaître les terribles mystères.
VII
ARRESTATION DES THUGS. — ORGANISATION DES TRIBUNAUX D’INQUISITION.
n comprend sans peine la fièvre qui s’empara de la population de Madras et de toute la province, pendant les jours qui suivirent ces révélations de Feringhea. On hésitait à croire.
Mais le chef avait énergiquement persisté dans ses déclarations, et chacun avait pu voir partir, dans diverses directions, des troupes de soldats anglais.
Puis on avait arrêté des personnages considérables, des marchands qu’on n’aurait jamais soupçonnés, des propriétaires indigènes, des prêtres jusque-là vénérés ; cent individus enfin qui jouissaient de la considération publique et de l’estime générale.
Le vieux Roop-Singh, enlevé à ses parents, à ses amis et à ses voisins, au milieu desquels il vivait respecté depuis plus de dix années, était au fort Saint-Georges.
Un tribunal d’inquisition avait été organisé sous la présidence du capitaine Reynolds.
Enfin la chambre criminelle (Suddur Nozanust Adalut) avait été définitivement constituée et était prête à juger immédiatement et sans appel tous les Thugs qui allaient être amenés devant elle.
Quinze jours passèrent, et les plaintes contre le gouvernement commençaient à se faire entendre dans les meetings, lorsque tout à coup on apprit que la bande d’Hyder-Ali venait d’être faite prisonnière, presque tout entière, par les troupes du colonel Sleeman, après un combat meurtrier, et que l’on avait arrêté à Tanjore, à Tritchinapaly et dans d’autres villes de la province, un grand nombre d’affiliés aux Étrangleurs.
Ce fut un immense cri de joie.
Les bonnes nouvelles se multiplièrent rapidement, et les événements se succédèrent pour les confirmer.
En effet, on vit bientôt arriver dans la ville des prisonniers par groupes de quinze à vingt hommes.
Lorsqu’on sut que les troupes du colonel Sleeman allaient rentrer à Madras avec la bande dont elles s’étaient emparées, toute la population se précipita à leur rencontre.
De la porte Meliapour au fort Saint-Georges, la marche des soldats fut un triomphe.
Au milieu d’eux marchaient, enchaînés deux par deux, deux cent vingt-trois Étrangleurs, hâves, décharnés, sanglants, mais ne paraissant pas s’inquiéter des malédictions de la foule.
Ce fut un hourrah de triomphe lorsque la porte de la prison se referma sur les prisonniers maudits.
Moins de quinze jours après ces premières arrestations, qui s’étaient continuées, la nouvelle de l’ouverture de la chambre criminelle et de la mise en jugement d’un certain nombre d’Étrangleurs fut accueillie avec un enthousiasme indescriptible.
On allait donc savoir la vérité.
VIII
LA BANDE D’HYDER-ALI.
es Thugs qui devaient être jugés les premiers étaient ceux de la bande d’Hyder-Ali.
Lorsque le jour de l’audience arriva, le mouvement de la ville ne saurait se dépeindre.
La place du Gouvernement, les couloirs, la salle, présentèrent de nouveau ce coup d’œil dont nous avons parlé récemment, en mettant sous les yeux de nos lecteurs la séance solennelle de lord William Bentick, et cependant on n’ignorait pas que l’appel seul des accusés devait remplir deux ou trois heures.
Lorsqu’une bien faible partie de la foule fut entassée dans la salle d’audience, la cour fit son entrée, et le silence le plus profond s’établit instantanément.
Le tribunal était composé de deux officiers supérieurs, juges militaires ; de deux juges civils de la magistrature anglaise, d’un greffier (clerck), de deux magistrats indigènes, et de deux pundis. Sir George Monby présidait.
Ce tribunal offrait, par conséquent, un mélange majestueux et bizarre tout à la fois de physionomies, d’uniformes et de costumes. Un espace considérable avait été réservé pour les accusés en face de la cour. Le fond de la salle était occupé par un piquet de soixante soldats, l’arme au bras.
Lorsque les premières formalités eurent été remplies et que le calme fut à peu près complet, le président donna l’ordre d’introduire les prisonniers, qui, par mesure de précaution, avaient été amenés du fort Saint-Georges pendant la nuit. Ils étaient 163.
Quoiqu’ils eussent tous les mains liées et les jambes retenues par des entraves, leur escorte était nombreuse.
On les fit asseoir, par rang de quinze ou vingt, en face du tribunal, et l’attention de la foule se concentra surtout sur le premier rang, formé par les principaux Thugs de la bande d’Hyder-Ali.
À l’extrémité de chaque banc se tenait un garde de police et un soldat d’infanterie. À peine les Thugs eurent-ils pris place, que le président ordonna d’amener Feringhea. Le célèbre chef parut aussitôt et s’assit à gauche de la cour, presque en face des accusés.
Lorsque sir Buttler, son neveu, le lieutenant Marsy, les trois serviteurs et les autres personnes qui avaient échappé à l’attaque dont ils avaient été l’objet dans les circonstances qu’on va connaître, se furent assis au banc réservé aux témoins, l’appel des accusés se fit par le greffier, aidé de l’interprète. Le silence était solennel.
Le premier banc des Thugs était occupé par Hyder-Ali, jemadar, chef de la bande ; Sumsee, gooroo ; Remsamena, brahme de Kâly ; Roumi-Khan, riche propriétaire de Tanjore ; Rham-Sita, Thug chargé de la pioche sacrée ; Sap-Sati, maître de l’hôtel de Madras à Tanjore ; Zimana, enjôleur, qui avait fait tomber le colonel Buttler dans le piège tendu par les Étrangleurs ; Massouee, brahmine du temple de Tritchinapaly ; Maya-Bita, l’assassin du fils de Buttler ; Devernee, le Thug qui avait enlevé lady Buttler, et Berousi, que le colonel avait blessé lui-même en se défendant.
Les autres accusés étaient moins importants.
Tous les regards étaient fixés sur Hyder-Ali.
C’était un homme dans la force de l’âge, d’une quarantaine d’années, mais dont la figure, horriblement ravagée par la petite vérole, avait un aspect épouvantable d’audace et de férocité.
Son voisin, Sumsee, le gooroo, était un petit vieillard, maigre, chétif, à la physionomie ascétique, aux yeux voilés.
Les plus curieux à observer, après ces deux chefs temporels et spirituels, étaient les deux brahmines, portant encore tous les signes distinctifs de leurs fonctions, et Sap-Sati, le maître d’hôtel.
Ce dernier était musulman.
Chacun répondit franchement et à haute voix à l’appel de son nom, en avouant faire partie de la bande, sauf toutefois Sap-Sati, qui, en invoquant le saint nom du prophète, jura qu’il était innocent et ne savait ce que tout cela voulait dire.
Au fur et à mesure qu’un nom était prononcé, le président interpellait Feringhea, qui confirmait la vérité de la réponse de l’accusé.
C’était vraiment un spectacle étrange que celui de ce chef implacable, devant lequel s’humiliaient ces hommes qu’il livrait à la justice des vainqueurs de sa race.
Il les connaissait tous de vue et de nom. Pas un n’eut pour lui un regard de haine ou seulement de reproche.
Si le maître les trahissait et les conduisait à la mort, c’est que Kâly, sans doute, le lui avait ordonné pour la plus grande gloire du Thugisme, et dans un but qu’ils n’étaient pas dignes de connaître.
La cour était épouvantée de cette soumission des accusés, car elle lui prouvait, peut-être mieux encore que tous les crimes qu’elle avait à punir, la toute-puissante de Feringhea et le fanatisme de cette secte d’assassins, dont le plus grand nombre, malgré les révélations du chef, pouvait échapper à la loi.
Feringhea comprenait certainement ce qui se passait dans l’esprit de ses juges, car, plus que jamais, son sourire était ironique, son geste dominateur et son regard chargé d’éclairs.
Lorsque l’appel fut terminé, et il dura près de trois heures, car les accusés durent être interpellés par les interprètes dans dix idiomes différents, la séance fut suspendue quelque instants.
Mais les magistrats de la cour avaient seuls quitté leurs sièges. L’auditoire était resté ferme, malgré la chaleur et l’encombrement. Il avait trop peur d’être remplacé s’il sortait de la salle d’audience.
La cour rentra en séance après une demi-heure d’absence, et sans qu’on fût obligé de réclamer le silence et l’attention, tout le monde se tut.
— La parole est au greffier, dit le président, pour donner lecture du rapport du colonel Sleeman, qui a dirigé avec un courage et une habileté dignes des plus grands éloges l’expédition contre les Thugs. La cour se plaît à rendre un hommage public à cet officier général.
« Nous recommandons à l’auditoire d’écouter son rapport dans le plus grand calme et de contenir son émotion, si horribles que soient les détails exposés dans ce document. »
Quelques secondes après le greffier commençait en ces termes :
« Le 2 de ce mois, je quittai Madras et j’arrivai le lendemain matin à Arcot avec mes hommes. La ville entière était encore épouvantée des derniers attentats des Thugs.
« Je restai là deux jours ; puis je pris la route de Vellore, en suivant les rives du Palaur.
« Il y avait vingt-quatre heures à peine que j’étais dans cette ville, lorsque j’appris qu’on soupçonnait les Thugs de s’être retirés à Chittore.
« Or, cette ville n’est qu’à une cinquantaine de milles de Vellore ; mais, pour y arriver directement, il faut franchir les jungles et les défilés des Gattes occidentales, et il ne me parut pas impossible que la bande d’Hyder-Aly eût cherché là un refuge.
« Pendant que 50 hommes, sous le commandement du lieutenant Marsy, se dirigeaient vers Chittore, en suivant la grande route de Madras à Bungalore, route qu’ils devaient quitter pour remonter droit au Nord, après avoir franchi les montagnes, je pris, moi, avec le reste de mon monde, le chemin à travers les Gattes.
« Notre rendez-vous général était à la pagode de Dourga, dans le petit village de Rasi.
« Le lieutenant Marsy devait se faire accompagner de Chittore à Rasi par deux guides sûrs ; j’emmenais avec moi, de Vellore, deux hommes dont les autorités anglaises et le vénérable radjah Maha-Saëb-Khan m’avaient répondu.
« Après six jours de marche dans un pays désert, nous atteignîmes les jungles qui nous séparaient seuls de notre but.
« Le jungle est, aux Indes, notre ennemi le plus implacable. Nous dûmes souvent nous y frayer un passage avec la hache, car s’il n’est pas forêt, le jungle n’est pas non plus la plaine : c’est une de ces monstrueuses créatures de la nature luxuriante de cette contrée.
« Les arbres, toujours éloignés les uns des autres, y atteignent des hauteurs incroyables, prodigieuses ; le long de leurs troncs gigantesques s’élèvent des lianes, des herbes parasites qui les relient entre eux.
« Sous les grandes feuilles du talipot se jouent l’écureuil et le singe, pendant que, dans les touffes de roseaux et de bambous, le léopard, l’hyène et l’ours guettent au passage le cerf et le daim. Sous les feuilles sèches, paraissant à l’œil inexpérimenté une branche morte, se glisse la vipère noire, que fuient même la copra et les autres reptiles. Le crocodile s’étend paresseusement sur la vase des rives.
« C’est dans ce paradis empoisonné que nous allions engager la lutte, car, dès notre arrivée à Rasi, il ne nous fut plus permis d’en douter : nous étions au milieu des Thugs. La bande d’Hyder-Aly était presque tout entière autour de nous.
« Le lendemain soir, en effet, deux émissaires du lieutenant Marsy me parvinrent. Ces hommes avaient quitté la veille, à Chittore, le petit corps que j’y avais envoyé, et ils s’étaient bravement engagés dans les défilés pour venir prendre mes ordres.
« En faisant route, ils avaient arrêté dans la montagne un Hindou, à mine suspecte, qui se dirigeait vers Rasi avec un enfant d’une dizaine d’années. Ils m’amenaient cette étrange capture.
« L’Hindou était une espèce de fakir hâve, décharné. À mes questions, il répondit qu’il se nommait Mouranee et qu’il était barbier à Chittore. Pour me le prouver, il tira de sa poche les instruments de son métier.
« À l’égard de l’enfant, qui était maigre, chétif, presque idiot et semblait rempli de crainte pour son conducteur, je n’en pus rien tirer. Le tribunal l’interrogera lui-même.
« Seulement, et c’est ce qui m’intéressait le plus, lorsque Mouranee m’entendis donner l’ordre de l’enfermer et de le garder dans une citerne vide de la maison que j’occupais, le misérable se jeta à mes pieds, me suppliant par Brahma de lui faire grâce, et me jurant qu’il allait me dire tout ce qu’il savait des Étrangleurs.
« Cinq minutes après, j’apprenais que cet homme faisait lui-même partie de la bande d’Hyder-Ali, et que cette bande, forte de près de trois cents individus, avait le soir même une réunion mystérieuse dans la forêt.
« Tous les Thugs des environs avaient été convoqués à cette assemblée, afin de prendre des mesures pour échapper à notre poursuite.
« Je promis à l’Hindou la vie sauve et la liberté s’il ne mentait pas, s’il voulait me servir de guide et me conduire à l’endroit même de la réunion ; mais, dans le cas contraire, un de mes hommes, qui n’allait pas le quitter d’une seconde, avait l’ordre de lui brûler la cervelle à la première tentative de trahison ou de fuite.
« Il s’agissait d’abord de ne pas donner l’éveil aux Étrangleurs, qui ne pouvaient ignorer mon arrivée dans le pays, quoique je n’eusse pris logement dans le village qu’avec une dizaine d’hommes et que j’eusse fait camper à un mille de là le reste de ma troupe.
« Je résolus, avant d’entreprendre rien de décisif, de me rendre compte par moi-même du nombre de Thugs.
« Après un conseil tenu avec sir Buttler et mes officiers, nous affectâmes, vers neuf heures, de nous retirer chez nous, et une demi-heure plus tard, conduits par l’Hindou, dont les mains étaient liées et tenues par son gardien, nous prîmes la route de la forêt, à travers les jardins qui s’étendent derrière Rasi.
« La nuit était noire, sans lune ; nous glissions dans les ténèbres épaisses sans le moindre bruit. Nous avions retiré nos éperons, qui auraient pu s’embarrasser dans les lianes, et les poignées et les fourreaux de nos sabres étaient enveloppés d’étoffe, afin de ne rendre aucun son s’ils se choquaient les uns contre les autres ou frappaient les arbres et les pierres.
« Après vingt minutes de marche à peine, nous arrivâmes en pleins fourrés. Là nous dûmes redoubler encore de prudence, car le moindre bruit aurait pu nous trahir.
« L’Hindou, qui avait hésité un instant, mais qui avait été rapidement rappelé à sa promesse par le contact glacé du revolver de son surveillant, donnait du reste l’exemple, choisissant, autant que cela pouvait se faire dans l’obscurité qui nous enveloppait, l’endroit où devait se placer son pied, évitant les passages glissants et les feuilles sèches.
« Soudain notre guide s’arrêta brusquement et se pencha sur le sol pour prêter l’oreille.
« Nous retînmes notre respiration pour mieux écouter un bruit confus, indéfinissable, qui se produisait sur notre droite. Il était évidemment occasionné par une foule nombreuse.
« Nous étions arrivés.
« L’Hindou ne nous avait pas trompés, du moins au sujet de cette assemblée de meurtriers : nous étions au milieu des Étrangleurs.
« Il ne s’agissait plus que de trouver une place d’où nous pourrions voir sans être vus.
« Nous n’eussions pu choisir, tout autour de la clairière, aucun lieu aussi favorable que cet endroit où nous avait menés l’Hindou.
« Dès que nous eûmes gravi un petit monticule et pris place entre les branches des buissons, l’assemblée tout entière fut sous nos yeux, mais elle ne pouvait nous voir.
« C’est à peine, quoique nous ne fussions qu’à quelques pas les uns des autres, si nous pouvions nous reconnaître nous-mêmes, tant les ténèbres étaient épaisses.
« Notre prisonnier nous avertit que nous n’avions pas longtemps à attendre ; les Étrangleurs lui paraissaient au complet, il reconnaissait les principaux de leurs chefs.
« Malgré la fumée qui s’élevait du centre de la clairière et qui parfois arrêtait nos regards, nous pûmes, dès cet instant, suivre assez bien toutes les scènes de ces horribles mystères.
« Tout d’abord nous retînmes un cri d’horreur.
« Un énorme bûcher, amas informe auquel nous n’avions pu donner de nom, s’élevait au milieu d’un grand trou creusé dans le sol.
« Ces hommes, que nous pouvions distinguer maintenant, y mettaient la dernière main en l’arrosant d’huile et de beurre clarifié.
« Des prêtres, n’ayant pour tout vêtement que leurs pagnes de mousseline blanche, des chefs aux longs cheveux flottant sur les épaules, les excitaient au travail.
« Le silence de ce lugubre prélude au drame que nous allions voir se dérouler sous nos yeux n’était troublé, à longs intervalles, que par le cri rauque du guamala, l’oiseau-diable.
« À quelques pas de nous était un Thug, placé en sentinelle. Celui-ci allait et venait, passant souvent sous les branches des grands arbres qui nous abritaient. Je ne comprenais pas qu’il ne nous eût pas encore aperçus ou tout au moins entendus.
« En tout cas, il fallait, à tout prix, nous défaire de cet espion. Le soldat que j’avais envoyé à mon lieutenant Paterson, pour lui ordonner de me rejoindre avec des renforts, ne pouvait tarder à revenir ; la sentinelle et lui allaient peut-être se trouver face à face. Tout alors serait perdu !
« J’étais fort embarrassé et très-inquiet ; je me demandais comment nous allions nous tirer de ce mauvais pas, lorsque le sergent Swift, qui s’était glissé jusqu’à moi, me dit à voix basse :
« — Colonel, je vais vous débarrasser de cet homme, sans qu’il puisse pousser un cri, ni donner l’éveil.
« Quoique je ne pusse me rendre compte des moyens que Swift voulait employer, sachant qu’on pouvait avoir toute confiance en son adresse et dans sa force, je lui fis signe d’agir à sa guise.
« Cependant la sentinelle, tout en faisan quelques pas à droite et à gauche, ne quittait pas du regard la masse des banians, et elle s’efforçait toujours d’en sonder les ombres épaisses.
« Swift, profitant d’un moment où la brise agitait plus fortement le feuillage, s’était glissé comme un chat jusqu’au-dessus de la tête de l’Hindou.
« L’extrémité du fusil de ce dernier était presque à portée de sa main.
« Dans cette situation critique, j’attendais sans comprendre encore.
« Comme s’il se fût douté que quelque chose se tramait à son sujet, le Thug semblait inquiet et indécis.
« Il allait d’un arbre à l’autre, se baissait pour mieux voir, puis il se haussait sur les troncs de bambous.
« Au moment où l’Hindou passait à sa portée, Swift, qui s’était rappelé son ancien métier de matelot et s’était couché sur sa branche ainsi qu’il l’eût fait sur une vergue de hune, étendit les bras, comme s’il eût voulu soulever la ralingue d’une voile, et saisissant de ses poignets de fer le misérable par le cou, il l’enleva de terre sans qu’il eût eu le temps de pousser un cri.
« Les branches plièrent sous le poids nouveau qu’elles supportaient. La strangulation avait été si prompte, si complète que lorsque Swift nous rejoignit, il ne portait plus qu’un cadavre.
« Pendant ce temps-là la réunion des Étrangleurs avait pris une physionomie nouvelle.
« Hyder-Ali et quatre autres chefs de bandes s’étaient placés sur un grand drap blanc étendu sur le sol. Autour de ces maîtres, s’étaient groupés le gooroo et les principaux Étrangleurs des bandes réunies.
« À quelques pas d’eux était une seconde pièce d’étoffe blanche, sur laquelle des Thugs, complètement nus, avaient disposé, avec les signes du plus profond respect, les pioches sacrées.
« Soudain, un cri horrible, déchirant, traversa l’espace et se répercuté dans les profondeurs des forêts.
« L’assemblée tout entière y répondit par un hourrah de joie et de triomphe.
« — Ô Kâly, Kur Kâly, Burn Kâly ; ô Kâly, Maha Kâly, Calcutta Kâly, sois bénie ! dit à haute voix Hyder-Ali, en secouant ses longs cheveux flottants, sois bénie ! et que ta volonté soit faite !
« Et tous les Thugs, en imitant le maître, répétèrent ensemble par quatre fois :
« — Ô Kâly, Kur Kâly, Burn Kâly ; ô Kâly, Maha Kâly, Calcutta Kâly, sois bénie, et que ta volonté soit faite !
« De nouveaux aliments furent alors jetés sur les feux allumés, dont les flammes éclairèrent bientôt de leurs brusques lueurs tous les acteurs de cette scène, et le plus fantastique des défilés commença.
« Chaque Thug, nu jusqu’à la ceinture, les cheveux flottants, le front sillonné des trois raies horizontales de sang et le mouchoir blanc à la main, s’approchait à son tour du groupe formé par les chefs.
« Là, après avoir baisé les pieds du gooroo de la bande à laquelle il appartenait et avoir juré, au nom de la déesse, qu’il disait la vérité, il déclarait avec orgueil le chiffre de ses victimes, non-seulement depuis la dernière assemblée, mais depuis son initiation.
« Cela fait, il recevait des mains du jemadar un morceau de sucre brut consacré, et, revenant vers le groupe auquel il appartenait, il s’arrêtait un instant près des pioches sacrées, baisait celle de sa bande avec dévotion et laissait tomber sur elle une pièce d’argent.
« Certains Étrangleurs étaient reçus avec enthousiasme. Ceux-là avaient bien mérité de Kâly ; le nombre de leurs meurtres était grand.
« Plusieurs les comptaient par centaines.
« Après quoi, une seconde prière fut adressée à Kâly ; un nouveau cri, semblable à celui qui, quelques instants auparavant, s’était fait entendre, vibra comme un glas funèbre et, de l’une des extrémités de la clairière, le plus inattendu des cortèges s’avança.
« Entre deux rangs de prêtres psalmodiant des versets en l’honneur de la déesse, marchait lentement une femme enveloppée dans de grands pagnes de mousseline, dont la blancheur de neige lui donnait l’aspect d’un fantôme.
« Elle s’approcha d’abord du jemadar, et s’inclina devant lui ; puis elle passa devant les pioches sacrées, et, du même pas mesuré, automatique, se dirigea vers le bûcher.
« À ce moment, je vis cette femme laisser tomber ses voiles en levant au ciel ses deux bras nus. Elle était toute jeune encore.
« Ses longs cheveux de jais inondaient ses épaules et descendaient jusqu’à ses pieds d’enfant.
« Le silence le plus complet s’était fait dans la foule des Étrangleurs.
« La jeune fille, conduite par les prêtres, fit quelques pas vers le bûcher, aux angles duquel se tenaient des massalchi avec des torches de résine allumées.
« — Laisserez-vous s’accomplir cet infâme sacrifice ? me demanda sir Buttler.
« J’étais désespéré, mais nous ne pouvions rien empêcher. Faire une décharge de nos armes sur ces hommes, c’eût été nous perdre sans chance aucune de sauver cette victime du suttee (sacrifice par le feu).
« Cependant la jeune femme avançait toujours, accompagnée par les prêtres, ses exécuteurs et ses bourreaux.
« L’exaltation semblait avoir succédé chez elle au calme.
« Tout son corps paraissait en proie à un tremblement nerveux, dont le tressaillement se reproduisait sur les muscles de son visage.
« Sa pâleur était extrême, ce qui rendait encore plus grands ses yeux cerclés de khol, et plus rouges ses lèvres teintes par le bétel.
« Soudain, elle rejeta en arrière ses beaux cheveux dénoués et s’élança d’un bond de panthère jusqu’au centre de l’amas de bois où elle tomba accroupie.
« Au même instant, une fumée épaisse s’éleva et les flammes jaillirent.
« Le feu venait d’être mis au bûcher.
« Nous entendîmes alors un cri épouvantable, à briser le cœur, et nous assistâmes à un lutte que la parole hésite à décrire dans toutes ses horreurs.
« La jeune femme, aux premiers baisers de ces langues de feu qui montaient en serpentant sur ses épaules, sentit se réveiller en elle l’instinct de la conservation et l’amour de la vie, car nous la vîmes tenter d’échapper à la mort avec l’acharnement du désespoir.
« Mais les prêtres de Kâly étaient là, et la repoussaient dans le foyer.
« Sa voix était déchirante.
« Elle appelait sa mère, Brahma, Vischnou, tous ses dieux, qui restaient sourds à ses prières.
« Ses bras se tordaient ; mais sa beauté, sa jeunesse, ses tortures pouvaient-elles fléchir l’impassibilité fanatique de ces hommes ?
« Trois fois elle parvint à sortir des flammes qui la dévoraient et qu’elle entraînait avec elle comme une robe scintillante.
« Son corps était en lambeaux. Les chairs s’en détachaient calcinées et pantelantes.
« Trois fois elle fut impitoyablement rejetée dans la fournaise, avec un hourrah en l’honneur de Kâly, la grande déesse !
« Bientôt la voix étouffée de la victime, à peine perceptible, ne se fit plus entendre que par hoquets navrants, et son cadavre carbonisé mêla sa cendre à celles du bûcher.
« Nos cœurs avaient bondi d’indignation et s’étaient révoltés de notre impuissance. Notre désespoir ne saurait se peindre.
« Il nous semblait que nous étions complices de cet épouvantable attentat.
« Nos hommes n’arrivaient toujours pas, et cependant nous n’avions assisté encore qu’au premier acte du drame infernal des Étrangleurs.
« Car les sombres travailleurs ne perdaient pas leur temps. Le corps de la jeune femme à peine disparu, le bûcher avait été alimenté de nouveau par des bois secs sur lesquels on répandait du beurre liquéfié.
« Les flammes s’élançaient jusqu’à la hauteur des palmiers et dessinaient dans les ténèbres mystérieuses des fourrés des éclairs fantastiques, que les yeux croyaient voir peuplés de spectres et de fantômes.
« On eût dit que Kâly, à la chevelure de serpent, aux mains sanglantes, au collier d’ossements humains, assistait elle-même à la célébration de ses mystères.
« En ce moment même, j’aperçus mon émissaire et le lieutenant Patterson à quelques pas de notre abri.
« Tout mon monde était autour de moi ; je n’avais plus que les dernières dispositions à prendre pour cerner les assassins.
« Le lieutenant Mars y était également arrivé de Chittore, et sa troupe, sous les armes, n’attendait que mon signal pour se joindre à nous.
« Tout à coup un cri d’horreur et de désespoir sortit de la bouche de sir Buttler.
« Une seconde victime, portée cette fois par les prêtres, était dirigée vers le bûcher.
« Cette victime, c’était lady Buttler, lady Buttler méconnaissable pour tout autre que son mari, lady Buttler que ces infâmes avaient épargnée jusqu’à ce jour, mais qui devait être une des victimes offertes à leur divinité.
« Avant même que j’aie pu me rendre compte de rien, le colonel avait déchargé ses armes sur le groupe qui dominait Hyder-Ali, et, fou de rage, il s’était élancé dans la clairière, sans se demander s’il était seul contre tous.
« Mais le lieutenant Johnson, qui ne nous avait pas quittés, Swift et ses compagnons, sauf celui qui gardait l’Hindou, notre guide, s’étaient précipités sur ses pas, le revolver au poing.
« J’envoyai à mes hommes l’ordre de marcher, et me mis à leur tête.
« Ce qui se passa alors tient du vertige, de rêve, de l’hallucination !
« Ce fut d’abord chez les Thugs un moment de terreur et de stupéfaction inexprimables.
« Deux des chefs ou prêtres étaient tombés frappés mortellement.
« Les échos de la forêt redisaient en grondant la détonation des armes ; la fumée des feux allumés çà et là n’avait pas permis aux Étrangleurs de voir immédiatement d’où venait le danger.
« Ce ne fut qu’en apercevant sir Edward Buttler s’élancer vers eux qu’ils comprirent.
« D’un seul cri ils se concertèrent, et cela si rapidement que lorsque je débouchai dans la clairière à la tête de mes hommes, elle était presque déserte.
« Les Étrangleurs semblaient s’être évanouis comme des ombres.
« C’est à peine si nous en distinguions quelques-uns fuyant, ainsi que des bêtes fauves, dans les massifs de bambous, du côté opposé à celui que nous occupions.
« L’avance qu’avait prise le colonel Buttler et la route qu’il suivait m’indiquaient heureusement par où mes Thugs s’étaient dérobés.
« Dans la direction nouvelle qu’ils venaient de prendre, à trois ou quatre cent mètres, et sur le point de disparaître dans les fourrés, une forme blanche se débattait au milieu d’une douzaine d’hommes.
« C’était lady Buttler, que les Thugs entraînaient. Nous allions donc pouvoir leur arracher cette pauvre victime dont il nous semblait entendre les plaintes.
« Donnant rapidement l’ordre à mes troupes de charger les Étrangleurs à outrance et de faire le plus de prisonniers possible, je me jetai avec une poignée de soldats au secours de sir Edward.
« Nous allions atteindre les misérables contre lesquels, malheureusement nous ne pouvions faire usage de nos armes, de crainte de frapper lady Buttler, lorsque tout à coup, la forêt s’illumina comme si la foudre l’eût traversée, et des cris horribles s’élevèrent.
« Les Étrangleurs venaient de mettre le feu aux herbes desséchées et traînantes de la clairière ; un rideau de flammes se déroulait avec la rapidité de l’éclair et allait être pour nous un obstacle infranchissable en même temps qu’un linceul brûlant.
« Le feu avait été mis successivement à quatre ou cinq places différentes, et dans les intervalles que laissaient entre eux ces divers foyers dont la fumée était épaisse, noire, empestée, je voyais mes hommes attaquer bravement ces monstres à face de mandrille, qui bondissaient, rampaient, grimaçaient, hurlaient, se défendaient des dents et des ongles, en s’efforçant d’entraîner leurs assaillants dans les flammes pour mourir avec eux.
« De temps à autre, un rugissement épouvantable dominait le bruit du combat, le crépitement de l’incendie, les râles des mourants : c’était un tigre ou une panthère qui, affolés, se jetaient au milieu de la mêlée, comme pour venir en aide aux sectateurs de Kâly.
« Le combat continuait acharné, sans pitié ; je crus que tout était perdu.
« C’était une lutte de démons au sein de l’enfer embrasé !
« J’hésitais à prendre un parti et j’allais abandonner sir Edward pour cerner la clairière, afin de protéger la retraite de mes soldats et d’arrêter les Étrangleurs, car j’étais tellement aveuglé par la fumée que je ne savais pas au juste ce qui se passait, lorsqu’un long cri de triomphe, poussé sur notre droite, au-delà de l’incendie, m’avertit que la plus grande partie de mes auxiliaires avait échappé au danger, et qu’ils continuaient leur route vers le fleuve.
« Ceux qui m’entouraient et moi, nous nous jetâmes alors rapidement sous les grands arbres, dont les flammes attaquaient déjà les branches supérieures, et, en quelques minutes, nous arrivâmes sur la rive du Palaur, que la lune éclairait en plein.
« Près de cent de mes hommes m’y avaient précédé, contenant au milieu d’eux les prisonniers faits dans le combat, et sir Edward, aidé de ceux qui l’avaient suivi, s’efforçait de mettre à flot et de dégager des palétuviers une longue embarcation, dont l’équipage massacré râlait dans les roseaux du rivage.
« Au milieu du fleuve, chassés vigoureusement par des pagayes, dont les coups redoublés venaient jusqu’à nous, glissaient rapidement plusieurs pirogues.
« À l’arrière de l’une d’elles se dessinait une masse blanche qui semblait inanimée.
« C’était lady Buttler, que les misérables assassins emportaient encore une fois.
« L’incendie rougissait le ciel comme une aurore boréale ; les sommets des géants des forêts semblaient porter des panaches de feu.
« Swift prit la barre et nous commençâmes notre poursuite sur les flots.
« Sir Edward, qui s’était embarqué avec moi, ne disait pas une parole.
« Sa femme, qu’il avait crue morte, qu’il n’avait retrouvée que pour la voir sur le point d’être sacrifiée sous ses yeux à une divinité sanglante, était toujours aux mains de ses ravisseurs, qui certainement allaient se venger sur elle de leur défaite.
« Le jour commençait à poindre.
« Nous aperçûmes distinctement, à un quart de mille, une pirogue tellement surchargée que sa course était lente et embarrassée.
« Nous fîmes force de rames pour courir sus aux Étrangleurs, et nous arrivâmes bientôt à une portée de fusil de leur embarcation.
« Les Thugs s’étaient parfaitement rendu compte de notre intention et ils nous reçurent par une décharge de leurs fusils. Heureusement aucune de leurs balles ne porta, et avant qu’ils eussent pu recharger leurs armes, entraînés par le rapide courant du fleuve, nous étions sur eux, le pistolet au poing.
« Ce fut un effroyable carnage. Nous tirions à bout portant ; chaque décharge faisait tomber lourdement dans la barque ou précipitait dans le fleuve plusieurs misérables.
« Ils poussaient des cris effroyables, et, dans leur rage, faisaient siffler dans le vide leur terrible mouchoir.
« Tout à coup, une violente secousse fut imprimée à notre canot : c’était un Thug qui s’était jeté à l’eau, avait laissé passer sur lui notre embarcation, et, nous prenant par l’arrière, tentait de nous faire chavirer.
« L’oscillation avait été assez forte pour qui nous perdissions l’équilibre ; un coup de sabre bien asséné coupa les deux bras de l’Hindou, qui disparut dans le Palaur et dont les mains restèrent accrochées comme un trophée sanglant à notre canot.
« Cette diversion d’une minute avait suffi malheureusement pour que la pirogue des Thugs nous échappât.
« Allégée de la plus grande partie de son monde, elle filait maintenant avec une grande rapidité.
« Mais dans leur empressement à fuir, les Étrangleurs avaient oublié les dangers du Palaur. Ils donnèrent contre les rochers qui barrent le fleuve à cet endroit, et nous vîmes bientôt leur canot se briser et s’abîmer dans les flots.
« Pas un seul de ces misérables n’échappa à la mort.
« Bientôt nous arrivâmes nous-mêmes au milieu des rapides, où le même sort nous attendait peut-être.
« Les eaux, tourmentées par les bas-fonds, arrêtées dans leur course, s’y entre-choquaient en vagues d’écume, et formaient des tourbillons et des gouffres qu’il nous fallait cependant affronter.
« Adroitement dirigée par Swift, l’embarcation donna dans une des passes, qu’elle franchit avec la rapidité de l’éclair, sans laisser aux roches une parcelle de ses flancs.
« Tout à coup, sir Edward sortit de son mutisme pour jeter un hourrah de triomphe. Il venait de reconnaître, au milieu du brouillard qui s’était élevé sur le fleuve, ainsi que cela arrive toujours dans ces parages avant le lever du soleil, quatre des pirogues des Étrangleurs.
« La plus rapprochée était celle où se trouvait lady Buttler.
« Les voiles de mousseline dont elle était enveloppée flottaient au gré du vent et nous permettaient de la distinguer des autres.
« Les Thugs faisaient aussi force de rames, mais il devenait certain que nous nous rapprochions d’eux.
« À plusieurs reprises, ils voulurent se jeter au rivage pour gagner de nouveau la forêt ; mais à chaque tentative, ils furent reçus à coup de fusil par ceux de mes soldats qui occupaient les rives du Palaur, et ils durent reprendre le large.
« Nous marchions avec une vitesse prodigieuse.
« Les Étrangleurs n’étaient plus guère qu’à deux portées de fusil.
« Sir Edward avait mis habit bas, prêt à se jeter à l’eau dans le cas où les ravisseurs de lady Buttler tenteraient de se débarrasser de leur victime en la précipitant dans les flots.
« L’Hindou, notre prisonnier, qui depuis quelques instants s’était soulevé du fond de l’embarcation où il s’était tenu couché jusque-là, et qui, en même temps qu’il prêtait une oreille attentive à tous les bruits, s’efforçait de percer le voile de vapeur étendu sur le fleuve, se dressa tout à coup, pâle, tremblant, ne pouvant prononcer une parole.
« Sa main frémissante s’était dirigée vers les pirogues des Thugs. Ses yeux hagards semblaient regarder au-delà de l’horizon.
« Sa physionomie entière exprimait une indicible épouvante.
« Nous le regardions sans comprendre.
« Ses lèvres blêmes purent enfin laisser échapper un mot :
« — Gyhra ! gyhra ! répétait-il en bégayant, gyhra ! l’abîme ! l’abîme !
« Après un instant d’étonnement, je saisis ce que ces mots voulaient dire, et j’avoue que je me sentis frémir d’effroi.
« Ce n’était plus des hommes, même des monstres, que nous allions avoir à combattre, mais la nature.
« L’hindou, fou de terreur, s’expliqua.
« À un mille en avant de nous était cette chute du Palaur, si célèbre dans le pays par le spectacle admirable qu’elle offre aux regards.
« Ce bruit majestueux qui m’avait frappé à plusieurs reprises depuis notre course sur le fleuve, c’était son chant sinistre répété cent fois par les échos des rives, c’était la gigantesque aspiration du gouffre, où nous entraînait le courant contre lequel il était déjà trop tard pour lutter.
« Nous étions tellement rapprochés des Étrangleurs, du moins de la dernière de leurs pirogues, de celle où était étendue lady Buttler, que nous pouvions suivre tous leurs mouvements.
« Leurs cris de désespoir venaient jusqu’à nous ; ils nous disaient qu’ils nous précédaient vers la mort.
« Hyder-Ali se tenait debout à l’arrière de sa yole et semblait un noir génie dirigeant un esquif enchanté, qu’une puissance inconnue entraînait.
« La rapidité de notre course était inouïe, incalculable.
« Nous allions fatalement vers l’abîme.
« J’avais admiré bien souvent le spectacle grandiose que présente cette cataracte immense, cette avalanche majestueuse, qui précipite sans fin des torrents impétueux avec des bouillonnements dont le bruit produit une sensation indéfinissable.
« Au-dessus de la chute, le niveau de l’onde s’incline à vue d’œil. La nappe d’eau, comme sollicitée par une trombe intérieure, se déprime, s’affaisse tout à coup, et court vers une première barrière en montrant aux regards une large surface bouillonnante.
« Une irrésistible force l’entraîne. Elle se tord en tourbillons, se brise en écumant contre les bords du gouffre, où elle s’élance avec un fracas qui ne se tait jamais.
« Les rayons du soleil se brisent sur la ligne blanche de l’eau et la font étinceler en reflets prismatiques.
« Le miroitement de la lumière, joie des yeux et du paysage, produit, avec l’écume des torrents, comme une pluie de pierres précieuses ; on dirait que, du haut du ciel, tombe dans le gouffre immense une colonne liquide faite de saphirs, d’émeraudes et de diamants.
« Dans un instant, nous allions faire partie nous-mêmes de ce merveilleux tableau ; nous allions traverser, comme un point noir, cette écume éblouissante.
« De l’autre côté, l’abîme et son terrible inconnu !
« Les Thugs avaient disparu dans la vapeur qui, montant du fleuve, étendait son rideau, linceul blafard et lugubre, entre nous et l’horizon.
« Tout à coup je sentis que l’avant de la pirogue se soulevait sur le penchant de l’abîme, comme un coursier qui prend son élan.
« Je me cramponnai au banc sur lequel j’étais assis, en recommandant à mes hommes de suivre mon exemple.
« L’Hindou poussa un cri de terreur qui se perdit dans les graves mugissements du fleuve.
« Je fermai les yeux.
« Nous étions lancés dans l’espace !
« Je n’essayerai pas de dire ce qui se passa en moi pendant les trente secondes qu’il fallut à peine à la pirogue pour parcourir la déclivité de la chute.
« Nous ne pouvions rien entendre, nous ne pouvions rien voir.
« Nos oreilles étaient brisées par les mugissements du gouffre et nos yeux aveuglés par les nuages d’eau et d’écume que nous traversions comme l’éclair traverse la nue.
« C’était en même temps de fantastiques lueurs et d’étranges ténèbres.
« Une secousse violente faillit me jeter hors de l’embarcation, et le cri de : Aux avirons ! aux avirons ! vingt fois répété par Swift, se fit entendre.
« Ce fut un moment plein d’angoisses.
« Tout à coup les flots cédèrent sous les coups de mes vigoureux rameurs et se mirent à fuir derrière nous.
« Au même instant, vingt coups de feu retentirent et un cri de joie s’échappa de nos poitrines.
« Le fleuve était devenu plus étroit, les Étrangleurs qui, comme nous, avaient descendu la chute d’eau, étaient pris entre deux feux et forcés de se rendre.
« Sur chacune des rives, je voyais mes soldats faire prisonniers les misérables qui tentaient de mettre pied à terre.
« Mais ce cri de joie et de victoire eut presque immédiatement pour écho le cri de désespoir de sir Edward.
« N’apercevant pas parmi les embarcations des Thugs, qui n’étaient plus qu’à quelques brasses de nous, celle qui portait lady Buttler, il avait jeté les yeux en arrière, et il venait de la reconnaître, irrésistiblement entraînée comme l’avait été la nôtre et sur le point de bondir dans l’abîme.
« La pirogue fut bientôt sur le bord de la chute d’eau.
« Elle nous offrit alors le spectacle horrible de cette lutte dont nous venions de sortit vainqueurs.
« Elle parcourut cependant tout la nappe sans chavirer, traînant à sa suite, comme un linceul, les longs voiles de lady Buttler, et nous la crûmes sauvée.
« Aussitôt nous nous jetâmes à sa rencontre ; mais la légère embarcation était trop chargée.
« La secousse qu’elle reçut, en reprenant sur le fleuve sa position horizontale, fut si violente qu’elle s’entr’ouvrit.
« La pirogue et ceux qui la montaient disparurent dans le gouffre.
« Les vêtements de Lady Buttler la soutinrent un instant sur les flots, mais nous la vîmes bientôt s’enfoncer, malgré ses efforts.
« D’abord sa tête se montre tout entière ; un instant après l’eau monta jusqu’à ses lèvres entr’ouvertes comme dans un dernier appel ou par une dernière prière ; et bientôt on ne vit plus que ses yeux ardemment fixés sur son mari ; puis, plus rien !
« Tout ce drame muet s’était accompli en vingt secondes.
« Sir Edward voulut lutter contre la mort même.
« Avant que j’aie pu m’opposer à son projet, il avait plongé dans les flots ; il avait disparu au milieu du tourbillon.
« Je le vis bientôt reparaître, nageant vigoureusement, en poussant devant lui une masse inerte qui était lady Buttler.
« — Courage ! lui criai-je ; courage ! et je lui tendis un aviron pour qu’il pût s’y accrocher.
« Il allait le saisir, lorsque soudain, du sein des eaux, surgit, à côté de lui, une tête horrible, épouvantable.
« Deux bras, longs, affreux, s’étendirent, et, avant que j’aie pu pousser un cri, faire un geste ; avant que sir Edward lui-même, épuisé, ait pu s’y opposer, ils s’abattirent autour du corps de lady Buttler, et tout s’engloutit dans les flots.
« Sir Edward poussa un hurlement de rage et plongea. Plusieurs de mes hommes se jetèrent aussitôt dans le fleuve pour le protéger ; ce fut en vain.
« Deux fois, je les vis reparaître seuls ; je dus alors donner l’ordre de sauver le colonel Buttler, dont le dévouement était inutile. L’abîme ne devait même pas lui rendre le cadavre de celle qui avait porté son nom.
« Pendant que ce terrible drame se passait sur le Palaur, mes hommes contenaient leurs captures sur chacune des rives.
« Lorsque j’abordai, ils avaient entre les mains soixante-seize prisonniers, et j’avais lieu de croire que sur l’autre bord du fleuve, le résultat était encore plus favorable, quoique je n’eusse aucun renseignement à cet égard.
« Après avoir rallié mes soldats, je continuai à suivre la rive jusqu’à un gué que je rencontrai à deux milles de là, à peu près.
« J’y trouvai le lieutenant Marsy, qui s’y était arrêté selon mes ordres, en venant de Chittore. Il avait lui-même vingt et un prisonniers.
« L’appel fait, je constatai avec douleur que nous avions perdu vingt-trois hommes, dont deux officiers, les lieutenants Addison et Forey ; mais ce sacrifice à la patrie n’avait pas été inutile : deux cent soixante-neuf Étrangleurs étaient en notre pouvoir et allaient rendre compte de leurs crimes devant la justice.
« J’avais pris toutes les précautions pour que ces prisonniers ne pussent fuir ; je les avais divisés en groupes de vingt, pieds et poings liés. Dix hommes les gardaient, l’arme chargée, avec ordre de faire feu sans pitié sur ceux des misérables qui tenteraient quelque mouvement.
« Hyder-Ali, qui était parmi eux, car il avait pu s’échapper à la nage lorsque sa pirogue avait sombré, était l’objet d’une surveillance spéciale.
« J’avais essayé vainement de le faire parler ; il avait conservé un profond mutisme, dont il n’était sorti, à divers intervalles, que pour échanger avec ses compagnons, d’une voix rapide et vibrantes, certaines phrases que je n’avais pu comprendre.
« Cependant tous les Thugs ne devaient pas être aussi muets ni aussi discrets qu’Hyder-Ali.
« Selon les instructions qui m’avaient été données, je fis savoir le soir même à un certain nombre d’entre eux que ceux qui me donneraient des renseignements importants auraient la vie sauve.
« Presque immédiatement vingt délateurs s’offrirent.
« Je dois à l’un d’eux, Ouddein-Sabi, une capture des plus importantes, celle du brahme Assounee, que j’allai arrêter moi-même au commencement de la nuit.
« J’avais pris avec moi une douzaine d’hommes ; Ouddein-Sabi nous servait de guide.
« Après un quart d’heure de marche, nous arrivâmes à la demeure du brahmine.
« Aucune lumière ne brillait à l’intérieur, et j’hésitai un instant. Une grossière idole de Vischnou, adossée au mur, à côté de la porte, semblait protéger cette demeure.
« Je fis surveiller les issues de la maison et frappai à la porte.
« Quelques secondes se passèrent sans qu’on me répondit.
« Je frappai une seconde fois de la poignée de mon sabre ; j’entendis alors aller et venir dans la maison et parler à voix basse.
« J’allais donner à deux de mes hommes l’ordre d’enfoncer la porte, lorsqu’elle s’ouvrit ; et un grand vieillard, dont la barbe blanche descendait jusqu’à sa poitrine, s’inclina respectueusement devant moi en demandant ce que je désirais.
« — Au nom de Vischnou, dit-il, ma maison vous est ouverte ; entrez, seigneur, et reposez-vous sous mon toit.
« Sa voix était douce, suppliante. On eût dit le plus innocent des prêtres.
« Sans lui répondre, je le repoussai à l’intérieur de sa maison et lui dis brusquement ce que je savais de lui et ce que j’en voulais faire.
« Il se mit immédiatement à trembler sans pouvoir prononcer une parole, et sa femme et ses enfants, qui s’étaient réveillés, se jetèrent à mes pieds en protestant de l’innocence du vieillard.
« J’étais indécis, et peut-être allais-je remettre son arrestation à un autre moment, lorsqu’un cri terrible, poussé derrière moi, me fit retourner.
« C’était Ouddein-Sabi qui venait d’être mortellement frappé, dans le ventre, d’un coup de poignard par un des fils du brahmine.
« L’enfant, qui avait quinze années à peine, semblait orgueilleux de son forfait.
« Il n’avait même pas cherché à fuir.
« Quant au malheureux Ouddein, ses entrailles sortaient par une horrible blessure et il se tordait dans les convulsions de l’agonie.
« Ce qui venait de se passer changea mes dispositions à l’égard du prêtre.
« Je l’emmenai, lui, sa femme et ses enfants, sans pouvoir leur arracher un mot.
« Ce ne fut qu’à notre arrivée à Sani, lorsqu’il vit qu’on le séparait des siens, que son désespoir se traduisit en malédictions et en blasphèmes.
« Puis tout à coup il me proposa, si je voulais lui rendre la liberté, de me faire connaître un bhil où je trouverais de nouvelles preuves des attentats des Étrangleurs.
« Je refusai en ce qui le concernait, lui et son fils aîné, l’assassin d’Ouddein ; mais je lui promis de renvoyer sa femme et ses deux autres enfants s’il voulait tout avouer.
« Le lendemain matin, il m’indiqua les places de quatre-vingt cadavres ensevelis jusqu’au milieu des jardins de Sani.
« Tous ces corps, enfouis depuis quelques semaines seulement, étaient horriblement mutilés.
« À quelques-uns même la tête et les bras avaient été arrachés, surtout aux femmes et aux enfants.
« Après avoir donné des ordres pour que ces tristes débris fussent pieusement recouverts et mis à l’abri de toute violation, je me disposai au départ.
« Cependant, avant de quitter Sani, je mis en liberté la femme et les enfants du brahmine ainsi que je l’avais promis ; mais je jugeai convenable d’emmener avec moi notre espion, le barbier Mouranee, puisqu’il refusait de me dire son véritable nom et de me donner des explications satisfaisantes au sujet de l’enfant avec lequel il avait été arrêté.
« Je ne voulus pas non plus m’éloigner sans visiter le lieu du combat de la nuit précédente, pour ne pas laisser sans secours les blessés qui avaient pu y rester et sans sépulture ceux qui avaient succombé.
« Je fis ensevelir profondément les cadavres, ceux des Thugs aussi bien que ceux de mes soldats, et quittai ce lieu sinistre.
« Je revins naturellement à petites journées, car, si pressé que je fusse de rendre compte de mon expédition, je tenais à ne pas épuiser mes hommes. Malgré cette précaution, trois soldats moururent en chemin des suites de leurs blessures, ainsi que six Étrangleurs.
« En arrivant à Madras, j’ai remis tous les prisonniers entre les mains du capitaine Anderson, commandant le fort Saint-Georges.
« Avant de terminer ce rapport, je tiens à remercier les officiers et les soldats qui ont opéré sous mes ordres.
« Je dois à leur courage et à leur énergie le succès de cette première expédition ; ils sont tous recommandables pour les services qu’ils ont rendus ; mais je dois signaler à la faveur particulière du général commandant en chef les troupes de Madras le sous-officier Swift qui, deux fois, nous a préservés de grands dangers, et les lieutenants Marsy, Addison et Paterson, qui ont tiré le meilleur parti des situations périlleuses où ils se sont trouvés.
« Quant à sur Edward Buttler, qui a dû tant souffrir de se trouver en face des assassins de sa famille, je dois aussi rendre hommage à son dévouement et à son énergique concours.
Les accusés avaient écouté ce curieux rapport sans avoir l’air de le comprendre, sauf quelques-uns cependant : Hyder-Ali et le brahme entre autres.
Le premier, lorsque le greffier était arrivé à la mort de lady Buttler, n’avait pu s’empêcher de jeter un regard de haine du côté du colonel ; l’autre semblait vouloir éveiller l’indulgence de la cour par son attitude calme et recueillie.
Feringhea, les bras croisés sur sa poitrine, avait paru prendre le plus grand intérêt à tout ce qui avait été dit, mais, malgré l’empire qu’il avait sur lui-même, il n’avait pu retenir un tressaillement à l’épisode du suttee (sacrifice d’une femme sur un bûcher), qui probablement avait réveillé en lui quelques souvenirs lointains.
Quant à la foule, elle n’avait pas perdu un mot de ce récit ; elle avait su contenir son émotion, mais elle déborda dès qu’il fut terminé.
Le tumulte devint bientôt si grand que le président, prenant aussi en considération la fatigue de la cour et l’heure avancée, leva la séance après avoir donné l’ordre de reconduire les accusés.
Leur interrogatoire et la déposition du malheureux sir Edward devaient avoir lieu le lendemain.
Il fallut pour ainsi dire employer la force armée pour faire évacuer la salle, ceux qui s’y trouvaient ne parlant de rien moins que d’y rester jusqu’au jour suivant, tant ils avaient peur de ne pas entendre en entier le récit de ce drame, où avaient succombé les parents et serviteurs du colonel Buttler dans les circonstances les plus horribles.
IX
INTERROGATOIRE DES ACCUSÉS.
n conçoit avec quelle impatience était attendue cette audience, où devaient déposer le colonel Buttler, avec qui avait été confronté Hyder-Ali, ainsi que plusieurs des hommes de sa bande, notamment Zimana, Sapsati, Sumsee et Maya-Bita, c’est-à-dire ceux qui avaient joué les principaux rôles dans l’attaque du Palaur.
Aussi, bien avant l’heure fixée, les places réservées étaient-elles occupées par les femmes des hauts fonctionnaires de la colonie et par les personnages les plus important venus de l’intérieur. On remarquait dans un fauteuil, sur l’estrade, un beau vieillard de quatre-vingt ans, revêtu d’un riche costume hindou, la tête couverte d’un turban parsemé de diamants.
C’était le radjah de Vellore, un des plus fidèles alliés de l’Angleterre.
Il n’avait pas hésité à faire près de cent lieues pour assister à ces débats.
La présence de ce vieux représentant de la race hindoue devait être encore une consécration de la justice anglaise.
Quant à la foule, elle couvrait, ainsi que les jours précédents, toute l’étendue de la place du gouvernement.
À l’ouverture des portes, peu de monde put pénétrer dans la salle, car on avait dû réserver, entre le public et le tribunal, un espace plus considérable encore que la veille, pour les accusés et la garde nombreuse qui les accompagnait.
Lorsque toutes les places furent prises, le spectacle fut encore plus imposant et plus curieux que les jours précédents.
Derrière le tribunal, composé comme nous l’avons dit, et offrant, par conséquent, les plus bizarre assemblage de costumes et de physionomies, les chefs de service et les officiers généraux, en grande tenue, avaient pris place. Auprès d’eux, se pressaient les plus jolies femmes, noyées dans des flots de dentelle, de gaze et de mousseline, et d’avance pâles d’émotion.
Dans l’auditoire, non-seulement des Anglais, mais aussi des Hindous de tous les rangs et de toutes les classes.
Les grandes divisions de castes semblaient momentanément abolies.
Le brahmine, reconnaissable à sa longue robe jaune, coudoyait le paria. Le zemadar (propriétaire) ne craignait pas le voisinage d’un coolie (travailleur esclave).
On reconnaissait dans l’auditoire des Chingulais à l’œil vif et aux longs cheveux flottants, des Malabars à la langue douce et harmonieuse, des Telingas brahmanistes de la côte de Coromandel, des Guèbres sectateurs de Zoroastre, des juifs de la côte ouest, des Malais fétichistes et idolâtres.
Tout cela pêle-mêle, s’interpellant dans tous les idiomes de cette immense presqu’île hindoustane et n’ayant plus qu’un but : voir et entendre.
Lorsque la cour et les accusés eurent pris place au milieu d’un tumulte général, et que les huissiers eurent obtenu le silence, le président prit la parole et l’attention devint générale.
— Nous devons, à l’ouverture même de cette audience, dit l’honorable lord, remercier publiquement le colonel Sleeman de l’habileté et de l’énergie qu’il a déployées dans son expédition de Sani, ainsi que la clarté de son rapport. Qu’il reçoive donc ici, au nom de la justice et du pays, le témoignage sincère de notre reconnaissance et de notre satisfaction.
Tous les regards se dirigèrent aussitôt vers le colonel qui s’était levé du banc des témoins où il était assis auprès de sir Edward Buttler, et dont la belle tête dominait toute l’assemblée.
Il répondit quelques mots au président, qui s’adressa ensuite aux prisonniers.
— Accusés, leur dit-il, vous avez entendu le rapport du colonel Sleeman, il a été communiqué dans leur cachot à ceux de vous qui n’ont pu le comprendre.
« Avouez-vous les faits qui y sont relatés ?
« Quelques-uns de vous s’élèvent-ils contre ce rapport ?
« Interprètes, faites part de cette question à ceux des accusés qui ne me comprennent pas, et traduisez à haute voix leurs réponses.
L’ordre du président fut mis rapidement à exécution, mais aucun des Étrangleurs ne souleva d’objection, du moins parmi ceux auxquels s’adressèrent les pobhashee (interprètes).
Cette formalité remplie, le président repris la parole et l’interrogatoire des principaux accusés, en commençant par Hyder-Ali qui s’avança, l’œil injecté, la face bestiale, jusqu’à quelques pas du tribunal.
Un garde de police se tenait à ses côtés.
La foule tout entière, qui s’était soulevée pour mieux le voir, put saisir un rapide regard de mépris et de haine échangé entre lui et Feringhea.
— Accusé, votre nom ? lui demanda le président.
— Hyder-Ali, répondit l’Hindou.
— N’en avez-vous pas encore un autre, ou plutôt un surnom ?
— Oui ; on me nomme aussi Rundee an Julta.
— Ce qui veut dire ?
— Le brûleur de femmes !
À cette déclaration faite par le Thug d’une voix ferme et avec un geste d’une sauvage énergie, un frémissement parcourut l’auditoire. Des murmures de colère et d’horreur s’élevèrent de tous les points de la salle. Quelques femmes furent saisies d’une terreur qui se traduisit par des crises nerveuses.
Ce fut pendant quelques instants un désordre complet.
Mais Hyder-Ali contemplait la foule le sourire aux lèvres, comme un conteur tout fier de l’effet qu’il a produit et certain de ne pas laisser languir l’intérêt de son récit.
Le président. — Avant de pousser plus loin ces interrogatoires qui, selon le caractère des accusés, vont donner lieu à des révélations de toute nature, où malheureusement l’horrible, je le crains, tiendra une trop grande place, je crois nécessaire de recommander de nouveau à l’auditoire de garder le plus profond silence. Au fur et à mesure que nous allons avancer dans ces débats, le calme et l’attention deviendront le plus en plus indispensables.
« Il n’a pas dépendu de moi que les femmes ne fussent pas admises dans cette enceinte ; mais je déclare que si elles donnent encore lieu à des scènes semblables à celle qui vient de se produire, l’entrée de la salle d’audience leur sera désormais rigoureusement interdite.
Un murmure d’approbation accueillit respectueusement ces dernières paroles du magistrat, et dès ce moment l’interrogatoire d’Hyder-Ali put être poursuivi au milieu du plus profond silence.
Le président, à l’accusé. — Depuis combien de temps faites-vous partie des bandes de Thugs ?
Hyder-Ali. — Depuis mon enfance. Ma mère était la femme d’un Étrangleur. On se servait de moi, lorsque j’étais tout jeune, pour attirer loin du village les autres enfants sous le prétexte de jouer avec eux.
Le président. — Que devenaient ces malheureux ?
Hyder-Ali. — Ou on les sacrifiait à Kâly, ou on les élevait pour faire des disciples, selon des augures.
Le président. — Et, jeune comme vous l’étiez alors, votre cœur ne vous disait pas que vous commettiez un crime en attirant dans un piège des enfants de votre âge pour les mener à la mort ou à l’infamie ?
Hyder-Ali. — Je savais déjà que j’obéissais aux ordres de la déesse.
Le président. — Quel était le but de votre réunion dans la forêt de Rani ? Qui l’avait provoquée ?
Hyder-Ali. — Moi-même ; j’avais jugé cette assemblée nécessaire, car je connaissais l’arrestation de Feringhea. Il ne serait pas ici si j’avais écouté mes pressentiments.
Feringhea ne répondit à ces mots que par un sourire de mépris et l’accusé continua :
— Toutes les bandes du sud et du Dekkan devaient y être représentées, mais malheureusement les circonstances sont devenues rapidement trop graves pour nous permettre d’attendre plus longtemps, afin d’aviser au moyen de fuir les poursuites. Sans quoi, au lieu d’être six cents à Rani, vous nous y auriez trouvé deux mille au moins. Peut-être n’auriez-vous pas eu aussi bon marché de nous.
Le président. — Qui vous a prévenu de l’arrestation de Feringhea et de ses dénonciations ?
Hyder-Ali. — Un envoyé de Sap-Sati, qui lui-même avait été mis au courant de ce qui se passait par le vieux gooroo Roop-Singh.
Le président. — Quelle était cette malheureuse femme que vous avez fait jeter au bûcher ?
Hyder-Ali. — La veuve d’un riche marchand de Tritchinapaly. Elle avait juré à son mari de se brûler avec lui, et avait placé les mains sur son corps pour affirmer son serment. Mais, lâche et sans cœur, elle avait réussi à s’enfuir la veille du sacrifice.
Le président. — Et vous vous êtes fait le juge et le bourreau de cette femme, jeune mère de famille, qui tenait à la vie ?
Hyder-Ali. — Elle n’avait plus de famille, elle n’avait plus d’enfants. Toute femme de sa caste qui viole son serment est à jamais bannie de la présence des siens. Ses enfants l’honorent morte ; vivante, ils n’auraient jamais voulu la revoir.
Le président. — Et lady Buttler ; pourquoi ce sacrifice ? vous ne le mettrez pas, celui-là sur le compte de vos coutumes religieuses ?
Hyder-Ali. — Ce sacrifice était nécessaire. Je voulais faire un exemple. Les Thugs du Nord et ceux du Sud sont en désaccord à propos des femmes des étrangers. Je voulais prouver que le suttee d’une femme blanche est également agréable à la divinité.
Le président. — Alors c’est vous qui, au moment où son mari allait l’arracher à l’abîme, l’avez de nouveau entraînée dans le fleuve ?
Hyder-Ali. — Ce n’est pas moi.
Le président. — Savez-vous qui ?
Hyder-Ali. — C’est un de mes hommes qui a voulu que les augures fussent obéis, et qui, plutôt que de laisser échapper la victime, s’est englouti avec elle.
Le président. — Comme chef de bande, vous étiez en rapport avec les autres chefs du Sud et du Dekkan ?
Hyder-Ali. — Nous correspondions souvent par des émissaires pour les réunions de six mois en six mois, et nous recevions les ordres du maître qui nous a livrés.
Le président. — Ne vous groupiez-vous pas aussi parfois lorsqu’il s’agissait de quelque affaire importante ?
Hyder-Ali. — Sans doute. Ainsi, lorsque nous enlevâmes le tribut du radjah de Vellore, toutes les bandes étaient réunies.
Le président. — Il y a déjà trois ans de cela, n’est-ce pas ? Vous étiez 1,000 au moins contre une poignée d’hommes.
Hyder-Ali. — Il ne fallait pas que l’argent nous échappât.
Le président. — Vous avouez donc que le but de votre association est surtout le pillage ?
Hyder-Ali. — La destruction d’abord ; mais Kâly, en récompense de nos services, nous a autorisés à prendre tout ce que nos victimes portent sur elles.
Le président. — Ces hommes qui sont là auprès de vous et ceux que vous pensez avoir perdus dans le combat, composaient-ils tout votre bande ?
Hyder-Ali, avec un mauvais sourire et après avoir arrêté un instant sur les accusés ses yeux injectés de sang. — Oh ! non. J’en sais de meilleurs qui sont en liberté.
Le président. — Comme chef de bande, votre autorité était suprême ?
Hyder-Ali. — Suprême pour tout ce qui touchait à la discipline, à l’organisation des expéditions et au partage du butin. Mais l’autorité religieuse est toujours, parmi nous, entre les mains du gooroo, qui seul interprète les ordres de la déesse et ses augures.
Le président. — Alors, vous aviez droit de vie et de mort sur vos hommes ?
Hyder-Ali. — Droit absolu !
Le président. — Et vous en usiez souvent ?
Hyder-Ali. — Très-rarement, au contraire. Il est sans exemple qu’un affilié ou un Thug ait jamais refusé d’obéir.
Le président. — Il est à la connaissance du tribunal que, il y a quelques mois à peine, vous avez fait mettre à mort un Étrangleur du nom de Scanda ; vous avez même forcé sa femme à se brûler sur son bûcher.
Hyder-Ali. — Scanda avait donné des signes de faiblesse ; sa défaillance et sa trahison étaient imminentes. Quoique je l’aimasse beaucoup, je l’ai condamné à mort ; mais personne n’a mis la main sur lui. Il s’est exécuté lui-même avec le karavat, donnant un exemple de courage qui a dû lui faire pardonner par la déesse.
Le président. — Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’appelez-vous le karavat ?
Hyder-Ali. — Le karavat est un instrument avec lequel un homme peut se trancher la tête. C’est une demi-lune au-dessus de laquelle un large tranchant, très-aigu et très-pesant, est retenu par des chaînes qui sont attachées par un simple crochet à une petite plate-forme. Lorsque celui qui s’est voué à la mort a passé sa tête dans la demi-lune, il n’a qu’à donner une légère secousse à la plate-forme avec ses pieds et le couperet fait son office.
Le président. — Et la malheureuse femme ?
Hyder-Ali. — Pour honorer la mémoire de notre compagnon, nous avons décidé que son corps serait brûlé. C’est elle-même qui a voulu se sacrifier afin de sauver son mari de la colère de Yama, le juge des morts. Je ne lui ai fait aucune violence ; tout la bande au contraire n’a cessé de lui prodiguer des marques de respect.
Le président. — Où ce sacrifice a-t-il eu lieu ?
Hyder-Ali. — À Narsepour, auprès de Mysore.
Le président. — Donnez-nous quelques détails sur cet événement.
Hyder-Ali. — La femme assistait elle-même, une branche de mango dans la main droite, à l’exécution de son mari. Lorsque le corps est tombé, elle s’est assise à côté avec la tête sur les genoux, pendant qu’on lui teignait en rouge le tour des pieds. Elle prit ensuite un bain et revêtit des vêtements neufs.
« Pendant ce temps, les gongs résonnaient et le fils de Scanda prenait toutes les dispositions nécessaires. J’avais fait creuser en terre un grand trou, recouvert de quelques branches vertes, formant un plancher assez solide. Sous ces branches était élevé le bûcher, composé de fagots secs, de chanvre, de poix et de résine. Le gooroo, qui officiait, fit répéter à la veuve Scanda les formules d’usage, par lesquelles elle demandait à Dieu de la recevoir dans le ciel avec son mari et de l’y conserver autant de temps que durent les quatorze Indras.
Le président. — Qu’est-ce que cela veut dire ?
Hyder-Ali. — Indra, le roi du ciel, doit avoir treize successeurs. Chacun de ces rois règnera cent ans divins ; après quoi ce sera la fin du monde.
Le président. — Continuez.
Hyder-Ali. — Après cette prière, elle s’est dépouillée de ses vêtements pour les distribuer à ses amies, elle a attaché des tresses de coton rouge autour de ses bras comme des bracelets ; elle a relevé ses cheveux avec un peigne neuf et tracé sur son front, avec le sang même de son mari, les traits ordonnés.
« Pendant ce temps-là, les prêtres répandaient sur le cadavre du beurre fondu ; on le couvrait d’étoffes nouvelles et on chantait des prières. Cela terminé, on mit des cordes en travers sur le bûcher, et par-dessus une grande pièce d’étoffe blanche sur laquelle le mort fut placé.
« La veuve fit sept fois le tour du bûcher en jetant autour d’elle des poignées de riz et des cauris (petits coquillages des Maldives servant de menue monnaie) qu’elle portait dans ses mains, et qui sont, pour ceux qui les recueillent, des objets sacrés.
« Quand elle eut fini les sept tours, elle monta sur le bûcher et s’étendit sur le corps de son époux, en le pressant dans ses bras. On releva sur elle les deux côtés de l’étoffe, et, avec les cordes placées par-dessous, on attacha les deux corps.
Aussitôt le fils de Scanda, qui avait une torche à la main, mit le feu au bûcher. Il brûla près de deux heures. Les cendres et les os qui restaient furent soigneusement enveloppés dans des pièces de laine blanche, et j’expédiai deux hommes exprès pour les jeter dans le Kavery.
« Ce n’est pas moi qui ai fait brûler cette femme ; c’est elle-même, vous le voyez, qui a voulu rendre hommage à la mémoire de son mari.
Le président. — Ce fils de Scanda qui a mis le feu était-il aussi le fils de la malheureuse, ou celui d’une autre femme ?
Hyder-Ali. — C’était son fils aîné.
Le président. — Mais cela est horrible. Est-ce que cet homme est parmi les accusés ?
Hyder-Ali (après s’être retourné et avoir parcouru la masse des accusés). — C’est le huitième du quatrième rang.
Le président. — Il se nomme ?
Hyder-Ali. — Scanda ! Il a pris le nom de son père en entrant dans l’association.
Le président. — Scanda, approchez !
Cet ordre fut immédiatement communiqué en tamoul à l’accusé, qui ne comprenait que cette langue et l’argot des Thugs, et l’auditoire vit alors sortir des rangs des Étrangleurs un pauvre diable chétif et malingre, qui avait débuté dans la carrière du crime par l’horrible sacrifice dont venait de parler Hyder-Ali.
La foule se souleva pour voir le parricide. Le misérable rampa vers le tribunal plutôt qu’il ne s’en approcha.
Ses cheveux étaient en désordre, ses vêtements en lambeaux.
On eût dit un chacal.
Ses yeux étaient baissés, sa voix était voilée ; on l’entendait à peine.
— Scanda, lui dit le président, vous êtes le fils de celui qui s’est tué par ordre d’Hyder-Ali et de la malheureuse femme qui s’est brûlée sur son bûcher. Ce que vient de dire votre chef est-il donc vrai ?
— Tous est vrai, répondit Scanda.
— Vous avez eu l’horrible courage de voir mourir votre père et de mettre vous-même le feu au bûcher de votre mère ?
— C’était l’ordre de la déesse. Ma mère elle-même m’avait dit de le faire.
— Après cet horrible parricide, vous êtes entré dans l’association ?
— J’en faisais déjà partie comme cheyla (disciple) ; mais le lendemain du suttee de ma mère, je fus élevé au rang de Bhurtote (Étrangleur).
— Vous semblez ne pas avoir la vigueur nécessaire pour maintenir un homme.
— Cela ne fait rien. Lorsque le moment est venu, la déesse rend forts et invincibles les plus faibles de ses fidèles.
Ces réponses étaient faites d’une manière presque inintelligible.
Scanda paraissait hébété et inspirait un tel sentiment de répulsion et de dégoût que le président renonça à tirer de son interrogatoire le moindre éclaircissement.
Il le renvoya à sa place et ordonna aux gardes de faire approcher l’accusé Sumsee.
C’était le gooroo (prêtre initiateur) de la bande d’Hyder-Ali.
À l’appel de son nom le vieillard qui était, sur le banc des accusés, voisin d’Hyder-Ali, se leva, et après avoir échangé rapidement avec le jemadar quelques mots que personne ne put comprendre, il s’avança vers le tribunal, lentement, à pas comptés.
Le contraste qu’il présentait avec son chef avait quelque chose de brutal, fait à plaisir.
Autant le premier était grand et fort, autant celui-ci était maigre et paraissait faible.
Tandis que le premier portait fièrement sa tête sauvage, hideuse, couperosée ; le gooroo, lui, marchait modestement, sans regarder autour de lui, se faisant même plus vieux qu’il n’était, peut-être par calcul.
Mais pour l’observateur, son visage n’était qu’un masque. Ses yeux enfoncés et caves avaient des regards farouches ; cette teinte plombée et cadavéreuse ne couvrait pas complètement la bestialité et l’hypocrisie.
— Vous nous nommez Sumsee, lui dit le président et vous remplissez les fonctions de gooroo dans la bande d’Hyder-Ali ?
— J’ai été choisi par la déesse elle-même pour être le directeur spirituel des disciples et pour interpréter ses augures, répondit l’accusé.
— Tâchez d’être clair dans vos réponses et cessez de jouer devant le tribunal votre comédie infâme.
« Nous ne croyons pas plus à vos inspirations que vous n’y croyez probablement vous-même. Tout cela était bon en face des malheureux dont vous égariez l’esprit. Ici, vous avez affaire à des hommes et à la justice. C’est d’après vos ordres qu’a été brûlée à Rani une malheureuse veuve d’un marchand de Tritchinapaly ; vous l’avez avoué au capitaine Reynolds. C’est également par vos ordres que devait être sacrifiée lady Buttler.
« Depuis combien de temps êtes-vous le gooroo de cette bande ?
— Depuis plus de vingt ans.
— Et depuis près de vingt ans vous ordonnez froidement le meurtre. C’est à croire, vraiment, que nous ne faisons ici qu’un épouvantable rêve. Cette femme que vos hommes repoussèrent à trois reprises différentes dans les flammes, vous n’avez eu pitié ni de ses larmes, ni de sa jeunesse, ni de sa beauté. Vous chantiez au contraire pour étouffer les cris de la malheureuse. Un de vos complices dit que vos mains étaient teintes de sang, ainsi que votre front.
— Une libation de sang, dans les formes prescrites par les livres saints, est pour la déesse le plus doux des nectars. Les pouranas nous disent : Gardez-vous d’offrir de la chair de mauvaise qualité. La victime doit être jeune, belle, préparée par des jeûnes et des ablutions pour le saint sacrifice, et ornée de guirlandes de fleurs. Au moment de la mettre à mort, le sacrificateur s’écriera : Kâly, déesse armée de terribles défenses, dévore ! tue ! détruis les méchants ! Attache la victime à l’autel ! saisis-la ! saisis-la, bois son sang ! sauve-nous ! sauve-nous ! Salut à Kâly !
L’infâme avait prononcé ces mots avec une exaltation croissante.
— Assez ! assez ! interrompit le président, car si votre chef nous a inspiré de l’horreur, vous nous inspirez, nous, du dégoût. L’heure de la justice est arrivé, nous verrons si votre puissante déesse vous viendra en aide.
Le vieux gooroo, ses deux bras amaigris et tremblants étendus vers Feringhea, prononça dans la langue des Thugs quelques mots d’imprécations que le jemadar accueillit avec un sourire de mépris et sans baisser les yeux.
Malgré les ordres les plus sévères, l’auditoire n’avait pu retenir son indignation. Il ne redevint calme qu’en entendant le président appeler à la barre plusieurs accusés à la fois.
C’était le plus monstrueux des défilés qui commençait.
Pendant cinq heures, ces monstres à face humaine se succédèrent devant le tribunal, avouant faire partie de la bande d’Hyder-Ali et ne craignant pas de se glorifier de leurs crimes.
— Moi, dit l’un, j’ai courbé le front pendant deux années comme un bon et loyal serviteur, dans une maison où l’hospitalité m’avait été offerte, puis le moment est venu enfin et, dans le jardin que j’arrosais chaque jour, repose maintenant le père et la mère, les enfants et les serviteurs. Je n’ai pas oublié de mettre dans la même tombe les chiens qui aimaient tant leurs maîtres qu’ils auraient pu faire découvrir les cadavres.
— Moi, déclara un autre, j’ai trouvé un soir ma mère aux pieds de la statue de Dourga, à laquelle elle allait demander force et santé. Lorsqu’elle s’est relevée, j’ai détourné la tête pour que ses yeux ne pussent se fixer sur les miens, et elle n’avait pas fait trois pas en avant que son âme reposait dans le sein d’Indra et bénissait son fils.
— Moi, raconta sans frémir un vieillard de près de quatre-vingt ans, j’avais deux filles belles comme Laschmi, la divine épouse de Vichnou, j’en ai fait le sacrifice. Pendant leur supplice, insensible à la douleur, elles me souriaient et ont expiré sans pousser un soupir. Elles savaient que je leur donnais une vie éternelle de bonheur ;
Parmi les 163 accusés, plus de 60, peut-être, firent des aveux semblables.
Ce ne fut qu’une litanie sans nom de crimes et de forfaits ; les autres occupaient dans la bande des fonctions moins importantes. Leur fanatisme stupide faisait parfois pitié.
Lorsqu’ils eurent été tous entendus, beaucoup d’entre eux par l’intermédiaire des interprètes, il ne resta plus à interroger que l’Hindou fait prisonnier dans les défilés des Gattes et auquel on devait la découverte de la bande tout entière.
Le colonel Sleeman lui avait promis la vie sauve, mais il n’avait pas voulu lui rendre la liberté avant qu’il eût avoué quel était l’enfant avec lequel il avait été trouvé et ce qu’il voulait en faire.
Le misérable, qui se tenait accroupi à l’extrémité de l’un des bancs des accusés, tressaillit lorsque le président l’appela par son nom.
Il s’approcha du tribunal en tremblant.
Ses yeux, démesurément grands, avaient une fixité étrange, quoique profondément enfoncés dans l’orbite.
— Vous vous appelez Roudanee et vous êtes barbier ? lui demanda le président.
— Oui, je m’appelle ainsi et je suis barbier à Chittore, déclara le misérable.
— D’où veniez-vous lorsque vous avez été arrêté sur la route de Rani ?
— Je venais de Chittore et j’allais rejoindre la troupe d’Hyder-Ali.
— Vous étiez avec un enfant qui paraissait hébété et n’osait lever les yeux sur vous ? Où aviez-vous enlevé cet enfant ?
— Je ne lui avais fait aucune violence ; je lui avais dit de me suivre et il m’a suivi.
— Nous allons l’entendre.
« Huissier, commanda l’honorable magistrat, faites venir cet enfant.
« Et vous Roudanee, poursuivit-il en s’adressant à l’Hindou, souvenez-vous bien que si la cour vous doit quelque indulgence, eu égard aux services que vous avez rendus au colonel Sleeman, elle mesurera cette indulgence à la sincérité de vos déclarations.
En ce moment, l’enfant fut introduit.
C’était un pauvre petit être d’une dizaine d’années, maigre et chétif. Il était couvert de haillons et se mit à trembler à la vue de son ravisseur.
Le président le rassura par quelques bonnes paroles qui semblèrent lui rendre un peu de courage.
Il se nommait Nazir.
Le président. — Nazir, reconnaissez-vous cet homme ? Où l’avez-vous vu pour la première fois ?
Nazir. — Seigneur, je le reconnais : c’est Roudanee, le barbier de Chittore. Un matin, j’étais à jouer tout seul dans un petit champ de riz auprès de la maison de mon père ; il est passé auprès de moi, m’a regardé et m’a mis la main sur les yeux. Je ne sais plus ce qui s’est passé ensuite.
Le président. — Comment, vous l’avez suivi sans résister ! Ce n’est pas possible, il vous a fait violence, vous a pris dans ses bras ?
Nazir. — Non. Il m’a dit de le suivre. Il me regardait ; tenez, comme en ce moment : j’ai eu peur et je l’ai suivi.
Le président. — Roudanee, je vous défends de regarder cet enfant. Tournez la tête d’un autre côté et laissez-le répondre. Voyons, Nazir, vous êtes encore sous l’influence de la peur. Tâchez de rappeler vos souvenirs.
Nazir. — Je ne sais rien de plus, seigneur ; je ne me rappelle même pas la route que nous avons faite.
— Pourriez-vous nous expliquer, Feringhea, ce que cela veut dire ? demanda le président en s’adressant au chef des Thugs.
— Mylord, répondit ce dernier, Roudanee est un de ces hommes que nous avons çà et là dans les villes et auxquels la divinité a accordé une puissance magnétique surnaturelle sur les femmes et les enfants. Leurs regards suffisent pour paralyser la force de ceux dont ils veulent se rendre maîtres.
— Pourquoi cet homme se dit-il barbier ?
— Il l’est réellement. C’est le métier qu’embrassent de préférence, dans l’association, ceux qui remplissent les fonctions d’enleveurs de femmes et d’enfants. Leurs mains, pendant qu’ils coiffent ou qu’ils épilent, sont en rapport avec les muscles les plus sensibles de l’organisme. L’immobilité du sujet, la fixité du regards de l’opérateur, tout concourt à lui donner ainsi une puissance à laquelle peu d’individus résistent.
— Ces hommes sont-ils pris au hasard ?
— Non, ils sont choisis avec le plus grand soin ; et lorsqu’ils ont été reconnus aptes à prêter à l’association leur concours, il sont assujettis à une vie d’abstinence et de privations, qui a pour but de développer leurs dispositions naturelles.
— Que vouliez-vous faire de cet enfant, Roudanee ? demanda alors le président à l’accusé.
— J’obéissais aux ordres d’Hyder-Ali, répondit le barbier.
— Vous entendez, Hyder-Ali, dit le magistrat en s’adressant à celui-ci, répondez.
Mais au lieu de répondre à celui qui l’interrogeait, le monstre se leva, et se tournant vers le tout-puissant jemadar, il s’écria :
— Et pourquoi, Feringhea, ne réponds-tu pas toi-même ? Tout aussi bien que nous, tu sais que le sang des enfants ou des vierges est nécessaire aux libations qui précèdent les sacrifices, et qu’il faut que ce sang soit chaud pour que, selon les rites sacrés, nous puissions tracer sur nos fronts et sur nos poignets les lignes qui distinguent les adorateurs de Kâly.
— Cela est vrai, Feringhea ? demanda le Président.
— Cela est vrai, mylord, répondit le chef.
Après cet épouvantable aveu, qui avait soulevé mille imprécations, sir Georges Monby, le président, leva la séance et les accusés furent reconduits au fort Saint-Georges.
Le tribunal devait entendre, dans l’audience suivante, la déposition du colonel Buttler et celle des témoins du guet-apens dont le malheureux officier et les siens avaient été victimes.
X
L’ATTENTAT DE SIR EDWARD.
e lendemain, l’audience s’ouvrit devant un auditoire plus nombreux encore que les jours précédents, si toutefois la chose était possible, et sir Georges Monby, une fois les accusés à leurs bancs et le silence obtenu, pria sir Edward Buttler de faire sa déposition.
Après avoir respectueusement salué la cour, et s’être armé du courage qui lui était nécessaire, sir Edward commença en ces termes :
— Sir, pardonnez à mon émotion, mais je suis encore sous le coup de l’affreux malheur qui a anéanti ma famille ; je vais m’efforcer cependant de rappeler tous les souvenirs et d’imposer silence à ma douleur.
« Envoyé l’an dernier à Ceylan par le gouvernement et devant rester plusieurs mois dans l’île, pour y remplir la mission importante qui m’était confiée, j’avais emmené avec moi lady Buttler, mon fils et mon neveu. Mon fils avait sept ans et mon neveu six à peine.
« Il y a quelques semaines, mes travaux étant terminés et l’ordre m’en ayant été donné, je me mis en route pour rentrer à Madras, aussi rapidement que possible, et comme le bâtiment qui fait le service entre Trinquemale et le chef-lieu de la province devait tarder assez longtemps encore, je résolus de faire la route par terre après avoir franchi le détroit.
« Mes préparatifs achevés, je m’embarquai avec les miens à Trinquemale sur un cotre qui me conduisit heureusement à Tanjore. Après quelques jours de repos, je me dirigeai vers Seringham, afin de rejoindre après de cette ville la grande route qui remonte vers le nord.
« Lady Buttler, les enfants et les femmes de chambre voyageaient en palanquins ; mes deux domestiques et moi nous faisions la route à cheval. Les bagages nous suivaient dans un chariot attelé de bœufs. Ma caravane, y compris les porteurs de palanquins, se composait d’une trentaine de personnes.
« Jusqu’au-delà de Seringham, notre voyage s’accomplit sans nul incident remarquable. Nous marchions à petites journées pour ne pas fatiguer mes hommes et nous venions de dépasser Melampoor, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage qui nous força de faire halte.
« Pour échapper, autant que possible du moins, au danger de la foudre, j’avais établi mon campement au milieu d’une plaine immense qui s’étendait au-delà de l’horizon, sans ombre et sans verdure. On eut dit un véritable désert.
« Nous passâmes là tout la journée, et le soir, la nuit promettant d’être fort elle, je donnai le signal du départ. Quelques instants après nous nous remîmes en route.
« Lady Buttler était dans son palanquin, et j’avais assis devant moi, sur mon cheval, mon petit James qui n’avait pas encore sommeil, lorsque tout à coup il s’écria :
« — Tiens, papa, des arbres !
« Je regardai du côté où l’enfant étendait la main, et, à ma stupéfaction, j’aperçus à la clarté de la lune, qui venait de se lever, un taillis de buissons que je ne m’attendais pas à rencontrer aussi rapidement.
« M’étais-je trompé de route ? Étais-je plus loin que je ne le supposais ? C’était probable, car rien sur la carte où j’avais tracé mon itinéraire ne m’indiquait ce que mon fils venait de découvrir.
« Je crus alors prudent de ne pas aller plus loin ; car bien que nous ayons continué à marcher lentement, le bois grandissait à vue d’œil. On aurait pu croire, mirage causé sans doute, me disais-je, par les rayons de la lune qui venait de se lever, que la forêt venait à notre rencontre.
« Quoiqu’il en fût, ne voulant pas me hasarder dans les taillis pendant la nuit à cause des bêtes fauves, j’ordonnai la halte.
« En moins d’un quart d’heure les tente furent dressées de nouveau, et tout notre monde se prépara au sommeil.
« J’avais conservé près de moi mon fils qui était nerveux et inquiet.
« J’essayais vainement de l’endormir.
« — Je n’ai pas sommeil, j’ai peur ! me disait-il.
« — Peur !… de quoi donc ?
« Et je pris sur mes genoux l’enfant, qui se cacha la tête sur ma poitrine.
« Je me souvins alors que, pendant la route, Koumi, mon intendant, avait raconté à mon petit James, pour le distraire, une foule d’histoires des Thugs et des légendes de Kâly. Je supposai naturellement que l’enfant était resté sous l’impression de ces récits et je me promis de les interdire désormais.
« En attendant, je m’efforçai de rassurer mon fils, en lui affirmant que toutes les histoires de Koumi n’étaient que des mensonges ; mais il répétait toujours :
« — Non, père, tout cela est vrai, j’entends Kâly qui m’appelle.
« J’étais vraiment désespéré et j’ordonnai à James de fermer les yeux.
« — Je ne pourrais pas, me répondit-il, car je ne t’ai pas tout raconté. Pendant qu’on dressait les tentes, je suis allé courir un peu en avant ; tout à coup, je me suis trouvé auprès d’un buisson, et j’ai cru qu’il s’avançait sur moi. Il m’a semblé même que ses branches s’étendaient pour me saisir.
« — Les arbres ne marchent pas, lui dis-je pour le rassurer.
« Et je le portai dehors de la tente, afin que l’air frais de la nuit le calmât un peu.
« Mais à peine eus-je jeté les yeux autour de mon campement que je jetai un cri d’alarme.
« Ces taillis, à quelques cent mètres desquels nous nous étions arrêtés, nous environnaient de tous les côtés ; et mes chiens, que j’étais étonné de n’avoir pas entendus, râlaient empoisonnés.
« À mon appel, tous mes gens bondirent de leurs nattes, lady Buttler elle-même accourut, mais les buissons semblèrent avoir répondu, eux aussi, à mon cri d’alarme, car, pour ainsi dire, ils bondirent sur nous.
« Chacun d’eux cachait un de ces monstres. Ils s’étaient approchés de nous à l’aide de cette ruse.
« J’armai aussitôt mon revolver, et m’élançai au-devant des misérables, qui, surpris de la résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, s’enfuyaient de tous les côtés.
« Par malheur, à ce moment même, de gros nuages noirs voilèrent la lune et l'obscurité protégea la retraite des Thugs.
« J’arrêtai l’élan de mes hommes et fis volte-face pour retourner au campement, mais je poussai aussitôt un cri d’horreur.
« Mes tentes, mes bagages, mon chariot, tout disparaissait derrière des flammes. Les Thugs avaient incendié tous ce buissons secs qui leur avaient servi d’abri. Je franchis d’un bond ce rideau de feu. Il était trop tard, ma femme et mon fils avaient disparu.
« Fou de douleur, je sautai à cheval et malgré la fumée qui m’aveuglait je battis la plaine toute la nuit, mais inutilement. Je ne devais retrouver lady Buttler que pour la voir périr sous mes yeux. Quant à mon fils, mon pauvre James, les infâmes l’ont sacrifié à leur divinité sanglante. Ni la mère, ni l’enfant n’auront même une sépulture chrétienne. Vous savez le reste. »
Et sir Edward Buttler, à bout de forces et de courage, se laissa retomber sur son siège en fondant en larmes.
On entendait dans l’auditoire épouvanté le bruit des sanglots, mais personne n’osait prononcer une parole.
— Nous comprenons votre douleur et nous la partageons tous, sir Edward, dit sir Monby, en cherchant vainement à rester maître de son émotion, et la cour vous autorise à vous retirer, car elle comprend qu’en ce moment la solitude doit vous être chère.
L’honorable officier remercia du geste et sortit escorté jusque sur le seuil de la salle par les regards sympathiques de toute la foule.
Puis, le calme s’étant peu à peu rétabli, le président ordonna d’introduire le second témoin.
— M. le président, dit l’attorney général, ce second témoin est un Français du nom de Hamel, mais son état de santé ne lui permet pas de paraître devant vous. J’ai là sa déposition qui renferme les plus grands détails ; si vous m’y autorisez, j’en ferai donner lecture.
— Parfaitement, répondit sir Monby ; que le premier clerc du secrétariat de la justice lise cette déposition.
L’attorney général fit passer immédiatement au fonctionnaire désigné par le président la déposition de ce second témoin, et le clerc commença en ces termes :
XI
LE RÉCIT D’ALPHONSE HAMEL.
e me nomme Alphonse Hamel. Je suis né à Fontainebleau, près de Paris, et suis voyageur de commerce.
« Mes affaires m’appelaient à Calcutta, et le navire qui m’avait amené de France, continuant sa route vers les mers de Chine, m’avait laissé à Malacca, où je devais attendre le passage d’un bâtiment qui allât au fond du golfe du Bengale. Après trois jours de repos, je fus prendre des informations au consulat français.
« — Nous attendons d’un instant à l’autre le passage de la malle anglaise qui va droit sur Calcutta, me dit le chancelier, c’est une affaire de patience, deux jours peut-être, une semaine au plus.
« — Une semaine ! c’est long !
« — Tenez, poursuivit mon compatriote en me conduisant à une fenêtre, voici un pauvre diable qui vous enseignera la patience. Depuis deux longs mois il attend le vaisseau qui doit le rapatrier, et je vous jure que deux mois durent pas mal, quand on les passe sans manger… ou à peu près, car, à l’exception de quelques poignées de riz que le consulat lui donne par pitié, je ne sais pas de quoi vit ce malheureux.
« En parlant ainsi, il me montrait du doigt un Hindou couché sur le sable, immobile et fixant la mer.
« — Comment ! dans tout le pays, il n’a pu trouver à travailler seulement pour sa nourriture ?
« — Ma foi ! non. Il est vrai, j’oubliais de vous faire part de ce petit détail, qu’on le soupçonne d’avoir assassiné son camarade.
« — Diable !
« — Oui. Nous avions ici un autre Hindou ; c’était un gars solide, adroit et travailleur comme un bœuf, mais taciturne et triste au possible. Ne le trouvant jamais à rire ou à chanter, le consulat, qu’il approvisionnait d’eau chaque matin, l’avait surnommé le « remords ambulant. » Un beau matin, celui que vous voyez couché, arriva dans le pays, je ne sais comment. Les deux Hindous se rencontrèrent ; ils se connaissaient, sans doute, car on vit le nouvel arrivant causer avec notre homme qui, en deux ans, n’avait peut-être pas autant parlé que dans cette conférence qui dura cinq minutes ; puis ils se séparèrent.
« Le lendemain, on trouva notre porteur d’eau noyé dans une citerne.
« — Sa tristesse ou ses remords l’avaient probablement poussé au suicide ?
« — Soit ! mais ce suicide offrait une particularité. Un homme bien décidé à se noyer peut prendre certaines précautions comme celles de se lier bras et jambes ou de s’attacher une pierre au cou ; mais il ne lui vient jamais à l’idée de se couper les oreilles.
« — Le cadavre n’avait plus d’oreilles !
« — Elles étaient enlevées. L’Hindou fut arrêté : on flaira une de ces terribles vengeances indiennes qui vont chercher leur proie au bout du monde, mais les preuves manquaient, et puis, dans ce pays, le meurtre d’un naturel n’étant pas chose si rare qu’il faille y attacher une grande importance, on relâcha bientôt le prisonnier. Mais l’aventure l’empêcha de trouver du travail et lui fit refuser le passage sur les navires qui pouvaient le mener au Bengale.
« — Savez-vous que cela ne m’encourage pas dans mon projet de prendre un naturel pour domestique pendant mon séjour.
« — Allons donc ! ces gens-là se tuent entre eux, mais il ont le saint respect de l’Européen. Tenez, un conseil : prenez justement ce gaillard-là pour serviteur.
« — Y pensez-vous ? Il me couperait les oreilles pendant mon sommeil.
« — Après tout, il est peut-être innocent, et vous feriez une bonne action. Que l’Hindou soit bien traité, et il demeure fidèle à son maître. Rappelez-vous ce régiment de cipayes qui, dans la disette d’un siège, disait un jour : « Donnez le riz aux Anglais, nous nous contenterons de l’eau dans laquelle on l’aura fait cuire. » Prenez Nazir. Avec la promesse de le ramener dans ses jungles, vous en ferez ce que vous voudrez. Vous savez déjà qu’il n’est pas coûteux à nourrir, il paraît être encore moins cher à habiller. Je vais l’appeler. Hé ! Nazir !
« À ce cri l’Hindou se leva et marcha vers nous d’un pas lent. C’était un homme de petite taille, maigre et nerveux ; sa chevelure noire tombait longue et plate sur son cou et encadrait sa face cuivrée dont les yeux brillaient d’un feu sombre.
« — Nazir, prends mon compatriote pour maître et il te ramènera au Bengale, lui dit le chancelier du consulat.
« L’Hindou me fixa pendant quelques secondes, puis il vint à moi, me prit la main droite qu’il plaça un moment sur sa tête, et sans dire un mot, sortit et alla s’étendre sur le pas de la porte.
« — L’affaire est faite, il vous a rendu l’hommage d’obéissance et va vous attendre pour nous suivre. Voilà un domestique dont la livrée ne vous ruinera pas.
« — Si je le conduisais à Paris dans ce modeste costume, j’obtiendrais un rude succès.
« J’achevais à peine cette phrase, qu’une voix douloureusement mélancolique murmura derrière moi :
« — Ô ma belle France !
« Je me retournai et bondis de surprise.
« Là, sous le ciel brûlant des Indes, à plus de quatre mille lieues de Paris et par conséquent du bal de l’Opéra, je me trouvais tout à coup en présence d’un homme costumé en magnifique Chicard, car tel était l’étrange habillement de celui qui venait, sans être entendu, de se glisser sans bruits dans la salle.
« Figurez-vous un de ces immenses chapeaux à claque des marchands de vulnéraire, surmonté d’un pyramidal plumet ; un bourgeron bleu ; une culotte de peau et des bottes à l’écuyère, mais si parfaitement usées qu’on pouvait hardiment parier que leur propriétaire marchait sur la plante de ses pieds. Bref ! le costume de chicard dans out ce qu’il a de débraillé et de disparate.
« Mais si le rire m’avait pris à la vue du costume, il cessa tout à coup en regardant celui qui le portait. Je vis un homme de vingt-cinq ans qui en paraissait soixante, au long corps brisé par la douleur, à l’œil cave, à la joue creuse et rougie aux pommettes, dont la poitrine qui râlait semblait à tout instant près de se briser par une toux sèche, qui amenait à ses lèvres une écume rougeâtre.
« En un mot tout l’aspect d’un malheureux que la phthisie a usé jusqu’au dernier souffle et qui va mourir.
« Je me sentis le cœur étreint par une indicible pitié au terrible contraste de ce costume, symbole de joie et de folie, qui flottait sur le squelette décharné de ce moribond.
« Il me salua, doux et humble, et avec le sifflement intérieur qu’il cherchait à arrêter en comprimant à deux mains sa poitrine haletante :
« — Alfred, surnommé Ernest, artiste dramatique, pour vous servir, s’il en est capable, me dit-il.
« Puis se tournant vers le chancelier :
« — Eh bien, mon bon monsieur ? demanda-t-il d’une voix anxieuse.
« — Eh bien, Ernest, nous espérons un très-prochain navire. Il faut attendre, mon brave garçon.
« — Attendre ! c’est là un mot que peuvent écouter ceux qui ont du temps devant eux ; mais moi, mon temps est si court que me dire d’attendre, c’est comme de conseiller à un petit savoyard de manger sa marmotte… Est-ce que je puis attendre ! Ah ! il avait bien raison, là-bas, aux Funambules, ce machiniste qui me disait, un jour que je lui parlais de l’avenir : « Ne te casse donc pas la tête pour un chalet en Suisse dans la vieillesse ; toi, à vingt-cinq ans, tu seras dans la grande boîte à dominos. » Encore un mois et je les aurai, mes vingt-cinq ans… Ai-je assez souffert pour les atteindre ! Et ce marchand de santé qui me disait à la consultation gratis : « Prenez de l’excellent bordeaux, abusez des viandes succulentes et allez faire une saison dans le Midi ! » J’y suis, dans le Midi, avec un soleil qui me dessèche la poitrine !
« — Voyons, ne désespérez pas, l’air natal vous remettra, lui dis-je.
« Le pauvre homme me regarda avec ses yeux pleins de larmes :
« — Non, non, je ne verrai plus mon faubourg Saint-Martin ; je le sens là, c’est fini ! C’est comme qui dirait une carotte dans le plomb, c’est bouché ! Ça ne peut plus aller, voyez-vous !
« Puis il éclata en sanglots, en ajoutant :
« — Ah ! oui, c’est fini… je n’embrasserai plus ma petite Poussette ! Qu’est-ce que j’ai donc fait au bon Dieu pour qu’il me punisse ainsi ?
« J’ai toujours été honnête homme… je n’ai jamais fait de mal à personne… je remplissais bien mes devoirs de figurant à raison de 6 francs par semaine, et, dans le jour, je travaillais au cartonnage… je ne dormais pas plus de trois heures… Tout ça, c’est pas des crimes pour le bon Dieu, n’est-ce pas ? Dame ! j’allais pas souvent à l’église… mais fallait-il pas travailler pour élever Poussette, ma petite sœur… fraîche et rose, elle… Heureusement que j’ai hérité tout seul de la maladie de famille ! Tenez, j’avais tort de me plaindre du bon Dieu ! Il a préservé Poussette. Elle doit avoir ses dix-huit ans aujourd’hui… et je ne la reverrai plus, mon Dieu, je ne la reverrai plus !
« Une épouvantable crise de toux vint interrompre le malheureux. Nous étions muets devant le désespoir de l’artiste ; nous ne pensions plus à son grotesque affublement.
« — Oui, reprit-il, c’est l’ambition qui m’a perdu. À voir jouer M. Debureau, j’avais cru que j’en ferais bien autant. Aussi, quand on m’a démoli les Funambules, je me suis dit : Il faut gagner une dot pour ta sœur, va-t’en jouer les pierrots en Californie ; on y fait vite fortune, tu auras encore le temps de revenir pour mourir. J’avais des économies, j’ai fait deux parts : une pour Poussette, que je confiais à de braves gens ; avec l’autre je me suis monté une petite garde-robe de théâtre, et, le voyage payé par mon directeur, je me mis en route. Je n’avais pas beaucoup de talent, mais le public riait fort de mes drôleries et de mes grimaces. Il est vrai que souvent c’était la souffrance qui me les faisait faire, ces grimaces-là ! Bien des fois j’ai pensé m’évanouir en scène, mais je pensais à Poussette, et cette pensée me rendait force et courage. Enfin, j’avais fini par mettre six mille francs de côté.
« — Que sont-ils devenus ? nous écriâmes-nous.
« Il parut hésiter, puis il reprit :
« J’ai expédié la somme en France. Pour vous finir, un beau jour, le théâtre a fait la culbute ; alors la misère est venue, j’ai vendu pièce à pièce ma défroque d’acteur, les bons effets d’abord, puis les autres. Enfin le jour est arrivé où il m’a fallu m’habiller avec ce que tout le monde avait refusé. Le hasard m’a rassemblé un drôle de costume, vous le voyez ! Des loques qui dureront encore plus que moi ! Cependant, le mal galopait ; la maladie de poitrine, savez-vous, c’est comme un régisseur de théâtre qu’on a offensé, ça ne pardonne pas ! Je me suis donc embarqué pour revenir en France par les Indes ; c’est le plus long, mais on me prenait par pitié, je n’avais pas à choisir. Malheureusement, le navire, en arrivant ici, a trouvé des ordres qui changeaient sa destination, et il m’a laissé en route. Comme je serais déjà loin depuis cinq semaines perdues à attendre !… Je n’aurais vu Poussette qu’une petite demi-minute en arrivant et je serais mort content ! Et vous venez me dire d’attendre encore ! Ah ! oui, attendre la mort… car il est maintenant trop tard pour croire que j’arriverai à temps ! Que je souffre !
« Et le pauvre homme se tordit dans une nouvelle crise douloureuse.
« À écouter le récit d’Alfred dit Ernest, le temps avait passé vite ; la nuit était venue quand je quittai le consulat.
« À la porte une ombre se releva et me suivit.
« C’était Nazir que j’avais oublié.
« Le conseil du chancelier avait du bon quand il m’engageait à prendre Nazir, car à cent pas de là, au milieu de l’obscurité, je glissai dans un de ces énormes crevasses pleines d’eau qui sillonnent les rues.
« Nazir me retira du gouffre où j’aurais pu me noyer.
« Enfin, j’arrivai à ma demeure. Brisé par la fatigue et l’émotion, je tombai comme une masse sur mon lit, et je m’endormis sans avoir le temps d’éteindre ma lumière.
« Une heure après, je fus réveillé en sursaut et sentis une chaleur accablante.
« Ma lumière, enflammant mon moustiquaire, avait allumé l’incendie qui allait me dévorer, lorsque j’aperçus Nazir qui s’avançait vers mon lit.
« Le brave Hindou se jeta sur moi et m’emporta à travers les flammes.
« J’étais sauvé une seconde fois.
« — Diable ! m’écriai-je en songeant aux deux dangers dont Nazir m’avait arraché, les bonnes femmes de Fontainebleau, mon pays, ne manqueraient pas de citer le proverbe : Ceux qui doivent être pendus ne peuvent mourir par l’eau ou par le feu.
« Cependant, Nazir avait un étrange sourire.
« La reconnaissance m’empêcha d’y prendre garde.
« Le lendemain, on m’envoya prévenir du consulat que le navire de Bordeaux, le Saint-Remy, arrivé, pendant la nuit, du Japon, continuerait dans l’après-midi sa route pour Calcutta. Mes préparatifs ne furent pas longs, et, trois heures après, je montai à bord suivi de mon sauveur.
« J’y trouvai l’infortuné cabotin pour lequel le consulat avait obtenu un passage jusqu’à Calcutta, où, lui avait-on affirmé, il trouverait de fréquents départs pour la France.
« L’espoir, qui veille au cœur du plus malade, l’avait encouragé, et il s’était fait hisser tout mourant sur le navire.
« La vue de son costume étrange et ce nom « Alfred dit Ernest, » inscrit sur le livre des passagers, avait d’abord égayé l’équipage, mais une sympathique pitié avait bientôt remplacé l’hilarité, et chacun à bord entourait le moribond de soins empressés.
« Le capitaine lui avait offert des vêtements de marin, mais, chose étrange, le malade avait énergiquement refusé de quitter ses haillons.
« J’ignore si l’air de la mer lui était favorable, mais il parut renaître un instant, ou plutôt l’agonie sembla s’arrêter.
« Le Saint-Remy comptait peu de passagers : deux femmes d’officiers du Bengale qui rejoignaient leurs maris, un gros Espagnol insignifiant, puis deux Anglais, qui tout d’abord fixèrent mon attention.
« Le premier, que l’on appelait le colonel Ireton, était un homme de quarante ans, froid, distingué, d’une excessive politesse.
« Cet officier supérieur retournait dans l’Inde, où il avait longtemps combattu.
« Son nom, inscrit parmi ceux des plus braves, avait jadis fait trembler les Thugs.
« La mort d’un frère aîné, en donnant au colonel une des grandes fortunes de l’Angleterre, l’avait forcé à quitter les Indes ; mais bientôt, fatigué de la vie de millionnaire, il avait regretté son ancienne existence si remplie de périls, de fatigues et d’âpres jouissances. Alors son originalité avait trouvé un singulier prétexte pour retourner aux Indes en simple amateur.
« Il avait invoqué la cuisine.
« Calm, le second passager, ne s’était jamais séparé du colonel, dont il était le frère de lait. Il s’était engagé pour le suivre au régiment, et il aurait refusé tous les grades que lui méritait son indomptable bravoure pour ne pas quitter Ireton. Comme lui, il était revenu en Europe et, comme lui, il avait pris en haine l’existence tranquille.
« L’ennui lui avait suggéré une occupation : il s’était fait cuisinier du colonel et passait son temps à lui confectionner tous ces plats indiens qu’ils mangeaient jadis, pendant leurs campagnes.
« Un beau matin, le colonel appela Calm et lui dit :
« — Ton karrick à l’indienne est raté, mon brave.
« — En quoi ? colonel.
« — Je l’ignore, mais il y manque quelque chose.
« — J’ai mis tous les ingrédients de ma recette.
« — C’est possible ! Mais là-bas il avait un parfum, un goût, que sais-je ? un rien qui manque ici. Je parie que tu as fait un oubli ?
« — Je vous affirme que la recette…
« — Alors ta recette est mauvaise.
« — Si nous écrivions aux Indes, au capitaine Clowe, de nous en envoyer une autre ?
« Faisons mieux. Allons la lui demander nous-mêmes.
« Calm ne fit qu’un bond à sa chambre pour préparer sa valise, et le soir même, Ireton et Calm se mettaient en route pour aller au bout du monde chercher une recette de cuisine.
« Il s’étaient fait suivre d’un fidèle compagnon, Black, un grand épagneul au poil noir.
« Vingt-quatre heures après mon embarquement sur le Saint-Remy, les petits soins que nous prodiguions ensemble à l’artiste moribond m’avaient lié avec le colonel.
« — Votre compatriote est perdu ; l’air de la mer le soutient, mais il va mourir en débarquant à Calcutta, me dit-il.
« — Oui, colonel, mais peut-être vivrait-il encore quelques semaines s’il n’était miné par l’inquiétude du souvenir d’une sœur aimée.
« Et je lui contai l’histoire de dévouement du pauvre pierrot pour sa sœur Poussette.
« Je terminais, quand Calm vint nous dire que le malade demandait à nous parler.
« Nous descendîmes dans la chambre où il était étendu sur un divan.
« — Mon bon monsieur Hamel, me dit-il, j’ai voulu, en présence du colonel, vous avouer une faute. Pour la première fois de ma vie, je mentais en vous disant, l’autre jour, que j’avais expédié en France les six mille francs économisés pour Poussette. J’avais eu trop de mal à les amasser pour les confier à personne ; je voulais les apporter moi-même. Le jour de mon départ, je les avais encore… et je n’avais pas mangé depuis l’avant-veille, mais, vous comprenez, la dot de ma petite sœur, c’était sacré… j’aurais traversé le monde à pied, crevant de soif et de faim, sans jamais y toucher.
« Seulement la somme était en or, lourde, embarrassante. Les poches de ce costume étaient trop mûres pour leur confier pareil poids et j’étais fort en peine d’emporter mon trésor, en le dissimulant, quand je fis une heureuse rencontre.
« C’était un mineur américain que j’avais connu au théâtre et dont ma conduite rangée m’avait valu l’amitié :
« — Tu dois te faire un joli magot avec tes économies ? me disait-il souvent… par intérêt pour moi, bien entendu. Le jour en question, il me répéta sa demande et je lui confiai mon embarras. — « Le moyen est bien simple, me dit-il ; convertis ton saint-frusquin, non pas en billets, car ils sont à peu près tous faux dans ce pays, mais en diamants ; c’est petit, léger, et ça peut se coudre dans un vêtement. Tiens, j’en connais un à vendre chez un changeur… il vaut plus de six mille francs, je t’en réponds : c’est moi qui le lui ai cédé et je l’avais payé neuf mille. L’argent comptant est rare à San-Francisco, tiens bon, et le changeur consentira au marché. »
« Il me conduisit chez l’homme, qui se fit bien tirer l’oreille pour lâcher le diamant à six mille francs ; mais je l’obtins, et, une heure après, il était cousu dans la ceinture de mon pantalon.
« C’est pour cela que je refusai l’autre jour de changer de costume.
« Surpris à ce moment de son récit par un violent accès de toux, Alfred s’arrêta ; mais faisant appel à son courage, il reprit bientôt :
« — Vous me dites et j’ai beau m’efforcer de croire que je reverrai ma Poussette… il faut pourtant se faire une raison… l’Inde sera mon Père-Lachaise. Aussi je vous ai choisi pour vous confier l’unique fortune de la petite sœur… c’est peu, mais ça suffira pour ouvrir un commerce qui la garantira de la misère et de pis encore ! Le bon Dieu vous surveillera après ma mort, monsieur Hamel, et il vous bénira si vous avez bien rempli le dernier vœu du saltimbanque. Tenez, regardez mon trésor !
« Et, ouvrant la main, il me tendit une pierre de la grosseur d’une noisette.
« Je n’eus besoin que de la regarder un instant :
« — On vous a trompé, m’écriai-je.
« Je ne saurais décrire la vigueur que retrouva le mourant pour se lever convulsivement et la voix déchirante avec laquelle il répéta ces mots pleins d’angoisse :
« — Trompé ! dites-vous, trompé !
« Son désespoir était effrayant.
« À ce moment le colonel me retira le diamant des doigts :
« — Mais oui, mon garçon, on vous a trompé, lui dit-il de sa voix calme, ce diamant ne vaut pas 6,000 francs, il en vaut 10,000 ; la preuve, c’est que je vous l’achète.
« La secousse avait été trop forte pour l’artiste ; il s’évanouit sans répondre.
« Pendant que Calm lui prodiguait des soins, nous remontâmes sur le pont.
« — Êtes-vous fou ? colonel, dis-je à l’Anglais, la pierre est fausse !
« — Parbleu ! je le sais bien, me répondit-il ; ce pauvre diable a été dépouillé par deux coquins qui s’entendaient ; mais est-ce un raison pour lui enlever l’illusion qui adoucit son agonie ?
« Nous fûmes interrompus par les cris de l’équipage.
« Mais d’abord, un mot d’explication. À notre arrivée à bord, Nazir était allé s’étendre à l’avant du navire, où, depuis le commencement de la traversée, il était resté muet et sombre, mais non pas aveugle, car il épiait nos moindres gestes.
« J’avais respecté ce calme de l’Hindou, dont les services m’étaient inutiles, puisque j’avais à ma disposition les domestiques du bord. L’équipage avait fini par ne plus faire attention à Nazir, qui avait d’abord repoussé toutes les avances.
« L’Hindou avait pourtant à défendre sa solitude contre un importun, ou, pour mieux dire, contre un ennemi, car Black, l’épagneul du colonel, avait conçu pour Nazir une aversion qu’il manifestait à sa vue par de sourds grognements et l’exhibition d’une menaçante mâchoire.
« L’animal, qui jusqu’à ce jour s’était borné aux démonstrations, venait d’ouvrir les hostilités en se précipitant sur son ennemi couché. Il lui avait arraché son turban qui, en se déroulant dans la lutte, avait laissé tomber un objet que l’animal tenait à pleines dents.
« C’était la vue de cet objet qui avait mis l’équipage en rumeur.
« Le colonel siffla Black, qui vint déposer sa capture aux pieds de son maître.
« On comprendra mon saisissement quand je reconnus dans cet objet une oreille desséchée à laquelle pendait encore un anneau d’or, gravé de signes mystérieux.
« Aussitôt l’histoire qui m’avait été racontée à Malacca me revint à la mémoire.
« Nazir s’était levé et venait à notre rencontre. Il se baissa et ramassa le débris humain, qu’il replaça avec le plus grand calme dans un pli de son turban.
« — C’est donc toi l’assassin de ton compatriote ! m’écriai-je.
« — Je n’ai pas assassiné, maître, j’ai puni. Le traître avait trompé ma fille. Un homme s’est présenté qui consentait à l’épouser si le séducteur était mort. Nazir s’est mis en route. Il a puni et il rapporte la preuve du châtiment à celui qui doit épouser son enfant.
« Tout cela était dit de ce ton doux et lent que prête à la voix le dialecte de l’Hindoustan.
« J’étais convaincu que cet homme me mentait, mais il m’avait deux fois sauvé la vie, je ne pouvais manifester hautement l’horreur qu’il m’inspirait ; je me contentai donc de détourner la tête.
« Nazir, sombre et impassible, retourna prendre sa place.
« Le colonel le suivit des yeux, en me disant :
« — Voilà un singe qui m’est suspect ; si je le rencontrais dans les jungles, je lui enverrais une balle avec aussi peu de remords que si je tirais sur une bête féroce.
« Soixante-douze heures plus tard, au point du jour, nous jetions l’ancre devant Calcutta.
« À peine débarqué, je me rendis chez l’agent de notre maison. Depuis la veille, il était parti pour ses achats à Kryagar, dans l’intérieur des terres. À toute force, il me fallait au plus vite aller le rejoindre.
« Je volai, pour faire mes adieux au colonel, à North India, l’hôtel où il était descendu.
« La bravoure et les hauts faits du colonel étaient assez connus dans l’armée coloniale pour que le bruit de son arrivée se fût vite répandu. Je le trouvai attablé avec une douzaine d’officiers supérieurs qui riaient à gorge déployée, en l’entendant raconter qu’il venait chercher aux Indes la vraie recette du karick à l’indienne.
« Au même instant parut Calm, porteur d’un plat tout fumant qu’il plaça devant son maître.
« Ireton y goûta.
« — Oui, Calm, celui-ci est meilleur que ton dernier à Londres ; mais ce n’est pas encore celui que m’a fait un jour manger ici le capitaine Clowe. Au fait, qu’est-il donc devenu, mon brave Clowe ?
« — Il a rejoint sa nouvelle garnison à Nagpour.
« — Dès demain je partirai pour aller lui demander sa recette. Soixante lieues dans les terres ne t’effrayent pas, vieux Calm ?
« — Ah ! colonel, je vous suivrais à cloche-pied jusqu’en Chine.
« — À propos, et les Thugs ? demanda tranquillement le colonel, ces animaux-là existent-ils toujours ?
« — Oui, dit un major ; mais vous n’avez rien à craindre pour votre voyage. À cette époque de l’année, les changements de garnisons nécessitent le déplacement de troupes qui sillonnent la route jusqu’à Nagpour. Attendez à demain, et vous partirez avec le détachement qui va relever celui de Sumbulpour.
« — C’est convenu. »
Pendant que le premier clerc du secrétariat de la justice lisait des dernières phrases, un murmure étrange s’était élevé de la place où étaient groupés les accusés.
On entendit distinctement les mots de la prière par laquelle les Thugs invoquent Kâly :
« Ô Kâly ! Kur-Kâly ! Burd-Kâly ! Ô Kâly ! Maha Valy ! Calcutta Valy ! veuille que tous les voyageurs passent par les mains de tes esclaves ! »
Ces misérables protestaient contre la déposition du Français Hamel, et, dans leur implacable orgueil, ils voulaient prouver à la cour que la secte des Thugs n’était pas anéantie.
— Interprètes, commanda sir Monby indigné, dites à tous les accusés que si une manifestation semblable se renouvelle, les débats se continueront sans qu’ils puissent y assister. Ils seront mis à la chaîne et au cachot.
Terrifiés par la menace qu’ils venaient d’entendre, les Étrangleurs baissèrent la tête.
Le clerc reprit sa lecture :
« Le colonel m’aperçut et vint à moi !
« — Vous paraissez inquiet, me dit-il.
« Je lui fis part de l’obligation où j’étais de partir immédiatement pour rejoindre notre agent à Kryagar.
« — Mais vous ne pouvez vous aventurer sans guide, observa-t-il.
« — J’ai Nazir.
« — Un singulier guide ! qui m’a l’air d’avoir fort envie de votre peau.
« — Il m’a deux fois sauvé !
« — Est-ce qu’on peut jamais savoir à quoi s’en tenir avec de pareils singes ? Voyons, pouvez-vous retarder votre départ jusqu’à demain ?
« — Impossible, colonel.
« — Eh bien ! comme Kryagar est sur la route de Nagpour, où je me rends, c’est moi qui vous servirai de guide.
« Il se tourna vers les officiers :
« — Messieurs, leur dit-il, je vous fais mes adieux ; je pars à l’instant.
« — Comment ! colonel, vous n’attendez pas le détachement ?
« — Il nous rejoindra en route. Ne m’avez-vous pas dit que les chemins étaient sûrs ? Calm, fais tes préparatifs ; une simple valise, des provisions de bouche, nos carabines et des munitions. Fais vite !
« On eut beau insister auprès de l’excentrique officier pour le décider à attendre le lendemain ; il tint bon.
« Allons faire nos adieux à l’artiste, me dit-il.
« — Tiens ! je l’avais oublié, répondis-je.
« — Je l’ai fait installer dans la meilleure chambre de l’hôtel, et, sur mon compte, on lui donnera tout ce qui peut adoucir ou égayer ses derniers jours.
« Nous trouvâmes le malade sur une chaise longue.
« — Vous partez ? s’écria-t-il, et vous croyez que je vais rester là !… À qui parlerai-je de ma sœur ? Non, mes derniers jours appartiennent à ceux qui m’ont payé mon diamant, l’avenir de Poussette. Je ne vaux pas quatre sous ; mais, qui sait ?… je puis vous être utile ; on a vu des miracles. Non, non, ne me laissez pas finir ici, seul, comme un chien ! Je suis encore assez fort pour aller mourir sur le bord d’une route, mais au grand air, au milieu d’amis.
« Il y avait tant d’irrésistible prière dans son accent que le colonel fut attendri.
« — Allons ! Vous nous suivrez en palanquin. On va vous monter des vêtements.
« — À quoi bon ? je n’aurais même pas le temps de les défraîchir… et puis, ceux-ci, c’est un souvenir… J’ai été comédien, mauvais comédien, je le sais… mais laissez-moi agir comme ces anciens chevaliers qui voulaient être enterrés dans leur armure.
« — Soit ! dit le colonel en souriant.
« Dix minutes après, nous étions en marche.
« Les officiers nous firent escorte jusqu’aux portes de la ville, et nous quittèrent avec cette dernière recommandation :
« — Ne vous pressez pas, le détachement vous rejoindra demain en route.
« À ces mots je crus voir je ne sais quel sinistre sourire agiter les lèvres de sombre Nazir.
« À notre troupe s’était joint un musicien cipaye, sorti de l’hôpital. Il regagnait son cantonnement et nous lui avions prêté une monture, car nous escortions à cheval le palanquin où Alfred dit Ernest, dans son costume de chicard, était porté par des Hindous.
« L’épagneul Black bondissait à droite et à gauche sur la route.
« Quant à Nazir, il précédait à pied le palanquin, mais gardait un farouche silence, car, au début du voyage, comme nous longions un petit bois et qu’il avait commencé un chant traînard :
« — Mon garçon, lui avait dit le colonel, ta musique est charmante, mais comme elle peut fort bien être un signal, je t’avertis que si tu ne la cesses pas, je vais te loger une balle dans la tête.
« L’Hindou s’était tu aussitôt.
« Nous marchâmes pendant six heures.
« Tout à coup, nous vîmes Black, qui nous précédait au loin, tomber en arrêt.
« — Ah ! ah ! dit Calm, il y a du nouveau ; ça allait trop bien, ça m’étonnait ! Voyons un peu.
« Et, pressant sa monture, il partit en éclaireur.
« Il avait à peine reconnu ce qui tenait le chien en arrêt qu’il fit un signe d’appel au colonel.
« Celui-ci le rejoignit au galop.
« En les voyant parler au loin, l’impatience me prit, je lâchai la bride à mon cheval et les atteignis au moment où Calm disait à Ireton :
« — Mon colonel, je crois que nous allons avoir bien de l’agrément ! By God ! je préfère ce pays et ses surprises à la stupide tranquillité de votre maison de Londres.
« — Ah ! voilà que ça se complique là-bas ! dit tranquillement l’officier qui regardait la route.
« Je me retournai vers le palanquin.
« Nazir et les porteurs hindous avaient disparu.
« — Bien ! très-bien ! Décidément, nous allons rire ! s’écria Calm en examinant la batterie de sa carabine.
« L’arrêt de Black et la conférence de Calm et du colonel étaient motivés par une découverte qui aurait ému le plus indifférent.
« C’était un pied humain sortant d’une terre fraîchement remuée.
« Calm se pencha, prit l’orteil du pied et en fit jouer l’articulation :
« — Pas encore raidi par le froid de la mort, dit-il ; ce pied est celui d’un homme qui vivait il y a moins d’une heure. Voyez, la terre n’est pas foulée ; on l’enterrait quand on nous a entendus et on n’a pas eu le temps de finir la besogne.
« Le colonel regarda le ciel, promena un regard circulaire sur les environs, et dit :
« — Nous avons encore deux heures de jour, et l’ennemi nous entoure.
« — La chose est sûre, colonel. Un coup de feu tiré sur le premier buisson venu en ferait sortir autre chose qu’un lièvre, répliqua Calm.
« — Que devons-nous faire ? demandai-je.
« — À franc étrier nous aurions la possibilité de gagner le prochain village, mais nous ne pouvons abandonner le malade sur la route, dit le colonel. Il faut donc trouver un bon retranchement, dans lequel nous nous défendrons en attendant le passage du régiment qui vient de Calcutta. Tant qu’il fera jour, nous n’aurons rien à craindre des Thugs. Fussent-ils mille, ces drôles-là ont peur de quatre hommes armés.
— Monsieur le président voudrait-il me permettre de donner à la cour une explication ? demanda soudain Feringhea à cet endroit du récit d’Hamel.
— Parlez, répondit sir Monby.
— Le témoin dont on lit la déposition dit l’Hindou, raconte les faits à son point de vue : son récit ne tend à rien de moins qu’à nous faire passer pour des lâches, ce qui est pour les Français le plus sanglant des outrages. Si nous préférons la nuit au jour, c’est que nous sommes obligés, par les ordres de la déesse Kâly, d’agir par ruse.
— Assez, interrompit avec indignation le magistrat. Nous connaissons vos prétendues inspirations de la divinité. La cour n’a pas à apprécier par quel moyen vous commettez les meurtres, mais à les punir.
Puis, se retournant vers le clerc, il ajouta :
— Continuez la lecture de la déposition.
Le clerc poursuivit :
« L’endroit était du reste peu favorable pour une attaque.
« — Tous ces animaux-là doivent être couchés sur le ventre à nous écouter, observa Calm.
« Effectivement, à plus de quinze cents mètres le site était découvert : pas autre chose qu’une herbe assez haute pour cacher un homme couché.
« Mais au milieu de cette plaine, par je ne sais quel caprice de la nature, s’élevait un rocher, haut d’une vingtaine de pieds et coupé à pic sur ses quatre faces. On eût dit le piédestal d’une statue gigantesque.
« L’œil du colonel se fixa sur ce rocher.
« — La situation est mauvaise, dis-je tout bas à Calm.
« — Allons donc ! est-ce qu’il y a du danger avec le colonel ! Vous verrez que ça tournera si bien que nous en serons malades de rire.
« J’avoue que la confiance de Calm ne me rassura pas complètement.
« Nous arrivâmes au pied du rocher qui, sur ses quatre faces, était droit comme un mur. Un cocotier avait poussé à son abri, et çà et là ses branches touchaient l’étrange monticule. Ireton fit nouer ensemble les cordes du palanquin et les donna à Calm en lui disant :
« Le cipaye et toi, vous allez monter au cocotier, d’où, à l’aide des branches, vous gagnerez la plate-forme du rocher.
« Deux minutes après il y étaient rendus. Je suivis aussitôt le même chemin.
« Jetez-moi maintenant, dit le colonel, un bout de cordage.
« On le lui lança et il arrangea le malade dans une couverture.
« — Hissez ! cria-t-il.
« Nos efforts réunis amenèrent l’artiste, puis ce fut le tour de Black. À la troisième ascension, la couverture nous apporta les vivres et les munitions.
« — À vous, colonel, montez, dit Calm à son maître.
« — Coupons d’abord la route à l’ennemi, répondit Ireton.
« Et de la hache qu’il tenait à la main, il se mit à frapper le cocotier qui, bientôt, s’inclina et s’abattit avec un épouvantable craquement.
« Mais au même instant, un horrible cri de guerre retentit dans la prairie ; cent Thugs bondirent des hautes herbes et s’élancèrent vers la roche pour s’emparer du colonel. Ils comptaient sans l’agilité de l’officier.
« Avant qu’ils eussent franchi la distance qui les séparait de lui, Ireton avait saisi la corde, et, avec l’adresse d’un acrobate, s’était hissé près de nous.
« Les Thugs poussèrent un nouveau hurlement, mais, cette fois, de rage inassouvie.
« — Nous voulons du nanan ?… leur cria ironiquement Calm.
« Et épaulant son fusil :
« — Monsieur Hamel, dit-il, vous voyez bien là-bas ce grand escogriffe jaune ; dans que œil voulez-vous que je lui envoie ma politesse ? Va pour l’œil gauche.
« Il fit feu et le Thug s’abattit la face sur le sol.
« — Voilà un mort qui restera borgne, je vous le garantis.
« — Êtes-vous adroit tireur ? me demanda Ireton.
« — Pas le moins du monde, répondis-je.
« — Alors, comme nous n’avons pas de munitions à perdre, bornez-vous, ainsi que le cipaye, à charger les armes. Calm et moi, nous ferons le reste de la besogne.
« Cette besogne était en bonnes mains.
« Chaque coup tuait son homme.
« Les Thugs sont des bandits qui procèdent par surprise et hésitent devant une lutte régulière.
« La rage leur avait fait commencer l’attaque, mais à la vue de leurs pertes, ils reculèrent, et, sur un signe de Nazir, qui commandait la bande, ils disparurent en rampant dans les hautes herbes.
« — Maintenant, nous pouvons dîner tranquilles, dit le colonel, ils ne nous attaqueront pas cette nuit ; car avant une heure, aucun rôdeur n’osera s’aventurer dans la prairie ; nous voici garantis pour une nuit paisible.
« Il nous montrait, à cent pas de la roche, un petit étang bordé de narcisses jaunes et de trèfles d’eau, et couvert de nénuphars blancs.
« — À la nuit, ajouta-t-il, les tigres viendront s’y désaltérer, et jusqu’au jour, ils nous feront bonne garde.
« En effet, tant que dura l’obscurité, je fus éveillé par les rauques cris des fauves, auxquels répondait Black.
« Le malade resta enveloppé dans nos couvertures.
« Quant au colonel et à Calm, ils ne firent qu’un somme.
« La matinée s’écoula paisiblement. Nous attendions le passage du régiment dans l’après-midi. Les Thugs paraissaient au loin, hors de la portée de nos carabines.
« — Le calme de ces drôles ne présage rien de bon, murmurait parfois l’officier.
« Cependant la journée s’écoula tranquillement ; mais rien n’annonçait l’approche de nos libérateurs.
« — Est-ce que ces magots-là seraient parvenus à détourner le régiment de son chemin ? demanda Calm, qui sondait la prairie du regard.
« Tout à coup il s’écria :
« — Voilà qui est particulier ? Ils ont oublié d’emporter deux de leurs morts, que je vois là-bas étendus sur le dos.
« Puis il se mit à rire.
« — Suis-je assez niais de n’avoir pas deviné de suite leur malice cousue de fil blanc ! Ces deux corps-là appartiennent à deux espions bien vivants qui nous surveillent. Ah ! mes garçons, vous faites les morts. Vous ne savez que la chanson, je vais vous en apprendre l’air.
« Chargez-moi la carabine à longue portée, me dit-il.
« — Où sont les balles ? lui demandai-je, ma provision est épuisée.
« — Là, dans un sac… Trouvez-vous ? non ! cherchons bien.
« Nos recherches furent vaines.
« Le colonel se pencha en dehors de la plate-forme et dit :
« — Le sac est tombé, je le vois au bas de la roche ; dans notre précipitation à monter, nous ne l’aurons pas solidement attaché.
« — Diable ! ça se complique, fit Calm. Bah ! laissez venir la nuit, et je descendrai.
« Deux heures après, avant l’arrivée des tigres, nous tenions la corde à Calm, qui se laissa glisser dans l’ombre.
« Au bout d’un instant, nous entendîmes le piétinement d’une lutte, puis la voix de notre ami nous criait :
« — Colonel, je suis pr…
« Et la voix s’éteignit comme celle d’un homme qu’on bâillonne ou qu’on étrangle.
« On comprend l’horrible émotion qui nous saisit en entendant la voix mourante de notre brave compagnon.
« Sans munitions et sans vivres, nous allions bientôt nous-mêmes aussi nous trouver à la merci d’un ennemi impitoyable.
« Le colonel se rapprocha de moi :
« — Si Calm est encore en vie, me dit-il à voix basse, les Thugs ne l’immoleront pas avant le lever du soleil. Peut-être qu’avant, le régiment passera pour nous délivrer. Qui sait s’il n’est pas campé à quelques milles de nous, en attendant le jour pour se mettre en route ?
« Le cipaye nous avait écoutés.
« — Si mon colonel me le permet, dit-il, je descendrai dans la prairie et saurai si bien tromper les tigres et les Thugs, qu’ils me laisseront gagner la route et courir au-devant de nos libérateurs.
« — Es-tu bien décidé, mon brave ? demanda Ireton.
« — Dites un mot, et je pars, répondit l’Hindou.
« Le colonel, pour tout consentement, lui serra la main.
« Nous tînmes la corde le long de laquelle le cipaye se laissa silencieusement glisser, puis nous écoutâmes, penchés sur le vide.
« Pendant dix minutes, aucun bruit ne se fit entendre dans la prairie. C’était plus de temps qu’il n’en fallait pour gagner la route.
« — Il a su leur échapper, murmura le colonel. Maintenant, attendons. À la grâce de Dieu !
« Nous passâmes la nuit dans une indicible angoisse.
« Un peu avant le jour, notre malade, que la mort gagnait, secoua sa torpeur pour demander à boire. C’est alors que nous reconnûmes que notre provision d’eau allait être épuisée.
« — Monsieur Hamel, me dit péniblement l’artiste, je ne verrai pas se coucher le soleil qui va se lever dans un instant ; c’est mon dernier jour. Je devrais partir content, puisque l’avenir de Poussette est assuré, et pourtant je vais mourir avec le remords de vous avoir mis dans cette horrible position, car c’est pour n’avoir pas voulu m’abandonner sur la route que vous vous êtes exposés au danger.
« Aux Indes, les jours n’ont pas d’aurore ni de crépuscule ; la nuit et le jour se succèdent presque sans transition ; aussi la prairie sortit-elle bientôt de l’ombre.
« Les Thugs, qui, la veille, se tenaient cachés sur la lisière de la forêt, avaient quitté leur retraite. La capture de Calm leur avait indiqué que nous manquions de balles, et ils étaient venus camper à trente mètres du rocher.
« Nous les entendions s’appeler par leurs noms.
— Je ferai remarquer à la cour, dit à ce moment le président, que le sieur Hamel a joint à sa déposition une liste des noms de Thugs qu’il a recueillis en cette circonstance. Presque tous ceux qui les portent sont parmi les accusés. La communication de cette liste sera données à MM. les juges. Continuez la déposition.
Le clerc reprit sa lecture :
« Bien que la position fût épouvantable, notre cœur tressaillit de joie en apercevant Calm garrotté et couché par terre. Bientôt Nazir s’approcha du prisonnier et lui parla ; puis, sur son ordre, on retira le bâillon et on délia les jambes de notre ami qui, sous la garde de quatre Étrangleurs, se dirigea vers le rocher.
« — Eh ! bonjour ! nous cria-t-il de sa joyeuse voix ; comment avez-vous passé la nuit ? Bonne n’est-ce pas ? Moi je n’ai pu fermer l’œil ; tous ces animaux-là m’ont tenu éveillé par le bruit de l’élection d’un chef. Ils ont fini par choisir notre Nazir. Il paraît que le dernier chef, saisi de remords, a renoncé à son petit commerce et s’est enfui à l’autre bout de l’Inde. Nazir l’a poursuivi et l’a tué pour empêcher ses révélations, et, comme preuve de sa petite opération, il a rapporté aux siens ces fameuses oreilles pour lesquelles il nous a conté je ne sais plus quelle bourde sur le navire. Bref ! en sa qualité de chef, Nazir m’a dépêché vers vous comme ambassadeur.
« — Que veut-il ? demanda le colonel.
« — Il paraît que vous et moi, sans nous en douter, nous plaisons énormément à leur bonne dame Kâly. Elle veut à toute force nous avoir en offrande. Malgré votre manque de balles, Nazir ne veut pas tenter un assaut que vos haches pourraient lui faire payer cher ; il préfère compter sur ses alliés la faim et la soif qui, dans un temps donné, vous livreront. Mais comme le gaillard est impatient, il désire jouir de suite et vous propose une transaction.
« — Laquelle ?
« — Si vous voulez vous rendre, nous serons simplement étranglés. Si vous refusez, les plus horribles supplices nous attendent, et pour vous procurer un avant-goût de la chose, c’est sur ma modeste personne qu’ils vous donneront d’abord une première représentation.
« — Que devons-nous faire ?
« — Refusez, mordieu !
« — Écoute, Calm, il faut gagner du temps, dit le colonel.
« Et il lui raconta l’évasion nocturne du cipaye qui, à cette heure, devait avoir rencontré depuis longtemps le régiment.
« — Parfait ! je vais dire à ces magots que vous demandez trois heures de réflexion. Hein ! sommes-nous assez heureux d’avoir tant plu à leur déesse Kâly !
« Et, sur cette réflexion, Calm, de son pas le plus tranquille, rejoignit Nazir à qui il rendit compte de sa mission.
« Les trois heures s’écoulèrent bien vite pour nous, qui guettions dans le silence de la forêt le bruit du pas cadencé de nos soldats ; mais Nazir était décidé à ne pas nous accorder un instant de plus. Nous le vîmes s’approcher de Calm et nous entendîmes qu’il lui disait :
« — Tes amis se rendent-ils ?
« — Non, double brute ! répondit le hardi compagnon, tu as perdu stupidement trois heures.
« — Veux-tu essayer le nouveau à les persuader ?
« — Jamais !
« — Alors, pour te décider à aller leur parler, tu vas juger sur un autre du supplice qui t’attend, ainsi que tes amis, si vous refusez la mort sans souffrance que je vous offre.
« Nazir fit signe à quatre hommes qui coururent vers la lisière de la forêt, où se tenait un avant-poste de Thugs.
« Nous respirâmes avec joie à l’annonce du supplice d’un autre, sans nous apitoyer sur le sort du malheureux, car c’était encore un délai, et tout délai pouvait être le salut pour nous. D’un instant à l’autre, les soldats ne pouvaient manquer d’arriver, guidés par le cipaye.
« Nous vîmes les Thugs revenir de la forêt portant sur les épaules un prisonnier solidement garrotté.
« Je vous laisse à juger de notre horrible stupeur quand nous reconnûmes dans cet infortuné le soldat que nous pensions si loin. Le malheureux s’était fait prendre !
« — Notre situation se corse, dit le colonel ! Que vont-ils faire à ce pauvre diable et que feront-ils ensuite de nous ?
« Pendant qu’on était allé chercher le cipaye, d’autres Thugs avaient creusé une fosse étroite et profonde.
« — Regarde ce qui t’attend, cria Nazir à Calm.
« — Je ne perds pas un détail, vilain singe ! répondit bravement notre intrépide compagnon.
« Le cipaye, garrotté, fut descendu debout dans la fosse, puis la terre fut rejetée dans le trou, et bientôt la tête de l’Hindou apparut seule au-dessus de la fosse comblée.
« On avait tourné de notre côté cette figure pâle dont le corps était enfoui.
« Après avoir pesé avec un manche de poignard sur les mâchoires du supplicié pour le forcer à les ouvrir, un Thug plaça à chaque coin de sa bouche un caillou qui l’empêchait de la refermer.
« Par-dessus sa tête, on posa un large panier sans fond, semblable à une cage et dont les barreaux espacés laissaient voir cette tête ainsi enfermée ; puis, par la partie supérieure, les thugs vidèrent un autre panier qui contenait une vingtaine de gros rats affamés et furieux.
« Calm avait regardé tranquillement tous les préparatifs du supplice qu’il devait endurer à son tour.
« À la vue des rats, nous l’entendîmes dire avec son sang-froid ordinaire :
« — Tiens ! il y a une idée là-dedans ! Il faut avouer que ces canailles-là ont une certaine imagination !
« Après avoir vainement cherché une issue pour fuir de la cage, les terribles rongeurs se tournèrent enfin vers cette proie offerte à leur voracité et ils se précipitèrent dessus à pleines dents.
« Dix-huit mois se sont écoulés depuis ce drame, et cependant, à l’heure où j’écris ces lignes, je crois entendre encore les horribles cris que poussa le malheureux en se sentant ainsi dévoré.
« Cette épouvantable agonie dura vingt minutes, puis les cris s’éteignirent, et une demi-heure après, il ne restait plus qu’un blanc squelette, entièrement dépouillé des chairs.
« — Es-tu maintenant décidé à persuader à tes amis de préférer une mort prompte qui doit être agréable à Kâly ? demanda Nazir à Calm.
« — Est-ce que tu crois que je suis au monde pour faire plaisir à ta stupide Kâly, mauvais chien ! riposta le courageux soldat.
« — Alors, à ton tour ! hurla le chef.
« Et sur un signe de Nazir, les Thugs conduisirent Calm vers une seconde fosse qu’ils avaient creusée.
« À l’idée du supplice qu’allait subir son brave serviteur, le colonel bondit de colère.
« — Non, je ne peux pas laisser mon pauvre Calm périr de cette atroce mort ! s’écria-t-il ; mieux vaut le tuer moi-même. Ah ! pas une balle à lui envoyer ! répétait-il en tâtant avec désespoir ses poches.
« Tout à coup il poussa un cri de joie.
« Il venait de sentir un corps dur et rond qu’il retira de son gilet.
« C’était la pierre, ce diamant faux, qu’il avait achetée à l’artiste.
« Il le glissa dans le canon de sa carabine et épaula.
« Calm, qui nous regardait, comprit la pantomime :
« — Tiens ! mon colonel, comme on se rencontre !… j’y avais songé, mais je n’aurais pas osé vous le demander. Du moment que vous me l’offrez, j’aime mieux ça que de jouer le rôle d’un morceau de lard mis dans une ratière.
« Et pendant que les Thugs achevaient les derniers préparatifs, il tourna froidement sa poitrine vers le canon de la carabine.
« Je n’eus que le temps d’arrêter le coup.
« — Attendez ! dis-je à Ireton, voici, je crois, du nouveau.
« En effet, un Thug, sanglant et essoufflé, accourait à travers la prairie.
« Il alla droit à Nazir et lui dit quelques mots qui semblèrent le consterner.
« Calm comprenait l’hindou. Voisin de Nazir, il avait tout entendu et nous cria aussitôt :
« — Nos affaires vont mieux. Si le régiment n’arrivait pas, c’est qu’il y avait une expédition urgente à faire contre ces singes féroces commandés par Hyder-Ali. Il paraît que cette nuit une partie de la bande a été prise par le colonel Sleeman ; le régiment s’est remis en route en emmenant ses prisonniers ; mais, avant peu, il doit passer par ici.
« Je ne saurais peindre la joie qui nous monta au cœur en entendant ces mots.
« Nazir était resté pensif un instant.
« Il se tourna bientôt vers Calm et lui parla : puis, toujours escorté de quatre Thugs, notre compagnon se rapprocha vers le rocher.
« Seulement il se tordait de rire, en nous criant :
« — Ah ! ah ! j’avais bien raison de dire que, dans cette affaire, ce qui pouvait nous arriver de plus désagréable, c’était de mourir de rire. Ah ! ah ! j’en ferai une maladie ! Vrai ! je prendrais bien une tasse de thé pour me remettre.
« Puis, à travers ses éclats de rire, il ajouta :
« — Je viens encore en parlementaire. Nos camarades ont fait tant de prisonniers que, pour les délivrer, Nazir veut vous proposer un important échange. Ainsi, à vous et à moi, il nous propose la vie sauve si… Ah ! ah ! laissez-moi rire… si nous voulons lui livrer le général.
« — Le général ! quel général ? demandâmes-nous tout surpris.
« — Ah ! ah ! voilà le comique. Figurez-vous qu’avec sa culotte de peau, ses bottes à l’écuyère et son chapeau à plumet, ils ont pris notre malade pour un général. Or ils veulent s’assurer de ce précieux otage pour l’échange en question.
« — Livrer notre compagnon, jamais ! répondit Ireton.
« — Parbleu ! je le sais bien ; mais ça n’empêche pas de rire un peu de la bêtise de ces animaux qui prennent un pareil costume pour un uniforme.
« L’artiste avait tout entendu. Il se dressa pâle et résolu sur ses jambes qui tremblaient et se dirigea vers le bord de la roche.
« — Où allez-vous ? lui demanda le colonel.
« — Croyez-vous que je vais marchander les trois ou quatre heures d’existence qui me restent quand elles peuvent sauver la vie de trois braves cœurs qui ont eu pitié de moi ? Vous m’avez juré de veiller sur Poussette, que me faut-il donc de plus ?
« — Nous ne vous laisserons par partir ! lui répondîmes-nous.
« L’artiste était sur le bord de l’abîme, il se retourna à ces mots :
« — Colonel, je jure de me briser la tête en me jetant en bas, si vous ne me donnez pas la corde. Seulement, hâtez-vous, car il me reste juste assez de force pour rejoindre ces misérables.
« Devant une telle fermeté, il fallait obéir.
« Le malade fut descendu, et Calm, délié par les Thugs, remonta par la corde.
« Alfred avait dit la vérité en parlant de ses forces épuisées ; il s’affaissa entre les mains des Thugs, qui comprirent que leur otage allait mourir.
« Ils poussèrent un cri de rage.
« Mais, au même instant, un son, d’abord incertain, s’éleva derrière la forêt ; puis le bruit augmenta et nous reconnûmes les fifres du régiment des cipayes qui arrivait enfin.
« Nous étions sauvés !
« Saisis de terreur, les Thugs s’enfuirent aussitôt, abandonnant le mourant à terre.
« Nazir seul resta.
« Avant de disparaître, il voulait une dernière proie à sa rage ; il bondit vers l’artiste et lui entoura le cou de ses mains.
« Mais il n’eut pas le temps de serrer les doigts, le colonel, qui l’épiait, épaula sa carabine et fit feu.
« Nazir tomba, en se tordant dans une dernière convulsion.
« — Voici un gaillard qui coûte cher à tuer, dit le colonel.
« L’Hindou avait été percé d’outre en outre par cette pierre fausse que l’anglais avait payée dix mille francs au pauvre comédien.
« Cinq minutes après, le régiment débouchait dans la prairie.
« Nous courûmes à l’artiste.
« C’était bien fini pour lui.
« Il se souleva encore.
« — Allons, adieu, nous dit-il d’une voix presque imperceptible ; ma tâche est remplie, puisque je laisse deux protecteurs à ma petite Poussette.
« Et, nous serrant faiblement les mains, il se renversa en murmurant :
« — La pièce est jouée, au rideau !
« Puis il expira.
« Le colonel fit présenter les armes à ce mort qui s’en était allé paisible de cette vie dont les étapes avaient été pour lui si douloureuses, et il le fit ensevelir au pied du rocher même qui nous avait servi d’abri.
« Cette pieuse cérémonie terminée, nous nous remîmes en marche et j’arrivai heureusement au terme de mon voyage. »
Après la lecture de cette déposition qui, malgré ses épisodes dramatiques, avait un peu remis l’auditoire de la douloureuse émotion causée par le récit de sir William Buttler, le président ordonna d’introduire un autre témoin.
XII
LE BARBIER DES THUGS.
’était un homme costumé en Hindou, il avait été amené avec la bande d’Hyder-Ali, dont il semblait être le prisonnier.
— Que savez-vous ? Faites votre déposition. D’abord, qui êtes-vous ? lui demanda sir Monby.
— Je suis Paddy Turnlboat, de la paroisse de Saint-Patrick, Votre Honneur, répondit le témoin en Irlandais bien prononcé.
— Comment se fait-il que vous ayez été trouvé parmi les Thugs, vous, un Irlandais ?
— Un vrai, Votre Honneur ! un Paddy Turnlboat, tous barbiers de père en fils, Je vas vous dire tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu… et j’en ai vu gros, allez !
Un frissonnement sembla passer dans les rangs des principaux accusés.
Le gooroo fixait un œil menaçant sur l’Irlandais, qui se contentait de hausser les épaules en disant :
— Vous avez beau me regarder de travers, mon bon monsieur, ici je ne vous crains plus, voyez-vous…
— Vous ne devez, en effet, avoir aucune crainte, dit le président. Parlez. Comment êtes-vous tombé au pouvoir de la bande d’Hyder-Ali ?
— Voilà, Votre Honneur. J’avais quitté la vieille Europe, pour échapper aux mauvais traitements de ma chère femme, Grâce Mac-Reath, d’Édimbourg. Les Écossaises ont le cœur sur la main, le cœur est bon, mais la main est leste. La chère créature abusait des dons précieux que le Seigneur lui avait octroyés pour me faire sentir le poids de son humeur acariâtre. Quand je rentrais un peu ivre au logis, je portais, pendant tout la semaine, les marques de sa colère. Ma foi, un matin, après avoir été bien battu, je m’en suis allé au premier port avec mes rasoirs en poche pour tout bagage, et là un capitaine, dont le navire était en partance, m’a engagé comme barbier du bord jusqu’à Madras.
« En débarquant, je me trouvai d’abord dans l’embarras, ne sachant trop comment me retourner. Cependant, je proposai mes services dans une boutique de barbier. Ils furent acceptés. C’est alors que ma mauvaise étoile amena un jour sous mon rasoir ce tigre-là.
En disant ces mots, le témoin désignait Hyder-Ali, qui restait impassible.
— Il poussait des soupirs de satisfaction tandis que je le rasais et avait l’air content de ma manière de procéder. Le fait est qu’à vingt milles à la ronde, on n’aurait pas trouvé au pays un barbier aussi habile que votre serviteur.
« Quand j’eus fini, il se tourna vers moi et dit : « — Je n’ai jamais été rasé ainsi. Ce n’est pas du fer, c’est du satin que tu as passé sur ma figure. Viens avec moi, ta fortune sera faite. » Et ma foi je le suivis. Je m’aperçus bientôt à quelle sorte de gens j’avais affaire. Quelle honte pour ma famille ! un Paddy Turnlboat descendu aux fonctions de barbier des Étrangleurs.
« C’est alors que je commençais à regretter sincèrement Grâce Mac-Reath, d’Édimbourg, et ses taloches.
— Arrivez à ce que vous avez vu.
— Voilà, Votre Honneur. Le premier attentat qui fut commis en ma présence par ces gentlemen, ce fut le supplice d’un d’entre eux qui avait été, à ce qu’il paraît, convaincu de trahison.
— Quel était ce supplice ?
— Horrible ! On étendit le traître sur une planche ; on lui lia solidement les jambes et les bras ; puis on fit sur tout son corps, à l’aide d’un poignard, de petits trous que l’on remplit d’huile. On plaça à l’intérieur des mèches et on mit le feu à tous ces lumignons.
« Pendant plus d’une heure le malheureux brûla à petit feu en poussant des cris lamentables.
À ce détail horrible, plusieurs femmes jetèrent des cris d’horreur et s’évanouirent ; on dut les transporter hors de la salle.
— Avez-vous assisté à d’autres assassinats ? demanda sir Monby.
— Heureusement que non, Votre Honneur, répondit Paddy ; seulement j’ai su qu’ils faisaient souvent ce qu’ils appellent des sacrifices à leur déesse Kâly. Malgré mon habileté à les raser, je calcule qu’il auraient fini par me sacrifier moi-même, en ma qualité d’Irlandais, si vos braves troupes ne nous avaient arrêtés sur le bord du fleuve.
« Je demande à retourner auprès de ma chère femme, que ces monstres m’ont fait regretter.
— Je donnerai des ordres pour votre rapatriement. Vous pouvez vous retirer.
Puis, après avoir consulté sa liste des témoins, l’honorable président donna l’ordre d’amener Oudjayani.
XIII
LES FAKIRS.
n vit s’avancer un individu de haute stature, vigoureux, quoique d’une maigreur excessive, et d’une physionomie à la fois farouche et ascétique.
Sa peau avait des tons de bistre et de cuivre ; ses cheveux noirs avaient l’air d’une crinière de lion hérissée.
Il était couvert de haillons sordides ; il avait pour ceinture une corde de fer, où pendait une lourde chaîne qui allait se rattacher à un anneau rivé au bas de sa jambe droite.
Cet étrange personnage tenait le bras droit levé, et les ongles de sa main droite, qui était fermée, étaient si démesurément allongés qu’ils avaient pénétré dans sa chair.
À son aspect, quelques personnes d’origine blanche éprouvèrent un sentiment de surprise et de répulsion ; mais les Hindous ne semblèrent pas étonnés de la singularité de ses allures. Ils savaient qu’Oudjayani était un fakir.
— Je ne vous ai pas ordonné de lever le bras, lui dit le président.
— Il me serait impossible de le baisser, mylord, répondit l’Hindou, j’avais fait vœu de rester deux années entières le bras en l’air, et à l’expiration de ce temps, ce bras était devenu raide comme une barre de fer ; je ne pouvais plus l’abaisser.
Le fait devait paraître si incroyable à la majeure partie des assistants que sir Monby pria le docteur Collnot, chirurgien en chef de l’armée de Madras, qui assistait aux débats, de donner quelques explications sur ces phénomènes morbides.
— Cet homme, dit le docteur, en s’empressant de se rendre à l’invitation du magistrat, est un yogi. Parmi les fakirs, ou moines mendiants de la religion mahométane, on appelle yogis ceux qui cherchent à se distinguer par des actes extraordinaires de dévotion.
« Les uns restent attachés à un poteau pendant des mois entiers.
« D’autres lèchent des charbons ardents, ou les arrangent en brasier sur le sommet de leur tête.
« Ceux-ci présentent leurs mains ou leurs jambes à la morsure des serpents.
« Ceux-là, se procurant, à l’aide de procédés mystérieux, une catalepsie artificielle, se font enterrer vivants et passent jusqu’à huit jours dans leur fosse volontaire.
« Certains yogis, moins prétentieux, font vœu de tenir un bras horizontalement pendant six mois, un an, deux ans ; et il leur arrive souvent, ce qui est arrivé à Oudjayani, que le bras s’ankylose, que les muscles extenseurs se dessèchent et que l’usage en est à jamais perdu.
— Il n’est pas inutile d’ajouter, dit le président, que ces pratiques bizarres et superstitieuses, ces supplices, ces inhumations volontaires sont le gagne-pain des yogis. La chaîne qu’ils portent leur sert comme de cloche pour avertir de leur passage les populations des villages. Elles s’empressent d’apporter leurs offrandes à ces moines nomades, qui se dédommagent, dans leurs banquets clandestins, des privations et des souffrances qu’ils s’imposent. N’est-ce pas, Oudjayani ?
— Je ne veux pas contredire Votre Seigneurie, répondit l’Hindou.
— Faites maintenant part au tribunal de ce que vous savez, lui ordonna sir Monby.
— Nous étions treize yogis qui avions formé une association. Avec mon bras levé, j’étais pour ainsi dire le porte-enseigne ; notre chef était un certain Vlicâsâ qui excellait dans l’art de se faire enterrer vivant ; il était célèbre sous la dénomination de l’Inhumé.
« À peine entrait-il dans une ville, que la moitié de la population l’escortait en criant : « Seigneur fakir ! aurons-nous le bonheur de vous voir enterrer ? Daignerez-vous nous faire enterrer ici ? » Mais Vlicâsâ n’accordait pas cette faveur à tout le monde, quoique ce fût un exercice peu dangereux pour lui.
« Au mois de juillet dernier, notre caravane, errant dans la vallée de Coïmbatore, passa devant un édifice qui avait l’air d’un grand tombeau et dont la façade avait aux angles des têtes de morts.
« C’était un temple de Kâly.
« L’idée nous prit d’y entrer.
« Au fond du sanctuaire était la statue colossale de la déesse.
« Elle était représentée avec quatre bras ; une de ses mains tenait un cimeterre ; une autre, une couleuvre ; la troisième, un vase rempli de sang ; la quatrième, la tête du géant Dourga.
« Elle avait pour pendants d’oreille deux cadavres, un collier de crânes sur la poitrine et une ceinture faite de mains humaines. Elle foulait aux pieds Siva, son époux.
« — Voilà donc la divinité de ces infâmes Thugs ! s’écria Vlicâsâ. Anathème ; anathème sur eux !
« À peine avait-il parlé ainsi que deux yeux flamboyèrent dans l’ombre ; dans l’espace laissé libre entre le mur du temple et la statue se montra un homme qui, étendant le bras droit vers Vlicâsâ avec un geste menaçant, lui dit :
« — On n’insulte pas impunément les Thugs ! Tu te souviendras !
« Puis il disparut.
« Feringhea avait parlé ; car c’était lui.
— Feringhea ! interrompit le président, en êtes-vous certain ?
— Bien certain, répondit le témoin avec assurance.
— Tournez-vous à droite et regardez.
Le yogi obéit et son visage exprima la plus indicible épouvante.
Il venait de reconnaître le terrible chef.
— Continuez, lui ordonna sir Monby.
Mais le malheureux semblait frappé de mutisme.
Il se remit cependant et reprit, en s’efforçant de ne plus regarder du côté de Feringhea :
— Nous étions en force ; un homme seul ne pouvait rien contre nous ; son apostrophe nous fit donc l’effet d’une vaine bravade. Hélas ! nous ne connaissions pas les Thugs.
« Trois mois s’étaient écoulés et cet incident était oublié, lorsque, cédant aux vœux des habitants de Visugapatam, Vlicâsâ fit annoncer à son de trompe par la ville que, le lendemain lundi, à midi, il se ferait enterrer vivant, pour rester enseveli jusqu’au lundi suivant à la même heure. Ce fait accompli, il promettait qu’aussitôt que la pierre de son tombeau aurait été enlevée, il se lèverait pour aller rendre des actions de grâce à la mosquée.
« Le jour indiqué, on conduisit Vlicâsâ sur la lisière de la forêt de Djanasthâna et on le descendit dans un caveau préparé pour le recevoir.
« En présence d’une foule immense, notre chef s’étendit au fond de ce caveau, sur une natte, avec ses vêtements, et sans autre précaution que de se mettre un morceau de cuir sur le visage.
« — Laissez tomber la pierre au-dessus de moi, dès que vous me verrez immobile, dit-il, je vais m’endormir pour huit jours.
« Il se coucha, une main sur la poitrine et l’autre sur la tête ; ses yeux roulèrent dans leurs orbites ; sa figure, convulsive et contractée, prit une expression d’extase. Il retira sa langue en arrière comme s’il eut voulu l’avaler, puis le sommeil léthargique commença.
« Ceux qui procédèrent à cette étrange inhumation refermèrent soigneusement le caveau et s’éloignèrent.
« Une garde, qui devait être relevée d’heure en heure, avait mission de veiller jour et nuit sur le tombeau. Elle se composait de six notables de la caste des Kchatryas et de six soldats anglais.
« Des brahmines, des prêtres de Bouddah, s’y étaient adjoints volontairement dans l’espoir de confondre les yogis musulmans.
« Le huitième jour arriva ; toute la population était sur pied ; des milliers d’yeux étaient fixés sur la tombe d’où allait sortir Vlicâsâ triomphant. La pierre fut enlevée. Horreur ! il était là, mais couvert de sang et déchiré par d’affreuses morsures.
« Auprès de lui était une panthère !
« Éblouie par la brusque transition des ténèbres à la lumière et du silence au bruit, elle hésita un moment, puis bondit au milieu des assistants épouvantés et disparut dans la forêt de Djanasthâna. »
Après cet émouvant récit, le témoin, accablé par ses douloureux et terribles souvenirs, s’était affaissé sur lui-même et semblait anéanti. On le transporta dehors de la salle, et l’attorney général expliqua comment avait été commis cet attentat.
Une enquête minutieuse, ouverte sur ce dramatique événement, avait étable que, cachés dans les épais taillis des environs, les Thugs avaient creusé une galerie souterraine, qu’ils avaient étayée avec des branches d’arbres et qu’ils avaient ainsi pénétré jusqu’à Vlicâsâ endormi.
Leur première pensée avait dû être d’égorger le malheureux yogi, car il avait au cou une profonde blessure faite avec un poignard ; mais, par un raffinement de cruauté, ils avaient poussé dans le couloir souterrain une panthère privée, qu’on savait appartenir à Feringhea.
Près du cadavre on avait laissé un parchemin, sur lequel était tracé en lettres rouges :
« Ceci est écrit avec le sang de Vlicâsâ :
« On n’insulte par les Thugs impunément ! »
— C’est vous qui avez ordonné ce meurtre, Feringhea ? demanda sir Monby au jemadar.
— C’est moi, mylord, répondit-il fièrement ; cet homme avait insulté notre secte. Comme Hindou, il était deux fois coupable.
Cet aveu devait être le dernier mot de cette audience si épouvantable, mais le président ne suspendit les débats qu’après avoir annoncé qu’à cause de la chaleur, les audiences auraient lieu désormais de 6 à 11 heures du matin, pour être reprises ensuite de 7 heures à 10 heures du soir.
XIV
AUDIENCE DE SIX HEURES DU MATIN.
e lendemain, en effet, à six heures, la cour entra en séance.
Malgré l’heure matinale, la salle était comble. On y remarquait surtout un grand nombre de dames, qui suivaient avec une attention soutenue ces émouvants débats.
Le premier témoin que sir Monby fit comparaître se nommait Kandawar-K’han. C’était un indigène, sergent au 4e régiment de cipayes.
Il s’avança vers la barre, jeta un regard sur les accusés et ne put maîtriser un mouvement involontaire.
Il avait sans doute aperçu parmi ces misérables des figures de connaissance, mais la voix du président l’ayant fait revenir à lui, il déposa en ces termes :
— Je suis resté pendant deux ans en garnison à Buggalow, où j’eus l’occasion de voir quelquefois un marchand de toiles établi non loin de notre caserne et nommé Hiroumi-D’jebba. Ce marchand avait une fille de dix-sept ans, que je rencontrai dans la maison et à laquelle j’avais eu l’occasion d’être utile. Ayant obtenu un congé de trois mois pour aller voir mes parents qui demeuraient non loin d’Arcott, j’annonçai un soir mon prochain voyage à la famille du marchand.
« Khasima, c’était le nom de la jeune fille, me regarda pendant quelques instants d’une façon particulière, et, pendant que la conversation continuait, elle se leva, trouva moyen de passer derrière moi et me dit à l’oreille d’une voix à peine perceptible :
« — J’ai à vous parler.
« Après avoir pris congé de la famille, je sortis lentement et regardai autour de moi.
« Je n’avais pas fait deux pas hors de la porte que je vis Khasima s’avancer vers moi. Elle avait fait le tour de la maison pour me rejoindre.
« — Kandawar, me dit-elle, prenez bien garde sur votre route ; il y a des gens qui voyagent par troupe ; ils circonviennent les gens qu’ils rencontrent, les invitent à faire route avec eux, sous prétexte de les protéger, puis, au moment propice, ils les tuent sans pitié.
« — Je n’ai pas peur, répondis-je.
« — C’est égal, reprit Khasima, si vous avez quelque affection pour moi, veillez, tenez-vous sur vos gardes.
« — J’ai là un bon ami, dis-je à Khasima en lui montrant un formidable kandjar (poignard indien), auquel je puis me confier.
« — N’importe, dit-elle, n’oubliez pas ma recommandation.
« En ce moment, il se fit du bruit dans la maison.
« Khasima disparut comme une biche effrayée et je rentrai au quartier.
« Le lendemain, je partis. Pour toute arme, je portais mon kandjar.
« Je fus rejoint bientôt par trois individus qui me parurent suspects.
« Leur manière de me regarder et de s’approcher de moi me surprit ; je me tins sur mes gardes.
« Tout à coup, l’un de ces trois hommes qui s’étaient imposés à moi voulut me saisir ; je le repoussai vigoureusement ; je me retournai, la pointe de mon poignard en avant.
« Il était temps !
« Les deux autres misérables étaient devant moi : l’un d’eux avait le bras levé et tenait à la main le mouchoir avec lequel il voulait m’étrangler.
« La lutte était impossible ; il fallait fuir.
« Je pris ma course vers le village que nous avions quitté ; mais la course était longue.
« En ce moment, je passai devant un nopal énorme ; je jugeai que là était mon salut.
« Je me retournai, mes persécuteurs n’étaient plus qu’à cent pas de moi.
« Je m’élançai sur l’arbre, dont l’écorce noueuse et rugueuse m’en rendait l’ascension facile, et, quelques instants après, je me trouvais déjà à la naissance des branches maîtresses.
« Je m’assis pour reprendre haleine.
« Les trois hommes cependant étaient arrivés au pied de l’arbre et se consultaient.
« De temps en temps ils levaient les yeux vers l’endroit où je m’étais réfugié.
« Je résolus de monter plus haut.
« La nuit était venue, et mes adversaires étaient toujours là, causant à voix basse et jetant les regards de tous côtés.
« L’un d’eux était posté en sentinelle, le dos tourné vers l’arbre sur lequel un autre essayait de grimper.
« Je portai un instant la main sur mon kandjar pour voir s’il était toujours à sa place, et je grimpai encore.
« Tout à coup, ma tête donna contre un objet velu et résistant ; la sensation que j’éprouvai me fit redescendre le long de la branche où je me trouvais ; je levai la tête : un énorme chat-tigre (un chettah) était devant moi.
« Il était cramponné à deux branches, et sa tête tournée de mon côté.
« Malgré la nuit, je distinguais ses yeux injectés de sang et à demi-fermés, son corps tacheté et son ventre blanc pressé contre l’arbre.
« Je restai un instant paralysé par la frayeur.
« Au-dessous de moi, trois ennemis implacables me menaçaient ; au-dessus de ma tête, un animal féroce me guettait, la gueule ouverte, prêt à me dévorer ! Partout la mort !
« Je m’appuyai d’une main sur une branche, de l’autre je tirai mon poignard, prêt à bien recevoir le carnassier s’il m’attaquait.
« Cependant le chat-tigre ne bougeait plus.
« Mais un des Thugs grimpait le long du tronc.
« Je montai encore ; mon poignard toucha la gorge de la bête sans que celle-ci remuât. Elle était morte.
« La balle d’un chasseur l’avait atteinte. Dans les convulsions de l’agonie, le chat-tigre avait enfoncé ses puissantes griffes dans l’écorce des branches et il y était resté suspendu.
« Je respirai ; j’essuyai mon front qui perlait de sueur, et, après avoir rassemblé mes esprits, je reportai de nouveau mes regards vers le danger qui venait d’en bas.
« Le Thug montait toujours.
« Malgré l’obscurité, je distinguai les deux autres postés au-dessous de l’endroit que j’occupais.
« Je détachai successivement et non sans peine les griffes de l’animal enfoncées dans l’écorce ; puis quand il ne fut plus que couché sur les deux branches, je montai au-dessus, je le fis glisser avec précaution et le lançai dans l’espace.
« Un cri épouvantable monta aussitôt vers moi ; le cadavre était allé tomber sur la tête de l’un des Thugs et l’avait renversé.
« Son compagnon essaya de lui donner quelques soins, puis j’entendis bientôt un sifflement particulier, et le Thug qui montait vers moi redescendit rapidement. Je le vis rejoindre son camarade, et ils emportèrent le blessé vers la rivière.
« La nuit était assez claire pour que je puisse suivre leurs gestes : ils se baissaient et tâchaient de ranimer l’Étrangleur en lui jetant de l’eau à la figure.
« Je ne les perdais pas de vue, car j’étais convaincu qu’ils n’abandonneraient pas la lutte. Cependant, au bout d’un certain temps, ils laissèrent le blessé sur la rive et s’éloignèrent.
« Comprenant qu’ils ne tarderaient pas à revenir, je cherchai par quel moyen je pourrais me sauver.
« En ce moment, je sentis l’écorce de l’arbre qui cédait sous mes pieds.
« Les bopals de la plus belle apparence sont parfois creux du haut en bas. Je résolus d’examiner celui sur lequel je me trouvais. Si mes prévisions se réalisaient, je pourrais peut-être tirer parti de ma découverte, d’autant plus que je me rappelais parfaitement qu’il y avait un trou au bas du tronc.
« Avec quelques coups de mon kandjar, j’eus en effet bientôt pratiqué une large ouverture dans l’arbre.
« J’ôtai mon turban et ma ceinture, je les déchirai en longues bandes et les nouai, puis j’attachai un bout à la branche, l’autre à mon poignard, et je le fis descendre dans l’arbre pour le sonder.
« L’arme, entraînée par son poids, ne rencontra aucun obstacle : le bopal était bien vide intérieurement.
« Assuré de ce fait, je remontai mon poignard dont je ne voulais pas me séparer, je laissai retomber dans l’arbre la corde que j’avais fabriquée et j’attendis, dissimulé derrière une des grosses branches. Les deux Thugs s’impatientaient sans doute, car tout à coup j’entendais un murmure au-dessous de moi.
« Les brigands étaient revenus en rampant.
« L’un se plaça en sentinelle, l’autre recommença à monter.
« Je le laissai arriver ; puis, quand il fut à moitié chemin, je pris mon kandjar entre mes dents ; et me laissant glisser le long de la corde, je descendis rapidement dans le trou.
« Arrivé au bas, je respirai un instant, m’accroupis et commençai à me glisser à travers l’ouverture. J’avais à peine la tête hors du trou que j’aperçus devant moi le Thug posé en sentinelle. Il me tournait le dos.
« Le trou au pied de l’arbre était à peine assez grand pour me laisser passer, et j’eus quelque peine à me traîner au dehors. Je ne saurais dire ce que j’éprouvai pendant les quelques minutes que je restai dans cette position épouvantable.
« Au milieu du silence profond de la nuit, le seul bruit de ma respiration pouvait me trahir. Si le Thug se retournait, j’étais perdu, car, pris entre l’arbre et la terre, j’étais entièrement à sa discrétion.
« Enfin, je pus me glisser dehors. Je me dressai avec des précautions infinies au milieu des broussailles, puis à peine debout, je tirai mon poignard, et me précipitant sur le brigand, je lui enfonçai violemment mon arme jusqu’à la garde entre les épaules.
« Je l’avais frappé si fort qu’il tomba la face contre la terre sans pousser une plainte. Il était mort.
« J’appuyai mon pied sur le corps et retirai, non sans peine, mon poignard de la blessure.
« J’eus un moment l’idée de m’éloigner, mais la vue du sang, l’horrible quoique court supplice que j’avais enduré au pied de l’arbre, m’inspirèrent la pensée de la vengeance.
« — À nous deux ! me disais-je.
« Pendant ce temps, le second Thug avait escaladé l’arbre, où il me cherchait vainement. En ce moment, il s’aperçut probablement du moyen que j’avais employé pour descendre.
« Il fit de nouveau entendre cette espèce de sifflement qui avait déjà précédemment servi de signal.
« Je me doutai de ce qu’il projetait. Il était probable qu’il allait suivre le même chemin que moi pour arriver à terre. Je saisis rapidement le cadavre et le glissai, la tête en avant, dans le creux de l’arbre. Le brigand était d’une grosseur respectable, car il me fallut un vigoureux effort pour le faire pénétrer dans l’ouverture.
« L’arbre ainsi fermé, j’y remontai à mon tour, brûlant de me mesurer avec mon dernier ennemi et de me venger cruellement.
« J’avais deviné juste.
« Le Thug descendait dans le bopal.
« — Bon voyage ! lui criai-je.
« Et je me mis à couper lentement, pour savourer ma vengeance, le bout de turban noué à la branche.
« J’entendis quelques malédiction insaisissables au fond du tronc ; la corde oscilla plus fortement ; je donnai un dernier coup ; tout tomba.
« Je descendis : la Thug frappait le tronc pour se faire entendre et essayait de pousser dehors le cadavre qui le retenait prisonnier.
« Mais j’étais décidé à ne pas le laisser sortir. Je fixai donc le corps en glissant par les joints des pierres, du bois, des broussailles, tout ce que je trouvai ; et je le calai si bien de tous côtés et dans les moindres interstices que le prisonnier n’aurait pu le faire bouger d’une ligne.
« Je m’élançai ensuite dans la direction du village pour faire ma déposition à l’autorité.
« Le jour était venu quand j’y arrivai. Je devais être dans un état épouvantable, car les premiers individus qui m’aperçurent s’enfuirent à mon approche.
« J’entrai enfin chez le magistrat de la commune, mais à peine fus-je devant lui, que je tombai inanimé.
« La fièvre me prit, puis un délire effrayant.
« Je restai malade pendant plusieurs semaines.
« Quand je fus rétabli, je conduisis le chef du village au bopal où j’avais enfermé le Thug : l’arbre était vide.
« On n’y trouva que quelques débris de l’homme qui était tombé sous mon poignard : l’autre avait disparu.
« Je ne puis m’expliquer comment, mais je suis certain qu’il est parvenu à fuir ; car je viens de le reconnaître ici même, parmi les accusés. »
Et le témoin désigna du doigt un des prisonniers placés au premier rang.
Le président fit avancer cet homme, qui se nommait Kharaa-Biggee, et lui dit :
— Est-ce bien vous que le témoin a enfermé dans l’arbre. Avouez franchement, le tribunal vous tiendra compte de vos aveux.
— C’est moi, répondit le Thug.
— Comment êtes-vous sorti de l’intérieur de l’arbre ?
— Je fis d’abord des efforts désespérés pour faire reculer le corps de mon compagnon ; ce fut en vain. Je m’assis sur le cadavre, ne pouvant me tenir autrement, et convaincu que Kâly m’avait abandonné parce que nous avions manqué un sacrifice, je me résignai à mourir. Mes forces s’affaiblissaient peu à peu, et le cadavre commençait à exhaler une horrible odeur ; tout à coup j’entendis de sourds rugissements tout près de l’arbre. La nuit devait être avancée, la troisième au moins depuis que je me trouvais dans le bopal. Quelque animal féroce, je crois même qu’il y en avait deux, venait dévorer par les extrémités le cadavre.
« J’entendais ses os craquer sous les dents des fauves, et je craignais pour ainsi dite qu’ils ne parvinssent à l’arracher de l’arbre, car, par moments, je préférais périr sous la dent d’un tigre que dans les tortures de la faim.
« Je frappai alors le tronc pour attirer l’attention des carnassiers ; ils poussèrent des rugissements effroyables, en arrachant l’écorce de l’arbre ; puis, je ne les entendis plus.
« Dans un dernier accès de rage, je me jetai alors de nouveau sur le cadavre, et sans trop savoir pourquoi, je le tirai vers moi.
« Le corps céda : les tigres avaient dévoré tout ce qui était resté en dehors ; je parvins facilement à faire rentrer complètement ces restes sanglants, et je pus sortir enfin du bopal. J’étais sauvé ! »
Et fier de son récit, comme s’il fût celui d’un fait glorieux, l’accusé reprit sa place auprès de ses compagnons d’infamie, pendant qu’un nouveau témoin s’avançait au milieu du prétoire.
XV
LES CHARMEURS DE SERPENTS.
e témoin se nommait Schiba, le charmeur.
C’était un jeune homme au teint bistré, mais d’une physionomie grave et distinguée. Ses regards perçants, projetés par deux prunelles noires comme de l’encre et lumineuses comme les diamants, brillaient d’un éclat étrange.
Schiba passait pour connaître les secrets de tous les poisons de l’Inde et savoir quel bézoard il faut opposer à chacun d’eux ; aussi, le bruit s’était-il répandu que sa déposition allait être remplie d’épisodes mystérieux.
Le témoin portait le costume qu’ont généralement les serviteurs de confiance des nababs.
— Approchez, lui ordonna sir Monby, et dites à la cour tout ce que vous savez sur ces hommes.
Schiba s’avança en jetant un regard de haine et de mépris aux accusés, puis il commença son récit en ces termes :
— La classe des pouliahs, classe des parias dont je fais partie, classe déshéritée s’il en fût, est tellement méprisée dans l’Inde, mylords, qu’un naïr ou un nabab qui veut essayer ses armes n’hésite pas à choisir l’un de nous pour but s’il le trouve sur son chemin, au risque de le tuer, ou de l’estropier, ce qui est pis encore, puisqu’on nous emploie ordinairement au labourage et qu’un pouliah qui n’a point ses quatre membres valides est condamné à mourir de faim.
« Un psylle, ayant pris en affection mon père, lui enseigna l’art de charmer, même les serpents verts et les nalle-pambous, qui sont, comme vous le savez, les plus dangereux de tous les reptiles.
« Les psylles et les mallas sont très-instruits.
« Plus d’un d’entre eux pourrait expliquer le cercle de Brahma et le lotus de Vichnou.
« Ils savent la langue des pandits et des brahmes, connaissent la signification des sculptures symboliques, des mystères cosmogoniques, comprennent les emblèmes et déchiffrent couramment tous les hiéroglyphes.
« L’application des plantes les plus rares et les moins connues est pour eux un jeu. Risquant la mort à chaque instant, ils ont la science nécessaire pour la combattre.
« De là notre pouvoir de guérir tous les maux du corps.
— Nous ne doutons pas de la science des mallas et des psylles, Schiba, interrompit le président, mais entrez dans le sujet même. Que savez-vous des Thugs ?
— Je vais vous le dire, mylord, répondit le charmeur.
« Le psylle qui avait pris en affection le pauvre pouliah mon père fit son éducation complète, et mon père me transmit ses secrets alors que j’étais encore tout enfant.
« Nous ne sommes pas médecins à la façon des médecins d’Europe, mais nous connaissons les panacées qui adoucissent les maux mortels et font disparaître les maux passagers.
« Mon père eût pu tirer parti de son savoir, s’il n’avait pas été pouliah ; mais aucun naïr, aucun radjah, aucun nabab n’eût voulu se laisser toucher par lui.
« Il se contenta d’être psylle, c’est-à-dire charmeur de serpents.
« Je l’aidais.
« C’était moi qui, au moyen de baguettes flexibles, excitais les reptiles et leur offrait en pâture des œufs et du pain pour les rendre furieux.
« Il y a cinq ans, nous nous étions arrêtés sur la route, aux portes d’Arcot.
« Le soir arrivait.
« À un jour torride allait succéder une nuit fraîche et embaumée.
« Nous commençâmes nos exercices.
« Au même instant deux palanquins, portés par des bahis et escortés par des naïrs malabares, s’avancèrent vers nous.
« Ces deux palanquins étaient fermés.
« Tout à nos serpents, dont l’un venait de mordre mon père à qui je faisais prendre du bézoard et des feuilles bienfaisantes, nous n’avions pas aperçu la caravane.
« — Place ! place ! cria le chef des bahis.
« — Qu’est-ce donc qui nous barre le chemin ? demanda un naïr.
« — Ce sont des pouliah-psylles qui font danser des serpents, répondit un des spectateurs.
« — Des pouliahs ! répéta le naïr furieux ! Et avant que nous sachions ce qu’on nous voulait, il épaula son fusil et fit feu sur mon pauvre père, qui s’étendit à mes côtés. »
Ici, le témoin s’arrêta quelques secondes, en proie à une vive émotion que semblait redoubler la vue des accusés sur lesquels il plongeait son regard chargé d’éclairs.
— Poursuivez, Schiba, lui ordonna le président.
L’Hindou détourna ses yeux des accusés et reprit :
— J’allais m’élancer sur le naïr pour le déchirer avec mes ongles, puisque j’étais sans armes, lorsque je vis le meurtrier chanceler en poussant un cri de douleur.
« Une vipère naja, apprivoisée par mon père, avait mordu le naïr.
« Il s’affaissa sur le sol, en proie à une convulsion horrible ; puis, après quelques efforts désespérés, il resta immobile, les yeux ouverts, les lèvres contractées, foudroyé par les rapides effets du venin : il était mort !
« Ses compagnons, terrifiés, nous menacèrent d’abord du geste, puis s’écrièrent :
« — Vengeance ! À mort les pouliahs ! à mort les psylles !
« Et vingt fusils s’abaissèrent sur moi.
« Ivre de vengeance, je m’élançai vers le naïr que la vipère naja avait tué.
« Croyant mon père mort, je voulais arracher le cœur du cadavre pour le jeter à mes reptiles.
« Pendant ce temps, les spectateurs avaient pris notre défense et s’étaient interposés entre les agresseurs et nous.
« Tout à coup, en fouillant la poitrine du mort, mes mains crispées, dont les ongles lui labouraient les chairs, teintèrent de sang, en le touchant, un foulard blanc.
« À un des coins, je découvris un nœud singulier contenant une roupie.
« — Voyez ! voyez ! m’écriai-je en le montrant à la foule, ce sont des Thugs : voici leur signe de ralliement.
« Aussitôt une lutte terrible s’engagea.
« Nous fûmes vainqueurs, et bientôt les Thugs prirent la fuite.
« Au moment où ils se mettaient en marche, après avoir recueilli les cadavres de ceux d’entre eux qui étaient tombés sous nos coups et qu’ils placèrent dans un palanquin qui se trouvait vide, les rideaux du premier palanquin s’ouvrirent et un homme qui l’occupait s’écria :
« — Par Kâly, la divine déesse, nous nous vengerons !
« Cette voix, je l’entendrai toujours.
« L’homme qui venait de prononcer cette menace, c’était lui. »
Et Schiba étendit le bras vers Feringhea.
— Continuez, Schiba.
— Un coup de feu m’avait atteint, mais ma blessure était légère.
« Au milieu du combat je n’avais eu qu’une pensée :
« Protéger le corps de mon père.
« Je me penchai sur lui, et, en proie à la plus vive douleur, je m’écriai :
« — Nar-Hali, cher être à qui je dois la vie, que Vichnou te reçoive dans son ciel avec toute la clémence que doit la divinité à ceux qui ont souffert ici-bas.
« Que Lakhmi déverse sur toi tous se bienfaits, et que Brahma sème de fleurs la route que va parcourir ton âme.
« Tout à coup mes lèvres devinrent muettes et tressaillirent.
« Mon père vivait encore.
« Son souffle devint perceptible.
« Ses joues se colorèrent.
« Il ouvrit les yeux.
« Je l’écoutai respirer, et j’acquis bientôt la conviction que la balle du Thug n’avait attaqué aucun organe vital.
« Mon père était sauvé !
« C’était, je vous l’ai dit déjà, vers le soir que se passait cette scène.
« La foule, attirée par notre lutte, grandissait autour de nous.
« Une seconde caravane, qui regagnait la ville, fut arrêtée comme celle des Thugs.
« — Place ! place ! cria le chef des bahis qui portaient les deux palanquins dont était composée cette caravane nouvelle.
« À ce cri, je tressaillis.
« Le danger auquel nous venions d’échapper si miraculeusement allait-il renaître ? Je me trompais.
« Un homme descendit du premier palanquin, s’approcha de moi, et d’une voix bienveillante, me demanda ce qui était arrivé.
« Je lui fis le récit de l’agression injuste et meurtrière dont nous venions d’être les victimes.
« Puis je terminai mon récit en m’écriant :
« — Sahib, ayez pitié de nous !
« — Ce sont des pouliahs ! des maudits ! hurlèrent quelques furieux : à mort !
« Et leurs fusils s’abaissèrent.
« À cet instant une femme, un ange apparut.
« Celle que je vis apparaître alors à côté du chef cipaye, et qui était descendue du second palanquin, semblait appartenir, tant sa grâce et sa beauté étaient divines, plutôt aux visions enivrantes que donne le hachich qu’à la nature même.
« Il y avait de la fleur, de l’odalisque et de la déesse tout à la fois dans cette radieuse jeune femme. Son sourire pourpre découvrait en naissant des perles d’une beauté et d’un éclat plus grands que celles que possèdent les perles les plus renommées de Ceylan.
« Ses yeux semblaient frangés de velours, ce qui adoucissait l’éclat de leurs prunelles noires, en traçant un grand contour en forme d’amande autour d’eux.
« Sa chevelure d’ébène, retenue par des torsades garnies de grosses perles, rehaussant leur ton foncé, était divisée sur les tempes en deux nattes, qui tombaient jusqu’à ses genoux.
« Oubliant tout à sa vue, je ne songeais plus à me soustraire au danger.
« L’adorable créature y songea pour moi.
« — Je ne veux pas que vous tuiez ces pauvres pouliahs, dit-elle.
« Et comme ceux qui nous menaçaient hésitaient.
« — Tenez, ajouta-t-elle, je vous achète leur vie.
« Et se dépouillant de ses bijoux, dont le moindre valait au moins mille roupies, elle les jeta aux furieux.
« Cette largesse les apaisa.
« Ému au dernier des points, je riais et je pleurais de joie.
« Le chef cipaye reprit la parole :
« — Cet homme est donc votre père ? me dit-il en désignant Nar-Hali.
« — Oui, répondis-je.
« — Qu’on le place dans mon palanquin, dit-il aux bahis stupéfaits.
« Puis s’adressant à la jeune femme qui me semblait plus belle que Lakhmi :
« — Vous voyez, ma chère Nahouâ, ajouta-t-il, que j’aime à m’associer à tous vos bienfaits.
« Quelques instants après, nous nous mettions en marche.
« Nahouâ était montée dans le premier palanquin, à côté du Sahib.
« Je suivais le second, dans lequel on avait mis mon père.
« Une heure après, nous arrivâmes à la demeure du chef cipaye.
« À peine y étions-nous, que ce dernier vint à moi, tandis qu’on transportait mon père dans une des salles du rez-de-chaussée.
« — Es-tu reconnaissant ? me demanda-t-il.
« — Sahib, repris-je, ordonnez-moi de mourir et à l’instant je me frappe de votre poignard.
« — Ainsi, si je te gardais avec ton père auprès de moi, tu veillerais sur Nahouâ pendant mon absence et tu la défendrais au besoin.
« — Il faudrait qu’on nous tuât tous les deux avant de toucher à un seul des cheveux de notre bienfaitrice.
« — C’est bien, je vous garde.
« Dès ce jour, notre vie lui appartenait et nous eussions tout fait pour le Sahib et pour sa femme. Hélas ! que peuvent le courage et le dévouement contre les sectateurs de Kâly, la déesse sanglante. Ah ! ma pauvre maîtresse ! »
Et Schiba fondit en larmes.
L’auditoire avait suivi avec une attention extrême la déposition du psylle.
Pendant quelques secondes, on n’entendit que les sanglots du jeune homme.
Tous les assistants semblaient douloureusement émus.
Les Thugs seuls paraissaient de marbre, et même un ironique sourire plein d’orgueilleuse satisfaction errait sur les lèvres de Feringhea.
— Schiba, dit le président, nous comprenons votre émotion, mais il faut poursuivre votre récit.
— Pardon, mylord, répondit l’Hindou, mais lorsque je songe à ma chère maîtresse, lorsque je me souviens de cette nuit sanglante et terrible, je ne puis résister à ma douleur.
Et faisant un suprême effort, il reprit :
— D’immenses jardins entouraient l’habitation du Sahib.
« Ces jardins à plusieurs étages, entourés de murailles, formaient le plus frais et le plus agréable abri qu’on pût rêver.
« Mon père ne tarda pas à se guérir, mais un an après, il mourut, emporté par une fièvre pernicieuse que nul remède ne put combattre.
« Le Sahib et Nahouâ l’entourèrent de tous les soins possibles jusqu’à sa mort, et ils le firent ensuite transporter à l’endroit où on brûle les corps.
« Aussi mon attachement pour ceux qui nous avaient recueillis était-il sans bornes.
« Un jour, le Sahib me fit appeler.
« — Je pars, me dit-il ; veille sur Nahouâ pendant mon absence et tâche de la distraire. Je la mets sous la garde de ta reconnaissance et de ton dévouement. Dans un mois je reviendrai.
« Il partit.
« J’étais fier de la mission qui m’avait été confiée.
« Tant que je vivrai, Nahouâ n’a rien à redouter des bêtes et des hommes, me disais-je.
« Si un tigre se jetait sur elle, je tuerais le tigre et je la sauverais.
« Si dix assassins la menaçaient de leur poignard, je lutterais contre eux et je résisterais assez pour assurer, même vaincu, son salut dans la fuite.
« J’étais calme et résolu, et quoique n’ayant vraisemblablement rien à redouter pour ma maîtresse, j’éprouvais parfois de vagues pressentiments que j’avais peine à dissiper, tout en me raillant moi-même de me laisser envahir par eux.
« Une image sinistre revenait fréquemment dans mes rêves.
« Cette image était la sienne. »
Et Schiba désigna du geste le chef des étrangleurs.
— La menace qu’avait proférée Feringhea en nous quittant après la mort du Thug que la vipère naja avait tué, résonnait parfois à mes oreilles comme un glas funèbre.
« — Par Kâly, la sanglante déesse, nous nous vengerons ! avait-il dit.
« Un jour que j’étais dans le jardin, un bruit vague arriva jusqu’à moi.
« Il partait du bas de la muraille.
« C’était un murmure de voix confuses.
« Je me penchai pour examiner ce qui se passait sur la route qui bordait la demeure du Sahib.
« Une caravane s’était arrêtée au pied de la terrasse.
« Deux éléphants blancs et un palanquin avec trente hommes environ la composaient.
« Les hommes portaient le costume des marchands et les éléphants étaient chargés de ballots.
« Ces circonstances auraient dû me rassurer, et cependant mon inquiétude redoubla, car il me semblait que je reconnaissais quelques-uns de ces hommes.
« Je suis fou ! pensai-je au bout de quelques moments d’examen. Le Sahib doit revenir bientôt. Nos bahis nous sont dévoués. Quel danger peut menacer Nahouâ ? Aucun !
« Je regagnai l’habitation, et montai dans la chambre de la femme du Sahib.
« Elle se trouvait dans la pièce qui lui servait de boudoir et de salon.
« J’avais coutume de lui tenir compagnie et de lui faire la lecture chaque soir.
« Lorsque Nahouâ me quitta, je me promis de veiller toute la nuit.
« Je m’établis dans la salle qui se trouvait à côté de la chambre de ma maîtresse, et, après avoir garni ma ceinture de deux pistolets et d’un poignard, je m’étendis sur une natte, et j’attendis.
« Les heures s’écoulèrent silencieuses.
« Je vis reparaître les premiers rayons de l’aurore.
« J’étais rassuré.
« Tout à coup une plainte vague, qui venait du jardin, frappa mes oreilles.
« Des cris étouffés lui succédèrent.
« D’un bond, je me précipitai dans la chambre de Nahouâ.
« Cette chambre était vide.
« Je m’élançai dans le jardin.
« Mais à peine y avais-je fait quelques pas que je fus saisi par plusieurs hommes qui sortirent des massifs, et, avant que j’eusse pu faire usage de mes armes, ils m’enlevèrent mon poignard, ainsi qu’un de mes pistolets, me garrottèrent et me bâillonnèrent étroitement.
« Puis, à ma grande surprise, ils me portèrent vers l’endroit où les cris s’étaient fait entendre.
« Je compris bientôt l’affreuse pensée qui les faisait agir, car, croyant avoir affaire, non pas à des Thugs, mais à de simples bandits, je ne prévoyais pas encore le crime horrible de ces monstres au moment où ils s’emparèrent de moi.
« Ah ! quel spectacle ! Nahouâ, ma chère maîtresse, les vêtements déchirés, les cheveux épars, un bâillon sur la bouche, apparut, à mes regards terrifiés, avec le mouchoir sacré autour du cou. Elle était toujours belle ; ses longs cheveux flottaient sur ses épaules, mais elle était morte.
« Des hommes, des bourreaux, des démons, des Thugs l’entouraient.
« Je voulus m’élancer.
« Efforts inutiles.
« Je fermai les yeux.
« Une voix se fit entendre :
« — Je t’avais bien dit que nous nous vengerions !
« Oh ! cette voix, c’était celle que j’avais entendu le soir où mon père avait été blessé ; c’était celle qui m’avait poursuivi dans tous mes rêves.
« Je rouvris les yeux et vis Feringhea.
« — Ton tour viendra bientôt, me dit-il.
« Puis il alla à Nahouâ, dont l’âme venait de s’envoler et dont le corps était retenu contre l’arbre par les liens avec lesquels on l’avait garrottée.
« L’excès du désespoir et de la rage me donnèrent une force extraordinaire.
« Je parvins à dégager une de mes mains et, saisissant le pistolet qu’on m’avait laissé, je l’armai avec mes dents et faisant feu sur les meurtriers, je m’écriai :
« — Infâmes !
« Un d’eux tomba foudroyé.
« Mais ce n’était pas Feringhea.
« Au bruit de la détonation, les bahis s’étaient éveillés.
« — À moi ! à moi, au secours ! leur criai-je.
« Ils accoururent assez tôt pour me sauver, mais trop tard pour venger Nahouâ.
« Les Thugs avaient eu le temps de gagner la route et de prendre la fuite, en abandonnant le cadavre de celui que j’avais tué.
« Désespérés, nous regagnâmes l’habitation. Le surlendemain, lorsque revint mon maître, je lui appris l’affreux événement qui s’était accompli, mais je ne saurais vous peindre son désespoir.
« Depuis ce temps, je rêve de la mort des Thugs, et je viens vous demander justice.
— Justice sera faite, Schiba, dit sir Monby, justice de cet ennemi et de cent autres non moins infâmes.
Et le noble lord leva l’audience qui devait être reprise le soir même.
XVI
LE MATELOT ROUSTAN.
ès sept heures, la salle fut envahie de nouveau, et lorsque la cour fit son entrée, le silence s’établit aussitôt.
L’auditoire était avide d’entendre la suite de ces étranges dépositions.
Quoiqu’il fît encore jour, un grand nombre de bougies allumées avaient été posées sur les bureaux. De riches candélabres, disposés autour de la salle, y répandaient une merveilleuse clarté, qui permettait de suivre les moindres mouvements des sinistres héros de ce gigantesque drame judiciaire.
Les formalités ordinaires accomplies, on introduisit un matelot marseillais, à la physionomie joyeuse, qui, après quelques explications ne tenant pas au procès, s’exprima en ces termes, dans son langage imagé :
— Quand nous partîmes de Marseille sur le trois-mâts la Cannebière, le capitaine me dit comme ça :
« — Roustan, tu es un bon matelot et je veux te donner un conseil. Nous allons dans l’Inde. Quand nous serons arrivés à Madras, ne va pas faire des bêtises. Il y a là-bas des particuliers qui vous ont un bon Dieu d’une drôle d’espèce. Pour se mettre bien avec lui, il étranglent tout ce qu’ils rencontrent. En veux-tu, en voilà. Défie-toi, Roustan !
« — Ayez pas peur ! que ze dis au capitaine, ceux qui voudront m’étrangler, je leurs y ferai avaler ma gaffe.
— Témoin, arrivez au fait, fit observer le président au loquace marseillais.
— De quoi, le fait ! s’exclama Roustan. C’est donc pas un fait ce que ze vous dis qu’il m’a dit le capitaine. Va bien ! Nous arrivons à Madras, nous déçarzons les marchandises, et, le lendemain, le capitaine y nous dit comme ça : La bordée de tribord descendra à terre zusqu’à demain matin. Z’étais de la bordée de tribord ; ze mets ma belle veste, ze me met du tabac à siquer (chiquer) dans la posse et ze descends à terre.
— Défie-toi, Roustan ! qu’il me crie encore le capitaine, défie-toi des marias (méchants) qui zétranglent les zens.
« — As pas peur, capitaine ! que ze réponds.
« Arrivé t-à-terre, ze bois quelques verres de tafia et ze vas me promener dans la campagne. Tout à coup, z’aperçois une Indienne qu’elle était zeune et zolie. Ze ne sais pas alors ce qui me monte dans la tête. Ze m’aprosse de cette fille et lui dis quelques petites bêtises. Elle répond dans son baragouin que ze n’y comprenais rien du tout. Alors, ze lui parle par zeste ; elle me répond dans le même langaze, et nous marchons bras dessus bras dessous.
« Nous marssons, nous marssons touzours. « Mais, troun de l’air ! que ze lui dis, ousque tu me mènes comme ça ? » Elle me fait des zestes pour me dire que nous allons dans un case un peu éloignée qu’elle me montre.
« Nous arrivons bientôt dans cette case, elle me fait asseoir sur des feuilles : ze la prends par la taille pour la faire asseoir à côté de moi. À ce moment, elle m’allonge une paire de giffles que j’en vis trente-six sandelles. Macapu ! que ze me dis ! Ze me redresse pour mettre à la raison cette farceuse qui avait la main si leste, mais z’entends un bruit à l’entrée de la case et z’aperçois deux particuliers qu’ils avaient pas l’air de rire et qui m’offrent une cravate. Ze veux la prendre, mais ils veulent me la mettre eux-mêmes. Ce sont ces deux-là. »
Et l’intrépide Roustan désignait deux des accusés.
— Un des deux saute sur moi, poursuit-il, et il essaie de me passer sa petite machine autour du cou.
« Alors ze me rappelle la recommandation du capitaine et ze me dis : Mon pauvre Roustan, tu es fl…ambé ! Mais ze me laisserai pas t-étrangler comme un poulet, tas de brigands, que ze leur dis. Alors ze commence à zouer des bras et des zambes ; les deux Étrangleurs et la coquine d’Indienne se mettent après moi. Ze frappe comme un sourd, ze donne un coup de tête dans la poitrine de l’un, un croc-en-zambe à l’autre et vagué li ! coup de poing par-ci, coup de pied par-là, et quand je les ai bien esquintés tous les deux, ze ne demande pas mon reste et ze prends la poudre d’escampette.
« Z’entends courir derrière moi, ze me retourne, qu’est-ce que c’était ? C’était ma scélérate d’Indienne qui me faisait des signes pour me dire de m’arrêter.
« Roustan a pas peur des hommes, à plus forte raison, il a pas peur d’une femme.
« Ze m’arrête et zuzez de ma surprise ; elle me parle en provençal. Vous le croirez ou vous ne le croirez pas, monsieur le président, cette Indienne était une Marseillaise, une compatriote qu’elle avait épousé un Indien à la suite d’un naufrage où elle avait failli se noyer. Elle me raconta son histoire. Il se trouve que nous étions un peu parents, puisque la cousine de sa grand’mère était la sœur de lait de mon oncle Rampal, le droguiste.
— Mais cette femme, qu’est-elle devenue ?
— Ze l’ai tuée.
— Comment ! vous l’avez tuée ! Et pourquoi ?
— Pourquoi ? Elle voulait m’étrangler. Quand ze vis que c’était une payse et même que nous étions un peu parents à cause que mon oncle Rampal, le droguiste, il avait été le frère de lait de la cousine de ma grand’mère, je lui dis : « Puisque tu as épousé un Indien, à la suite d’un naufraze, et que ton mari il fait le métier d’Étrangleur, il faut revenir à Marseille. »
« Alors elle se mit à pleurer, en me disant qu’elle avait prêté le serment au bon dieu des Thugs, qu’elle était bien malheureuse, et patati et patata. Alors, ze vais dans un bois qui était près de là avec ma payse, mais à peine nous y sommes entrés qu’elle me passe un mouchoir autour du cou pour m’étrangler. Alors, ze n’en fais ni une ni deux, ze lui allonge un coup de poing qu’elle en est morte.
« Son dernier cri il a été Feringhea ! Feringhea !
« — Qu’il y vienne, ton Feringhea, et Bonaventure Roustan lui fera son affaire ! lui répondis-je.
« Puis, ze suis rentré à bord tranquille comme Baptiste. Z’ai tout raconté au capitaine qui m’a dit : « Tu as de la sance (chance), mon brave Roustan. »
« Voilà, mon président, tout ce qui s’est passé, par un fifrelin de plus, pas un fifrelin de moins. »
Et très-fier du succès d’hilarité obtenu par son récit, car malgré tout ce qui s’y trouvait de tragique, sa façon de raconter avait déridé l’auditoire et les juges eux-mêmes, Roustan salua militairement.
Puis il réintégra sa chique à son endroit favori et rejoignit sa place en se dandinant.
La cour passa aussitôt à l’audition d’un autre témoin.
XVII
LE CHINOIS MENG-TSEU.
e témoin était un Chinois de Macao ; il portait le costume des lettrés, c’est-à-dire une longue robe de crêpe blanc et des pantalons de soie. Ses pieds étaient chaussés de sabots nommés lys d’or. C’était un vieillard dont le visage pâli exprimait une profonde douleur.
Derrière ses grosses bésicles d’écailles brillaient de petits yeux noirs aux paupières ridées, et une longue moustache grise tombait sur sa poitrine.
Sur son crâne rasé était posée une calotte bleue à bouton rouge (emblème du calao de 2e classe). Le long de son dos pendait une longue queue dont la pointe de soie balayait la terre, et ses mains tremblantes, qui tenaient un éventail et un pipe d’opium, étaient ornées au petit doigt et à l’annulaire de grandes gaines d’argent qui protégeaient ses ongles, qu’il portait d’une longueur démesurée. Il se nommait Meng-Tseu, et s’exprimait en anglais avec une grande facilité.
Il commença ainsi sa déposition :
— Par les Kings sacrés de Khounfou-Tsée, je vais dire la vérité. Pardonnez, mylord, si dans le cours de mon récit, l’émotion m’oppresse.
« Dans le Céleste-Empire, le commerce est un titre de noblesse, et quoique je porte le costume de lettré, je suis négociant.
« Il y a deux mois à peine, mes affaires m’appelèrent à Madras et je quittai Macao, emmenant avec moi mes deux fils et une de mes femmes.
« À mon arrivée, mon correspondant venait de partir pour Calcutta en laissant une lettre où il me priait de le rejoindre le plus tôt possible. Comme les achats de cochenille et de bois d’érable qu’il devait faire pour mon compte étaient considérables, je n’hésitai pas un instant.
« La veille de mon départ, M. Van Lynden, négociant à Angor (Java), demanda à me voir ; j’accueillis ce visiteur, qui m’apprit qu’il devait faire ainsi que moi le trajet de Madras à Calcutta et me pria de lui permettre de m’accompagner pour profiter de mon escorte.
« M. Van Lynden était un homme de petite taille ; ses yeux fauves, sa figure terreuse, avaient une expression d’hypocrisie qui me déplurent au premier aspect ; et j’avoue que je fus sur le point de rejeter sa prière, mais il insista avec tant de force que, par humanité, je consentis à l’accepter comme compagnon de route. Nous partîmes.
« Je ne vous décrirai pas les premiers jours de notre voyage, ils se passèrent sans que rien pût me faire soupçonner un péril. J’avais acheté un palanquin dans lequel Pe-Ly, ma jeune femme était couchée ; et ce kanja était porté par quatre parias hindous.
« Mes deux fils, âgés l’un de dix, l’autre de douze ans, cheminaient montés sur des mules. Une vingtaine de cipayes nous escortaient. Le négociant javanais, en selle sur un petit cheval, jetait des regards craintifs sur les grands bois que nous traversions, ou tressaillait d’épouvante chaque fois que la marche de quelque animal froissait les jungles touffus.
« À ces manifestations de terreur de mon compagnon, je m’applaudissais du service que je lui avais rendu en lui permettant de faire route avec moi, car il paraissait homme à mourir de peur à la moindre apparence de danger.
« Il y avait trois fois vingt-quatre heures que nous étions partis de Madras, et je commençai à croire que Fô protégeait notre voyage, lorsqu’après avoir passé le petit village de Pratjately, nous nous engageâmes dans la forêt immense qui le borde.
« Au milieu de la flore indienne, sous les panaches des caroubiers et des mangliers, nous allions un par un, frayant notre passage à coups de hache et le visage cinglé par mille branches flexibles.
« Les grands arbres projetaient une ombre épaisse qui, de temps à autre, laissait apercevoir le ciel par quelque éclaircie ; puis la nuit se faisait sombre, opaque, noire, et mes yeux distinguaient à peine dans cette obscurité le cipaye qui me précédait. Nous nous taisions. Parfois cependant, derrière moi, la voix de Van Lynden m’arrivai brisée par la peur, et son épouvante me gagnait peu à peu.
« Tout à coup, un effroyable cri retentit, répercuté par les échos de la forêt, et sur ma mule folle de frayeur, cabrée, se précipita un corps humain qui me mordit au cou comme une bête fauve. Je sentis une horrible strangulation et roulai par terre inanimé. »
Après avoir prononcé ces mots, le vieillard s’arrêta comme effrayé de ses propres souvenirs. Il essuyait des gouttes de sueur qui perlaient sur son front et tremblait.
Il parvint cependant à dompter son émotion, et reprit :
— Quand je revins à moi, j’étais dans une clairière entourée d’arbres, au milieu de mes ennemis, au milieu des Thugs.
« En face de moi, et les bras croisés, Van Lynden se tenait droit et fixait sur moi ses yeux cruels. Il riait d’un rire de démon. Le misérable était un des sectateurs de Kâly !
« — Me reconnais-tu, me dit-il ; ai-je bien joué mon rôle ? Ah ! lettré, tu ignorais les coutumes des enfants de Bohwanie, tu vas les connaître. Kâly a demandé la mort de ta femme et celle de tes fils ; leur sacrifice sera agréable à la déesse. Quant à toi, tu n’aurais aucun prix pour elle, mais sa vue sera réjouie des tortures auxquelles nous allons te soumettre. Prépare-toi, Meng-Tseu, tu vas souffrir !
« — Grâce ! m’écriai-je. Au nom de Fô tout-puissant, grâce pour ma femme et mes enfants, ne les tuez pas, n’immolez pas Pe-Ly, cette blanche fleur plus pure que les lys du Yan-Tse-Kiang. Par pitié, Van Lynden, ne leur fais pas de mal ! Mon vieux corps t’appartient, torture-le ; mais épargne ma femme, épargne mes fils.
« Il ne répondit rien, sourit, haussa les épaules et se rapprocha de ses hommes pour donner des ordres.
« Quoique je sois brisé par l’âge, je me sentis à ce moment une force surhumaine, et, me soulevant, je tordis mes mains débiles pour briser les cordes qui les entouraient ; puis, hagard, fou, je lui jetai au visage toutes les imprécations que me suscita la colère.
« Mais ma fureur fut impuissante, et je retombai à terre, attendant avec une effroyable anxiété ce qui allait se passer.
« Deux hommes avaient délié le corps de Pe-Ly, et la pauvre femme évanouie s’affaissa sur le sol. Sans être touchés de sa jeunesse et de sa beauté, ils la traînèrent par ses longs cheveux au centre de la clairière.
« À ce moment Van Lynden ouvrit un sac et le jeta aux pieds de la malheureuse. Tous les Étrangleurs s’écartèrent comme épouvantés.
« Ce que je vis alors fut horrible : par l’ouverture du sac sortirent un masse de têtes immondes, longues et plates, avec des taches noires et luisantes ; elles s’approchèrent, faisant rutiler leurs anneaux jaunâtres, se lançant en avant d’un jet ou se tordant sur elles-mêmes. Enfin, l’un de ces reptiles immondes se précipita sur la malheureuse femme, qui poussa un cri déchirant ; une commotion électrique la souleva toute entière, elle se roula sur le sol avec des gémissements, des sanglots et des cris qui n’avaient rien d’humain.
« Un second reptile s’élança et la mordit. La pauvre enfant, la tête renversée, les traits contractés, une salive rouge aux lèvres, se cramponnait à terre en proie à une souffrance atroce. Enfin, son corps tout entier fut couvert de ces effroyables bêtes. C’étaient des najas, dont la morsure fait mourir dans d’horribles douleurs. Mais ce n’était pas assez pour l’infâme.
« Un second sac fut ouvert, il s’en échappa des copras qui se jetèrent en sifflant sur la malheureuse.
« En un instant son beau corps devint bleu sous le poison infusé dans ses veines, et pressée sous des milliers de blessures, entourée d’un manteau de bêtes visqueuses, elle râla bientôt sans voix, sans souffle.
« Alors un Thug s’avança, il charma les reptiles qui abandonnèrent leur victime, et lançant sur elle les deux pécaris qu’il tenait en laisse, il la livra à ces porcs sauvages. D’un bond il furent sur elles ; puis de leurs groins ils fouillèrent ce corps de femme ; leurs dents la déchirèrent en se disputant les lambeaux de ses chairs pantelantes.
« Mes enfants avaient assisté à cette épouvantable torture en sanglotant, serrés l’un contre l’autre, en proie à une terreur folle. Les Thugs s’approchèrent d’eux, les délièrent, et le supplice de l’aîné commença.
« Les bourreaux avaient abaissé les troncs souples de grands bambous, que plusieurs hommes tenaient pliés à l’aide de cordes. Mon pauvre enfant y fut attaché par les mains et les pieds ; puis, à un signal que donna Van Lyden, les quatre troncs s’écartèrent à la fois, un horrible craquement d’os se fit entendre, un affreux cri traversa les airs et je vis, oui, je vis le corps de mon fils se disjoindre, sa poitrine s’ouvrir dans un atroce déchirement, et ses membres arrachés tomber le long des bambous. Quelques convulsions les agitèrent et le sang rouge tomba goutte à goutte sur le sol.
« Alors, comme ivres, rendus furieux par ce massacre, les Thugs se précipitèrent sur mon dernier né et l’étranglèrent.
« Et j’étais là, moi, poussant des cris inarticulés, mordant mes liens, fou de désespoir et de rage, lorsque Van Lynden vint à moi et me dit :
« — La déesse doit être satisfaite de l’offrande que nous venons de lui faire ; ne gémis pas comme une femme, ton épouse et tes fils sont partis pour le séjour bienheureux d’Indra, et leurs âmes, placées à la droite de Vichnou, le contemplent dans sa splendeur, que les Eradjatis seuls ont connue sur terre. »
À ces horribles détails, l’auditoire avait répondu par un long frémissement. Sir George Monby lui-même avait caché son visage entre ses mains.
— Mon cœur se souleva dans un spasme, poursuivit Meng-Tseu, exalté par son désespoir même : il me semblait que j’allais mourir, et je m’étendis inanimé sur le sol.
« Quand je revins à moi, j’étais couché sur des feuilles de riz, dans la pauvre hutte d’un paria de Partjately.
« Voilà, mylord, l’épouvantable malheur dont les miens ont été victimes, parce que je n’ai pas soupçonné, sous l’habit d’un marchand, l’un de ces monstres à face humaine que vous allez punir. Mais votre justice ne me rendra ni ma femme, ni mes enfants ! »
Et succombant à son désespoir, l’infortuné Chinois se laissa tomber à terre, en proie à une crise nerveuse.
On fut obligé de l’emporter à travers la foule, qui s’ouvrit respectueusement sur son passage.
— Vous avez entendu cette déposition, dit le président à Feringhea, après le départ du malheureux Meng-Tseu. Les Thugs ont-ils agi pour vos ordres ?
— J’ai souvent commandé la mort, répondit l’Hindou avec un sourire de mépris, mais jamais le supplice. Mes hommes agissent selon l’inspiration que leur envoie Kâly !
La foule indignée accueillit cette explication avec un murmure de colère et l’honorable magistrat suspendit l’audience pendant quelques instants, afin de laisser à l’émotion générale le temps de se calmer un peu.
Lorsqu’il reprit les débats, il ordonna d’introduire le témoin suivant, Yvan Vasiliwiecz.
À l’apparition de ce nouveau personnage, l’auditoire jeta un cri d’horreur.
XVIII
LE SUPPLICE D’YVAN.
’homme qui s’avançait, soutenu par deux cipayes, avait dû être grand et robuste ; mais il était courbé, d’une faiblesse extrême et d’une maigreur diaphane.
On eût dit un vieillard. Cependant il avait quarante ans à peine.
Mais son corps semblait brisé par mille tortures. Son visage était zébré de profondes cicatrices.
Sa tête elle-même ne se maintenait pas dans la direction ordinaire de celle de l’être humain qui regarde devant lui.
Des soldats le conduisirent au fauteuil qu’on avait préparé pour lui en face de la cour.
Là, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit, et Feringhea, qui jusqu’alors était resté si complètement maître de lui, ne put retenir un mouvement de colère.
On eût dit qu’il voulait se précipiter sur cet être meurtri, qui semblait n’être arrivé jusqu’au milieu du prétoire que par un suprême et dernier effort.
Le témoin installe, le président lui adressa la parole.
— Votre nom ? lui demanda-t-il.
— Yvan Vasiliwiecz, répondit le défiguré.
— Vous êtes Russe ?
— Oui, sir, et j’étais au service d’une brave famille pour le salut de laquelle je regrette de n’être pas mort.
— Ce sentiment vous honore. Mais, vous semblez bien faible… Aurez-vous la force de raconter les faits dont vous avez été témoin ?
— Oh ! je l’espère, fit Yvan, en s’accrochant aux bras de son siège.
« Dieu m’accordera la grâce d’accomplir ma tâche ; Dieu me permettra de raconter des crimes horribles… dussé-je expirer lorsque le dernier mot sera sorti de mes lèvres !
— Calmez-vous, continua le magistrat d’un ton compatissant. Nous vous écouterons avec toute l’indulgence qu’exige votre position.
— Il va mentir !… s’écria Feringhea, qui paraissait redouter la déposition d’Yvan.
— Silence ! ordonna le président.
Yvan commença d’une voix saccadée.
— J’avais bien entendu parler des Thugs dans la propriété qu’habitaient mes maîtres, sur les rives du Kavery, mais mes maîtres, pas plus que moi, ne voulaient croire à leur existence. Nous nous trompions.
« Un soir, il me sembla que des gémissements venaient des bords d’un petit lac voisin d’un jungle où j’étais allé visiter les travaux entrepris par nos esclaves dans la journée précédente.
« Je m’approchai de ce lac, et dans les plus hautes herbes qui croissent sur ces rives, je découvris un jeune homme dont la tête était presque séparée du tronc par une épouvantable strangulation.
« Supposant que l’assassin était caché dans le taillis, je m’élançai de ce côté, car j’étais fort et courageux ; mais le jungle était désert, et quand je revins sur les bords du lac, la victime avait disparu.
« Rêveur et sombre, je regagnai l’habitation où je me gardai bien, en racontant ce que j’avais vu, de répandre la tristesse au milieu d’une fête. Ce soir-là, on célébrait l’anniversaire de la naissance de la fille du comte Stanas-Kew, mon maître.
« Cette fille, Olga, n’avait que seize ans.
« Après la fête, poursuivi par de sinistres pressentiments, je me promenai du côté des cases habitées par les esclaves.
« Tout à coup, je crus entendre un chuchotement de voix. Cela me parut étrange à pareille heure.
« J’avançai, j’écoutai, et je retins un cri prêt à s’échapper de ma poitrine oppressée.
« Le chef des Thugs, Feringhea, oh ! je le reconnais bien, allez ! oui, Feringhea était assis au milieu des esclaves !
« Il leur ordonnait la mort de mon maître, l’incendie de l’habitation et le sacrifice d’Olga !…
« Terrifié et contenant mon cœur à deux mains, je voulus cependant écouter jusqu’au bout.
« C’était dans la nuit même que l’horrible projet devait s’exécuter.
« M’enfuir aussitôt sans attirer l’attention des noirs, réveiller le comte et lui apprendre ce qui se passait, tout fut pour moi l’affaire d’un instant.
« Mon maître s’habilla à la hâte.
« — J’aurai le temps d’avertir les autorités, me dit-il. Toi, veille sur Olga !
« Il fit un pas pour sortir.
« Au même instant, des cris confus retentirent au loin.
« — Entendez-vous ? fis-je, la gorge serrée de terreur.
« Il se précipita vers une fenêtre qu’il ouvrit.
« — À moi ! à moi ! s’écria-t-il.
« Hélas ! pas un serviteur ne répondit.
« Tous avaient pris la fuite au premier signal de la révolte des noirs.
« — Il faut sauver mon enfant ! dit le comte avec un épouvantable accent de désespoir.
« — Me voilà, répondit une fraîche voix !
« C’était celle d’Olga que le bruit avait réveillée.
« Vêtue d’un long peignoir blanc, elle se précipita dans les bras de son père !
« Cependant, les cris se rapprochèrent rapidement.
« Ils n’avaient plus rien de l’accent humain.
« C’étaient des hurlements de bêtes fauves.
« — Non ! non ! ils ne nous auront pas vivants ! s’écria le malheureux comte.
« — La lute est inutile, maître, lui dis-je. Déjà la horde hideuse franchit le seuil de la maison. Regardez ! regardez !
« — Il est trop tard, murmura le comte.
« — Un dernier espoir vous reste, maître.
« — Lequel ?
« — Laissez-moi seul ici.
« — Ils te massacreront.
« — Qu’importe, si je vous sauve, vous et votre enfant ! Je vous en supplie ! Prenez le sentier du ravin, qui, du nord de l’habitation, aboutit à la forêt de lièges. De là vous gagnerez Seringham et vous m’enverrez du secours… s’il en est temps encore. »
Une rumeur approbative de l’assemblée interrompit en cet instant le récit du brave Yvan.
Les femmes pleuraient.
Les lèvres des Thugs se plissaient sous un sarcastique sourire.
Mais Yvan, la tête en feu, ne prit nulle attention à ces mouvements divers.
— Je parvins enfin, reprit-il, à décider mon maître. Il me serra dans ses bras. Oh ! que j’étais heureux alors de mon dévouement ! Olga, elle-même, me remercia de sa voix si douce, et…
Yvan s’arrêta suffoqué par des souvenirs douloureux.
— Du courage ! lui dit le président.
Le pauvre serviteur continua :
— Une minute encore, et ils étaient sauvés tous les deux ! Mais soudain les révoltés enfoncèrent la porte de la chambre.
« Un coup de feu retentit.
« Mon maître tomba mort.
« Il était encore parmi les esclaves, lui ! l’infâme ! Feringhea ! Il commandait ceux qu’il avait excités en leur faisant boire du rhum, en leur promettant les récompenses accordés aux meurtriers par sa divinité maudite.
« — Yvan, sauve-moi ! supplia Olga, affolée.
« Le pistolet au poing, je me plaçai devant elle.
« — Laissez-moi sortir, misérables, m’écriai-je avec désespoir ; le premier qui s’avance est mort !
« Vaine menace !
« Un lazzo siffla dans l’air.
« Lancé par le chef des Thugs, il vint s’enrouler autour du cou d’Olga, qui tomba à son tour.
« Aussitôt, prompt comme la foudre, Feringhea s’élança, saisit la malheureuse enfant et l’emporta en poussant un ricanement sinistre.
« Je fis feu sur lui, mais sans l’atteindre.
« C’est alors que se ruèrent comme un torrent, dans la chambre, des hommes qui je n’avais pas encore vus parmi les noirs.
« En un clin d’œil je fus bâillonné, garrotté, et ces hommes, les Thugs, m’emmenèrent dans la direction qu’avait prise leur chef !
« Pendant que l’habitation brûlait et dévorait le cadavre de mon malheureux maître, je fus porté sur les épaules d’un des misérables dans un épais fourré de la forêt. Les arbres y étaient si serrés, les lianes les reliaient si étroitement les unes aux autres que c’était là un refuge presque invisible.
« Mais les Thugs connaissaient bien le pays et les endroits où la justice ne pouvait les atteindre.
« Ils traversèrent le jungle, et après une heure de marche, ils arrivèrent dans une sorte de carrefour, à l’un des angles duquel se trouvait une espèce de cabane.
« Là on me jeta à terre.
« Alors, après des cérémonies auxquelles la stupeur m’empêcha de prêter attention, je vis soudain le carrefour se garnir d’une quantité d’Étrangleurs plus considérable encore.
« Leurs physionomies étaient atroces.
« Ils se mirent à danser avec d’inénarrables contorsions.
« Puis, leurs rangs s’ouvrirent, et de la cabane sortit un Thug, dont le front était zébré de raies jaunes.
« Il portait Olga.
« À la vue de la pauvre enfant, tous mes membres tressaillirent et mon cœur bondit dans ma poitrine.
« Je la croyais morte, la malheureuse jeune fille ! ou plutôt je la désirais morte, car je craignais pour elle quelque supplice épouvantable.
« Je n’avais plus la force de parler.
« On la plaça à mes côtés, et moi, les mains chargées d’entraves, je ne pouvais la secourir.
« L’enfant de mon maître tourna vers moi son regard désolé, et je sentis ses larmes couler sur ma joue livide.
« Tout à coup un nouveau personnage sortit encore de la cabane et tous les fronts se courbèrent devant lui. C’était Feringhea.
« Il s’avança jusqu’au milieu du cercle humain.
« Son front rayonnait d’un sinistre présage.
« Arrivé à moi, il me montra Olga, en me disant :
« — C’est l’hommage à la divinité Kâly ; toi tu seras le grand prêtre !
« Puis, s’adressant à deux de ses esclaves :
« — Déliez cet homme, ordonna-t-il.
« Aussitôt on me débarrassa de mes entraves.
« Je me relevai, me tenant à peine sur mes jambes affaiblies, et je jetai autour de moi un regard épouvanté.
« — Étrangle ! s’écria Feringhea tout à coup en me désignant Olga d’un geste brutal.
« — Jamais ! jamais ! répondis-je en m’élançant entre lui et la pauvre victime.
« — Tu ne veux pas ? reprit-il avec menace.
« — Non, je ne veux pas !
« — Sectateurs de Kâly, commanda-t-il, faites votre devoir !
« Deux misérables se saisirent de moi et me portèrent vers un arbre du carrefour.
« À cet arbre était adapté un crampon de fer à la pointe acérée.
« Un Thug me souleva d’une main puissante.
« Je laissai échapper un affreux cri de douleur.
« Il venait de m’accrocher à la pointe de fer.
« J’étais suspendu par l’épaule.
« Je sentis une sueur chaude inonder mon corps.
« Mon sang coulait et arrosait la terre maudite.
« On me laissa pendant quelques minutes dans cette horrible position, puis on me décrocha.
« — Étrangle ! hurla de nouveau Feringhea, en me montrant Olga, qui gisait inanimée sur le sol.
« Cette fois, je ne daignai pas répondre.
« Un sourire cruel de Feringhea me dit que ma torture allait continuer.
« Je ne me trompai pas.
« Les Thugs s’emparèrent de nouveau de moi et me couchèrent sur une grossière table de bois.
« Puis, un de ces bourreaux, me prenant tour à tour les doigts des mains et des pieds, m’enfonça dans les ongles de longues épines.
« Tous mes doigts étant meurtris, les Thugs me replacèrent sur le sol.
« Il me fut impossible de me tenir debout.
« Je m’affaissai, haletant, près d’Olga, qui se mourait.
« — Étrangle ! ordonna pour la troisième fois Feringhea avec un ricanement féroce.
« — Es-tu donc à bout de tortures ? murmurai-je, en le regardant avec mépris.
« Feringhea allait me prouver que je le connaissais mal. Il fit apporter immédiatement un vase qui contenait des lingots d’argent en ébullition.
« Oh ! les Thugs n’eurent pas la peine de me maintenir, pour me faire endurer ce nouveau supplice !
« D’ailleurs, l’intensité même de la douleur m’avait rendu presque insensible.
« — Grâce ! grâce ! murmura alors une voix étouffée.
« C’était la pauvre Olga qui implorait pour moi ces monstres.
« Que pouvait sur ces cœurs de tigre la prière d’un enfant ?
« Un Thug versa le liquide bouillant dans la plaie que m’avait faite le crampon de fer.
« À cette nouvelle souffrance, un rugissement s’échappa du fond de mes entrailles.
« — Étrangle ! répéta Feringhea, croyant que je deviendrai le meurtrier d’Olga pour me sauver.
« Comme je ne pouvais articuler un son, je disais non de la tête et des yeux, pendant que l’argent liquide glissait sur mes plaies déchirées.
« À bout de cruauté, surexcité par la colère que lui causait ma résistance, Feringhea perdit enfin patience.
« Il s’élança sur la malheureuse enfant, et je vis les mains musculeuses du misérable se serrer autour de son cou par une pression infernale…
« — Reçois cet holocauste, Kâly ! s’écria le chef des Thugs, en rejetant sa victime à terre.
« Olga était étranglée.
« Alors, comme si mes forces n’eussent attendu pour disparaître que la fin de cet horrible drame, je m’évanouis.
« Quand je revins à moi, j’étais presque enseveli dans une fosse à moitié comblée.
« Les Thugs m’avaient enterré vivant.
« Mais, avant de jeter sur mon corps la terre destinée à cacher leur crime, ils m’avaient couturé la figure avec leurs poignards.
« Mes joues tombaient en lambeaux.
« Après la première sensation de fraîcheur qui vint me raviver, mon oreille perçut un son étrange, comme le hurlement d’un chien qui pleure.
« Pour me rendre compte de ce bruit, j’essayai de tourner la tête.
« Mais ce mouvement, ainsi que tous les autres m’était impossible ! En voulant m’étrangler, les Thugs n’étaient parvenus qu’à paralyser les muscles de mon cou !
« Tandis que je faisais mille efforts pour sortir de la fosse où j’étais enfoui comme un cadavre, je sentis sur mon visage un contact humide.
« C’était Mirame, mon chien fidèle ! Enchaîné lors de l’invasion de l’habitation de mon maître, il était parvenu à briser sa chaîne et son flair l’avait mis sur mes traces.
« C’était Mirame qui allait me sauver la vie, car la nuit même, moitié rampant, moitié traîné par mon valeureux terre-neuve, je pus atteindre un lieu habité.
« Quant au reste de mon existence, conclut Yvan avec un amer sourire, il vous suffit de me regarder pour comprendre qu’elle est un problème dont je cherche encore la solution. »
Pendant cette émouvante et terrible déposition, Feringhea n’avait rien perdu de son calme. C’est à peine si par moments un sourire cruel avait erré sur ses lèvres.
— Vous avez entendu, lui dit sir George Monby.
— Cette femme était l’une des mille victimes que j’avais juré d’immoler aux mânes de Goolab-Sohbee, répondit le jemadar.
— Misérable ! gémit Yvan à cet aveu cynique.
Et comme s’il n’eût conservé de force que pour jeter ce dernier cri de malédiction, il s’affaissa dans les bras des deux cipayes qui l’avaient amené à l’audience.
Pendant qu’on emportait ce malheureux, le président levait la séance, et la foule, dont l’indignation croissait à chacun de ces nouveaux drames, se retirait profondément émue.
XIX
LE CHASSEUR DE THUGS.
e lendemain, lorsque les débats reprirent à l’heure accoutumée, l’auditoire vit s’avancer vers la barre des témoins un homme de quarante ans environ, d’une taille herculéenne et à la figure énergique et sombre.
Il était vêtu d’un simple sarreau de toile et ne portait pas de chaussures.
En passant devant les bancs des accusés, il leur lança un regard chargé de haine. On eût dit que de ses bras nerveux, il voulait les étreindre tous, pour n’en faire qu’une victime.
— Votre nom ? lui demanda lord Monby.
— Jabez-Jamrack, le Chasseur de Thugs.
À ces mots « le Chasseur de Thugs » quelques-uns des accusés se levèrent pour mieux voir le témoin, et ils laissèrent échapper aussitôt mille malédictions. Hyder-Ali surtout, le jemadar, paraissait vivement ému.
— Racontez-nous ce que vous savez, dit le président au témoin, après avoir imposé silence aux Étrangleurs.
— Mylord, commença aussitôt Jabez d’une voix ferme, j’appartiens à cette caste repoussée à la fois par les Indiens et les Européens et chassée de partout comme si elle portait la peste dans ses flancs. En un mot, je suis un paria. Vous savez ce que ce nom cache de misère.
« Il y a un an, j’habitais non loin de Madras, dans un endroit désert, une misérable cabane que j’avais bâtie moi-même ; mais si je vivais misérablement avec les quelques poignées de riz que je récoltais, du moins je ne me plaignais jamais de mon sort.
« J’avais entendu dire souvent que les Thugs commettaient des crimes sans nombre, mais peu m’importait. C’était à ceux qu’ils attaquaient de se défendre.
« Un soir, à la tombée de la nuit, des cris de frayeur vinrent tout à coup troubler ma solitude. Je sortis de ma cabane, et j’aperçus, à une centaine de pas, deux hommes enlevant une femme qui se débattait, pendant que d’autres individus arrêtaient une caravane allant à Madras.
« Malgré sa résistance, cette femme fut entraînée par ses deux agresseurs, jusqu’à quelques pas de mon habitation. Là ils se disposèrent à l’étrangler.
« Prompt comme l’éclair, je fondis sur eux et leur brisai la tête avec mon bâton.
« Leurs compagnons, trop occupés, n’avaient rien vu, rien entendu. Je cachai celle que j’avais sauvée dans ma cabane, et je traînai les cadavres des deux Étrangleurs dans ma rizière.
« La nuit était venue ; les assassins emportèrent leur butin et leurs victimes, sans chercher leurs complices absents, et je rassurai celle qui me devait la vie.
« Cette jeune femme devait arriver le soir même à Madras, avec un frère moins heureux qu’elle, puisqu’il avait péri.
« Elle accepta mon hospitalité jusqu’à sa guérison, car elle avait été meurtrie dans la lutte, et je l’entourai de tant de soins, moi qui n’avais jamais approché de ma vie une femme d’une autre classe que la mienne, qu’au lieu de partir lorsque ses forces le lui permirent, elle consentit à partager ma triste existence.
« Pendant deux mois le bonheur habita sous mon toit ; j’avais quelqu’un à aimer, une compagne, non-seulement jeune et belle, mais reconnaissante et dévouée. Je n’enviais plus le sort des autres hommes, mais je bénissais l’heure où Mézibé avait franchi le seuil de ma porte.
« Hélas ! mon bonheur devait être de courte durée. Un matin, en revenant de la pêche, je trouvai ma femme étendue sans vie sur le plancher de ma cabane. Ses meurtriers, avant de s’éloigner, avaient écrit avec du sang sur ma porte :
« Un paria n’a pas besoin de femme, le tienne meurt parce que Kâly l’a voulu. »
« À la vue de cette inscription sanglante, mon courage, qui m’avait abandonné un instant, me revint aussitôt. Je lavai à la source voisine le corps mutilé de Mézibé ; je tressai ses beaux cheveux en deux longues nattes, et je creusai pour elle une tombe dans laquelle je la déposai sur un lit de plantes parfumées.
« Mais, avant de recouvrir d’un frais gazon les restes du seul être qui m’eût souri et aimé, je fis un serment que j’ai tenu jusqu’à ce jour : celui de frapper les Thugs nuit et jour, de les sacrifier sans pitié et sans trêve pour venger mon amie assassinée.
« Un an à peine s’est écoulé depuis cette époque, et déjà j’ai éclairci de plusieurs centaines les rangs des Étrangleurs. Hyder-Ali le sait bien, lui, qui avait promis des monceaux d’or à quiconque lui amènerait le meurtrier de sa favorite poignardée par moi, comme l’un des siens avait étranglé ma compagne bien-aimée. C’est que j’avais signé mon œuvre, moi aussi, et je l’avais signée : « le Chasseur de Thugs. »
À ce souvenir évoqué par le témoin, le jemadar Hyder-Ali poussa un cri de rage et se dressa comme pour s’élancer hors de son banc, mais les gardes le forcèrent à se rasseoir.
— Est-ce tout ? demanda le président à Jabez qui n’avait pas même retourné la tête.
— Oh ! non, mylord, j’arrive maintenant au point le plus important de ma déposition.
« Le jour même de la mort de Mézibé, j’abandonnai ma cabane, et je choisis pour retraite une caverne voisine de la mer et située dans les environs de Mavalipouram, la ville morte. Les Thugs s’y réfugiaient souvent.
« Cette caverne a deux issues, l’une au sud, l’autre à l’ouest. Cette dernière débouche sur un sentier très-étroit qui surplombe un immense précipice.
« Afin de surprendre les secrets de mes ennemis, j’avais creusé moi-même, de l’extérieur à l’intérieur, une troisième entrée donnant accès par un boyau jusqu’à un petit observatoire pratiqué dans l’une des parois de la voûte et masqué par de la mousse.
« De cet observatoire, je pouvais voir et entendre tout ce qui se passait dans la caverne. C’est de là que j’ai assisté à l’horrible scène que je vais vous raconter.
« Huit jours avant l’attaque dirigée contre le capitaine Buttler, alors que vous n’aviez pas encore organisé en grand la battue que je faisais tout seul, je me trouvai, vers dix heures du soir, embusqué à cent mètres environ de la caverne. Soudain j’aperçus, au clair de la lune, une dizaine de Thugs qui en sortaient et prenaient rapidement le chemin de Madras. Ces dix Thugs avaient chacun un long roseau à la main.
« C’était l’heure favorite pour leurs expéditions, et je supposai qu’ils allaient me fournir l’occasion de les surprendre isolément. Armé du gros bâton qui ne me quittait jamais, je les suivis à distance.
« Jusqu’aux premières maisons de Madras, la bande marcha d’un pas rapide, puis elle s’arrêta, et après s’être consultés pendant quelques instants, les Étrangleurs se dirigèrent un par un vers le mur d’une habitation éclairée.
« Dès qu’ils furent tous cachés dans l’ombre, profitant d’un exhaussement de terrain, j’allai me poster derrière le mur opposé, qui était, comme le premier, à hauteur d’homme.
« Là, je vis au rez-de-chaussée de l’habitation quatre dames et trois gentlemen assis dans un salon, autour d’une table à thé que dominait un lustre étincelant.
« J’avais à peine fini de me demander quel pouvait être le projet des Thugs, lorsque tout à coup, comme si elles étaient sorties de terre, des têtes d’hommes, cinq à chacune des deux fenêtres du salon, se levèrent brusquement, et j’aperçus au même instant les dix roseaux dont étaient armés les Étrangleurs qui s’allongeaient vers les bougies du lustre.
« Je compris alors !
« En un clin d’œil, l’obscurité la plus complète régna dans le salon ! Puis, j’entendis des cris d’effroi, le bruit d’une lutte, et après que le silence se fût rétabli, je n’eus pas de peine à distinguer dans l’ombre les Thugs qui se sauvaient en emportant les quatre dames évanouies.
« Ce hardi coup de main s’était opéré en moins d’un quart-d’heure. Les victimes furent soulevées par-dessus le mur, et, sans que personne inquiétât les ravisseurs, ceux-ci repartirent comme ils étaient venus.
« J’avais quitté mon poste pour les suivre des yeux et savoir quelle direction ils prendraient.
« En les voyant se diriger vers la caverne, ma première pensée fut d’aller requérir main-forte auprès du commandant des troupes anglaises, et je m’engageai dans les rues de Madras.
« Mais, en route, une idée qui ne m’était jamais venue jusqu’alors se fit jour dans mon cerveau et m’arrêta court. Cette idée conciliait tout, si je la réalisait : ma vengeance et le salut des victimes.
« Serrant aussitôt autour de mes reins la corde de mon pagne, je m’élançai sur les traces des ravisseurs, et moins d’un quart d’heure plus tard, j’atteignais la bande de sable dans laquelle ils avaient marché pour se diriger vers leur repaire.
« Je n’avais guère perdu que vingt ou vingt-cinq minutes dans Madras et je me croyais bon coureur ; cependant aucune forme humaine ne se dessinait devant moi. Les Thugs avaient déjà gagné leur antre.
« Sans plus de bruit qu’un serpent dans l’herbe verte, je rampai alors vers mon entrée particulière et j’arrivai bientôt à mon observatoire.
« Au moment où j’écartai légèrement le rideau de mousse, la caverne était inondée d’une vive lumière, un spectacle singulier s’offrait à mes yeux.
« En face de moi, sur un énorme quartier de roc, un monstre grimaçant, image grossière de la déesse Kâly, ouvrait une bouche énorme garnie de dents acérées. Aux pieds de cette statue, au milieu d’une grande pierre plate, se trouvait une large écuelle dans laquelle je vis le terrible mouchoir.
« À droite et à gauche de cette espèce d’autel, des Thugs, en plus grand nombre que je ne le pensais — une quarantaine au moins — étaient accroupis, les bras et la poitrine nus. Ils formaient un demi-cercle.
« Tenant chacun une torche allumée, ils regardaient tour à tour la déesse Kâly et quarante femmes, parmi lesquelles je reconnus celles qui avaient été enlevées devant moi.
« Elles étaient toutes jeunes et d’une grande beauté ; leurs longues chevelures déroulées, descendaient jusqu’à terre. Elles formaient un groupe si merveilleux, que, malgré la gravité de la situation, je ne pouvais m’empêcher de les contempler ; mais j’étais bien décidé à ne laisser commettre aucun attentat ni contre la pudeur ni contre la vie de ces malheureuses, dont les parents pleuraient sans doute déjà la mort.
« Je fus rassuré tout d’abord. Le gooroo réprima les exclamations de quelques-uns de ces hommes et les menaça de la colère de Kâly, c’est-à-dire d’un supplice horrible, s’ils troublaient « le sacrifice des chevelures » par un geste inconvenant, par une parole indécente.
« Puis, il dit aux femmes qu’elles n’avaient rien à craindre si elles ne poussaient ni un gémissement ni un cri, si elles ne versaient pas une larme pendant qu’elles formeraient le tapis sacré.
« — Soyez fières, leur dit-il, dans un élan d’enthousiasme, car vous avez été choisies entre les plus belles femmes pour former chaque soir le tapis vivant consacré à la toute-puissante épouse de Schiba, à l’immortelle Kâly.
« Je compris bientôt ce que cela signifiait.
« À l’ordre de gooroo, vingt femmes se couchèrent l’une contre l’autre sur une même rangée. Leurs chevelures, étendues sur le sol, formaient une gamme harmonieuse de couleurs.
« Quand cette première rangée fut bien en ordre, et que les cheveux des malheureuses qui la composaient furent bien régulièrement allongés, le gooroo fit coucher les vingt autres femmes de l’autre côté, de telle sorte que leurs chevelures vinssent rejoindre celles de leurs compagnes.
« C’était vraiment un tableau extraordinaire.
« Chaque femme avait ramené ses mains sur sa poitrine. Elle n’osaient se plaindre, ni pleurer ; mais les battements précipités de leurs cœurs disaient ce qu’elle devaient souffrir.
« Ces dispositions prises, les Thugs se prosternèrent devant l’ignoble image de Kâly, dont les formes monstrueuses faisaient un si étrange contraste avec les quarante statues vivantes étendues sur le sol.
« Le gooroo entonna une prière et célébra les vertus de la cruelle divinité.
« Les Thugs se relèvent, et le chef mit le pied sur le tapis épais, moelleux et parfumé. Tous les sectateurs de Kâly le suivirent.
« Au contact odieux de ces hommes, qui les souillaient de leurs pieds nus, un frisson d’horreur parcourut toutes ces femmes.
« Cependant aucun cri ne se fit entendre, mais à mesure que cette hideuse procession avançait, les poitrines se soulevaient plus vite, on entendait, pour ainsi dire, battre les cœurs de ces pauvres créatures, dont plusieurs ne pouvant supporter plus longtemps cette profanation, éclatèrent en sanglots.
« Deux Thugs se détachèrent du groupe pour leur imposer silence. Elles se turent et le gooroo continua sa promenade.
« Quand il fut revenu à son point de départ, il s’élança sur la pierre plate où était la coupe, y prit un mouchoir fatal, l’approcha des lèvres de Kâly, et montrant du geste l’une des deux femmes qui avaient troublé la cérémonie par ses plaintes, il s’agenouilla à droite de l’autel.
« Deux Étrangleurs soulevèrent la victime désignée et l’étendirent en travers de l’autel.
« L’heure du sacrifice était venue.
« Je jugeai que c’était, ou jamais, le moment d’agir.
« Avec toutes les précautions qu’exigeaient les circonstances, je m’avançai sans bruit, je poussai devant moi le rideau de mousse, et portant la main gauche à mon gosier pour comprimer légèrement ma respiration, j’imitai le roucoulement de la tourterelle.
« À ce bruit familier, les Thugs, qui suivaient attentivement tous les mouvements du gooroo, relevèrent vivement la tête.
« Au milieu du silence religieux qui régnait dans la caverne, mon second roucoulement allait produire un effet plus terrible encore que le premier.
« Pour indiquer aux misérables que le danger qui les menaçait était imminent, je le prolongeai, ainsi qu’ils me l’avaient appris eux-mêmes sans se douter qu’il me fournissaient des armes contre eux ; et voyant que la panique s’emparait de leurs esprits, je me hâtai de quitter ma retraite.
« Mais je n’avais encore exécuté que la première partie de mon plan ; la seconde était plus dangereuse et plus difficile.
« Il s’agissait pour moi de me placer à la sortie ouest de la caverne, pour y faire, tout seul, la tâche dont je n’avais pas voulu confier l’exécution à des soldats, de peur qu’ils n’arrivassent trop tard.
« Ainsi que je l’ai dit, le sentier était tellement étroit au-dessus du précipice qu’un seul homme pouvait y passer à la fois.
« En outre, l’ouverture de la grotte, qui était presque au niveau du sentier, avait à peine cinquante centimètres de hauteur sur un mètre de largeur. Les Thugs ne pouvaient donc y passer qu’un à un.
« Cinq minutes me suffirent pour venir me poster à gauche de cette fissure de la montagne.
« Quelques secondes de plus, il aurait été trop tard, car à peine étais-je à l’endroit que j’avais choisi, que j’entendis le bruit d’un homme qui rampait pour sortir.
« Debout, mon bâton levé, j’attendais immobile.
« Un Thug, se traînant sur les genoux, parut enfin en dehors de l’ouverture et se releva pour examiner le chemin qu’il devait suivre.
« Mon bâton s’abattit aussitôt et le bandit, perdant l’équilibre, roula dans l’abîme sans même pousser un cri.
« Permettez-moi d’abréger les détails de ce massacre.
« En moins d’une heure, quarante fois mon bras se leva pour retomber ; à chaque coup un Étrangleur disparut dans le précipice.
« J’accompagnai d’un cri de triomphe la chute du dernier des sectateurs de Kâly, et je rentrai dans la caverne.
« Aucune des victimes n’avait été sacrifiée, mais toutes mouraient de terreur. Je les rassurai et courus à Madras demander les secours nécessaires.
« Ici se termine ma déposition, mylord. Tout le monde sait comment des soldats anglais, guidés une nuit par un pauvre Hindou, délivrèrent quarante femmes de la caverne de la Terreur. Les prisonnières ont raconté elles-mêmes à leurs familles le danger qu’elles avaient couru.
« L’Hindou, c’était moi, Jabez-Jaurack le paria ! Je ne demande qu’une seule récompense à celles que j’ai arraché au fatal mouchoir, c’est d’être moins dures à l’avenir que dans le passé pour ceux de ma race maudite. »
Une triple salve d’applaudissements accueillirent ces derniers mots que Jabez avait prononcés avec douceur et résignation, et cent mains cherchèrent et saisirent la sienne lorsqu’il rentra dans les rangs de la foule que son récit avait profondément émue.
L’honorable sir George Monby laissa à l’auditoire quelques instants pour se calmer, puis, après avoir adressé quelques mots de satisfaction au malheureux paria, il ordonna d’introduite le témoin suivant.
XX
LE SAVANT DON GOMEZ.
e nouveau témoin n’avait, ni de tournure ni de ton, le moindre rapport avec le pauvre et courageux paria qu’il remplaçait devant la cour ; c’était un grand diable d’espagnol qui sentait son hidalgo et son savant d’une lieue.
Ainsi que ceux de la plupart de ses compatriotes, son nom était une véritable litanie : on l’appelait : Don Nicodemes-Francisco-de-Paula Domingo-José de Mendoza-Salazan y Gomez.
Cet illustre gentilhomme, qui était né à Cadix, pria tout d’abord le président de lui faire donner un interprète, car, bien qu’il comprit l’anglais, il ne le parlait que fort peu.
L’honorable magistrat, qui avait prévu cette difficulté, fit avancer le señor José-Maria del Rosario, et par l’organe de ce négociant de Madras, don Gomez déposa en ces termes :
— Je suis président de la Société scientifique, géographique et cosmopolite des Colombistes. Notre but est d’explorer et de décrire des pays inconnus. Nous ne cherchons pas à découvrir de nouveaux mondes, nous ne ferions pas nos frais, mais, suivant les traces de l’illustre navigateur dont l’Espagne a favorisé les projets, nous consacrons notre existence à visiter les pays où les Européens n’ont pas pénétré ou qu’ils n’ont pas suffisamment étudiés.
« Il y a trois ans, un de mes collègues les plus distingués, el señor Matteo y Guesde, vint dans l’Inde avec moi ; nous voyageâmes longtemps ensemble, puis mon ami étant rappelé en Europe pour des affaires de famille, j’allai prendre congé de lui à Lakhipoor. Je le trouvai en conversation avec un Bengali qu’on m’a dit être au nombre des accusés présents.
— Pourriez-vous le reconnaître ? fit demander le président à don Gomez.
— C’est le vingt-septième du second rang, répondit l’Espagnol après avoir parcouru du regard la masse des Étrangleurs.
— Levez-vous, Bahadour ! commanda le magistrat à l’Hindou.
Celui-ci obéit.
— C’est bien l’homme que vous avez vu avec el señor Guesde ?
— Parfaitement lui.
— Continuez.
— Félicitez-moi, me dit Matteo y Guesde, j’entreprends une expédition superbe et voici le chef de mon escorte. Quatre éléphants porteront nos provisions, nos livres et nos instruments. Je veux remonter le Brahmapoutra depuis son embouchure jusqu’à sa source dans les monts Langsan.
« — C’est hardi, lui fis-je observer, n’allez-vous pas être arrêté par les affluents du grand fleuve ?
« — Presque tous ces affluents, le Goomnty, le Katchar, le Brat, sont à gauche, je prendrai par la droite et ne rencontrerai ainsi que le Godado.
« Mon ami était un homme intrépide et entêté. Je ne cherchai pas à le détourner de son projet ; je savais que c’eût été inutile. Il partit accompagné de douze Bengalis sous la conduite de Bahadour.
« Le troisième jour de son voyage, don Guesde reposait sur son lit, mais sans dormir, lorsqu’il aperçut Bahadour, qui le croyant plongé dans un profond sommeil, était entré sous sa tente et fixait sur lui des regards farouches.
« Mon ami eut alors de vagues soupçons et, résolu de savoir à quoi s’en tenir, il ne fit pas un mouvement, n’appela pas Bahadour, mais se glissa sur ses traces.
« Il le suivit ainsi dans l’ombre jusqu’au bord d’une enceinte circulaire formée par de grandes roches granitiques.
« Les douze hommes de l’escorte étaient réunis à cet endroit.
« — Il dort, leur dit Bahadour, nous pouvons causer sans crainte.
« — Est-ce aujourd’hui que nous l’étranglons ? demanda aussitôt l’un des Bengalis.
« Matteo n’était nullement rassuré.
« Bahadour répondit :
« — Non, nous sommes en face de Gowahati, où réside, vous le savez, le juge Clary, l’implacable persécuteur des Thugs, qu’il a fait massacrer sans qu’ils aient pu jusqu’à ce jour se venger de lui. N’attirons point son attention ; attendons à demain. Nous avons à traverser une immense forêt ; nous y frapperons impunément le riche voyageur pour nous partager ses dépouilles. Il ne nous échappera pas, car nous sommes les Thugs !
« — L’heure ? demanda l’un des bandits.
« — Minuit ! répondit Bahadour. Séparons-nous et que Kâly nous soit propice !
« — Qu’elle extermine nos ennemis ! murmurent-ils tous.
« Et ils s’éloignèrent en défilant entre les rochers comme une procession de spectres.
« Matteo demeura un moment atterré. Il avait de la résolution comme tous les Colombistes, car nous n’admettons au sein de notre société que des hommes de cœur, mais il était seul contre treize Hindous robustes et barbares, qui avaient prononcé contre lui un arrêt de mort exécutoire dès le lendemain. S’il continuait sa route, il perdait tout espoir d’assistance, il tombait sous les coups d’assassins sans merci.
« À Gowahati, sur l’autre rive du Brahmapoutra, étaient peut-être le salut et la vie !
« Mais comment traverser le fleuve à l’insu des Thugs ?
« Au milieu de ses angoisses, une idée le saisit.
« Dans une bassine de terre, sur un amas de cendres chaudes et de menus charbons, cuisait lentement une provision de riz destinée aux repas du matin des douze péons et de leur chef.
« Matteo y versa un narcotique puissant, produit de la distillation de diverses plantes chingulaises et des fleurs du bohom-upas.
« Puis il regagna sans bruit sa tente.
« Le jour reparut ; tout le monde se leva. Les éléphants se mirent à brouter les fruits du jacquier et les larges feuilles du bananier, et les Bengalis se groupèrent autour de leur déjeuner.
« Deux heures après, Matteo, qui sur son meilleur éléphant avait passé le Brahmapoutra, malgré la violence du courant et les attaques des crocodiles, revenait sur la rive droite avec le juge Clary, cinquante cipayes et le bourreau, et les Thugs, en s’éveillant, se trouvaient solidement garrottés.
« Sans daigner entrer en explication avec eux, le magistrat tout-puissant dit à l’exécuteur des hautes-œuvres :
« Allons, fais ton devoir !
« Le bourreau compta les coupables et, montant sur un éléphant, attacha des cordes à nœuds coulants aux branches inférieures des grands baobabs qui formaient une avenue près de là.
« Quand il eut achevé, deux coolies grimpèrent à ses côtés pour lui servir de valets.
« Des cipayes leur remirent entre les mains une premier Thug, au cou duquel ils passèrent un nœud coulant. L’éléphant fit un pas en avant, et le Thug resta suspendu.
— Les douze Thugs et leur chef furent sans doute pendus de la même manière ? demanda sir Georges Monby.
— Je ne serais pas exact, mylord, si je disais cela. Don Matteo y Guesde et le juge Clary, qui avaient hâte de s’éloigner, ne s’aperçurent pas, dans leur précipitation, qu’il manquait un des bandits.
« Oui, il manquait un Thug qui, dès que la caravane eut passé le Brahmapoutra, grimpa sur les baobabs avec l’agilité d’un jaguar, dépendit tous ses compagnons et s’efforça de les rappeler à la vie ; mais il n’y réussit pas, je l’espère du moins.
« Quant à Matteo, renonçant à son excursion aux monts Langsan, il quitta l’Inde quelques jours après et continua ses pérégrinations à travers le monde.
« Plus de deux années s’étaient écoulées, et il ne songeait plus à la scène terrible dont il avait été instigateur et témoin, lorsqu’il arriva en Australie à la tête d’une commission scientifique chargée d’explorer l’intérieur de ce continent.
« Après avoir péniblement gravi les flancs boisés d’une montagne, Matteo y Guesde et ses compagnons de voyage parvinrent au bord d’un escarpement à pic, d’où ils dominaient une plaine immense. La coupure verticale de la montagne était trop nette pour qu’il fût possible de tenter une descente de rochers en rochers ; mais nos voyageurs, prévoyant cet obstacle, avaient apporté une échelle de cordes de plus de 35 mètres de longueur.
« Elle fut solidement attachée au pied d’un chêne, et pour qu’elle ne fût rompue ni par le poids, ni par les secousses, les Colombistes descendirent un à un.
« Matteo y Guesde restait le dernier, et il venait de s’emparer de la corde pour rejoindre ses compagnons, lorsqu’une figure hideuse se pencha sur l’abîme.
« C’était celle de Bahadour.
« — Européen, cria-t-il à mon malheureux ami, tu as fait périr douze Thugs par la corde, c’est par la corde que les Thugs se vengent.
« Et tirant son poignard, l’infâme que j’ai reconnu au milieu des accusés, que je reconnaîtrais entre mille, trancha l’échelle de corde.
« Matteo y Guesde tomba mutilé, brisé, sanglant, aux pieds des ses collègues épouvantés.
— Vous le voyez, messieurs, dit le président, jamais ces sectateurs fanatiques ne pardonnent ; c’est à plus de mille lieues d’ici qu’ils ont exercé leur vengeance. Cela nous donne la mesure de ce qui est encore réservé à ces contrées si nous ne coupons pas le mal jusque dans sa racine. Don Gomez, vous pouvez vous retirer, la cour vous remercie.
L’Espagnol salua gravement et s’éloigna à pas lents, pour faire place à un témoin dont le récit allait singulièrement intéresser l’auditoire.
XXI
BALKI LE MANCHOT.
’était un Hindou, grand et fortement constitué ; sa physionomie était intelligente et vive ; ses yeux brillaient comme des escarboucles ; malheureusement il était manchot.
Il arriva presque en courant, comme s’il fût pressé de faire sa déposition.
À peine attendit-il d’être interrogé pour répondre en rugissant :
— Je m’appelle Balki et suis né à Calcutta ; ces brigands-là…
— Calmez-vous, Balki, interrompit le président, et dites-nous d’abord si vous avez perdu le bras dans une lutte contre les Étrangleurs.
— Non, mylord ; c’est à la suite d’une aventure extraordinaire dont je ne croyais pas utile de parler, parce qu’elle a précédé ma rencontre avec les Thugs. Si cependant vous le désirez…
— Oui, dites-nous tout ce que vous savez.
— J’étais parti de Calcutta pour Madras par voie de mer. Le bâtiment sur lequel je m’étais embarqué essuya une effroyable tempête dans le golfe de Bengale et se brisa sur un rocher, mais je fus assez heureux pour me sauver sur un débris de mât.
« Poussé par la mer, j’abordai, après avoir fait des efforts inouïs, à un îlot entièrement nu et qui avait à peine un mille carré.
« Pendant deux ou trois jours, je me nourris comme je pus : de coquillages que je pêchais, de mouettes que je surprenais la nuit dans les creux de rocher.
« Je ne voyais à l’horizon, ni une voile, ni la terre, et je commençais à désespérer.
« Mais la quatrième nuit, il me sembla entendre un bruit étrange qui venait de l’intérieur du rocher au pied duquel j’étais couché.
« Était-ce un volcan en travail ? Était-ce une menace de tremblement de terre ?
« Je ne tardai pas à savoir ce qui se passait.
« Presque à côté de moi, le rocher s’ouvrit et un homme sortit de cette porte d’un nouveau genre ; puis un second, puis un troisième. Ils traînaient après eux un bateau.
« Le rocher était au bord de la mer ; en un instant le canot fut mis à flot et les trois hommes se disposèrent à s’embarquer.
« Je distinguais à peine leurs mouvements à la clarté vacillante des étoiles ; cependant, à tout hasard, je les appelai en les suppliant d’emmener un pauvre naufragé.
« À peine avais-je parlé, que les trois individus se précipitèrent sur moi, et, sans prononcer une parole, sans faire entendre une exclamation de surprise ou de colère, me saisirent à bras-le-corps et me soulevèrent.
« Je crus qu’ils allaient me lancer à la mer. J’étais fort et vigoureux : par un mouvement brusque, je leur fis lâcher prise et me mis en mesure de vendre chèrement ma vie. Mais la lutte d’un seul contre trois ne pouvait me donner la victoire ; je fus ressaisi, et ces misérables me jetèrent dans l’ouverture du rocher.
« Puis ils firent entendre un cri bizarre et refermèrent sur moi la porte de pierre.
« Je tombai à une dizaine de mètres de profondeur en me meurtrissant aux angles des marches d’un escalier qui descendait dans la caverne.
« Je me trouvai dans une vaste salle éclairée par une lumière rougeâtre.
« À peine m’étais-je relevé, que je vis courir sur moi deux hommes à moitié nus, la figure et le corps noircis par la fumée, la barbe inculte, horribles, hideux.
« Heureusement que, dans la lutte, je m’étais emparé d’un long et solide poignard.
« Ces deux hommes aux allures de bêtes, firent un bond en arrière en voyant entre mes mains l’arme d’un de leurs compagnons.
« Je m’étais réfugié dans une encoignure de la caverne, de manière à pouvoir surveiller tous les mouvements de mes ennemis. J’attendais qu’ils me fissent une question, mais il paraît que dans cette île les hommes ne parlent pas, car ils ne prononcèrent pas une parole.
« Ils se consultèrent un instant du regard, et je compris qu’ils allaient s’élancer tous deux en même temps sur moi afin de paralyser mes efforts.
« Alors, prompt comme l’éclair, je me jetai sur le plus grand, et mon poignard pénétra dans sa gorge jusqu’à la poignée.
« L’impulsion fut si forte que je fus entraîné par la chute de ce monstre, qui resta inanimé sur le sol.
« Quand je me relevai, l’autre avait disparu.
« Je fis alors le sacrifice de ma vie, certain que cette caverne était un repère de brigands et que j’allais avoir à lutter contre une troupe nombreuse, j’examinai attentivement la salle où j’étais : ce n’était qu’une sorte de vestibule, mais plus loin, à l’endroit d’où venait la lumière, j’aperçus une sorte de forge ; je m’y rendis en rasant les murs pour ne pas être surpris par les bandits.
« Je n’entendais rien et ce silence m’inquiétait.
« J’arrivai ainsi à la porte de la forge.
« Je fus ébloui.
« Sur une large table de pierre étaient amoncelés des pièces d’or et des pierres précieuses.
« Mais ce n’était pas ce qui me préoccupait en ce moment-là.
« Je cherchais des êtres vivants et je n’en trouvais pas. Je n’osais cependant m’aventurer dans la salle, j’y eusse été en pleine lumière, et les brigands auraient pu tirer sur moi comme sur une cible.
« Je ne me trompais pas ; on me guettait, car au moment où j’avançais imprudemment la tête, un coup de fusil partit d’un coin obscur, et je sentis une balle qui sifflait à mon oreille. J’eus une inspiration subite. Je me laissai tomber lourdement à terre, et j’imitai le râle d’un agonisant.
« Ce que j’avais prévu arriva.
« Le second monstre sortit de sa cachette et vint s’assurer si j’étais bien mort. Je le laissai s’approcher de moi. Il se mit à genoux et il allait placer la main sur mon cœur lorsque je me redressai tout à coup, l’écrasai sous le poids de mon corps, et plongeai mon poignard dans sa poitrine.
« En cela j’eus tort ; j’aurais dû le maîtriser, le garrotter et l’obliger à me dévoiler les mystères de cette caverne. Mais on ne réfléchit pas à tout dans un pareil moment.
« J’étais donc débarrassé de deux ennemis. En avais-je d’autres ?
« Je l’ignorais absolument. Toutefois, j’étais fondé à croire que la caverne n’était plus désormais habitée que par moi, car personne ne s’était montré au bruit du coup de feu.
« Je me hasardai alors dans la salle où était installée la forge.
« La table que j’avais aperçue était réellement surchargée de pièces d’or ; il y avait des guinées, des roupies, des pagodes, des sequins, des doublons, des dollars, des napoléons, des louis, des roubles, des frédérics, des monnaies de tous les pays et de toutes les valeurs ; seulement toutes ces pièces étaient fausses, je m’en aperçus bien vite.
« Il y avait aussi un amoncellement de perles de toutes dimensions, ainsi que des diamants, des rubis, des améthystes, des opales, des lapis-lazuli ; mais toutes ces perles, toutes ces pierres étaient également fausses.
« J’étais évidemment dans un vaste atelier de faux monnayeurs.
« Je cherchai encore, et je découvris de sortes de placards creusés dans la pierre où des pièces d’or, des perles et des bijoux étaient accumulés.
« Je continuai mes recherches et trouvai enfin le trésor véritable.
« Celui-là, je le mis de côté pour l’emporter si je devais sortir sain et sauf de ce lieu sinistre.
« Quand je fus bien convaincu que personne ne pouvait venir me disputer le terrain, je retournai dans la première salle, et montant l’escalier par lequel j’avais été précipité, j’essayai de pousser la porte de pierre. Mes efforts furent impuissants.
« Je voyais bien des gonds agencés dans un mécanisme qui me parut merveilleusement organisé pour masquer les contours extérieurs de la porte ; mais, soit qu’il y eût un secret pour le faire mouvoir, soit que le rocher fût trop lourd pour céder à la pression d’un homme seul, je ne pus le faire bouger.
« C’est alors que je regrettai amèrement d’avoir tué le second faux-monnayeur, car je l’aurais forcé de m’aider dans ma fuite !
« Malgré tout je ne perdis pas encore courage. Je redescendis et me mis à la recherche d’une autre ouverture.
« J’allumai une torche et me jetai résolûment dans l’inconnu.
« Je trouvai des salles en assez grand nombre.
« À l’extrémité de chacune d’elles, il existait un escalier semblable à celui que je connaissais déjà et aboutissant à une porte de pierre.
« Je n’en pus ouvrir aucune : j’étais prisonnier.
« Cependant, il devait y avoir une issue quelconque, ne fût-ce que pour laisser passer la fumée de la forge, dont je n’étais que faiblement incommodé.
« Et puis, comment vivaient ces hommes ? La gravité de ma position ne m’avait pas fait perdre l’appétit, et je commençais à ressentir les avertissements de mon estomac.
« J’entrepris donc de nouvelles recherches, et bientôt je découvris le garde-manger. Il était, ma foi, très-bien garni. Ce n’étaient que des salaisons, mais excellentes et variées ; et comme cette nourriture excitante doit être arrosée de nombreuses rasades, la cave était admirablement montée, surtout en spiritueux.
« Il y avait des vins de France de toutes qualités, et des meilleurs crus, de vins liquoreux d’Espagne, des vins secs des bords du Rhin ; puis du cognac, du rhum, sans compter les liqueurs spéciales de l’Inde.
« Je m’appesantis assez longuement sur cet inventaire et je m’assurai que, dans tous les cas, j’avais pour trois mois de vivres.
« Néanmoins, je poursuivis mes perquisitions.
« Un mille carré quand on est en plein air sur un rocher au milieu de la mer, ce n’est rien ; sous terre, c’est immense.
« Vous comprendrez sans peine que tout cet espace n’était pas creux.
« La caverne n’occupait qu’une faible partie de l’île. L’extrémité de chaque salle était abrupte.
« Le rocher se dressait insondable. Je restai je ne sais combien de temps à chercher ; puis le sommeil me gagna et je me couchai tout habillé sur un des lits disposés dans une des salles.
« Quand je me réveillai, l’obscurité était profonde. Le feu de forge était éteint.
« C’est ce qui me permit de distinguer au loin un point lumineux qui ressemblait à une étoile solitaire dans un ciel sombre.
« J’allai chercher les pièces d’or, les perles et les pierres vraies dans leur cachette ; je les serrai autour de mon corps dans une ceinture que je portais toujours sur moi, et je me dirigeai du côté d’où venait le jour.
« C’est au fond de la troisième salle seulement que se trouvait la fissure. Elle était si droite et si bien dissimulée qu’à chaque pas je la perdais de vue. Cependant je l’atteignis et m’y aventurai résolûment.
« À peine eus-je pénétré dans ce couloir qu’une humidité glaciale s’abattit sur moi et qu’une odeur nauséabonde et fétide me souleva le cœur.
« En même temps une nuée d’oiseaux des ténèbres que je ne pouvais voir, mais qui me fouettaient de leurs ailes, s’échappa en poussant des cris sinistres.
« J’avançai néanmoins.
« J’avais fait vingt pas, lorsque je trébuchai contre un obstacle. Une sorte de grognement me fit tressaillir et un animal prit la fuite.
« J’avançai encore, et j’allais atteindre enfin l’ouverture tant convoitée, lorsque tout à coup deux yeux étincelants dardèrent sur moi des regards effroyables.
« Ce fut à mon tour de reculer.
« Je revins promptement à mon point de départ.
« Hélas ! le danger ne devait pas tarder à être aussi grand dans la caverne que dans le couloir où j’avais cru trouver le salut.
« Pendant trois longs jours j’errai dans ces salles désertes et renouvelai mes efforts pour en soulever les portes, mais inutilement, et le désespoir commençait à s’emparer de moi, je ne dormais que quelques instants d’un sommeil plein de terreurs, lorsqu’un matin, je fus réveillé par un cri semblable à celui qu’avaient jeté les individus qui m’avaient précipité dans ce mystérieux repaire.
« Ne voulant à aucun prix retomber entre leurs mains, je rentrai dans le passage humide, aimant mieux être dévoré par les bêtes féroces que de subir les supplices par lesquels les faux monnayeurs ne manqueraient pas de venger sur moi la mort de leurs compagnons.
« Je m’élançai tête baissée dans ce couloir, sans m’inquiéter des chauves-souris qui me fouettaient le visage ni des fauves qui s’éveillaient en rugissant. Comme la première fois, au moment où j’arrivai à la fissure du rocher, deux yeux ardents s’arrêtèrent sur moi.
« Au lieu de reculer, je m’élançai. J’avais apprécié que cette crevasse était assez grande pour que mon corps pût y passer, et je venais de m’y engager, lorsque je sentis mon bras pris comme dans un étau ; je fis un effort pour me dégager ; la moitié de mon bras, arrachée par les griffes ou brisée par les dents d’un chacal ou d’un tigre, resta dans le passage maudit, et j’allai tomber de l’autre côté sur la plage.
« L’émotion et la douleur me firent perdre les sens.
« Quand je revins à moi, j’étais sur un grand sloop, couché au pied du mât et entouré de cinq ou six matelots hindous.
« Un chirurgien indigène pansait ma blessure.
« J’avais perdu beaucoup de sang et j’étais très-faible ; mais le capitaine ne me fit pas moins subir un interrogatoire dès qu’il s’aperçut que je pouvais lui répondre.
« Je lui dis la vérité.
« — Saviez-vous qu’il y eût dans le golfe du Bengale une île semblable ? me demanda-t-il.
« — Non, capitaine, lui répondis-je.
« — C’est dans la caverne que vous avez pris ces pièces d’or et ces bijoux ?
« — Oui, capitaine.
« — C’est bien !
« Et il s’éloigna en souriant d’un air satisfait.
« Enchanté d’en être quitte à si bon marché, je m’endormis profondément dès que la nuit fut venue ; mais je fus réveillé, le lendemain au point du jour, par un mouvement extraordinaire qui se faisait à bord. J’eus à peine le temps de me rendre compte de ce qui se passait, car un coup de canon se fit entendre, puis un second, et presque aussitôt le sloop fut entouré par dix embarcations dont les matelots sautèrent à l’abordage.
« Je reconnus dans ces hommes des marins anglais et me gardai bien alors de me mêler à la lutte, car j’avais compris aux blasphèmes de l’équipage bengali que le bâtiment où j’avais été recueilli était un corsaire affilié aux faux-monnayeurs de l’île mystérieuse.
« Le combat ne fut pas long. En moins d’une heure tous les matelots du sloop, ceux qui survivaient du moins, furent transportés sur la frégate anglaise qui l’avait chassé et pendus à la grande vergue.
« Je n’avais pas eu de peine à prouver mon innocence au commandant anglais, et il me ramena à Madras. Voilà mon histoire, mylord.
— Vous ne connaissez aucun des accusés ? demanda le président au témoin.
— Aucun, mylord.
— C’est bien, retirez-vous.
Et ces mots prononcés, l’honorable magistrat suspendit l’audience en annonçant que les débats seraient repris le lendemain à cinq heures du matin, pour se poursuivre selon que le permettrait la chaleur qui devenait accablante.
XXII
LE TÉMOIN VOILÉ.
e lendemain dès quatre heures les couloirs étaient envahis par la foule et la salle fut bientôt comble.
À trois heures et demie, le tribunal entra en séance.
— Messieurs les juges, dit sir Georges Monby, on m’a remis hier soir une lettre sans signature, par laquelle un sujet anglais demande à être entendu. Il m’annonce qu’il se trouvera dans la salle à l’ouverture de l’audience. Si l’auteur de cette lettre m’entend, je lui enjoins de se présenter.
À ces mots, un homme de haute taille, assis sur le premier banc, se leva.
Son visage était caché par un de ces voiles comme les Européens en portent volontiers dans l’Inde pour préserver leurs yeux des rayons du soleil.
— Je vous engage, monsieur, à lever votre voile, dit le président à l’inconnu.
Celui-ci obéit et un mouvement de surprise agita aussitôt la foule.
On reconnaissait un honorable gentleman, sir Harry Temple, qui avait disparu depuis trois mois avec toute sa famille, composée de sa femme, de ses deux filles, âgées, l’une de quinze ans, l’autre de dix-sept ans, et un de ses frères, sir Georges Temple. On en était encore à s’expliquer la disparition de tant de personnes.
— Vous êtes bien sir Harry Temple, que tout le monde pensait mort ? demanda sir Georges Monby au témoin.
— Oui, sir, répondit-il.
L’état de l’infortuné gentleman expliquait la question du président. Ce n’était pas un homme, c’était un spectre qui allait déposer.
— Pouvez-vous nous dire, lui demanda le magistrat, ce que vous êtes devenu ainsi que toute votre famille depuis trois mois ?
— Mylord, répondit sir Harry, j’étais ainsi que les miens prisonnier des Thugs. Seul, j’ai réussi à m’échapper de leurs mains ; aujourd’hui je viens réclamer justice.
— Parlez.
Un silence profond se fit immédiatement et le témoin commença d’une voix faible, sa déposition en ces termes :
— Il y a trois mois, un dimanche matin, je partis avec ma femme, mes deux filles, mon frère George et une femme de chambre, pour me rendre à ma maison d’été, à deux lieues d’ici. Nous occupions tous un breack attelé de trois chevaux que je conduisais. Nous étions arrivés à moitié route à peu près, lorsque le cheval de flèche se cabra et refusa d’avancer. C’était un animal fort doux et son caprice m’étonna. Mes efforts pour le faire marcher étant inutiles, je descendis et confiai les guides à mon frère. Mais, j’avais à peine mis pied à terre, qu’assailli par trois hommes, je fus renversé, lié et bâillonné avant d’avoir eu le temps de prononcer une seule parole.
— D’où sortaient ces hommes ?
— Tout d’abord, sir, je me le demandai. En y réfléchissant, je compris qu’ils avaient dû s’accrocher sous le train très-élevé de la voiture. De plus, j’aperçus au milieu de la route un trou profond où, sans doute, un individu s’était blotti pour épouvanter mon attelage.
— Ces hommes qui se précipitaient sur vous étaient des Thugs ?
— Oui, monsieur le président.
— Vous pensez qu’ils vous attendaient ?
— J’en suis certain, et la preuve, c’est qu’au même moment une vingtaine d’individus sortirent de trous pratiqués au bord de la route et de précipitèrent en hurlant sur le breack. En un clin d’œil, tous ceux qui s’y trouvaient furent liés et bâillonnés comme moi. Puis, on nous banda les yeux, on nous entassa au fond de la voiture, et elle partit au triple galop. Où nous conduisait-on ? Je ne pouvais me l’imaginer.
— Vous le savez, maintenant ?
— Pas davantage.
— Cependant, puisque vous avez réussi à vous évader ?…
— Je donnerai cette explication plus tard ; pour le moment, je conjure Votre Seigneurie de me permettre de continuer.
— Nous vous écoutons.
La foule devina qu’un témoignage d’une importance extrême allait se produire, car son frémissement d’impatience annonça qu’elle redoublait d’attention.
— La voiture, reprit sir Harry, roula pendant près de trois heures, emportée par un galop frénétique. Enfin elle s’arrêta. Je me sentis enlevé par plusieurs hommes. Il me semblait qu’on ne me faisait pas descendre d’escalier, et cependant, à une sensation de fraîcheur, je jugeai qu’on me transportait dans une cave. Je ne me trompais pas. Une main brutale arracha le bandeau qui couvrait mes yeux et je vis que nous étions dans un vaste souterrain soutenu par d’énormes piliers. Une vingtaine de torches étaient çà et là fichées en terre. Ma femme, mes filles , mon frère et notre femme de chambre étaient près de moi. Cent cinquante Thugs au moins nous entouraient.
— Voyez si parmi les accusés vous ne reconnaîtriez pas quelques-uns de ceux qui vous ont enlevé ?
— Je ne reconnais aucun des ces hommes, répondit sir Harry, après un examen de quelques minutes. D’ailleurs, tous ces misérables avaient le visage horriblement barbouillé de terre glaise. Plusieurs d’entre eux, richement vêtus, avaient la tête enveloppée d’un voile de mousseline rouge.
— Fort bien ; reprenez votre récit, je vous prie.
— Au moment où je me demandais avec terreur ce que nous allions devenir au milieu de ces monstres, l’un d’eux, le chef, ainsi que je l’ai su depuis, s’avança vers moi :
« — Tu nous connais ? me demanda-t-il.
« Je répondis :
« — Oui, je vous connais, vous êtes des Thugs.
« — C’est vrai ! dit-il ; et tu sais nos usages ?
« De la tête je fis signe que oui.
« — Eh bien ! reprit-il, notre déesse est irritée. Elle a soif comme la terre avant la saison des pluies. La lune, cette nuit, était enveloppée d’un brouillard de sang. Il nous faut une victime.
« — Nous sommes en votre pouvoir, répondis-je, tuez-nous, mais faites vite.
« — Tu te trompes, me répondit le chef, Kâly ne veut qu’une victime, un seul d’entre vous mourra, ce sera toi ou cet autre homme qui est là. Il désignait mon frère.
« — Alors, dis-je, tuez-moi.
« Mais ce n’est pas là ce que voulaient ces monstres. Le chef m’expliqua longuement qu’entre mon frère et moi il ne lui appartenait pas de choisir. Le sort devait désigner celui de nous deux dont la mort serait agréable à la déesse, et l’autre… Ah ! sir, ceci est horrible… l’autre devait être l’exécuteur de cet épouvantable sacrifice.
— Oui, ceci est horrible en effet, dit le président en répondant aussi bien à son sentiment qu’à celui de l’assistance.
— Des hurlements comme doivent en pousser les damnés en enfer accueillirent la décision du chef, poursuivit le témoin. Sur un signe, cependant, le silence se rétablit, et le misérable ordonna de nous délier. Alors mon frère et moi nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Chacun de nous voulait mourir. On nous sépara brutalement.
« — Ne vous ai-je pas dit, dit le chef, que le sort doit nous faire savoir les volontés de Kâly ?
« Et s’adressant à un de ses hommes.
« — Qu’on apporte les anneaux, commanda-t-il.
« Un des Thugs s’éloigna et revint bientôt apportant douze anneaux de cuivre de deux à trois pouces de diamètre. On en remit six à mon frère et six à moi ; puis, à cinq pied environ de chacun de nous, on planta en terre un poignard, la lame en l’air.
« — Maintenant, dit le chef, celui de vous qui passera le plus d’anneaux dans la lame de ce poignard vivra.
« Vous le comprenez, n’est-ce pas, mylord, nous ne pouvions souhaiter vivre, Georges et moi ; nous eûmes la même pensée, et aucun de nos anneaux n’effleura seulement la lame des poignards.
« Le chef des Thugs, qui n’avait pas prévu ce résultat, poussa un rugissement de bête fauve.
« — Ah ! c’est ainsi, s’écria-t-il, que vous pensez empêcher Kâly de manifester ses volontés ! Eh bien ! vous allez recommencer, mais nous changerons le système. C’est celui qui passera le plus d’anneaux à la lame du poignard qui sera sacrifié.
« Sir, et vous tous qui nous écoutez, sur tout ce qu’il y a de sacré au monde, je vous le jure, j’ai fait tous mes efforts pour gagner à ce jeu de mort. Oui, je voulais que Georges vécût. Mais, hélas ! mon bras était moins assuré que le bras de mon frère bien-aimé ; je passai quatre anneaux, il en passa cinq.
« — Tu as perdu, me dit le chef, tu seras le bourreau.
« Et pendant que, glacé de terreur, je restais immobile, on liait de nouveau mon pauvre Georges et on me remettait un poignard.
« — Qu’attends-tu ? me dit le chef, la déesse est irritée, frappe !
« Mais je ne pouvais pas ; non, je ne pouvais pas frapper mon frère, je ne voulais pas. Je jetai bien loin l’arme maudite en m’écriant :
« — Tuez-moi, torturez-moi, infligez-moi vos supplices les plus cruels, je ne frapperai pas ! »
À cet endroit de son récit, le malheureux sir Harry Temple s’arrêta un instant ; le souvenir de cet horrible drame étouffait sa voix ; l’auditoire haletant partageait son émotion.
Le brave gentilhomme, après quelques minutes de silence, fit cependant un effort suprême et continua :
— Hélas ! j’avais compté sans l’infernale barbarie des Thugs. Malheureux ! au milieu de mes horribles angoisses, j’oubliais que ma femme, que mes filles, liées et bâillonnées, assistaient à cette épouvantable lutte. Les Étrangleurs, eux, ne l’oubliaient pas.
« — Ah ! tu ne veux pas immoler la victime sacrée ? me dit le chef, eh bien ! je le jure par le nom qu’un mortel ne doit pas prononcer sans trembler, si tu résistes plus longtemps à nos ordres, toutes les femmes qui sont là seront mises à mort sous tes yeux.
« Et comme je baissais la tête et ne répondais pas :
« — Saisissez une de ces femmes, commanda-t-il à ces monstres, je vous la donne.
« Deux de ces infâmes se précipitèrent sur notre pauvre femme de chambre et l’entraînèrent. Quelques secondes après, des cris déchirants nous apprenaient que son supplice commençait.
« Alors le vertige s’empara de moi : je vis mes filles, ma femme aux mains de ces démons, et je criai :
« — Grâce ! grâce pour elles ! Je frapperai.
« On me rendit mon poignard. »
Ici, la voix de sir Temple devint si faible que le président crut devoir l’engager à se reposer.
Il fit un signe négatif et continua d’une voix plus forte.
— Devant moi, étendu à terre, les mains liées, la poitrine découverte, était mon frère. Près de moi, ma femme et mes filles se tenaient debout. Entre leur vie et leur honneur à elles et sa vie à lui, il me fallait choisir. Oh ! mylord ! oh ! messieurs, qui vous dira mes angoisses et la détresse de mon cœur ! Et l’implacable chef d’une voix impérieuse, répétait :
« — Frappe donc !… Frapperas-tu !
« Lui aussi, mon pauvre Georges, mon frère aîné, m’encourageait :
« — Frappe ! ô mon frère ! me disait-il, n’hésite pas, sauve ta femme, ma sœur bien-aimée, délivre tes enfants ! Frappe pour amour de moi !
« Et pour comble, dans le lointain, j’entendais les cris déchirants de la femme de chambre mêlés à des hurlements sinistres.
« Comment vous expliquer ce qui se passa en moi ! Ma raison chancelait ; j’étais ivre, j’étais fou ! Un délire furieux s’empara de moi, je me précipitai sur mon frère et le frappai. Je sentis pénétrer la lame de mon poignard dans la chair de ma chair, un jet de sang tiède jaillit, inonda mon visage. J’avais tué mon frère ; je m’évanouis ! »
En prononçant ces mots, sir Harry Temple chancela et des huissiers furent obligés de le soutenir.
L’auditoire était glacé d’effroi. Deux ou trois dames se trouvèrent mal, et on fut obligé de les emporter.
Quelques instants après le malheureux sir Harry Temple revint à lui.
— Vous sentez-vous, sir, la force de continuer votre déposition, lui demanda affectueusement sir Georges Monby, ou désirez-vous que l’audience soit suspendue, même remise ?
— Merci, mylord, répondit sir Harry, d’une voix étouffée, il faut que je continue maintenant, j’en aurai le courage.
— Parlez donc, et soyez persuadé que tous ici, nous vous plaignons de toute notre âme.
— Lorsque je revins à moi, poursuivi le témoin, j’étais seul, couché sur la terre humide, dans un endroit absolument obscur.
« Où étais-je ? Combien de temps s’était écoulé depuis l’horrible scène ? Impossible de m’en rendre compte ! Je cherchais à rassembler mes souvenirs confus lorsqu’une lueur rougeâtre illumina soudain mon cachot. Cette lueur venait d’une étroite ouverture pratiquée dans l’un des murs, et que sans doute on venait de démasquer. Poussé par une indicible curiosité, je me levai et allai appliquer l’œil à cette fissure.
« Horreur ! j’avais tué mon frère et je n’avais sauvé ni ma femme ni mes filles !
« Elles étaient là, dans un souterrain brillamment éclairé. Ô ma Jane, si belle et si pure ! ô ma blonde Mary ! que n’étiez-vous mortes ! Fou ! fou que j’étais d’avoir pu croire une seconde à la pitié de ces tigres à face humaine. Ils étaient là, une douzaine de Thugs, les chefs sans doute, qui riaient et chantaient. Et ma femme allait de l’un à l’autre, remplissant leurs coupes.
« Comment ne suis-je pas mort de rage, je ne me l’explique pas. Je poussais des cris terribles, j’ensanglantais mes mains au granit. À quoi bon ! toutes les précautions avaient été prises. Personne ne pouvait me secourir !
« À ce moment il me sembla entendre derrière moi un rire de damné. Je me retournai. Un Thug était debout sur le seuil de mon cachot.
« — Tu vois, me dit-il, les belles Anglaises n’ont pas pour nous la haine de leurs frères et de leurs maris !
« — Misérable ! m’écriai-je.
« Et je me précipitai sur lui. Mais j’étais faible, mourant ; il me renversa sans peine.
« — Tiens-toi tranquille, me dit-il, nous ne voulons te faire aucun mal, au moins pour le moment. Ta vie nous assure les bonnes grâces de tes femmes. Tant que tu vivras, elles seront douces comme des gazelles.
« Je venais de me relever ; le Thug plaça près de moi un panier en me disant :
« — Voici de quoi manger.
« Et il sortit.
— Il y a déjà trois mois de cela ? demanda le président.
— Trois mois, oui, sir, répondit l’infortuné ; oui, pendant trois mois, j’ai vu vingt fois se renouveler les scènes abominables du premier jour. Une fois par semaine, au moins, l’ouverture s’éclairait et du fond de ma tombe j’étais le muet témoin des forfaits de ces monstres auxquels il faut du sang, des flots de sang pour assouvir de monstrueuses passions.
« J’ai assisté à des orgies sans nom, entremêlées de meurtres et de prières à Kâly. Successivement, j’ai vu périr dans des supplices inimaginables ma femme, ma bien-aimée Jane, et Mary. Puis, combien en ai-je vu se succéder de ces victimes ! Si je ne suis pas devenu fou furieux, si je ne me suis pas tué, c’est que je voulais vivre pour me venger !
— Ne sauriez-vous nous donner aucune indication sur le lieu où vous avez été détenu ?
— Aucune.
— Cependant, votre évasion ?
— Mon évasion, mylord, est un miracle de Dieu. Reconnaissant l’impossibilité de fuir, j’avais résolu de me laisser mourir de faim, lorsqu’un jour mon cachot fut brusquement envahi par mes bourreaux. De nouveau on me garrotta étroitement, on me mit un bâillon sur la bouche et un bandeau sur les yeux, et je ne tardai pas à me sentir lié en travers sur un cheval.
« Où m’entraînait-on ? Je ne me le demandai même pas. Que m’importait ! Je comprenais qu’une troupe assez nombreuse d’Étrangleurs m’entourait.
« Nous marchâmes longtemps. La nuit venue, on fit halte. Le lendemain on se remit en route, et nous marchions depuis bien des heures, quand tout à coup j’entendis de grands cris. Que se passa-t-il ? Je l’ignore ; le cheval sur lequel j’étais lié, et qui jusqu’alors avait marché au pas, partit au triple galop.
« J’étais, vous le comprenez, affreusement secoué. Ce fut une course insensée à travers la campagne. Parfois le cheval traversait un bois, et alors les branches des arbres déchiraient mon corps.
« J’attendais la mort et l’appelais de tous les vœux, lorsque mes liens se rompirent brusquement. Je fus jeté rudement à terre.
« J’y étais depuis quelques minutes, faisant tous mes efforts pour me débarrasser des cordes qui attachaient mes mains, lorsqu’un homme, un passant, me délivra.
« J’étais tombé sur la grande route, à un quart d’heure d’ici. Plus de Thugs, plus de bourreaux, j’étais libre ! Mon cheval avait disparu.
« Il y a six jours de cela.
« Mon sauveur m’a conduit chez lui, a pansé mes blessures, m’a soigné, et dès que j’ai pu marcher, je suis venu.
— Vous nous avez dit tout ce que vous savez ?
— Oh ! pas encore, mylord. En me faisant assister à leurs orgies, les Thugs n’ont pas pensé que du même coup j’assistais à leurs conciliabules, qu’ils me divulguaient leurs épouvantables secrets.
— Parlez ! parlez !
— Deux me sont inconnus, mais j’ai leur figure là, gravées dans ma mémoire, et, Dieu aidant, je les trouverai. Oui, je les retrouverai quand il me faudrait fouiller l’Inde entière ! J’en ai fait le serment sur les cadavres des miens ; je le renouvelle ici devant la justice !
Le malheureux sir Harry avait prononcé ces mots avec une telle énergie que l’auditoire tout entier l’applaudit.
— Vous parlez de deux de ces hommes, dit le président ; en est-il donc un troisième dont vous sachiez le nom ?
— Oh ! celui-là, oui, je le connais, reprit le témoin. Et jamais le soupçon n’irait le chercher là où il est. Cet infâme, qui s’est fait le complice des Thugs, je puis vous le nommer, c’est Gilbert Patterson, le valet de chambre de Sa Seigneurie lord William Bentick.
— Gilbert ! mon domestique ! fit tout ému lord Bentick, qui assistait au débat, sur un siège réservé auprès de la cour.
Un cri d’horreur s’échappa de la poitrine des assistants. Tous se sentaient menacés. Ils se demandaient épouvantés, ces Européens, ce qu’ils allaient devenir si des affiliés des Thugs se cachaient parmi leurs serviteurs mêmes. Ils ne pouvaient y croire.
— Sir Harry, dit l’honorable président, qui voulait douter également, vous avez été éprouvé par des malheurs surhumains. Réfléchissez, êtes-vous bien certain de ce vous avancez ?
— Sur mon honneur, j’en suis sûr, j’ai vu, j’ai reconnu Gilbert Patterson.
— Huissiers, commanda sir Georges Monby, après avoir échangé rapidement quelques mots avec le gouverneur, qu’on fasse approcher de suite le dit Patterson, valet de chambre de Sa Seigneurie lord William Bentick. Il doit être dans une des salles d’attente du tribunal. S’il ne s’y trouve pas, que des gardes aillent l’arrêter et l’amènent sans nul retard devant nous !
XXIII
LE VALET DE CHAMBRE DE SIR WILLIAM BENTICK.
’émotion de l’auditoire ne saurait se décrire, et elle devint plus grande encore lorsque peu d’instants après l’ordre de l’honorable magistrat, on vit apparaître quatre huissiers, entraînant de force un homme qui se débattait.
C’était Gilbert Patterson.
Ce Gilbert était un homme de quarante ans environ, gros et court. Il était d’une pâleur livide. Ses yeux exprimaient une épouvante voisine de la folie. Ses vêtements étaient en désordre.
— Gilbert, lui dit son maître, sir Harry Temple, que voici, assure que vous faites partie de la société des Thugs ?
— C’est vrai, murmura Gilbert d’une voix farouche.
— Misérable ! s’écria le noble lord, ne pouvant contenir son indignation.
La salle entière se leva, emportée par un même mouvement de colère aveugle, et les soldats eurent peine à empêcher les personnes placées sur les premiers bancs de se précipiter sur Patterson.
— Silence ! ordonna le président ; s’ils se produisait encore un mouvement pareil, je serais forcé de faire évacuer la salle.
— Vous, Gilbert, tâchez, par des aveux complets et sincères, d’atténuer l’horreur de votre crime.
— Mon crime ! dit le valet de chambre d’une voix éclatante. Eh bien ! Oui, j’ai été l’instrument de ces misérables assassins. Oui, je les ai servis ! Mais, avant de me juger, écoutez-moi.
« Un soir, il y a trois ans, Sa Seigneurie s’en souvient, mon fils unique disparut. On l’avait vu dans la journée jouer au bord de l’eau, je le crus noyé, perdu. Je le pleurais, lorsqu’un inconnu me remit un billet non signé qui m’assignait un rendez-vous à minuit, derrière les jardins de mylord. On me prévenait qu’on me donnerait des nouvelles de mon enfant.
« À minuit, j’étais au rendez-vous. J’attendais depuis dix minutes environ, lorsque je fus tout à coup entouré par plusieurs hommes. Je sentis sur ma gorge la pointe d’un poignard, et en même temps une voix menaçante me disait :
« — Silence ! ou tu es mort.
« Je me tus.
« Alors, ces hommes me dirent qu’ils étaient des Thugs. Ils m’assurèrent que mon enfant vivait et qu’il se trouvait entre leurs mains.
« Je ne voulais par le croire, mais ils m’affirmèrent qu’ils pouvaient me donner la preuve de ce qu’ils avançaient si je voulais les accompagner.
« Je les suivis jusqu’à l’entrée d’un bois, et là, en effet, je trouvai mon fils qui en m’apercevant vint se jeter à mon cou.
« L’enfant paraissait se bien porter, les misérables ne lui avaient fait aucun mal.
« Tout ce que je possède, je l’ai offert à ces monstres pour ravoir mon fils. Ils furent impitoyables.
« — Si tu veux le salut de ton enfant, me dit alors celui qui paraissait le chef, il faut que tu sois des nôtres.
« — Soit ! dis-je, je serai des vôtres ; rendez-moi mon fils.
« Ils me répondirent par un éclat de rire, puis leur chef prit la parole.
« — Non, me dit-il, cela ne peut se passer ainsi. Ton fils restera parmi nous, garant de la fidélité. Je le jure par Kâly ! pas un cheveu ne tombera de sa tête tant que tu nous obéiras.
« — Que voulez-vous donc de moi ? leur demandai-je.
« — Nous voulons, poursuivit le chef, que tu nous livres des Anglais. À chaque Européen que tu feras tomber entre nos mains, il te sera permis de passer un jour avec ton enfant. Si tu refuses, il va mourir sous tes yeux.
« J’avais la tête perdue ; je voyais le mouchoir fatal roulé autour du cou de mon petit Willy ; je promis à ces infâmes tout ce qu’ils voulaient.
— Et vous avez tenu votre promesse ? demanda le président.
— Oui, je l’ai tenue, répondit Gilbert. Ils m’avaient donné le moyen de correspondre avec eux ; lorsque je ne pouvais plus résister au besoin de voir mon enfant, je leur livrais un de mes compatriotes.
— Comment vous y preniez-vous ?
— J’avais volé du papier au chiffre de mylord et je m’étais exercé à contrefaire son écriture. Quand il me fallait une victime, j’écrivais à quelque résident d’une ville éloignée une lettre par laquelle je lui ordonnais de venir en toute hâte. J’ajoutais qu’il devait rapporter cette lettre pour pouvoir être reçu immédiatement.
« Le malheureux, ainsi averti, se mettait en route. Les Thugs l’attendaient au passage, ils lui reprenaient la lettre et… »
Il fallut tout l’ascendant du président de la cour pour contenir la foule.
Quant à Gilbert, depuis qu’il parlait ce n’était plus le même homme. Il s’était redressé, une exaltation folle brillait dans ses yeux.
— Combien de journées avez-vous passées avec votre fils ? demanda le président avec hésitation.
— QUATRE-VINGT-TREIZE, depuis trois ans, répondit Gilbert.
— C’est-à-dire que vous avez livré quatre-vingt-treize victimes ! Infâme assassin !
— Oui, c’est vrai ! oui, je suis un misérable indigne de pardon. Et pourtant, tous les pères qui m’écoutent comprendront ce que j’ai dû souffrir.
« J’ai souvent hésité ; souvent je me suis dit : Périsse mon enfant plutôt que tant de malheureux ! Mais alors l’image de mon pauvre petit Willy passait devant mes yeux, et j’écrivais. Puis les Thugs me poursuivaient sans relâche ; à tout moment quelqu’un de leurs émissaires arrivait, et me disait :
« — Obéis. Une victime ! ou ton fils va mourir.
« Et je contrefaisais une fois de plus la signature de mon maître.
« Oui, je suis un misérable ; mais songez à ma vie depuis trois ans. Songez à mes jours hantés par ces monstres, à mes nuits peuplées de fantômes !
« Combien de fois ai-je voulu me tuer ! Toujours la pensée de l’enfant périssant au milieu de supplices inouïs a retenu mon bras. Mais aujourd’hui !… »
Et tirant un poignard caché sous ses vêtements, avant qu’on ait pu le retenir, Gilbert l’enfonça par trois fois dans sa poitrine, et tomba sanglant aux pieds de la cour.
— Un médecin, vite ! des secours, commanda la président. Il est peut-être possible de le sauver.
— Il est mort, dit un médecin anglais qui s’était précipité vers Gilbert, et il emporte avec lui les secrets des Thugs. Vous ne saurez rien de lui.
— Avant quarante-huit heures, vous saurez tout ! fit entendre une voix perdue dans la foule.
Cette étrange promesse, on le conçoit, causa aussitôt un tumulte indescriptible, mais on chercha vainement celui qui avait parlé. Il avait disparu. Personne ne pouvait donner son signalement.
Cet incident inattendu décida sir G. Monby à lever une audience qui s’était terminée d’une façon si dramatique et promettait pour bientôt des révélations nouvelles.
L’honorable magistrat annonça que les débats seraient repris le soir même à sept heures.
XXIV
MISS CLARA TREVOR LA COURTISANE ET BOB LANTERN L’ESCAMOTEUR.
la tombée de la nuit, lorsqu’un auditoire compact eut envahi la salle, on remarqua que le lord président, d’ordinaire si calme, paraissait inquiet et préoccupé.
— Messieurs les juges, dit-il, lorsque le silence se fut fait, de graves événements se sont produits depuis la scène de ce matin, et le procès paraît devoir entrer dans une phase nouvelle, car j’ai la conviction que Feringhea ne nous a pas dit, ainsi qu’il l’avait promis, tous les secrets de sanglante et mystérieuse association don il est le chef.
— J’ai dit tout ce que je savais, affirma Feringhea en se levant et avec cette dignité sauvage qui ne l’avait pas encore abandonné un instant depuis le commencement des débats.
— J’ai lieu de croire, au contraire, reprit le président, que vous avez voulu faire la part du feu. Vous avez livré une partie de vos complices pour assurer l’impunité des autres.
— C’est une erreur, répondit Feringhea, avec assurance, j’ai tout révélé.
— C’est ce que nous allons savoir. Et d’abord, messieurs, apprenez que Gilbert, ce malheureux qui a si étrangement abusé de la confiance de Sa Seigneurie lord Bentick, n’est pas mort.
Feringhea, malgré tout son empire sur lui-même, ne put réprimer un mouvement de déception.
— Les médecins, poursuivit le président, ont perdu tout espoir de le sauver ; mais il a repris connaissance, et j’ai pu recueillir sa déposition. Gilbert a parlé comme un homme sur le point de paraître devant le souverain Juge. Grâce à lui, nous tenons, j’en ai la conviction, les derniers fils de cette redoutable association.
— Il peut exister des groupes de Thugs inconnus de moi, opérant pour leur compte particulier, observa le chef des Étrangleurs.
— Feringhea, l’infortuné sir Harry Temple ne vous a pas reconnu hier, mais j’ai de fortes raisons de supposer que, vous, vous le connaissez.
— Je l’ai vu ici, devant vous, pour la première fois. J’ignorais même son nom.
— Soit ! nous apprécierons ce qu’il faut croire de votre déclaration. Huissiers, introduisez miss Clara Trevor.
À ce nom, Feringhea, qui avait repris toute son assurance, ne put cacher sa surprise et il se laissa retomber sur son banc. Sa physionomie semblait bouleversée.
Un murmure de satisfaction s’éleva dans l’auditoire. Une fois enfin, le terrible chef paraissait redouter quelque chose.
— Je dois prévenir l’assemblée que je suis résolu à ne pas tolérer la moindre manifestation, dit le président.
Le silence se fit aussitôt.
Miss Clara qui apparut au même moment entre deux gardes, était une jeune femme remarquablement jolie, blonde, à l’air effronté, bien connue à Madras. Elle devait à la légèreté de ses mœurs et à son luxe insolent une certaine célébrité.
On ignorait d’où elle venait ; elle avait toujours refusé de le faire savoir.
Elle fit son entrée, vêtue comme la dernière gravure de modes du Mirror of the fashion, et ne semblait nullement embarrassée.
— Persistez-vous, miss, lui dit le président, à ne rien vouloir faire connaître de vos antécédents ?
— Je ne vous ai pas menti, mylord, répondit Clary, quand vous m’avez interrogée en particulier. Appartenant à une grande et honorable famille, je dois taire mon vrai nom par respect pour elle.
— Où êtes-vous née ?
— En Angleterre. Je vous ai déjà dit que mes nobles parents…
— Cessez ces sottes histoires, miss, si le pauvre capitaine Patrice était encore de ce monde, il nous dirait, lui qui vous a amenée dans l’Inde, dans quel bouge de la Cité il avait eu la faiblesse de vous ramasser.
Le capitaine Patrice était un jeune officier de l’armée du Bengale, qui au commencement de l’instruction du procès des Thugs avait été dévoré par un tigre qu’il essayait d’apprivoiser.
— Mylord, vous insultez une femme, observa impudemment la courtisane.
— Assez ! poursuivit le président, d’un ton de plus en plus irrité. Assez, et arrivons au procès. Quand avez-vous entendu parler pour la première fois de la société des Thugs ?
— Jamais avant cette affaire.
— Prenez garde, malheureuse, vous n’avez plus qu’une planche de salut : la sincérité, ne la repoussez pas.
— Que toutes ces questions sont désagréables ! Je ne comprends pas ce que me veut Votre Seigneurie :
L’insolence de miss Clara indignait l’auditoire, et, en dépit des déclarations du président, on entendait de différents côtés s’élever des huées.
— Silence ! ordonnèrent les huissiers.
— Une dernière fois, miss, dit sir Georges Monby, faites un retour sur vous-même, car peut-être de témoin allez-vous devenir accusée.
La jeune femme ne répondit à cet avertissement que par un geste ironique.
— Huissiers, commanda alors le président, faites entrer Bob Lantern.
À ce nom, l’auditoire ne put retenir un mouvement de surprise.
Ce Bob, plusieurs années auparavant, était fort en réputation à Madras. C’était un Irlandais, escamoteur de son état, qui donnait des représentations quelquefois chez de riches résidents, le plus souvent en plein air. Un jour, il avait annoncé son départ de Madras ; depuis lors, on ne l’avait plus revu.
Mais l’homme que les huissiers amenèrent ne ressemblait en rien au Bob qu’on connaissait ; on eût juré un Hindou.
— Vous êtes bien Bob Lantern, l’Irlandais ? lui demanda le magistrat.
— Oui, Votre Honneur, répondit le nouveau venu. Je m’appelle Lantern comme défunt mon père ; mais les Thugs ne me connaissent que sous le nom de Djamoù, un nom que j’ai pris comme ça, quand je me suis fait Thug.
À l’apparition de Bob, un frissons d’épouvante avait couru parmi les accusés. Feringhea lui-même semblait fort ému.
Quant à miss Clara, toute son impudente assurance avait disparu. Elle avait pâli, chancelé, et les huissiers avaient été obligés de lui donner un siège.
— C’est vous Bob, demanda le président au témoin, qui, à la dernière audience, lorsque Gilbert venait de se frapper, avez crié : Avant quarante-huit heure, vous saurez tout ?
— Oui, mylord, répondit l’Irlandais.
— Eh bien, vous avez tenu parole. Répétez devant le tribunal les confidences que vous m’êtes venu faire il y a quelques heures.
— C’est donc pour redire à Votre Honneur que, dans le temps où j’escamotais des muscades pour l’agrément des sociétés, j’avais entendu parler des crimes de ces damnés Étrangleurs. On racontait déjà dans le menu peuple des histoires terribles qui ne venaient pas aux oreilles de Vos Seigneuries. Je ne croyais certes pas tout ce qu’on rapportait ; mais, à part moi, je me disais : Il faut tout de même qu’il y ait quelque chose ; car il n’y a jamais de fumée sans feu.
— Tâchez, Bob, d’abréger votre récit.
— J’entends, Votre Honneur. Donc un matin, je me dis comme ça : Si je me faisais Thug, un petit peu ; de cette façon je saurais le fin de la chose, et j’irais tout confier au chef de la justice.
— Ces sentiments vous honorent.
— Je l’espère bien ! Seulement, si l’idée vous semble jolie, l’exécution était, j’ose le dire, crânement périlleuse. C’est que si les Thugs sont plus féroces que des tigres, ils ont la prudence de la copra. Je me disais bien : Bob, mon garçon, c’est ta peau que tu risques, mais bast : la peau d’un pauvre diable d’escamoteur n’a pas grande valeur. Puis, je me disais du même coup : Ce sera bien le diable si je ne surprends pas quelqu’un des secrets des jongleurs indiens, et cela me vaudra plus tard de rudes succès dans les sociétés. Et, en effet, j’ai surpris de ces secrets, et si vous voulez, messieurs et mesdames…
Bob s’était tourné du côté où se tenait, sur des sièges réservés, l’élite de la société de Madras, et malgré la gravité de la situation, l’auditoire tout entier n’avait pu s’empêcher d’éclater de rire.
— Ces rires sont inconvenants, dit sir Georges Monby. Je vous prie, Bob, de ne plus les provoquer et de continuer votre déposition sans vous adresser au public.
— Pardonnez-moi, Votre Honneur, reprit le témoin sans se déconcerter, je montrerai mon savoir à ces dames et à ces messieurs dans un autre moment ; je reprends mon affaire.
— Oui, et songez que vous êtes ici devant la justice.
— Parfaitement, Votre Honneur. J’en étais au moment où je me décidai à me faire Thug. Pour commencer, je me passai au jus de réglisse et me fis la drôle de tête que vous me voyez. Ensuite de quoi, je traversai l’esplanade et fus m’établir dans la ville noire pour me perfectionner dans le jargon de ces scélérats et aussi pour m’exercer à rouler les yeux à leur manière. C’est très-difficile. Cependant, au bout de six mois, quand je me risquai à revenir dans la ville haute, nul ne me reconnut. Je le crois bien, je ne me reconnaissais pas moi-même. Content de l’épreuve, je me dis : « Bob, mon garçon, voilà le moment de te lancer. »
— C’est de cette époque que datent vos relations avec Feringhea ?
— Tout juste, Votre Honneur. J’ai fait sa connaissance chez un brigand de ses amis, qui demeurait non loin de Nellore, sur les bords du Pannoor. Ce scélérat, nommé Goulâb, m’avait pris à son service, me croyant aussi Hindou que lui. Je faisais sa cuisine.
— Et qu’est devenu ce Goulâb ? demanda l’un des juges.
— Il est mort d’une indigestion, répondit Bob, mais ma cuisine n’y est pour rien, et cette mort m’a paru terriblement louche, car elle est arrivée après un dîner que mon maître avait fait en compagnie de Feringhea.
— C’est faux ! s’écria le chef de Thugs.
— Ami Feringhea, fit Bob ironiquement, il est inutile de faire des façons avec moi et d’essayer de m’effrayer. Je sais ce que je sais, et je dirai tout à Leurs Seigneuries.
— Ne vous interrompez pas, Bob, fit sir Georges Monby et ne répondez pas aux accusés.
— Excusez, Votre Honneur, c’est ce scélérat qui me donne des démentis. Je cuisinais donc tant bien que mal chez Goulâb, quand un soir mon patron me demanda ce que je pensais de la déesse Kâly.
« — Je pense, lui répondis-je, que c’est une grande déesse, et la preuve c’est que tous les soirs je lui fais une petite prière.
« — Eh bien ! me dit-il, ce n’est pas assez ; il n’est qu’un moyen de se rendre Kâly favorable, c’est de faire beaucoup de cadavres.
« Là-dessus, il se mit à me faire l’éloge des Thugs et il m’apprit que, si je le voulais, je pouvais être admis dans la terrible association comme prosélyte. Il ajouta qu’une superbe occasion m’était offerte de faire mes premières armes ; on devait cette nuit même surprendre et étrangler un détachement de la garnison de Madras, campé à une demi-lieue du Pannoor.
— Et vous ne vous êtes pas hâté de prévenir l’autorité ?
— Hélas ! Votre Honneur, pour prévenir l’autorité, il m’eût fallu venir à Madras, et le secours serait arrivé trop tard. D’ailleurs, qu’eût-on fait ? On eût saisi quelques vulgaires assassins, et voilà tout. Mon projet à moi, projet que je suis à même de réaliser aujourd’hui, était de livrer l’association entière. Or, ce qu’il en reste, je le tiens dans ma main.
— C’est bien ; poursuivez.
— Cette nuit-là, j’ai souffert mille morts. En moins de dix minutes j’ai vu anéantir jusqu’à la trace de ces vingt-cinq hommes. Je ne fais pas disparaître plus lestement une muscade. À un signal donné, chacun des soldats fut saisi et étranglé par un Thug, sans un cri, sans une convulsion, et quelques secondes plus tard, tous les cadavres étaient entassés dans une fosse immense creusée à l’avance. Rien ! il ne restait plus rien du détachement ! Le plus habile des fossoyeurs eût campé pendant une semaine sur le gazon dont on avait recouvert la fosse, sans même soupçonner le crime.
— Ce détachement n’était-il pas commandé par le lieutenant Spincer ?
— Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’à dater de ce jour j’étais définitivement classé parmi les Thugs et que, quelques mois plus tard, j’avais un renom énorme de férocité.
— Vous avez dû, alors, assister à bien des scènes de meurtres ?
— C’est vrai, mylord, mais la grandeur de mes projets me soutenait. Je me voyais, moi, le pauvre escamoteur de la place publique, sauver mon pays d’un danger immense qu’il ne prévoyait pas ; je voyais mon nom obscur acclamé par une grande nation reconnaissante.
En dépit des huissiers, une salve d’applaudissements accueillit la déclaration du témoin, et quelques cris de : Vive Bob ! aussitôt réprimés se firent entendre.
— Et vous n’avez jamais été forcé de tremper vos mains dans le sang ? demanda le président avec une certaine hésitation.
— Jamais, Votre Honneur, jamais ! répondit Bob avec fermeté ; souvent, au contraire, il m’est arrivé de sauver des infortunés abandonnés de toute espérance. Longue serait la liste de ceux qui me doivent la vie. S’il vous faut des témoignages pour soutenir mes dires, appelez sir Edward Winter, dont j’ai sauvé toute la famille ; appelez sir Albert Bruck, arraché aux supplices les plus affreux au risque de ma vie : appelez le major Fagan, que j’ai arrosé de simple mercure lorsque les Thugs croyaient que je l’inondais de plomb fondu.
— Vous êtes un brave homme, Bob, nul plus que moi n’en est persuadé.
À ce moment, le major Fagan, qui se trouvait dans l’auditoire, se leva et vint serrer la main de Bob.
La foule applaudit et sir Georges Monby n’eut pas le courage de faire cesser ces manifestations bien naturelles.
— Je demanderai au major, si ce n’est point contre le règlement de la cour, dit un des juges, comment, après avoir échappé à un si grand danger, il n’a pas porté plainte ?
— J’avais juré à cet homme généreux de me taire, répondit l’officier, et d’ailleurs je me croyais tombé aux mains d’assassins vulgaires.
— Ce que dit le major, reprit Bob, vous explique, Vos Honneurs, comment j’ai pu si longtemps soutenir mon rôle.
— Oui, tout s’explique, fit le président, arrivez, Bob, aux derniers événements.
— Je le veux bien. Ma réputation de férocité était parfaitement établie dans l’Inde entière, lorsque des ordres supérieurs me firent revenir à Madras. J’étais destiné à entrer au service d’une jeune dame anglaise, qui était une des pourvoyeuses les plus impitoyables de l’association. Cette jeune dame, que vous voyez devant vous, messieurs, est miss Clara Trevor.
— Cet homme est un misérable, il ment ! s’écria la jeune femme au comble de l’épouvante.
— Silence, miss, l’heure des mensonges est passée, dit durement sir Georges Monby à la courtisane.
— Cette jeune dame, poursuivit Bob, avait été mise en rapport avec Feringhea par un Thug qui, moyennant cent livres, s’était chargé de la débarrasser d’un amant dont la jalousie lui pesait.
— Cet amant n’est-il pas le capitaine Patrice ? demanda le colonel Burton.
— Précisément, colonel. Il paraît que le capitaine gênait singulièrement les goûts de cette demoiselle. Il l’aimait, et en échange des sacrifices qu’il faisait pour elle, il avait la prétention d’être aimé seul, tout seul ! Ce n’était peut-être pas très-raisonnable, mais ce ne sont pas là mes affaires.
— Le capitaine Patrice n’a jamais fait de sacrifices pour moi, affirma miss Clara.
— Il avait dépensé toute sa fortune, le malheureux, continua Bob, lorsque la jeune miss s’aperçut qu’elle ne pouvait plus le souffrir. C’est alors qu’elle chargea un Thug de le tuer. Feringhea trouva le moyen qui devait éloigner tous les soupçons de la police. Un tigre pris la veille dans les jungles fut substitué au tigre qu’élevait le capitaine, et le malheureux, vous le savez, fut dévoré.
— J’ai toujours ignoré ce fait ; c’est faux ! s’écria la jeune femme.
— Excusez-moi, miss ; vous le savez si bien, que vous vous êtes chargé de détacher et d’emmener le tigre privé pendant qu’on enchaînait, à sa place, la bête féroce qui devait dévorer sir Patrice. J’étais là, il ne faut pas l’oublier.
Miss Clara, folle de colère, se leva comme pour se jeter sur Bob Lantern, mais les huissiers la forcèrent à s’asseoir.
— C’est alors cet horrible crime qui a lié miss Clara aux Thugs ? demanda le lord président.
— Votre Honneur l’a dit, répondit le témoin, ce crime la mettait à la discrétion de Feringhea. Le monstre en a abusé avec d’autant plus de facilité que les revenus du radjah Rendjit-Sing ne suffisaient pas aux profusions de miss Clara. Il fut convenu qu’on lui compterait je ne sais combien de milliers de roupies par Européen qu’elle attirerait dans le piège. Songez à ce qu’elle dépensait par an.
— Mais c’est absurde ! c’est infâme ! Il ment, hurla Clara.
— Silence, miss. Et vous, Feringhea, répondez, commanda le président ; ce que dit le témoin est-il exact ?
— Ce jongleur se joue de Vos Seigneuries, c’est un imposteur, fit Feringhea en haussant les épaules.
— Ah ! je suis un imposteur ! reprit Bob, indigné. Eh bien ! qu’on prenne la peine de creuser où l’on voudra dans les jardins de miss Clara, les corps de ceux qui y ont été enterrés se lèveront pour demander justice et vengeance !
Ces dernières paroles soulevèrent des murmures d’horreur, mais à ce moment l’entrée du lieutenant Fraser interrompit la déposition de Bob. Tous les yeux se tournèrent pleins d’anxiété vers le lieutenant.
— Mylord, dit cet officier au président, vos ordres sont exécutés ; j’ai conduit au fort Saint-Georges les hommes arrêtés.
Sur un signe du noble lord, le lieutenant Fraser s’approcha de lui et lui parla quelques instants à voix basse. L’anxiété de l’auditoire avait atteint son paroxysme ; on pressentait quelque événement extraordinaire.
— Lieutenant Fraser, dit sir Georges Monby, vous avez on ne peut mieux rempli votre difficile mission. Maintenant, soldats, assurez-vous de la personne de miss Clara Trevor : il est nécessaire qu’elle assiste aux fouilles qui vont être pratiquées dans son jardin.
— À moi ! au secours ! s’écria la misérable en se débattant entre les mains des soldats qui s’assuraient d’elle.
Mais on l’entraîna malgré ses cris et sa résistance.
Seul, Bob était resté parfaitement calme.
— Dois-je continuer ma déposition, mylord ? demanda-t-il, lorsque le calme fut rétabli.
— Pas pour le moment, répondit l’honorable magistrat. Les forces humaines ont des limites, et je me vois forcé de suspendre cette audience, qui n’a pas duré moins de sept heures.
XXV
ONZE CADAVRES SOUS LES FLEURS.
n levant l’audience, sir Georges Monby n’avait pas indiqué l’heure de la reprise des débats, aussi la foule s’obstina-t-elle à stationner dans les environs du palais.
On se demandait quels étaient ces hommes qui avaient été arrêtés et conduits au fort Saint-Georges.
Dans un autre quartier de la ville, il avait fallu l’intervention de la force armée pour repousser les centaines de curieux qui se pressaient autour de la maison de miss Trevor, près de l’esplanade.
Les versions les plus extraordinaire et les détails les plus exagérés circulaient dans les groupes. On assurait que miss Clara avait été poignardée par un de ces nombreux affiliés aux Thugs qu’on découvrait chaque jour.
Enfin, à trois heures, les portes du palais furent ouvertes et la cour reprit séance.
Le président ordonna aussitôt aux soldats d’amener miss Clara Trevor.
Après quelques minutes, qui semblèrent des siècles à l’impatience de l’auditoire, miss Clara parut. Elle était nu-tête, et ses beaux cheveux blonds tombaient en désordre. Sa pâleur était livide et sa physionomie tellement défaite qu’elle était méconnaissable. Ses vêtements étaient déchirés : il ne lui restait rien de son arrogance du matin.
Ce fut en tremblant qu’elle s’avança jusqu’aux pieds du tribunal.
— Vous avez failli être assassinée, miss, lui dit sir Monby ; vous devez la vie au courage d’un brave soldat anglais. Connaissez-vous l’homme qui a essayé de vous frapper ?
— C’est un des esclaves de Feringhea, répondit la jeune femme d’une voix éteinte. Il espérait que ma mort sauverait les secrets de son maître.
— Êtes-vous décidée enfin à parler ?
— Je dirai tout, oui, je veux tout dire ! Oh ! mais pas ici, mylord, je vous en prie ; si je parle ici, c’en est fait de moi, on me tuera !
— Si grands, si horribles que soient vos crimes, nul n’oserait ici arracher un cheveu de votre tête. Répondez donc sincèrement. Votre jardin a été fouillé, on y a retrouvé le corps de onze personnes dont la mort remonte à des époques plus ou moins éloignées.
À cette épouvantable révélation, des cris d’horreur s’élevèrent de tous côtés. Le tumulte était indomptable.
— Misérable femme, s’écria une voix dans l’auditoire, c’est donc toi qui as tué mon pauvre Edgard !
— Huissiers, ordonna l’honorable président, je vous ordonne de faire sortir les personnes assez hardies pour troubler la majesté de la justice.
— Mylord, je vous en conjure, grâce ! reprit Clara affolée, je ne puis parler ici. Ayez pitié d’une misérable. Je n’ai tué personne, moi.
— Il se peut, en effet que vous n’ayez jamais frappé personne vous-même, mais vous saviez, malheureuse, le sort qui attendait les infortunés qui s’éprenaient de votre beauté fatale.
— Oui, je le savais, mais, hélas ! que pouvais-je faire ? Je ne m’appartenais plus, j’agissais le couteau sous la gorge. Est-ce que Feringhea n’était pas toujours là, près de moi, comme un génie infernal, me demandant sans cesse des victimes, au nom de la déesse Kâly ?
— La pensée ne vous est donc jamais venue de vous adresser à la justice ?
— La justice ! mylord, elle me glaçait d’épouvante. N’étais-je pas liée à ces hommes par le sang versé ? N’avais-je pas commis un crime affreux en livrant Patrice ? D’ailleurs, mes moindres démarches étaient épiées. Je ne pouvais faire un pas sans être escortée de deux ou trois Thugs. J’étais devenue la proie de ces démons, leur chose, leur instrument, leur esclave !
— C’était la conséquence de votre première faute ; il fallait tout dire pour expier ce crime odieux.
— Oui, mylord, oui, je suis une misérable créature ; mais vous ne sauriez imaginer un supplice aussi cruel que ma vie depuis trois ans. Et il me fallait paraître heureuse. Je devais sourire ou mourir ! Oh ! quelle existence ! Du sang, je voyais du sang partout ! Il y a longtemps que je ne dors plus. La nuit, il me semble entendre des râles d’agonie, je crois voir se lever ceux qui sont couchés sous la terre, dans mon jardin !
« Et nul moyen de résister. Celui que Feringhea me désignait, je devais l’inviter à souper. S’il venait… malheur à lui ! On mêlait aux vins une drogue étrange qui rend fou d’abord et qui bientôt endort d’un sommeil de plomb, et alors, oh ! alors…
À ce moment, la fièvre nerveuse qui soutenait miss Clara l’abandonna peu à peu ; elle éclata en sanglots et tomba à genoux en criant d’une voix déchirante :
— Grâce, mylords, faites-moi grâce !…
— Relevez-vous, miss Trevor, et achevez votre déposition.
— J’ai tout avoué, murmura la misérable toujours à genoux, je ne sais rien de plus, absolument rien : je dormais, moi aussi !
— Je dois affirmer à la cour, dit Bon Lantern, assis au banc des témoins, que condamnée à boire le même vin que ses victimes, comme elles, miss Clara était en léthargie lorsque les Étrangleurs arrivaient.
— Soit ! dit sir G. Monby, c’est elle en tout cas qui, sachant le départ de sir Harry Temple pour sa maison de campagne, a prévenu les Thugs qui ont ainsi dressé leur embuscade et massacré toute une famille.
— Je ne pouvais pas prévoir le sort réservé à sir Harry. Il m’avait avertie de son départ, j’en ai parlé sans intention mauvaise.
— Vous avez entendu, Feringhea, qu’avez-vous à répondre à cette déposition ?
— Rien, répondit avec hauteur Feringhea, sinon que je ne connais pas plus cette femme que cet homme, qui prétend avoir été le ketmagar (serviteur de table) chez Goulâb.
— Alors, comment a-t-on pu trouver chez miss Clara des objets reconnus pour vous appartenir, et, entre autres, ce poignard et ce sceau ?
Et un huissier, sur l’ordre du noble lord, présenta à Feringhea les pièces de conviction.
— Ces objets sont en effet à moi, dit Feringhea sans hésitation, je ne saurais dire non. Ils auront été cachés chez cette femme par les ennemis que je me suis faits par mes révélations.
— Vous mentez, Feringhea.
— Eh ! mylord, pourquoi mentirai-je ? qu’ai-je à craindre ou à espérer ? Je ne crains pas même la mort, bien que vous m’ayez promis la vie.
— Ce que vous espériez, je puis vous le dire. Vous espériez que l’exécrable association dont vous êtes de chef vous survivrait. Tombé aux mains de la justice anglaise, vous avez transmis à un autre votre terrible pouvoir. Il devait, cet autre, continuer vos forfaits, raviver les monstrueuses espérances de vos sectaires, renouer, enfin, tous les fils brisés de la société du Thugisme.
— Il ne reste plus de Thugs dans l’Inde, dit Feringhea avec emphase, Kâly n’a plus d’adorateurs ; la mystérieuse association est morte le jour où je me suis décidé à parler.
— Eh bien ! Feringhea, vous allez être confondu. Lieutenant Fraser, amenez devant nous les Thugs dont vous vous êtes emparés à la pagode de Serapour. Gardes, faites entrer les citoyens anglais arrêtés sur les indications de Bob Lantern.
Ces ordres furent exécutés immédiatement et l’auditoire épouvanté vit entrer trente Hindous, dont les mains étaient liées. Ils se rangèrent devant le tribunal.
Puis, par une autre porte, on introduisit un riche négociant anglais de Madras, sir Georges Gordon.
— Persistez-vous toujours à nier ? demanda le président à Feringhea.
Celui ne répondit pas.
Jamais, depuis le commencement des débats, sa contenance n’avait exprimé une telle surexcitation. Il semblait atterré.
— Lequel de vous s’appelle Ressoul, dit sir Georges Monby, en s’adressant aux nouveaux prisonniers.
Un homme fort, grand, au teint brun, à la physionomie fière et intelligente, se détacha du groupe en répondant :
— Moi !
— Vous avez essayé, sur les ordres de Feringhea, lui dit le président, de reconstituer l’abominable association des Thugs ?
— Jamais, Saheb ! répondit cet homme ; j’étais à la pagode de Serapour, louant et priant Dieu, lorsque vos soldats en armes sont venus me saisir avec mes frères.
— Nous connaissons votre religion. Vous adorez la déesse Kâly, et vous pensez vous la rendre favorable en étranglant le plus de victimes possible.
— Non, Saheb.
— Il y a cependant un témoin qui l’affirme sous la foi du serment. Regardez là, de ce côté, vous verrez ce témoin.
Ressoul se retourna, son regard rencontra les yeux de Bob, et ne pouvant maîtriser sa surprise, il s’écria : Djamoû !
— Le seigneur Ressoul me reconnaît ? fit ironiquement l’Irlandais.
— J’ai vu parfois cet homme, dit Ressoul, en se remettant un peu, et il est possible que, pour de l’argent, il consente à porter contre moi un faux témoignage.
— Alors ce témoin nous trompe lorsqu’il prétend que vous aviez fait avec un des serviteurs de sir William Bentick un pacte affreux dont la vie de son enfant vous assurait l’exécution ?
— Il vous trompe, Saheb, affirma Ressoul, avec un calme admirable.
— Ce témoin assure que c’est vous qui, dans ces derniers temps, reteniez prisonnier l’enfant de Gilbert.
— Mensonge ! Calomnie !
— C’est ce que nous allons voir. Huissiers ! faites entrer le jeune Willy Patterson.
— Les huissiers obéirent et l’entrée de l’enfant du criminel et cependant si malheureux Gilbert, fut saluée par des acclamations frénétiques de la foule.
D’un même mouvement, chacun se dressa pour le mieux voir !
Ce fut une confusion générale ; et dans la mêlée, on entendit les cris de deux ou trois femmes sur le point d’être étouffées.
— Une chaise pour l’enfant ! une chaise, qu’on le voie ! Qu’il monte sur un tabouret ! criaient les curieux. Le lord président se rendit aux vœux de l’auditoire, et on apporta un banc sur lequel monta le petit Willy.
C’était un joli enfant de sept à huit ans, blond et rose, qui ne paraissait pas avoir souffert. Sa physionomie heureuse exprimait un immense ébahissement.
— Mon enfant, lui dit le président, il ne faut pas avoir peur. Voulez-vous répondre à mes questions ?
— Oui, mylord, fit Willy en souriant.
— Me reconnaissez-vous, Willy ! lui demanda en ce moment lord William Bentick.
— Oh ! certainement, mylord, je demeurai chez vous avec papa, dans une belle maison.
Puis, comme s’il fut pris tout à coup de quelque pressentiment, il ajouta d’une voix triste et regardant autour de lui.
— Où est-il donc, mon père ?
— Mon enfant, votre père est loin, bien loin ; il est allé faire un grand voyage, dit sir George Monby. Dites-moi, regrettiez-vous beaucoup la maison de Sa Seigneurie ?
— Beaucoup, mylord, beaucoup.
— Vous souvient-il du jour où des hommes vous ont emmené ?
— Certes, mylord : c’était après goûter ; je jouais seul dans le parc, un homme est venu à moi, il avait l’air bon. Il me demanda si je voulais des joujoux, je répondis : Oui ; il me dit de le suivre, je le suivis.
— Ainsi, mon ami, vous avez suivi l’homme qui vous promettait des joujoux ? Que se passa-t-il ensuite entre vous et lui ? Vous en souvenez-vous ?
— Oui, mylord, mais il s’était moqué de moi. Il n’avait rien à me donner. Je me suis mis à pleurer, je lui demandais de me reconduire au palais ; mais l’homme n’a pas voulu me laisser partir. Il m’a promis que je reverrai mon père. Le même soir, en effet, je l’ai revu, mais pas bien longtemps. Oh ! mylord, comme il était triste ! il me serrait dans ses bras à m’étouffer, il pleurait de grosses larmes et disait : « Laissez-le-moi, laissez-le-moi ! » Puis des hommes sont venus, qui m’ont fait mal en m’arrachant de ses bras et m’ont emporté, malgré mes cris, car je criais de toutes mes forces.
— Savez-vous, mon enfant, où ces hommes vous ont emporté ?
— Hélas ! non, mylord.
— Était-ce loin de Madras ?
— Pour cela, oui, mylord ; c’était dans une campagne, au milieu d’un grand bois où il faisait sombre ; j’avais bien peur ; on me laissa tout seul dans une vilaine cabane, où se trouvait une vieille femme qui me regardait avec des yeux terribles et dont les caresses m’épouvantaient.
— Vous n’êtes pas toujours resté là ?
— Non. Un matin, il arriva des hommes qui me regardèrent attentivement, et qui me dirent : « L’enfant dépérit. » Alors ils accablèrent la vieille femme de coups. Puis l’un d’eux me prit avec lui sur son cheval, et on me conduisit dans un endroit où il faisait très-sombre. Je ne pouvais plus distinguer le jour de la nuit. De temps à autre, cependant, on me faisait promener dans un grand jardin.
— Et que vous disait-on, pour expliquer cette conduite à votre égard ?
— Rien, mylord, sinon que papa viendrait me voir si j’étais bien sage. En effet, il venait me voir assez souvent.
À ce détail naïvement donné par Willy, un long frémissement courut dans l’auditoire, car on se rappelait à quel prix Gilbert revoyait son enfant.
— Qui prenait soin de vous dans votre prison ?
— Un vieillard, qui m’apportait à manger et m’accompagnait quand je me promenais ; puis un autre homme qui avait un visage de bronze. Ce dernier venait rarement ; je voyais bien qu’il était le maître, car il parlait haut et se fâchait, comme j’avais entendu mylord le faire quand il était mécontent de ses domestiques.
— Écoutez-moi bien, mon enfant, et réfléchissez avant de me répondre. S’il vous arrivait de rencontrer ces hommes, les reconnaîtriez-vous ?
— Certainement, mylord.
— Alors, regardez bien ces hommes qui sont rangés là. Apercevez-vous ceux dont vous nous parlez ?
L’enfant descendit du banc sur lequel il était monté, et examina l’un après l’autre les prisonniers faits à la pagode de Serapour. L’émotion de l’assistance était indescriptible ; le silence y était profond.
Tout à coup Willy le rompit en montrant du doigt un vieil Hindou et en s’écriant :
— Voilà celui qui m’apportait à manger.
— C’est bien, mon ami, dit sir George Monby ; cherchez l’autre, maintenant, celui qui vous semblait être le maître.
Willy fit un pas vers Ressoul, et dit sans hésitation :
— L’autre, le maître… le voici !
Un soupir de satisfaction s’échappa de toutes les poitrines. Le témoignage si net et si précis du fils de Gilbert levait tous les doutes.
— Vous avez entendu ; entrerez-vous dans la voie des aveux ? demanda le président à Ressoul.
— Ceux qui ont payé un faux témoin ont pu faire la leçon à un enfant, qui ne comprend rien aux paroles qu’il répète, répondit l’Hindou avec impassibilité.
— Il vous faut, pour parler, des charges plus fortes ? Soit ! Huissiers, introduisez sir Harry Temple.
L’infortuné gentleman parut presque aussitôt. Une haine terrible contractait ses traits. On devinait combien il se faisait violence pour ne point s’élancer sur Ressoul.
— Les morts reviennent donc ? s’écria le misérable épouvanté.
— Non, les morts ne reviennent pas, répondit le président, mais Dieu permet que le poignard des assassins se trompe. Vous avez ordonné la mort de sir Harry Temple, mais il a été sauvé grâce à la généreuse intervention du courageux Bob.
— C’est lui, le misérable, affirma sir Harry, en montrant Ressoul, je le reconnais ; c’est lui qui a mis le poignard dans ma main, ce jour maudit où j’ai frappé mon frère. Vingt fois, aux heures d’orgie, je l’ai aperçu par la crevasse de mon cachot. C’est lui qui est le chef !
— Qu’avez-vous à répondre, Ressoul ?
— Eh bien ! oui, j’étais le chef, oui, j’avais accepté la terrible mission de Feringhea. Je l’avoue ! Je suis en votre pouvoir, qu’importe ? Vous ne verrez Ressoul ni trembler ni pâlir. Apprêtez pour moi les plus horribles supplices, je chanterai sous le fer du bourreau. Kâly, l’implacable déesse, a pour ses fidèles adorateurs des récompenses divines, elle tient en réserve des félicités inouïes. Faites-moi mourir, notre association n’en vivra pas moins. Anglais ! vous n’en aurez jamais fini avec les Thugs, ils renaîtront du sang que vous verserez. Tant qu’un Anglais souillera par sa présence la terre bénie de Kâly, la déesse de l’amour et de la mort, il se trouvera un Thug pour rouler autour de son cou le mouchoir sacré. J’ai dit ! Ma bouche ne s’ouvrira plus pour de vaines paroles.
— Vaines, en effet ! Vos menaces, Ressoul, ne sauraient désormais effrayer personne. Le jour de la justice est enfin venu. À ce moment même, un détachement de soldats anglais cerne vos derniers complices réfugiés dans les forêts et dans les pagodes de Goudjeveram.
— Kâly saura punir les traîtres ; quant à moi, je ne crains pas la mort, j’irai au supplice en chantant les louanges de Kâly et en maudissant l’Angleterre !
Mille cris de colère répondirent à ces derniers mots du misérable, mais une voix couvrit aussitôt celle de la foule :
— Un riche citoyen anglais, disait-elle, serait heureux d’adopter l’enfant de Gilbert.
— Je remercie l’honorable gentleman qui vient de prendre la parole pour une offre généreuse, dit lord William Bentick, lorsque le silence se fut rétabli, mais Willy est le fils d’un serviteur qui me fut longtemps dévoué ; il sera élevé dans ma maison.
Des bravos enthousiastes saluent cette déclaration, et de toutes parts éclatent les cris de : Vive lord Bentick ! vive le magnanime soutient de la puissance anglaise !
C’est qu’il n’était pas un des assistants qui ne rendît justice aux qualités du noble lord, qui n’admirât ses efforts, sa persévérance et son habileté.
Lord William Bentick, très-ému de cette flatteuse démonstration, salua la foule et fit un signe à sir Georges Monby, qui reprit la parole en disant :
— La lassitude de MM. les juges me fait un devoir de suspendre cette longue séance. Ce soir, à neuf heures, nous reprendrons les débats par l’interrogatoire de cet Anglais, indigne de ce nom, qui n’a pas craint de se déshonorer en s’associant aux forfaits des Thugs. Du reste, MM. les juges sont prévenus que le procès touche à sa fin, et qu’il ne donnera plus guère que quatre ou cinq audiences.
La foule se retira vivement impressionnée, et presque aussitôt on entendit au dehors comme un bruit de bataille.
Vingt gentlemen au moins se disputaient l’honneur d’offrir à dîner à Bob Lantern, qu’on emportait en triomphe.
Le brave Irlandais se laissait faire assez volontiers, convaincu du reste que cette ovation populaire lui était bien due.
XXVI
SIR JAMES GORDON, LE THUG.
e soir de cette émouvante journée, à neuf heures, ainsi qu’on l’avait annoncé, la séance fut ouverte.
Inutile d’ajouter que la foule n’était pas moins compacte qu’à l’audience du matin.
— Messieurs, dit le président aux juges en prenant place à son fauteuil, je dois compte à Vos Seigneuries des résultats de la dernière expédition. J’ai reçu de Goudjevaram, il y a une heure, les nouvelles les plus satisfaisantes. Deux cents Étrangleurs sont tombés au pouvoir de nos braves troupes.
— A-t-on pu tirer quelque chose de Ressoul ? demanda à ce moment l’un des juges.
— Ce fanatique persiste à se taire, répondit l’un des officiers attachés à l’instruction ; il a seulement annoncé sa résolution de se laisser mourir de faim. Mais un de ses complices, sur la promesse qu’il aurait la vie sauve, a juré de livrer les plans de Ressoul.
— Nous allons commencer cette audience, dit sir Georges Monby, par l’interrogatoire de sir Gordon, un des deux Anglais reconnus par sir Harry Temple dans le repaire des Thugs.
Puis il ajouta en s’adressant aux huissiers :
— Qu’on introduise sir James Gordon.
Quelques minutes après James Gordon entrait la tête haute. On avait dû lui lier les mains, car il avait tenté de se suicider.
— Ce nom de Gordon n’est pas le vôtre ? lui demanda le président.
— Nom, mylord, répondit cet homme, et s’il vous plaît, je tairai mon vrai nom.
— Vous êtes citoyen anglais ?
— Non, mylord, je suis né en Irlande, et, c’est parce que je suis Irlandais que vous me voyez associé à ces misérables Thugs que je méprise et que je hais.
— Comment se fait-il qu’avec de tels sentiments vous ayez pu consentir à servir les desseins de ces assassins ?
— Ne le comprenez-vous donc pas ? Je suis Irlandais et je hais l’Angleterre encore plus que je hais les Thugs. Les Étrangleurs sont des monstres, j’en conviens, mais ils devaient arriver à ruiner la puissance anglaise dans l’Inde, et je me suis fait leur ami. D’ailleurs, jamais…
Sir James Gordon s’interrompit subitement.
— Je vous engage à poursuivre, lui ordonna le président.
— À quoi bon ! répondit Gordon. J’ai mérité la potence, pendez-moi ; je ne prononcerai plus un mot.
— Vous refusez de continuer ?
— Absolument.
— Je n’insisterai pas. On va vous reconduire en prison ; là, sans doute, vous réfléchirez.
Les soldats entraînèrent sir James Gordon, que des huées accompagnèrent jusqu’à ce qu’il eût disparu.
C’est plus tard seulement qu’on devait savoir quel avait été le but de cet Irlandais en s’associant aux Étrangleurs. On apprit alors avec terreur que sir James Gordon était venu aux Indes comme émissaire des fenians, ces implacables ennemis que l’Angleterre a dans son propre sein, et dont la haine n’allait pas tarder à se traduire par des grèves, des révoltes, des attentats de toute nature.
Le fenianisme d’Irlande s’alliant au Thugisme hindou, c’était là un véritable danger pour la puissance britannique, sir William Bentick l’avait compris. Aussi avait-il l’intention de faire grâce de la vie à sir James, dans l’espoir d’obtenir de lui quelques révélations.
C’était compter sans l’énergie du gentilhomme irlandais, sans le fanatisme politique et religieux qui l’avait fait le complice des Étrangleurs.
En effet, à peine réintégré dans son cachot, sir James se précipita la tête contre la muraille et, lorsque les geôliers accoururent au bruit de sa chute, ce ne fut que pour relever un cadavre.
XXVII
TERRIBLE AVENTURE DU PETIT MALABAR ET DU GRAND BENGALI.
endant ce temps-là, le président de la cour criminelle faisait comparaître le témoin dont le nom venait sur la liste après celui de sir James Gordon.
C’était un petit Malabar, maigre et chétif, du nom de Djemadar Phaor. Invité à dire ce qu’il savait, il s’empressa de débiter avec volubilité l’épisode suivant :
— L’année dernière, mylord, je fus obligé de me rendre de Jabalpoor, où je demeure, à Balaari. En traversant la forêt, je rencontrai un campement fort nombreux. On m’invita à me joindre à cette troupe, j’acceptai volontiers, car j’étais seul, et nous nous mîmes en route. Vers le soir, j’entendis tout à coup un grand tumulte et des cris étouffés.
« Pour mieux voir ce qui se passait je sautai sur un gros tronc d’arbre, couché en travers de la route, et au même moment, je sentis quelque chose qui me frappait derrière la tête.
« C’était un misérable Thug qui m’avait jeté le mouchoir, mais mon mouvement imprévu lui avait fait manquer son coup.
« Rapide comme l’éclair, je pris la fuite dans la forêt ; plusieurs Thugs me poursuivirent pendant longtemps ; mais je fis tant de détours qu’ils finirent peu à peu à perdre ma trace. Un seul semblait encore me suivre. Cependant, comme bientôt je n’entendis plus rien, je respirai un peu et me cachai dans un taillis.
« Au bout d’une heure d’attente, je levai avec précaution la tête ; mais, au même moment, une autre tête se leva en face de moi. C’était un des étrangleurs ; je l’avais remarqué parmi la troupe. Il était facile à reconnaître, car il avait une taille démesurément élevée.
« À cette vue, je demeurai paralysé de frayeur. Lui, au lieu de s’élancer sur moi, me fixa de ses regards étincelants et resta immobile.
« Nous demeurâmes ainsi fort longtemps à nous regarder ; puis, il se leva enfin et, s’avançant lentement vers moi, il me dit :
« — Connais-tu cette forêt ?
« Je répondis : Oui, à tout hasard.
« — Alors, montre-moi le chemin, me commanda-t-il, et marche droit, sinon, à la moindre tentative d’évasion, je t’étrangle.
« Et il montrait une large main, capable d’enserrer deux cous comme le mien.
« Je voulus marcher à côté de lui, mais il me força à me tenir à deux pas en avant, ce qui me causait une épouvantable terreur, car, à chaque instant, je croyais sentir le fatal mouchoir fouetter autour de mon cou.
« Cependant je marchais toujours, espérant et craignant tout à la fois de trouver une issue quelconque, car j’étais persuadé que le Thug ne me laissait la vie que parce qu’il ne savait comment sortir de la forêt. J’étais certain qu’il m’étranglerait dès qu’il aurait retrouvé sa route.
« En attendant, les heures se passaient et nous marchions toujours. Quand la nuit arriva nous étions encore dans la partie la plus épaisse du jungle.
« — Arrêtons-nous, m’ordonna mon compagnon ; je suis fatigué.
« Et il me fit asseoir en face de lui, tira quelques légères provisions d’un sac qu’il portait et les partagea avec moi. Il nourrissait son guide !
« Il me fit ensuite ramasser une grande quantité de bois, et nous allumâmes un grand feu pour éloigner les bêtes féroces.
« Cela fait , le Thug me dit de m’étendre à terre ; je n’osai résister. Il me dépouilla de mon turban, me noua solidement les mains et les pieds, puis il se coucha et s’endormit. J’aurais bien voulu en faire autant, car j’étais épuisé de fatigue, mais la peur me tenait éveillé.
« Quelques heures s’écoulèrent ainsi, puis le feu s’éteignit.
« J’entendis alors dans le lointain les rugissements des bêtes féroces. Le bruit se rapprochait rapidement, et tout à coup je crus voir un tigre. Je jetai un cri pour réveiller le Thug. Heureusement il m’entendit. Il se leva, poussa de grands cris, raviva le feu, et les fauves s’éloignèrent.
« Le restant de la nuit s’écoula tranquillement, et le lendemain matin, le Thug me délia.
« Nous reprîmes notre route.
« Cette seconde journée se passa exactement comme la précédente. Je marchais devant, mon compagnon me suivait. Nos provisions étaient épuisées et nous nous enfoncions toujours plus avant dans la forêt. Nous en étions réduits à nous nourrir de fruits sauvages.
« La nuit nous surprit une seconde fois dans cette situation peu rassurante.
« Quand nous nous arrêtâmes, l’Étrangleur m’ordonna, comme la veille, de me coucher. Il me lia de nouveau pieds et poings, et, par précaution et pour ne pas nous exposer aux dangers de la veille, il me coucha entre deux branches d’un arbre fort bas, puis il se hissa auprès de moi.
« La nuit fut terrible ; les lions et les tigres rugissaient dans les taillis ; à chaque instant je m’attendais à être arraché de ma retraite par l’un d’eux.
« Le lendemain, le Thug me délia, et nous reprîmes notre marche. Vers le milieu du jour nous finîmes par trouver la lisière de la forêt ; je marchais toujours devant le Thug, et je pensais que ma dernière heure était venue puisque mon compagnon allait pouvoir se passer de guide.
« J’aperçus bientôt la route à travers le feuillage ; mais au lieu de marcher de ce côté, je me dirigeai vers un épais fourré.
« — La route doit être par là, dis-je au Thug, en me retournant vers lui, venez.
« Et, pénétrant dans le fourré, je saisis le moment favorable où le bandit pouvait à peine me suivre à travers les branchages pour me glisser sous les broussailles, et disparaître aux yeux de mon persécuteur.
« Craignant d’être découvert, je restai tapi dans ma retraite pendant quelque temps, mais le Thug semblait s’être évanoui, lui aussi, comme par enchantement. Cependant, au bout d’une heure, je le vis se lever du pied d’un arbre où il s’était blotti, à très-peu de distance de l’endroit où je me cachais. Il regarda autour de lui, puis il s’élança dans la direction de la route, comme s’il voulait fuir.
« Je ne comprenais pas ce que cela signifiait, mais je ne cherchai pas à me l’expliquer. Ce qui était certain, c’est que j’étais seul et délivré.
« Deux heures plus tard j’étais en sûreté à Belaary.
— Reconnaissez-vous l’homme en question parmi les accusés présents ? demanda le président au témoin.
— Il y a bien ici, répondit Phaor, après avoir parcouru des yeux le triple rang des Étrangleurs, plusieurs individus qui se trouvaient positivement dans la bande de la forêt du Malwa, mais je ne vois pas celui qui m’a si longtemps poursuivi.
— C’est bien, dit sir Georges Monby à Phaor, vous pouvez vous retirer. Huissiers, appelez le témoin suivant.
Djemadee-Phaor s’éloigna du tribunal, et il allait se perdre dans les rangs de la foule, lorsqu’il s’écria tout à coup :
— C’est lui ! le voilà ! je le reconnais, le misérable !
Il venait de se croiser avec l’Hindou qui allait succéder à la barre des témoins, et il le désignait aux juges.
Cet homme, un colossal Bengali, à la crinière de lion, se mit à rire, et, haussant les épaules, il s’avança jusqu’en face du tribunal.
— Assurez-vous de cet homme, commanda l’honorable président au chef de la garde.
Quatre hommes armés se placèrent aussitôt auprès du Bengali dont le rire cessa brusquement.
— Vous, Phaor, continua le magistrat, approchez.
Rassuré par la présence des quatre soldats anglais, l’Hindou s’empressa d’obéir.
Supposant qu’elle allait assister à quelque nouvel incident dramatique, la foule, que l’exclamation de Phaor avait vivement émue, était redevenue silencieuse.
— Vous vous nommez Jeerighee ? dit le président au Bengali dans lequel Phaor venait de reconnaître son Étrangleur.
— Oui, mylord, répondit le colosse.
— Vous êtes appelé ici comme témoin ; mais de fortes présomptions tendent à nous faire croire que vous appartenez à la secte dangereuse que la justice poursuit en ce moment.
— Votre Honneur me pardonne, répondit avec fermeté Jeerighee ; je suis le géant-bateleur-saltimbanque de Belaary, l’homme le plus connu sur la place de la Grande-Pagode de cette ville. Tout le monde m’y a vu faire mes tours depuis quinze ans. Je porte deux hommes à bras tendu, et je fais promener des serpents sur mes bras.
— Y a-t-il ici, dans la salle, des habitants de Belaary qui connaissent cet homme ? demanda sir Monby au public.
Vingt voix répondirent aussitôt :
— Oui, nous le connaissons ! C’est un homme honnête. Il n’a jamais quitté la ville. C’est le géant Jeerighee.
— Je crois bien ! répondit fièrement Jeerighee-Fayoume, tous les jours je fais mes exercices sur la place de la Grande-Pagode. Je ne suis pas sorti de la ville depuis cinq ans, excepté une fois où ces coquins de Thugs ont failli me jouer un tour qui aurait mis fin à ceux que je fais moi-même. Mais le drôle qui m’a jeté le mouchoir sur la route de la forêt du Malwa, m’a manqué à cause de ma haute taille. Je l’ai fait pirouetter comme une toupie, et je me suis sauvé dans le bois, car ils étaient trop nombreux pour que je pusse leur résister. Ils ont, ce jour-là, tué plusieurs voyageurs. Les misérables m’ont longtemps poursuivi dans le bois, et déjà je croyais leur avoir échappé, quand j’aperçus l’un d’eux placé en observation en face de moi. Je ne croyais pas revoir jamais ce bandit, mais le voilà, je le reconnais bien.
— Moi ! s’écria avec autant de surprise que d’épouvante Phaor, que le saltimbanque montrait du doigt.
— Oui, toi ! que j’aurais dû étrangler ce jour-là !
— Parlez à la cour, Jeerighee ; expliquez-nous ce que cela veut dire, ordonna le président à l’Hercule.
— Par Brahma ! Votre Honneur, la chose est bien simple. Lorsqu’après avoir échappé aux Thugs, je ne vis plus devant moi que cet avorton, dont je n’aurais fait qu’une bouchée, ma première intention fut de l’envoyer d’un tour de bras à sa grande déesse, mais je ne connais pas la forêt et je n’aurais jamais pu en sortir. Je me vengeai alors de celui qui avait voulu m’étrangler en en faisant mon guide. Il essaya bien de m’égarer, car il comprenait bien qu’une fois sur la route, je ne le laisserais pas échapper, mais pendant la nuit, je l’attachais solidement, et pendant que nous marchions, je ne le perdais par de l’œil.
« C’est ainsi que nous atteignîmes la lisière du bois, mais là, le démon, il disparut tout à coup. Je suis bien aise de le retrouver ici. »
Un éclat de rire général accueillit ces derniers mots. On comprenait que ces deux forts honnêtes Hindous s’étaient mutuellement fait peur en se prenant pour des Étrangleurs.
Un instant abasourdis par cette hilarité, Phaor et Jeerighee se rendirent enfin compte de leur situation réciproque, et prenant gaiement leur parti de leurs terreurs passées, il se tendirent la main en riant eux-mêmes, puis sortirent de la salle bras dessus bras dessous comme de vieux amis.
Par un hasard étrange, ou comme si la Providence eût voulu calmer un peu les esprits de ceux qui avaient entendu tous ces horribles récits dont nous nous sommes fait le sténographe, c’est par l’incident héroï-comique des deux faux Étrangleurs que se terminèrent les dépositions.
Jeerighee et Phaor étaient les derniers sur cette interminable liste de témoins dont nous n’avons fait comparaître que les plus importants devant nos lecteurs, afin de ne pas multiplier les tableaux sanglants de ces épisodes épouvantables, sans exemple bien certainement dans l’histoire de l’humanité.
Sir Georges Monby annonça à la foule que l’audition des témoins était terminée ; on accueillit cette nouvelle avec un soupir de satisfaction, et s’adressant ensuite à Feringhea, l’honorable magistrat ajouta :
— Vous, Feringhea, qui avez suivi ces débats avec une grande attention, avez-vous quelques observations à faire à l’égard des témoignages que la cour a entendus ?
— Je n’ai rien à dire, répondit d’une voix ferme le terrible chef des Étrangleurs. Si certains témoins, dans le désir de se venger ou de venger quelques-uns des leurs, ont exagéré les crimes des Thugs, d’autres au contraire, qui les craignent toujours, n’ont osé tout raconter. Je n’ai donc nulle observation à faire.
Après ces mots prononcés, le président de la cour criminelle annonça que l’audience était levée et qu’elle serait reprise le lendemain à six heures du matin pour entendre le réquisitoire de l’attorney général.
La foule s’écoula alors, mais lentement, comme à regret. Si l’audience avait dû être reprise le jour même, on aurait eu, certes, grand’peine à faire évacuer la salle.
XXVIII
LE RÉQUISITOIRE.
uelques heures plus tard, dès minuit, la grande place sur un des côtés de laquelle s’élève le palais de justice, était déjà envahie par une foule innombrable.
Chacun voulait entendre le réquisitoire de l’attorney général, ceux surtout qui n’avaient pu assister aux débats, et vers deux heures du matin cet océan humain s’agita en vagues tellement menaçantes que les postes durent être triplés, afin de repousser par la force les groupes qui ne parlaient de rien de moins que de prendre d’assaut le sanctuaire de la justice.
Quelques régiments de cavalerie de Madras parvinrent enfin à mettre à la raison les impatients, et vers cinq heures du matin, l’entrée du public dans la salle se fit en assez bon ordre, mais l’autorité militaire dut maintenir, devant le palais, trois bataillons l’arme au bras, tant la colère de ceux qui n’avaient pu pénétrer dans l’intérieur de l’édifice prenait une physionomie menaçante.
À six heures, la cour entra en séance. Les accusés, qui n’avaient pas été reconduits au fort Saint-Georges, mais enfermés dans les caves du palais, reprirent leurs places devant leurs juges, et sir Georges Monby donna immédiatement la parole à l’attorney général, sir Edward Lodge.
Le silence se fit aussitôt et l’éminent magistrat s’exprima en ces termes :
- « Mylord, messieurs,
« Vous venez d’assister aux débats émouvants de la plus terrible cause que la justice humaine ait jamais eu à juger. Les scènes qui ont été mises sous vos yeux, les récits qui ont frappé vos oreilles semblent empruntés à la fable, à la légende, et nos esprits ne sauraient croire aux attentats de ces hommes, si les faits n’étaient pas aussi évidents, si autour de nous ne se dressaient meurtries, sanglantes, mutilées, des milliers de victimes qui demandent justice.
« Vais-je reprendre tous les faits de l’accusation pour soulever encore votre indignation et votre horreur ?
« Vais-je de nouveau retracer ces meurtres épouvantables, que les accusés avouent avec orgueil, dont leur cruauté et leur cynisme se glorifient ?
« Ce serait là une tâche pénible, devant laquelle je n’hésiterais pas cependant, si je croyais nécessaire de la remplir.
« Mais est-il besoin de nouvelles preuves pour déterminer votre arrêt ?
« Vos consciences peuvent-elles hésiter ?
« Votre pitié peut-elle être éveillée ?
« Ce serait vous faire injure que de le supposer un instant.
« Aussi ne vais-je que rappeler les faits principaux, afin de grouper les accusés en deux catégories distinctes.
« Je commencerai par cet homme, qui se fait gloire d’être le chef de cette bande maudite, et je ne m’arrêterai qu’un instant sur lui, par respect même pour vous.
« Al-Hyder-Aly, ex-brûleur de femmes, comme il a mérité d’être surnommé, a-t-il assez rempli sa vie de forfaits infâmes, et celui que je citerai au hasard ne suffirait-il pas pour que la loi fût appliquée dans tout sa rigueur ?
« Souvenez-vous du sacrifice dans la forêt de Rani ; écoutez encore les cris déchirants de la pauvre victime, de cette jeune femme, si cruellement brûlée vivante ; rappelez-vous l’attentat qu’il a dirigé contre la famille Buttler, jetez les yeux sur ce vaillant officier, aujourd’hui sans épouse, sans enfants ; entassez horreurs sur horreurs, lâchetés sur lâchetés, et jugez, jugez rapidement, afin de pouvoir bien vite détourner vos regards d’un tel monstre.
« Il était le premier d’entre ces misérables, qu’il soit encore à leur tête sur le gibet.
« Après lui, c’est un vieillard dont les jours se comptent peut-être par les meurtres qu’il a commis, dirigés ou ordonnés.
« Ce Sumsee, ce second chef de la bande, c’est le gooroo, le précepteur dans le crime ; c’est le professeur en tortures.
« Vous savez son influence sur les gens de sa secte ; vous savez l’égorgement de cet enfant sur les rives du Panoor ; il vous a dit qu’il fallait à sa déesse des libations de sang chaud, et que les victimes devaient être choisies jeunes et belles.
« Si sa puissance avait été à la hauteur de ses désirs, nos fleuves ne charrieraient que des cadavres. L’Inde tout entière aurait disparu. Ici, devant vous, il a avoué qu’il ne nous laissait que nos églises, que tout le reste de la presqu’île lui appartenait.
« Vos cœurs pourront-ils s’émouvoir un instant en le condamnant au dernier supplice, ainsi que Roop-Singh, son prédécesseur dans ces sinistres fonctions ?
« Aurez-vous plus de pitié pour Sap-Sati, dont le métier consistait à mieux recevoir les voyageurs pour les livrer plus facilement aux assassins, qui s’abritait sous votre autorité même pour fomenter impunément ses criminelles machinations. Et ce Zimana, allant çà et là implorer la charité en simulant des infirmités, pour découvrir, surveiller et faire tomber dans le piège ceux dont l’humanité le plaignait ?
« Lui, il vous a dit que son début dans le crime avait été le meurtre de sa mère, qu’il avait rencontrée priant aux pieds de la statue de Dourga, de sa mère qui priait pour lui peut-être !
« Le malheureux sir Edward Buttler vous a désigné dans sa déposition les misérables qu’il a reconnus et que vous avez là devant vous : Maha-Bita, l’assassin de son fils ; Davernéa, qui a aidé son chef à enlever lady Buttler ; Béronséa, qui porte encore sur son front la marque de la blessure que lui a faite sir Edward en se défendant. Ils ont, du reste, tous avoué : c’est avouer qu’ils méritent la mort.
« Mais cette association monstrueuse ne compte pas que des assassins actifs, luttant corps à corps avec leurs victimes, ou les tuant lâchement : elle renferme dans son sein toutes les classes de la société hindoue. Sur ce banc est un homme respecté jusqu’alors, Roumi-Khan.
« Il remplissait dans le district de Vellore des fonctions importantes, et il en usait pour protéger les Étrangleurs.
« C’était chez lui qu’ils trouvaient asile lorsqu’ils étaient menacés ; c’était lui qui plaidait leur cause auprès de nous.
« Je ne sais pas si celui-là n’est pas encore plus coupable que les autres !
« En échange de sa protection, il recevait sa part du butin ; il n’avait même pas les dangers de la lutte, il n’avait que le bénéfice de l’infamie.
« J’en dirai autant des brahmines qui, prêtres d’un Dieu de bonté et de conservation, prêtres de Vichnou, ne cachaient que mieux sous leurs robes jaunes, à l’abri de la vénération dont ils étaient entourés, leur complicité avec les Étrangleurs. Pour ceux-là comme pour les autres, je vous demande l’application rigoureuse de la loi. »
L’attorney général passa ainsi en revue soixante-dix-huit accusés, dont il rappela les crimes, et l’auditoire frémit plus d’une fois à cette nouvelle exposition des attentats monstrueux, dont l’Inde était le théâtre depuis tant d’années.
Cette première partie du réquisitoire dura près de trois heures, sans que les accusés changeassent d’attitude, sans qu’il fût possible de lire sur leurs physionomies brutales un mouvement de dénégation, de remords ou de terreur.
— Quant aux quatre-vingt-quinze autres accusés, dit l’attorney général en reprenant la parole, si je ne demande pas pour eux le dernier des supplices, ce n’est pas parce que je les crois dignes de pitié, c’est parce que mon esprit s’épouvante à la pensée de l’hécatombe humaine qu’il vous faudrait ordonner, si vous n’écoutiez que votre indignation, les cris des victimes, l’inflexibilité de la loi ; c’est parce que la justice, en admettant des degrés dans le crime, ordonne des degrés dans l’expiation ; c’est parce que je veux faire la part aussi du défaut d’éducation de ces hommes, de leurs mauvais instincts, de leur abrutissement ; c’est parce que je veux croire que quelques-uns ne sont pas complètement responsables de leurs actes.
« Mais qu’ils soient à jamais arrachés de ce sol qu’ils ont ensanglanté, où ils ont semé la terreur et le meurtre, et que les travaux à perpétuité dans les mines de Rhio et de Banca les fasse disparaître en leur laissant le temps de se repentir !
« Nous avons encore, messieurs, une troisième catégorie d’accusés, ce sont les dénonciateurs. Pour ceux-là, malgré mon respect pour la parole donnée, je ne veux pas cependant la liberté, c’est-à-dire le droit d’être assassins de nouveau, lorsque le danger sera éloigné d’eux.
« Leur amour pour le meurtre est si grand que ce sont parfois ceux-mêmes qui leur sont dévoués qu’ils immolent.
« Voici ce qu’un des accusés, Mohamed-ben-Saïd avoue :
« — Nous rencontrâmes un marchand et sa famille à Chupava, et ils firent route avec nous jusqu’à Luknadow. Là, il nous apprit qu’il attendait le lendemain matin quelques compagnies d’un régiment indigène commandées par des officiers européens, et nous résolûmes alors de les tuer tous, car le lendemain il serait trop tard.
« Notre campement était près du village, et la tente du marchand était auprès des nôtres. Pendant la nuit quelques officiers arrivèrent et disposèrent leur camp entre nous et les maisons ; mais cela ne devait pas nous empêcher d’agir ; les fossoyeurs avaient déjà creusé les tombes.
« Vers le soir, Hyder-Aly, Noor-Khan et son fils, accompagnés de quelques autres, vinrent rendre visite au marchand et commencèrent à chanter en s’accompagnant de la sitar, comme ils avaient l’habitude de la faire.
« Pendant ce temps quelques Thugs prirent les armes du marchand sous le prétexte de les admirer. La femme et les enfants étaient dans l’intérieur de la tente écoutant la musique. Le jokine, ou signal, fut donné, mais le monskée s’aperçut du danger qu’il courait et voulut crier et fuir. Il fut en un instant saisi et étranglé.
« La femme, entendant du bruit, sortit promptement avec un de ses enfants dans les bras.
« Hyder-Aly, en une seconde, étouffa l’enfant et la mère, pendant que Noor-Khan en finissait avec la fille qui était restée sous la tente.
« Les fils qui, pendant qu’on tuait leurs parents, étaient occupés auprès des chevaux et n’avaient pu venir à leur secours, sautèrent en selle et voulurent s’enfuir. Un instant ils purent espérer, mais ils furent promptement rejoints, et en moins d’une demi-heure, les six victimes étaient immolées et enterrées. »
« Hyder-Ali savait cependant que le marchand avait rendu de grands services au Thugs.
« Ainsi, vous le voyez, messieurs, la reconnaissance ne saurait même les arrêter. Ainsi que des bêtes féroces, ces hommes se déchirent parfois entre eux.
« À la tête de ces hommes, qui, après avoir été meurtriers, sont devenus traîtres, est Feringhea, auquel on doit, je l’avoue, la découverte de ces trames ténébreuses, mais qui, pendant quinze ans, a trempé ses mains dans le sang, en commençant par immoler sa fiancée.
« Cet homme, dont le nom est synonyme de massacre et de pillage, cet homme, tout jeune encore, qui compte déjà ses victimes par mille ; cet homme qui a été le chef le plus redoutable des Étrangleurs, dont l’autorité était si grande parmi eux qu’il avait droit de haute et de basse justice ; cet homme échappera-t-il à la loi parce que, dans un mouvement de haine et de vengeance, il a dénoncé les siens ?
« Ne vous y trompez pas, messieurs, les regrets ni les remords ne sont pour rien dans la conduite de Feringhea. Il y a chez lui, indépendamment de la vengeance, un mobile secret que nous ne pouvons connaître, qu’Hyder-Aly sait peut-être, mais qu’il n’a pas voulu nous dévoiler.
« Feringhea, j’en ai la conviction, ne fait pas seulement aujourd’hui les affaires de la justice, il pense aux siennes. Quelque chose me le dit ! Qui sait si, de sa part, il n’y a pas dans ce qui se passe aujourd’hui quelque machiavélique combinaison, vers le succès de laquelle son acquittement serait le premier pas ?
« Vous connaissez l’intelligence de ce chef suprême des Étrangleurs.
« Ici même, devant ce tribunal, à la barre duquel il les a amenés pour mourir, vous avez vu les accusés trembler devant lui, baisser les yeux devant son regard, se courber sous son autorité, lorsque, bien qu’enchaînés, ils se révoltaient encore contre la nôtre.
« Prenons-y garde, messieurs, il y a peut-être là un piège dans lequel il serait honteux et dangereux de tomber. Ainsi, pas de grâce pour lui !
« Ne vous exagérez pas le service qu’il a rendu, car ce serait nier la Providence que de supposer qu’un laps de temps plus long aurait pu s’écouler sans qu’elle fît tomber les Étrangleurs entre nos mains.
« Quant aux autres dénonciateurs, quant à ce soi-disant barbier, auquel le colonel Sleeman, usant de ses pleins pouvoirs, a promis la vie et la liberté, je les abandonne à votre justice.
« Je n’ai plus que quelques mots, messieurs, à ajouter à ce long réquisitoire, c’est pour vous rappeler qu’un exemple terrible est nécessaire pour ramener la colonie au calme et à la confiance dans la force du gouvernement.
« Pendant que le colonel Sleeman dirigeait si habilement l’expédition du Rani, ses frères d’armes n’étaient pas moins heureux dans le Sud et dans l’Ouest.
« Durant le cours de ces débats, j’ai appris l’arrestation de près de huit cents affiliés, emprisonnés en ce moment à Bungalore, à Bellary, à Mysore et à Hyderabad, et aujourd’hui même m’est arrivée la nouvelle du départ des expéditions du Centre pour Jaggernaut, Ellora et Bopal.
« C’est devant vous qu’ont été amenés les premiers meurtriers, c’est vous qui, les premiers, ferez taire les palpitations de vos cœurs, pour vous souvenir que vous êtes seulement les interprètes de la loi.
« Nous devons donner ici l’exemple de la sévérité, parce que nous sommes ici surtout en plein Thugisme.
« Les habitants d’Arcot, quoique musulmans, sont Thugs de père en fils, et comme généralement ils s’engagent en qualité de cipayes dans les régiments de la compagnie, ils sont encore les assassins les plus dangereux du pays. Ils sont plus discrets, plus tenaces, plus adroits encore que les Étrangleurs du Dekhan, et on conçoit avec quelle facilité ils peuvent attirer dans leurs pièges les voyageurs et les marchands que leur uniforme rassure.
« Ils étranglent également avec leur mouchoir, ainsi que leurs frères du Centre, et suivent à peu près les mêmes rites, sans cependant avoir de grands rapports entre eux, peut-être pour cette raison que, quoiqu’ils se servent de l’hindoustan dans leurs conversations ordinaires, leur véritable langue est le tamoul.
« C’est, du reste, cette province, qui n’est qu’à quelques milles de nous, qui nous fournit cette monstruosité trop commune : la femme Thug.
« À Hyderabad, le capitaine Reynolds a arrêté une femme, est-ce ce nom qu’il faudrait lui donner ?
« Et cette femme était le chef d’une bande de deux cents Étrangleurs.
« Elle a été belle, elle a été jeune, elle se nomme Suddamah, et vivait sous la protection des magistrats indigènes. Elle a aujourd’hui près de cinquante ans, et de temps à autre, malgré la fortune qu’elle a faite dans son infâme profession, elle accompagnait encore ses deux fils et ses frères dans certaines expéditions.
« Elle n’est pas sur ce banc, parce qu’elle s’est fait justice elle-même. La nuit même de son arrestation, on l’a trouvée dans son cachot étranglée de ses propres mains.
« Les femmes Thugs ne sont pas en grand nombre, il est vrai, mais elles prennent toujours un grand intérêt aux meurtres et souvent y aident de leurs conseils.
« En effet, je lis dans un autre passage du capitaine Aldeman :
« J’ai trouvé une femme qui suivait avec ardeur les expéditions, c’était l’épouse du jemadar Bucktarvar, de la secte Thug du soosea. Elle habitait avec son mari une fort belle propriété sur le territoire de Vellore. Souvent elle assistait aux meurtres, et elle m’a même avoué qu’elle avait une fois étranglé elle-même un homme qui allait échapper à son mari.
« Son mari l’a tuée au moment où j’allais l’arrêter. »
« Vous le voyez, messieurs, du sang, du sang, toujours du sang ! Ne faut-il pas qu’à son tour la justice lave aussi par le sang toutes ces taches infâmes ?
« Le pays, que dis-je ! l’univers entier, qui suit ces débats avec épouvante, attend votre arrêt. »
À ces derniers mots de l’attorney général, des applaudissements unanimes éclatèrent, et la séance fut levée par le président au milieu d’une agitation impossible à décrire.
Le jugement devait être rendu le lendemain, car les défenseurs, choisis pour la forme, reconnaissaient leur tâche impossible, sauf l’avocat de Feringhea, qui avait eu de longs entretiens avec lord Bentick et qui espérait sauver le terrible chef.
Quelques instants après la fin de l’audience, lorsque les accusés traversèrent la place du gouvernement pour retourner au fort Saint-Georges, ils faillirent devenir la proie de la fureur populaire, malgré les cinq cents soldats qui les escortaient.
On ne parvint à calmer un peu la foule qu’en apprenant qu’à Jaggernaut et à Ellora, pendant les fêtes religieuses du Churruck pooja (ou tournoiement), plus de deux mille Étrangleurs avaient été arrêtés. La joie fut si grande à cette nouvelle que le peuple se contenta d’accompagner les accusés de ses huées et de ses malédictions.
XXIX
LES CONDAMNATIONS.
e lendemain, au point du jour, les scènes tumultueuses de la veille recommencèrent sur la place, où la plus grande partie de la foule avait d’ailleurs campé toute la nuit.
Le dénouement de cet épouvantable drame, qui avait duré plusieurs semaines, était proche, et chacun voulait y assister.
Ce fut une scène indescriptible lorsque les gardes ouvrirent les portes du palais, la journée allait se passer en luttes incessantes entre la troupe et le peuple.
Malgré ce bruit, ces cris, ces rixes et ces vociférations, la cour n’entra pas moins en séance à cinq heures du matin, et les avocats commencèrent aussitôt leurs plaidoiries en faveur des accusés.
Mais ces défenseurs pouvaient à peine prononcer dix mots de suite sans être interrompus par les murmures de l’auditoire, dont sir George Monby réclamait vainement le silence.
Du reste, ces avocats ne parlaient que par acquit de conscience, car la majeure partie des accusés n’avaient pas voulu être défendu. Ils se contentèrent, pour la plupart, d’invoquer en faveur de leurs sinistres clients le manque d’éducation, le fanatisme politique et religieux, l’obéissance aveugle à des croyances aveugles. Quelques-uns parlèrent cinq minutes à peine.
Un seul d’entre eux fut plus long et s’efforça de lutter corps à corps avec l’accusation.
C’était un jeune et brillant maître qui s’était chargé de la défense de Feringhea.
Sa voix était puissante, son geste imposant, et son exorde fut d’une telle éloquence que l’auditoire vaincu fit silence pour l’écouter.
Nous ne redirons pas cette plaidoirie qui devait faire le plus grand honneur au jeune avocat.
Pour lui, Feringhea était un de ces héros légendaires que la fatalité prend par la main au début de la vie et qui avait su dominer le destin en mettant un terme, de sa propre volonté, à une série de faits monstrueux que la justice ne pouvait atteindre.
— On n’avait pas le droit, dit l’éloquent défenseur en terminant, de descendre au fond du cœur de Feringhea pour y chercher le mobile de ses actes ; le but était atteint, c’est tout ce que les juges du chef des Thugs devaient voir, pour se souvenir de la promesse qui lui avait été faite de la vie et de la liberté.
À ces mots, Feringhea se leva et fit signe qu’il désirait parler.
Les murmures par lesquels l’auditoire avait accueilli la péroraison de l’orateur se turent aussitôt et sir Georges Monby ayant autorisé le terrible chef à parler, Feringhea prononça ces étranges paroles :
— Mylord, messieurs, je remercie bien sincèrement mon défenseur, mais je repousse l’appel qu’il vient de faire à votre clémence. Je vous rends votre parole ; il me suffit d’avoir tenu la mienne. Je ne veux ni de la vie ni de la liberté. J’ai conduit ces hommes devant vous parce que telle était ma volonté. Ils m’avaient désobéi, ils devaient être punis. Kâly l’avait ordonné. Quant à moi, si je sortais du fort Saint-Georges vivant et libre, j’aurais commis un acte de lâcheté et non de justice. Comme ceux que j’ai condamnés et que vous allez condamner vous-mêmes, je dois mourir !
Nous ne saurions rendre l’impression que produisit sur la cour et sur l’auditoire cette déclaration de Feringhea.
Les accusés avaient baissé la tête devant son regard flamboyant. On les voyait prêts à tomber aux genoux du chef impitoyable qui les avait conduits à la mort.
Enfin, lorsque le président, s’adressant à chacun d’eux, leur demanda s’ils avaient quelque chose à ajouter à leur défense, aucun ne répondit, si ce n’est pour jeter un dernier défi à la puissance anglaise en poussant un dernier hurrah en l’honneur de Kâly.
La foule répondit aux Thugs par mille cris de colère, et le président des assises, pour mettre fin à cette scène menaçante annonça que le tribunal se retirait pour délibérer.
Mais bien que la suspension de l’audience dût être longue, nul des assistants ne songea à quitter sa place.
Entendre prononcer la condamnation de ces hommes qui avaient semé la terreur dans l’Hindoustan était une satisfaction que tous voulaient se donner.
Ceux qui avaient eu la bonne fortune d’entrer dans la salle d’audience y seraient restés toute la nuit plutôt que de risquer de n’y pouvoir rentrer.
Accroupis les uns contre les autres, les accusés attendaient avec le fatalisme et l’insouciance qui ne les avaient pas abandonnés un instant.
Feringhea seul était debout, dominant de sa haute taille tous ces misérables qui semblaient prosternés devant lui.
À huit heures du soir seulement, les huissiers annoncèrent la rentrée de la cour.
La foule se tut subitement et les accusés se relevèrent.
Les lampes nombreuses qui éclairaient la salle envoyaient leurs rayons sur les physionomies impassibles des Thugs.
Les juges étaient en pleine lumière ; et l’auditoire, perdu dans la pénombre, semblait une masse confuse aux mille regards étincelants.
La garde avait porté les armes ; le bruit des fusils avait résonné comme un glas funèbre.
Lord William Bentick, le président de ce tribunal et les magistrats qui le composaient étaient restés debout et couverts.
Les grands fonctionnaires et les autres personnes qui occupaient sur l’estrade des sièges réservés s’étaient également levés.
La salle d’audience présentait vraiment un tableau grandiose.
L’éminent président lut d’abord les articles du code qui s’appliquaient aux accusés, puis soixante-trois fois le mot : Mort, tomba de ses lèvres.
Il prononça ensuite la condamnation d’autres accusés aux travaux forcés à perpétuité dans les mines.
Vingt des plus âgés étaient frappés de la réclusion perpétuelle. Quatre dénonciateurs seulement devaient être mis en liberté sous la condition de quitter le continent.
Ce dernier arrêt prononcé, sir George Monby ajouta que l’exécution d’un certain nombre de condamnés aurait lieu à Madras même, à la porte de Méliapour, et que les autres seraient dirigés vers Tanjore, Tritchinapaly et Hyderabad pour y subir leur peine.
Feringhea était au nombre des condamnés à mort, mais, ainsi que ses complices, il avait entendu cet arrêt froidement, sans qu’un seul muscle de son visage tressaillît.
Il eut même un sourire pour son avocat, comme pour s’excuser de lui avoir fait perdre son temps et son talent.
Quant à la foule, aussitôt le dernier mot de l’arrêt prononcé, rien ne put la retenir.
Ce fut une véritable avalanche humaine qui se précipita vers toutes les issues pour porter la nouvelle au dehors à ceux qui attendaient.
Mille cris enthousiastes retentirent aussitôt et les échos les portèrent jusqu’aux quartiers les plus éloignés de la ville.
Le président venait cependant de reprendre la parole.
— Messieurs, disait-il à l’auditoire qui lui était resté fidèle et au tribunal, notre tâche est terminée, mais je ne veux pas clore cette dernière audience sans vous remercier de votre concours, et sans rendre publiques les nouvelles qui me sont parvenues aujourd’hui même des différentes villes de l’Inde, dont les tribunaux ont eu à juger, comme nous, les sectateurs de Kâly.
« Pendant que la bande d’Hyder-Aly répondait devant nous de ses attentats, les tribunaux de Jubbalpore, centre des opérations contre les Thugs, ceux de Calcutta et de Bombay voyaient traduire devant eux un bien plus grand nombre d’accusés encore.
« En comptant les condamnations que nous venons de prononcer, voici le chiffre de celles qui ont frappé les Étrangleurs :
« 412 ont été condamnés à mort ;
« 1,059 à la déportation à Pénang et dans les détroits de la Sonde ;
« 87 aux travaux forcés à vie dans les mines ;
« 90 à temps : de 10 à 20 ans ;
« 32 ont été relâchés après jugement ;
« 11 se sont échappés de prison ;
« 36 sont morts pendant le cours de l’instruction.
« 483 se sont faits délateurs pour avoir la vie sauve ;
« 121 ont été transportés sans jugement ;
« 1,047 sont encore enfermés ; en attendant l’heure de la justice.
« Tout cela fait, messieurs, 3,266 accusés, et cependant, malgré la rapidité avec laquelle ont été faites les arrestations, il est constaté que plus de 1,800 Étrangleurs dont nous connaissons les noms, ont échappé jusqu’ici à la justice. Ils se sont réfugiés avec les bandes ignorées dans les forêts du Malwa et dans les montagnes du Nord, où nos vaillants soldats sauront les poursuivre et les arrêter.
« Les débats sont clos, la séance est levée. »
XXX
MORT DE FERINGHEA.
près ces dernières paroles, ce qui restait de la foule s’écoula lentement, pour rejoindre celle qui ne cessa d’occuper toute la nuit la place du Gouvernement, dans l’espérance de voir passer les condamnés.
Mais le peuple fut trompé dans son attente, car le matin même, sans retourner au fort Saint-Georges, ceux des Étrangleurs dont l’exécution devait avoir lieu dans les villes du Centre et du Sud quittèrent Madras sans être aperçus.
Il ne restait à Madras, sous la garde de nombreux soldats, et au fort, que les douze accusés principaux et Feringhea.
On ne savait au juste quand devait avoir lieu l’exécution, et chaque jour la foule se rendait aux abords de la prison et à la porte de Méliapour, lorsqu’elle y apprit une étrange nouvelle :
Feringhea était mort en prison, et l’autorité, en raison des services qu’avait rendus ce chef trop célèbre, n’avait pas cru devoir refuser son corps à sa veuve et à ses parents, afin qu’il fût enseveli selon les rites hindous.
Les bruits les plus extraordinaires circulaient à propos de cette mort arrivée si brusquement la veille du supplice ; on n’y croyait pas.
Dans la haute société européenne, on voulait que ce fût l’autorité elle-même qui, par respect pour sa parole engagée, eût laissé Feringhea s’échapper.
Dans une classe moins élevée, on ne voyait qu’un accord entre la justice et le chef des criminels.
Dans le peuple, on pensait, au contraire, que Feringhea était trop puissant pour mourir, et on disait que les portes de la forteresse s’étaient ouvertes à son premier ordre.
C’est qu’on ignorait la scène mystérieuse dont le cachot de Feringhea avait été le théâtre.
Le surlendemain de l’arrêt de la cour criminelle de Madras, le terrible chef des Thugs avait fait prier lord William Bentick de lui envoyer sir Harry Moor, l’un des officiers qui avaient été chargés de l’instruction du procès.
Le gouverneur de Madras, supposant que le prisonnier voulait faire quelque dernière révélation, s’était hâté de satisfaire à son désir, et sir Harry Moor s’était rendu au fort Saint-Georges.
Feringhea occupait dans la prison un cachot séparé, assez vaste, où, sans doute en reconnaissance des services qu’il avait rendus à la justice, il était traité avec une humanité relative.
Il n’avait les fers qu’aux pieds, et les nattes qui lui servaient de lit étaient épaisses et propres.
Lorsqu’il vit entrer l’officier anglais, il n’attendit pas que celui-ci l’interrogeât, il lui dit aussitôt :
— Sir Harry, je pourrais me plaindre du manque de parole dont je suis victime. On m’a promis la vie et la liberté, et je suis encore en prison ; demain on me conduira au supplice. Mais je n’adresse aucun reproche à l’autorité anglaise ; je veux au contraire mieux faire encore. Je lui rends sa parole ; elle pourra sans remords m’envoyer au gibet.
— Je ne sais si c’est là l’intention de sir William Bentick, interrompit sir Harry, frappé de la résignation et de la dignité de Feringhea.
— J’en suis certain, moi, reprit Feringhea, et je ne crois pas que le noble lord puisse faire autrement. Ce n’est donc ni de ma liberté ni de ma vie dont il s’agit. C’est une grâce de tout autre ordre que je sollicite de Sa Seigneurie, si elle croit me devoir l’ombre de gratitude.
— Laquelle ?… Je ne doute pas que sir William ne vous l’accorde.
— Nous autres Hindous, nous avons la faiblesse de croire à nos dieux et à une autre existence ; nous respectons et aimons nos prêtres, les interprètes des Vedas, et nous écoutons volontiers leurs conseils au moment où Yama nous appelle à lui. Eh bien, je désire voir un de nos brahmines.
— Dites-moi son nom.
— Romanshee, le savant brahmine de la pagode de Wichnou.
— Romanshee ! N’a-t-il pas été au nombre des accusés ?
— C’est vrai, mais seulement au début de l’instruction et l’innocence de Romanshee a éclaté bientôt d’une façon si complète que vous n’avez pu même le maintenir en état d’arrestation. C’était justice, car il ignore le premier mot du Thugisme. C’est un érudit dont tous les instants sont consacrés depuis déjà de longues années à l’étude de nos poëmes religieux. C’est lui que je voudrais voir avant de mourir.
— Dans un instant, je ferai part de votre désir à lord William Bentick.
— Je vous remercie, sir Harry ; c’est là tout ce que j’avais à vous dire.
Et saluant l’officier anglais, Feringhea s’étendit sous la natte qu’il avait quittée pour recevoir son visiteur.
Sir Harry Moor sortit.
Deux heures plus tard, la porte du cachot du chef des Thugs s’ouvrait de nouveau, mais cette fois pour livrer passage à un homme d’une quarantaine d’années, à la physionomie grave et douce.
C’était Romanshee, le brahmine de la pagode de Wichnou.
Un geôlier l’accompagnait, mais comme il avait ordre de laisser le prêtre seul avec le prisonnier, il ne franchit pas le seuil du cachot. Après avoir introduit le visiteur, il tira la porte derrière lui.
Dès qu’il se vit seul avec Feringhea, le brahmine se jeta à genoux et courba la tête jusqu’à terre devant celui qui était enchaîné.
Il murmurait :
— Maître, ton esclave est à tes pieds, ordonne.
— Relève-toi, Romanshee, lui dit le prisonnier affectueusement, les moments sont précieux ; approche et écoute-moi.
Le prêtre obéit et s’accroupit sur la natte auprès du chef des Thugs.
Ce que se dirent ces deux hommes, aucun étranger n’aurait pu le comprendre, car ils échangèrent leurs pensées dans un idiome connu seulement de quelques érudits hindous.
Feringhea parla longtemps. La physionomie de son auditeur exprimait le respect et la plus vive admiration.
— Toutes vos volontés seront faites, jura le brahmine lorsque Feringhea eut terminé.
— Et tu es certain de l’asile qu’a trouvé mon fils ? demanda le maître avec un soupir.
— Votre fils est en sûreté ; nul de songera jamais à aller le chercher chez celui qui l’a pris sous sa protection.
— C’est bien. Grave maintenant dans ta mémoire mes dernières paroles.
— Vos dernières paroles !
— Les dernières, oui, Romanshee. Voici une médaille que tu suspendra sur la poitrine de mon enfant à l’aide d’une solide chaîne d’or et une bague que tu lui donneras lorsqu’il aura atteint sa vingtième année.
En disant ces mots, Feringhea remettait au brahmine une large émeraude gravée et un anneau orné d’une grosse perle noire.
— Cette perle, ajouta-t-il, renferme, à la volonté de celui qui s’en servira, la vie ou la mort.
— Ainsi que cette autre, alors, dit Romanshee, en désignant une seconde bague que l’Hindou portait à l’index de sa main droite.
— Non, répondit Feringhea, cette autre bague ne contient que la mort, et elle est pour moi.
— Comment, vous voulez mourir !
— Je le dois : si je survivais à ceux que j’ai envoyés au supplice, je serais un lâche et le but que je me propose par les ordres de Brahma ne serait jamais atteint.
— Maître, je vous en conjure !… supplia le prêtre.
— Pas un mot de plus, Romanshee, souviens-toi de mes moindres paroles, et laisse-moi, l’heure est arrivée. Que Wichnou te protège et que Yama me reçoive sans colère !
Et portant à ses lèvres la perle noire enchâssée dans sa bague, Feringhea la broya entre ses dents.
Un quart d’heure plus tard, lorsque le geôlier qui avait conduit Romanshee entra dans le cachot du chef des Thugs, il n’y trouva plus que le brahmine qui priait auprès d’un cadavre.
C’est pour cela que le troisième jour qui suivit sa condamnation, lorsque les troupes sortirent à sept heures du matin du fort Saint-Georges, elle n’escortaient de leurs rangs pressés que douze condamnés. Ces hommes marchaient la tête haute et semblaient défier la mort et le peuple, dont rien ne put arrêter les imprécations, pendant la demi-heure de marche qu’il fallut au lugubre cortège pour gagner la porte de Méliapour.
Là, à l’extrémité du champ de manœuvre, on avait dressé douze potences grossières, au pied desquelles se tenaient les exécuteurs, que l’autorité avait dû prendre parmi les cipayes, et les condamnés européens, car aucun Hindou libre n’aurait osé devenir, en semblable circonstance, l’auxiliaire de la justice anglaise.
XXXI
EXÉCUTION.
’arrivée des condamnés sur le lieu du supplice fut un horrible et dernier scandale.
Hyder-Aly, chef en face de la mort comme il l’avait été au milieu des plus criminels attentats, n’eut pas plutôt aperçu le gibet qu’il entonna en l’honneur de Kâly un hymne que ses compagnons redirent à tue-tête.
Ni les cris ni les malédictions des spectateurs ne purent les interrompre.
Ils ne s’arrêtèrent pas même pour gravir la plate-forme, et la mort vint à peine mettre fin à cet épouvantable scène, car les suppliciés, de leurs bouches grimaçantes, semblèrent murmurer longtemps encore après leur strangulation leurs sinistres refrains.
Toute la journée la foule ne cessa d’occuper le lieu de l’exécution. Le soir seulement, lorsque les silhouettes des cadavres se dessinèrent sur l’azur sombre du ciel, la place se fit déserte, et les oiseaux de proie commencèrent alors à s’abattre sur les gibets.
À Calcutta, où le nombre d’exécutés avait été bien plus considérable, l’autorité avait dû ne pas laisser les cadavres au grand air. Elle avait décidé que trois heures après l’exécution les quatre-vingt-trois corps des suppliciés seraient portés à la cour des Morts pour y être brûlés et jetés dans le Gange.
C’était à l’extrémité du faubourg noir, le Peltah, que se trouvait la cour des Morts.
C’était un grand espace quadrangulaire, fermé de trois côtés par de hautes murailles.
Le côté qui faisait face à la porte donnait sur le fleuve dont les eaux roulaient noire et tumultueuses.
Là, le mur était remplacé par des marches qui descendaient jusque dans les flots.
Lorsque les cadavres des suppliciés y arrivèrent, la nuit était tout à fait tombée, pas une étoile ne brillait au ciel.
De gros nuages noirs couraient de l’est à l’ouest, en annonçant l’orage. Le calme de ce lieu sinistre n’était troublé que par les mugissements des lames contre les gradins de pierre, les crépitements des branches sèches et les psalmodies monotones des prêtres.
L’atmosphère était chargée des exhalaisons fétides qui s’échappaient de quarante bûchers sur lesquels des hommes demi-nus jetaient sans cesse de la poix et du beurre.
Les flammes, attisées ainsi, semblaient s’élever parfois jusqu’au ciel. Tout prenait sous leurs vives et subites lueurs des formes fantastiques.
Pendant que l’opération s’achevait, les serviteurs du lieu allumaient leurs pipes aux charbons des bûchers, les parents des suppliciés chantaient des hymnes à Yama, et les rares curieux qui s’étaient hasardés dans cet endroit redouté du faubourg noir pouvaient suivre jusqu’au sommet des murailles les capricieuses découpures de la flamme, qui se jouaient dans mille sculptures bizarres dont sont couverts les murs de la cour des Morts.
Le long des trois murailles, à des hauteurs différentes, jetées sans ordre et comme groupées par le hasard, sortaient des reproductions en relief de tous ces oiseaux qui planent sur le Gange, objets de la vénération des Hindous.
C’étaient des vautours, aux longs cous dénudés, des aigles aux regards fixes, des milans aux becs et aux serres acérées, des condors à l’aspect hideux.
Mais un grand mouvement se fit tout à coup, les cadavres avaient atteint le degré de carbonisation voulu ; il ne restait plus qu’à accomplir le dernier acte des funérailles des suppliciés, c’est-à-dire jeter dans le Gange ces tristes dépouilles des maudits !
Les esclaves venaient d’enlever ces corps calcinés et ils se dirigeaient vers le fleuve, lorsque tout à coup mille bruits éclatants, impossibles à rendre, troublèrent le silence de la nuit. Ces sculptures, qui semblaient orner les murailles s’étaient animées ; elles étaient devenues des oiseaux de proie qui s’élançaient au-dessus des eaux sacrées pour y attendre et s’y disputer les cadavres.
C’était le dernier et sinistre épisode du procès des Thugs.
Dans la cour des Morts, des bûchers où crépitaient des débris humains, et autour desquels s’agitaient les ombres des Hindous ; à quelques pas de là les flots noirs et boueux du fleuve qui se refermaient avec un bruit sourd sur les cadavres ; et dans l’espace, mille oiseaux farouches envoyant aux échos des rives leurs clameurs vibrantes, en multipliant autour de leur horrible curée les cercles concentriques et les ellipses de leur vol.
Au loin, à l’horizon, les guirlandes de feu de l’illumination de la ville que réfléchissaient des eaux sacrées, et la société européenne qui fêtait sa délivrance et le châtiment des sectateurs de Kâly !
XXXII
QUELQUES ANNÉES PLUS TARD.
ais si la répression du Thugisme rendait le repos à la population européenne et si l’œuvre terrible de la justice consolidait la puissance britannique dans la presqu’île hindoustane, ce ne devait être que pour un laps de temps relativement court.
L’Angleterre allait bientôt comprendre qu’entre les asservis et les conquérants, la haine ne pouvait que sommeiller !
Et le réveil des Hindous devait être terrible !
En effet, au mois de mai 1857, sous le gouvernement de lord Canning, les bruits les plus sinistres commencèrent à circuler.
Une vieille prophétie, soigneusement entretenue dans l’esprit populaire, assignait à la centième année de leur séjour aux Indes le terme de la domination des étrangers. Or, c’était en mai 1757 que l’occupation anglaise avait commencé.
La révolte éclata et s’étendit avec la rapidité de la foudre, et comme il fallait surtout qu’elle parût avoir un caractère religieux, les cipayes de l’armée du Nord se soulevèrent sous le prétexte que les cartouches qui leur avaient été distribuées étaient enduites de graisse de porc, animal immonde selon les brahmines.
Dix jours plus tard, le centre de la presqu’île était à feu et à sang et Delhi, une des villes les plus importantes du Nord, tombait entre les mains des rebelles.
Ce n’était là que le prélude de l’épouvantable lutte qui allait se produire et que les prêtres appelaient la guerre sainte.
Bientôt les massacres succédèrent aux combats et il surgit tout à coup un homme qui, par ses cruautés, rappela à l’Inde les plus horribles attentats des Thugs.
C’était Nana-Sahib, héritier par adoption des souverains de l’empire des Mahrattes.
Les Anglais allaient le surnommer : la furie sous la forme humaine.
Nana-Sahib avait demandé au gouvernement des Indes de succéder au reste de pouvoir de Badgi-Raou, son père adoptif, et sa demande avait été repoussée.
Sa résidence était Bithour, ville forte et munie d’un parc d’artillerie important. Là, au lieu de s’isoler dans son mécontentement, il recevait les officiers anglais, les invitait à des fêtes et à des chasses splendides, leur témoignant enfin la plus vive affection.
Mais lorsque la révolte éclata, on vit trop tard que la conduite du prince hindou n’était qu’un piège.
Le massacre des étrangers qui fuyaient Futtipour, fut sa déclaration de guerre. Il réunit autour de lui plus de dix mille cipayes révoltés et se dirigea vers Cawnpore, dont la garnison anglaise dut céder devant cette véritable armée.
Nana-Sahib avait promis la vie sauve aux Européens ; ils avaient la liberté de se retirer à Allahabab.
Sous le prétexte de les y envoyer lui-même, le prince les fit embarquer sur quarante bateaux, et lorsque ces bateaux furent au milieu du fleuve, on démasqua, par son ordre, une batterie qui mitrailla ces malheureux.
Les flots les engloutirent ; pas un seul n’échappa à la mort.
Le monstre n’avait épargné que quelques femmes, créatures infortunées dont le sort fut plus terrible encore que celui de celles qui avaient péri, car il les fit vendre à ses soldats.
Le mois suivant, Nana-Sahib fut cependant vaincu à Futtipour par le général Hawelock, et il se rejeta de nouveau dans Cawnpore, son repaire de bêtes fauves, mais pour en sortir bientôt, après avoir fait mettre les femmes et les enfants au premier rang sur ses remparts que battaient les canons anglais, après avoir envoyé en guise de boulets aux assiégeants les têtes de ses prisonniers.
Pendant ce temps-là les villes tombées au pouvoir de l’insurrection devenaient le théâtre des plus horribles attentats.
Les gens sans défense, les individus les plus inoffensifs étaient coupés en morceaux ou brûlés vivants ; on leur crevait les yeux, on leur arrachait la peau, on leur coupait les doigts des pieds et des mains. Les femmes étaient déshonorées sur les places publiques ; on broyait les enfants sous les roues des chars.
Et cela dura près d’une année, malgré les efforts surhumains des généraux Anson, Colin Campbell, Wilson, Laurence, Hawelock, Neill et bien d’autres encore, qui s’illustrent dans cette épouvantable lutte, non-seulement contre des tigres à face humaine, mais contre le climat, les épidémies, les dangers de toute nature.
Au commencement de 1858 enfin, grâce aux cipayes restés fidèles, grâce surtout aux Sicks[22], dont les prêtres même avaient blâmé la révolte, l’insurrection commença à céder, et les bandes féroces de Nana-Sahib, après la prise de Lucknow, durent se retirer sur les frontières du Népaul.
Les Anglais les poursuivirent au milieu des marais de ces contrées et ce fut pendant plus d’une année encore une véritable chasse à l’homme. Les principaux chefs révoltés furent fait prisonniers et pendus, mais Nana-Sahib parvint à s’échapper dans le Népaul, d’où parfois il eut la hardiesse de se glisser jusque sur le territoire anglais sous divers déguisements.
Depuis lors, on a souvent annoncé son arrestation, mais toujours à tort. Nana-Sahib est resté insaisissable, et celui qui écrit ces lignes peut donner à son sujet un renseignement que les autorités anglaises semblent ignorer.
L’irréconciliable ennemi de la puissance britannique aux Indes est amputé du petit doigt de la main gauche, et cela par sa propre volonté.
Au moment de s’échapper de Cawnpore, Nana-Sahib réunit autour de lui les brahmines et leur dit :
— Nos rites religieux veulent que notre corps soit brûlé pour que Yama nous reçoive avec bonté ; Brahma seul sait ce que je vais devenir. Peut-être périrai-je dans quelque combat, loin des miens. Aucun de mes serviteurs alors ne sera près de moi pour étendre ma dépouille sur un bûcher et le juge des morts repoussera mon âme. Je ne veux pas qu’il en soit ainsi, et pour observer nos rites sacrés, je fais d’avance le sacrifice d’une partie de moi-même.
Et d’un coup de sabre, le fanatique s’enleva le petit doigt de la main gauche, qui, par son ordre, fut brûlé cérémonieusement sous les yeux et devant une foule enthousiaste.
Depuis cette époque nul n’a plus revu Nana-Sahib ; mais, ainsi que nous allons le prouver par la seconde partie de ce récit, la haine des Hindous n’était qu’assoupie ; elle devait se réveiller un jour, pour n’être, bien que sous une autre forme, ni moins impitoyable ni moins dangereuse.
L’AVATAR[23]
I
LE PALAIS DE MOURA-SING.
l y avait quelques instants à peine que la nuit, tiède et parfumée, nuit mystérieuse des régions tropicales, était descendue sur la grande cité d’Hyderabad, la ville du Lion, l’ancienne capitale du Nizam, aujourd’hui possession anglaise, et déjà tout semblait endormi.
On n’entendait plus résonner çà et là, sur les larges chaussées de granit que les pas pesants des soldats anglais, qui regagnaient en courant la citadelle de Golconde.
L’écho ne redisait que les psalmodies des brahmines attardés et les grondements des gongs, rappelant aux sectateurs de Vichnou que l’heure de la prière du soir avait sonné.
Le mouvement avait cessé surtout dans le faubourg de la ville, bien qu’il s’y élevât encore plus de dix de ces palais luxueux, où les princes hindous cachent soigneusement à tous les regards, depuis la conquête, leur abaissement, leur vie contemplative et leurs débauches.
Ces immenses demeures, tristes et désolées, paraissaient n’être plus que de vastes nécropoles, debout seulement pour protester au nom d’un passé glorieux.
Pas un rayon de lumière ne jaillissait d’aucune d’elles ; pas un éclat de voix joyeuse ne s’en échappait.
On eût dit qu’elles n’étaient plus habitées que par des ombres.
L’un de ces palais était celui du prince Moura-Sing, le plus proche parent de Nizam, et l’héritier de ce fantôme de puissance que les vainqueurs ont bien voulu accorder aux descendants dégénérés d’Aureng-Zeyb.
C’était une de ces grandes et bizarres constructions, si nombreuses dans la presqu’île, où les invasions successives ont laissé dans les religions, les mœurs et les arts, des traces impérissables de leur passage.
Il offrait aux yeux un mélange étrange du style musulman et de l’art indien, mélange qui a peut-être donné naissance à l’architecture mauresque.
Dans certaines de ses parties, l’influence grecque elle-même s’y faisait sentir.
Autour de vastes cours pavées de mosaïques et ornées de larges bassins, couraient de longues galeries soutenues par de grêles colonnes de marbre ; un peu plus loin, le poids énorme des monolithes des voûtes était supporté par des piliers de pierre, massifs et cannelés.
La petite pagode consacrée à Vischnou, qui s’élevait, ainsi que dans toutes les demeures princières, dans un des angles du jardin, avait été copiée sur un des vieux monuments brahmaniques de l’Inde.
La façade du palais était au contraire d’une construction élégante et nouvelle et se terminait par une terrasse, sur laquelle, au moment où nous commençons ce récit, se promenaient deux jeunes hommes, qu’on eût pu prendre au premier aspect pour deux frères, tant ils se ressemblaient.
Ils étaient évidemment tous deux du même âge ; tous deux ils avaient ce type pur et originaire des Tudas[24] qui tend à disparaître.
C’était le même teint olivâtre, la même stature, les mêmes longs cheveux noirs tombant sur les épaules, les mêmes grands yeux humides, la même bouche aux lèvres fortes et carminées, la même voix douce, rendue plus douce encore par l’usage du dakhni, l’harmonieux idiome indoustani dans lequel ils s’entretenaient.
Et cependant, à l’examen attentif, ces ménechmes bronzés laissaient deviner entre eux d’étranges dissemblances morales.
L’un était bien le type efféminé du prince hindou courbé sous la domination des conquérants.
Sa démarche était lente et lascive, son regard sans vigueur, sa parole monotone et paresseuse. On eût dit qu’il se lassait de vivre.
L’autre, au contraire, avait des pâleurs soudaines, des éclats de voix stridents, des mouvements contenus de tigre indompté, et sous leurs longs cils recourbés, ses yeux avaient parfois des éclairs de diamant noir.
Le premier de ces hommes était le prince Moura-Sing ; le second s’appelait Nadir.
On ne connaissait à ce dernier d’autre nom. Pour tous ceux qui l’entouraient et pour lui-même, sa naissance était un mystère.
Le père de Moura-Sing qui, jusqu’au dernier moment de sa vie, avait conspiré contre les conquérants de son pays, était revenu un jour d’une expédition sanglante avec Nadir entre ses bras.
L’enfant avait alors un an à peine, était enveloppé de langes soyeux et portait au cou, solidement retenue par une chaîne d’or, une large émeraude plate, sur laquelle était gravé en pracrit[25] un signe hiéroglyphique qui avait été reproduit sur son bras gauche à l’aide d’un tatouage indélébile.
Le prince avait confié l’enfant à la mère de Moura-Sing, mais il ne dit jamais à personne où il l’avait recueilli, et Nadir avait été élevé dans le palais de son père adoptif sur le pied de l’égalité la plus parfaite avec le fils du radjah.
Les deux enfant s’étaient bientôt aimés comme deux frères.
Lorsqu’il se sentit près de mourir, le père de Moura-Sing appela Nadir à son chevet, et après l’avoir contemplé quelques instants avec orgueil, il lui dit à voix basse, de façon à n’être entendu que de lui :
— Tu es jeune, Nadir, mais il faut que tu n’oublies jamais mes dernières paroles. Brahma t’a miraculeusement sauvé pour une œuvre de rédemption et de vengeance. Le mystère de ta naissance te sera révélé par Romanshee lorsque sonnera ta vingt-cinquième année.
« Aie pour lui le respect que tu as pour moi et jure-moi par Yama, le souverain juge des morts, que tu ne failliras pas à ta mission.
« Un jour, il te sera remis une pierre semblable à celle que tu portes au cou depuis que tu es né. Tu comprendras alors, et tu suivras ton chemin, ton cœur dût-il se briser et le sang de ta chair te rejaillir au visage.
— Je le jure par Yama, avait répondu Nadir, épouvanté, mais sentant vibrer en lui des fibres inconnues à ces mots mystérieux de l’irréconciliable ennemi du lion britannique.
Puis le vieux prince était mort, sans pouvoir en dire davantage, et depuis dix ans, Nadir attendait, donnant à l’étude des religions et des révolutions de l’Inde le temps que Moura-Sing consacrait au plaisir, et n’entrant dans le palais de son ami que lorsqu’il était certain de n’y pas rencontrer ces officiers anglais qu’il était bien forcé, par sa situation, de voir parfois, mais dont le fils du redoutable radjah, sans souci de l’orgueil de sa race, avait fait ses complaisants et les compagnons habituels de ses fêtes.
Nadir habitait seul, avec quelques serviteurs dévoués qu’il avait toujours eus près de lui depuis son enfance et à cent pas du palais de Moura-Sing, une petite demeure modeste, autour de laquelle il voyait souvent rôder le soir des gens qui lui étaient inconnus.
Il sentait que des protecteurs mystérieux veillaient sur lui depuis la mort du radjah, et son orgueil s’en irritait.
Vainement il avait interrogé, à propos du passé le brahmine Romanshee qui avait partagé ses soins entre le prince et lui.
Le vieillard s’était contenté de lui répondre que l’heure n’était pas venue, et par l’étude constante de la conquête de l’Inde, depuis l’invasion musulmane jusqu’au massacre de Cawnpore, il entretenait dans l’esprit de son élève, devenu homme fait, l’exaltation patriotique et religieuse qui semblait le but unique de ses efforts.
Il le faisait rougir au récit des lâchetés de ses aïeux, vendant pour un peu d’or leur souveraineté séculaire aux étrangers.
Il lui montrait la possibilité de la vengeance dans ces associations occultes et terribles, toujours décimées et toujours debout, dispersées un instant, puis tout à coup réunies et prêtes, aujourd’hui comme jadis, à frapper dans l’ombre et à se soulever pour la guerre sainte.
Romanshee avait voulu s’attacher Nadir par un lien plus puissant encore ; il l’avait conduit auprès de sa fille Sita, ravissante enfant de seize ans dont le pied n’avait jamais foulé que les nattes de soie de la pagode ; et la jeune vierge, dans les veines de laquelle coulait le sang des Sicks indomptés, s’était sentie envahir, pour celui que son père lui offrait comme époux, d’un amour profond, sauvage, dont Nadir lui-même était effrayé.
Il n’aimait pas Sita, quoiqu’elle fût belle, enfant de sa race et de sa religion, et lorsqu’il sortait d’un de ses entretiens brûlants avec Romanshee, il sentait parfois le doute pénétrer en son âme.
Son cœur tressaillait alors à un nom que ses lèvres osaient à peine murmurer, car c’était celui d’Ada Maury, la fille d’un des oppresseurs les plus impitoyables que l’Angleterre eût jamais envoyés à sa patrie.
Sir Arthur Maury était colonel du 1er régiment de cavalerie d’Hyderabad et commandant de la citadelle de Golconde.
Nadir l’avait rencontré plusieurs fois chez le gouverneur d’Hyderabad, où Romanshee avait exigé que son élève se rendît de temps en temps pour étudier de près les mœurs des ennemis de sa race, et là aussi il avait vu miss Ada.
Puis, il s’était retrouvé avec elle à la cour du Nizam, à ces fêtes luxueuses, où Hindous et Anglais se coudoient sans scrupule ; et, sans une de ces chasses terribles dont les créoles se font un jeu, il avait sauvé la vie de la jeune fille au péril de la sienne, en se jetant au devant d’une panthère furieuse qui s’était précipitée vers elle.
C’est alors seulement qu’il s’était rendu compte de ce qui se passait en lui.
Depuis ce jour-là, miss Ada n’avait plus revu son sauveur.
Il la fuyait comme on s’éloigne d’un danger contre lequel on se sent sans défense.
Romanshee savait tout cela, et cependant, à l’étonnement de Nadir, qui ne lui avait rien caché, il ne l’avait pas détourné de cet amour.
On eût dit qu’il pressentait qu’il pourrait un jour servir à ses projets.
Quant à Sita, elle avait deviné en partie seulement ce qui se passait dans le cœur de son fiancé ; mais le vieux brahmine avait rassuré sa fille en lui jurant que, le jour où lui le voudrait, le jeune Hindou l’aimerait et n’aimerait qu’elle, car elle lui donnerait la puissance.
L’enfant s’était alors efforcée de dompter sa jalousie et espérait.
Le lecteur sait maintenant quels étaient ces deux jeunes hommes qui se promenaient sur la terrasse du palais du faubourg d’Hyderabad.
Moura-Sing venait de faire part à son ami du projet qu’il avait formé d’aller passer un an ou deux en Europe ; Nadir s’efforçait de le dissuader d’exécuter ce voyage.
— Il est trop tard maintenant, répondit le prince à une dernière objection de son compagnon d’enfance.
— Pourquoi trop tard ? demanda Nadir.
— Parce que j’ai donné à Seler, mon intendant, l’ordre de tout préparer pour mon départ, et que le vice-roi vient de me faire remettre par le colonel Maury les lettre de recommandation que je lui avait demandées pour Londres. Je dois reconnaître qu’il a mis le plus gracieux empressement à se rendre à mes désirs.
— Tu en es étonné ?
— Un peu.
— Eh bien, moi, mon ami, c’est le contraire qui m’eût surpris. Sois certain que le gouvernement anglais voir toujours avec le plus vif plaisir les héritiers des radjahs s’éloigner de leurs États, si faible qu’y soit leur puissance. Il sait bien qu’à leur retour d’Europe, ils ne rapporteront pas dans leurs palais l’amour de la liberté, ni le rêve de l’indépendance, mais seulement une certitude nouvelle de la force britannique et un complément de vices qui, mieux que tous les traités et que tous les serments, font de leurs tributaires de fidèles alliés. Voilà pourquoi, mon cher prince, le vice-roi s’est empressé de te faire parvenir les lettres d’introduction dont tu lui sais si bon gré. Pour peu que tu le désires, il te fournira même des gardes jusqu’à ton port d’embarquement. On fait aussi escorter le condamné qu’on conduit au gibet.
— Tu es fou ! mon pauvre Nadir. Ah ! Romanshee a semé dans un bon terrain ses chères illusions : la révolte, la régénération de l’Inde, la guerre sainte, tous ses rêves !
— Tu n’y crois plus ?
— Non, l’histoire des peuples est pour moi l’histoire des hommes. Ils naissent, grandissent et meurent. Nous avons eu nos siècles de gloire comme ces grandes nations occidentales dont le savant brahmine nous apprenait l’histoire lorsque nous étions jeunes. L’Empire du Grand-Mogol vaut l’empire romain et celui de Charlemagne ; Aureng-Zeyb n’est point inférieur à Alexandre. Eh bien ! l’empire romain et celui de Charlemagne ont disparu, et Alexandre, comme Aureng-Zeyb, n’est plus qu’un héros légendaire. Pourquoi l’Inde, la plus ancienne de toutes les nations, aurait-elle le privilège de renaître ? Pourquoi me soucierais-je de tous vos songes. Vischnou-Scharma, notre grand poëte, ne dit-il pas que le bonheur est dans l’absence des inquiétudes ? Laisse-moi être heureux à ma guise, et toi, deviens, si tu le peux, le Rama de notre époque.
— Soit ! répliqua Nadir, qui depuis quelques instants regardait son ami avec un sourire de pitié ; je vois que mes conseils n’auront pas sur toi plus de pouvoir que les avertissements mystérieux qui t’ont été donnés.
— Quels avertissements ?
— Mais la perte ou la disparition de la plupart de ceux des serviteurs que tu voulais emmener avec toi ; la mort étrange et subite de cette jeune femme que tu avais désignée pour t’accompagner.
En effet, depuis le jour où Moura-Sing avait parlé de son voyage en Europe, il s’était fait un vide étrange autour de lui. Plusieurs de ses serviteurs avaient disparu ; il avait vu succomber près de lui, dans son palais même, son cuisinier, son valet de chambre et cette jeune femme que Nadir venait de lui rappeler.
Il s’était peu inquiété d’abord de la disparition de ses domestiques, et il avait pensé que la crainte d’un long voyage seulement leur avait fait déserter son service, mais après la mort de deux de ses gens et de cette femme enlevée en quelques heures de maladie, il avait eu comme un pressentiment lugubre.
Il s’était alors demandé, avec ce reste de superstition dont le contact des étrangers ne l’avait pas complètement affranchi, s’il ne devait pas voir dans ces morts inexplicables un avertissement de Vischnou.
La fin de sa maîtresse surtout l’avait profondément attristé, non pas qu’il l’aimât à l’excès, mais cette mort avait été si inattendue, si mystérieuse, qu’il avait été sur le point de renoncer à son projet de voyage.
Schubea, son nouveau valet de chambre, l’y avait promptement ramené.
Quoi qu’il ne fût que depuis quelques semaines au service du prince, cet homme avait su prendre déjà sur son maître indolent un empire réel.
C’était un grand et bel Hindou, Télinga d’origine, très-actif, fort intelligent et parlant presque tous les idiomes de la presqu’île.
Il était venu s’offrir un matin, le lendemain même de la disparition de celui qu’il voulait remplacer, et sa physionomie expressive et ouverte avait si bien séduit Moura-Sing, que malgré les observations du vieux Seler, le prince ne pouvait plus se passer de lui.
Cependant il n’avait pas cédé à Schubea, lorsque celui-ci lui avait conseillé de n’emmener aucune femme.
Après la mort de celle qu’il avait désignée d’abord, il avait arrêté son choix sur une jolie bayadère qui, depuis quelques mois, grâce à un caprice du prince qui l’avait remarquée un soir de fête, avait déserté le temple de Brahma pour son harem.
C’était une charmante et insouciante jeune fille.
Elle bondit de joie en apprenant qu’elle accompagnerait son maître et seigneur jusqu’à Bombay, et en chantant comme l’oiseau gracieux dont elle portait le nom — elle s’appelait Gaya, — elle avait fait exprès ses préparatifs de départ.
Moura-Sing avait bien aussi communiqué ses pensées à son intendant, mais Seler était un vieil Hindou de cette indomptable race Sick que les Anglais n’ont jamais pu soumettre, et il désirait trop voir chez eux les conquérants de sa patrie, pour ne pas pousser son maître à l’exécution de son projet.
— Ainsi tu es bien décidé à partir ? reprit Nadir, en voyant son ami ne répondre que par un sourire à ses dernières observations.
— Tout à fait décidé. Je quitterai Hyderabad demain matin : rien ne m’y retient plus.
— Pas même l’amour de la patrie ?
— Ni celui des deux grands yeux bleus dont Sita est jalouse, je te préviens.
— Moura-Sing !
— Pardon, Nadir, je ne te demande pas ton secret. Tout ce que je veux de toi, c’est le serment de ne pas m’oublier trop vite.
— Pars sans crainte, ami, je me souviendrai toujours que tu es le fils de l’homme qui m’a recueilli, mon frère bien-aimé. Pars et que Vischnou te protège !
Et après avoir serré une dernière fois Moura-Sing dans ses bras, Nadir sortit rapidement de ce palais dont l’atmosphère semblait l’étouffer.
Il se dirigea vers sa maison.
Il avait fait dix pas à peine lorsqu’un Hindou, qui se tenait blotti dans l’ombre, s’approcha de lui.
La lune venait de se lever derrière la citadelle de Golconde, qui se dressait à l’horizon comme une silhouette menaçante ; un de ses rayons frappait l’Hindou au visage ; Nadir le reconnut avec étonnement pour un cipaye qu’il avait vu souvent chez le colonel Maury.
— Seigneur, lui dit cet homme, miss Ada veut te voir, ce soir même, avant que tu rentres chez toi. Il y va de ta liberté, peut-être de ta vie. La petite porte du parc est ouverte ; elle t’y attend.
— C’est bien, répondit Nadir, en restant maître de lui malgré les battements de son cœur ; retourne auprès de miss Ada, et dis-lui que je te suis.
L’Hindou se perdit aussitôt dans les ténèbres, et l’ami de Moura-Sing, après s’être assuré qu’il n’était pas surveillé, prit lentement et tout rêveur le chemin de la Ville-Blanche.
II
LA ROUTE DE GOLCONDE.
u point du jour, la cour du palais de Moura-Sing offrait le plus pittoresque des spectacles.
C’était d’abord l’éléphant caparaçonné sur lequel le maître devait passer une partie du jour, et le lourd palanquin de voyage avec sa double série de beras (porteurs) et ses massalchi (porteurs de torche), dans lequel il devait s’étendre pendant la nuit, soir que la caravane fût en marche, soit qu’elle eût prit campement sur la rive d’un fleuve ou au bord de la route.
Puis c’était, plus léger, celui de la bayadère, délicieux palkee de bois de sandal et d’érable, avec ses coussins et ses rideaux de soie, ses emblèmes amoureux comme ceux de la chaise à porteurs d’une courtisane de Louis XV, ses narghilés d’ambre et de cristal, ses cassolettes de parfums, ses mille riens enfin qui en faisaient une chambre à coucher en miniature.
Gaya y était blottie, impatiente et curieuse, suivant des yeux ce innombrables cavaliers, ces piétions, ces serviteurs, presque tous si nouveaux dans la maison, que le prince et elle ne les connaissaient même pas de vue.
Il allaient et venaient, empressés, affairés, n’attendant que l’ordre de se mettre en marche et prenant bruyamment leurs dernières dispositions.
La plus grande partie de ces hommes devaient n’accompagner leur maître que jusqu’à Bombay ; certains autres devaient le suivre en Europe.
Les chevaux hennissaient d’impatience, les grands lévriers persans bondissaient de joie.
Un seul individu faisait un contraste étrange avec cette foule brillante, chamarrée, aux vêtements de mille couleurs. C’était un pauvre mendiant, un paria, qui depuis quelques jours était venu s’accroupir entre les pattes du lion de pierre qui dormait à la porte du palais.
Les menaces et les moqueries des domestiques auxquels Shubea, par pitié, avait cependant recommandé de l’épargner, l’avaient trouvé insensible. Rien n’avait pu l’éloigner.
Dès le matin, ceux qui étaient descendus les premiers l’avaient trouvé à son poste, étalant toujours les plaies hideuses dont ses bras et ses jambes étaient couverts, et psalmodiant ses interminables prières.
Le malheureux semblait ne pas pouvoir se traîner. Une lèpre affreuse avait dévoré ses chairs. Ses jambes, gonflées par l’éléphantiasis, étaient informes et ne le soutenaient qu’avec peine. Chacun de ses pas paraissait lui causer d’affreuses douleurs.
Il suivait de son œil glauque et mort tous ces préparatifs de départ, espérant sans doute quelque aumône du passage de la caravane, lorsque soudain et comme malgré lui ses regards lancèrent un éclair.
Moura-Sing descendait l’escalier de la varende, et, en même temps, ceux de ses amis qui voulaient l’accompagner entraient dans la cour au galop de leurs chevaux, et le saluaient de hourras bruyants.
Gaya, après un sourire à son maître, avait laissé tomber les stores de son palanquin, afin que les étrangers ne pussent la voir, et, pendant que Moura-Sing se hissait avec l’aide de ses gens sur son éléphant, ses porteurs la soulevaient et se plaçaient selon les indications de Seler, chargé de régler l’ordre de marche.
Un quart d’heure après, la caravane franchissait le seuil du palais et se dirigeait vers la porte de Golconde.
Au même instant le mendiant qui s’était traîné en gémissant sur le sol pendant une centaine de pas, se glissa derrière un arbre à l’abri de tous regards.
Là, il enleva rapidement les bandelettes noircies à l’aide desquelles il avait simulé ses horribles infirmités et bondit jusque sous le porche de la pagode, où un Hindou l’attendait, la bride de son cheval à la main et semblant faire ses dévotions.
Ils n’échangèrent que quelques paroles, et l’inconnu sauta en selle.
Cinq minutes plus tard, il dépassait la caravane qui venait à peine de quitter la ville et de s’étendre sur la route qui conduit d’Hyderabad à Bider.
Il disparut bientôt à l’horizon.
La matinée était fraîche et parfumée ; le long ruban gris du chemin se déroulait au loin, tâché çà et là seulement par quelques troupeaux de bœufs ou quelques pèlerins qui avaient voyagé de nuit.
Le soleil dorait le sommet des palmiers ; Moura-Sing et ses amis échangeaient de joyeux propos, et les chiens, se jetant en avant, faisaient lever dans les rizières des volées de pigeons bleus et de perdrix rouges qui fuyaient à tire d’aile.
Selon le vieux Seler lui-même, le voyage ne pouvait commencer sous de plus favorables auspices.
À mi-chemin de Golconde et de Bider, la caravane fit une première halte.
C’était là que Moura-Sing et les amis qui l’avaient accompagné devaient se quitter.
Après une légère collation dont chacun prit gaiement sa part, après force adieux et recommandations de tous genres, on se sépara.
L’Indien continua sa route vers l’Ouest.
Il voulait faire encore quelques milles avant de camper, pour laisser passer les plus grandes chaleurs du jour et arrêter définitivement avec Seler et Schubea l’itinéraire qu’il désirait suivre pour gagner Bombay.
Remonterait-il la vallée de la Manjura, ou se dirigeait-il immédiatement vers Panderpoor et Sutera ?
La première de ces routes l’isolait un peu jusqu’à Pangoum, mais elle était plus douce pour ses hommes, qui n’auraient pas à franchir les cent bras de la Kistnach, et Schubea en ayant fait ressortir tous les avantages, Moura-Sing décida que c’était celle-là que la caravane prendrait.
Quoique, depuis les dernières excursions contre les Thugs, on pensât les chemins parfaitement sûrs, le choix à faire parmi ceux qu’on devait suivre n’était cependant pas indifférent.
Aux Indes, lorsqu’elles ont une longue route à parcourir, les caravanes ne vont pas de ville en ville ; mais, au contraire, elles marchent le plus possible droit devant elles, n’ayant le plus souvent avec les centres de population que les relations nécessaires pour renouveler les provisions.
Durant leur trajet, elles suivent des sentiers à peine tracés dans le désert, ou côtoyent des jungles ; plus loin elles descendent un cours d’eau, ou campent dans la forêt.
C’est ce mode de voyage qui avait rendu si dangereuse la sinistre association des Étrangleurs, dont les attentats avaient lieu le plus souvent dans des endroits solitaires qu’on ne pouvait découvrir.
Un voyageur partait, il avait deux cents lieues à franchir par des chemins à peine connus, à travers des populations de mœurs, de coutumes et de langages différents. Il n’arrivait pas au terme de son voyage ; comment pouvait-on retrouver ses traces ?
L’ami assez dévoué pour se décider à un semblable pèlerinage, les suivait parfois jusqu’aux environs de la demeure d’un pauvre Hindou, fakir, derviche ou brahmine dont le toit de bambou s’abritait sous des ombrages touffus qui ne semblaient cacher mystérieusement que le calme et la dévotion, puis il ne les revoyait plus au-delà.
Le voyageur, séduit par le charme du lieu, s’était reposé sous ces grands arbres ; il s’était délassé dans cette pittoresque retraite, et son corps était peut-être sous les eaux de ce petit étang, où le saint homme faisait dévotement ses ablutions en l’honneur de Vischnou, le dieu de la conservation.
Mais Moura-Sing était à toute autre pensée, et la caravane avançait toujours en bon ordre, sans que le moindre incident fût venu rompre la tranquillité de sa marche.
Elle parvint ainsi un soir, huit à dix jours après son départ d’Hyderabad, à quelques milles de Rangoum, sur les bords d’un des bras de la Manjura, dont la rive était le plus charmant et le plus poétique lieu de halte qu’elle eût encore rencontré.
Moura-Sing donna l’ordre de prendre toutes les dispositions pour passer là la nuit entière.
Schubea lui avait fait observer que les porteurs étaient fatigués, et qu’il était indispensable de leur donner un jour de repos.
On n’eût pu choisir un plus délicieux campement.
La rivière, augmentée des pluies torrentielles des jours précédents, roulait avec fracas entre ses bords escarpés, que des tecks, des banians et des sapans ornaient, en laissant pendre leurs feuillages jusque dans les flots ; et ses eaux rafraîchissaient tout autour d’elle.
Une rapide exploration des lieux permit bientôt à Seler de choisir l’endroit où allait se dresser la tente de son maître.
À cent pas du pont, vieille construction que le torrent minait chaque jour, un bouquet d’amandiers aux branches disposées par étages semblait s’élever exprès pour recevoir les voyageurs.
En moins de dix minutes, tout fut prêt, et Moura-Sing put prendre possession de sa tente, au fond de laquelle reposait le palanquin de Gaya, tout heureuse, elle aussi, de mettre pied à terre.
Il venait à peine d’y entrer qu’il appela Seler, qui donnait des ordres pour le repas du soir.
— À combien sommes-nous de Rangoum ? demanda le prince au vieux serviteur, en l’entraînant hors de la tente.
— À trois ou quatre milles au plus, répondit celui-ci.
— N’y a-t-il pas dans cette ville une célèbre pagode de Vischnou ?
— Oui, maître.
— Eh bien ! tu vas dire à Schubea de monter à cheval et d’aller de ma part prier le brahmine du temple de m’envoyer quelques-unes de ses danseuses et ses musiciens. On donnera à chacune d’elle une roupie d’or. Cette longue route m’ennuie, et je voudrais me distraire avant de traverser la chaîne des Ghattes.
Les désirs du prince étaient des ordres, Seler s’inclina.
Quelques secondes plus tard, Schubea prenait au galop du plus rapide coureur de la caravane, le chemin de Rangoum.
Il se hâta tellement qu’il était de retour au moment où Moura-Sing sortait à peine de table.
Il ne précédait que de quelques pas les palanquins des bayadères.
Bientôt, en effet, on aperçut les massalchi qui escortaient, en agitant leurs torches de résine, les palanquins dorés des prêtresses de Vischnou, portés par des bahîs vêtus de blanc.
Les musiciens, chargés de leurs instruments, couraient auprès d’eux.
Arrivées en face de la tente du prince, légères comme des gazelles, les danseuses sautèrent à terre et vinrent s’agenouiller devant lui.
Moura-Sing les remercia d’un geste gracieux et fit signe qu’on disposât tout pour la fête.
Gaya qui, par jalousie peut-être, n’avait pas voulu y assister, était rentrée sous la tente et s’était couchée dans son palanquin.
Les serviteurs avaient étendu sur le gazon des nattes qu’ils avaient recouvertes de tissus soyeux.
Moura-Sing y prit place, son houka d’ambre aux lèvres.
La nuit était tombée, tiède et étoilée, pleine de rêves et de parfums.
La vue de ce campement joyeux et bizarre au milieu de ces profondes solitudes avait quelque chose qui charmait les yeux et l’imagination.
L’éléphant broutait à quelques pas les jeunes pousses de cannelliers et se régalait des baies de slaikais ; les chevaux étaient couchés dans les benjoins ; les musiciens accordaient leurs instruments pour charmer la soirée du maître ; les domestiques préparaient leur souper ; les bahis, enveloppés dans leurs longues pièces de mousseline, se séchaient des ablutions qu’ils venaient de faire à la rivière, et les grands chiens, dans des poses de sphinx, dormaient déjà autour de la tente.
À un ordre de Moura-Sing, les musiciens firent entendre un premier accord et les bayadères laissèrent tomber leurs voiles.
III
LES PRÊTRESSES DE VISCHNOU.
chubea avait eu bon goût : ces femmes étaient toutes jeunes et charmantes.
L’une d’elles surtout fixa immédiatement les yeux du prince.
Elle portait le nom de la gracieuse épouse de Vischnou, Laschmi, et brillait au milieu de ses compagnes comme jadis son aïeule Laïs parmi la foule qui l’escortait lorsqu’elle se rendait au temple de Vénus.
Les attaches de ses pieds et de ses mains étaient d’une finesse extrême ; ses grands yeux, ombragés de longs cils noirs, avaient des regards d’un charme infini.
Son costume se composait d’une chemise diaphane tissée avec des fils d’ananas, de larges pantalons de mousseline de soie tombant jusqu’à ses chevilles roses et délicates, et d’une jupe courte et ample faite d’une riche étoffe brodée d’or.
Par-dessus tout cela, elle avait drapé, avec une coquetterie et un art parfaits, un long voile de mousseline qui faisait le tour de sa taille et retombait gracieusement sur ses épaules, après avoir couvert un des côtés de sa poitrine.
Les bas de ses jambes et ses poignets étaient ornés de larges bracelets ciselés, et les doigts de ses petits pieds cambrés étaient, comme ceux de ses mignonnes mains, chargés de bagues précieuses où se mêlaient diamants et rubis.
À son cou, qui supportait une tête petite comme celle d’une impératrice romaine, se roulait en plusieurs tours un lourd collier de perles, et les lobes de ses oreilles étaient percés de quantité de petits trous à chacun desquels se balançaient, avec un cliquetis harmonieux, des anneaux d’or larges comme des sequins.
Elle n’avait pas suivi la mode hindoue, c’est-à-dire que nul cercle ne traversait ses narines roses et mobiles, tandis que les autres bayadères portaient cet étrange ornement qui descendait jusqu’à leurs lèvres.
On eût dit que la gracieuse créature ne voulait aucun obstacle à ses baisers.
Elle ne mâchait pas non plus de bétel, cela se reconnaissait à la blancheur de ses dents ; mais ses ongles ovales et transparents étaient rougis par le henné, et, sur son front, s’étendait en travers une large raie jaune tracée avec du safran.
Sa chevelure, admirablement longue et soyeuse, était relevée de chaque côté de sa tête par des bandelettes d’argent et tombait en arrière, sur son cou, en boucles éparses avec un provoquant désordre.
Au moment de s’élancer, souple et flexible comme un liane des jungles, la jeune fille échangea un coup d’œil rapide avec le chef des porteurs, qui, accroupi le long du palanquin de sa maîtresse, était à peu près dans l’ombre.
Le vieux Seler, s’il eût été moins occupé lui-même des prêtresses de Vischnou, aurait peut-être reconnu dans cet homme le misérable mendiant de la cour du palais d’Hyderabad, celui qui, aussitôt après le départ de la caravane, avait si rapidement disparu.
Quant à Schubea, dès l’arrivée des danseurs, il avait, à travers le massif d’amandiers, gagné le derrière de la tente, et il en avait fendu la toile d’un coup de poignard.
Puis il y avait pénétré, et sans qu’un seul gémissement des nattes eût trahi son passage, il s’était glissé jusqu’au palanquin de Gaya.
La jeune fille, cédant à la fatigue, dormait déjà.
Après s’en être assuré, il avait doucement posé sur sa couche, tout autour d’elle, des fleurs et des baies d’un rouge vif, dont les âcres et pénétrantes senteurs avaient arraché à Gaya un soupir d’enivrement, sans toutefois la tirer de son sommeil, et il avait laissé retomber sans bruit les tentures du palanquin, comme pour ensevelir la gracieuse enfant dans son nid parfumé.
Il s’était ensuite étendu dans les hautes herbes et, rampant comme un reptile, avait atteint la rive du fleuve.
Arrivé là, il avait fait entendre un cri rauque, guttural, semblable à celui du guamala, l’oiseau-diable.
On lui avait répondu du rivage opposé.
Il s’était alors dépouillé de ses vêtements et s’était jeté dans la rivière pour la traverser à la nage.
Plusieurs Hindous l’attendaient sur l’autre bord, blottis dans les roseaux.
Ils se levèrent à son approche.
— Tout est prêt, leur dit-il, venez.
Et ces hommes ayant saisi divers instruments cachés dans la vase, il les entraîna vers un gigantesque banian dont les racines immenses s’étendaient jusqu’au milieu du fleuve.
— Là, leur dit-il, en leur désignant le pied du géant des forêts ; hâtez-vous !
Deux des Hindous, sans prononcer une parole, se courbèrent sur le sol et se mirent à creuser une large fosse.
Le silence lugubre du lieu n’était troublé que par leur respiration haletante et par les grondements du torrent, auxquels répondaient dans le lointain, comme par une ironie sinistre, les sons joyeux des instruments qui accompagnaient les danses des prêtresses de Vischnou.
Schubea, après s’être assuré que ses hommes l’avaient bien compris et qu’ils n’abandonneraient leur tâche que lorsqu’elle serait complètement terminée, fit signe de le suivre à ceux qui étaient inoccupés.
Il s’était dirigé vers une clairière voisine que de grands arbres cachaient à tous les regards.
— Ici ! leur avait-il dit, en leur en désignant le centre. Choisissez le bois le plus sec et des lianes mortes et travaillez sans bruit. Que tout soit disposé dans un instant !
Et, regagnant la rive, il traversa le fleuve de nouveau, reprit ses vêtements et réapparut près de la tente de son maître, qui ne s’était même pas aperçu de son absence.
Au moment où il arrivait, Laschmi était plus séduisante que jamais.
Moura-Sing dévorait des yeux chacun de ses pas.
Rien, du reste, n’était gracieux comme le mouvement à l’aide duquel elle se couvrait pendant quelques instants le visage de son long voile de mousseline, pour le laisser tomber tout à coup en se renversant en arrière et en découvrant touts les richesses de sa taille fine et cambrée.
Elle s’éloignait parfois lentement, les yeux baissés, dans une attitude de pudeur et de chasteté impossible à rendre, les bras croisés sur sa poitrine, comme pour comprimer les battements de son cœur, sa petite tête courbée, inclinée pour ainsi dire jusqu’à terre, et glissant plutôt que marchant sur les nattes fines qui tapissaient le sol.
Arrivée auprès du prince, elle hésitait un instant, paraissait lutter contre un esprit invisible, faisait quelques pas en tremblant et en lançant à travers son voile des regards suppliants.
Puis, semblant céder à une puissance irrésistible, elle s’élançait brusquement et venait en deux bonds tomber à ses genoux, les lèvres humides de désirs, les yeux brillants de volupté, le sourire plein de ravissantes promesses, sa petite veste de soie entr’ouverte et ne cachant plus les trésors de sa poitrine, ses bras étendus comme pour recevoir sur son sein palpitant l’amant de son choix.
Moura-Sing, et Seler, qui s’était accroupi à peu de distance de lui, étaient sous le charme de cette danse lascive. Ils semblaient subir une influence magnétique irrésistible.
Schubea lui-même, qui se tenait debout derrière son maître, ne quittait pas la danseuse du regard et l’encourageait du geste.
Soudain, à un signe imperceptible que ce dernier fit aux musiciens, ceux-ci précipitèrent la mesure et Laschmi s’élança de nouveau, bondissante, folle, éperdue, semblable à une bacchante.
Son long voile de mousseline à la main, tantôt elle le déployait comme pour s’en faire un abri mystérieux, tantôt elle le roulait autour d’elle en écharpe ou en ceinture.
Ses grands yeux lançaient des éclairs, ses petits pieds battaient le sol avec une rapidité vertigineuse.
Tout à coup, au moment où elle venait de se laisser tomber dans une pose pleine de grâce et d’abandon sur le coussin où Moura-Sing était étendu, et à l’instant où elle le couvrait pudiquement de son voile, il jeta un cri en portant la main à sa gorge et tomba en arrière en battant l’air de ses bras.
Schubea venait de jeter au cou de son maître un foulard rouge, qui, dans sa main nerveuse, ne pardonnait jamais.
Le malheureux prince, toujours maintenu par le meurtrier, gisait sur le sol, l’écume aux lèvres.
La mort avait dû être instantanée.
— Les Thugs ! les Thugs ! avaient gémi quelques voix aussitôt étouffées.
Puis, après une lutte de quelques instants, le silence se fit lugubre, troublé seulement par le râle des mourants et les dernières vibrations dans l’air des accords joyeux de l’orchestre des bayadères.
Parmi les morts étaient Seler et les anciens serviteurs que Moura-Sing avait amenés d’Hyderabad.
Laschmi, sa tâche infâme accomplie, s’était rejetée en arrière, et, debout, la lèvre frémissante, elle promenait ses yeux hagards sur ces couples horribles faits des victimes et des bourreaux.
Schubea se releva après s’être assuré que le prince était mort.
On eût dit que les autres assassins n’attendaient que son signal, car ils se redressèrent tous, les yeux levés au ciel, où la lune venait de se voiler, leurs longs cheveux épars et le pied sur la poitrine des cadavres.
— À l’œuvre, maintenant, glorieux fils de Kâly, à l’œuvre ! leur cria Schubea, la déesse sera satisfaite, l’heure de la délivrance a sonné !
Et, laissant le corps inanimé de Moura-Sing à ses chiens, qui lui léchaient les mains et le visage, il pénétra sous la tente et souleva les rideaux du palanquin de Gaya.
La pauvre enfant avait été réveillée par le bruit ; mais ses lèvres et ses narines avaient une teinte bleuâtre, et ses petites mains crispées pressaient son front comme s’il eût été le siège d’une atroce douleur.
En reconnaissant Schubea qui se penchait sur elle avec un horrible sourire, que lui permettait de distinguer la torche qui l’éclairait en plein visage, elle voulut jeter un cri d’effroi ; mais la voix s’arrêta dans sa gorge, et elle retomba sans force sur sa couche empoisonnée.
Les lois de Kâly défendant à ses sectateurs d’étrangler une danseuse, le misérable l’avait endormie en lui faisant respirer des feuilles d’upas et des baies de mancenillier.
Elle était sans défense à sa merci.
Elle comprit instinctivement qu’elle était perdue.
Schubea la prit dans ses bras sans qu’elle tentât même de faire un mouvement à son contact infâme ; et il l’emporta comme il eût fait d’un enfant.
Les danseurs et mes musiciens avaient rejoint leurs palanquins, et les Étrangleurs, pliant sous le poids des cadavres, parmi lesquels étaient ceux de Moura-Sing et de Seler, se dirigèrent vers le fleuve.
Il s’y jetèrent en traînant les morts derrière eux, et atteignirent bientôt la rive opposée, malgré la rapidité du courant.
Quelques secondes après, Schubea les rejoignit, tenant dans ses bras Gaya, que la fraîcheur de l’eau avait fait sortir de son engourdissement.
Elle avait tenté de crier, mais, de sa large main, il lui avait fermé la bouche, et, pâle, inanimée, l’œil hagard, ne cherchant plus à se défendre, elle dut assister au plus affreux spectacle.
Une fosse était là béante, profonde, se perdant sous les racines du banian.
Les Étrangleurs y jetèrent pêle-mêle les corps des victimes et ceux des chiens, dont l’instinct, si on les avait laissé vivre, aurait pu faire découvrir le lieu de sépulture de leurs maîtres.
Lorsque le dernier cadavre eut disparu, les sinistres fossoyeurs les couvrirent de terre en la tassant au fur et à mesure. Puis, quand le sol fut nivelé, ils ramenèrent avec soin autour de l’arbre les lianes qu’ils en avaient écartées sans les arracher.
La puissance de la végétation devait, en moins de vingt-quatre heures, les réunir assez au banian pour que l’œil le plus exercé ne pût rien soupçonner de la fosse qu’elles cachaient.
Il ne restait plus à accomplir que le dernier acte, le plus cruel de ce drame sanglant.
Schubea, chargé de son fardeau, prit le chemin de la clairière.
Ses hommes le suivirent.
Ceux des misérables qu’il y avait laissés avaient, eux aussi, terminé leur tâche.
Au centre de cette clairière s’élevait un large amas de bois résineux et d’herbes desséchées.
Schubea s’en approcha, posa la jeune femme à terre, et, par un raffinement de cruauté, s’efforça de lui faire reprendre ses sens.
Lorsqu’elle fut assez revenue à elle pour comprendre ce qui se passait, il l’aida à se relever, et, sans lui dire un mot, lui montra le bûcher.
Gaya jeta un cri de terreur.
Tout son corps était en proie à un tremblement nerveux dont le tressaillement se reproduisait sur les muscles de son visage.
— Si Moura-Sing était mort dans son palais, au milieu de ses femmes et de ses serviteurs, toi, sa favorite, n’aurais-tu pas été brûlée avec lui ? lui dit alors Schubea.
La pauvre enfant courba la tête et laissa tomber ses bras, qu’elle avait étendus vers son bourreau pour lui demander grâce.
Avec ce fatalisme de la femme hindoue, elle se résignait, elle était prête au sacrifice.
Sa pâleur était extrême, ce qui rendait encore plus grands ses yeux cerclés de khol, et plus rouges ses lèvres teintes par le bétel. Elle murmurait des versets de Védas.
Schubea la reprit entre ses bras et l’étendit sur le bûcher, ses longs cheveux noirs répandus autour d’elle.
Au même instant, une fumée épaisse s’éleva et les flammes jaillirent.
L’écho redit un cri épouvantable, et la plus horrible des luttes commença.
La jeune femme, aux premiers baisers de ces langues de feu qui montaient en serpentant sur ses épaules, sentit se réveiller en elle l’instinct de la conservation et l’amour de la vie, et elle tenta d’échapper à la mort avec l’acharnement du désespoir.
Mais les serviteurs de Kâly étaient là et la repoussaient.
Sa voix était déchirante.
Dans son délire, elle appelait sa mère, Moura-Sing, Brahma, Vischnou, tous ses dieux, qui restaient sourds à ses prières.
Ses bras se tordaient ; mais sa beauté, sa jeunesse, ses tortures pouvaient-elles fléchir l’impassibilité fanatique de ces hommes, dont les lueurs sinistres du bûcher éclairaient les physionomies hideuses, les faces de mandrilles ?
Trois fois Gaya parvint à sortir des flammes qui la dévoraient et qu’elle entraînait avec elle comme une robe de feu.
Son beau corps était en lambeaux, les chairs s’en détachaient calcinées et pantelantes.
Trois fois elle fut impitoyablement rejetée dans le foyer avec un hourrah en l’honneur de la grande déesse.
Bientôt sa voix étouffée, à peine perceptible, ne se fit plus entendre que par hoquets saccadés, et son cadavre carbonisé mêla sa cendre à celle du bûcher.
L’œuvre infâme était achevée ; il ne restait plus qu’à en faire disparaître les traces.
Chacun s’approcha alors, et prenant dans son pagne ces cendres encore brûlantes, alla les jeter au loin dans les fourrés.
Puis, de l’eau puisée à la rivière fut répandue à profusion sur le sol, qu’on recouvrit d’herbes et de lianes arrachées çà et là au loin, voile artificiel qui devait suffisamment masquer la terre jusqu’à ce que la végétation l’eût tapissée de nouveau.
Cela fait, Schubea donna un ordre à ses hommes et, suivi de son lugubre cortège, il reprit le chemin du campement.
Lorsqu’il y arriva, la caravane était reformée et prête à se mettre en marche.
Les chevaux sellés n’attendaient que leurs cavaliers ; les beras, groupés autour des palanquins, n’avaient plus qu’à les charger sur leurs épaules ; les serviteurs allaient et venaient comme si le maître eût encore besoin de leurs services, et les massalchi allumaient leurs torches de résine odorante pour éclairer le chemin.
On pouvait apercevoir au loin, du côté de Rangoum, les palkees des bayadères qui retournaient à la pagode.
Schubea sauta à cheval et fit un geste.
Les porteurs, entonnant leur chanson monotone, soulevèrent leurs palanquins vides dont les rideaux étaient soigneusement baissés, et la caravane s’ébranla pour se diriger vers Bombay.
Elle laissait derrière elle deux pèlerins qui, après avoir échangé avec Schubea quelques paroles rapides et mystérieuses, allaient reprendre à pied et en mendiant la route d’Hyderabad.
IV
RÊVES D’AMOUR.
ous avons laissé Nadir au moment où, après avoir répondu au domestique de miss Ada, il se dirigeait vers la Ville-Blanche.
Dès qu’il eut tourné l’angle du palais de Moura-Sing, il reconnut parfaitement les pas de l’Hindou qui s’éloignait en courant, et s’étant assuré de nouveau que la rue était déserte, il traversa rapidement tout le faubourg Noir.
Il n’avait pas aperçu deux hommes qui, blottis dans les ombres épaisses que projetaient les hautes constructions du palais, le guettaient bien certainement, car dès qu’il les eut dépassés, ils se mirent à le suivre à une centaine de mètres de distance et en s’abritant le long des murailles, afin de ne pas être découverts.
C’était d’ailleurs, de la part de ces hommes, une précaution presque inutile, car Nadir poursuivait sa route, tout entier à ses réflexions et sans se préoccuper de ce qui pouvait se passer autour de lui.
Il se demandait ce que voulait dire ce rendez-vous si pressant de miss Ada, comment sa liberté, sa vie, à lui, pouvaient être menacées ; et il s’efforçait de grouper les incidents de sa jeunesse, qui lui disaient assez qu’il était le centre vers lequel convergeait tout un monde mystérieux dont le but lui était inconnu.
C’est plongé dans ces réflexions qu’il franchit l’esplanade, passa devant le palais du gouvernement et gagna les gardens, longue avenue ombreuse sur laquelle ouvraient les parcs des hôtels qui avaient leur façades sur la grande rue.
Il eut bientôt reconnu la grille qui fermait de ce côté la maison de miss Ada. La porte en était entr’ouverte.
Il prêta un instant l’oreille, sonda les ténèbres de l’avenue, et n’entendant ni ne voyant rien de suspect, il se glissa dans le jardin.
Il n’y avait pas fait dix pas à tâtons, car l’obscurité y était profonde, qu’il sentit une main qui saisissait la sienne et l’entraînait.
Les deux hommes qui l’avaient suivi s’étaient arrêtés en face de la maison, derrière un platane. Lorsqu’ils furent certains que Nadir avait pénétré dans le jardin, l’un d’eux redescendit l’avenue en courant et l’autre gagna la grille.
Arrivé là, ce dernier tira doucement la porte à lui, et passant le bras à travers les barreaux pour retenir le pêne de la serrure, il réussit à la fermer sans bruit.
Nadir, qui s’était laissé conduire par son guide, entrait à ce même moment dans l’hôtel du colonel Maury.
Sir Arthur Maury était un de ces gentilshommes anglais pleins de morgue et de fierté, qui cachent parfois sous des formes parfaites de gentleman ces vices honteux qui abaissent certains membres de l’aristocratie anglaise au niveau de leurs jockeys.
On disait qu’il n’était venu prendre du service aux Indes qu’à la suite des plus scandaleuses aventures, et on ne s’expliquait pas qu’il eût amené, seule avec lui, à Hyderabad, miss Ada, fille d’un second mariage, tandis qu’il avait laissé en Europe les enfants de son premier lit, deux fils et une fille.
Cette fille s’appelait Ellen ; Ada avait pour elle la plus vive et la plus sincère amitié, et bien qu’elle eût quitté Londres enfant, elle était en correspondance régulière et fréquente avec elle, malgré les ordres de son père.
Ce qu’on ne pouvait ignorer, ce qui avait promptement frappé les yeux et autorisé les suppositions les plus fâcheuses, c’est le peu d’affection que le père et la fille avaient l’un pour l’autre.
Ils vivaient sous le même toit comme des étrangers. C’est à peine si, les jours de réception, ils s’asseyaient à la même table.
Cette mésintelligence avait pris une forme plus déterminée, plus âpre, depuis le jour où miss Ada avait reçu de Londres une lettre dont le signataire lui était inconnu, mais qui lui révélait un secret terrible.
Enfant, elle n’avait pas pensé à sa mère que pour mêler son nom à ses prières ; jeune fille, elle l’avait plus fréquemment regrettée dans son isolement et elle avait alors questionné son père, sans se douter, dans son ignorance du passé, que cette demande si naturelle dût éveiller contre elle la colère, la haine même de sir Arthur.
— Votre mère est morte, miss Ada, lui avait-il répondu durement, malgré les pleurs qui inondaient ses yeux ; vous feriez mieux de ne m’en parler jamais.
Depuis ce jour-là, la jeune fille n’avait plus questionné son père, et c’est peu de mois après qu’elle avait reçu d’Europe cette lettre étrange dans laquelle on lui disait :
« Miss, votre mère vit toujours. Lorsque vous viendrez en Angleterre, si vous voulez la voir, adressez-vous à Jack Thompson, Dog’s lane, près du pont de Londres. »
C’était écrit sur un papier tâché, sordide et d’une écriture évidemment contrefaite.
Vingt fois, elle avait été sur le point d’interroger ce nouveau sir Arthur, mais n’osant le faire, elle avait refermé en elle la pensée fixe, opiniâtre, de fuir cette maison d’où sa mère était exilée et ce pays qui n’était pas le sien.
Tout ce qu’elle savait de sa mère, c’est qu’elle était d’origine plébéienne — Son père le lui avait souvent reproché, — que sir Arthur ne l’avait épousée que pour la fortune immense qu’elle lui avait apportée en dot, et que, maintenant qu’elle avait vingt ans, cette fortune lui appartenait par moitié, quoique son père ne lui eût jamais offert de lui rendre des comptes.
Elle était trop fière pour jamais soulever cette question, à laquelle peut-être sir Arthur n’aurait su comment répondre.
Seule alors, sans famille, d’un tempérament nerveux et impressionnable, dont aucune des aspirations ne trouvait d’aliment dans le mode d’existence qu’elle avait dû accepter pour se soumettre aux usages créoles, elle n’avait eu de refuge pour son esprit que dans la lecture des poëtes de sa patrie, et son imagination s’était exaltée encore aux récits de leurs amours et de leurs haines.
Byron, avec son doute désespérant, sa mélancolie contagieuse, vint achever chez elle l’œuvre commencée par le fantastique de Shakspeare ; et il allait la livrer dans défense aux premiers combats de son cœur.
Les adorateurs ne pouvaient lui manquer au milieu de ce monde oisif auquel elle appartenait.
Les uns la voulaient pour cette riche fortune qu’on lui connaissait ; les autres la désiraient seulement parce qu’elle était vraiment belle et charmante : belle de la fraîcheur de son teint, de ses longs cheveux d’or et de ses grands yeux profonds ombragés de longs cils ; charmante de son triste sourire et du timbre adorable de sa voix.
Mais elle avait évincé tous les soupirants les uns après les autres.
Seul, le capitaine George Wesley, aide de camp du gouverneur, avait paru pendant quelque temps avoir des chances de succès, lorsque subitement, à son grand désespoir, car il était follement épris de miss Ada, il eut le sort commun.
Ce fut le lendemain du jour où le prince Moura-Sing avait présenté Nadir chez sir Arthur Maury.
À la vue de ce bel Hindou, qui réunissait si bien en lui les divers types de ses héros aimés, sa curiosité s’éveilla d’abord, puis elle voulut le connaître davantage.
Pour lui plaire, George lui-même le lui amena.
La liberté des mœurs anglaises et créoles les autorisait à de longues promenades, pendant lesquelles les récits poétiques et imagés de l’Hindou la firent vivre dans ce monde étrange qu’elle aimait, et la conduisirent doucement sur la pente fatale où glissa rapidement son cœur, si privé d’affections.
Elle s’aperçut bientôt qu’elle aimait Nadir d’un amour profond, désespéré, contre lequel elle ne voulait pas lutter, car elle sentait que rien ne pouvait la défendre ; puis le jeune homme lui sauva la vie, et, en lui donnant toute son âme, elle s’efforça de se persuader qu’elle ne faisait que payer une dette sacrée.
Nadir avait semblé répondre à cet amour et en être fier, mais tout à coup ses visites étaient devenues moins fréquentes et miss Ada avait fini par ne plus le rencontrer.
Nous avons dit par quel sentiment de défiance contre lui-même le bel Hindou s’était éloigné et évitait de se trouver avec celle qu’il ne voulait pas aimer.
La fille de sir Arthur avait été très-affectée de cette brusque rupture, et après en avoir cherché vainement les causes, elle avait chargé sa femme de chambre Sabee, jeune et jolie Mahratte qui avait toute sa confiance et qui l’adorait, de lui rendre compte des faits et gestes du fugitif.
Sabee lui avait appris alors que Nadir vivait très-retiré, ne voyant que Moura-Sing et Romanshee, et tout entier, disait-on, à quelque œuvre mystérieuse qu’elle n’avait pu découvrir.
Depuis cette révélation, miss Ada ne sortait plus de son hôtel et passait toutes ses soirées sous les grands arbres du parc, rêvant toujours à celui qu’elle ne pouvait oublier.
C’est là qu’elle se trouvait, à demi-couchée sur un banc de mousse dissimulé par des bouquets d’aloès, au moment où Moura-Sing faisait ses adieux à son ami, lorsqu’elle entendit tout à coup prononcer à quelques pas d’elle le nom de Nadir.
Elle prêta l’oreille et reconnut la voix de sir Arthur.
Le colonel s’entretenait avec le gouverneur d’Hyderabad, sir William Dudley.
— Il faut en finir, mon cher colonel, disait ce dernier ; je n’ai pas encore de preuves du complot, mais il est hors de doute pour moi que le brahmine Romanshee prépare un soulèvement dans la province. Je le fais surveiller depuis un mois et j’ai pu intercepter deux courriers qui lui étaient envoyés du Nord. Le mouvement du Dekkan doit coïncider avec celui des Sicks. Un de ces courriers apportait un ordre de ralliement. Je parierais qu’il est question de quelque bhili, ou réunion de ces misérables Étrangleurs que nous croyions à tort disparus à jamais.
— Qu’avez-vous décidé ? demanda sir Arthur à son interlocuteur.
— D’abord d’arrêter Romanshee et les principaux brahmines de la pagode de Vischnou, car ce sont toujours ces prêtres maudits qui sont à la tête de toutes les insurrections, et ensuite de nous assurer de Nadir.
— De Nadir ?
— Oui, Romanshee l’aime trop pour ne pas lui avoir réservé un rôle de premier ordre dans toute cette affaire. Lequel ? je l’ignore, mais je me méfie de ce rêveur, à qui le père de Moura-Sing me paraît avoir légué toute la haine de sa race pour nous. Lorsque je le saurai dans un bon cachot de la citadelle, je serai plus tranquille ; et vous aussi, mon cher colonel, car si j’en voulais croire les on-dit, il s’est pris d’une belle passion pour miss Ada depuis qu’il lui a sauvé la vie.
— Oh ! cette passion-là m’inquiète peu.
— Je le pense bien, mais elle vous inquiétera moins encore désormais, car en ce moment même on arrête le vieux brahmine et ses amis, et demain Nadir sera votre pensionnaire à Golconde. Vous avez fait remettre au prince ses lettres de recommandation pour Londres, je sais qu’il doit partir au point du jour ; il n’y a donc même pas de danger qu’il aille se plaindre au Nizam et qu’il réclame son ami. Faites-moi le plaisir de m’accompagner jusqu’au Gouvernement, où ces dames nous attendent pour prendre le thé. Je vous donnerai là mes dernières instructions.
Miss Ada n’en avait pas entendu davantage ; elle s’était empressée de rentrer dans son appartement, où elle avait ordonné à Sabee de se mettre à la rechercher de Nadir et de le lui amener par la petite porte du parc.
Or, à cette heure avancée de la soirée, la jolie Mahratte avait toujours à ses ordres un brave cipaye du nom de Roumee, qui était son fiancé et attendait dans les environs de l’hôtel que son service permît à la jeune fille de venir le rejoindre.
Sabee s’était mise à la fenêtre et avait fait entendre un roucoulement si parfaitement imité qu’on eût dit qu’un couple de pigeons bleus venait de se blottir dans les massifs.
Cinq minutes après, Roumee était arrivé, sa fiancée lui avait dit à l’oreille quelques mots entrecoupés de baisers, et le cipaye avait disparu.
Nous savons avec quelle adresse il avait rempli sa mission et quel en avait été le résultat.
Moins d’une heure après son départ, Sabee, qui guettait à la grille le retour du soldat indigène, avait saisi la main de Nadir et l’avait entraîné jusqu’à la maison.
Ils n’avaient pas échangé un seul mot en traversant le parc.
Lorsque miss Ada les entendit monter les degrés du perron, elle se prit à trembler.
Seulement alors elle comprit tout ce que sa démarche avait d’imprudent, quoique son père ne vint jamais chez elle.
Il était trop tard, Sabee venait d’ouvrir la porte du boudoir où sa maîtresse l’attendait, et après s’être effacée pour laisser passer Nadir, elle s’était hâtée de rejoindre son amoureux.
La fille de sir Arthur appela à son aide tout son courage et s’avança vivement vers l’Hindou :
— Nadir, lui dit-elle rapidement, vous m’avez jadis sauvé la vie, c’est à mon tour aujourd’hui de sauver la vôtre ; voici ce que le gouverneur disait à mon père il y a quelques instants à peine.
Et Ada rapporta à l’Hindou, mot pour mot, la conversation qu’elle avait entendue.
À la nouvelle de l’arrestation de Romanshee, le jeune homme, qui avait pris les mains de la fille de sir Arthur et les baisait avec respect, se releva avec un éclair de colère dans les yeux.
— Arrêter Romanshee ! dit-il ; ah ! pardonnez-moi, miss, mais il faut alors que je vous quitte à l’instant, que je sauve mon vieux maître ou que je meure avec lui. Je n’oublierai jamais le service que vous venez de me rendre ; ma vie vous appartient tout entière, mais laissez-moi partir.
— Vous ne sortirez pas, Nadir, reprit Ada en se mettant entre l’Hindou et la porte vers laquelle il s’était déjà dirigé, car vous trouveriez autour de la pagode cent hommes pour vous arrêter. Le brahmine est déjà à Golconde. Qui sait si vous arriveriez vivant dans le cachot qui vous attend ? Or, moi, je ne veux pas que vous mouriez !
La jeune Anglaise avait prononcé ces mots avec une telle exaltation que Nadir en avait tressailli. Comprenant combien il était aimé, il avait également senti que son amour pour l’étrangère était plus grand encore qu’il ne le croyait.
La fille de sir Arthur avait baissé la tête en rougissant. Nadir la contemplait avec admiration. Tous deux, ils gardaient le silence.
Ce fut l’Hindou qui reprit le premier la parole.
— Vous êtes une noble jeune fille, miss, lui dit-il, et Brahma m’est témoin que je suis obligé de faire appel à tout mon courage pour ne pas vous dire combien je vous aurais aimé s’il ne s’élevait pas entre nous une barrière infranchissable. Mais vous n’êtes ni de ma religion, ni de ma race ; notre amour serait un double blasphème. Moi aussi, j’avais fait de beaux rêves ; je m’étais dit qu’il pouvait y avoir pour nous, loin de ces hommes que je hais, une existence de bonheur infini. J’oubliais pour vous la mission mystérieuse qui devait m’être bientôt révélée ; j’oubliais l’enfant qui est ma fiancée et que je ne puis aujourd’hui laisser seule, puisque les vôtres ont arrêté son père ; son père, qui va peut-être emporter dans la tombe le secret dont un peuple entier a fait son espoir et son avenir.
Miss Ada l’écoutait, les yeux remplis de larmes. Ses mains suppliantes étendues vers lui, elle semblait lui dire : Parle, oh ! parle encore ! lorsque l’hôtel, silencieux depuis le départ de sir Arthur, s’anima tout à coup.
Des bruits de pas nombreux se faisaient entendre dans les couloirs ; le jardin était subitement sorti des ténèbres ; on parlait jusque sous les fenêtres du boudoir de la jeune fille.
Tremblante, éperdue, elle prêta l’oreille, et se jeta au-devant de Nadir comme pour lui faire rempart de son corps.
Au même instant, la porte de l’appartement vola en éclats, Ada se sentit violemment repoussée, et lorsqu’elle revint à elle, ce fut pour jeter un dernier regard à Nadir, qu’un groupe de soldats anglais entraînaient brutalement.
Elle poussa un cri de douleur et de désespoir et tomba dans les bras de Sabee, qui était accourue à son secours.
Une heure plus tard, l’ami de Moura-Sing gravissait, les fers aux mains, le chemin rocailleux qui mène à la citadelle de Golconde, et il était jeté dans le cachot où Romanshee l’avait précédé.
Le lendemain, au point du jour, on le sépara du brahmine, mais cette nuit avait suffi au fils adoptif de Moura-Sing pour tout apprendre, et lorsque, par les ordres de sir Arthur Maury, on le transféra dans un autre cachot, il emportait avec lui, cachée dans les plis de son turban, cette seconde émeraude gravée dont le vieux radjah lui avait parlé avant de mourir.
V
MISS ADA MAURY.
oins de quinze jours après ces événements, les chefs du complot que sir William Dudley croyait avoir découvert étaient jugés, condamnés à mort et pendus au lieu ordinaire des exécutions, c’est-à-dire à mi-chemin de Golconde et d’Hyderabad, le long de la vieille muraille qui relie la citadelle à la ville.
Romanshee et ses complices avaient marché à la mort avec le fanatisme ordinaire des Hindous.
Jusqu’au dernier moment, le vieux brahmine n’avait eu pour ses juges qu’un sourire de mépris, qui avait semblé leur dire qu’il était certain d’être vengé.
Sa fille Sita était parvenue à échapper à toutes les recherches.
Quant à Nadir, soit que les preuves eussent manqué contre lui, soit que le gouverneur préférât attendre le départ de Bombay de Moura-Sing pour le juger, il était toujours enfermé dans un des cachots les plus sombres du fort de Golconde et tenu au secret rigoureux.
Sir Arthur Maury et les aides de camp de sir William Dudley pouvaient seuls pénétrer jusqu’au prisonnier.
C’était pour fêter ce que le gouverneur d’Hyderabad appelait avec emphase la délivrance de la province, qu’il donnait, le soir du jour où nous sommes arrivés, un grand bal dans son palais.
Sir Arthur et miss Ada étaient tout naturellement au nombre des invités, mais la jeune fille songeait peu à ce bal, bien qu’elle eût reçu le matin même du capitaine George, une lettre par laquelle il la suppliait de s’y rendre et de lui accorder un moment d’entretien.
Elle avait passé une partie de la journée dans son appartement avec Sabee ; elle lui avait donné des ordre nets, précis, que la jolie Mahratte devait exécuter sans retard.
Cela fait, elle s’était étendue sur une chaise longue de rotins et elle y sommeillait depuis plusieurs heures, sans souci des bruits du dehors, bruits de fête et de joie, pendant que son cœur était brisé, lorsque Sabee vint la prévenir que son père désirait la voir.
— Je suis aux ordres de sir Arthur, dit-elle, sans dissimuler l’ennui que lui causait cette visite.
— Il me suit, maîtresse, répondit la jeune Indienne.
— Qu’il entre !
Et elle se souleva de son siège. Son père venait, en effet, de franchir le seuil de son appartement.
Le gentilhomme anglais était en grande tenue de soirée, l’épée au côté, prêt à se rendre au bal du gouverneur.
C’était à cette époque un homme de cinquante-cinq ans à peine, paraissant encore assez jeune, grâce à sa taille svelte et élancée.
Sa physionomie pouvait plaire au premier aspect, lorsqu’on n’avait pas eu le temps de reconnaître sur son visage les ravages que les passions honteuses et brutales y avaient faits, avant qu’on eût été frappé de la mobilité et de la fausseté de son regard.
En apercevant sa fille en costume de maison, il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur, quelque effort qu’il fit pour se contenir.
— Il est donc vrai, miss Ada, lui dit-il, avec un accent hautain, que vous ne viendrez pas ce soir au Gouvernement ?
— Je vous en demande pardon, mon père, répondit-elle, mais je suis souffrante et ne sortirai pas.
— Je désire cependant que vous veniez à cette soirée.
— Je regrette de ne pouvoir vous satisfaire ; cela m’est impossible.
— Impossible !
— Du reste, je n’ai rien de prêt ; je ne pensais pas que vous tinssiez autant à ma présence dans ce monde que j’aime fort peu, vous le savez. Jusqu’ici vous ne m’aviez jamais reproché de m’en éloigner.
— Cela peut être, mais j’y tiens pour cette fois, j’y tiens beaucoup. Votre garde-robe ne manque pas de toilettes ; mettez la première venue. Je vais vous attendre chez moi.
— Ce serait inutile : je vous le répète, je n’irai pas à ce bal.
Sir Arthur, qui s’était déjà dirigé vers la porte, s’arrêta brusquement, se demandant s’il avait bien entendu ; mais la fermeté du regard de miss Ada était la confirmation de ses paroles.
— Ce n’est pas une prière que je vous fais maintenant, c’est un ordre que je vous donne, reprit-il, emporté par la colère et en se rapprochant du siège où elle était tombée.
— Je n’aurais pu me rendre à une prière, répondit doucement et avec dignité la jeune fille, je n’obéirai pas davantage à un ordre.
— Vous ne savez donc pas ce qu’on a dit après l’arrestation de Nadir ?
— Je méprise ce que dit le monde.
— Mais vous voulez donc, malheureuse, dit alors sir Arthur, franchissant les bornes qu’il s’était peut-être imposées à lui-même, vous voulez donc qu’on pense que vous portez le deuil de ce misérable ?
— Est-il donc mort ? ne put s’empêcher de s’écrier Ada, en se levant pâle comme un fantôme.
— Vous voyez bien que vous l’aimez ! Vous ne niez même plus maintenant !
La jeune fille retomba brisée.
Elle venait de se trahir devant l’homme auquel, au prix de son sang, elle n’aurait jamais voulu faire un pareil aveu.
— Mort ! murmurait-elle, mort !
Et, sans souci de la colère de son père, elle ne retenait pas ses larmes brûlantes.
— Ce n’est pas vrai, miss, entendit-elle soudain une voix douce et amie lui dire bas à l’oreille, Roumee l’a vu aujourd’hui.
C’était Sabee qui, blottie derrière une tenture, avait été le témoin muet de cette scène, et s’était glissée jusqu’à sa maîtresse.
Ada prit la tête de la jeune fille dans ses deux mains et lui mit un long baiser sur le front, en levant au ciel ses grands yeux pleins d’une expression ineffable de joie et de reconnaissance.
— Renvoyez cette fille ! dit brutalement sir Arthur, qui depuis quelques instants se promenait de long en large dans l’appartement.
Ada fit un signe et Sabee, après lui avoir baisé la main, sortit de la chambre :
— Écoutez-moi, reprit alors le colonel, et jouons franc jeu, miss Ada, maintenant que j’ai appris de vous-même ce secret honteux qui nous déshonore. Vous ne m’avez jamais aimé ; on vous a raconté je ne sais quelles sottes histoires que vous vous êtes empressée de croire, et vous vous êtes donné le droit de ne plus me considérer comme votre père. Ardente à recueillir toutes les calomnies qu’on vous a débitées sur mon compte, vous vous plaisez, depuis que vous êtes jeune fille, à jouer dans ma maison un rôle de martyre. Je vous ai laissé faire, et, vous me rendrez cette justice que pas une femme de votre âge n’a jamais été plus libre ni plus maîtresse de ses actions. Je pensais que votre orgueil aurait au moins le respect de votre nom.
— Sir Arthur… voulut interrompre miss Ada.
Mais son père ne l’écoutait pas ; il semblait se griser de sa colère même.
— Au lieu de cela, poursuivit-il, vous avez indignement abusé de ma confiance, et aujourd’hui nous sommes, vous et moi, la risée de la ville entière. On répète partout : La fille de sir Arthur Maury aime Nadir. Eh ! parbleu ! aimez qui bon vous semble, au fond, cela m’est fort égal ; seulement ce que je ne veux pas, c’est qu’une folle passion nous rende ridicules tous les deux. Vous comprenez alors pourquoi j’exige que vous veniez à ce bal. C’est parce que je ne veux pas qu’on murmure à mon oreille : La belle Ada Maury pleure chez elle la mort de son amant ! M’avez-vous compris, maintenant, miss, et allez-vous m’obéir ? Répondez-moi, j’attends !
— Vous voyez bien, sir Arthur, répondit la jeune fille en levant sur son père son regard indigné par le cynisme de ses dernières parole, que je ne puis me soutenir, qu’il me serait impossible de faire un pas.
— Oh ! miss Ada, gronda le colonel, vous abusez singulièrement de ma patience ; prenez garde !
— Prenez garde !… et à quoi donc dois-je prendre garde ? fit résolûment la jeune fille en se levant brusquement et en s’appuyant sur le dossier de son siège.
Elle venait de puiser dans son exaltation et dans l’ardeur de son amour le courage et l’énergie nécessaires pour la lutte.
— Oui, prenez garde ! répéta sir Arthur en se rapprochant d’elle jusqu’à la toucher.
— Ah ! reprit-elle en faisant vivement un pas en arrière, il est donc vrai que sir Arthur Maury bat les femmes ! Pourquoi ne frapperait-il pas la fille après avoir frappé la mère ?
— Malheureuse ! hurla le gentilhomme en levant la main, prêt à briser ce roseau qui lui résistait.
Mais sa fille l’arrêta d’un regard.
— Tenez, lui dit-elle en précipitant ses paroles comme si elles lui brûlaient les lèvres au passage, franchise pour franchise ! sir Arthur, et dans cette scène horrible entre nous, loyauté pour loyauté ! Oui, j’aime cet homme, ce misérable, comme il vous plaît de l’appeler ; je l’aime d’un amour insensé, je l’aime de toutes les forces de mon âme. Savais-je d’abord qui il était, et n’est-ce pas dans votre maison même que je l’ai vu pour la première fois ? Il est trop tard maintenant, je ne puis arracher mon cœur de ma poitrine. Et vous voulez que j’aille ce soir me donner en spectacle à toutes les jalousies de votre monde ! Puisqu’il est mort, laissez-le-moi pleurer et ne me forcez pas à montrer à tous vos amis mes larmes et mon désespoir.
— Non ! mille fois non ! vous m’obéirez !
— Dussiez-vous être assez lâche pour laisser tomber votre main sur moi, je vous l’ai dit, je ne vous suivrai pas, je n’irai pas à ce bal !
— Vous êtes bien la digne fille de votre mère ! dit le colonel, honteux du rôle qu’il jouait et du peu de succès de ses menaces.
— Ma mère ! Vous eussiez mieux fait, monsieur, de ne pas prononcer ce nom sacré, car son souvenir me force à vous dire : Vous m’avez caché ce que vous avez fait de ma mère ; j’ai le droit, moi, de ne pas vous rendre compte de ce que j’ai fait de mon cœur.
Sir Arthur, qui avait ouvert la porte en jetant à sa fille sa dernière insulte, la tira violemment à lui en jurant, et elle entendit le bruit de ses pas se perdre dans l’escalier qui conduisait au perron où sa voiture l’attendait.
— Ma mère !… avait-elle murmuré, en tombant épuisée sur sa chaise longue, ma mère !
Le bruit de la grille qui se fermait derrière la voiture du colonel la fit revenir à elle. Sabee était à ses genoux.
— Pauvre maîtresse ! lui disait la jolie enfant, ne pleure pas. Roumee va venir, tu vas le voir.
— Tu as raison, Sabee ; assez de faiblesse ! À l’œuvre maintenant ! Où est Roumee ?
— Il est dans le jardin et n’attend que mon signal pour monter.
— Appelle-le, ou plutôt va le chercher, car on pourrait t’entendre.
— Oh ! il n’y a personne à l’hôtel, maîtresse ; tout le monde est allé voir l’entrée du bal au Gouvernement. D’ailleurs les domestiques pourraient être là qu’ils ne me comprendraient pas.
En effet, penchée à la fenêtre, la jeune fille fit entendre ce roucoulement que nous connaissons déjà, et miss Ada ne put s’empêcher de sourire, car elle se rappelait que ce n’était pas la première fois que, dans le calme de la nuit, elle surprenait ce bruit amoureux.
— Mes habits ? demanda-t-elle à Sabee, qui avait rougi au sourire de sa maîtresse.
— Les voici ! répondit-elle en tirant à elle un assez volumineux paquet qu’elle avait caché derrière des rideaux.
Elle l’ouvrit.
C’était un costume complet d’aide de camp. Rien n’y manquait, ni l’épée à la poignée de nacre, ni les épaulettes d’or, ni les aiguillettes scintillantes.
La jeune fille disposait le tout sur le lit, lorsqu’on frappa à la porte.
Elle alla ouvrir : c’était Roumee.
Roumee était, comme Sabee, de la race mahratte, et il aimait assez la jeune femme de chambre de miss Ada pour donner sa vie à la maîtresse dès que la servante le lui ordonnerait.
Notre ciel froid ne connaît pas ces passions aveugles, ces dévouements enthousiastes, ces abnégations sublimes !
L’Hindou appartenait au deuxième régiment de cipayes et faisait partie des serviteurs militaires de la maison du capitaine George Wesley, l’aide de camp de sir William.
— Eh bien ! lui dit la fille de sir Arthur, dès que la porte de sa chambre fut refermée derrière lui, as-tu réussi ?
— Voici, miss, ce que Sabee m’a demandé. Je n’ai pas pu venir plus vite, car pour m’emparer de ce que vous désiriez, j’ai dû attendre le départ du capitaine.
— Donne, donne vite !
Elle saisit le papier que lui présentait l’Hindou, le déplia et lut avidement les quelques lignes qui y étaient tracées.
Il fallait que cet écrit fût pour elle d’une importance extrême, car au fur et à mesure qu’elle en prenait connaissance, ses traits reflétaient la satisfaction la plus vive.
Voici ce que disait cette pièce que Roumee avait dérobée à son chef :
« Ordre au commandant de la forteresse de Golconde et aux officiers chefs des postes de garde, de laisser librement et à toute heure pénétrer dans le fort et communiquer avec les prisonniers le capitaine George Wesley, aide de camp du gouverneur.
— Merci ! dit vivement miss Ada à Roumee lorsqu’elle eut terminé sa lecture, mais ce n’est pas tout. Quel est le régiment de garde aujourd’hui ? Comment se nomment les officiers ? Quant au commandant de la prison, il doit être au bal du Gouvernement.
Au moment de l’exécution de son projet insensé, miss Ada songeait seulement aux difficultés presque insurmontables qu’elle voyait se dresser devant elle.
— Rassurez-vous, miss, répondit Roumee. La garde est montée cette nuit dans la forteresse par une compagnie du 2e régiment, arrivée de Ceylan depuis quelques jours à peine. Aucun d’eux ne connaît encore le capitaine George.
— Bien.
— Du reste, il est probable que l’officier sera endormi, et que le sous-officier de veille, pour ne pas déranger son chef, prendra sur lui de laisser passer le porteur de ce permis.
— Peut-être, mais le guichetier ?
— Oh ! miss, ne vous inquiétez pas de lui. Je fais, moi, mon affaire du gros Stilson. Nous sommes de vieilles connaissances. Vingt fois j’ai accompagné le capitaine à la prison, et j’ai pris avec moi de quoi le rendre sourd, muet et aveugle.
Le cipaye montrait à la jeune fille une grosse bouteille de whisky qu’il cachait sous son vêtement.
— C’est bien, tu es un brave garçon ; je ne serai pas ingrate.
— Je suis payé d’avance, miss, et j’aime Sabee cent fois plus depuis qu’elle m’a fourni l’occasion de vous prouver que l’Hindou n’oublie pas un bienfait. Un jour que, pour une faute légère, j’avais été condamné à recevoir cinquante coups de fouet, vous avez demandé et obtenu ma grâce. Je m’en souviens !
— Ne parlons plus de cela et va nous attendre à la petite porte du jardin. Sabee, donne-lui-en la clef.
— Il en a une, maîtresse, répondit étourdiment la jolie Mahratte.
— Comment, il en a une ? dit Ada.
— Oh ! pardon, reprit la jeune fille en baissant la tête, mais Roumee et moi nous nous aimons tant !
— Ce n’est pas le moment de vous gronder, interrompit en soupirant miss Ada ; hâtons-nous ! Va, Roumee… et sers-toi de ta clef.
L’Hindou était à peine hors de sa chambre que la fille de sir Arthur avait déjà laissé tomber son peignoir, et qu’aidée de Sabee, elle procédait à son déguisement.
Dix minutes au plus suffirent à sa transformation, malgré son inexpérience et celle de sa femme de chambre.
Le costume d’aide de camp, fait sur les mesures données par Sabee, lui allait à merveille ; jamais la garnison d’Hyderabad n’avait possédé un aussi gracieux officier.
Grâce au mode de coiffure adopté dans la colonie pour préserver le cou des ardeurs du soleil, elle avait pu dissimuler ses longs cheveux dans qu’il lui eût été nécessaire de recourir au sacrifice qu’elle était disposée à accomplir.
Sabee ne lui cachait pas son admiration, mais Ada l’écoutait à peine, pressée qu’elle était de s’échapper et craignant toujours que quelque nouvel obstacle vint s’opposer à son départ.
— Je suis prête, éclaire-moi, dit-elle à Sabee en bouclant son ceinturon et en s’enveloppant dans un large manteau qui devait dissimuler ce que sa démarche avait de peu militaire.
Quelques instants après, elles avaient gagné, par l’escalier de service, la porte de la maison qui ouvrait sur le vaste jardin de l’hôtel.
La nuit était profonde, car depuis quelques instants la lune s’était cachée derrière les gros nuages noirs que chassait l’orage, et les ombres des massifs étaient tellement épaisses que les deux femmes distinguaient à peine le sable de l’allée qui conduisait à la porte où Roumee les attendait.
— Remonte, dit Ada à Sabee, en s’enfonçant résolûment sous les grands arbres, et conserve de la lumière pour que les gens de l’hôtel me supposent chez moi. Si par hasard sir Arthur rentrait et voulait me voir, tu lui diras que je me suis couchée très-souffrante et que je dors.
— Soyez prudente au moins, maîtresse, murmura la fidèle servante.
Mais la fille de sir Arthur était déjà loin.
Le jardin lui était trop familier, à elle qui y passait de longues heures de rêverie, pour que, dans les plus profondes ténèbres, elle n’y trouvât pas facilement son chemin. Elle en atteignit rapidement la porte de sortie.
Nous savons déjà que cette porte donnait sur une avenue de platanes qui descendait directement jusqu’à la place du Gouvernement.
Au moment où elle mettait les mains à tâtons sur la serrure, il lui sembla entendre des bruits de pas au dehors.
Elle prêta l’oreille.
Quelqu’un était évidemment là qui attendait.
Ce ne pouvait être que Roumee.
Ada ouvrir alors, se glissa par la porte entre-bâillée et la tira doucement à elle.
En se retournant, elle étouffa un cri de terreur, et, s’appuyant chancelante contre le mur, ramena précipitamment sur son visage les plis de son manteau.
Un officier de l’armée d’Hyderabad était en face d’elle, et elle l’avait promptement deviné plutôt que reconnu.
C’était le capitaine George Wesley !
Quant à Roumee, il lui sembla qu’il se tenait blotti à quelques pas de là, derrière l’un des arbres de l’avenue.
Elle se sentit perdue.
Bien qu’il n’eût pas reçu de réponse à la lettre pressante qu’il avait écrite à miss Ada, le capitaine s’était néanmoins rendu au bal dans l’espoir de la rencontrer, mais lorsqu’il avait vu le colonel Maury entrer seul dans les salons du gouverneur, il avait quitté le palais, pour ne pas donner à ses amis, qui connaissaient son amour, le spectacle de son désespoir.
Instinctivement, il s’était dirigé vers l’hôtel de sir Arthur.
Sachant que les fenêtres de l’appartement de la jeune fille ouvraient sur le jardin, c’est de ce côté qu’il était venu, espérant entrevoir son ombre, entendre le son de sa voix.
Puis le mouvement des lumières dans cette partie de la maison, habituellement calme, avait éveillé sa jalousie, et il s’était, malgré lui, décidé à un espionnage qui répugnait à ses sentiments de galant homme.
C’est au moment où, honteux de lui-même, il allait se retirer, que la porte du jardin s’était ouverte pour livrer passage à un inconnu qui, sortant à pareille heure de la demeure de celle qu’il aimait, ne pouvait être qu’un rival heureux.
Tremblante, éperdue, miss Ada vit le jeune homme se rapprocher d’elle, la main sur la poignée de son épée, un éclair de haine et de colère dans les yeux.
— Monsieur, dit l’officier dès qu’il ne fut plus qu’à quelques pas d’elle, je me nomme le capitaine George Wesley et j’aime miss Ada Maury. Vous sortez de son hôtel, au milieu de la nuit, par une porte dérobée, qui est celle des serviteurs, des voleurs ou des amants ; j’ai le droit de vous demander qui vous êtes.
La jeune fille appela Dieu à son aide et ne répondit pas.
— Vous vous taisez, continua George ; alors, visage découvert et en garde ! Un de nous doit mourir ici.
Le capitaine avait tiré son épée du fourreau ; il attendait le bon vouloir de son adversaire.
— Ai-je donc affaire à un lâche, reprit-il avec colère après quelques instants de silence, et dois-je me servir du plat de mon épée au lieu d’engager le fer avec vous ?
Et son arme levée allait retomber sur le visage de la jeune fille, lorsque soudain, de la porte du jardin qui s’était ouverte pendant cette scène, une femme s’élança au devant du coup qui allait atteindre miss Ada.
C’était Sabee, qui avait suivi sa maîtresse pour s’assurer qu’elle avait bien trouvé Roumee à son poste, et aussi peut-être dans l’espoir de donner un dernier baiser à son amoureux.
Il était temps que l’intervention pacifique de la jeune fille se produisit, car Roumee, qui avait tout entendu, s’était rapproché. Or il n’aurait pas hésité à dégager la fille de sir Arthur, même au prix d’un meurtre.
— Êtes-vous fou, capitaine George ? avait dit la jolie Mahratte à l’officier, en lui saisissant vivement le bras ; vous allez frapper miss Ada.
— Miss Ada ! sous ce costume ? balbutia George en jetant son épée et en se précipitant vers la jeune fille, mais…
— Moi-même, monsieur, interrompit miss Ada, qui avait laissé tomber les plis de son manteau et relevé sa coiffure, frappez maintenant !
— Ah ! pardon, miss, pardon ! je ne pouvais vous reconnaître…
— Et, supposant que j’avais un amant, vous vouliez le tuer…
La présence de Sabee lui avait rendu tout son calme et tout son sang-froid.
C’était l’officier qui se taisait à son tour.
— Vous demandiez tout à l’heure à l’homme que vous pensiez être mon amant, de quel droit il sortait de chez moi à pareille heure, poursuivit l’Anglaise ; dites-moi donc vous-même de quel droit vous m’espionnez, et comment il se fait que je vous trouve à cette porte ?
— Je vous ai demandé pardon, miss. Si vous saviez combien je suis malheureux ! Lorsque j’ai vu votre père arriver sans vous au bal, j’ai perdu la tête et suis venu errer par ici, sans intention, sans but, je vous le jure. Ce n’est pas la première fois que, pendant la nuit, je cherche à surprendre votre ombre et à entendre votre voix.
— Je vous pardonne, George, répondit Ada d’un ton plus doux et visiblement émue de cet amour, en échange duquel elle n’avait pu rendre au jeune officier qu’une sympathie réelle, mais à une condition.
— Laquelle ? s’empressa-t-il de demander.
— Vous allez ramasser votre épée, retourner au bal du gouverneur et y retenir le plus longtemps possible sir Arthur, dans le cas où vous le verriez disposé à le quitter.
— Mais…
— Oh ! pas un mot de plus ! Demain, plus tard, vous aurez l’explication de ma conduite, car je sais que vous êtes un cœur honnête auquel on peut se fier. En attendant, partez ; votre absence a peut-être été déjà remarquée.
— J’obéirai, miss !… votre main en gage de pardon et d’oubli.
— La voici, George ; mais, en échange, je veux votre parole de ne pas me suivre.
— Je vous la donne, Ada, répondit le capitaine en remettant au fourreau son épée que lui présentait Sabee.
Après avoir baisé ardemment la main que lui avait abandonnée la jeune fille, il s’éloigna pour disparaître rapidement du côté du palais du Gouvernement.
— Pauvre garçon et brave cœur ! ne put s’empêcher de murmurer Ada, qui l’avait suivi des yeux pendant quelques instants ; c’est peut-être un grand malheur pour moi que de ne pas l’aimer.
Roumee et Sabee s’étaient rapprochés.
— Allons, continua-t-elle, rentre maintenant, Sabee, et nous deux, Roumee, en route ! Pourvu que ce retard ne nous soit pas fatal ! Ne perdons pas une seconde de plus !
Pendant que Sabee se glissait de nouveau par la porte du jardin et la refermait sans bruit, miss Ada et son guide traversaient l’avenue pour la remonter du côté opposé, où l’ombre était plus épaisse encore.
Du reste, elle était complètement déserte. Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive sur leur route.
Après cinq minutes de marche, ils prirent une rue transversale qui descendait vers le faubourg, et ils arrivèrent bientôt à la porte de la ville.
Là, ils trouvèrent, derrière un pan de la vieille muraille qui reliait jadis Hyderabad à Golconde, deux chevaux que gardait un ami de Roumee.
Ils sautèrent en selle, et moins d’une demi-heure plus tard, ils avaient franchi les trois milles qui séparent les deux villes.
Ada et Roumee n’avaient pas échangé une seule parole tout le long du chemin.
Chacune d’eux suivait le cours de ses pensées.
Roumee ne dissimulait pas qu’en ce moment il jouait sa tête en trahissant ses chefs. Ada se disait qu’il s’agissait du bonheur de toute sa vie.
Roumee avait arrêté sa monture à cent pas des murailles de la citadelle, auprès d’une batterie abandonnée, dont les lourdes pièces de cuivre enlevées de leurs affûts et à demi enfouies dans le sable semblaient les tronçons épars de gigantesques reptiles.
La jeune fille avait imité le cipaye et elle parcourait d’un regard humide cette masse imposante du fort qui se détachait sur le ciel gris, semblant chercher à y découvrir la prison lugubre où se désespérait peut-être au fond d’un cachot celui qu’elle aimait.
— Miss, lui dit Roumee, vous allez maintenant m’attendre, et si dans une demi-heure je ne suis pas revenu, vous pourrez vous présenter hardiment à la poterne et entrer sans crainte.
« Les hommes de garde seront prévenus de la visite du capitaine George et le vieux Stilson ne sera plus en état de vous reconnaître, je vous le promets.
— Si l’on m’interroge ?
— Vous n’aurez qu’à répondre : Ordre du gouverneur ! en grossissant un peu votre voix. Où allez-vous vous cacher ? Si par malheur quelque ronde passait, nous serions perdus.
— Si je me mettais derrière cet affût renversé ?
— C’est cela ! Bon courage, et dans une demi-heure, miss, pas plus tôt !
Le jeune fille venait à peine de gagner le refuge choisi, qu’elle tressaillit au cri de : Qui vive ? qui vint frapper ses oreilles.
Elle se remit bien vite en reconnaissant le voix de Roumee qui répondait :
— Deuxième cipaye, Hyderabad !
L’amant de Sabee pénétrait dans le fort ; elle n’avait plus qu’à attendre.
Elle fit sonner sa montre, il était onze heures.
À onze heures et demie seulement, elle devait s’avancer à son tour.
Elle avait une demi-heure à donner à ses rêves, à ses espérances, à son désespoir, car devait-elle réussir dans son projet insensé ?
Il lui sembla que ces trente minutes ne finiraient jamais.
Devant elle se dressait, la protégeant de son ombre, cette citadelle sinistre ; au-dessus de sa tête se déroulait un ciel lourd, chargé d’orage, traversé par de gros nuages noirs qui lui semblaient des fantômes menaçants.
Les bruits joyeux de la ville parvenaient jusqu’à elle, les illuminations se mêlaient à l’horizon aux éclairs de la tempête, et elle maudissait cette fête qui insultait à sa douleur.
VI
MASTER STILSON.
endant que la fille de sir Arthur attendait ainsi, impatiente et fiévreuse, Roumee était aux prises avec master Stilson, le plus gros et le plus ivrogne personnage de la province peut-être ; ce qui n’est pas peu dire, car l’ivresse est pour les colons anglais un simple péché véniel. Ils le pardonnent même à leurs femmes et à leurs filles.
Alors qu’il habitait les Indes, celui qui écrit ces lignes a vu dans les meilleures familles, des miss blondes et frêles, rêveuses et poétiques, boire pendant leur repas de grands verres d’eau-de-vie et sortir de table dans un état d’ébriété dont un horseguard à ses débuts se serait trouvé fort honoré.
Maître Stilson avait commencé par être brasseur ; mais, soit mépris profond pour la blonde boisson qu’il fabriquait, soit amour exagéré pour celles qui sortaient de chez ses confrères les marchands de whisky, de sherry et de brandy, ce qui aurait été chez lui la preuve d’un excellent naturel, ennemi de l’envie, il avait fait si rapidement de mauvaises affaires, qu’il avait dû fermer boutique.
Cependant, il fallait vivre, lui qui y tenait tant, et surtout bien vivre.
Heureusement que parmi les pratiques avec lesquelles il avait souvent roulé sous la table, se trouvaient d’assez hauts fonctionnaires, des officiers surtout, qui prirent en pitié plutôt sa femme et ses enfants que lui-même.
Après avoir essayé inutilement plusieurs fois de le remettre à flot, ils avaient reconnu que c’était impossible, et ils lui avaient alors cherché un métier qui ne demandât, pour ainsi dire, aucune qualité, et qui permit à peu près tous les défauts.
À ce moment même, le guichetier en chef de la prison de la forteresse de Golconde étant mort, il avait semblé grotesque à ses protecteurs de nommer à sa place le gros et joyeux Stilson, le brasseur.
Du reste, les cachots étaient si vides la plupart du temps, que c’était une véritable sinécure que d’en posséder les clefs.
Il n’avait fallu rien moins que le procès de Romanshee pour peupler la prison, qui renfermait d’ordinaire fort peu de pensionnaires.
Lorsque maître Stilson s’était vu à la tête d’un si nombreux personnel, il s’était réellement cru élevé à des fonctions importantes, et ses subordonnés avaient eu à souffrir, car il ne supportait pas la moindre opposition dans ce qu’il appelait orgueilleusement son château.
La forteresse de Golconde était et est encore aujourd’hui d’ailleurs un véritable château fort.
Construite par les anciens souverains de la province sur le sommet du rocher élevé dont les versants servent de base aux principaux édifices de la ville, puis agrandie par Aureng-Zeyb, et après la conquête, par les Anglais, c’est une citadelle imprenable.
Jadis, pendant ces guerres incessantes dont le Dekkan fut le théâtre, les habitants des cités voisines venaient chercher un abri au pied de ses murailles.
Golconde était alors une ville importante, non pas par les richesses de ses mines de diamant, car, malgré les récits des voyageurs, il n’y en a jamais eu une seule dans les environs, mais parce qu’il s’y faisait un grand commerce de pierres précieuses, qu’on y taillait le diamant mieux que partout ailleurs, et que les radjahs y avaient établi leur résidence.
Lorsque les princes, vaincus et ne songeant plus à la lutte, abandonnèrent Golconde pour Hyderabad, la ville perdit rapidement de son importance. Il n’en reste guère maintenant que la citadelle, à la fois forteresse menaçante et prison d’État.
La prison occupait le centre de la construction générale, amas confus de tous les styles et véritable dédale de passages, de couloirs et de souterrains, que Stilson se plaisait à faire admirer à ceux qui désiraient les visiter, avec une permission du gouverneur.
L’ancien brasseur avait bien trouvé un peu dur de rompre avec ses habitudes de taverne, mais il se vengeait à domicile de ce sacrifice, soit en se grisant avec les sous-officiers du poste, soit même, à la rigueur, en s’enivrant tout seul, lorsque la dernière ronde était faite et que sa femme et ses enfants étaient couchés.
Quand il était dans cet état, le canon du fort, qui annonçait le lever et le coucher du soleil, aurait vainement tenté de le réveiller, et les prisonniers, s’ils n’avaient été que sous sa garde, auraient pu s’échapper sans qu’il cherchât même à en arrêter un seul.
C’est à peine si de légères observations lui avaient été faites par ses chefs au sujet de son penchant favori ; le gros geôlier se trouvait donc l’homme le plus heureux du monde.
Cependant, lorsque la prison fut si subitement peuplée par Romanshee et ses complices, on lui recommanda la surveillance la plus active.
On craignait quelque tentative d’évasion et même une attaque du dehors.
Maître Stilson, dont la bravoure n’avait rien d’héroïque, avait alors daigné se contenir un peu, peut-être plus encore, il est vrai, par amour de lui-même que par dévouement au service.
Heureusement pour sa santé que cette abstinence ne devait pas être éternelle.
Il n’aurait pu y résister, car les quelques verres de gin qu’il s’était hasardé à boire de temps en temps n’avaient fait pour ainsi dire qu’augmenter sa soif.
Aussi le jour où on le débarrassa des conspirateurs condamnés au dernier supplice, voulût-il fêter dignement sa délivrance.
Pendant vingt-quatre heures, il tint tête à tous ceux qui osèrent se mesurer avec lui.
Nadir était resté, il est vrai, mais il était seul avec les chaînes aux pieds et aux mains. Stilson avait donc pensé pouvoir recommencer à se griser à son aise et à dormir sur les deux oreilles.
Le soir du jour où nous sommes arrivés, étendu dans un grand fauteuil de bambou, sa grosse pipe de terre entre ses lèvres lippues, le regard hébété et l’air singulièrement indécis, l’honorable guichetier se demandait à laquelle de ses deux importantes occupations favorites il allait se livrer, lorsqu’il entendit la grille de la prison s’ouvrir.
Des pas se dirigeaient de son côté.
Il se redressa et pensant qu’il s’agissait de quelque ronde inattendue, il se mit d’avance à maudire ceux qui venaient le déranger dans un si bon moment.
Mais son visage rubicond reprit bien vite son expression de béatitude, lorsqu’il reconnut que le gardien qui entrait chez lui n’était accompagné que de son ami Roumee.
Grâce à son tempérament des plus communicatifs, il s’était pris d’amitié pour le soldat mahratte qui, durant l’instruction du procès, avait presque chaque jour accompagné son chef, le capitaine George, dans la prison.
Pendant que l’officier remplissait auprès des prisonniers ses fonctions de juge d’instruction, Roumee et Stilson avaient lié connaissance le verre en main, et l’intimité était venue rapidement.
— Comment, c’est toi, mon garçon ? dit-il en reprenant dans son fauteuil sa position presque horizontale.
— Moi-même, maître Stilson, répondit le Mahratte ; mais j’aimerais mieux être à la fête.
— Qu’y a-t-il donc de nouveau ?
— Rien ! encore des corvées ! Est-ce que le capitaine George n’est pas ici ?
— Non, pas le moins du monde ! Que diable veux-tu qu’il vienne faire ? Le procès est fini, bien fini ! Ça m’a tout de même fait un drôle d’effet de voir partir tous ces pauvres diables pour…
Et le gros homme compléta sa pensée par une grimace et un geste des plus significatifs.
— Je croyais, moi aussi, que tout était terminé ; il paraît que non. Le capitaine a reçu l’ordre de se rendre auprès de Nadir, qui a des révélations à faire, et il m’a commandé de le rejoindre au fort dans la soirée.
— Alors il va venir ?
— Sans aucun doute ; mais, comme il est allé au bal du gouverneur, il est probable qu’il ne sera pas ici avant minuit ou une heure.
— Eh bien ! c’est agréable !… moi qui allais me coucher.
— Dame ! ça ne m’amuse pas plus que vous, maître Stilson.
— Si encore on avait le moyen de bien occuper de temps-là, mais…
L’ex-brasseur n’acheva pas sa phrase, et sa physionomie d’abord renfrognée s’épanouit tout à coup.
Il avait aperçu le ventre respectable de la bouteille que Roumee tirait doucement de dessous son vêtement.
— Qu’est-ce que c’est que ça, mon garçon ? dit-il en ouvrant un œil de convoitise.
— Du vieux whisky de chez Bord et Compagnie, répondit le Mahratte.
— Bonne maison, excellente maison ! un peu dure seulement à propos des échéances… j’ai fait dans le temps beaucoup d’affaires avec elle.
On sait ce que maître Stilson appelait faire beaucoup d’affaires.
— Fais voir un peu, mon fils ? ajouta-t-il en tendant la main.
Roumee lui abandonna le bienheureux flacon, et alla lui-même chercher deux verres qu’il posa sur la table.
Puis il poussa le meuble jusqu’à l’important personnage, pour qu’il n’eût pas la peine de se déranger, et, s’emparant d’une chaise, il s’assit en face de lui, en disant :
— Pourvu maintenant que le capitaine ne nous fasse pas veiller trop longtemps !
— Ah ! mon garçon, avec ce compagnon-là, nous pouvons causer sans crainte jusqu’à ce qu’il plaise à sir George de nous honorer de sa visite. Tudieu ! quelle couleur, quel parfum ! Où diable as-tu volé ça ?
En homme expert, il avait adroitement fait sauter le bouchon de la bouteille, et le premier verre disparu, il passait sa large langue sur ses lèvres humides.
Roumee fit semblant de ne pas avoir entendu la question de Stilson que celui-ci, par discrétion sans doute, se garda bien de lui adresser de nouveau, et lentement, lui, car il ne voulait pas suivre son compagnon dans le chemin où il se lançait tête baissée, il trempa les lèvres dans son verre.
Le geôlier s’était déjà servi une seconde rasade, qui d’un seul trait avait été rejoindre la première, et il s’était alors décidé à se prononcer définitivement sur la qualité de la précieuse boisson.
— Parfait, parfait ! répétait-il avec un accent de profonde conviction.
Puis, selon son habitude, dès qu’il buvait, il se mit à bavarder.
Roumee, pendant que Stilson bourrait et allumait sa pipe, avait jeté le contenu de son verre sous la table ; il l’avait ensuite rempli de nouveau, sans oublier celui de son hôte.
— Par saint Georges ! mon fils, tu ne vas pas mal pour un Hindou, dit Stilson au cipaye en trinquant. Je croyais que les liqueurs fortes vous étaient défendues, à vous autres ?
— Oh ! seulement aux brahmines et aux radjahs ; mais les pauvres diables de ma caste peuvent tout boire.
— Et tu choisis le whisky, mon gaillard ! Eh bien, là, tu as raison ; à ta santé ! La bière, vois-tu, c’est bon pour les femmes, ça vous alourdit ; tandis que ça, mon fils, ça réveillerait un mort. Tu as eu une fameuse idée tout de même de venir ce soir !
Stilson, qui se versait toujours rasade sur rasade, commençait à ne plus trop savoir où il en était.
Il est vrai que Roumee l’avait surpris entre deux vins, ce qui avait singulièrement facilité l’exécution de son projet.
— Que diable disions-nous ? continua l’ivrogne, après un instant de silence et de lutte inutile pour faire flamber sa pipe qui n’était pas allumée.
Roumee s’empressa de présenter un morceau de papier à la flamme de la petite lampe qui les éclairait et de le lui offrir tout allumé.
— Ah ! reprit l’ivrogne, après une nouvelle dégustation, tu disais donc que Nadir allait faire des révélations.
— Il a du moins fait demander au gouverneur de lui envoyer le capitaine le jour où le docteur Pauwels est venu le voir. Il paraît qu’il s’est décidé à parler.
— En voilà une canaille ! C’est moi qui te l’aurais joliment envoyé au gibet le premier. Avec son air de prince ! Ça ne dit pas un mot. C’est fier comme un maharadjah ! On dirait, parole d’honneur, que lorsqu’il le voudra, il prendra la clef des champs… Mais maître Stilson est là, toujours là… Eh bien ! tu ne bois pas, garçon ?
— Comment, je ne bois pas ! J’ai trop bu, répondit le cipaye et affectant une prononciation embarrassée, je ne peux plus parler.
— Ah ! ah ! mon pauvre Roumee, continua le geôlier avec un air de commisération affectueuse et après une large lampée au goulot même de la bouteille, ça ne vous connaît pas, vous autres ! Moi, je boirais un tonneau de ce velours-là sans m’arrêter.
Maître Stilson exagérait un peu, car il n’y voyait déjà plus.
Il passait à chaque instant sa large main sur ses yeux bouffis et bégayait de la plus atroce façon.
Soudain il essaya, mais vainement, de bondir hors de son fauteuil.
— Voici le capitaine, lui avait dit Roumee en se levant et en prêtant l’oreille au bruit de la grille de la prison qu’on ouvrait.
— Quoi ! quel capitaine ? Qui se permettrait de déranger maître Stilson quand il cause avec un ami ?
— Mais… le capitaine George.
— Ah ! by God ! je l’avais oublié. Satané whisky, j’ai la tête cassée ! On n’y voit pas ici, la lampe baisse ! emmêche-la un peu, mon fils.
— Chut ! taisez-vous ! Le capitaine est bon enfant… Ne vous approchez pas trop près de lui, voilà tout.
Stilson sortit instinctivement son trousseau de clés et se redressa autant que cela lui était possible.
Ada entrait, suivie d’un guichetier qui l’éclairait.
Le gros homme s’inclina jusqu’à terre, au risque de perdre l’équilibre, et il eut soin de suivre les conseils de Roumee, c’est-à-dire d’éviter de regarder celle qu’il prenait pour le capitaine George, dans la crainte de laisser deviner l’état dans lequel il se trouvait.
— Bonsoir, maître Stilson, dit la jeune fille d’une voix étranglée par l’émotion ; conduisez-moi au cachot de Nadir. Voici l’ordre !
— Inutile, capitaine, inutile ! s’empressa de répondre Stilson en bégayant.
Et se gardant bien de jeter ses yeux obscurcis sur le papier que lui présentait la jeune fille, il passa devant elle en se courbant, afin qu’elle ne le vit que le moins possible ; puis il commanda avec un hoquet étouffé :
— Jack, un fanal pour le capitaine !
Jack était le guichetier qui avait introduit miss Maury.
Réveillé pour la seconde fois au milieu de la nuit, il dormait debout, s’inquiétant fort peu de ceux qu’il escortait. Il obéissait, voilà tout ; le reste ne le regardait pas.
Roumee s’était rapproché de la jeune fille pour l’aider à faire bonne contenance, mais cela n’arrangeait pas du tout maître Stilson, qui sentait ses jambes se dérober sous lui et n’avait pas la moindre confiance, ni dans ses mains, ni dans ses yeux pour ouvrir les portes.
— Roumee, mon garçon, dit-il au cipaye, sans se retourner, je voudrais bien que tu m’aidasses un peu à descendre ; depuis mon dernier accès de goutte, j’ai toujours peur de glisser dans ces vilains escaliers.
On comprend ce qu’il avait fallu d’efforts à l’honorable guichetier en chef pour construire et prononcer cette longue phrase.
Le Mahratte s’empressa de se rendre à son désir en lui offrant le bras.
La proposition de Stilson devait lui permettre de se rendre maître de lui, si cela devenait nécessaire. De plus, de cette façon, Ada échappait sûrement à ses regards.
Ils se mirent en marche, Jack marchant le premier, miss Maury la dernière.
VII
LE CACHOT DE LA CITADELLE DE GOLCONDE.
près avoir traversé le préau où veillait une sentinelle qui porta les armes, ils se trouvèrent en face de la porte du corps de logis.
Les cachots étaient dans le sous-sol, creusés dans le roc.
Malgré son courage et son énergie, miss Ada sentit son cœur se serrer au bruit des énormes verrous que le guichetier tira pour ouvrir cette première porte.
Ce fut pis encore lorsque, suivant ceux qui la précédaient, elle mit le pied sur les premières marches de pierre de l’escalier humide qu’il lui fallait descendre la tête baissée, tant la voûte était basse.
L’air était épais et tiède ; elle était obligée de s’appuyer à la muraille visqueuse pour ne pas glisser.
Il lui semblait qu’elle allait défaillir.
Les pâles rayons du fanal, que Jack élevait au-dessus de sa tête pour éclairer le souterrain, jetaient sur les murs des éclairs brusques et des ombres bizarres que son imagination peuplait de fantômes.
Ce passage sinistre, où résonnait à peine le bruit des pas, lui paraissait le chemin du tombeau.
Au pied de l’escalier, Stilson, toujours soutenu par Roumee, tourna à droite.
Elle le rejoignit au moment où il venait d’ouvrir une lourde porte bardée de fer qui avait crié sur ses gonds rouillés.
C’était celle du cachot de Nadir.
Rappelant alors à elle tout son courage, elle saisit le fanal des mains de Jack, en lui disant :
— Laissez-nous, remontez à votre poste.
Le guichetier sembla consulter son supérieur du regard ; mais Stilson était de moins en moins en état de répondre.
Le passage du grand air à l’atmosphère lourde et viciée du souterrain l’avait complètement achevé.
Tout ce qu’il put faire fut de porter instinctivement la main à son front et de saluer pour protester de son dévouement et de son respect.
Jack s’était éloigné.
Roumee, pour se débarrasser de l’ivrogne, l’avait aidé à s’accroupir sur le pas de la porte.
Ada s’était résolûment présentée sur le seuil du cachot.
C’était une petite pièce basse, sordide, ne recevant un peu d’air et de jour que par un soupirail étroit et grillé, qui devait donner sur le chemin de ronde du fort.
Les barreaux enlevés, un enfant de cinq ans n’aurait pu se glisser par cette ouverture.
Tout son ameublement consistait en un lit de camp recouvert d’une natte de rotins, une petite table de bois de teck et un escabeau en bambous.
C’était cette affreuse prison que Nadir n’avait pas quittée depuis quinze jours ; c’était là qu’il devait peut-être attendre la mort, et le surlendemain de son arrestation il avait eu vingt-cinq ans.
De quelles angoisses, de quelles tortures ces murs noircis n’avaient-ils pas été témoins !
En projetant les rayons de son fanal vers le fond du caveau, Ada reconnut l’Hindou qui, réveillé brusquement par cette visite inattendue, fixait sur elle ses yeux étonnés.
Elle laissa tomber son manteau et fut obligée de chercher un appui contre la muraille.
Maintenant qu’elle était arrivée à son but et que les obstacles avaient paru s’aplanir si heureusement devant elle, elle tremblait comme un enfant, tout en se sentant envahie par une joie immense.
Elle était donc enfin seule, en présence de celui qu’elle aimait et qu’elle voulait sauver, même au prix de sa vie et de son honneur.
Nadir, qui pensait avoir en face de lui un des aides de camp du gouverneur, car le visage d’Ada était complètement dans l’ombre, Nadir attendait.
Mais la fille de sir Arthur, les regards arrêtés sur cette ombre adorée qui n’était qu’à quelques pas d’elle, se laissait aller à ses pensées d’espérance et d’amour. Elle se disait qu’elle rêvait peut-être, et n’osait élever la voix.
— Que me voulez-vous donc encore ? dit enfin le prisonnier, ne s’expliquant ni l’immobilité ni le mutisme de son visiteur nocturne.
Ada revint brusquement à la réalité.
— Voyons, que voulez-vous ? répéta l’Hindou.
— Vous sauver, Nadir !
Et, se détachant de la muraille, elle fit quelques pas qui la mirent en pleine lumière, car elle avait posé le fanal sur la table.
— Vous ! miss Ada. Vous ici ! s’écria l’Hindou, la reconnaissant et ne pouvant en croire ses yeux.
— Moi-même ! Cela vous étonne-t-il donc ?
— Comment avez-vous pu pénétrer dans cette prison ?
— Ce serait trop long à vous raconter. Voulez-vous fuir ? Les moments sont précieux !
— Fuir, dites-vous ? Et c’est vous qui venez m’offrir la liberté ; vous, la fille de mes ennemis, la fille de ces hommes qui m’ont emprisonné, enchaîné, qui me refusent des juges.
Sa voix avait subitement changé de ton ; l’éclair de ses yeux s’était chargé de haine.
Il tendait à la jeune fille ses mains étroitement liées.
— Raison de plus pour fuir, reprit-elle en cherchant à le dégager. Quoique je sois de la race de ces hommes, ami, je ne suis pas de leur caste. Comme vous, je les méprise et je les hais.
— Vous êtes folle, Ada !
Il la repoussait doucement, s’efforçant de retirer ses mains qu’elle cherchait à rendre libres.
— Comment, vous refusez ! dit la jeune fille, qui ne comprenait rien à cette résistance. C’est vous qui avez perdu la raison ! Ce n’est pas possible, je ne vous ai pas compris ! Ne savez-vous pas que je vous…
— Que vous m’aimez, miss. Oui, je le sais, et, je vous l’ai dit, le jour où je m’en suis aperçu, mon cœur a bondi de fierté et s’est élancé à la rencontre du vôtre.
Sa voix était redevenue douce et caressante comme aux beaux jours d’autrefois.
— Eh bien, alors ? interrogea l’Anglaise en se penchant vers lui.
— Mais l’homme que vous aimez n’est plus, Ada ; les vôtres l’ont tué en l’emprisonnant. Nadir est mort ! Si vous saviez à quelle lutte je suis réservé dans le cas où je reconquerrais ma liberté, vous ne songeriez plus à briser mes fers.
— Et que m’importe à moi, ce que vous êtes ou ce que vous paraissez être ! Pour moi, rien n’est changé ! Il me semble que vous jouez quelque comédie inexplicable, et il vous faut une raison bien terrible pour vous condamner ainsi, volontairement, à une prison qui peut être perpétuelle.
Nadir tressaillit à ces mots de la jeune fille ; on eût dit qu’une pensée soudaine venait de s’éveiller en lui.
— Tenez, continua-t-elle en s’exaltant de plus en plus, je crois que tout cela est un songe horrible. Vous refusez la liberté, la vie, mon amour ?
— Je ne refuse pas votre amour, miss Ada ; Brahma m’est témoin que mon cœur est plein pour vous de reconnaissance et d’affection, mais je ne puis accepter de vous la liberté, car je ne sortirais d’ici qu’après avoir fait le serment de me venger, et on saurait bientôt du cap Cormorin aux monts Himalaya comment l’Hindou tient sa promesse.
— Nadir ! supplia doucement la jeune fille.
— Pendant trop longtemps, reprit-il, je me suis laissé aller au charme de mes rêves ; j’ignorais que dût bientôt sonner pour moi une heure fatale, inexorable ; je ne savais pas que j’étais désigné par un peuple entier pour une tâche immense. Je l’aurais accomplie : Vischnou ne l’a pas voulu ! Il me faudra mourir lentement dans les ténèbres, moi, l’amant de l’air, de l’espace et de la liberté. L’Inde entière m’était promise, et voici mon domaine aujourd’hui. Il me faut fermer les yeux pour retrouver mes jungles et mes forêts aimées. Il ne reste à mes pas, accoutumés à la poussière des grands chemins, que ces dix pieds carrés de sol humide.
— Eh bien ! fuyez, Nadir, fuyez avec moi ; nous retrouverons tout cela ensemble !
— Jamais, miss Ada, jamais ! D’autres feront ce que le destin ne me permet pas de tenter.
La fille de sir Arthur baissa la tête. C’en était donc fait de ses rêves, de ses espérances, et c’est alors qu’elle avait affronté tous les dangers, renversé tous les obstacles, que la résistance venait de l’homme pour lequel elle avait tout osé.
Soudain elle releva les yeux. Une résolution subite venait de s’emparer d’elle. Elle ne voulait pas encore s’avouer vaincue.
— Non, dit-elle, en se rapprochant de Nadir qui s’était laissé retomber sur son grabat ; non, vous ne mourrez pas ici, et puisque mon amour n’a pu éveiller en vous le désir de la liberté, peut-être ferez-vous pour votre vengeance ce que vous ne voulez pas faire pour moi.
— Que voulez-vous dire, miss Ada ? Je ne vous comprends pas, demanda l’Hindou, avec un mouvement de tête qui exprimait que sa résolution était irrévocable et que rien ne pouvait l’ébranler.
— Que veux-je dire ? poursuivit la jeune fille en s’animant elle-même au son de sa voix. Je veux dire que vous n’avez pas le droit de mourir avant d’avoir vengé Romanshee et sa fille.
— Romanshee est comme moi prisonnier ; il n’est pas possible que sa vie soit menacée, car le jour où on lui donnera des juges, il sera mis en liberté. Quant à Sita, qu’a-t-elle à craindre ?
— Romanshee est mort, et sa fille est sans doute comme vous au fond de quelque cachot.
— Romanshee mort ! Sita prisonnière. Ah ! ce n’est pas possible, s’écria Nadir !
D’un bond de tigre il avait rejoint miss Maury. Ses yeux lançaient des éclairs ; ses membres faisaient des efforts surhumains pour briser les liens qui les retenaient.
— Ah ! je savais bien, dit-elle, épouvantée elle-même de l’effet que venaient de produite ses paroles, que vous n’étiez qu’endormi. Oui, Romanshee est mort ! Moins de dix jours après son arrestation, il a été jugé et condamné. De la terrasse de cette forteresse, vous pourriez voir son cadavre et ceux de ses complices suspendus encore au gibet à la porte de Golconde.
— Et Sita ?
— Sita était parvenue à s’enfuir de la pagode et elle s’était réfugiée chez vous. Lorsque les soldats ont brisé les portes de votre demeure pour vous y surprendre, il y ont trouvé votre fiancée, et peut-être a-t-elle péri dans les flammes, car, furieux que vous leur ayez échappé, ces hommes ont pillé votre maison et l’ont incendiée.
Nadir semblait rester insensible à la dernière partie de ce récit ; le nom de Sita lui avait arraché seulement un soupir de pitié, tandis qu’il ne cessait de répéter à voix basse : Romanshee mort ! Romanshee mort ! Que faire ?
— Qui a ordonné le pillage de ma maison ? demanda-t-il tout à coup, après un instant de silence et comme s’il eût pris une décision subite.
La fille de sir Arthur tressaillit à cette question et arrêta à temps sur ses lèvres le nom qu’elle allait prononcer : celui de son père.
Elle comprenait que, quelque haine qu’elle eût pour lui, ce n’était pas à elle de le dénoncer.
— Je l’ignore, répondit-elle, vous le saurez plus tard. Fuyons maintenant, Nadir, le temps presse, on pourrait nous surprendre.
Mais le prisonnier ne répondit pas. Il murmurait tout bas : Romanshee, Romanshee !… Sa colère semblait avoir fait place à la résignation.
— Eh bien ! venez, redit la jeune fille en s’efforçant de l’entraîner vers la porte du cachot.
— Il est trop tard, miss Ada, fit doucement le jeune homme en se dégageant de son étreinte et en retombant sur sa natte. Romanshee et Sita ne sont plus, ma vie est désormais sans but, je ne sortirai pas vivant d’ici. Je renonce même à la vengeance. Quand je tuerais ces hommes, mon vieux maître et ma fiancée renaîtront-ils ? Si j’étais libre, ma colère pourrait-elle ne frapper que les assassins et ne devrait-elle pas s’étendre aussi sur ces lâches de ma race et de ma religion qui ont laissé s’accomplir le pillage et le meurtre ? Excepté mes serviteurs, n’est-ce pas, miss, personne n’a lutté, et les Hindous du faubourg, ceux qui vivaient des bienfaits de Moura-Sing et des miens, toujours défendus et protégés par lui et moi, ces Hindous ont peut-être aidé les incendiaires et profité du pillage ? Race vaincue et abâtardie, il n’y a plus rien à faire pour toi ! Brahma t’a abandonnée ; tu es maudite !
— Voyons, Nadir, venez, je vous en conjure.
— Non, je vous l’ai dit ; non, je ne fuirai pas.
Le ton avec lequel il avait prononcé ces derniers mots, disait que tout était bien fini, et qu’aucune puissance humaine ne pourrait changer sa détermination.
Elle se rapprocha alors pour serrer les mains du prisonnier en signe d’adieu, car elle ne pouvait plus dire un mot. Les larmes l’étouffaient.
À son grand étonnement, Nadir lui fit prendre place auprès de lui.
Elle obéit en tremblant.
— Êtes-vous bien certaine, miss, lui demanda-t-il à voix basse, que personne ne peut nous entendre ?
— Personne, répondit-elle. Stilson est profondément endormi. Jack est remonté à son poste, et Roumee se tient dans l’escalier, prêt à nous avertir au moindre danger.
— Alors, écoutez-moi et, si vous m’aimez, retenez bien mes paroles. Ce n’est pas la vie, la liberté que je veux vous demander, c’est plus encore : le salut de mon âme.
— Le salut de votre âme !
— Oui, miss, et cela vous semble peut-être bien étrange de m’entendre parler ainsi, mais nous ne connaissons, nous autres Hindous, ni le scepticisme, ni le doute. Nous croyons, comme vous, à une autre vie, à un autre monde, dans lequel nous ne pouvons être heureux que si nous avons quitté celui-ci dans les conditions que notre Dieu nous impose. Je vais mourir, Ada !
— Mourir ! dit la jeune fille, en passant ses bras autour du cou du jeune homme.
— Oui, je vais mourir d’un mal qui ne pardonne pas, contre lequel toute la science, lors même que je voudrais l’appeler à mon secours, ne pourrait rien. Dans trois jours je ne serai plus. Eh bien ! je voudrais que vous me fissiez une promesse.
Les sanglots de miss Ada répondaient pour elle.
— Que fera-t-on de mon corps, lorsque la vie s’en sera retirée ? Peut-être le jettera-t-on dans une fosse commune ? C’est ce que je ne voudrais pas, et voici ce que je demande à votre amour de faire pour moi. Lorsque vous apprendrez ma mort, vous vous informerez du cimetière où aura été conduit mon cadavre et vous l’achèterez, à prix d’or s’il le faut, pour le faire ensevelir selon les rites et les coutumes hindous. Si j’avais succombé dans ma maison, au milieu des miens, ma fiancée aurait veillé pendant trois nuits, mes serviteurs auraient accompagné les chants des brahmines, mon corps aurait été purifié avant d’être livré aux flammes du bûcher, et Yama m’eût reçu sans colère. Voulez-vous remplacer les amis que je n’ai plus ?
— J’obéirai, put à peine répondre à voix basse Ada, en laissant tomber sa tête sur l’épaule de Nadir.
— Alors, soyez bénie, reprit-il, et retenez bien ce que je vais vous dire. Aussitôt ma mort, vous louerez une maison en dehors de la ville, dans un endroit isolé, et vous y ferez transporter secrètement mes dépouilles. Puis vous ferez prévenir, par quelqu’un de sûr, Nanda, le brahmine de la pagode de Wischnou ; vous lui remettrez cet anneau, et il se chargera de me rendre les derniers devoirs. Lorsqu’il sera près de mon cadavre, mon âme n’aura plus besoin de vos prières, car je veux que mes cendres soient jetées au vent pour porter jusqu’aux extrémités de cette terre maudite ma dernière pensée.
La fille de sir Arthur écoutait, mais ses yeux étaient hagards ; elle pensait faire un songe affreux.
— Maintenant, miss Ada, séparons-nous, termina Nadir en laissant tomber dans la main de la jeune fille un anneau d’or qu’il avait fait glisser de l’un de ses doigts avec ses lèvres, et en mettant sur son front un long baiser qui la fit rougir. Nous ne nous reverrons plus ici-bas ; on ne lutte pas contre la fatalité. Séparons-nous !
Les sanglots étouffaient Ada ; elle ne pouvait dire une parole.
Elle se laissa conduire comme un enfant jusqu’à la porte du cachot, sur le seuil duquel Stilson était toujours étendu.
Elle ne revint à elle que lorsqu’elle entendit cette porte se refermer avec bruit derrière Roumee, qui s’était chargé du fanal et de l’ivrogne.
Il lui sembla que c’était son cœur qui se brisait ; mais elle se contint. Stilson se tenait à peu près debout, à demi dégrisé et la regardait avec stupeur.
Elle s’effrayait à tort.
L’ex-brasseur avait tout simplement oublié ce qui s’était passé entre lui, Roumee et la bouteille de whisky, et il se demandait seulement ce qu’il faisait à pareille heure, dans cette partie de la prison, au lieu d’être dans son lit.
La mémoire lui revint en reconnaissant Roumee, qui le prenait par le bras et l’aidait à monter l’escalier.
— Eh bien ! que Dieu me pardonne ! lui dit-il tout bas, je viens de faire un rude somme. Fameux whisky tout de même ! Est-ce que le capitaine s’est aperçu ?…
— De rien, mais ne lui parlez pas, répondit le cipaye ; il semble de mauvaise humeur.
— Nadir n’aura pas voulu faire de révélations.
— C’est probable !
Ils étaient arrivés dans le préau.
Cinq minutes après, le soldat de faction à la porte de la citadelle présentait les armes à Ada, et elle rejoignait sans encombre avec Roumee la batterie abandonnée où ils avaient laissé leurs chevaux.
La fille de sir Arthur était tellement émue que le cipaye dut la soutenir sur sa selle pendant une partie du chemin.
Lorsqu’elle arriva à la porte de l’avenue des Gardens, Sabee, qui l’attendait, n’eut que le temps de la recevoir dans ses bras. Ses forces étaient épuisées ; elle ne pouvait faire un pas.
Ils durent la transporter jusque dans sa chambre.
Là, ils l’étendirent doucement sur son lit, où elle ne revint à elle que pour lutter contre une crise nerveuse qui dura jusqu’au jour.
Quant à Nadir, immédiatement après l’éloignement de celle qui avait voulu le sauver, il avait porté à ses lèvres ses mains enchaînées, arraché et broyé avec ses dents la pierre noire de l’une de ses bagues, et, les yeux fixés sur un rayon blafard qui pénétrait dans son cachot par l’étroit soupirail, il s’était étendu sur sa natte en murmurant :
— Wischnou, faites qu’elle se souvienne et pardonnez-moi, mais je voudrais vivre pour me venger !
On dansait toujours au palais du Gouvernement, et le gros Stilson rêvait qu’il pourrait, le lendemain, achever sa bouteille de whisky avec son ami Roumee, le cipaye, mais qui malheureusement ne savait pas boire.
VIII
SOUS L’AUTEL DE WISCHNOU.
iss Ada Maury n’avait pu rapporter à Nadir que très-imparfaitement les causes de l’arrestation du brahmine et de ses amis, ainsi que le procès et la condamnation qui avaient suivi, car elle ne savait, de tous ces événements, que ce qui se disait dans le monde, et il s’y disait des choses tellement contradictoires qu’il était difficile d’y découvrir la vérité.
L’affaire était restée entourée de ténèbres, et l’autorité anglaise semblait tenir beaucoup à ce que la presse locale s’en occupât fort peu et surtout n’exagérât pas son importance.
Les magistrats d’Hyderabad affirmaient qu’il n’y avait réellement dans le procès que les faits qu’ils avaient jugés, et que le tribunal n’avait condamné les accusés à mort que parce qu’il avait été prouvé qu’ils étaient en correspondance avec les Sicks révoltés, et préparaient eux-mêmes un soulèvement des régiments cipayes dans la province d’Hyderabad et dans celle de Madras.
Le public avait alors suivi les débats avec une complète indifférence. C’est à peine si quelques centaines de curieux étaient allés assister au supplice des conspirateurs à la porte de Golconde. Puis on s’était dit que bonne justice avait été faite, et quinze jours après, tout était oublié.
Il n’y avait là, cependant, de la part du gouverneur d’Hyderabad, qu’une manœuvre adroite pour ne pas effrayer la population européenne.
La vérité était que ni Romanshee ni ses complices n’avaient trempé dans aucune conspiration militaire, et que ce qu’ils semblaient avoir projeté, — car l’instruction n’avait rien prouvé et les accusés étaient restés muets, — c’était un soulèvement religieux, et la réorganisation, après plus d’un quart de siècle de disparition qui avait paru complète, de la sinistre association des Thugs.
Vingt-cinq ans avant le drame que nous racontons, le Thugisme avait reçu un coup terrible.
Nous avons vu que, trahis par leur chef suprême, Feringhea, plus de trois mille affiliés avaient été arrêtés, jugés, condamnés à mort et exécutés.
Après cette expiation, la secte s’était dispersée et n’avait plus donné signe d’existence, sauf peut-être pendant la révolte des cipayes de Cawnpore, où elle parut renaître un instant pour livrer les prisonniers anglais et musulmans aux plus horribles supplices.
Après une admirable campagne, qui restera l’honneur de l’armée anglaise et pacifia l’Inde entière en moins de trois mois, le vice-roi fit aux Hindous des concessions de nature à ne plus leur permettre de prendre le prétexte religieux le plus futile pour se révolter.
Le soulèvement des cipayes n’avait eu d’autre cause apparente que l’obligation où étaient ces soldats indigènes de graisser leurs fusils avec de la graisse de porc.
On leur laissa fourbir leurs armes avec ce qui leur convint, et on autorisa les sectateurs de Kâly à se faire martyriser en son honneur.
On exigeait seulement qu’ils vinssent déclarer leurs intentions devant le magistrat du lieu, et on crut alors qu’on en avait fini pour toujours avec les adorateurs de la grande déesse.
En effet, durant de longues années, on n’entendit plus parler des Thugs, sauf de temps en temps, à des intervalles irréguliers, et seulement comme des voleurs de grands chemins qui détroussaient les voyageurs, aussi bien les Hindous et les Musulmans que les Européens.
Cela était l’affaire de la police et de la justice, mais non plus celle du gouvernement ni de l’autorité militaire.
On regardait le Thugisme comme tout à fait disparu, et cependant, par une espèce de respect pour la tradition, on continuait à surveiller certains personnages que les fonctionnaires, qui se succédaient dans les commandements des places fortes ou dans le gouvernement des villes, ne manquaient jamais de se recommander mutuellement.
Il y avait au parquet de chaque résidence une liste de suspects, une sorte de dossier judiciaire qu’on consultait de temps en temps.
Or, Romanshee était sur la liste des suspects d’Hyderabad depuis plus de vingt ans. On ne s’expliquait pas que, compromis jadis dans le procès de Feringhea, il eût été mis en liberté et n’eût jamais été inquiété par la suite.
Ce résultat heureux pour le vieux précepteur de Moura-Sing et de Nadir était dû à une des plus ingénieuses combinaisons de l’organisation du Thugisme.
Indépendamment des maîtres, qui étaient souvent les brahmines les plus respectés et les plus grands propriétaires indigènes du pays, initiés ceux-là à tout ce qui intéressait la secte ; indépendamment des instruments aveugles choisis dans les basses castes, l’association avait des affiliés qui ne savaient rien de ses crimes et qui peut-être même n’y croyaient pas.
C’étaient des prêtres irréprochables, des négociants honorables, des gens ne respirant que le respect des lois et l’amour de la patrie, et ne voyant dans cette conspiration permanente dont ils faisaient partie, que le droit indéniable à tout être humain de défendre le sol où il est né et d’en repousser l’étranger.
Ces membres du Thugisme, véritables pavillons d’honneur destinés à être déployés dans des moments propices, étaient mis soigneusement, par les frères eux-mêmes, à l’abri de tout soupçon.
Leurs noms ne figuraient pas sur les listes des conspirateurs et ils ne jouaient jamais que des rôles purement platoniques.
Convaincus de la sainteté et de l’honnêteté de l’œuvre, ils étaient les dépositaires fidèles des secrets les plus importants de l’association.
Nous ne voudrions pas affirmer cependant que tous les affiliés qui appartenaient à cette dernière catégorie fussent dans l’ignorance absolue de ce qu’ordonnaient les maîtres et de ce qu’exécutaient les esclaves ; il en était aussi parmi eux qui savaient, mais qui feignaient d’ignorer, cela pour leur sûreté personnelle et leur plus grand intérêt.
Ceux-là, c’étaient les plus ardents à maudire les crimes des Thugs et à demander contre eux la répression la plus sévère, si disposés qu’ils fussent à profiter de leurs sinistres exploits en cas de succès.
Nous pensons que les associations européennes, dites sociales et politiques, ont souvent emprunté à l’extrême Orient ce type odieux de lâches conspirateurs, qu’on ne voit debout que la veille et le lendemain du combat, et qui savent, aidés de leur double trahison et sauvés par leur double masque, revenir à flot après la tempête, pour faire croire aux niais qu’ils en ont été victimes.
Romanshee n’était pas de ces misérables. Pendant de longues années il n’avait vu réellement dans le Thugisme que la secte religieuse née d’une fausse interprétation du verset du Védas qui recommande les sacrifices humains et dit que la nature vit de destruction, secte devenue politique à l’époque de la première invasion musulmane ; et il avait blâmé ses excès, tout en restant son partisan fidèle et le brahmine le plus respecté de la province.
Plus tard, lorsque le célèbre chef de la franc-maçonnerie hindoue avait été emprisonné, il avait obtenu facilement l’autorisation de le visiter, et nous avons vu dans la première partie de ce récit, le Procès des Thugs, que Romanshee était devenu le confident des plus secrètes pensées de Feringhea. Il avait passé avec lui de longues heures, et on l’avait entendu bien souvent tenter de réhabiliter dans l’esprit de ses coreligionnaires celui qu’on accusait de trahison et qui était resté maudit.
C’était peu de temps après la mort de Feringhea qu’il était venu habiter la pagode d’Hyderabad, et qu’il s’était chargé de l’éducation du fils de Moura-Sing, ainsi que de celle de l’enfant que le vieux radjah avait recueilli dans son palais.
Mais, de ses deux élèves, il était évident que Nadir était celui que Romanshee préférait.
On eût dit parfois même qu’il ne lui parlait qu’avec un respect mêlé de terreur.
Vingt années se passèrent ainsi, pendant lesquelles le brahmine vécut entouré de l’estime générale et dans le calme le plus parfait, partageant son temps entre ses fonctions à la pagode et l’instruction de son disciple bien-aimé.
Soudain il changea d’existence et d’habitudes. On le vit recevoir des hommes inconnus, conférer de longues heures avec eux dans une salle basse qui s’étendait dans le sous-sol du temple, en-dessous de la statue de Vischnou, et entretenir avec le Nord de l’Inde une correspondance fréquente.
Tous les six mois, lui qui n’avait jamais quitté Hyderabad, il s’absentait, sous le prétexte de faire un pèlerinage à Jaggernaut ou à Salcette.
Peu de temps avant l’époque où nous plaçons ce récit, son voyage avait duré quatre mois entiers.
À son retour, il avait dit à tout le monde qu’il était allé jusqu’à Badrinath, au milieu des monts Himalaya, mais sir William Dudley avait appris, par hasard, qu’après être, en effet, remonté vers les sources du Gange, Romanshee s’était dirigé vers l’Ouest, c’est-à-dire chez les Sicks, dont un nouveau soulèvement était imminent.
À partir de ce moment-là, le père de Sita fut surveillé ; on consulta les livres de la résidence où on trouva son nom sur la liste des suspects ; on fouilla son passé, ce qui apprit les rapports qu’il avait eus avec Feringhea ; on intercepta plusieurs courriers qui lui étaient adressés, et comme ces hommes refusèrent de parler, même sous le fouet, l’arrestation du brahmine fut décidée.
Ce même soir où Moura-Sing faisait ses adieux à Nadir, Romanshee était rentré au temple avant la fin du jour. Un pèlerin l’attendait, dévotement agenouillé devant la statue de Vischnou que Sita ornait de fleurs.
Le brahmine laissa sa fille à sa pieuse occupation et conduisit l’inconnu dans la maison qu’il habitait, entre la première et la seconde enceinte de la pagode.
Là, il apprit que cet homme qu’il ne précédait que de quelques heures deux courriers qui lui étaient envoyés du Nord et qui avaient les communications les plus importantes à lui faire.
Au même instant, on frappa à la porte d’une façon évidemment convenue, car il s’empressa d’ouvrir.
C’était Schubea. Le nouveau serviteur de Moura-Sing venait l’informer que le départ de son maître était fixé au lendemain.
Peu d’instants après, les voyageurs qui étaient annoncés au brahmine arrivèrent à leur tour.
Il les entraîna aussitôt par un passage secret dans l’intérieur du temple.
L’immense nef était dans une obscurité profonde, sauf dans la partie où s’élevait la statue du dieu vénéré, dont des torches odorantes éclairaient le doux visage et celles de ses mains protectrices — on sait qu’il en a quatre — qu’il étendait comme pour bénir.
Romanshee conduisit ses deux visiteurs au pied de l’autel, écarta l’amas de fleurs qui en masquait les gradins, ouvrit une porte adroitement dissimulée dans le piédestal de la statue, et les précéda dans la crypte qui, s’étendant sous le temple, indiquait que sa construction remontait aux premiers âges de l’Inde.
Un grand nombre des édifices religieux du Sud de la presqu’île présentent cette double construction.
Lorsque l’invasion musulmane, venant par le Nord, repoussa devant elle le brahmanisme, les prêtres de cette religion se réfugièrent, ainsi que les premiers chrétiens, dans les entrailles de la terre.
Ce fut seulement plus tard qu’ils édifièrent sur leurs pagodes souterraines ces monuments gigantesques du Dekkan et de Candy qui ont résisté jusqu’ici aux injures du temps.
Dès que les deux inconnus l’eurent rejoint dans la crypte, Romanshee se retourna vers eux et leur dit :
— Maintenant que nous sommes seuls, qui êtes-vous ?
— Nous sommes les envoyés du Nord, répondit un de ces hommes ; voici le signe de ralliement.
Le vieux brahmine s’inclina ; l’Hindou qui avait pris la parole venait de lui mettre sous les yeux un large anneau d’or, sur lequel était profondément gravé ce même signe hiéroglyphique et mystérieux que Nadir portait sur son bras gauche.
— Et que voulez-vous ? leur demanda-t-il, je suis prêt à obéir.
— Nous sommes chargés, poursuivit le messager, de t’apporter les paroles du conseil suprême : Romanshee, le moment est venu, l’heure de la délivrance a sonné, l’enfant s’est fait homme. Au moment où se lèvera pour la première fois la prochaine lune, nous serons tous dans les cavernes de Carly ; c’est des entrailles de la terre que sortira le cri de guerre et de vengeance, au nom sacré de Kâly !
— J’y serai, répondit le brahmine ; demain l’enfant se réveillera le maître !
Ces mots étaient à peine prononcés que la voûte de la crypte sembla s’ébranler sous les pas d’une troupe nombreuse qui venait de pénétrer dans la pagode.
Les conspirateurs distinguaient les bruits d’armes au-dessus de leurs têtes, et ils écoutaient épouvantés.
Soudain, avant qu’il aient pu se rendre compte de ce qui se passait, Romanshee et les deux inconnus étaient entourés par une compagnie de soldats anglais commandés par George Wesley et faits prisonniers.
Sir William Dudley avait bien prit toutes ses mesures, et il avait indiqué si exactement à son aide de camp la route qu’il aurait à suivre pour rejoindre le brahmine dans le cas où il ne le trouverait pas chez lui, que l’officier, sans perdre son temps à fouiller les mille couloirs du temple, s’était dirigé aussitôt vers la partie souterraine dont l’existence lui était connue.
Il n’avait pas même eu la peine d’en forcer la porte, Romanshee ne l’avait pas refermée ; et il avait pu mener sa mission à bonne fin sans donner l’éveil au dehors, ce qui lui avait permis d’arrêter d’un seul coup de filet tous les serviteurs de la pagode.
Sita seule était parvenue à échapper à ses recherches, grâce à ce que les soldats avaient négligé de fouiller le monceau de roses sous lequel elle s’était blottie dès leur entrée dans le temple.
La pauvre enfant avait vu partir son père enchaîné, mais sachant que son intervention serait inutile, elle n’avait plus songé qu’à s’enfuir pour prévenir Nadir.
Nous savons que, réfugiée dans la maison de son fiancé, elle en avait été bientôt chassée par l’incendie, et que depuis elle avait disparu.
IX
LE GARDIEN DES MORTS.
orsque la fille de sir Arthur Maury, que nous avons laissée sur son lit, en proie au plus violent désespoir, fut un peu calmée, Sabee la déshabilla, sans même qu’elle eût conscience de ce qui se passait, et elle fit disparaître au plus vite ses vêtements d’officier, qui l’auraient trahie dans le cas où son père se serait de nouveau présenté chez elle.
La servante dut ensuite veiller sa maîtresse le restant de la nuit.
Quant à Roumee, après être rentré en possession du permis de pénétrer dans la prison, il s’était hâté de retourner chez le capitaine George.
Celui-ci, heureusement, était encore absent, et le cipaye put replacer, là où il l’avait pris, le papier précieux dont la disparition l’aurait fait condamner à cinquante coups de fouets au moins.
Restait à savoir, — c’était là réellement qu’était le danger, — si le gros Stilson, après avoir cuvé son whisky, n’irait pas le lendemain raconter à tout le monde la visite nocturne qu’il avait reçue.
Le Mahratte avait bien eu l’intention un instant de tout lui dire, puisqu’en somme le prisonnier était toujours sous les verrous ; mais il craignait que, furieux du rôle qu’on lui avait fait jouer, l’ivrogne, infatué de son omnipotence, ne portât plainte au commandant du fort dans son premier mouvement de colère.
Il s’était décidé alors à s’en remettre au hasard pour la suite de cette singulière excursion, dont il s’était fait le complice par amour pour la jolie femme de chambre de miss Ada.
La jeune Anglaise avait passé plusieurs heures dans le plus complet délire, réunissant dans ses sanglots les noms de sa mère et de Nadir, se tordant les bras, arrachant ses beaux cheveux et disant qu’elle voulait mourir.
Au lever du soleil seulement, elle se calma, mais pour tomber dans une prostration navrante.
Elle n’en sortit que pour se trouver en face de la réalité terrible qui se dressait devant elle.
Elle se souvint alors de cette nuit épouvantable qu’elle venait de passer, de sa visite dans le cachot de celui qu’elle aimait, de ses prières et de ses supplications inutiles, des confidences qui lui avaient été faites.
Puis elle se rappela avec terreur le singulier serment qui la liait, elle, jeune fille chaste et pure, à cet homme emprisonné, à ce héros mystérieux dont les paroles d’amour avaient fait battre son cœur et qu’elle ne devait plus revoir vivant.
Elle voulait cependant espérer encore, et dans la journée, elle envoya Sabee rôder autour de la prison pour savoir s’il ne s’y était rien passé de nouveau.
La jeune servante apprit seulement que le médecin de garde avait été appelé vers midi auprès de Nadir, et qu’il était sorti du cachot en disant qu’il ne comprenait rien au mal du prisonnier, mais qu’il ne lui donnait pas toutefois plus de vingt-quatre heures à vivre.
Ainsi, tout était vrai ; elle ne le reverrait plus que lorsque, tenant sa promesse, elle se serait rendue maîtresse de son corps inanimé !
Ada s’enferma alors chez elle, dévorant ses larmes, étouffant ses sanglots, tristement résignée, toute à la pensée de l’œuvre lugubre qui lui restait à accomplir.
Le capitaine George se présenta plusieurs fois, mais il pria et supplia vainement.
Elle avait donné l’ordre formel de ne recevoir personne, lui moins encore que tout autre.
Quant à sir Arthur, il ne parut même pas s’apercevoir de l’absence de sa fille à table.
La scène qu’il avait eue la veille avec elle l’avait profondément humilié, et il fallait que le souvenir de la mère d’Ada éveillât en lui un grand remords ou une haine implacable, car il n’avait cessé un instant de songer à l’insulte que sa fille lui avait jetée au visage en lui reprochant le passé.
Depuis longtemps, il avait bien supposé que miss Ada n’ignorait pas complètement les mauvais rapports qui avaient existé entre sa femme et lui ; mais les paroles qu’elle avait prononcées dans sa colère lui permettaient de croire qu’elle en savait plus encore qu’elle n’en avait dit, et cela l’épouvantait.
Qui avait pu l’instruire de ce qu’il croyait enseveli dans une tombe et lui causait encore, malgré son scepticisme, de si longues insomnies ?
Il cherchait vainement.
Il n’avait autour de lui ni vieux serviteurs, ni personne qui l’eût connu intimement à Londres ; sa fille avait quitté l’Angleterre fort jeune et certainement incapable de s’inquiéter des faits qui avaient entouré son enfance.
La pensée qu’elle avait pu recevoir d’Europe une lettre de l’un des nombreux ennemis qu’il y avait laissés ne lui vint pas à l’esprit, et il finit par se persuader qu’il avait mal entendu, mal compris, ou que sa fille avait tout simplement, dans son emportement, prononce des phrases dont elle n’avait elle-même calculé ni la portée, ni le sens.
Les faits auxquels, involontairement sans aucun doute, elle avait fait allusion remontaient à plus de quinze années ; il n’était donc pas possible qu’elle connût aucun des détails de ce drame de famille dont sa mère avait été la victime.
Il s’était toutefois proposé d’éloigner sa fille dans le plus bref délai, à quelque prix que ce fût, par un mariage surtout, si elle voulait s’y décider, et, comme il savait que le capitaine George en était éperdument épris, il se promit d’aller lui-même au-devant des désirs du jeune officier.
Il ne pouvait croire sérieusement à l’amour d’Ada pour Nadir. De ce côté-là du moins, il pensant n’avoir plus rien à craindre depuis l’arrestation du fils adoptif du radjah.
Cependant il préféra fuir une explication, et, durant quelques jours, vivre complètement hors de chez lui.
Ces quelques jours, miss Ada les passa dans de douloureuses alternatives d’espérance et de désespoir.
Chaque matin, Roumee, certain que Stilson s’était tu, se rendait à la prison, et en rapportait des nouvelles qui, à chacun de ses voyages, étaient plus tristes.
Nadir, dès le lendemain de sa maladie, avait perdu connaissance ; depuis, tous les médecins de Madras que le gouverneur avait envoyés auprès de lui n’avaient pu rien comprendre au mal dont il mourait.
On tenait bon, car on espérait de lui de précieuses révélations. On avait cru à un empoisonnement ; mais la science avait été impuissante.
Le troisième jour, Roumee revint annoncer à miss Ada que Nadir avait rendu le dernier soupir.
Stilson avait demandé les ordres de l’autorité pour savoir où il devait être enseveli.
À l’étonnement de Sabee, qui craignait quelque crise nouvelle, la fille de sir Arthur resta maîtresse d’elle-même.
Le moment était venu pour elle de tenir sa promesse, et la résolution inébranlable qu’elle avait prise ne laissait même pas de place à l’expansion de sa douleur.
Elle passa tout le jour dans une agitation fébrile, et n’adressa à Sabee que quelques paroles pour lui dire d’ordonner à Roumee de se tenir, le soir, à la porte du jardin avec deux chevaux sellés.
Lorsque la nuit fut venue, elle revêtit à la hâte une robe d’amazone de couleur sombre et se glissa à travers les allées.
La porte du jardin était ouverte.
Roumee attendait miss Ada, tenant par la bride deux petits chevaux tatoo pleins de feu.
— Connais-tu le chemin de Velpoor ? lui demanda-t-elle à voix basse.
C’était le nom d’un village voisin, célèbre par son temple dédié à Rama, le Bacchus indien.
— Oui, maîtresse, répondit le Mahratte.
— Combien de temps nous faut-il pour nous y rendre ?
— Une demi-heure, à peu près.
— En route, alors !
Elle était déjà en selle.
Roumee l’imita, et par les avenues les moins fréquentées, il gagnèrent la porte d’Hyderabad et s’élancèrent sur la route.
Ils galopaient depuis cinq minutes à peine, lorsque le Mahratte détourna la tête de la droite du chemin, en même temps que miss Ada, éperonnant son cheval, étouffait un cri d’horreur.
Ils passaient devant les gibets où les cadavres des condamnés étaient encore suspendus, déchirés par les vautours et balancés par le vent de la nuit.
Les chevaux, comme épouvantés eux-mêmes, dévoraient l’espace, noyant leurs cavaliers dans des flots de poussière et d’écume.
En moins de vingt-cinq minutes, ils franchirent les deux lieues qui séparent Velpoor d’Hyderabad.
Tout à coup, miss Ada, de sa main nerveuse, arrêta brusquement sa monture.
À quelques pas d’elle se dressait la pagode ; non loin de là les pâles rayons de la lune dessinaient de nombreuses pierres tumulaires à demi cachées sous les aloès et les cactus.
Ils étaient au cimetière hindou de Velpoor.
— Nous sommes arrivés, dit miss Ada à Roumee en sautant à terre ; attache ces chevaux à un arbre et suis-moi.
Le cipaye obéit.
La jeune fille avait relevé sa robe et se dirigeait hardiment vers une misérable case où tout semblait endormi.
Roumee était venu aux renseignements la veille. On lui avait indiqué cette demeure comme étant celle du gardien de la nécropole.
C’était bien chez cet homme que se rendaient Ada et Roumee.
— Tu es sûr que c’est là, demanda l’Anglaise au Mahratte lorsqu’il l’eût rejointe auprès de la case.
— J’en suis certain ! Du reste, vous le voyez, cette maison est isolée, nous ne pouvons nous tromper.
— Et il vit seul ?
— Tout seul, à ce qu’on m’a assuré.
— Frappe alors et fais ouvrir. Pourvu qu’il ne soit pas absent !
Roumee chercha la porte, et lorsqu’il l’eut trouvée, l’ébranla plusieurs fois inutilement.
L’écho seul lui répondit ; aucun bruit ne se faisait entendre à l’intérieur de la case.
— Frappe plus fort, dit le jeune fille impatientée. Il dort sans doute.
Le cipaye allait renouveler sa tentative, lorsque des aboiements longuement répétés résonnèrent du côté du cimetière.
Un homme en sortait en fermant la porte derrière lui.
C’était celui qu’ils cherchaient.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il en se rapprochant et sans savoir encore à qui il avait affaire.
— Te parler, répondit miss Ada en s’avançant vers lui.
— Une femme ! s’exclama l’Hindou avec méfiance.
— Tu es le gardien du cimetière de Velpoor, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Tu habites seul cette maison ?
— Tout seul. Sania n’a plus de femme, plus d’enfants, plus d’autre famille que les morts.
— C’est bien toi que je cherche. Entrons dans ta case, j’ai une proposition à te faire.
— Mais…
— Allons, prends ceci.
Et la jeune fille laissa tomber dans la main de l’Hindou une pièce d’or.
Aussitôt, il ouvrit sa porte et précéda les deux visiteurs dans l’intérieur de sa maison.
Au bout d’un instant, une petite lampe fumeuse éclairait la salle où il les avait introduits.
— Écoute-moi, Sania, lui dit Ada en prenant place sur un escabeau ; tu es pauvre ?
Le geste de l’Hindou et les regards attristés qu’il promena autour de lui furent la plus éloquente des réponses.
— J’écoute, miss, murmura-t-il cependant.
— Eh bien ! moi, poursuivit la jeune fille, je veux te rendre riche d’un seul coup.
— Que faut-il faire ? demanda le vieillard dont les yeux éteints eurent un éclair de convoitise.
— M’obéir aveuglément et m’accorder ce que je vais te demander.
— Que voulez-vous donc ?
— Je veux que tu me laisses pénétrer une nuit dans le cimetière, demain, après-demain peut-être, et que, pendant cette nuit-là, tu retiennes tes chiens à l’attache et ne bouges pas de chez toi, quelque bruit que tu puisses entendre.
L’Hindou crut avoir mal compris.
— Comment, miss, dans le cimetière, la nuit ! Pourquoi faire ?
— Cela ne te regarde pas, je payerai ton silence et ta complaisance. Combien veux-tu ?
— Mais dites-moi au moins ?
— Rien !… J’accomplis un vœu et un serment. Décide-toi… tiens ! voilà des arrhes. Lorsque tu auras fait ce que je veux, tu en auras le double encore.
Miss Ada avait jeté sur la table une petite bourse qui renfermait vingt-cinq guinées.
L’Hindou, dans son premier mouvement, avait étendu vivement la main vers cet argent qui était pour lui toute une fortune ; mais, au moment de le saisir, il s’en était éloigné.
— Eh bien, qu’attends-tu ? demanda la jeune fille, ne comprenant rien à ses hésitations.
— Je ne puis faire ce que vous voulez, miss, répondit le vieillard, sans savoir dans quel but vous me demandez de pénétrer dans le champ de repos. Il faut que ce soit pour quelque œuvre terrible, puisque vous ne voulez pas me le dire.
Miss Ada était atterrée.
Elle consulta du regard Roumee, qui, debout contre la porte, était le spectateur muet de cette scène étrange.
— Parlez et payez, répondit le cipaye, dont elle s’était rapproché.
— Écoute, Sania, dit-elle alors au gardien du cimetière en s’avançant vers lui, je ne sais ce que tu crains, et je vais te confier mon projet, Brahma ne pourra que te récompenser de m’aider à l’accomplir. Je veux sauver des tortures du fleuve de feu un homme qui vient de mourir. Il était de ta race et de ta religion, et malgré ses prières, il sera enterré sans qu’aucun des rites accoutumés soit suivi. Je lui ai juré d’arracher son corps à la tombe, afin que les brahmines puissent le purifier et que Yama le reçoive sans colère. Cet homme n’avait plus ni famille, ni amis, ni serviteurs, pour lui rendre les derniers devoirs ; je veux être tout cela pour lui jusqu’à ce que ses cendres aient été jetées au vent. Refuses-tu encore ?
— Non, miss, répondit le vieillard, séduit par la physionomie inspirée de la jeune fille et rassuré du point de vue religieux ; commandez, j’obéirai. Mais vous ne m’avez pas dit le nom de cet homme.
— Que t’importe ! Ceux qui le transporteront ici ne te le nommerons pas ; c’est dans la fosse commune sans doute qu’ils laisseront glisser son cercueil.
— Quand viendront-ils ?
— La nuit prochaine, la suivante peut-être seulement. Tu seras prévenu. Aussitôt leur départ, je frapperai à ta porte ; tu m’ouvriras, à moi et à ceux qui m’accompagneront, celle du cimetière, et tout sera dit. Jusque-là, pas un mot !
— Je vous le promet, miss.
— En sortant du cimetière, le cipaye te remettra le double de cette somme. Si par hasard tu ne revoyais ni lui ni moi, c’est que le mort aurait été conduit ailleurs. Le contenu de cette bourse ne t’en appartiendras pas moins. Souviens-toi. Au revoir ou adieu !
Elle avait hâte, après ces paroles de mort, de retrouver dehors l’agitation et la vie.
Le vieillard avait ouvert sa porte.
— Adieu, miss, dit-il en s’inclinant devant elle, et que Vischnou vous protège !
Un instant après, miss Ada et Roumee étaient en selle et volaient à nouveau sur la route de la ville.
Une demi-heure plus tard, la jeune fille arrêtait son cheval à la petite porte de son jardin.
— Tu n’oublieras rien, n’est-ce pas, Roumee ? lui dit-elle en mettant pied à terre.
— Rien, miss, comptez sur moi, répondit le cipaye.
Et il disparut en emmenant les chevaux, pendant que l’Anglaise regagnait son appartement.
Le lendemain, les yeux rougis et gonflés par l’insomnie, les lèvres tremblantes sous l’empire de spasmes nerveux, miss Ada n’était plus que l’ombre d’elle-même.
On eût juré, au premier aspect, qu’elle n’était plus ni jeune, ni belle, et cependant elle ne savait rien de la singulière visite que lord William Dudley recevait au moment où Roumee exécutait ses ordres à Velpoor, c’est-à-dire pendant qu’il louait une maison isolée aux environs de la pagode, et qu’il allait prévenir le brahmine Nanda de la mort de Nadir.
Il était onze heures du matin à peu près ; le lord gouverneur, bravant la chaleur torride de ce moment de la journée, allait monter à cheval pour une tournée d’inspection dans la ville noire, lorsqu’une femme franchit, malgré les factionnaires, la grille du palais et vint se jeter à genoux en s’écriant :
— Par grâce, écoutez-moi !
C’était une jeune Hindoue d’une caste élevée : cela se devinait à l’élégance de ses vêtements, quoiqu’ils fussent en désordre.
— Que voulez-vous ? lui demanda lord William en écartant du geste les soldats qui voulaient la chasser.
Le gouverneur de Madras s’émut à la vue de cette jeune fille qui paraissait si profondément accablée, et il lui fit signe de le suivre au rez-de-chaussée du palais, où se trouvait son cabinet de travail.
— Que désirez-vous ? mon enfant, lui dit-il, lorsqu’ils furent seuls. D’abord, qui êtes-vous ?
— Ne me faites pas chasser, mylord, répondit-elle à travers ses sanglots. Je suis la fille de Romanshee, la fiancée de Nadir.
— La fille de Romanshee !
— Oui, la fille de celui que vos juges ont condamné et dont le cadavre, privé de sépulture, est encore suspendu au gibet de Golconde. Quel était son crime ? Je l’ignore, et ce n’est pas de lui que je viens vous parler, mais de Nadir, mon fiancé, dont je viens d’apprendre la mort dans le cachot de la citadelle de Golconde, où vous l’avez fait enfermer.
— C’était mon devoir.
— Je me serais laissé ensevelir sous les ruines de sa maison, où je m’étais réfugiée, si je n’avais pas conservé un dernier espoir, celui de revoir mon père avant qu’il mourût. Je me suis alors sauvée de l’incendie.
— J’ai sévèrement blâmé ces excès qui se sont faits sans mes ordres. Que puis-je maintenant pour vous ?
— Je voudrais, mylord, que vous me fissiez remettre les restes de mon fiancé, afin que je puisse le faire inhumer selon les rites de notre religion.
— Comment savez-vous donc qu’il est mort ?
— Le bruit s’en est rapidement répandu dans la ville ; il est venu jusqu’à moi. Me refuserez-vous cette suprême consolation ? Nadir n’était pas coupable, et maintenant qu’il n’est plus, laissez-moi emporter ses restes inanimés, afin qu’il me soit possible au moins d’être pour le mort l’épouse fidèle que Vischnou ne m’a pas permis d’être pour le vivant.
Le gentleman anglais se promenait à grands pas, ne voulant pas refuser ce que cette infortunée lui demandait, et cependant hésitant à le lui accorder.
Lord William cherchait à concilier ses sentiments généreux et ses devoirs.
Sita attendait qu’il se prononçât sur son sort.
Il parut enfin avoir pris un parti.
— Eh bien ! soit, pauvre enfant ! vous pourrez prier sur le corps de votre fiancé, mais à une condition, c’est qu’après lui avoir rendu les derniers devoirs, il sera transporté sous l’escorte de soldats anglais au cimetière de Velpoor, et que là il sera enseveli sous leurs yeux, pendant la nuit, ce soir, si cela est possible.
— Merci, mylord, merci, et que Brahma vous récompense !
Le gouverneur s’était assis à son bureau et avait rapidement écrit quelques lignes.
— Tenez, dit-il à Sita en se levant, voici l’ordre pour le commandant du fort de vous laisser pénétrer dans la prison. Vous pourrez y passer la journée, et vous accompagnerez ce soir au cimetière le corps de Nadir.
La jeune fille saisit avec empressement le papier que lui tendait lord William, dont elle voulut, en signe de reconnaissance, couvrir la main de baisers.
— Allez, allez, mon enfant, dit le gentilhomme réellement ému, je regrette de ne pouvoir faire davantage pour vous.
Et lui ouvrant lui-même la porte, il fit signe aux factionnaires de la laisser passer librement.
Après avoir glissé dans son sein le précieux billet, Sita se dirigea immédiatement vers la prison.
À la porte de Golconde elle se croisa avec Roumee, mais elle n’avait même pas levé les yeux sur lui. Le cipaye, qui l’avait prise pour quelque bayadère, l’avait à peine regardée et s’était mis à courir du côté de la ville.
En revenant de Velpoor, où il avait exécuté fidèlement les ordres de miss Ada, le soldat était venu voir un instant son ami Stilson, et il en avait appris ce qui avait été décidé à l’égard du mort, c’est-à-dire son transport et son ensevelissement le soir même dans le cimetière hindou de la ville voisine.
Quatre soldats anglais, un sous-officier et de geôlier devaient l’escorter et assister à la cérémonie.
Il avait donc hâte de prévenir la fille de sir Arthur.
Il lui racontait ce qui venait de lui être dit, et il lui rendait compte de son excursion à Velpoor au moment même où Stilson, ne pouvant en croire ses yeux, prenait connaissance de l’ordre que le gouverneur avait remis à la fiancée du mort.
Mais cet ordre était trop formel pour que le gros geôlier songeât à le discuter un instant.
Il se contenta de s’incliner, de prendre ses clefs, et, accompagné de l’un de ses guichetiers, de conduite Sita jusqu’au cachot de Nadir, où la pauvre femme se jeta en sanglotant sur le corps froid et inanimé de son fiancé.
Quant à miss Ada, après avoir écouté attentivement Roumee, elle le renvoya en lui recommandant de ne plus s’éloigner de la prison un seul instant, et de venir la prévenir dès qu’il en verrait sortir le funèbre cortège.
Puis, elle retomba, brisée, dans la torpeur et l’accablement dont elle ne devait sortir que pour l’achèvement de son œuvre.
X
LE CIMETIÈRE HINDOU DE VELPOOR.
ers la fin du jour, lorsque les guichetiers pénétrèrent dans le cachot de Nadir pour y apporter le cercueil dans lequel son corps devait être enfermé, ils durent, pour ainsi dire, arracher le cadavre des bras de Sita.
— Laissez-moi le voir encore un instant, suppliait la pauvre femme, laissez-le-moi purifier.
Cette autorisation ayant été accordée par Stilson, qui certes n’était point un homme inhumain, les soldats et les employés présents assistèrent au plus triste des spectacles.
Sur la prière de la jeune fille, un des guichetiers avait été lui chercher un grand vase rempli d’eau, et elle avait déroulé de sa taille un long pagne de fine mousseline blanche qu’elle y avait plongé.
Nadir était étendu sur une natte au milieu du cachot ; une torche en résine, fichée dans la muraille, l’éclairait en plein visage.
Ses traits n’exprimaient aucune souffrance ; sa bouche était entr’ouverte et ses yeux à demi fermés laissaient voir, entre leurs paupières gonflées, des prunelles éteintes et vitreuses.
Sita promenait le linge humide sur le corps de celui qu’elle avait tant aimé ; elle l’inondait de parfums et peignait ses longs cheveux noirs, en les arrosant de ses larmes et en les couvrant de baisers.
Les soldats pouvaient à peine contenir leur émotion.
Stilson regrettait peut-être pour la première fois d’avoir changé de métier.
Lorsque la jeune femme eut terminé et que les geôliers lui eurent fait comprendre que le moment était arrivé de se séparer du mort, elle voulut coucher elle-même le corps dans le cercueil.
C’était une longue caisse de bois de teck, dont les planches étaient à peine jointes.
Elle étendit dans le fond une natte fine de maïs ; avec l’aide de l’un des soldats elle y plaça doucement le cadavre de son fiancé, puis se releva.
Deux coups de marteau retentirent ; elle poussa un cri de douleur.
C’était le couvercle que les ouvriers clouaient sur la bière.
Chacune des pointes de fer qu’ils y enfonçaient pénétrait jusqu’aux plus profonds replis de son être.
Lorsqu’elle les vit soulever sur leurs épaules leur lugubre fardeau, elle crut que les forces allaient l’abandonner et qu’elle ne pourrait les suivre.
Ce fut en s’appuyant à la muraille qu’elle gravit l’escalier, aidée aussi par Stilson qui, véritablement ému, cherchait à lui rendre un peu de courage.
On traversa la cour, puis le préau, et les porteurs trouvèrent à la porte de la prison les soldats qui avaient été désignés pour accompagner le mort jusqu’au cimetière.
En apercevant le convoi, Roumee, qui n’avait pas quitté son poste d’observation depuis plusieurs heures, s’élança du côté de la ville.
Il n’avait pas vu cette femme, qui, les cheveux épars, suivait le corps en étouffant ses sanglots.
Miss Ada, prête à partir, attendait le cipaye.
Laissant à peine le temps au fidèle serviteur de s’expliquer, elle l’entraîna jusqu’à l’avenue où les chevaux piaffaient d’impatience et hennissaient de peur, car l’atmosphère étouffante annonçait un violent orage.
Le tonnerre roulait dans le lointain avec des grondements incessants ; la pluie commençait à tomber en gouttes lourdes et tièdes ; de rapides éclairs déchiraient les nuages noirs qui venaient du Nord.
— En selle, Roumee ! dit la jeune fille, que ce trouble des éléments ne pouvait émouvoir ; il faut que nous arrivions là-bas avant eux.
Et, donnant l’exemple, elle cingla d’un violent coup de cravache son cheval qui partit ventre à terre, après un bond prodigieux qui aurait désarçonné une écuyère moins habile et moins intrépide.
Roumee volait sur ses pas, épouvanté lui-même de cette audace et de cette ardeur.
Ils franchirent comme des fantômes la porte de Golconde, aperçurent à peine le gibet, tant la nuit était sombre, et moins de vingt minutes après leur départ, ils s’arrêtaient brusquement devant la maison de Sania, leurs montures arc-boutées sur leurs jambes de devant, la bouche en feu et le poitrail frémissant.
Le gardien des morts était chez lui ; quelques rayons de lumière traversaient les interstices des murs de sa case, ébranlée par l’ouragan.
Roumee n’eut même pas la peine de frapper.
Le vieillard les avait entendus, et, debout sur le seuil de sa porte, il les attendait.
— Il est inutile que nous entrions chez toi, dit miss Ada, qui avait sauté à terre ; cache ces chevaux dans le massif et conduis-nous. Celui que nous attendons va venir. Voici ce que je t’ai promis. À ton tour, tiens ta parole. Roumee va courir jusqu’à la ville pour chercher les hommes dont nous avons besoin.
— L’Hindou ne trahit jamais son serment, miss, répondit le vieillard en prenant la bourse que lui tendait la jeune fille.
Puis il saisit les chevaux par la bride et les conduisit sous le hangar où il avait attaché ses chiens.
Quelques secondes après, il était de retour, disposé à obéir.
Le cipaye avait disparu du côté de Velpoor.
La veille, il avait fait marché avec deux pauvres diables moyennant quelques roupies et savait où les trouver.
— Je suis à vos ordres, miss, dit l’Hindou ; mais, par cet affreux temps, ne serait-il pas préférable que vous attendissiez chez moi ?
— Non, dit la jeune fille ; ouvre-moi la porte du cimetière et ne t’inquiète de rien. Que me font à moi l’orage, le vent et la pluie ?
— Venez alors, puisque vous le voulez.
Il la précéda vers le champ de repos, dont il poussa la porte en s’effaçant pour qu’elle pût entrer.
— C’est bien, lui dit-elle ; maintenant, laisse-moi et retourne chez toi jusqu’à ce que les autres arrivent, ils ne peuvent tarder.
Elle ne réfléchissait pas, dans son exaltation, qu’elle avait fait la route à cheval et que ceux qui amenaient le corps de Nadir venaient à pied par des chemins défoncés.
C’était près d’une heure qu’elle devait attendre.
— Que Brahma vous garde, miss, vous êtes une courageuse jeune fille ! répondit l’Hindou en tirant la porte à lui.
Émerveillé de l’énergie dont faisait preuve cette frêle et blonde enfant des maîtres de sa patrie, il regagna lentement et en branlant la tête sa misérable demeure.
Miss Ada était seule au milieu des morts.
Pâle, éperdue, la main sur son front comme pour y retenir la raison prête à s’en échapper, elle s’était réfugiée sous un amandier, et s’efforçait de saisir, au milieu des colères de la tourmente, le bruit des pas de ceux qu’elle attendait.
Cela dura près d’une heure peut-être, c’est-à-dire un siècle d’épouvante.
Elle aperçut enfin Roumee, qui pénétrait dans le cimetière.
Il était accompagné de deux Hindous.
L’un portait sur son épaule une large bêche, l’autre des cordes.
— Eh bien ! lui dit-elle en se découvrant à lui, car il la cherchait vainement dans les ténèbres, sommes-nous prêts ?
— Nous sommes prêts, miss, répondit Roumee.
— Tu es sûr de ces hommes ?
— Ce sont deux pauvres parias ; il mouraient de faim à la porte de la pagode ; je n’ai eu aucune peine à les décider à me suivre.
— Ils savent ce qu’ils auront à faire ?
— Ils le savent, miss, et comme je leur ai promis de doubler leur salaire si je n’avais pas à me plaindre d’eux, ils obéiront aveuglément.
— As-tu prévenu Nanda, le brahmine ?
— Il est déjà dans la maison que j’ai louée derrière le temple de Rama.
— C’est bien. Fais cacher ces hommes et attendons !
Roumee venait à peine de se glisser avec ses compagnons derrière un épais bosquet d’aloès, où miss Ada l’avait suivi, qu’il l’avertit que des bruits de pas se faisaient entendre sur la route.
Le cipaye ne s’était pas trompé.
Quelques secondes à peine s’étaient écoulées qu’il reconnaissait la voix du gros Stilson, maudissant l’orage et la corvée dont on l’avait chargé.
Presque aussitôt, la porte du cimetière se rouvrit, et le cortège en franchit le seuil.
Quatre robustes Bengalis portaient la bière sur leurs épaules ; Sania les précédait, une torche de résine d’une main et ses instruments de fossoyeur de l’autre.
Ensuite venait Sita, brisée de fatigue et de douleur, puis les huit soldats anglais que commandait un sous-officier, et enfin Stilson qui semblait ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre.
Ils se dirigèrent vers l’extrémité du cimetière.
En passant devant les arbres où il supposait que la jeune fille était cachée, Sania y jeta un regard furtif, comme pour lui dire de le suivre, mais miss Ada ne voyait que le cercueil, et lorsqu’elle s’aperçut qu’une femme l’accompagnait, elle étouffa un cri d’étonnement.
— Quelle est cette femme, Roumee ? demanda-t-elle à l’Hindou, en étendant vers Sita une main tremblante.
Une pensée terrible venait de lui traverser l’esprit.
— Mais je ne sais, lui répondit le Mahratte, aussi surpris que sa maîtresse : une pleureuse, une servante, peut-être bien.
— Elle n’est pas vêtue comme une servante. Viens vite ! la présence de cette femme m’inquiète.
Elle entraîna Roumee et ses deux hommes, et suivit les porteurs en se cachant derrière les arbres.
Elle ne quittait pas des yeux Sita qui, la tête courbée, se voilait la figure de ses deux mains.
Au même instant, pénétraient dans le cimetière par la porte qui était restée ouverte, plusieurs Hindous. Ils gagnèrent également, en se glissant dans l’ombre, l’endroit vers lequel s’était dirigé Sania.
Du reste ceux qui portaient le cercueil et ceux qui l’escortaient avaient trop hâte d’en finir pour s’inquiéter de ce qui se passait autour d’eux.
La pluie tombait toujours et l’orage était dans toute sa force.
Arrivé dans un des endroits les plus reculés de la nécropole, le cortège s’arrêta, et Sania, après avoir donné sa torche à un des soldats, se mit à creuser la fosse.
Miss Ada fit signe à ses hommes de ne pas aller plus loin.
Dix pas la séparaient à peine du cercueil que les porteurs avaient déposé sur le sol et contre lequel s’était agenouillée Sita.
L’Anglaise ne la quittait pas du regard.
L’œuvre avançait lentement ; la terre, délayée par la pluie, était pesante, et chaque pelletée qu’il soulevait coûtait au robuste vieillard un violent effort.
Les soldats voulurent alors l’aider ; chacun prit à son tour l’instrument du fossoyeur et le trou fut bientôt assez profond.
Vingt minutes à peu près avaient suffi à ce lugubre travail.
Lorsque Sania s’approcha de la bière pour la soulever avec les porteurs, à l’étonnement de Stilson, Sita ne fit entendre aucune plainte.
Elle s’était redressée, et, les yeux au ciel, la physionomie inspirée, semblait ne plus attendre que d’en haut secours et protection.
Le lourd cercueil glissa sur le sable humide et disparut dans la fosse béante.
Puis on entendit les pelletées de terre tomber lourdement sur les planches.
Aux lueurs vacillantes de la torche, Ada vit le trou se combler rapidement et le sol reprendre son niveau.
Lorsqu’elle leva la tête, elle n’aperçut plus cette femme dont la présence lui avait paru inexplicable.
Sita avait disparu.
Elle sentit alors son cœur soulagé d’un poids énorme, et elle ne songea plus qu’à suivre des yeux les soldats et les porteurs qui faisaient leurs préparatifs de départ.
Le gros Stilson les pressait, ne cachant pas sa joie que tout fût terminé. Il serait certainement parti seul en avant si l’obscurité lui avait permis de se diriger.
Sania donna enfin le signal de la retraite et reprit sa torche pour les guider dans le dédale des tombeaux.
Bientôt la petite troupe disparut derrière les arbres et miss Ada entendit la porte du cimetière qui se refermait.
— À nous, maintenant, Roumee, dit-elle au cipaye, sur lequel elle était restée appuyée pendant toute cette scène ; montre à ces hommes ce qu’ils doivent faire.
Et quittant le massif où elle s’était abritée, elle s’avança, suivie des Hindous, jusqu’à la légère élévation qui indiquait exactement l’endroit de la fosse.
Roumee avait échangé quelques paroles avec les parias.
— Là, leur dit-elle, en leur montrant l’endroit où ils devaient creuser.
Les deux Hindous venaient de se courber sur le sol, et ils y enfonçaient leur bêche, lorsque soudain la jeune Anglaise se rejeta en arrière en poussant un cri d’effroi.
À la lueur d’un éclair, elle venait de voir se dresser en face d’elle, pâle, les cheveux dénoués, les yeux étincelants, une femme qui, le bras étendu vers elle, semblait la menacer et la maudire.
Elle avait eu le temps de distinguer aussi, à quelques pas en arrière, les hommes qui l’accompagnaient.
— À moi, Roumee ! s’écria-t-elle éperdue de terreur.
Sita venait de se jeter à sa rencontre pour lui disputer le cadavre de son fiancé.
Le cipaye, sans comprendre ce qui se passait, s’était instinctivement placé devant miss Ada pour lui faire un rempart de son corps, car l’Hindoue, après avoir franchi d’un seul bond l’espace qui la séparait de son ennemie, s’était arrêtée à quelques pas d’elle.
— Que venez-vous donc faire ici ? lui demanda-t-elle d’une voix étranglée et les lèvres frémissantes ; pourquoi ces hommes veulent-ils profaner cette tombe qui m’appartient ?
La fille de sir Arthur se taisait, ne sachant que répondre.
Qui était cette femme, pour oser lui parler ainsi ?
Les Hindous avaient cessé leur travail ; ils restaient immobiles, ne comprenant rien à cette scène étrange et attendant de nouveaux ordres.
Roumee lui-même ne savait que faire.
Cette femme n’allait-elle pas les trahir par ses cris, et quelles seraient les suites d’une rixe entre ses hommes et ceux qui l’accompagnaient ?
Miss Ada eut la même pensée, et, jugeant qu’une explication loyale était préférable à tout, elle repoussa doucement Roumee et releva la tête.
Sita put alors distinguer ses traits, et en reconnaissant qu’elle avait affaire à une étrangère, à la fille de l’un de ceux qui étaient les oppresseurs de sa race, une imprécation s’échappa de sa bouche :
— Par Yama, le juge des morts ! s’écria-t-elle, je devine maintenant qui vous êtes, car je vous connaissais déjà de nom, miss Ada Maury, qui m’aviez enlevé le cœur de Nadir et qui maintenant voulez me voler son cadavre ! Venez donc, si vous l’osez, chasser la fiancée de la tombe de son fiancé !
Elle avait gravi le tertre qui surmontait la fosse, et s’y tenait debout, indignée, menaçante.
Mais miss Ada avait retrouvé tout son sang-froid et tout son courage.
Elle se rapprocha de Sita.
— Enfant, lui dit-elle de sa voix douce et persuasive, ménagez vos outrages. Dieu m’est témoin que si j’avais su que vous étiez vivante, je ne serais pas ici à cette heure pour tenir le serment que j’ai fait au mort !
— Le serment !… lequel ? demanda l’Hindoue, étonnée de ce calme et de cette douceur.
— J’ai vu Nadir dans son cachot peu de jours avant qu’il cessât de vivre. Je voulais lui rendre la liberté, il l’a refusée, aussi bien que cet amour que vous me reprochez d’avoir eu pour lui. Il pensait que vous étiez arrêtée, condamnée peut-être, ainsi que votre père, et il voulait mourir. Ni mes pleurs, ni mes prières n’ont rien pu changer à sa résolution ; il n’exigea de mon affection qu’une promesse.
— Laquelle ? dit Sita, de plus en plus surprise.
— Toute sa douleur, en quittant cette vie, était de ne pas mourir entouré des siens et de songer que son corps serait rendu à la terre, comme ceux des animaux immondes, sans avoir été purifié selon les usages de sa religion.
« Je lui jurai de faire ce qu’il m’ordonnerait pour que son âme fût heureuse, c’est-à-dire d’enlever son cadavre de ce cimetière et de le remettre aux mains du brahmine de la pagode de Rama, auquel je dois en même temps présenter son anneau comme preuve de ma mission. À qui vouliez-vous qu’il demandât ce service, puisque j’étais la dernière personne amie qu’il devait voir, puisqu’il vous croyait morte ?
« C’est pour cela, enfant, que je suis ici ; c’est pour l’accomplissement de mon œuvre sacrée que ces hommes m’accompagnent. Dites, dois-je partir ? Voulez-vous que je manque à mon serment ?
Pendant que miss Ada parlait, une transformation rapide s’était faite dans les traits de Sita. Elle s’était rapprochée à pas lents, les yeux humides, la bouche entr’ouverte dans un sourire, les bras étendus vers celle pour laquelle elle n’avait eu d’abord que des paroles de haine, et aspirant, pour ainsi dite, chacune de ses phrases, chacun de ses mots.
— Oh, pardon ! dit-elle en se laissant tomber à genoux devant la jeune fille, pardon ! mais je ne savais pas ; la jalousie me torturait. Restez, miss, puisqu’il l’a ordonné. Moi aussi, j’avais formé le projet d’enlever le corps de Nadir de cette fosse impure et de l’emporter loin de ce pays maudit, afin de pouvoir toujours prier sur sa tombe.
— Alors, à nous deux, pauvre enfant, dit l’Anglaise en relevant l’Hindoue et en l’attirant vers elle ; à nous deux maintenant pour arracher à la terre ce corps sur lequel, moi, je prierai pour la dernière fois. Il sera ensuite à vous seule.
Elle fit signe à ses hommes de se remettre à l’œuvre, pendant que Sita donnait les mêmes ordres aux siens.
XI
DEUX FEMMES POUR UN CADAVRE.
’était un spectacle émouvant, au milieu des colères de la tempête déchaînée, que celui de ces deux femmes, de mœurs, de race et de religion différentes, et cependant entrelacées, unies dans une même pensée.
Elles suivaient des yeux les fossoyeurs qu’elles encourageaient de la voix.
On eût dit que chaque pelletée de terre arrachée à cette fosse était un poids de moins pour leurs seins oppressés.
Bientôt les bêches de fer mordirent sur les planches du cercueil. Elles se penchèrent avides et anxieuses sur le trou noir et béant.
Deux des Hindous y descendirent, et, faisant glisser des cordes sous chacune des extrémités de la bière, il les tendirent à leurs compagnons, qui, unissant leurs efforts, la soulevèrent et la déposèrent doucement sur le sol.
— Maintenant, Roumee, dit Ada, fais combler cette fosse de façon qu’il ne reste pas ici trace de notre passage. Que quatre de ces hommes prennent le cercueil sur leurs épaules, et conduis-nous.
Sita s’était couchée sur le coffre funèbre ; et, par les solutions de continuité qui y existaient entre les planches, elle semblait en vouloir sonder les ténèbres.
Ses lèvres s’agitaient comme pour en interroger le silence de mort.
— Venez, lui dit la fille de sir Arthur en la prenant par le bras, le brahmine nous attend.
Les Hindous soulevèrent la bière, et la petite troupe, conduite par Roumee, se dirigea vers la porte du champ de repos.
Le cipaye, qui servait de guide, ayant dit aux porteurs de prendre sur la gauche, ils s’enfoncèrent tous sous les arbres de l’avenue, à l’extrémité de laquelle s’élevait la pagode de Rama.
C’était à cent pas du temple que Roumee avait loué la maison où ils se rendaient.
Sita, la tête penchée, marchait auprès d’Ada sans mot dire.
Ils furent bientôt sur la place du temple.
Roumee poussa la porte de la maison qui était entr’ouverte, et Ada put voir, en pénétrant dans la grande pièce qui occupait tout le rez-de-chaussée, un homme dans l’attitude de la prière.
C’était le brahmine dont lui avait parlé Nadir.
En entendant des pas derrière lui, le prêtre s’était relevé.
Il s’inclina respectueusement devant la jeune fille qui venait de lui remettre l’anneau du mort, et seulement en levant la tête, il s’aperçut avec étonnement qu’elle était accompagnée d’une autre femme.
— Sita ! s’écria-t-il en reconnaissant l’Hindoue, qu’il avait prise d’abord pour une suivante.
— Moi-même, Nanda ! Mon fiancé me croyait morte, et l’étrangère a pris ma place pour lui rendre les derniers devoirs. Nous serons deux pour prier. Renvoyez ces hommes ; nous devons être seules ici.
Le brahmine paraissait en proie à une émotion profonde, mais il avait entre les mains l’anneau du Maître.
Il courba la tête, prêt à obéir.
Pendant ce temps, les porteurs avaient posé le cercueil sur le sol, et le cipaye, avec la lame de son sabre, en avait fait sauter les planches supérieures.
Après avoir généreusement payé ses ouvriers, il les avait conduits jusqu’à la porte qu’il avait barricadée derrière eux.
Lorsqu’il rentra dans la salle, Sita et la fille de sir Arthur venaient, avec l’aide du brahmine, d’enlever le cadavre de la bière.
Elles l’avaient étendu sur un tapis épais, la tête soulevée par un coussin.
Les lumières l’éclairaient en plein visage.
Ses traits n’avaient subi aucune altération ; sa peau avait seulement la couleur de la cire, avec quelques taches noirâtres, çà et là.
Le brahmine leva les yeux au ciel comme pour appeler Vischnou à son aide ; les deux femmes s’agenouillèrent, après avoir jeté un regard furtif sur le corps inanimé.
Roumee, adossé à la muraille, assistait muet à cette scène étrange.
Le silence s’était fait, troublé seulement par le crépitement des flambeaux et le murmure des prières.
Cela dura longtemps, une heure peut-être.
— Le moment est venu, s’écria soudain le brahmine ; femmes, éloignez-vous !
Le vieillard, l’air inspiré, l’œil flamboyant, s’approcha du mort.
Miss Ada et Sita avaient relevé la tête et lui avaient fait place.
Le brahmine se pencha sur le corps, l’examina longuement, et prenant le bras droit de Nadir, le souleva jusqu’à ce qu’il fît avec sa poitrine un angle de 25 degrés à peu près.
Après l’avoir soutenu quelques secondes dans cette position, il retira sa main, et le bras resta étendu dans le vide au lieu de retomber inerte le long du corps.
Il dut l’abaisser doucement lui-même pour lui faire reprendre sa première position, et il sembla à miss Ada que comme un gémissement s’était fait entendre dans l’articulation de l’épaule du mort.
On eût dit le bruit que fait une charnière rouillée.
Le visage du prêtre s’était illuminé de joie.
Les yeux de Nadir étaient entr’ouverts, les Hindous n’ayant pas l’habitude de les fermer aux trépassés ; Nanda en releva complètement les paupières.
Les prunelles étaient éteintes et rapprochées du nez, comme dans le double strabisme convergent.
Il les referma, et pendant quelques instants y passa le pouce et chacune de ses mains en les frottant lentement, puis plus rapidement ensuite, du dedans au dehors.
Lorsqu’il les rouvrit, la prunelle avait repris sa position normale.
L’œil était fixe, moins vitreux ; il semblait vivre.
Miss Ada étouffa un cri de terreur ; Sita se pencha sur le corps, suivant le prêtre dans chacun de ses mouvements.
Après avoir desserré les dents de Nadir avec un poignard, Nanda fit glisser entre ses lèvres quelques gouttes d’une liqueur rouge et d’une odeur balsamique.
Ensuite il se mit à masser ses muscles avec une extrême vigueur, en commençant par ceux de l’estomac.
Puis sur le cou, ombré déjà de larges taches scorbutiques, il se livra à des passes magnétiques et à des frictions longuement répétées.
Tout à son œuvre, le brahmine ne prononçait pas une parole. Les deux femmes osaient à peine faire un mouvement et retenaient leur haleine.
Roumee lui-même, abandonnant son immobilité, s’était rapproché.
Tout à coup ce masque de cire qui semblait recouvrir le visage de l’exhumé eut comme un tressaillement nerveux, et, en même temps que sa mâchoire inférieure rejoignait la supérieure avec un petit bruit sec des dents contre les dents, celui de ses bras que le brahmine avait de nouveau soulevé et laissé en l’air, redescendait graduellement, par un mouvement lent et continu, le long de son corps.
Sita et l’Anglaise eurent un même élan pour se jeter sur lui, mais Nanda les arrêta du geste, et, la physionomie radieuse, il reprit avec ardeur son massage et ses frictions.
Il continua ainsi pendant près d’une heure.
Les chairs du mort semblaient, sous les doigts nerveux du vieillard, se raffermir et se colorer.
Lorsqu’il crut l’instant favorable, il souleva Nadir avec l’aide de Roumee, et l’assit le dos à la muraille et la tête soutenue par des coussins.
La fille de sir Arthur ne savait à quelle opération mystérieuse elle assistait.
Quant à Sita, elle semblait avoir oublié l’étrangère. Ses yeux, fixés sur le corps de son fiancé, n’exprimaient plus qu’un bonheur ineffable.
Le regard de Nadir, quoiqu’il fût toujours fixe et droit, s’était fait intelligent, presque interrogateur.
Ses lèvres, par un mouvement lent et automatique, se levaient et s’abaissaient.
Ses mains, que les deux femmes avaient prises dans les leurs, n’étaient plus glacées. Il sembla à chacune d’elles qu’une imperceptible pression répondait à leur étreinte.
Soudain, sa poitrine se souleva et sa bouche entr’ouverte laissa échapper un long soupir.
Elles n’en pouvaient plus douter : Nadir vivait encore. Nouveau Lazare, il s’échappait de son tombeau !
La mort n’avait pas voulu de lui, ou il avait vaincu la mort.
Bientôt, en effet, les signes du retour de l’Hindou à la vie devinrent plus évidents, plus manifestes.
Il sortait lentement, mais progressivement, d’une façon certaine, de l’état cataleptique qui, pour tous, avait été la mort ; état qu’il avait provoqué probablement sur lui-même par un de ces mystérieux moyens dont certaines castes hindoues ont le secret.
Bientôt, avec l’aide du brahmine, il leva la tête et porta à son front ses mains amaigries.
Il le pressait entre ses doigts crispés, comme pour y rappeler la mémoire, en faire jaillir la volonté.
Enfin il s’assit lui-même sur sa couche mortuaire, et ses regards allèrent alternativement de l’une à l’autre des deux femmes, pour s’arrêter sur Sita avec une expression indéfinissable de stupeur.
— Sita ! murmurèrent enfin ses lèvres, Sita !
Et il referma les yeux, pensant sans doute qu’il était le jouet d’un songe et qu’il ne vivait plus, puisqu’il revoyait celle qu’il croyait morte.
Mais cette hésitation ne pouvait être de longue durée : l’Hindoue s’était agenouillée devant le ressuscité et couvrait ses mains de baisers.
— Sita ! répéta-t-il en rouvrant les yeux.
— Oui, Sita, dit la jeune femme, Sita dont tu as douté, Maître, et qui a trouvé sa place auprès de toi prise par une étrangère.
— Je te croyais morte.
— J’étais morte pour tous, Nadir, parce que je voulais vivre désormais à côté de ton tombeau. Après l’arrestation de mon père, je me suis sauvée chez toi, mais j’ai été chassée par des hommes de la race de cette femme qui m’a volé ton cœur.
En même temps que son fiancé avait recouvré la vie, la fille du brahmine avait senti renaître toute sa jalousie.
— Silence ! Sita, interrompit l’Hindou, et n’aie pour cette étrangère que respect et reconnaissance, car c’est une vaillante fille. Laisse-la s’approcher de moi.
Le brahmine, qui ne perdait pas un mot de cette scène, attira Sita vers lui.
Miss Ada ne savait rien de ce qui s’était dit : Nadir et sa fiancée s’étaient exprimés en langue tamoul, qu’elle ne comprenait pas.
Du reste, ce dont elle venait d’être témoin lui avait causé un si profond étonnement, qu’il ne fallut rien de moins que la voix de celui qu’elle avait sauvé de la mort pour la rappeler à la réalité.
— Miss Ada, lui dit-il, merci : vous avez tenu votre promesse, ma reconnaissance sera pour vous éternelle. Mais vous ne pouvez rester plus longtemps ici, retournez à Hyderabad et pardonnez-moi de vous avoir trompée. Nous nous reverrons !
Il lui avait tendu la main, et son regard, qui avait repris toute sa puissance, plongeait dans les yeux de la jeune fille.
— Quand ? demanda-t-elle.
— Bientôt, attendez chez vous. Vous saurez comme l’Hindou sait aimer et punir.
Seulement alors, il aperçut Roumee, et son visage s’assombrit.
— Ai-je besoin de vous demander, miss Ada, si vous êtes sûre de cet homme ? poursuivit-il avec inquiétude.
— Sûre comme de moi-même, Nadir. Il aime une femme qui donnerait sa vie pour m’épargner une larme.
— Tant mieux, alors ; car, dans le cas contraire, il serait préférable pour moi que je fusse resté vivant dans mon cercueil, et que mon corps eût subi toutes les tortures. Allons, miss, encore une fois merci et à bientôt. Le jour doit être près de paraître, hâtez-vous !
Comme épuisé de cette première victoire sur la mort, il retomba sur sa couche, suivant du regard la fille de sir Arthur, que Roumee entraînait hors de la maison.
Lorsqu’il eut entendu la porte se refermer derrière eux, il rappela Sita près de lui, et la tête sur le sein de la jeune femme, il parut s’assoupir profondément.
Mais le corps seul de Nadir succombait à la fatigue. Son esprit veillait et cherchait la solution de ce terrible problème de vie et de mort qu’il s’était posé à lui-même.
Ce secret, qu’il aurait voulu ensevelir dans la tombe, était maintenant celui de deux femmes et d’un soldat.
Lorsque Sita, qui s’était elle-même endormie brisée de fatigue, se réveilla, le brahmine avait disparu, et Nadir s’était irrévocablement arrêté au parti qu’il devait prendre.
Les larmes et les prières de sa fiancée ne devaient pas le fléchir.
— Ami, lui disait-elle, Vischnou t’a donc rendu à moi, qu’il soit béni ! Hâtons-nous de nous éloigner de cette ville maudite. Allons cacher nos regrets dans une de ces douces retraites inaccessibles que tu connais, et peut-être le bonheur viendra-t-il nous visiter encore. La nuit prochaine, lorsque les ténèbres envelopperont cette demeure, nous fuirons à travers la forêt. Si tes forces te font défaut, tu t’appuieras sur moi, je serai forte pour nous deux.
Nadir ne répondait pas.
— Tes ennemis ne songent pas à te poursuivre, continua la jeune femme inquiète de ce silence ; ils te croient mort, et c’est cela qui fera notre sécurité. Je me rappelle ces oasis parfumées du Malwa que tu m’as décrites et où nos oppresseurs n’ont pas encore pénétré, nous les atteindrons sans nous arrêter dans les villes, et tu seras mon époux aimé. Je redeviendrai belle, car mes joues ne seront plus sillonnées par les larmes ; les pleurs n’effaceront pas le khol de mes yeux, ni le vermillon de mes lèvres. Ta Sita retrouvera la jeunesse, la beauté et la vie avec ton amour. Ne détourne pas les yeux, ami, réponds-moi !
— Enfant, dit enfin l’Hindou en attirant tendrement Sita vers lui, le séjour de l’homme sur la terre ressemble à un voyage fait pendant la nuit : la jeunesse, la vie, la beauté, la fortune et l’amour sont un faisceau de paille que le courant entraîne.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’on ne saurait lutter contre sa destinée, Sita, et que la nôtre doit s’accomplir jusqu’au bout.
— Je ne te comprends pas ; tu m’épouvantes !
— As-tu donc pensé un instant, pauvre fille, que je n’avais joué cette horrible comédie de la mort que pour acheter le droit de vivre dans la retraite et l’oisiveté, et que je n’étais sorti de mon tombeau que pour ne pas mourir. C’est aujourd’hui seulement, au contraire, que ma vie commence, c’est aujourd’hui surtout qu’il me fait une preuve de ton obéissance et de ton amour.
Faisant appel à toute son énergie, Nadir s’était soulevé sur sa couche funèbre. Son regard était inspiré, sa voix métallique et vibrante.
Sita, sans comprendre encore ce que voulait dire son fiancé, sentait instinctivement qu’il était perdu pour elle.
Elle était retombée à genoux, les yeux remplis de larmes.
— Sois forte, poursuivit l’Hindou, peut-être trouverons-nous un jour tout ce bonheur promis ; mais l’heure n’est pas venue. Écoute-moi ; voici ce que ton fiancé te demande, voici ce que ton maître ordonne. Obéiras-tu ?
— J’obéirai, dit Sita dans un sanglot.
— Dès que la nuit sera venue, tu te retireras chez Nanda, dont les filles te recevront comme une sœur, et chaque jour tu quitteras la pagode pour jeter des fleurs et des feuilles de toulasi sur ma tombe. Moi, j’ai une longue route à faire et je partirai demain à la fin du jour, si mes forces me le permettent.
— Je ne te reverrai plus !
— Brahma seul le sait, Sita ! Tu le prieras pour moi ; il est le souverain maître de nos destinées. Laisse-moi te donner un dernier baiser d’adieu et console-toi. Bientôt tu pourras lever orgueilleusement la tête et te parer de tes plus beaux atours, car le nom de Nadir retentira comme un glas funèbre sur toutes les terres où flotte le pavillon de nos ennemis. Le tigre de Saugor terrassera le lion britannique.
— Que ta volonté soit faite, maître ! répondit Sita avec la soumission ordinaire des femmes hindoues et en étouffant ses larmes.
Puis elle avait veillé jusqu’au point du jour sur le sommeil de son fiancé, et après lui avoir fait un suprême et déchirant adieu, elle s’était éloignée avant le lever du soleil.
Dès qu’il fut seul, Nadir détacha de son cou les deux émeraudes qui y étaient suspendues, car il avait joint à celle qu’il possédait depuis son enfance celle que lui avait donnée Romanshee dans le cachot de Golconde, durant cette nuit qu’ils avaient passée ensemble, et il se mit à examiner attentivement ces pierres mystérieuses.
Sur chacune d’elles était d’abord gravé ce signe que Nadir portait sur le bras gauche, puis, au-dessous de ce signe, on lisait sur chaque émeraude un fragment de phrases en prâcrit.
Épelés séparément, ces mots ne présentaient aucun sens complet. Sur l’une des pierres il y avait : Le lion de Serdsad-Ji veille ; et sur l’autre : À cinq cents pas devant lui est la puissance.
Réunis au contraire, ces fragments de phrase étaient une énigme, mais seulement un énigme, dont l’élève de Romanshee devait deviner le mystère.
Serdsad-Ji avait été le dernier radjah de Tanjore et l’un des adversaires les plus redoutables de l’Angleterre, jusqu’au moment où Hyder-Ali, sacrifiant les intérêts de sa patrie d’adoption, l’avait renversé, et préparé ainsi, pour les envahisseurs, la conquête du Dekkan méridional.
La légende disait qu’Hyder-Ali, musulman d’origine, avait voulu terrasser surtout dans le radjah de Tanjore le défenseur du brahmanisme, que l’invasion avait repoussé dans le sud de la presqu’île indoustane, et le chef occulte, bien qu’il parût protéger les chrétiens, de cette impitoyable secte des Thugs, qui s’étendait des sources du Gange au cap Cormorin et frappait indistinctement tous les étrangers, quelle que fût leur nationalité.
Nadir n’ignorait rien de ces faits historiques et il savait, de plus, Romanshee lui en avait souvent parlé, que le successeur d’Hyder-Ali, le fameux Tippoo-Saïd, avait fait élever, pour la mémoire de son père, un splendide mausolée à Serdsad-Ji sur la route de Tritchinapaly à Tanjore.
Il ne lui restait qu’à interpréter le sens caché de l’énigme.
Pendant de longues heures, il resta les yeux fixés sur ces pierres gravées, appelant à son aide toute la lucidité de son esprit, évoquant tous ses souvenirs et paraissant lutter contre lui-même.
Soudain, il se releva le front rayonnant, la bouche souriante, l’orgueil de la victoire peint sur le visage.
Il avait résolu le problème que la fatalité lui avait posé.
Peu d’instants après la nuit vint, et il quitta à son tour cette maison où il était entré dans un cercueil et de laquelle il sortait vivant.
XII
AU PIED DU GIBET.
près avoir quitté Nadir, miss Ada et Roumee regagnèrent la case de Sania sans échanger une parole.
Là, ils retrouvèrent leurs chevaux et sautèrent en selle pour reprendre le chemin d’Hyderabad.
— Sur ta vie, pas un mot ! s’était contentée de dire la jeune fille au cipaye en se séparant de lui à la porte du jardin ; et elle avait regagné à la hâte son appartement, où Sabee l’attendait mortellement inquiète.
La jeune servante ne s’étais pas couchée.
Miss Ada fit signe à Sabee d’ouvrir sa fenêtre et vint s’accouder à son balcon, le menton dans la paume de la main droite, les yeux levés vers le ciel.
Le jour commençait à paraître, l’orage s’était éloigné ; dans les massifs du jardin les oiseaux s’essayaient à leurs plus doux chants.
Elle resta ainsi rêveuse et pensive une partie de la matinée, et seulement vers le milieu de la journée, elle se décida, sur les prières de Sabee, à prendre quelques instants de repos.
Elle venait à peine de s’endormir lorsque sa femme de chambre l’éveilla.
Sir Arthur Maury désirait voir sa fille, et malgré tout ce que Sabee lui avait dit de son état de souffrance, il avait tellement insisté qu’elle n’avait pas osé lui refuser l’entrée de l’appartement.
Le gentilhomme la suivait.
Sautant en bas du lit sur lequel elle s’était étendue, miss Ada s’avança au-devant de son père.
— Je regrette, Ada, dit celui-ci, de violer la consigne que vous avez donnée à Sabee, mais il est nécessaire que je m’entretienne avec vous.
— J’ai fait ce matin une longue promenade à cheval qui m’a fatiguée un peu, répondit-elle, mais je n’en suis pas moins tout à vos ordres. Qu’y a-t-il de nouveau ? Je vous écoute.
C’était la première fois, depuis plusieurs jours, que le père et la fille se trouvaient en présence et seuls, car la scène violente que nous avons racontée les avaient éloignés l’un de l’autre plus que jamais.
— Il y a, dit le colonel après s’être recueilli un instant, que vous ne pouvez continuer à vivre dans cette retraite que vous affectez de rechercher, et qu’il est temps, pour faire cesser des bruits fâcheux et ridicules, que vous repreniez vos habitudes d’autrefois. Vos amis s’inquiètent à raison, et le soin de votre réputation exige que vous ouvriez de nouveau votre porte à ceux qu’il vous convient de recevoir. Je regrette les paroles dures qui m’ont échappé l’autre soir dans la colère, et je viens vous donner une preuve de mon désir de vous voir tout oublier. J’ai reçu à votre sujet une demande qui m’honore et ne peut que vous flatter.
— Laquelle, mon père ? fit miss Ada, sans se douter de ce dont il allait être question.
— Le capitaine George Wesley, que j’aime et que j’estime, et à qui vous avez toujours semblé témoigner quelque sympathie, m’a prié de lui accorder votre main.
— Me marier ! ne put s’empêcher de s’écrier la jeune fille avec effroi.
— Mais, qu’y a-t-il là de surprenant ? Vous avez dix-huit ans, vous êtes belle. J’étais au contraire surpris que pareille démarche n’eût pas été faite depuis longtemps déjà par un de vos nombreux admirateurs.
— C’est le capitaine George qui, de son propre mouvement, sans que vous soyez allé au-devant de lui, vous a fait cette demande ?
— Certainement, répondit sir Arthur embarrassé.
— Cela m’étonne, reprit Ada ; j’ai pour George une amitié réelle ; il eût donc mieux fait de s’adresser d’abord à moi pour savoir si j’étais disposée à approuver sa demande. C’est, je le sais, un noble et vaillant gentilhomme ; mais il n’est pas riche, que je sache, et j’ignore quelle dot vous voulez me donner.
Elle avait prononcé ces mots en scandant pour ainsi dire chacune de ses syllabes.
Sir Arthur fit un mouvement et jeta sur sa fille un de ces mauvais regards qu’il n’était pas toujours maître à réprimer.
Il se hâta cependant de répondre d’un ton qu’il s’efforçait de rendre naturel :
— Non, George n’est pas riche, mais j’ai l’intention de lui compter, en vous mariant, dix mille livres sterling.
— Dix mille livres, sir Arthur ! Ma mère, qui n’était qu’une fille du peuple, vous en a apporté plus de cent cinquante mille.
Le colonel se leva brusquement, le rouge au front.
— C’est vrai, répondit-il, après un instant de silence, pendant lequel il avait paru faire provision de calme ; c’est vrai, votre mère avait une fortune considérable ; mais si des désastres, que vous ne comprendriez pas en ont englouti une partie, il m’est pénible qu’ils me soient reprochés par mon enfant.
Il était évident que la jeune fille venait d’atteindre le but qu’elle s’était proposé, car un soupir de satisfaction s’échappa de ses lèvres.
— Je ne songe pas, sir Arthur, reprit-elle, à vous blâmer, et mon intention n’est pas de vous demander compte de cette fortune.
— Comment ! compte ? dit avec étonnement le colonel.
— Mais, certainement, compte. Croyez-vous donc que je sois, à ce point, ignorante de nos lois, que je ne sache pas que vous n’étiez que le dépositaire, l’usufruitier de cet argent ? Cependant, vous demander ce qu’il est devenu est loin de ma pensée. Seulement, comme la fille de sir Arthur Maury ne peut apporter en dot à son époux une somme qui ne suffirait même pas à l’entretien de sa garde-robe et de son écurie, je vous prie, en échange de mon silence et de l’abandon complet que je vous fais de mes droits, de m’accorder la liberté de vivre à ma guise et de répondre moi-même au capitaine George.
Sir Arthur ne s’attendait pas à voir son entretien avec sa fille prendre cette tournure, et la situation nouvelle qui lui était faite froissait tous ses sentiments orgueilleux.
— C’est bien, miss Ada, c’est bien, termina-t-il alors d’un air ironique et glacial ; j’attendrai votre bon vouloir, puisque je suis à votre merci. J’espère que le bon sens aura sur votre esprit plus d’empire que moi-même.
Et saluant cérémonieusement sa fille, il se retira profondément blessé.
Miss Ada s’enferma chez elle plus calme qu’elle ne s’était sentie depuis longtemps et tout entière au souvenir de celui dont l’image était toujours devant ses yeux.
Cependant, malgré la promesse que Nadir lui avait faite, plusieurs jours s’étaient écoulés sans qu’elle eût entendu parler de lui.
Roumee s’était vainement rendu à Velpoor.
Non-seulement il avait trouvé vide la maison mortuaire, mais encore le brahmine Nanda avait été impénétrable.
« Les secrets du Maître ne sont qu’à lui, » s’était contenté de répondre le prêtre à toutes les questions du cipaye.
Le fidèle serviteur n’avait pu rien apprendre à la jeune fille de ce qu’elle désirait savoir ; aussi restait-elle des journées entières dans une tristesse et un accablement dont nulle distraction ne pouvait la tirer.
Cela dura près d’un mois, pendant lequel sa santé donna à ceux qui l’aimaient les plus sérieuses inquiétudes.
C’est avec peine que Sabee la décidait de temps à autre à sortir un peu vers la fin du jour.
Un soir, qu’elle rentrait de l’une de ces tristes promenades et que, la tête baissée, appuyée sur l’épaule de la jolie Mahratte, elle allait franchir la grille de son hôtel, elle sentit qu’on la tirait doucement par le bas de sa robe.
C’était un mendiant qui, accroupi sur le seuil de la porte, lui demandait l’aumône.
Au moment où elle laissait tomber une pièce de monnaie dans la main que le paria tendait vers elle, elle tressaillit.
Cet homme venait de prononcer en hindoustani une phrase dont elle n’avait pas perdu une syllabe, malgré sa préoccupation et son trouble :
— Beebee, Sahib toom ruhega ke pas hewar ka dopuhur rat, avait-il dit rapidement et à voix basse. Ce qui voulait dire :
— Miss, le Maître t’attendra ce soir, à minuit, à la porte de Golconde.
Elle eût voulu lui demander quelques explications ; mais obéissant sans doute aux ordres qui lui avaient été donnés, le mendiant avait aussitôt disparu.
Miss Ada rentra dans son appartement toute transformée.
Nadir ne l’avait donc pas oubliée, puisqu’il l’appelait à lui. Elle allait enfin le revoir.
Dans sa joie, elle embrassait Sabee et la serrait dans ses bras.
Dès qu’elle fut prête, car elle n’avait pas voulu attendre un instant pour s’habiller, les heures lui semblèrent des siècles.
Elle avait d’abord eu l’intention d’aller seule à ce rendez-vous ; mais elle finit par se rendre aux observations de sa suivante, qui lui avait fait comprendre qu’à pareille heure elle ne pouvait songer à traverser la ville noire sans être accompagnée.
Elle fit alors venir Roumee, et, bien avant que le moment fût venu, elle l’entraînait hors de l’hôtel et parcourait avec lui cette longue artère tortueuse et bordée de cases qui traverse tout le quartier indigène.
La nuit était obscure, les rues complètement désertes.
Sauf les chiens errants qui aboyaient sur leur passage, rien, dans la triste et misérable ville noire, ne donnait signe d’existence.
Ils atteignirent rapidement la porte de Golconde, et ils s’en étaient déjà éloignés de plusieurs centaines de pas, dans la large avenue plantée d’arbres qui y faisait face, lorsque miss Ada s’arrêta brusquement et, toute tremblante, saisit Roumee par le bras en étendant la main devant elle.
À quelques pas plus loin, sur la droite du chemin, la lune, qui venait de se lever, lui montrait, encore suspendus aux gibets, les squelettes des derniers condamnés.
Elle entendait les cris rauques des chacals qui, grattant impatiemment le sol de leurs griffes, guettaient au pied des potences les lambeaux de chairs que les vautours laissaient tomber par moments en se disputant leur sinistre butin dans l’air, et les clameurs glapissantes des aigles qui décrivaient des cercles concentriques de leur vol au-dessus des arbres dont les branches, agitées par le vent, fouettaient les pendus au visage.
Puis elle aperçut au milieu du chemin, tête nue, les regards fixés sur les suppliciés, un homme qui semblait les compter, et la main levée vers eux, leur faire un serment.
Se sentant défaillir, elle jeta un cri d’horreur.
Cet homme était Nadir.
En reconnaissant la voix de la jeune fille, l’Hindou se retourna et s’élança vers elle pour la recevoir dans ses bras.
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? lui dit-elle ; ne pouviez-vous choisir un lieu moins terrible pour nous retrouver ?
— Pardon, miss, mais je n’avais à moi qu’un instant pour revoir ces hommes une dernière fois et tenir la promesse que je vous ai faite. Ah ! cela vous semble horrible que je vienne contempler ces corps déchirés, privés de sépulture et livrés aux oiseaux de proie et aux fauves. Oui, cela est affreux, mais ce sont ces morts qui arment mon bras ; c’est le vent qui siffle entre leurs ossements qui crie vengeance. C’est dans le dernier adieu que je leur adresse, dans le serment suprême que je leur fais, que je devais puiser la force et l’énergie de punir.
— Nadir, je vous en prie ! dit la jeune fille effrayée de l’exaltation de l’Hindou.
— Oui, vous avez raison, venez ! Ma colère ne rendra pas la vie aux morts et ma haine appartient tout entière aux vivants !
Il avait passé son bras autour de la taille de miss Maury et l’entraînait doucement vers le bord de la route.
Ada se laissait conduire, heureuse de cette étreinte et oubliant déjà l’affreux tableau qu’elle avait sous les yeux.
— Écoutez-moi, miss, lui dit-il, dès qu’ils eurent perdu de vue le sinistre gibet, je vais m’éloigner pour longtemps, pour toujours peut-être.
— Me quitter ! vous éloigner ! pourquoi ? demanda-t-elle précipitamment.
— Parce qu’il le faut, que ma voie est tracée et que je dois la suivre.
— Où allez-vous ?
— Bien loin, au-delà des mers, dans votre pays.
— En Angleterre ?
— Oui, en Angleterre d’abord… Mais qu’avez-vous ?
La jeune fille avait baissé la tête et restait pensive. Une idée toute nouvelle venait de germer subitement dans son esprit.
Après un instant de silence, elle releva les yeux ; son parti était pris.
— Eh bien ! ami, si vous allez en Europe, je vous suivrai, dit-elle simplement.
— Y pensez-vous ? s’écria l’Hindou étonné.
— Il y a longtemps que je rêvais de retourner là-bas, dans ce Londres où j’ai vécu enfant et où souffre peut-être encore ma mère. L’occasion s’offre à moi, je la saisis. Je partirai.
— Mais, votre père ?
— Oh ! sir Arthur Maury ne s’opposera pas à mon départ, je vous l’assure, et s’y opposât-il, je saurais bien lui échapper.
Nadir réfléchissait à son tour.
Il se demandait si ce n’était pas le ciel qui lui envoyait cette femme aimante et dévouée, pour être un de ses instruments les plus utiles dans ce pays dont il ignorait les mœurs et les usages.
De plus, il était fier de cet amour qu’il avait inspiré à une fille des oppresseurs de sa race. Il lui semblait que c’était là une première victoire qu’il remportait sur ses ennemis.
— Eh bien ! soit, miss, lui dit-il en serrant ses mains dans les siennes, préparez votre départ. Je ne puis faire le chemin avec vous ; mais si vous le voulez, nous nous retrouverons à Bombay dans les premiers jours d’avril. Vous avez un mois pour vous y rendre.
— Oh ! j’y serai, répondit fermement et en souriant la jeune fille.
— Alors, miss Ada, ce n’est plus adieu, mais au revoir. À Bombay, dans un mois !
Et, après l’avoir serrée un instant dans ses bras, il s’éloigna rapidement pour cacher l’émotion involontaire qui s’était emparée de lui.
— À Bombay, dans un mois ! avait-elle répété en suivant avec amour dans le silence de la nuit le bruit des pas de Nadir. Elle comprenait qu’elle venait de s’enchaîner à lui pour jamais.
Peu d’instants après, la fille de sir Arthur rentra chez elle, et pour la première fois, depuis bien des nuits, s’endormit d’un sommeil calme et réparateur.
Dès le lendemain, elle fit part à son père de son projet de retourner en Angleterre.
Ainsi qu’elle s’y attendait, il ne le combattit que pour la forme.
Après ce qui s’était passé et le refus de la jeune fille de se marier, il aimait autant qu’elle s’éloignât.
Elle lui proposa généreusement de lui abandonner tous ses droits sur la succession de sa mère en échange des 10,000 livres qu’il lui avait offertes en dot, et ils décidèrent qu’elle se rendrait dans le Devonshire, chez la vieille tante qui l’avait élevée après la mort de lady Maury.
Tout cela bien convenu, miss Ada pressa ses préparatifs de départ.
Elle devait profiter du service régulier qui, toutes les semaines, allait d’Hyderabad à Bider.
Dans cette ville, à l’aide des amis auxquels elle serait recommandée, elle se procurerait facilement les moyens de gagner Bombay.
Avant de partir, voulant fixer le sort de Sabee, qui se désespérait de quitter sa maîtresse, elle avait fait libérer Roumee, à la condition qu’il épouserait la jeune Mahratte ; condition que le brave cipaye avait acceptée avec joie et reconnaissance.
Puis elle avait enrichi le nouveau ménage d’un seul coup, de façon à ce qu’il fût pour toujours à l’abri du besoin et qu’à l’occasion, elle sût où retrouver les deux fidèles serviteurs.
Cependant, au milieu de tout le bonheur qu’elle éprouvait, elle avait un remords : c’était à l’égard du capitaine George, ce brave et galant gentilhomme dont elle avait si durement brisé le cœur et détruit les espérances.
Depuis le jour où elle lui avait refusé sa main, il n’avait pas reparu à l’hôtel.
Ne voulant pas cependant quitter Hyderabad sans s’être franchement excusée, miss Ada le fit prier de venir la voir.
Elle apprit qu’il était absent de chez lui depuis près d’une semaine, et que, sur sa demande, le gouverneur lui avait accordé un congé d’un mois.
Elle dut alors se contenter de lui écrire quelques lignes pour lui exprimer son amitié sincère et ses regrets, et, lorsque le moment fut venu, elle partit sans l’avoir vu.
Sabee n’avait voulu quitter sa maîtresse qu’au dernier moment ; il avait fallu l’arracher de ses bras.
Quant à sir Arthur, il avait mis sur le front de sa fille un baiser glacial en lui faisant quelques recommandations banales, et, des lèvres plutôt que du cœur, il lui avait souhaité bonne route.
Le lendemain, il n’y avait rien de changé dans l’hôtel du colonel ; il reprenait son train de vie accoutumé, partageant son temps, ainsi qu’il le faisait depuis de nombreuses années, entre son service et le jeu, et ne songeant plus ni à sa fille ni au désespoir du capitaine Wesley.
Aussi fut-il surpris un matin, quinze jours à peu près après le départ de miss Ada, de voir entrer chez lui l’officier, botté, éperonné, couvert de poussière, le visage bouleversé et semblant brisé de fatigue.
— Qu’y a-t-il donc, George ? lui dit-il amicalement et en allant au-devant de lui. Qu’avez-vous ? d’où venez-vous ?
— D’où je viens, sir Arthur ? de faire près de deux cents lieues à cheval en quinze jours, de battre toutes les bourgades depuis Hyderabad jusqu’à Tritchinapaly.
— Pourquoi donc ?
— On m’avait dit qu’on avait rencontré dans cette dernière ville un homme, un misérable que j’avais intérêt à voir de mes yeux, face à face. Ce qu’il y a ? c’est que je n’ai pu joindre cet homme, et que, lorsque hier seulement, voulant avoir raison de mes soupçons et de mes pressentiments, j’ai fait creuser dans le cimetière hindou de Velpoor la fosse où mes soldats l’ont descendu mort et scellé dans son cercueil, je n’ai plus trouvé son cadavre.
— Par exemple ! Je ne vous comprends pas. De qui voulez-vous parler ?
— De qui ? De Nadir, sir Arthur, dont le génie infernal a été plus puissant que la mort même ! Miss Ada savait tout, je le jurerais !
— Oh ! je m’explique alors son départ, s’écria le gentilhomme dans un blasphème. Impossible de la rejoindre, il est trop tard !
Sir Arthur entendait comme un glas funèbre qui, menaçant, tintait à son oreille et disait : Vengeance !
Pour la première fois de sa vie, il avait peur. En se rappelant le passé, il n’osait interroger l’avenir.
— Non, colonel, reprit le capitaine George, il n’est pas trop tard, pour retrouver du moins le misérable, et je vous engage ma parole que dussé-je le suivre jusqu’aux enfers, d’où il est sorti, je saurai bien le rejoindre.
Prenant alors congé de son supérieur, dont il ne s’expliquait pas l’accablement, le jeune officier se rendit à la hâte chez sir William Dudley pour lui demander un congé de plusieurs mois.
Il prétexta que les affaires les plus importantes l’appelaient à Bombay, qu’il serait peut-être obligé même d’aller en Europe, et il obtint du gouvernement cette liberté qu’il désirait.
Cela fait, il sauta à cheval et courut ventre à terre à Golconde, où il voulait avoir avec le guichetier en chef de la prison, master Stilson, une explication qui lui semblait indispensable.
XIII
LE TRÉSOR DES ÉTRANGLEURS.
uinze jours peut-être avant les dernier événements dont nous venons d’entretenir nos lecteurs, les habitants de Tritchinapaly, ville importante du Dekkan méridional et situé à cent soixante lieues dans le sud d’Hyderabad, étaient réveillés par les sons des gongs et des cloches qui appelaient les Hindous à la pagode.
C’était le oupo-pouja, c’est-à-dire la fête des offrandes, que les brahmines allaient célébrer.
Bientôt le vieux pont jeté sur le Kavery et reliant la ville à l’île où s’élève la pagode de Seringham fut envahi par la foudre bruyante et bariolée des fidèles, au milieu desquels les cavaliers et les montures des prêtres se frayaient difficilement passage.
Puis cette vague humaine, houleuse, frémissante, se répandit sur la place qui précède le temple et qui, depuis plusieurs jours, ressemblait à s’y méprendre à un campement de Bohémiens.
C’étaient, d’un côté, de riches marchands venus à cheval et étalant avec orgueil les présents qu’ils apportaient à la pagode ; auprès d’eux, des pèlerins, les pieds nus et la tête rasée.
De l’autre, c’étaient des fakirs se mettant en état de grâce, pour paraître devant leur dieu, par des dévotions préliminaires, et des mendiants exposant aux regards des plaies hideuses.
Puis, des musiciens, des jongleurs, des charmeurs de serpents, les lourdes voitures des brahmines et les coquets palanquins des bayadères, véritables bijoux de bois de rose, autour desquels étaient étendus dans leurs pagnes de mousseline blanche les bâhis endormis.
Toutes les sectes, toutes les castes de l’Inde étaient représentées là, dans cette étendue de quelques centaines de mètres carrés, depuis le cipaye, ce soldat esclave de la Compagnie, jusqu’au fils de radjah ; depuis le paria jusqu’au brahmine.
En attendant l’ouverture du temple de Schiba, dont les sept enceintes étaient encore fermées à la foule et dont le soleil découpait les sculptures horribles et bizarres, les riches pèlerins faisaient des distributions de vivres et d’argent aux mendiants et aux yoyis, qui s’infligeaient publiquement les plus épouvantables tortures en l’honneur de la troisième personne de la trimourti indienne.
Les uns gardaient les bras étendus depuis si longtemps que les muscles extenseurs en étaient desséchés, et qu’il eût été peut-être plus difficile à ces pénitents volontaires d’abaisser leurs membres que de les laisser dans la position qu’ils avaient adoptée.
D’autres, dans un incroyable état de maigreur, se tenaient debout sur un pied comme ces gymnosophiste dont parle Strabon.
Un de ces malheureux parcourait la place en accompagnant chacun de ses pas d’un grognement inarticulé.
Il portait entre ses mains un morceau de bambou qui, lui traversant la langue, soutenait à son extrémité supérieure une statuette de Schiba.
Il était suivi d’un yoyi qui marchait droit et ferme, bien qu’il fût chaussé de sabots dont l’intérieur était garni de clous aiguisés.
Celui de tous ces fanatiques qui excitait le plus l’admiration de la foule était un Hindou décharné qui, depuis plusieurs mois, vivait enfoui jusqu’au milieu du corps dans un amas de terre végétale remplie d’œufs de fourmis.
On savait qu’il avait juré de n’en jamais sortir, c’est-à-dire d’y être dévoré vivant.
Tous ces misérables avaient l’air de souffrir à peine ; ils ne poussaient pas un gémissement.
On eût dit que l’exaltation religieuse avait produit chez eux une espèce d’anesthésie qui leur permettait de supporter impunément toutes les tortures.
C’était tout à la fois navrant, grotesque et hideux.
Que le lecteur ne croie pas que nous lui mettons là sous les yeux un tableau horrible peint tout exprès pour lui. Nous pourrions, au contraire, prolonger longtemps encore cette description, car l’Hindou fanatique est ingénieux à se martyriser et laisse bien loin derrière lui tous les bourreaux de l’Inquisition.
Pour n’en citer qu’un exemple, dont l’ombre du docteur Guillotin peut tressaillir d’aise, non-seulement la décapitation, à l’aide d’un instrument mécanique, était en usage aux Indes avant la Révolution française, mais encore les pénitents avaient trouvé le moyen de se couper le cou de leurs propres mains.
Nous avons vu nous-mêmes à Nadiya, un vieil instrument ad hoc que le propriétaire nommait un karavat.
C’était une espèce de demi-lune, armée d’un tranchant très-aigu, suspendu entre deux rainures par des chaînes qui répondaient à des étriers où la victime plaçait ses pieds.
Le pénitent pouvait ainsi lui-même, au moment où il se pensait en état de grâce pour paraître devant la divinité, donner une forte secousse et se séparer la tête du reste du corps.
Le brahmine qui me fit voir cet étrange instrument m’affirma qu’il y avait plus de trois cents ans qu’il était dans sa famille, et qu’un grand nombre de ses parents s’en étaient servis.
Mais retournons sur la place de la pagode de Tritchinapaly.
Pendant que les yoyis s’y livraient à leurs monstrueuses dévotions, un homme jeune, à la physionomie expressive et sévère et portant le splendide costume militaire des Sicks, se glissait au milieu des groupes.
Il allait de l’un à l’autre des pénitents et les examinait longuement, en laissant tomber son aumône dans leur sébile de cuivre ou dans leurs mains décharnées.
Il semblait chercher quelqu’un et attendre de l’un de ceux qu’il secourait, soit quelque signe de ralliement, soit quelques paroles convenues.
Déjà il avait parcouru presque toute la place et son visage avait à plusieurs reprises laissé échapper des signes d’impatience, lorsque subitement, il se dirigea vers le porche de la pagode.
Il venait d’apercevoir, sous cette voûte immense de plus de cent cinquante pieds de largeur sur une profondeur égale, deux mendiants, ou plutôt deux pèlerins couverts de poussière et qui semblaient harassés de fatigue.
Sans se presser, l’inconnu monta les degrés du temple et sans affectation, il s’approcha des deux Hindous.
Ceux-ci, en le voyant venir, échangèrent un regard rapide et tendirent les mains vers lui.
— Nous arrivons du Nord, dirent-ils à l’étranger comme pour implorer sa pitié.
— Et moi, je vais vers le Sud, répondit ce dernier en leur remettant lentement quelques pièces de monnaie.
À ces mots les deux mendiants s’inclinèrent jusqu’à terre.
Les spectateurs purent croire que c’était pour remercier le Sick de sa généreuse aumône.
— Ce soir, au coucher du soleil, auprès du mausolée de Maharadjah, poursuivit l’étranger.
— Tu seras obéi, maître, répondirent les Hindous.
Et ils se mirent en prières, pendant que celui qu’ils venaient d’appeler maître continuait de s’avancer vers la porte du temple qui venait de s’ouvrir.
Il disparut bientôt au milieu de la foule qui s’engouffrait dans les couloirs.
Aussitôt qu’ils l’eurent perdu de vue, les mendiants se relevèrent.
Leurs dévotions étaient sans doute terminées, car, après avoir parcouru la place dans divers sens, ils se dirigèrent vers la rive du Kavery au lieu de se mêler à ceux qui cherchaient à pénétrer dans la pagode.
Peu d’instant après, ils traversaient le pont qui mène à Tritchinapaly, et gagnaient, sans entrer dans la ville, la route de Tanjore, qu’ils prenaient à pied malgré l’ardeur des rayons du soleil.
Ils avaient certainement une longue marche à faire, car ils avaient ôté leurs sandales et déroulé leurs turbans dont ils s’étaient fait des ceintures.
Pendant que ces deux hommes, les pieds nus et seulement abrités par l’ombre des arbres qui bordaient la route, faisaient voler la poussière autour d’eux, l’étranger, avec une expression indéfinissable de mépris, assistait à l’oupo-pouja.
Chacune des cérémonies de la fête semblait éveiller en son âme de douloureuses pensées.
Lorsqu’il entendit le brahmine donner pour exemple aux fidèles les malheureux qui se martyrisaient sur la place publique, il fut obligé de faire un effort sur lui-même pour arrêter sur ses lèvres les paroles qui s’y pressaient.
Ses yeux limpides et fiers s’étaient fixés sur cette statue de Schiba, qui représente l’époux de la sanglante Kâly sous la forme d’un jeune homme noir, avec trois gros yeux rouges, des vêtements de la même couleur, et portant autour du cou, pour ornement, un collier de crânes humains encore garnis de chair.
Il la regarda quelques instants avec dédain, semblant défier la terrible divinité, puis il détourna la tête, et, tout songeur, ressortit du temple en fendant hardiment les rangs pressés de la foule.
On eût dit qu’il avait hâte d’être loin de ce spectacle, car, sans se retourner une seule fois, après qu’il se fût assuré du départ des deux mendiants qui avaient reçu son aumône, il traversa la place et prit, lui aussi, le pont de Tritchinapaly.
Seulement, au lieu de suivre l’enceinte de la ville, il en franchit la porte où un soldat anglais était en faction.
Une fois dans les rues, il pressa le pas et se dirigea vers le quartier des bazars.
On sait quelle importance ont ces quartiers dans les villes de l’Orient ; leur physionomie est toute particulière.
Ce ne sont que ruelles, passages, impasses, sur lesquels mordent les auvents des boutiques et les étalages des marchands. Deux hommes ne peuvent, la plupart du temps, y passer de front.
Au moment où l’étranger y pénétrait en homme sûr de son itinéraire, presque tous les magasins étaient fermés.
L’oupo-pouja étant un jour de jeûne, les Hindous, pleins de respect pour les fêtes de leur religion, s’étaient rendus en famille à la pagode.
Çà et là seulement, quelques boutiques musulmanes ou juives étaient restées ouvertes.
On les reconnaissait facilement à la solidité de leurs devantures et aux épais grillages de fer qui les défendaient, ces marchands s’occupant spécialement du change des monnaies et de la vente des pierres précieuses, des perles surtout, dont le voisinage de la pêcherie du détroit de Manaar a fait de Tritchinapaly un important entrepôt.
Arrivé en face de l’une de ces petites boutiques sombres, que rien ne semblait distinguer de ses voisines et dans laquelle on n’entendait aucun bruit, le Sick frappa aux volets de teck, du manche de son poignard, deux coups précipités d’abord, puis trois coups à intervalles longs et régulièrement espacés.
Le bruit venait à peine de s’éteindre, que la porte s’ouvrit précipitamment et qu’un vieillard, la physionomie bouleversée, parut sur le seuil.
— Vous vous nommez Samuel Cos ? lui dit l’inconnu sans lui donner le temps de l’interroger.
— Oui, seigneur, répondit le marchand, cherchant, mais vainement, à reconnaître les traits de celui qui parlait et savait son nom.
— Alors, c’est à vous que j’ai affaire.
Et repoussant doucement l’Israélite étonné, il courba la tête pour entrer dans la maison.
Son hôte, après avoir fermé la porte derrière lui, l’avait rejoint dans la salle basse, qui paraissait être la pièce unique du magasin.
Il y régnait une obscurité presque complète.
Samuel, désireux de savoir qui venait ainsi de s’introduire chez lui sans plus de façon, fit le mouvement d’ouvrir les volets.
— C’est inutile, dit l’étranger, je n’ai qu’un mot à vous dire, et nous n’avons pas besoin d’y voir davantage ni surtout d’être vus. Je viens vous proposer une affaire.
— Laquelle ? dit le marchand ; si elle est bonne…
— Je vous connais, Samuel, et la preuve, c’est la manière dont j’ai frappé à votre porte.
Le vieillard, à ces mots, ne put réprimer un mouvement de terreur.
— Ne craignez rien, poursuivit son interlocuteur, je n’ai ni envie ni besoin de vous trahir. Faire savoir au gouverneur de Madras que c’est par vos mains qu’ont passé, pendant vingt ans, les bijoux et les lingots volés par les Étrangleurs, avant de se transformer en belles et bonnes piastres, me serait inutile. Cela ne me regarde pas et ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je viens vous proposer, au contraire, de gagner d’un seul coup une somme énorme.
Samuel, d’abord épouvanté, avait retrouvé un peu de calme en entendant la fin de cette phrase.
Tous ses efforts tendaient seulement à se rappeler s’il avait jamais vu ce visiteur.
Celui-ci s’aperçut de l’examen dont il était l’objet.
— Ne cherchez pas davantage, Samuel, lui dit-il, cela ne vous servirait absolument à rien. Vous ne me connaissez pas ; nous ne nous sommes jamais rencontrés. Mais, à moi, rien de votre existence ne m’est inconnu. Répondez-moi franchement.
L’Israélite fit signe qu’il était tout oreilles.
— Pour quelle somme pouvez-vous me donner des traites sur Bombay, Alexandrie et Londres ?
— Mais pour combien en voulez-vous ?
— Pour plusieurs millions, dix au moins, si cela vous est possible.
— Dix millions ! exclama le marchand.
— Pas moins ; et je sais que Manetjee, le banquier persan de Bombay, a davantage à vous.
— Quelle garantie me donnerez-vous ?
— Une somme deux ou trois fois plus forte en lingots et en pierres précieuses.
— Deux ou trois fois plus forte en lingots et en pierres précieuses ! répéta le changeur juif dont les yeux brillaient derrière ses grosses bésicles de buffle.
— Oui, deux ou trois fois plus forte, mais il me faut ces traites cette nuit même.
— Vos dix millions, seigneur, seront prêts ce soir en cinq traites sur Bombay, Alexandrie et Londres. Quand viendrez-vous ? à quelle heure ?
— Je ne sais. Peut-être fort tard. Vous veillerez en m’attendant.
— C’est convenu !
Et ce vieillard mal vêtu, dont la signature valait une fortune royale et qui habitait une maison sordide, reconduisit respectueusement son visiteur en calculant déjà le bénéfice qu’allait lui rapporter son opération.
Cinq minutes après, le Sick sortait du bazar et regagnait, par les rues à demi désertes de la ville, l’hôtel où il était descendu la nuit précédente, dans le quartier musulman.
Il se fit servir dans son appartement un repas frugal, et, vers la fin de la journée, après avoir sellé lui-même le superbe cheval barbe sur lequel il était arrivé seul, sans suite, sans un serviteur, il prit le chemin du faubourg de Tanjore, comme un curieux qui veut profiter de la fraîcheur de la soirée pour visiter les environs du pays où il vient pour la première fois.
Il passa devant la citadelle anglaise au pas, la tête penchée sur la crinière noire de sa monture et la caressant de sa main fine et nerveuse ; puis, aux premiers arbres de la route, il lui rendit les rênes, et bientôt le noble animal dévora l’espace sur la route de Tanjore.
Trente lieues à peu près séparent cette dernière ville de Tritchinapaly.
C’était presque le tiers de cette distance que l’inconnu devait franchir pour retrouver ces mendiants auxquels, sous le porche de la pagode, il avait donné rendez-vous auprès du tombeau du Maharadjah.
Cependant il y avait à peine trois heures qu’il s’était mis en route, qu’il reconnut à l’horizon les sommets des palmiers qui ombrageaient le mausolée de Serdsad-Ji.
Depuis longtemps déjà le soleil était couché, mais les nuages étaient encore irisés de ses dernières lueurs à l’Orient.
Le Sick fit un dernier appel à la vigueur de son coursier couvert d’écume et, d’un seul élan, pour ainsi dire, il atteignit sur la droite du chemin le colossal tombeau dont les ruines attestaient la splendeur passée, en même temps que les parties qui étaient restées debout conservaient les traces de la barbarie de ceux qui l’avaient détruit.
Sur les degrés de marbre à demi descellés, deux hommes reposaient étendus.
En reconnaissant l’étranger, ils se redressèrent.
Celui-ci sauta à terre, et s’avança rapidement vers eux.
— Eh bien ! leur dit-il, que s’est-il passé dans le Nord ? Que fait Schubea ?
— Romanshee a été obéi, maître, répondit un de ces hommes. Voici ce que Schubea nous a chargés de te remettre. Il est en route en ce moment pour Bombay et il t’attendra auprès du défilé de Kassy, ainsi qu’il en a reçu l’ordre.
Le mendiant tendit respectueusement à Nadir, que nos lecteurs ont reconnu, des papiers qu’il portait soigneusement cachés dans sa ceinture.
L’Hindou se hâta de les parcourir aux pâles rayons de la lune.
C’étaient les titres et les lettres que le prince Moura-Sing avait sur lui au moment où il avait succombé, sur la route de Golconde, avec sa femme et ses principaux serviteurs.
— Qu’est devenu celui qui avait ces papiers ? demanda Nadir aux Hindous en fixant sur eux ses regards sévères.
— Il continue sa route vers l’Ouest avec sa caravane, répondit celui qui lui avait remis les lettres.
— C’est bien, reprit Nadir ; retournez auprès de Schubea et qu’il attende mes ordres à la sortie du défilé. Je l’aurai rejoint dans vingt jours.
Puis, sans remercier autrement ces hommes de ce dévouement aveugle, de cette obéissance absolue, il s’éloigna du côté des tombeaux, tandis que ces malheureux, quoique épuisés de la longue route qu’ils venaient déjà de parcourir, faisaient cependant leurs préparatifs de départ pour marcher pendant la nuit.
Après s’être arrêté un instant à quelque distance du mausolée du Maharadjah, Nadir sembla se consulter et s’orienter avant que de s’avancer dans la lugubre nécropole, où, pendant plusieurs centaines d’années, avaient été enterrés les souverains de la contrée.
Il n’était pas facile, en effet, de reconnaître son chemin dans cet inextricable dédale de tombes à demi détruites, après avoir été pillées par les soldats, qui n’avaient pas hésité à les violer pour arracher aux cadavres les bijoux et les objets précieux avec lesquels ils avaient été ensevelis.
Depuis bien des années, ce cimetière était désert, les voyageurs osaient à peine s’y arrêter, à l’ombre des grands arbres qui en formaient la lisière du côté de la route.
C’était un endroit maudit.
On se souvenait toujours de l’épisode dramatique dont il avait été le théâtre pendant la dernière révolte du Dekkan.
Pour se venger de la condamnation de leurs frères, les Hindous avaient enlevé sir Albert Macready, l’attorney général, magistrat éminent et vieillard vénérable ; et après l’avoir étranglé, ils l’avaient jeté au milieu des ronces de la nécropole, où ses fils avaient retrouvé le cadavre de leur père à demi dévoré par les fauves.
Après un instant d’hésitation, il se dirigea vers un énorme shing de pierre, ce lion fantastique des Hindous, qui, couché sur ses pattes et à demi caché par les touffes de cactus et d’aloès, semblait veiller sur le champ de repos.
Arrivé là, il lui tourna le dos et s’avança en droite ligne en comptant ses pas jusqu’à cinq cents dans la direction que paraissaient indiquer les yeux du monstre.
Lorsqu’il eut fait ce trajet à travers les lianes, les ronces, dont la végétation puissante masquait les tombeaux, il aperçut à ses pieds un large mausolée qui s’était affaissé jusqu’au niveau du sol.
Il n’en restait guère que le banc circulaire brisé çà et là et une large dalle chargée d’inscriptions en prâcrit, ce qui prouvait que ce tombeau était un des plus anciens de la nécropole.
En mettant le pied sur cette dalle, Nadir reconnut, à la légère oscillation qu’elle subit, qu’elle pouvait se déplacer facilement.
Il se baissa alors, et après avoir pesé de tout le poids de son corps sur l’une de ses extrémités pour la faire balancer, il la fit tourner sans grand effort, de droite à gauche, sur les pierres où son centre reposait comme sur un pivot.
La dalle avait entraîné avec elle, dans son mouvement de rotation, un épais réseau de liane et avait démasqué un escalier rapide, dont les rayons de la lune permettaient de distinguer les premières marches de pierre à demi effondrées.
Sans hésiter, Nadir s’y engagea, et avant de disparaître, il attira violemment la dalle au-dessus de sa tête, pour lui faire reprendre sa position première.
Il était dans une obscurité profonde ; mais, comme s’il eût été sûr de son chemin, maintenant qu’il était dans les entrailles de la terre, il descendit hardiment, s’appuyant seulement à la paroi de la muraille pour ne pas glisser.
Au bout d’une vingtaine de degrés, il trouva un petit vestibule de quelques pieds carrés à peine.
En face de lui s’ouvrait un étroit et long couloir, à l’extrémité duquel brillait une faible lueur.
Il s’y engagea.
Après l’avoir parcouru, il atteignit un vaste caveau, qu’éclairait une torche de résine fichée dans la gueule de l’un des monstres qui grimaçaient au pied des colonnes monolithes qui en soutenaient la voûte.
La torche était presque entièrement consumée ; elle allait s’éteindre.
Au dernier éclat de sa lumière vacillante, Nadir aperçut, étendu sur le sol, dans un des angles de cette salle, un homme immobile et qui semblait ne plus vivre.
Il s’approcha vivement et le toucha de la main, en se penchant vers lui.
L’homme poussa un gémissement et fit un effort pour relever la tête.
C’était un vieillard hâve, décharné, dans un épouvantable état de maigreur. Il était couvert de haillons et couché sur une natte humide.
Ses yeux atones avaient eu un regard de terreur en s’arrêtant sur Nadir, mais ses lèvres s’étaient agitées sans émettre aucun son ; sa tête était retombée sans force.
— Je suis le Maître, lui dit le jeune homme en l’aidant à se soulever à demi. Regarde et obéis.
Il avait mis sous les yeux de l’Hindou les deux émeraudes mystérieuses que les derniers éclats de la torche faisaient briller de mille feux.
Le vieillard comprit, car par un effort dont paraissait incapable son corps épuisé, il se mit à genoux en murmurant :
— Oui, c’est toi le Maître ; que Brahma soir loué, je t’attendais !
Mais il ne put en dire davantage, car, sans Nadir qui le soutenait, il serait retombé sur son grabat.
— Oui, c’est moi, reprit le Maître, l’heure est venue ! Où est cet or qui doit me faire puissant et victorieux ?
Ce malheureux ne paraissait plus entendre ; ses yeux s’étaient refermés.
Nadir répéta sa question.
— L’or ? quoi… l’or ? bégaya l’Hindou à voix si basse que, l’oreille contre ses lèvres, on comprenait à peine ses paroles : Maître, j’ai faim !
Et il s’affaissa inanimé dans les bras de celui qui le soutenait.
Un instant de silence se fit.
Nadir entendait le râle qui s’échappait en sifflant de la poitrine épuisée du vieillard.
Il se releva désespéré, la bouche crispée dans une malédiction et laissa le corps retomber lourdement sur le sol.
Il ne savait pas que, depuis plus d’un mois, cet homme mourait de faim.
Un soir qu’il regagnait ce caveau, qui était sa demeure depuis que les chefs des Thugs du Dekkan lui avaient confié la garde du trésor de l’association, il lui avait semblé qu’il était suivi et il n’avait plus osé sortir.
Le jour où, poussé par le besoin, il avait tenté de soulever la pierre du mausolée, ses forces l’avaient trahi.
C’est à peine s’il avait pu regagner en rampant ce caveau, où le devoir le condamnait à mourir du plus horrible supplice.
Or, de tous ceux qui connaissaient l’existence de cette fortune immense, incalculable, fruit de plus de deux cents années de vols et de pillages, Nadir seul était vivant, et ce vieillard qui, en mourant, comme par une ironie sinistre du sort, au moment où surmontant tous les obstacles, il était parvenu jusqu’à lui, ce vieillard inanimé pouvait seul lui dire où cette fortune était enfouie.
— Ah ! je ne veux pas que cet homme meure, dit soudain Nadir, l’œil étincelant.
Et, soulevant l’Hindou entre ses bras vigoureux, il entr’ouvrit ses paupières boursouflées et chercha pour ainsi dire à faire pénétrer jusqu’au fond de ses yeux glauques et vitreux ses regards chargés d’effluves.
Il le tenait pressé contre son cœur, comme une maîtresse aimée.
On eût dit qu’il voulait que toute sa volonté passât en lui et que ce corps inerte retrouvât, grâce à sa puissance régénératrice, et la parole et la mémoire.
Cela dura quelques instants, qui furent pour Nadir des siècles entiers d’angoisses ; puis le vieillard tressaillit brusquement, ainsi qu’il l’eût fait sous un choc magnétique, et, comme s’il eût répondu à celui qui cependant ne parlait pas :
— Là ! maître, là ! dit-il d’une voix étranglée, en baissant ses yeux sur la natte d’où il avait été arraché.
Puis un soupir profond, le dernier, s’échappa de sa bouche entr’ouverte dans un hoquet.
Nadir sentit ce souffle glacé passer sur son visage.
Il ne tenait plus dans ses bras qu’un cadavre, mais il savait !
Pour la seconde fois, il avait vaincu la mort.
Laissant alors le corps s’affaisser le long de la muraille, il souleva rapidement la natte de jonc.
Elle recouvrait une large pierre, au centre de laquelle un anneau était scellé.
Il le saisit, et l’attirant brusquement à lui, démasqua l’ouverture d’un caveau où gisaient pêle-mêle, entassés l’un sur l’autre, des coffres et des vases de toutes les formes.
D’un seul effort il transporta dans le caveau supérieur un de ces coffres, le premier qui se trouva à la portée de sa main, et lorsqu’il en eut fait sauter le couvercle à l’aide de son poignard, ses yeux furent éblouis.
Il y avait là en pierres précieuses, en lingots d’or et d’argent, en pièces monnayées de toutes les époques, depuis les lourdes pagodes d’or jusqu’aux guinées anglaises, des richesses à donner le vertige.
— Enfin, disait-il, enfin !
Il plongeait ses mains frémissantes dans les flots de rubis, d’émeraudes et de diamants qui, de leurs feux scintillants sous les derniers éclats de la torche, semblaient faire de ce sombre espace un océan de lumières et de rayons.
Son front s’était illuminé de joie, sa physionomie n’exprimait plus qu’un incommensurable orgueil.
Pendant quelques instants, il resta pensif et souriant en face de ce trésor immense, songeant à la toute-puissance qu’il allait y puiser.
Puis le calme se fit bientôt en lui, et il se mit alors froidement à choisir, au milieu de ces richesses, les objets les plus précieux et les moins lourds.
Cela fait, il repoussa dans le souterrain les caisses qu’il en avait extraites, replaça soigneusement la pierre qui en fermait l’ouverture, ramena les nattes sur elle et y traîna le cadavre.
La torche s’éteignit à ce moment même, comme si désormais, dans le mausolée, tout dût retomber dans l’ombre et le mystère.
Nadir reprit à tâtons le chemin qu’il avait déjà parcouru, remonta les marches de l’escalier, fit glisser, en la soulevant sur ses épaules, la large dalle du tombeau, et se retrouva au grand air, pour aspirer à pleins poumons les émanations parfumées de la nuit.
Quelques secondes après, il avait amené la pierre tumulaire dans la position où il l’avait trouvée, sans oublier de grouper autour d’elle les lianes et les ronces, et il reprenait, à travers le labyrinthe de la nécropole, la direction du mausolée du Maharadjah.
Un hennissement joyeux répondit au sifflement aigu qu’il fit entendre une fois sur le chemin, et bientôt, récompensé par une caresse, son cheval, plein d’ardeur, s’élança de nouveau sur la route de Tritchinapaly.
Au moment où il arrivait, le soleil dorait déjà de ses premiers rayons les coupoles des pagodes, et les portes de la ville étaient ouvertes.
Il s’arrêta un instant à son hôtel pour y laisser son cheval épuisé ; la noble bête avait fait à fond de train plus de vingt lieues pendant la nuit ; mais lui, comme si la fatigue ne pouvait avoir de prise sur ses muscles d’acier, se dirigea à pied vers la demeure de Samuel.
Les bazars étaient encore complètement déserts, mais l’Israélite, qui ne s’était pas couché, l’attendait.
Au premier coup frappé par Nadir à la porte, il vint ouvrir.
— Êtes-vous prêt, Samuel ? lui dit l’Hindou dès qu’ils eurent pénétré dans l’intérieur de la maison.
— Je vous ai fait, seigneur, dix millions de traites sur Manetjee de Bombay, sur les Thompson et Cie d’Alexandrie, et sur la maison Rothschild de Londres.
— C’est bien ; voici ce que je vous ai promis en garantie.
En disant ces mots, il tira de sa ceinture un large foulard de soie, et en versa le contenu sur la table d’ébène qu’éclairait une petite lampe fumeuse, la seule que son avarice permit au riche marchand.
Samuel étouffa un cri d’admiration et de surprise tout à la fois.
Quoique, depuis cinquante ans, il lui fût passé par les mains les pierres les plus rares de l’Orient, jamais il ne s’était figuré, même dans ses rêves de joailler, qu’il pût en exister une collection aussi splendide que celle qu’il avait sous les yeux.
Il se découvrit malgré lui, souleva l’abat-jour de la lampe pour mieux y voir, et arma ses yeux d’une loupe grossissante.
Il avait devant lui, pouvant tenir dans les deux mains, et abstraction faite même de la valeur considérable de leurs montures précieusement ciselées, des bijoux dont le prix était incalculable.
C’étaient des mangs, espèces d’aigrettes de diamants qui se placent à la division des cheveux, des kourrenfouls, c’est-à-dire des pendants d’oreilles, imitant les roses à l’aide de différentes couleurs, des nouths ou anneaux entièrement composés de perles, de rubis et de diamants noirs, séparés seulement les uns des autres par quelques fils de cet or malléable que les Hindous appellent kourden.
Puis des diamant bruts, encore enveloppés de leur gangue et semblant n’avoir été arrachés des mines du Dekkan que depuis peu de temps, des émeraudes d’un beau vert, longues de plus de deux pouces et d’une valeur inestimables, et des poignées de rubis et de saphirs de Ceylan.
— Cela vous suffit-il, Samuel ? dit Nadir en arrachant l’Israélite à sa contemplation muette.
— Il y a là, seigneur, répondit le marchand en relevant la tête, des pierres que des souverains même ne pourraient payer. Voici vos traites, j’en ai pour une valeur double à votre disposition.
— C’est inutile, maintenant du moins, dit froidement l’Hindou ; si j’ai besoin de vous, je vous le ferai savoir. En attendant, vous pourrez disposer de ces joyaux. Il est probable que nous ne nous reverrons plus. Adieu !
Il glissa les traites dans les plis de son turban, sortit de chez Samuel, qui s’était incliné respectueusement en le reconduisant jusqu’à sa porte, et reprit lentement le chemin du quartier musulman.
Le soir même, il quittait Tritchinapaly par la porte d’Arcot, et, au petit trot de son cheval, remontait vers le Nord.
XIV
À TRAVERS LES JUNGLES.
près avoir accompagné le convoi de Nadir à Velpoor, maître Stilson était rentré à Golconde si vivement ému qu’il s’était hâté de noyer son chagrin, d’abord immédiatement, cette nuit-là même, puis ensuite les jours suivants.
Il buvait, disait-il, pour chasser de son esprit le souvenir de cette cérémonie funèbre et touchante dont Sita lui avait donné le spectacle ; mais il paraît que ce souvenir était persistant, car, quels que fussent ses efforts, le trop sensible guichetier en chef ne parvenait pas à s’en défaire.
Il l’affirmait du moins, et décidé sans doute à vaincre ou à mourir, il se grisait du soir au matin, avec l’énergie du désespoir.
De plus, il faut le dire, Stilson ne se souvenait pas seulement de Nadir et de Sita, il avait aussi gardé mémoire de cet incomparable whisky que Roumee lui avait offert ; et, comme il ne se doutait pas du tour que lui avait joué le cipaye, il ne comprenait pas que l’ingrat ne fût pas revenu passer quelques bons moments avec lui. Il lui donnait donc consciencieusement une grande part de ses regrets.
C’est dans cette situation d’esprit que l’ancien brasseur passait presque tout son temps, et c’est au moment où il avait obtenu un commencement d’oubli, grâce au pot de gin à peu près vide qu’il caressait de son regard hébété, qu’un beau jour le capitaine George, ouvrant brusquement la porte de sa chambre, apparut soudain devant lui.
Stilson se leva de son siège, tout surpris, car il y avait plus de quinze jours qu’il n’avait aperçu l’aide de camp de sir William Dudley.
Sa stupéfaction fut plus grande encore lorsqu’il entendit le jeune officier, dont la politesse et la modération étaient proverbiales, lui dire sans répondre à son salut :
— Maître Stilson, vous n’êtes qu’un triple sot !
— Capitaine ! balbutia le guichetier.
— Un âne !
— Oh ! capit…
— Un ivrogne !
— Peut-on dire…
— Un traître que je vais faire pendre.
Il n’en fallait pas tant pour accabler l’honorable fonctionnaire.
À cette menace, il retomba sur sa chaise, terrassé, demi-mort, se voyant déjà flotter au bout d’une corde neuve entre le ciel et la terre, le long de la vieille muraille d’Hyderabad.
— Oui, master Stilson, un traître ! reprit l’officier en secouant durement le malheureux, car je suis certain que vous saviez que Nadir n’était pas mort !
— Nadir, pas mort ! balbutia l’ivrogne que ces reproches dégrisaient.
Il avait levé sur son interlocuteur ses gros yeux démesurément ouverts.
Toute sa physionomie disait qu’il n’y était plus et ne comprenait absolument rien de ce qu’il entendait.
— Non, Nadir n’était pas mort, continua George, et si vous ne le saviez pas, il s’est moqué de vous, naïf imbécile ! Il court en ce moment les grands chemins en compagnie de la fille de sir Arthur Maury qu’il a enlevée.
Comme si ces derniers mots l’eusse galvanisé, Stilson se releva brusquement.
La lumière venait de se faire dans son cerveau.
Il se rappelait tout cette scène de la nuit où Roumee l’avait grisé, et sans bien se rendre compte encore de la façon dont les choses s’étaient passées, il comprenait instinctivement qu’à partir de ce moment-là, il avait été pris pour dupe.
Cependant il ne prononça pas le nom du cipaye qui était venu sur ses lèvres, car il sentait qu’il était plus prudent de ne pas tout dire.
— Mais ce scélérat, se contenta-t-il de répondre alors avec indignation, était cependant bien mort lorsqu’on l’a cloué dans son cercueil. Le docteur Pauwels a constaté lui-même son décès.
— Le docteur Pauwels a été aussi bête que vous.
— Plus bête, capitaine, plus bête, car moi je n’ai pas étudié à l’Université de Cambridge, et somme toute, je n’étais chargé que de garder mon prisonnier dans son cachot. C’est égal, j’aurais dû me défier de lui, il paraissait trop sûr de son affaire. Et dire que j’étais ému en pensant à lui. By God ! je donnerais mon dernier verre de gin pour le rattraper !
Le gros guichetier, tout à fait dégrisé, marchait à grands pas, faisant résonner d’un air redoutable son trousseau de clefs et s’arrachant par poignées ses épais cheveux roux.
— Je m’en charge, répondit sir George, quand je devrais fouiller toutes les forêts de la presqu’île.
— Voulez-vous de moi pour compagnon ? répliqua Stilson, enflammé d’un courage subit.
— Vous !
— Oui, moi. Je jure par saint Georges de ne pas boire même une pinte d’ale avant de l’avoir rattrapé.
— Soit ! Montez-vous à cheval ?
— Si je monte à cheval ? Comme tout bon Anglais, capitaine. Jusqu’à vingt ans, j’ai été le plus intrépide jockey du Devonshire. C’est l’embonpoint seul qui m’a fait quitter la carrière.
— Eh bien ! nous partirons demain. J’emmènerai également Roumee.
— Roumee !
— Oui, c’est un brave garçon qui connaît à fond le pays et nous sera fort utile.
— C’est que…
— Quoi ?
— C’est que, voyez-vous, Roumee était l’amoureux de Sabee, la femme de chambre de miss Ada, et je n’aurais pas grande confiance en lui.
— L’amoureux de Sabee, vous en êtes certain ?
— On me l’a dit.
— Raison de plus alors pour que je le voie. S’il sait quelque chose, je le ferai bien parler. Vous, soyez prêt au point du jour et venez me rejoindre au gouvernement. Nous n’avons plus un instant à perdre.
— Demain, avant le lever du soleil, capitaine.
En disant ces mots, Stilson avait reconduit sir George Wesley jusqu’à sa porte, et quand il rentra dans sa chambre, ce fut pour jeter un regard d’indignation et de regrets sur la pinte de gin qu’il savait encore à moitié pleine.
Malgré lui il s’en était rapproché et il allait peut-être se rappeler qu’il avait juré seulement de ne pas boire un verre d’ale jusqu’à ce qu’il eût rattrapé Nadir, lorsque, pris d’un beau mouvement, il saisit le vase et le jeta violemment à terre en s’écriant :
— Non ! par saint Georges, non ! master Stilson, montrez que vous êtes un homme et un bon Anglais.
Et il appela aussitôt sa femme pour lui ordonner de préparer tout ce qui lui était nécessaire.
Puis il alla passer l’inspection de la prison avec majesté, et le soir, après n’avoir bu que de l’eau, à la grande stupéfaction de mistress Stilson, il s’endormit d’un sommeil troublé par les souvenirs du passé et les désirs effrénés de vengeance.
En se réveillant le lendemain matin, le bonhomme se sentit des instincts sanguinaires.
Quant à sir George, il s’était hâté, en quittant Golconde, de se rendre à la caserne du 2e cipaye, mais il n’y avait pas trouvé Roumee.
L’officier de sa compagnie lui avait appris que, libéré du service par la protection de miss Ada, l’Hindou avait disparu.
Le capitaine interrogea vainement les camarades du soldat indigène.
Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’il s’était marié avec Sabee, leur avait dit adieu et était parti. On ignorait ce qu’il était devenu.
L’aide de camp comprit alors que le cipaye avait été le confident de la fille de sir Arthur et qu’il le chercherait inutilement.
En effet, aussitôt libre, Roumee s’était dit que toute cette affaire de cimetière de Velpoor pourrait bien finir par être découverte, et, Sabee en croupe, il s’était empressé de quitter Hyderabad pour aller cacher sa lune de miel dans une des provinces voisines, là où la justice anglaise ne songerait pas à le poursuivre.
Le lendemain matin, sir George venait à peine de terminer ses préparatifs de départ, qu’il vit apparaître sous ses fenêtres Stilson, botté, éperonné, armé jusqu’aux dents et faisant plier sous son poids un vigoureux petit cheval malais, qu’il dirigeait avec une certaine adresse.
Son air était plein de résolution et son teint moins fleuri que de coutume.
On voyait qu’il avait mal dormi et tenu son serment.
Le capitaine ne lui laissa pas le temps de mettre pied à terre. Quelques minutes après il le rejoignit, accompagné de cinq soldats du 1er régiment d’artillerie, que sir Arthur l’avait autorisé à emmener avec lui.
L’un d’eux était un grand diable de cavalier maigre, blême, barbu, d’une charpente osseuse, et qui faisait avec Stilson le plus étrange contraste.
Il se nommait Somney et guerroyait depuis quinze ans dans l’Inde.
Il devait, ainsi que sir George et Stilson, voyager à cheval, mais ses hommes s’étaient hissés sur un éléphant auprès des objets de campement et des provisions.
Le capitaine George avait pensé que le meilleur moyen de retrouver Nadir était de se mettre à la poursuite de miss Ada, et, comme il pouvait se faire que la jeune fille eût pris des chemins détournés, il ne voulait pas risquer de coucher tout à fait, lui et ses compagnons, à la belle étoile, d’autant plus que la saison des pluies arrivait et que les nuits pouvaient être glaciales.
Le premier soin de sir George fut de se diriger vers Bider où la petite caravane arriva le soir même.
Le colonel Maury lui avait dit que c’était cette ville qui avait été la première station de miss Ada.
Effectivement, le capitaine y apprit du commandant militaire auquel avait été recommandée la jeune fille, qu’elle s’était arrêtée là vingt-quatre heures et qu’elle était repartie en prenant le chemin de Kowlas.
Sir George résolut de s’y rendre la nuit même.
Bien que ses compagnons et lui voyageassent à cheval et sur un éléphant et que miss Ada fit la route en palanquin, c’est-à-dire au trot de ses porteurs, elle avait une telle avance qu’il n’y avait pas un jour, une heure à perdre s’il voulait la rejoindre.
La petite troupe traversa la rivière la Meijeira aux rayons de la lune, puis, une fois sur la chaussée, repartit au galop.
Somney ne disait pas un mot ; Stilson poussait çà et là un jurement et un soupir ; sir George éperonnait son cheval sans s’inquiéter autrement de ceux qui le suivaient.
À Kowlas, on se souvenait du passage de la jeune Anglaise ; mais elle y avait séjourné une demi-journée à peine, et elle s’en était éloignée, il y avait déjà plus de huit jours, pour gagner Bhiir par la vallée du Godavery.
Tous ces renseignements étaient exacts, car à Kandahr, le capitaine retrouva les traces de miss Ada, et lorsqu’après avoir dépassé Daroun il arriva à Bhiir, il apprit avec joie qu’elle n’avait plus guère que quarante-huit heures d’avance sur lui.
Le sous-officier anglais qui commandait les quelques cipayes que le colonel avait donné pour escorte à sa fille, avait annoncé qu’il allait se diriger en droite ligne sur Ahmednagor.
On craignait seulement que le débordement du fleuve, que la petite caravane avait traversé à Bhiir, ne la forçât à remonter vers le Nord, peut-être jusqu’à Shawgar, dont la route était plus praticable.
Certain alors de rejoindre celle qu’il poursuivait, George Wesley accorda quelques heures de repos à ses compagnons.
Il était temps : Stilson dépérissait à vue d’œil et n’en pouvait plus.
Le lendemain avant le point du jour, le jeune officier donna le signal du départ.
Cinq heures de trot permirent aux cavaliers d’atteindre Bilma, petit village où la route bifurquait pour conduire d’un côté à Shawgar et de l’autre à Ahmednagor.
Mais, dans cette dernière direction, le chemin était complètement défoncé par les pluies, et la fille de sir Arthur avait pris la première, bien qu’elle dût être forcée, en remontant vers le Nord, de traverser une partie de l’immense forêt à travers laquelle court le Godavery.
L’erreur n’étant plus possible, sir George ne permit à ses hommes qu’un instant de halte, et bientôt la petite troupe laissa derrière elle les rizières pour atteindre les jungles, ces étranges et terribles solitudes qui couvrent encore aujourd’hui la dixième partie de la presqu’île indoustane.
Le jungle n’est pas encore la forêt et cependant ce n’est plus la plaine.
Les arbres toujours éloignés les uns des autres y atteignent en toute liberté des hauteurs prodigieuses et les lianes qui grimpent autour de leurs troncs gigantesques les relient entre eux.
Le manguier envoie jusqu’au jaquier les rameaux de ses branchages touffus ; le tamarinier baigne ses feuilles dans les eaux dormantes des marais empoisonnés ; le mancenillier offre vainement aux oiseaux le repos mortel de son feuillage d’émeraude, et sous les grandes ombres du talipot se jouent l’écureuil et le singe, pendant qu’abrité sous les roseaux, le léopard guette le cerf au passage.
Au milieu du chemin à peine tracé, l’œil découvre parfois, immobile comme une branche morte, la vipère noire que la copra fuit elle-même, et le crocodile s’étend paresseusement sur la vase des rives du fleuve, à l’abri des palétuviers.
On ne saurait croire la tristesse qui s’empare du cœur à la vue de cette végétation si puissante.
On sent que ces luxuriants voiles de verdure de tons si doux et si harmonieux ne sont que des linceuls pour tout être humain.
Les parfums âcres et pénétrants de ces fleurs aux brillantes couleurs, le cerveau s’alourdit en les respirant. Les lèvres se sèchent aux baisers embaumés de cette atmosphère lourde et qui enivre.
Cette vie si riche, si pleine de sève des arbres et des plantes, c’est la mort de l’homme !
Sir George se sentit le cœur serré en pénétrant dans le jungle, que la chaussée rongée çà et là par les marais traversait dans toute sa longueur.
Stilson, muet et commençant peut-être déjà à regretter la prison de Golconde, trottait auprès de lui, et Somney suivait, indifférent, spleenétique, lorsqu’ils entendirent tout à coup plusieurs coups de feu tirés à une courte distance et le bruit d’une lutte.
L’officier arrêta brusquement son cheval et il aperçut alors, à peu près à cinq cents pas devant lui, sur la chaussée qui coupait à angle droit celle qu’il suivait, un groupe d’hommes échevelés et à demi nus qui emportaient un palanquin sur leurs épaules.
Il pensa avec terreur que c’était miss Ada qui venait d’être enlevée par quelqu’une de ces bandes de voleurs si nombreuses encore dans cette partie du pays, et que son escorte avait été massacrée ou s’était enfuie.
Aussitôt il enfonça ses éperons dans les flancs de sa monture et s’élança, suivi de ses compagnons, à la poursuite des ravisseurs.
Malheureusement la chaussée sur laquelle il se trouvait était fort étroite et les lianes qui l’encombraient, non-seulement embarrassaient les jambes des chevaux et de l’éléphant, mais encore dissimulaient les rives du marais dans lequel les cavaliers risquaient de glisser.
Cependant il n’y avait pas à hésiter, les Hindous s’éloignaient rapidement. S’ils parvenaient à gagner les taillis avant d’être rejoints, sir George savait qu’ils deviendraient introuvables.
Ne songeant donc pas aux dangers qu’ils couraient tous, il enleva sa monture et se trouva en quelques minutes au carrefour de la chaussée.
Trois cents mètres à peine le séparaient de ceux qu’il voulait atteindre, et il lui sembla qu’ils s’étaient arrêtés un instant pour se concerter, car il s’était formé en arrière et à quelques distances du palanquin, qu’une demi-douzaine d’hommes emportaient toujours sur leurs épaules, un groupe d’individus qui paraissaient décidés à se défendre.
Somney et Stilson, à qui leur chef avait donné rapidement un ordre, mirent ce groupe en joue et deux Hindous tombèrent.
Le capitaine, le revolver au poing, lança son cheval ; mais la pauvre bête n’avait pas encore fait dix pas en avant au milieu des hautes herbes qui s’étendaient jusqu’au milieu du chemin, qu’elle s’abattit des quatre pieds, foudroyée par un coup de poignard qu’elle venait de recevoir en plein poitrail.
Sir George avait vu, mais trop tard, l’Hindou qui, couché sur le sol, s’était relevé pour frapper son cheval, et qui s’était ensuite jeté dans le marais où il avait disparu.
— Ton cheval, Somney, ton cheval, cria-t-il à l’artilleur en se relevant.
Mais la monture de celui-ci avait eu le même sort que la sienne.
Lui aussi était à pied, seulement il s’était vengé de sa chute en brûlant la cervelle de son agresseur.
Stilson était resté seul en selle ; son cheval avait franchi d’un bon l’assassin chargé de l’arrêter.
Il était à quelques pas des Hindous, superbe de colère et de courage, et cherchant à se frayer un passage en faisant feu sur eux à bout portant.
Mais ces hommes, qui étaient une douzaine au moins, sans autres armes que de longs kriss malais, tombaient les uns après les autres sans pousser un cri.
Ceux qui n’étaient pas atteints se rapprochaient, toujours groupés de façon à former, tant qu’un seul d’entre eux serait vivant, une barrière infranchissable entre les ravisseurs et ceux qui les voulaient atteindre.
Lorsque sir George et Somney arrivèrent auprès de l’ancien brasseur, il avait déjà déchargé cinq fois son arme, cinq des bandits avaient été frappés, mais les autres, soutenant les cadavres debout devant eux, s’en faisaient un bouclier de chair humaine, qui allait leur permettre de résister quelques instants de plus.
Fou de douleur et de désespoir, car il comprenait que ces fanatiques étaient prêts à mourir jusqu’au dernier plutôt que de lui livrer passage, le capitaine s’élança vers eux, faisant feu à son tour, tirant sur le groupe au hasard, épouvanté de cette hécatombe qu’il pressentait devoir être inutile, puisqu’il n’apercevait plus le palanquin.
Ses porteurs avaient abandonné la chaussée, et par quelque chemin connu d’eux seuls, ils avaient sans doute emporté leur proie sous les hautes futaies, où il était impossible de les poursuivre.
Il n’en put douter lorsqu’il vit les Hindous laisser retomber brusquement à terre les corps inanimés de leurs compagnons, pour se jeter dans les eaux fangeuses des marécages, dont l’épaisse végétation était le plus sûr des abris.
Seul, un d’entre eux devait être arrêté dans sa fuite. Pensant s’échapper plus vite, il s’était réfugié sur un tronc de bois, et Stilson, fou de colère, allait lancer sa monture au milieu du marais, lorsqu’il aperçut un énorme caïman dont le misérable ne pouvait manquer de devenir la proie.
Il fit alors volte-face et piqua des deux du côté des fugitifs, mais sir George le vit bientôt revenir la tête basse.
Il n’avait rien découvert.
Le jungle était retombé dans le silence.
On n’y entendait plus que le râle des mourants, qui emportaient le secret de ce drame, dont miss Ada allait être probablement la dernière victime.
Le brave guichetier offrit son cheval à son capitaine, mais celui-ci refusa.
Stilson mit alors pied à terre, et ils reprirent lentement le chemin qu’ils venaient de parcourir, dans l’espoir de rencontrer quelques-uns des cipayes de l’escorte de la jeune fille.
Leurs recherches ne furent pas longtemps inutiles, car dans la direction où ils avaient entendu des coups de feu, ils aperçurent bientôt, au milieu de la chaussée, le cadavre du sous-officier anglais qui commandait l’escorte.
Le malheureux avait dû être surpris et étranglé, car son corps ne portait aucune trace de blessure.
À quelques pas de lui étaient deux Hindous, le crâne fracassé.
Stilson et Somney traînèrent les restes du malheureux soldat sur le revers du chemin et le couvrirent de feuilles d’aloès et de grosses pierres pour le protéger contre les chacals, jusqu’au moment où ils pourraient le faire enlever ; puis le cœur brisé, les yeux remplis de larmes, sir George reprit avec ses fidèles compagnons la route de Bilma, afin de se procurer dans ce village les moyens de gagner rapidement Bombay.
Il avait hâte de s’y rendre pour faire à l’autorité militaire son rapport sur ces événements dont le jungle de Shawgar venait d’être le théâtre.
XV
LES CAVERNES DE CARLY.
a nuit venait d’étendre ses voiles sur cette immense et splendide forêt qui occupe tout le pays compris entre Nandèra et Arungabad, et qui, traversé en même temps par les mille bras du Godavery, est peut-être la contrée la plus mystérieuse de l’Inde, lorsqu’un homme qui, depuis le matin en parcourait les sentiers inexplorés, s’arrêta au sommet d’un petit monticule de sable qu’un teck gigantesque couvrait de son branchage feuillu.
Se yeux, qui s’efforçaient de pénétrer les ténèbres et semblaient chercher un point de repère, s’arrêtèrent enfin, après quelques instants d’hésitation, sur une masse informe de rochers entassés les uns sur les autres comme par une commotion volcanique, et couverts de mousses et de lianes.
Il était là déjà depuis plusieurs heures, pensif, immobile, interrogeant les ombres épaisses et les bruits multiples des bois ; il avait, sans un frémissement, reconnu dans les fourrés le rugissement du tigre en quête de sa proie et le sifflement de la copra, lorsqu’il tressaillit soudain.
Il venait d’entendre, à peu de distance, des pas dans les hautes herbes.
Se couchant à terre, il tira son poignard pour être prêt à tout événement, et il vit alors deux Hindous, à demi nus, qui, après avoir jeté autour d’eux un regard inquiet, se dirigèrent vers une large roche occupant à peu près le centre de ces pierres sur lesquelles s’étaient arrêtés ses regards.
Lorsqu’ils l’eurent atteinte, ils écartèrent les lianes rampantes qui l’enveloppaient et tout à coup disparurent, comme si la terre se fût entr’ouverte sous leurs pas.
— C’est bien ici et je ne me suis pas égaré, murmura avec un éclair dans les yeux celui qui les surveillait.
La même scène se reproduisait au même moment, mais sans témoin, à cent endroits divers de la forêt.
Depuis plusieurs jours, des hommes aux figures étranges, aux costumes bizarres, les uns richement vêtus, les autres couverts de haillons, ceux-ci paraissant des marchands, ceux-là des soldats, d’autres des mendiants, s’étaient enfoncés sous les arbres, venant de toutes les directions.
Comme ceux dont nous venons de parler, ils avaient, eux aussi, trouvé çà et là des ouvertures soigneusement dissimulées, qui leur avaient permis de se glisser dans les entrailles de la terre, et de pénétrer, par les mille souterrains qui y conduisaient, dans les cavernes de Carly, où depuis plus d’un mois, un avis mystérieux leur avait été donné de se trouver dans la nuit du 1er avril.
Les cavernes de Carly, que leur isolement au milieu des bois et des jungles empoisonnés ont défendues des conquérants, s’étendent dans l’espace de plusieurs lieues et remontent, ainsi que celles d’Ellora et de Salcette, aux temps les plus reculés.
C’est un labyrinthe inextricable de chemins, d’aires, de temples, de larges souterrains, de salles immenses dont les voûtes sont supportées par des colonnes tirées du roc même, sans en être pourtant détachées, non plus que les horribles figures sculptées qui les décorent, et qui communiquent entre elles par des passages à demi effondrés où rampent en paix les reptiles et se cachent les fauves.
Après avoir servi de temple dans les premiers temps du brahmanisme, ces excavations ont été abandonnées peu à peu lorsque se sont élevées les pagodes sur le sol, et elle sont devenues le refuge de ces sectes mystérieuses et terribles auxquelles les divinités sanguinaires ordonnent le meurtre, et qui depuis plusieurs siècles, tiennent l’Inde entière pantelante et terrifiée entre leurs mains sanglantes.
Il y avait près d’une heure déjà que les deux Hindous avaient disparu, lorsque celui qui les avait surpris se décida à sortir enfin de son immobilité.
C’est en rampant sur le sol qu’il arriva, lui aussi, jusqu’à cette ouverture sur laquelle ils avaient fait retomber les lianes avec soin.
Il les écarta, et aux pâles reflets des étoiles, il aperçut, s’offrant à lui, un passage étroit, sombre et béant.
Il prêta d’abord attentivement l’oreille, et n’entendant aucun bruit, il se laissa hardiment glisser, se retenant aux parois des roches et aux plantes grimpantes qui les tapissaient.
La voûte était tellement basse que, quoiqu’il fût accroupi, les aspérités des pierres déchiraient son visage et le forçaient à fermer les yeux.
Il parcourut ainsi, sur une pente rapide, au milieu de l’obscurité la plus profonde, une centaine de mètres à peu près.
L’atmosphère était lourde, viciée ; il ne respirait qu’avec peine.
Ses pieds rencontrèrent enfin le sol.
Il se redressa, étendit les mains, et reconnut qu’il avait autour de lui un espace vide d’une certaine étendue.
Il écouta un instant, mais rien ne troublait ce silence du néant qui l’enveloppait.
Il n’entendait que le battement de son cœur et le clapotement, à intervalles réguliers, de quelques gouttes d’eau qui, filtrant à travers les rochers, tombaient de la voûte sur les pierres.
Il se hasarda alors à s’avancer à tâtons, et il avait déjà fait quelques pas sans rencontrer un seul obstacle, lorsque sa main s’appuya sur un objet glacé qui avait la forme d’un bras humain.
Mais le cœur de cet homme était de bronze et inaccessible à la peur.
Sans s’émouvoir un seul instant, il chercha, par le toucher, à se rendre compte de ce qu’il venait de saisir, et il reconnut que ce bras ferme et inerte appartenait à une de ces mille statues sculptées dans le roc et garnissant chacune des parois des passages souterrains.
C’était même là pour lui, au milieu des ténèbres, une précieuse indication.
En effet, en sondant le terrain à droite et à gauche de l’idole, il trouva bientôt le vide, et son pied lui indiqua une pente légère qui était évidemment le point de départ du passage qui devait le conduire au centre des excavations.
Sans hésitation, il se mit à le suivre, s’appuyant seulement à la muraille, et, soit que quelque rayons de lune pénétrassent par des ouvertures qu’il n’apercevait pas, soit que ses yeux se fussent un peu faits à l’obscurité, il lui semblait, au fur et à mesure qu’il avançait, qu’il pouvait distinguer, à quelques pas devant lui, l’endroit étrange où il se trouvait.
Le couloir qu’il avait pris n’était plus, comme ce trou par lequel il avait pénétré dans le caveau, une espèce de passage de bête fauve, mais bien certainement un souterrain que les hommes avaient sinon creusé, tout au moins consolidé et disposé selon leur but.
Cela se reconnaissait aux énormes monolithes qui en soutenaient la voûte très-élevée et aux têtes d’animaux, de tigres et d’éléphants monstrueux qui, en relief, se détachaient du roc.
C’était là que les Thugs entraînaient leurs prisonniers et les sacrifiaient lorsque Dieu ne leur envoyait pas un sauveur tel que celui dont le colonel Dudley reçut la visite dans la nuit qui précédait le jour fixé pour son supplice.
Tombé dans un guet-apens, sir Robert Dudley était une victime doublement précieuse pour les sectateurs de Kâly : c’était tout à la fois un Anglais et un adversaire terrible du Thugisme.
Mais les misérables comptaient sans la passion que le vaillant et jeune officier avait inspirée à l’une des bayadères du temple de Wischnou à Allahabad, où il était en garnison.
L’Hindoue avait suivi les ravisseurs de celui qu’elle aimait, et lorsque celui-ci croyait qu’il n’avait plus que quelques instants à vivre, de même que miss Ada, une Anglaise, devait offrir à Nadir la liberté et la vie, de même la fille de Wischnou vint arracher sir Robert Dudley à la mort horrible qui l’attendait.
Cet épisode de la lutte sans trêve ni merci entre les Anglais et les Étrangleurs était connu de l’Hindou, et sans doute il avait d’étranges rapports avec quelque fait particulier de son existence personnelle, car ce souvenir lui avait arraché un triste sourire, et il s’était arrêté un instant.
Mais, chassant rapidement toute pensée étrangère à son but, il poursuivit son chemin.
Il marchait depuis près d’un quart d’heure, lorsqu’il atteignit un carrefour, sur lequel il lui parut qu’ouvraient plusieurs galeries semblables à celle qu’il venait de parcourir ; mais il s’arrêta brusquement sur le seuil.
Il lui semblait qu’il venait de percevoir un bruit sourd, profond, qui sortait des entrailles de la terre.
On eût dit ce murmure confus, tumultueux que laissent entendre les foules à une grande distance.
Il allait s’avancer cependant, lorsqu’il crut distinguer, malgré les ténèbres, un homme qui se tenait debout à l’entrée de l’un de ces couloirs.
Au même instant, non loin derrière lui, par ce même passage qu’il venait de suivre, il reconnut parfaitement les pas de plusieurs individus.
Il comprit qu’il était pris entre deux dangers.
L’homme qui était en face de lui était évidemment une sentinelle devant laquelle il ne pouvait songer à passer inaperçu, car il n’était pas possible qu’il échappât à sa surveillance, et, d’un autre côté, s’il restait à l’entrée de cette galerie, qui était trop étroite pour qu’il pût tenter de se blottir à terre afin de livrer passage à ceux qui arrivaient, dans un moment il serait découvert.
Sa résolution fut prise en un instant.
Tirant vivement de sa ceinture un long foulard de soie, il enferma solidement dans un de ses angles plusieurs pièces de monnaie à l’aide d’un nœud de forme particulière, et après avoir roulé l’étoffe en corde, il en assujettit une des extrémités dans sa main gauche de façon à ce qu’elle ne pût glisser.
Il saisit ensuite l’autre bout, celui qui renfermait les pièces de monnaie, dans sa main droite.
Il restait ainsi à peu près entre chacune de ses mains un pied et demi d’intervalle.
Puis il s’avança dans le carrefour, brusquement, sans se cacher.
— Kuon ata hy ? (qui vive ?) dit la sentinelle.
Mais le malheureux eut à peine le temps de prononcer ces deux mots.
D’un bond de tigre, celui qui voulait lui échapper le rejoignit, et, avant qu’il eût pu faire entendre ni une plainte, ni un gémissement, il lui passa au cou son terrible foulard et le renversa à terre.
La strangulation avait été si rapide que la mort avait dû être instantanée.
Il était temps.
Au moment où le meurtrier poussait du pied le cadavre contre la muraille, les Hindous qui pénétraient dans la caverne entraient dans le carrefour.
— Kuon ata hy ? redit le nouveau gardien, en se montrant hardiment.
— Kâly !
— Neh’ha, jama ! (Bien, passez !) répliqua le premier.
Et il s’effaça pour livrer passage aux nouveaux venus, qui se perdirent immédiatement sous la voûte de la galerie, à l’extrémité de laquelle se faisait entendre plus distinctement ce bruit qui avait déjà frappé l’étranger.
Sans attendre davantage, il se mit aussitôt à les suivre.
Le passage n’était pas percé en droite ligne dans le roc, et l’inconnu en contournait les sinuosités depuis quelques minutes à peine, prêtant l’oreille à ce tumulte qui augmentait toujours, lorsqu’au moment où il allait dépasser un des coudes nombreux que formait le souterrain, ses yeux furent subitement frappés par de vives lueurs.
Il était à quelques pas de l’entrée d’une salle immense où la plus étrange des assemblées était réunie.
Il n’eut que le temps de se rejeter en arrière, puis de se glisser à plat ventre sur le sol pour gagner un quartier de roche qui servait de piédestal à une colossale statue de Mahadéo.
L’œil menaçant et les sourcils froncés, le dieu semblait le gardien superbe de ce lieu terrible.
L’inconnu pouvait, de là et sans danger immédiat, tout voir sans être vu.
Il était en présence d’un bhili, ou réunion générale des principaux chefs des Thugs du Nord.
L’endroit où se tenait cette assemblée était une pièce d’une grande étendue.
Les nombreuses torches qui l’éclairaient permettaient de saisir les moindres détails de son architecture bizarre.
Elle avait au moins deux cents pieds carrés et, pour supporter la partie supérieure du sol sous lequel la caverne avait été creusée, on avait tiré du roc même de lourdes et massives colonnes, régulièrement alignées sur plusieurs rangs et profondément cannelées.
Les chapiteaux de ces colonnes avaient l’apparence de coussins renflés sur les bords par la pression du poids énorme qu’ils supportaient, et la voûte, plate comme dans les monuments égyptiens, semblaient reposer sur les poutres sculptées, qui cependant faisaient corps avec elle.
Les murailles offraient en relief de gigantesques figures d’hommes et de femmes dans des attitudes obscènes.
La voûte, à laquelle semblaient suspendus une foule de génies et de monstres, représentaient le ciel.
Le long des corniches se détachaient des têtes d’éléphants, de lions et de chevaux.
Puis c’étaient, çà et là, autour de la salle, entre les colonnes, de colossales et hideuses statues représentant divers dieux de la mythologie hindoue, avec leurs symboles et leurs attributs.
En face de Brahma, à la physionomie douce et sereine, indiquant ce calme parfait, cet inaltérable repos, ce nirvâna, dans lequel les Hindous font consister le bonheur des élus, s’élevait la statue grossière de Schiba.
Mais la plus hideuse de toutes était celle qui, haute de plus de vingt pieds, était au fond du temple et auprès de laquelle se tenaient groupés les principaux personnages de la réunion.
Il connaissait bien cette divinité terrible, celui qui assistait, caché, à cette assemblée secrète et mystérieuse, et cependant il y arrêta longtemps ses yeux, comme s’il eût voulu défier sa colère.
C’était la puissante déesse des Étrangleurs, celle qui ne se plaît que dans le carnage et boit le sang de ses ennemis.
Elle avait quatre bras, tenait dans une de ses mains un glaive sanglant, et de l’autre la tête du géant Dourga.
Ses deux autres mains, aux doigts crochus et crispés, semblaient attendre les victimes.
Deux cadavres étaient suspendus à ses oreilles en guise d’ornements.
Un large collier de chairs pantelantes descendait sur sa poitrine.
Sa langue tombait jusqu’à son menton.
Ses cheveux rouges, au milieu desquels serpentaient des vipères naja, se déroulaient jusqu’à terre, et elle portait à ses chevilles des mains fraîchement coupées, car le sang ruisselait sur des corps mutilés de femmes et d’enfants qu’elle foulait sous ses pieds.
Tout autour de la salle se tenaient debout, semblables aux flambeaux vivants, des massalchis qui agitaient des torches dont l’épaisse fumée se mêlait à celle des encens en montant jusqu’à la voûte.
Au centre du lieu était accroupie, laissant entre les chefs et elle un assez grand espace, une foule nombreuse où toutes les races, toutes les castes de l’Inde étaient représentées.
Tout à coup, les gongs, frappés par des marteaux d’airain, firent entendre leurs voix retentissantes.
Les cloches leur répondirent et le silence se fit.
L’un des chefs alors, arrachant le masque hideux qui lui couvrait le visage, s’approcha de la statue comme pour lui demander aide et protection, et prit la parole.
Sa voix sonore pénétrait jusqu’aux extrémités du temple.
L’étranger l’écoutait attentivement.
Il raconta d’abord, en la maudissant, cette trahison inexplicable de Feringhea qui avait livré jadis ses frères aux oppresseurs et aux bourreaux ; puis, appelant sur son âme — puisqu’il était mort, lui aussi — toute la colère de Yama, il dit à ceux qui l’écoutaient :
— Nous devons maintenant, fidèles serviteurs de Kâly, venger ceux des nôtres qui ne sont plus, et recommencer une lutte impitoyable, sans trêve ni merci. Un nouveau Maître est né ; cette nuit même il sera parmi nous. Le soleil de demain sera l’aurore de la guerre sainte. Il faut que les envahisseurs reconnaissent bientôt que tous les sectateurs de la déesse n’ont pas succombé, et que, si un traître a pu naître parmi nous, il s’y trouve aussi des vengeurs par milliers ! Êtes-vous prêts ?
L’assemblée, immobile, anxieuse, se souleva comme une vague déchaînée ; mille cris d’enthousiasme et de colère retentirent, et le nom de Feringhea fut jeté aux échos au milieu des malédictions.
Celui qui écoutait dans l’ombre sembla faire un effort surhumain pour rester maître de lui.
Le tumulte se calma cependant.
Le chef avait repris la parole.
— Mais nous devons, disait-il, avant de nous disperser sur cette terre qui nous appartient et qui est celle de nos aïeux, appeler à notre secours la toute-puissance de Kâly. Elle s’est retirée de ses enfants, la terrible épouse de Schiba, parce que, obéissant aux ordres du traître, nous avons négligé ces sacrifices sanglants que ses lois ordonnent. Réparons cet oubli, et que nos mains ne s’élèvent vers elle que teintes du sang de nos ennemis, que chargées des chairs pantelantes des victimes.
La foule enthousiasmée dévorait chacun de ces mots.
Ces mille têtes aux yeux brillants, aux longues chevelures flottantes, ne semblaient respirer que meurtre et carnage.
On eût dit des tigres et des chacals prêts à s’élancer au combat.
Ces mains crispées, qui se tordaient suppliantes vers Kâly, paraissaient armées de griffes acérées.
L’étranger cependant, avec un sourire de mépris sur les lèvres, s’avançait lentement vers le seuil du temple.
— Eh bien ! fils aimés de la déesse, continua le jamadar, Kâly a voulu nous livrer elle-même la victime qui devait lui être offerte. Nulle ne pouvait lui être plus douce ! C’est une fille de nos ennemis, c’est une femme de cette race maudite qui viole nos lois et renverse nos autels ! Que de ses entrailles fumantes sortent pour nous la puissance et le pardon ! La voilà ! qui veut frapper ?
Il venait d’arracher les voiles de pourpre qui cachaient, gisant à terre, aux pieds de la statue, une jeune femme à demi-morte, et il étendait le bras vers elle.
C’était miss Ada Maury !
Mais au moment où mille sacrificateurs s’élançaient, le poignard à la main, la haine dans les yeux, un homme, franchissant d’un bond les groupes tumultueux, saisit dans ses bras la victime désignée, et, d’un geste menaçant, écarta les bourreaux.
À cette brusque apparition, la foule interdite, stupéfaite, s’arrêta un instant.
— Nadir ! s’écria la jeune fille en reconnaissant son sauveur et en jetant ses mains autour de son cou.
— Nadir ! répétèrent avec stupeur les Thugs qui, presque tous, connaissaient déjà de nom celui que le conseil suprême leur avait annoncé.
— Oui, Nadir ! dit l’Hindou d’une voix retentissante, en faisant briller aux yeux des chefs les deux émeraudes gravées qui étaient suspendues sur sa poitrine à la même chaîne ; oui, Nadir, le Maître ! qui ne veut pas plus vos sacrifices humains que ne les voulait celui que vous appelez le traître !
Les chefs, qui s’étaient d’abord inclinés respectueusement devant l’étranger, relevèrent la tête à ces dernières paroles, et le jemadar qui avait flétri Feringhea se rapprocha de lui.
— Qui donc es-tu ? lui dit le vieillard en imposant silence de la main aux murmures de la foule ; qui donc es-tu pour défendre cette femme et celui que nous maudissons ?
— Qui je suis ? répondit Nadir ; je suis le fils de Feringhea et votre maître à tous !
— Le fils de Feringhea ! Ah ! malheur sur nous ! Le hibou n’enfante pas l’aigle. Ainsi que l’a fait le père, l’enfant nous trahira. Les serviteurs de Kâly ne te laisseront pas sortir vivant d’ici.
Un instant immobilisée par la stupeur, la masse des Étrangleurs s’ébranlait, ivre de colère et de vengeance.
Mais Nadir, soutenant toujours la jeune fille sur son sein, les regardait venir sans qu’un seul des muscles de son visage exprimât la crainte, et, au moment où cent bras armés se levaient sur lui, d’un geste, d’un de ces regards fascinateurs dont la puissance était infinie, il suspendit leur course tumultueuse.
— Arrêtez ! leur dit-il, dominant leurs cris de haine de sa voix vibrante ; arrière, insensés ! Croyez-vous donc que, si je craignais la mort, je serais parmi vous ; pensez-vous que si j’étais un traître, je viendrais me livrer ?
— Et nos frères vendus, assassinés ! hurlèrent les assaillants.
— Silence ! écoutez-moi ! reprit-il, vous me frapperez ensuite, ainsi que cette femme, si vous ne vous agenouillez pas devant elle et devant moi, si vous ne bénissez pas la mémoire de celui que, dans votre aveuglement, vous avez maudit.
Les Étrangleurs, surpris de cette audace, s’étaient serrés les uns contre les autres, subissant malgré eux l’ascendant de cet homme étrange, qui, sans armes, au milieu d’eux, leur parlait comme à des esclaves.
— Oui, continua-t-il, tout ce qu’on vous a rapporté des faits qui se sont passés dans le Sud est vrai. Oui, Feringhea a livré à nos oppresseurs plusieurs milliers des nôtres et leurs cadavres sont restés suspendus aux gibets. Il avait jugé qu’il devait en être ainsi.
« Il était indispensable qu’on crût notre association terrassée, dispersée à jamais, car cette lutte lâche, dans l’ombre, inutile, avait atteint le terme fixé par le destin.
« Notre secte n’était plus composée alors que d’instruments aveugles dont les bras ne s’armaient pas par les ordres de la divinité ni pour l’amour sacré de la liberté, mais seulement par la soif du pillage, du vol et du meurtre.
« C’est surtout le sang de notre race qui coulait, grâce à nos superstitions, à nos divisions de castes et de sectes. C’étaient nos rangs, et non pas ceux de nos oppresseurs, qui s’éclaircissaient de jour en jour. Pour un étranger qui tombait sous nos coups, cent des nôtres périssaient, et, depuis dix siècles, ce même empire où ont régné nos pères, ne faisait que changer de maîtres.
« De quel secours a été, dans nos luttes nationales, cette association mystérieuse et sanguinaire qui venait dans l’épouvante plus encore les vaincus que les vainqueurs ? Est-ce par des meurtres isolés, par des rapines, par des assassinats de femmes et d’enfants, qu’un peuple travaille utilement à son œuvre de régénération ?
« Interprètes absurdes ou intéressés des livres sacrés confiés à leur sagesse, vos prêtres, lâches et débauchés, vous disaient : « Allez et frappez ! » et vous obéissiez sans souci du choix de vos victimes, ne vous inquiétant que de leur nombre.
« Il y a vingt-cinq ans que Brahma m’a jeté fatalement en ce monde pour devenir votre maître ; j’ai laissé, pour marcher dans la voie qui m’est tracée, mon nom, mes amours, mes souvenirs. Pour vous, j’ai fait le serment de ne rien regretter et de ne pas regarder en arrière. Aujourd’hui, c’est le Dieu qui vous parle par ma voix et qui, par ma voix, vous ordonne d’écouter et d’obéir.
— Parlez ! maître, parlez ! s’écria la foule, dont la colère avait subitement disparu.
Nadir continua :
— Nous ne pouvons plus maintenant rien espérer de ce peuple qui s’est fait à la servitude et auquel les vainqueurs n’ont apporté que leurs vices ; et votre œuvre, à vous qui m’entendez et qui occupez un rang élevé dans les différentes provinces conquises, c’est de murmurer à l’oreille des malheureux lâchement courbés ces paroles d’espoir qui font battre le cœur.
« Leur rôle, à ceux qui sont brahmines, c’est de revenir à notre religion pure et sacrée, et d’user de leur puissance sur le peuple pour l’arracher à la mollesse, à l’oisiveté, à l’abrutissement et à cet aveuglement insensé qui lui fait oublier que tous les Indiens sont sortis du sein de Brahma et qu’ils en sont tous également aimés.
« À ceux qui sont marchands, c’est de se rapprocher de nos ennemis pour leur disputer leur influence dans les affaires.
« À ceux qui sont magistrats, c’est d’être plus intègres que les magistrats étrangers, afin de gagner le respect et la confiance de tous.
« À ceux qui sont soldats, c’est de donner l’exemple du dévouement, de la discipline et du courage ; c’est de s’initier à la science militaire de nos maîtres, afin qu’au moment de la lutte, lorsque l’heure de la révolte sonnera, tous les Hindous en masse, quelque soient leur rang, leur secte ou leur caste, se groupent autour d’eux !
La voix de Nadir, en prononçant ces dernières paroles, avait atteint la dernière limite de la puissance ; ces hommes qui, peu d’instants auparavant, voulaient sa mort, l’écoutaient, transportés d’admiration.
Il leur semblait que c’était enfin le prophète attendu qui venait de se manifester à eux.
— Vous, poursuivit-il, qui portez le costume sick et appartenez à cette race guerrière qui lutte encore les armes à la main et le visage découvert, remontez vers le Nord et dites à vos frères que ce sont eux qui allumeront l’incendie qui doit dévorer le pouvoir britannique.
« Vous autre, envoyés du Penjaub, soyez prêts à donner la main à ceux qui viendront à travers la Perse et les déserts pour tenter de renouveler les expéditions d’Alexandre et de Mahmoud.
« Vous, fils du Kuttack, retournez dans vos jungles impénétrables et sur votre côte inhospitalière d’Orissa, pour y renverser vos idoles hideuses et mettre fin à ces sacrifices sanglants, qui ne sont pour vos oppresseurs qu’une preuve de votre ignorance et un gage de votre lâcheté.
« Vous enfin, enfants du Népaul, de l’Oude et de ces contrées bénies qui sont le berceau de notre race, répandez-vous dans les campagnes et dans les villes et dites aux mères de rendre leurs fils braves et forts, car l’heure de la vengeance et de la lutte est proche.
« Pour moi, je m’éloigne, je vais traverser la mer : car je veux toucher du doigt et sonder moi-même les plaies de nos oppresseurs pour choisir sûrement l’endroit où doit s’enfoncer mon poignard.
« Mais ma pensée sera près de vous, et, lorsque le moment sera venu, vous entendrez comme un glas funèbre se répercuter dans l’espace, de Ceylan à l’Himalaya.
« J’ai dit. Maintenant que ceux de vous qui pensent encore que Feringhea a été un traître, viennent frapper celui qui est l’héritier de l’œuvre que Yama ne lui a pas permis d’accomplir. Venez, je ne me défendrai pas !
L’éclair de ses yeux s’était éteint ; c’était un regard calme et doux qu’il arrêtait sur ceux qu’il venait de dompter.
Mais ce n’étaient plus des cris de colère qui s’échappaient des poitrines de cette foule émue, c’étaient des hourrahs d’enthousiasme.
Il n’y avait pas un seul de ces hommes qui ne fût devenu son esclave, à l’audition de ce plan gigantesque qu’il venait d’étendre devant eux.
Il s’entretint encore quelques instants avec les chefs principaux, puis il fit un signe.
Les rangs s’ouvrirent, et, soutenant toujours miss Ada, qui se croyait le jouet d’un songe et que la toute-puissance de cet homme épouvantait, il quitta lentement le temple, accompagné des bénédictions de tous et escorté par quelques-uns des jemadars, qui le firent sortir des cavernes de Carly par une des larges entrées ouvrant sur le sommet de la montagne.
Deux des assistants s’étaient éloignés pour retrouver le palanquin de la jeune fille, qui avait été arrêtée trois jours auparavant, ainsi que s’en était bien douté le capitaine George, et dans lequel elle avait été amenée jusqu’à l’une des portes du temple.
Six hommes s’étaient offerts pour la conduire jusqu’à Aurungabad, où l’on trouverait facilement des beras pour remplacer ceux qui, au moment de l’attaque des Thugs, s’étaient enfuis.
Nadir comptait l’escorter jusque-là, dans le cas où elle voudrait toujours se rendre à Bombay.
Lorsqu’il fut seul avec elle, il l’étendit doucement sur un lit de mousse fine et parfumée qui tapissait le pied d’un amandier, afin qu’elle pût reprendre complètement ses sens ; puis, pensif, il promena son regard autour de lui.
Le jour commençait à paraître, et l’aurore s’essayait à son œuvre de résurrection en déchirant de ses doigts roses les pudiques voiles de vapeur étendus sur les vallées.
Au-dessus de sa tête, rien que l’immense voûte du ciel, avec des teintes sombres et des étoiles d’argent à l’ouest, avec des nuages de pourpre et d’or au levant.
Au loin, l’espace incommensurable.
À ses pieds, comme à demi ensevelis dans les ombres des bois, des jungles, des rochers, des ravins sans nombre, puis des plaines luxuriantes de végétation et de richesse.
Nadir était tout entier à ce spectacle féérique et enchanteur, qui peut-être le ramenait aux pures années de son enfance, lorsqu’il entendit prononcer son nom à voix basse.
C’était miss Ada, qui, revenue à elle, l’appelait en même temps et du regard et des lèvres.
Il s’agenouilla auprès d’elle et prit ses mains dans les siennes.
— Miss, lui dit-il, après s’être assuré que ses forces lui étaient presque entièrement rendues et qu’elle pouvait l’entendre, vous m’avez, il y a quelques semaines, arraché à la mort ; je viens, à mon tour, et j’en bénis Brahma, de vous sauver la vie ; vous êtes libre ! Je ne veux pas qu’un instant d’entraînement vous ait attachée à moi pour jamais. Séparons-nous ! Ne liez pas votre existence à celle d’un homme dont la vie va être désormais une lutte sans trêve, lutte terrible, dans laquelle il lui faudra peut-être frapper quelqu’un des vôtres. Il y a quelques heures, la nécessité a fait de moi un meurtrier, qui sait si ce sang sera le dernier que je devrai répandre ? Retournez à Madras ; je vous ferai escorter jusque-là par des hommes sûrs. Lorsque le calme se sera fait dans votre esprit, vous vous souviendrez et vous prierez pour moi votre Dieu de miséricorde et de pardon.
« Vous ne répondez pas, miss ?
Les grands yeux de la jeune fille, avec une ineffable expression d’amour, restaient fixés sur les siens, et, après un instant de silence et de recueillement, ses lèvres frémissantes murmurèrent :
— Je t’aime, Nadir, je t’aime !
Et elle laissa tomber sa tête d’enfant sur le sein de l’Hindou, dont le front rayonna de joie.
Quelques heures après, ils quittaient tous deux la forêt, et le soir même ils rentraient à Aurungabad, où Nadir procura facilement à la jeune femme les moyens de transport les plus commodes pour gagner Bombay par la grande route d’Ahmednagor.
Il devait s’y rendre, lui, par les défilés des Gattes, où Schubea l’attendait depuis longtemps déjà, s’il avait suivi les instructions que lui avait données Romanshee avant d’être emprisonné.
XVI
À BORD DU Sind.
e soir même du départ de la fille de sir Arthur, Nadir acheta un cheval et prit seul, sans un serviteur, la direction de l’est, laissant Ellora à sa droite et marchant devant lui, sans s’arrêter dans les villages, tout entier à ses pensées que l’éloignement de miss Ada rendait plus sombres encore.
Le surlendemain, au lever du soleil, il aperçut le sommet des montagnes et il reconnut, à quelques pas de la route qu’il suivait, le mausolée du fakir Maniska que le vieux brahmine lui avait dit être le lieu du rendez-vous.
Schubea avait obéi : une caravane campait sur le bord de la fontaine sacrée.
Ce devait être celle de Moura-Sing.
Nadir pressa le pas de sa monture, et bientôt il ne fut plus qu’à une centaine de mètres du campement.
Malgré lui, il fut pris alors d’un pressentiment lugubre : il reconnaissait bien l’éléphant du prince, qui broutait dans les hautes herbes, mais il ne voyait pas ses grand lévriers persans, qui ne manquaient jamais, lorsqu’il approchait du palais, de s’élancer à sa rencontre avec des aboiements joyeux.
Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et atteignit en quelques secondes la tente de son ami.
Les serviteurs dormaient encore.
Ils s’éveillèrent, et Nadir ne reconnut aucun d’eux.
Il pensa alors qu’il se trompait, que la caravane de Moura-Sing était plus loin et il allait poursuivre sa route, lorsque Schubea parut sur le seuil de la tente, s’avança vers lui et lui dit :
— Maître, je t’attendais.
Nadir sauta à terre, et, sans répondre à l’Hindou, pénétra vivement sous la tente.
Le palanquin de Moura-Sing et celui de Gaya en garnissait le fond.
Il courut au premier, en souleva les rideaux et le voyant vide, se retourna vers Schubea qui l’avait suivi :
— Où est le prince ? lui demanda-t-il.
— J’ai obéi, maître, répondit Schubea, le prince est mort !
— Mort ! s’écria Nadir, mort !
— Tels étaient les ordres du conseil suprême.
— Misérable !
Il avait tiré son poignard de sa ceinture et il s’était élancé sur Schubea pour venger son ami.
Le serviteur ne fit pas un mouvement pour se défendre.
— Frappe, maître, lui dit-il, ma vie t’appartient. La caravane de Moura-Sing ne devait entrer à Bombay qu’avec toi seul. Pour tous, tu es le prince ! Moi, je n’ai fait qu’obéir.
Nadir laissa tomber son arme, et lorsque Schubea, à qui il avait fait signe de s’éloigner, eut disparu derrière les rideaux de la tente, il se jeta avec un sanglot sur le palanquin de son ami.
— Ainsi, la voilà, se dit-il lorsqu’il fut plus calme ; la voilà cette association terrible dont je suis le maître, toujours avide de sang, ne reculant devant aucun attentat pour atteindre son but, sacrifiant aveuglément tout ce qu’elle rencontre sur sa route, armant ses instruments aveugles au nom des plus saintes causes et faisant des assassins de ceux qu’elle prétend sauver et rendre libres ! Héritage maudit qui m’a déjà fait meurtrier et qui me rend aujourd’hui le complice de ces infâmes ! Héritage de Satan, que mon père avait déjà repoussé et que la fatalité me met entre les mains aujourd’hui !
Il marchait à grands pas dans la tente, osant à peine arrêter ses regards indignés sur cette couche que Moura-Sing n’avait quittée que pour mourir.
— Eh bien, soit ! reprit-il en tendant la main vers le palanquin du prince, comme s’il eût voulu évoquer son ombre, soit ! mais je suis le Maître, je marcherai à mon but par la voie que je me suis tracée, et je te le jure, Moura-Sing, mon frère bien-aimé, tu seras vengé !
En disant ces mots, il avait frappé sur un gong.
Schubea accourut.
— Que tout soit prêt dans un instant pour le départ, lui dit-il.
— J’ai prévenu tes ordres, maître, répondit l’Hindou, les serviteurs n’ont plus qu’à plier cette tente ; dans cinq minutes nous pourrons nous éloigner.
En effet, quelques instants après, la caravane se remettait en route en abandonnant aux beras de Gaya le palanquin de la pauvre enfant.
Nadir n’avait pas voulu monter sur l’éléphant de Moura-Sing ; il avait repris son cheval et marchait seul au milieu de la petite troupe, n’échangeant avec Schubea que quelques paroles rapides pour lui donner ses ordres.
Le soir même, ils s’enfoncèrent dans le défilé de Kassy, et le surlendemain, au point du jour, ils aperçurent, se détachant sur le ciel gris, les minarets des mosquées de Bombay.
Nadir mit alors pied à terre, prit place, non sans un horrible serrement de cœur, dans le palanquin du prince, en laissa tomber les tentures, et la caravane reprit sa marche.
Au moment où, dirigée par Schubea, elle se déroulait sur la longue et étroite chaussée qui réunit l’île de Bombay à la terre ferme et se dirigeait vers un des somptueux hôtels bâtis sur le bord de la mer, la ville s’éveillait à peine, mais quoique le soleil ne dorât encore que les sommets des Gattes, les voix multiples de la population affairée se faisaient déjà entendre.
Des groupes de travailleurs hindous, malais, chinois, arabes, qui venaient des faubourgs, dépassaient les palanquins en courant, pour se rendre sur le port.
C’était surtout là et dans la rade que, malgré l’heure matinale, le mouvement et l’animation étaient extrêmes.
Toutes les nations y étaient représentées, tous les pavillons y faisaient flotter leurs éclatantes couleurs sous le souffle vivifiant de la brise du large.
Plus de deux cents navires étaient à l’ancre.
Le long des quais, les bâtiments se pressaient par rangs triples et quadruples.
Puis, dominant tous les bruits, toutes les voix, c’étaient des sifflements aigus de la vapeur des steamers qui chauffaient pour s’élancer dans toutes les directions.
Aux abords de l’un des plus grands de ces paquebots, la masse des travailleurs était plus active, plus pressée, plus bruyante encore que partout ailleurs.
C’est que le Sind, amarré au quai de la Douane, allait dans peu d’instants quitter Bombay pour faire route vers Suez.
Son noir panache de fumée s’élevait jusqu’à ses voiles hautes, que les gabiers laissaient tomber sur les cargues.
Les passagers encombraient le pont où couraient les matelots fermant les panneaux, consolidant les dromes, hissant les embarcations, prenant enfin toutes les dernières dispositions pour le départ.
De la dunette où il se promenait, le capitaine donnait ses ordres.
Sur le léger escalier qui reliait le paquebot au quai, c’était une cohue de domestiques et de fournisseurs.
Dans les chambres de l’arrière, les gens du bord préparaient l’appartement du seul passager qui manquât encore à l’appel : le prince Moura-Sing, qui, depuis plusieurs semaines, avait fait retenir pour lui et sa suite les cabines les plus confortables du Sind.
Toutefois, le commandant du steamer savait que, pour échapper sans doute aux regards curieux de la foule, le prince ne devait pas s’embarquer au quai, mais rejoindre le navire en grande rade.
Aussi, lorsqu’il jugea le moment venu, donna-t-il, sans plus attendre, l’ordre de démarrer, et le Sind tourna bientôt son avant vers la sortie du port.
Au moment où il était par le travers du sémaphore, le timonier de veille signala une embarcation qui se détachait du rivage et mettait le cap sur le paquebot.
Le capitaine fit stopper, et le Sind, venant en travers, se mit à rouler sur les lames que les grandes brises qui régnaient au large envoyaient jusqu’en pleine rade.
Au même instant, une femme jeune, cela se devinait à l’élégance de sa taille, mais le visage couvert d’un voile épais de dentelle, sortit du panneau de la chambre, et vint s’appuyer à l’arrière, sur la balustrade de la dunette.
Elle suivait avec angoisse les mouvements du canot signalé, qui luttait contre les vagues et qui, cependant, sous les efforts de ses rameurs, approchait rapidement.
Bientôt, en effet, il fut à la portée de la voix.
Un de ses hommes saisit adroitement au vol l’amarre jetée par un des matelots du paquebot, et l’embarcation accosta.
À son arrière se tenait mollement étendu sur un tapis soyeux, enveloppé dans de riches cachemires, un homme jeune au teint bronzé et à cette physionomie indolente qui est le signe caractéristique de la race hindoue.
Il se leva et, appuyé sur l’épaule de l’un de ses serviteurs, se mit à gravir à pas lents l’escalier qui montait jusqu’à la coupée du bâtiment.
Quelques-uns de ses gens seulement le suivirent ; les autres étaient restés dans le canot, attendant sans doute l’ordre de pousser au large et de rejoindre la terre.
Après avoir répondu par un simple mouvement de tête au salut du capitaine qui venait de donner l’ordre de se remettre en route, l’Hindou se dirigea vers l’arrière, monta sur la dunette et ne s’arrêta qu’à quelques pas de l’étrangère, qui, après un regard furtif vers lui, détourna la tête.
Le Sind s’était remis en marche et, soulevant avec son étrave des flots d’écume, il gagnait la sortie de la rade où la mer, resserrée, se démenait furieuse, chassée par la houle du large.
Cependant, il entraînait toujours, attachée à son arrière par sa remorque, cette légère embarcation qui menaçait d’être engloutie dans son sillage.
On se demandait à bord ce qu’attendaient ces hommes et pourquoi ils s’exposaient ainsi à un danger qui grandissait au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient davantage du rivage, et on supposait qu’ils allaient, eux aussi, s’embarquer, mais seulement lorsque le Sind serait dans des eaux plus calmes et qui permettraient de hisser le canot sur le pont.
Aussi ce fut un cri d’effroi général lorsqu’au moment où le paquebot, traversant la barre qui, dès qu’il fait gros temps, s’élève à l’entrée du goulet, on vit la remorque se tendre violemment, puis se rompre, et la frêle embarcation rester seule au milieu de cette mer déchaînée.
Le capitaine s’était à peine rendu compte de ce qui venait de se passer, que le Sind, qui marchait à toute vapeur, était déjà trop loin pour porter secours au canot.
Le soleil venait de percer les brumes du matin et inondait l’espace de lumière.
À travers les montagnes d’écume, on pouvait suivre les moindres gestes des malheureux que la mort menaçait.
Ils avaient saisi leurs avirons, et pendant quelques instants, ils réussirent à se tenir debout à la lame.
Ce n’était qu’un instant de répit que leur accordait le ciel.
Bientôt une vague énorme, terrible, impitoyable, les jeta par le travers et tout disparut.
La mer ne devait pas abandonner une seule de ses victimes.
La jeune femme, qui se tenait toujours debout à l’arrière et qui n’avait pas quitté l’embarcation des yeux, ne put retenir un cri de pitié et d’épouvante.
— Silence, miss Ada, lui dit soudain le prince hindou qui s’était approché d’elle et avait appuyé sa main sur son bras, ces hommes seuls savaient ce qu’est devenu Moura-Sing, qu’ils ont assassiné et dont aujourd’hui je porte le nom ; ces hommes seuls pouvaient me trahir, m’accuser et faire de moi leur complice ; ils devaient mourir.
La jeune fille baissa la tête, épouvantée malgré son amour, de ce génie du mal, de ce dieu de vengeance que l’Inde envoyait à l’Angleterre.
Une heure plus tard, le capitaine George Wesley arrivait lui-même à Bombay.
Il était accompagné de master Stilson, singulièrement maigri par cette longue course à travers la presqu’île et les émotions de toutes sortes qu’il avait éprouvées.
Depuis un mois, l’illustre brasseur ne buvait que de l’eau et ne riait plus. Le remords ou l’abstinence l’avait rendu méconnaissable.
Avant même de se rendre chez le gouverneur, le jeune officier se hâta de courir à l’agence des paquebots.
Là, il apprit avec stupéfaction et en même temps avec joie, car il ne s’expliquait pas comment elle avait échappé à ses ravisseurs, que miss Ada s’était embarquée le matin même, et on lui affirma que le Sind n’avait pas d’autre passagers hindous que le prince Moura-Sing et sa suite, qui se composait des serviteurs qu’il avait amenés avec lui d’Hyderabad et de ceux qu’il avait engagés à Bombay la veille de son départ.
On ne savait pas quels étaient ceux de ses hommes qui avaient péri dans le naufrage de l’embarcation.
Aucune des victimes de cet accident inexplicable n’avait survécu et la mer n’avait pas encore rejeté leurs cadavres.
Désespéré, ne sachant plus quel parti prendre et se demandant si vraiment le ciel lui-même ne se mettait pas contre lui, George Wesley rentra à l’hôtel, où l’infortuné Stilson l’attendait, en commençant à craindre d’avoir fait un peu trop à la légère son redoutable serment de tempérance.
Pendant ce temps-là, doublant la pointe des Palmiers, le Sind mettait le cap à l’ouest pour traverser le golfe d’Oman et gagner le détroit de Bab-el-Mandeb.
LE VENGEUR
I
LE ROMAN DE MARY.
ar une de ces soirées humides et glaciales, dont Londres a le triste privilège pendant au moins la moitié de l’année, quatre hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait pour des ouvriers, descendaient en courant la rue de Middlesex, et tournant à gauche, prenaient la grande voie de White-Chapel.
Ils avaient évidemment fait une longue course, car ils étaient essoufflés, et les quelques mots qu’ils échangeaient à demi-voix indiquaient qu’il venaient d’assister à l’une de ces réunions populaires, à l’un de ces meetings, que la misère des basses classes provoquait fréquemment.
Depuis quelque temps, en effet, toutes les infortunes semblaient se grouper pour augmenter le malaise des travailleurs, malaise qu’on disait avoir pris naissance dans la crise cotonnière, mais qui tenait bien certainement à une foule d’autres causes plus mystérieuses, moins définies.
Il n’était question que de soulèvements, de tentatives d’émeute, de grèves et de révoltes dans les grands centres manufacturiers.
On revenait à un mot, qui avait été importé jadis d’Amérique pour exprimer la haine du peuple, des Irlandais surtout contre les institutions surannées de l’Angleterre, et bien que fort peu de temps se fût passé depuis la condamnation et l’exécution de certains de ses chefs, le fénianisme était de nouveau dans toutes les bouches, sans être compris de la plupart de ceux qui en parlaient.
D’abord le gouvernement n’avait pas voulu prendre au sérieux les démonstrations qui avaient été faites ouvertement, en plein jour, à Hyde-Park ainsi que dans le quartier de Clerkenwell, et il s’était contenté de les surveiller, en respectant cette liberté de réunion qui conduira quelque jour l’Angleterre à l’une de ces crises sociales que nous venons de traverser ; mais il s’était bientôt demandé si ces meetings, provoqués le plus souvent sous les motifs les plus futiles, n’étaient pas, pour quelque secrète association politique, un moyen de compter ceux qui répondraient à son appel et descendraient dans la rue lorsqu’elle leur ferait signe.
L’autorité avait fini par s’émouvoir.
Les gens sensés, que le pouvoir, la richesse et l’égoïsme n’aveuglaient pas, comprenaient qu’il y avait dans tous ces mouvements si parfaitement conduits, non pas seulement les plaintes d’une certaine classe de la société, mais bien aussi une réaction réelle contre l’aristocratie de nom et d’argent, un désir immodéré d’affranchissement de la part de ceux que les privilèges accablaient.
On ne pouvait douter qu’il n’existât un centre d’action, des chefs habiles et puissants ; mais la police ne parvenait à mettre la main çà et là, à longs intervalles, que sur quelques agents subalternes, qui se taisaient obstinément, ou qui, dans leurs révélations, n’apprenaient rien de nouveau.
Quelques hommes énergiques, prêts à tout, tenaient évidemment les fils de cette association ténébreuse dont on ne connaissait pas même le nom, car on voulait croire le fénianisme enseveli à jamais sous l’échafaud de Newgate, et dont le but ne paraissait pas parfaitement fixé.
Soit qu’il appartinssent à un monde où on ne songeait pas à aller les chercher ; soit qu’ils fussent plus puissants ou plus adroits encore que ceux qui avaient un si grand intérêt à les connaître, aucun de ces chefs n’avait été désigné jusque-là à l’habile directeur de la police métropolitaine.
Les arrestation opérées à Manchester, à Liverpool, en Irlande, n’avaient livré aux policemen que des ouvriers malheureux et des repris de justice ; et la haute société anglaise commençait à s’inquiéter sérieusement et à s’en prendre au gouvernement lui-même, bien qu’elle ne sût pas encore exactement ce dont elle était menacée.
Revenons maintenant à ces hommes que nous avons vu sortir en courant de la rue de Middlesex et suivre leur route à travers un brouillard tellement épais que les becs de gaz semblaient des nébuleuses tremblant dans l’espace.
Sauf quelques policemen qui éclairaient de loin en loin les carrefours avec des torches, le quartier était complètement désert.
Parvenus à l’angle de White-Chapel et de New-Cannon street, nos promeneurs nocturnes s’arrêtèrent un instant.
Onze heures venaient de sonner à Saint-Paul, ce géant de pierre qui veille sur la Cité.
— Déjà onze heures ! dit l’un des ouvriers. Tom, courons vite, Mary et ma mère doivent être mortellement inquiètes.
Celui qui parlait ainsi était un jeune et beau garçon bien pris dans sa taille moyenne.
Sa physionomie était expressive et franche, son œil bleu un peu rêveur, sa tenue soignée. Il faisait un contraste étrange avec ses compagnons.
Il se nommait James Davis, et, comme les trois autres ouvriers, était employé dans la manufacture de coton de M. William Berney, un des plus riches industriels de Londres.
Celui à qui il s’adressait, Tom Sanders, ne lui ressemblait en rien, et comme on les savait très-intimes, on se demandait quelle bizarre sympathie pouvait réunir ces deux êtres si différents de tournure et d’aspect.
Tom, en effet, était une espèce de taureau, aussi doux lorsqu’il était à jeun que terrible lorsqu’il avait quelques verres de gin dans la tête.
Sa force extraordinaire en avait fait la terreur de l’atelier, dont il était d’ailleurs un des plus habiles ouvriers.
Personne ne pouvait en avoir raison lorsqu’il était en colère, sauf James, à qui il obéissait toujours et partout avec la docilité d’un enfant.
C’était, du reste, au fond, un brave et honnête garçon, à l’intelligence assez bornée, et plaçant tout son amour-propre dans cette vigueur prodigieuse dont la nature l’avait doué.
Il était grand, gros, large d’épaules et, comme pour avoir un air plus sauvage encore, il laissait croître sa barbe, rouge ainsi que ses cheveux, ce qui lui donnait vraiment, dans certains moments, la physionomie brutale d’une bête fauve.
Quant aux deux autres personnages, ils se nommaient Welly et Cromfort.
Le premier, beau parleur, fier de son instruction ébauchée, avait été jadis caissier dans une grande maison de banque ; mais un jour qu’il en était sorti pour un recouvrement important, il oublia si bien le chemin de sa caisse que cet oubli le conduisit à Melbourne, c’est-à-dire à la déportation en Australie.
À son retour de cette absence forcée, maudissant les hommes et leur injustice, il avait été fort heureux d’entrer comme comptable dans l’établissement de M. William Berney.
En raison de ses fonctions, Welly jouissait d’une certaine considération auprès des nombreux ouvriers de la manufacture, car il était chargé de constater leurs heures d’arrivée et de départ, et de sa bonne volonté, dépendait parfois une retenue plus ou moins considérable pour les retardataires.
C’était un petit homme d’une quarantaine d’années, malingre, obséquieux, mais extrêmement adroit, et sachant mettre à profit les moindres occasions pour se faire bien venir des uns et des autres.
Son patron, qui ignorait que son honorable comptable eût fait, malgré lui, un voyage de circumnavigation, le pensait tout dévoué aux intérêts de sa maison, tandis qu’il n’était qu’envieux et dissimulé.
Cromfort, ainsi que son estimable ami, avait eu maille à partir avec la cour centrale criminelle. C’était en Australie que ces deux victimes de la société s’étaient connues.
L’amitié toute spontanée qui les avait rapprochés s’était encore resserrée de l’infortune commune ; elle était devenue rapidement une douce et touchante fraternité.
Cromfort était entré chez M. Berney par la protection de Welly, qui avait ainsi le droit de compter sur lui pour le cas où il se présenterait quelque bon coup à faire.
Aussi était-il le défenseur acharné du comptable lorsque, dans les ateliers, on murmurait contre lui à propos de quelque acte de sévérité ou tout simplement d’exactitude.
Ils habitaient ensemble, dans Commercial-Road, un petit logement sous les toits, à l’abri des regards indiscrets et à peu de distance de l’endroit où ils venaient de s’arrêter tous quatre.
— À demain alors, dit Welly à James et à Tom ; ayez soin de répéter dans l’atelier ce que vous avez entendu ce soir. Ce docteur a raison, il faut en finir une bonne fois ! La grève pour lundi !
— Oui, à demain ! répétèrent James et son ami en échangeant une poignée de main avec Welly et Cromfort.
Et pendant que ceux-ci descendaient New-Cannon street, James et Tom continuèrent leur course vers White-Chapel.
S’ils s’étaient retournés, ils se seraient aperçu que leur camarades, au lieu d’entrer dans Commercial-Road, étaient revenus sur leurs pas pour reprendre le chemin qu’ils venaient de faire ensemble.
Au moment où James et Tom passaient devant le poste de police, une brigade d’agents y faisait entrer une bande de vagabonds déguenillés.
— Encore de pauvres diables qui vont coucher sur la planche, dit Tom de sa grosse voix. Si ce n’est pas honteux de voir tant de malheureux lorsqu’il y a des gens qui ne savent que faire de leur argent. Ah ! le docteur a bien raison, comme ils disent !
Mais James ne paraissait pas l’entendre ; il doublait toujours le pas comme s’il fût en proie à une violente préoccupation.
Ce silence ne faisait pas l’affaire du brave Tom, qui ne se trouvait probablement pas de force à soutenir une conversation avec lui-même.
Il allongea le bras et, posant sa large main sur l’épaule du jeune homme, l’arrêta brusquement en lui disant :
— Ah çà ! master James, tu pourrais bien me répondre ; on ne laisse pas comme ça un ami causer tout seul.
— Pardon, Tom, pardon, mais je ne t’avais pas entendu ; c’est que j’ai hâte, vois-tu, d’arriver à la maison. Je crois que ma mère et Mary savaient où nous devions aller ce soir, et j’ai peur qu’elles ne soient pas couchées pour m’attendre.
— Ce n’est pas une raison pour ne pas répondre à un camarade. Courons tant que tu voudras, mais causons ! Moi d’abord, tu le sais bien, je ne peux pas rester sans parler, c’est plus fort que moi. Le silence me donne soif, surtout avec un satané brouillard comme celui de ce soir.
Le colosse avait rendu la liberté à James, qui se contenta alors de marcher à grands pas.
— Je te disais, continua Tom, que le docteur avait raison ; il y a trop de pauvres gens, les patrons ne sont pas raisonnables ; il faut que ça finisse. Plus de patrons ! à bas le capital !
— Imbécile !
— Tu dis ?
— Imbécile !
— J’avais bien entendu, c’était pas la peine de le répéter… Alors, tu n’es pas de l’avis du docteur ?
— Je n’aime pas beaucoup tous ces gens à lunettes et à mains blanches qui, sans qu’on sache ce qu’ils sont et d’où ils viennent, se donnent ainsi la peine de se mêler de nos affaires, et finissent toujours par une petite souscription en faveur de malheureux que nous ne connaissons pas. Mais laissons cela, nous en causerons demain. Me voilà à deux pas de chez moi ; bonsoir !
Ils venaient de dépasser l’hôpital de Londres et approchaient en effet du terme de leur course, car c’était non loin de là que James demeurait avec sa mère et sa sœur.
Tom habitait à cent mètre plus loin, dans une ruelle voisine.
Tout abasourdi de la riposte de son ami, il lui serra la main à la briser, lui grogna un bonsoir maussade et fit quelques pas pour s’éloigner ; mais il se rapprocha aussitôt et, avec l’entêtement qui était le fond de son caractère, il répéta à James une partie de cette phrase à laquelle celui-ci n’avait répondu que d’une façon vraiment incomplète :
— Non, c’est égal, il y a trop de malheureux !
— Est-ce dont la faute de riches s’il y a des pauvres, répliqua James, et crois-tu que c’est honnête de la part des ouvriers de demander une augmentation de salaire au moment où les patrons perdent de l’argent ?
— Puisque nous ne pouvons pas vivre !
— En vivrons-nous mieux lorsque nous serons en grève, et qu’au lieu de 20 à 25 schellings par semaine, nous n’aurons plus que ce que nous donnera le comité de secours ?
— Ah ! moi, je ne comprends rien à tout ça. Ce que je sais, c’est que celui qu’ils appellent le docteur parle joliment bien. Quel homme, by God ! quel homme ! Il a causé une heure au moins sans s’arrêter !
— Il y a là-dessous quelque chose que nous ne savons pas, Tom, et il ne me paraît pas certain que ce soit bien de nos intérêts qu’il s’agisse.
— Alors, tu n’es pas pour la grève ?
— Ça ne nous rapportera rien et ça ruinera peut-être M. Berney.
— Eh bien, qu’est-ce que ça te fait, M. Berney ? C’est pas ton père ! Avec ça que son fils est un joli garçon ! Quand il sort en voiture au moment où nous quittons l’atelier, il nous écrase sans crier gare. Moi, je n’aime guère ces gens-là. Il n’y a pas jusqu’à la fille du patron qui est toujours à sa fenêtre pour nous voir défiler comme si nous étions des bêtes curieuses.
— Tais-toi ! dit brusquement James, qui jusque-là avait laissé bavarder son ami sans attacher grande importance à ses paroles. Ne parle pas ainsi de miss Emma.
— Et pourquoi donc ? C’est pas la reine, je suppose.
— Parce que je ne veux pas, ça doit te suffire.
— C’est bon, c’est bon ! on n’ouvrira plus la bouche. Milord James est peut-être amoureux de miss Emma Berney depuis le jour où il a arrêté son cheval et l’a empêchée d’être tuée !
— Je t’ai dit de te taire, reprit le jeune ouvrier avec impatience et cachant, grâce à l’obscurité, la rougeur qui avait coloré ses joues à la supposition de Tom. Tu es fou ! voilà tout ! Va te coucher, c’est ce que tu as de mieux à faire.
Pendant cette discussion, ils avaient atteint la rue de la Couronne, où James habitait une petite maison assez isolée.
— Alors, tu es fâché ? demanda timidement Tom.
— Non pas, répondit James, en faisant un pas pour s’éloigner.
— Tu voudras donc bien dire bonsoir à Mary de ma part, et tu l’engageras à m’aimer un peu.
L’hercule avait prononcé ces mots en poussant un soupir à faire tourner les ailes d’un moulin.
Sa voix s’était faite douce et tendre, autant du moins que cela lui était possible. On eût dit qu’il tremblait en chargeant son ami de cette commission si simple cependant.
James ne put s’empêcher de sourire.
— Ah ! voilà l’ours qui se fait mouton, répondit-il en lui tendant la main ; oui, je souhaiterai le bonsoir à Mary de ta part ; mais quant à l’engager à t’aimer, ça te regarde tout seul, mon brave Tom. La maison ne t’est pas fermée ; fais ta cour, sois aimable ! À demain !
— C’est qu’on me reçoit si mal depuis quelque temps, répliqua le pauvre garçon, sans lâcher la main de son ami qu’il avait saisie de nouveau.
— Ne te décourage pas.
— Je l’aime tant, James, que lorsque je suis auprès d’elle, je deviens muet comme un poisson. Il faudra bien cependant que je lui parle, puisque tu me le permets. En attendant, dis-lui que ton ami Tom a toujours deux bons bras à son service, et que le jour où elle voudra, elle s’appellera mistress Sanders.
— Mary a beaucoup d’amitié pour toi, elle sait que tu es un brave et honnête garçon, patience !… l’amour viendra.
— Elle est trop belle, vois-tu, James.
— Tu es fou, décidément !
Et sans attendre la réponse de Tom qui, tous les soirs, invariablement, lui tenait le même discours avant de se séparer de lui, James s’arracha brusquement à l’étreinte de son impitoyable compagnon, pour, sans s’inquiéter de lui plus longtemps, s’enfoncer dans la rue de la Couronne, à l’angle de laquelle ils étaient arrivés.
Le brouillard était toujours fort épais, et bien qu’il fût tout près de sa maison, il la distinguait à peine des autres, lorsque tout à coup, au moment où il allait en atteindre le seuil, il entendit le bruit d’une fenêtre qui se fermait brusquement, en même temps qu’un voiture qu’il n’avait pas aperçue, cachée qu’elle était le long de la muraille, s’éloignait au galop de son attelage.
Un instant interdit par la rapidité de ces deux événements inattendus, James revint bientôt à lui. Il supposa alors, à la lumière qui l’éclairait encore, que c’était la fenêtre de la chambre de sa sœur qui s’était ainsi refermée, et que c’était sous cette fenêtre que se tenait cette voiture qui avait si rapidement disparu à son approche qu’il n’avait pas eu le temps de songer à courir après elle.
Il n’en put douter, lorsqu’ayant ramassé un objet qui brillait à terre, il se vit en possession d’une petit carnet en cuir de Russie et à coins dorés, que son propriétaire avait dû laisser tomber dans sa précipitation à s’enfuir.
Rempli de tristes pressentiments, il s’approcha du bec de gaz voisin, et le cœur serré, la main tremblante, il ouvrit ce carnet.
La première chose qui frappa ses yeux lui arracha un cri de douleur.
C’était une carte de visite au nom d’Edgar Berney.
C’était donc le fils de son patron, le frère d’Emma, qui peu d’instants auparavant, s’entretenait avec Mary.
Pour lui, cela était évident.
À cette pensée, James crut qu’il allait devenir fou, et lorsqu’il eut atteint en se traînant, le pas de sa porte, il fut obligé de s’appuyer un instant contre le mur avant d’entrer.
Reprenant enfin possession de lui-même, il frappa.
Sa mère vint lui ouvrir.
— C’est toi, enfin, dit mistress Davis en embrassant son fils ; Mary et moi, nous étions si inquiètes que nous avons voulu attendre ton retour pour nous coucher.
— Inquiètes ! pourquoi ? répondit James en s’efforçant de paraître calme ; il n’est pas encore minuit.
— Tom avait dit à Mary où vous deviez aller ce soir ; nous n’étions pas tranquilles.
— Tom est un bavard, mère, et vous une poltronne.
— Que s’est-il passé au meeting ?
— Je vous dirai cela demain. Où est Mary ?
— Dans sa chambre ; mais elle a dû t’entendre rentrer et elle va descendre. Tiens ! qu’as-tu donc là ?
Elle parlait du carnet que James tenait toujours à la main.
— Oh : rien, répondit le pauvre garçon en faisant disparaître l’objet maudit dans sa poche ; un portefeuille que j’ai trouvé en route ; il est vide.
— Mary ! Mary ! appelait mistress Davis.
— C’est inutile, laissez-la ; je vais lui dire bonsoir en montant ; il est l’heure de se coucher ; bonne nuit, mère !
Il embrassa tendrement la bonne femme et gravit l’escalier en deux bonds.
Arrivé au premier étage, il poussa brusquement la porte de la chambre où couchaient sa mère et sa sœur.
— Oh ! tu m’as fait peur, James, dit la jeune fille en s’avançant vers son frère. Qu’as-tu donc ? Comme tu es pâle !
Mary était une jeune fille de dix-sept ans, jolie à faire damner les élégantes ladies d’Hyde-Park.
Elle était brune, avec des grands yeux bleus ombragés de longs cils, un sourire de vierge, des pieds et des mains d’Espagnole.
C’était l’enfant gâté de la maison où tout labeur pénible lui était interdit. Sa mère et son frère ne lui permettaient que des travaux d’aiguille.
Un des grands orgueils de James était de la promener à son bras les jours de fêtes.
Mary, qui était bonne et douce, n’usait de son influence sur ceux qui l’entouraient d’une si vive affection que pour les aimer à son tour et les rendre heureux autant que possible.
Aussi, au milieu du malaise général qui pesait sur la nombreuse classe ouvrière de White-Chapel, la maison de mistress Davis semblait véritablement privilégiée et bénie du ciel.
Du reste, grâce aux journées de James, qui était l’ouvrier laborieux par excellence, et à une petite rente que sa mère recevait d’un manufacturier chez lequel son mari avait été victime d’un accident dont il était mort, un bien-être relatif régnait dans le modeste ménage.
De plus, à ces ressources principales, les petits profits que les deux femmes retiraient de leurs travaux de couture venaient se joindre encore. James ne rêvait pas de plus grande fortune.
C’est au milieu de ce calme heureux qu’il avait été saisi par la révélation terrible que nous connaissons.
— Eh bien ! qu’as-tu donc ? répéta la jeune fille ; tu ne m’embrasses même pas ?
Elle-même était pâle et tremblait.
— J’ai à te parler, Mary, répondit enfin James, en faisant un effort pour se rendre maître de son émotion, mais pas ce soir. Demain matin, avant que notre mère soir levée, viens me rejoindre en bas.
— J’irai, mais au moins, dis-moi…
— Rien ! Il ne faut pas que notre mère entende. La voici qui monte, à demain !
Et sans même embrasser sa sœur, ce à quoi il n’avait jamais manqué un seul soir, il sortit brusquement et courut s’enfermer chez lui, laissant Mary atterrée et sous le coup des pressentiments qui l’épouvantaient.
Quant à James, une fois seul dans sa chambre, il tira de sa poche le carnet d’Edgar Berney, et le contemplant, la rougeur au front et la rage au cœur, il donna un libre cours à ses pensées.
Le malheureux ne voulait pas cependant s’arrêter à cette idée que sa sœur au regard si pur était la complice de cet Edgar Berney, qu’il savait être un viveur et un débauché ; mais maintenant qu’il était trop tard peut-être, il se rappelait les tristesses de Mary depuis plusieurs mois, son amour étrange de l’isolement, tous ces changements qu’il avait attribués à quelque cause physique que l’âge de la jeune fille expliquait ; et il s’en voulait, ainsi qu’à sa mère, de ne pas avoir mieux surveillé cette enfant rêveuse et faible par son ignorance même.
Il comprenait alors son indifférence, son espèce de répulsion pour Tom, qu’elle avait bien reçu d’abord, et il se rendait compte de sa rougeur et de son embarras lorsque, ses courses l’amenant du côté de la manufacture, elle venait l’attendre à la sortie de l’atelier.
Ce n’était donc pas pour lui, son frère, que Mary, depuis plusieurs semaines surtout, faisait aussi fréquemment cette longue course !
Il se disait avec épouvante que, grâce à la liberté que les jeunes filles ont en Angleterre, aussi bien celles du peuple que celles de l’aristocratie, il n’était pas impossible que le mal fût encore plus grand, plus irréparable qu’il ne le supposait.
Il sentait alors la colère lui monter au cerveau et le désespoir s’emparer de son cœur, car, par une coïncidence fatale et quoiqu’il le cachât soigneusement à tous les yeux, quoiqu’il hésitât à se l’avouer à lui-même, il fallait qu’il aimât justement la sœur de cet homme qui avait peut-être apporté le déshonneur dans sa famille.
Tom ne croyait pas avoir dit si juste. Le hasard seul avait tout fait.
Un jour que James attendait, à la porte de la fabrique, le moment de retourner à son travail, il avait entendu derrière lui des cris de terreur ; et, se retournant, il avait aperçu miss Emma Berney que son cheval emporté allait précipiter contre les arbres de l’avenue.
Se jeter au devant de la bête furieuse, la saisir aux naseaux de son poignet de fer, la forcer à s’abattre et recevoir la fille du manufacturier dans ses bras, tout cela avait été l’affaire d’un instant.
Puis, chargé de son précieux fardeau, il avait laissé le cheval aux mains de ses camarades qui étaient accourus, et il avait porté jusque chez elle la jeune et belle Anglaise qui s’était évanouie dans sa chute et dont la tête avait reposé sur l’épaule de son sauveur, pendant que ses cheveux dénoués l’enivraient de leurs parfums.
Avant cet événement, James avait sans doute remarqué déjà la beauté de miss Emma, qui habitait avec son père et son frère un élégant pavillon à quelques pas de la fabrique ; mais si cette beauté, essentiellement aristocratique et fière, avait émerveillé ses yeux, il y avait trop loin de la fille du riche industriel à lui pour qu’elle eût pu rien dire à son cœur.
Il avait souvent rencontré miss Emma sans pressentir qu’un accident la rapprocherait de lui un jour et en ferait son obligée.
C’est seulement après lui avoir sauvé la vie qu’il comprit que l’amour ne comptait pas avec les distances sociales.
Il le sentit plus vivement encore, lorsqu’ayant laissé la jeune fille aux soins de ses femmes de chambre, il se retrouva à l’atelier au milieu de ses compagnons communs et grossiers. Il fut alors épouvanté des sensations inconnues qui s’emparaient aussi brusquement de tout son être.
Dès que M. Berney eut apprit ce qui s’était passé, il fit appeler James pour le remercier, et comme le manufacturier était un homme plutôt positif que sensible, au lieu de tendre la main au jeune ouvrier, au lieu de lui dire quelques bonnes paroles, il lui offrit aussitôt une forte somme, en récompense du service qu’il lui avait rendu.
Le frère de Mary, justement froissé, refusa cet argent avec indignation et M. Berney, comprenant alors qu’il avait offensé un honnête homme, s’informa avec intérêt de la position de son ouvrier et de sa famille, afin de pouvoir, d’une façon moins blessante, lui prouver sa reconnaissance.
James lui apprit qu’il vivait avec sa mère et sa sœur, qui s’occupaient de travaux d’aiguille, et M. Berney recommanda chaudement les deux femmes à sa fille.
C’était là une recommandation inutile, car miss Emma, à peine revenue à elle, s’était empressée d’aller remercier son sauveur dans l’atelier même, devant ses amis, comme si elle eût voulu lui prouver qu’il était inutile que qui que ce fût lui enseignât son devoir.
La spontanéité de cette démarche, la franchise avec laquelle la jeune Anglaise lui avait tendu la main, sa beauté rehaussée encore par sa pâleur et son émotion, tout cela avait produit sur James un effet qu’il n’avait pu dissimuler.
Depuis ce jour-là, il n’était jamais sorti de la fabrique sans jeter un coup d’œil furtif sur les fenêtres de miss Emma, d’où souvent il avait aperçu la jeune fille lui faire un signe d’amitié.
Puis sa mère et sa sœur, que la fille de M. Berney avait voulu voir, lui avaient si bien fait son éloge sur tous les tons, que le pauvre garçon s’était laissé complètement envahir par un amour qu’il sentait bien sans issue, mais qu’il ne pouvait chasser de son cœur et qu’il y gardait respectueux et dévoué.
On comprend donc de quelles tortures avait dû être suivie pour lui la découverte que le frère de miss Emma était le séducteur de Mary, et que sa bonne action n’avait pour récompense que le déshonneur pour sa sœur et la honte pour lui.
Quant à Mary, aussitôt après le départ de son frère, elle s’était efforcée de reprendre un peu de calme, afin que sa mère ne pût s’apercevoir de rien.
Son roman à elle était celui de toutes les jeunes filles que la séduction trouve inexpérimentées et sans défense.
Miss Emma avait parlé à son frère du service que James lui avait rendu, de sa sœur si jolie, et la fatalité avait voulu qu’Edgar Berney se rencontrât un jour à la fabrique avec Mary.
Frappé de sa beauté, il l’avait suivie, et comme il était lui-même fort joli garçon, la sœur de James n’avait pu faire autrement que de le remarquer.
Bientôt, malgré elle, elle fit, entre Edgar et Tom, une comparaison qui ne pouvait être à l’avantage de ce dernier, et lorsqu’elle reçut du fils de M. Berney une lettre pleine de tendresse et de respect, comme le sont toutes les premières lettres d’amour, elle sentit son cœur vierge battre pour la première fois.
À cette lettre, d’autres plus enivrantes, plus pressantes succédèrent rapidement. Edgar demanda un rendez-vous ; Mary le lui accorda, et la pauvre fille ne résista pas longtemps à ce jeune homme passé maître en séduction et qui lui jurait un éternel amour.
L’histoire de ces chutes est toujours la même !
Rêves, abnégation, délire de l’ange qui succombe ; scepticisme, mensonges, duplicité du démon qui tente !
Il y avait déjà plus de trois mois que duraient ces relations entre Edgar et Mary, lorsque le hasard vint faire connaître à James une partie de la vérité.
Était-il trop tard ? la jeune fille était-elle irrémédiablement perdue ?
James n’en aurait pu douter s’il avait pu lire ce qui se passait au fond de l’esprit de sa sœur, pendant qu’accablé sous le poids de son infortune, il appelait inutilement le sommeil, c’est-à-dire quelques heures d’oubli.
Après la façon dont son frère l’avait quittée, après ce rendez-vous menaçant qu’il lui avait donné pour le lendemain matin, Mary était décidée à ne lui rien cacher de ce secret qui, d’ailleurs, depuis longtemps déjà, pesait sur sa conscience comme un remords.
Ce qu’elle espérait seulement, c’est que James ignorait le nom de son amant. Elle était résolue à ne pas le lui dire, du moins jusqu’à ce que celui-ci fût prêt à tenir ses promesses, promesses auxquelles la pauvre enfant croyait encore de toute son âme.
On comprend que Mary dormit quelques instants à peine.
Le lendemain, au point du jour, elle se glissa hors de son lit sans que sa mère s’éveillât.
Elle était déjà dans la salle basse, lorsque James y descendit.
— Sœur, dit le jeune ouvrier en lui prenant les mains dans les siennes, après quelques minutes de silence comme s’il eût voulu faire provision de courage et de calme en contemplant le front si pur de la jeune fille ; sœur, hier, quand je suis arrivé, tu étais à ta fenêtre.
— C’est vrai, James, répondit-elle toute tremblante.
— Un homme était en bas, dans la rue. Le savais-tu, était-il là pour toi ?
— Oui, frère, c’est moi qui l’ai prié de s’éloigner lorsque j’ai reconnu ton pas.
— En effet, il s’est sauvé si vite que je n’ai pu le rejoindre. Que te disait-il ?
— James ! supplia Mary.
— Qu’il t’aimait ? continua celui-ci, qui, malgré ses soupçons, avait voulu espérer jusqu’au dernier moment qu’il s’était trompé. Eh bien ! cet homme mentait !
— Comment le sais-tu, James ? tu ne le connais pas, fit doucement l’enfant.
— Si, je le connais, car voici ce qu’il a laissé tomber en se sauvant.
Il tendit à sa sœur le carnet d’Edgar Berney.
Mary étouffa un cri de douleur et d’effroi.
— Écoute, petite sœur, reprit James après un instant de silence et en s’efforçant de paraître calme malgré ses tortures ; sois franche avec moi, qui remplace ici notre père. Je ne te demande pas comment tu as fait la connaissance de ce misérable, mais ce que je veux que tu me jures au nom de Dieu qui nous entend, c’est que cet homme n’a jamais mis les pieds ici, que tu ne t’es jamais trouvée seule avec lui.
— James, James, pardon ! dit Mary en courbant la tête et en se voilant le front dans les deux mains.
— Malheureuse ! s’écria l’ouvrier avec un geste de menace ; la perte de Sarah Thompson ne t’a donc pas servi de leçon ? tu veux donc finir comme elle ?
Cette Sarah était une ancienne compagne d’école de Mary ; on disait qu’elle était devenue une des courtisanes célèbres de Londres.
Mais il n’osa achever : la jeune fille venait de glisser à ses genoux et elle éclatait en sanglots.
— Ainsi tu es tombée si bas ? lui dit-il en l’attirant vers lui et en la forçant de se relever. Tu l’aimes donc bien, cet homme ?
— Je ne sais, James, murmura Mary à travers ses larmes. Il m’a dit qu’il m’aimait, il me l’a écrit. C’était la première fois que ce mot frappait mes yeux et à mon oreille. Il paraissait si bon, si loyal… Il m’a dit qu’entre le fils d’un manufacturier et la sœur d’un honnête et brave ouvrier comme toi, il n’y avait aucune distance. Je l’ai cru. Je ne pensais pas mal faire. J’ai perdu la tête, j’ai été folle. Mais il tiendra ses promesses, j’en suis certaine. Oh ! le contraire serait trop affreux ! Tu te trompes.
— Non, je ne me trompe pas, Mary ; cet homme est un lâche, répondit James, qui se promenait à grands pas dans un état d’exaltation dont il n’était pas le maître. Voici comme ces gens-là nous récompensent de nos dévoûments. Moi qui étais assez sot pour les défendre ! Ainsi, M. Edgar Berney, parce que j’ai sauvé sa sœur, est venu chez moi me voler la mienne. Ah ! l’infâme payera cher son crime, je t’en réponds.
— Frère, je t’en prie !… dit la jeune fille en s’efforçant de le calmer.
— Il t’a écrit, continua James sans l’écouter. Donne-moi ses lettres.
— Qu’en veux-tu faire ?
— Les lui jeter au visage, et, s’il ne tient pas ses promesses, me faire justice moi-même.
— Tu ne feras pas cela, je t’en prie, je t’en conjure !
— Laisse-moi, Mary, et obéis-moi, si tu ne veux pas que je te maudisse.
Au moment où il prononçait ces mots, il entendit frapper à la porte extérieure.
C’était Tom. Ainsi qu’il en avait l’habitude chaque matin, il venait chercher son ami pour se rendre à la fabrique.
— Voyons, ces lettres, je les veux ! À moins que tu ne désires que Tom s’aperçoive de ce qui se passe ici.
— Les voici, dit Mary épouvantée, en tirant les lettres de son sein.
— C’est bien, remonte dans ta chambre et, sous aucun prétexte, ne quitte la maison.
Et après avoir laissé à sa sœur le temps de disparaître, il alla ouvrir.
Tom entra, joyeux et riant ; il avait un air vainqueur impossible à rendre.
— Tiens, dit-il, il m’avait semblé que tu n’étais pas seul ?
— Tu t’es trompé, répondit James ; je viens de descendre à l’instant.
— Ah ! j’ai mal entendu alors. As-tu fait ma commission à Mary ?
Le brave ouvrier ne pouvait choisir un plus mauvais moment pour une semblable question.
Son ami eut l’air de ne pas l’avoir compris.
— C’est que, vois-tu, continua-t-il, je suis décidé à aller de l’avant. J’ai bien réfléchi cette nuit ; si ta sœur veut de moi, eh bien ! ces bras-là et le cœur qu’il y a là-dedans sont à elle.
Le colosse avait appuyé sa phrase d’un gigantesque coup de poing sur sa poitrine, qui avait résonné comme un tambour.
— C’est bien, c’est bien ! répondit James embarrassé, nous en reparlerons. En attendant, allons-nous-en, nous allons réveiller tout le monde ici.
Il avait conduit doucement son ami vers la ports et l’avait fermée derrière lui.
Une fois dans la rue, Tom s’aperçut que James avait l’air bouleversé.
— Ah çà ! qu’est-ce que tu as donc ce matin ? Il s’est passé quelque chose dans la maison. Mary n’est pas malade, au moins ?
— Mais non, mais non ; j’ai mal dormi, voilà tout. Il est six heures ; dépêchons-nous, où nous arriverons en retard, et gare à Welly !
II
OÙ MASTER TOM SANDERS FAIT NOBLEMENT SON ENTRÉE DANS LE GRAND MONDE.
ingt minutes après, les deux amis étaient à l’usine, sans que Tom, malgré ses questions réitérées, eût rien appris.
Quant à James, il était encore trop vivement sous l’impression terrible que lui avait causée l’aveu de sa sœur pour s’être arrêté à aucun parti. Il était seulement décidé à voir Edgar Berney et à exiger de lui une explication.
Comme il savait que demander le jeune homme à pareille heure eût éveillé les soupçons et lui aurait fermé sa porte, il remit sa tentative à un moment plus favorable, au repas du midi, qui laissait aux ouvriers une heure de liberté.
L’usine de M. Berney, située à quelques pas du square de Beaumont, était au fond d’une large avenue dont le pavillon d’habitation tenait un des côtés.
Au moment où James et Tom y entraient, les ouvriers, au nombre de près de douze cents, n’étaient pas encore au travail.
Groupés çà et là, ils causaient du meeting de la veille, auquel quelques-uns avaient assisté.
Welly et Cromfort péroraient en racontant ce qui avait été à peu près décidé, c’est-à-dire la grève pour la semaine prochaine, si les patrons des filatures de coton n’augmentaient pas les salaires.
Or, on savait que, de ce côté, il n’y avait rien à espérer de M. Berney, qui passait pour le plus dur de tous les chefs d’établissements.
Déjà plusieurs fois, dans des circonstances analogues, il avait résisté, préférant perdre plusieurs milliers de francs par jour plutôt que de faire la moindre concession.
Lorsque les ouvriers aperçurent James, qui avait sur eux une grande influence, à cause de son intelligence et par le fait aussi de ce qui s’était passé entre M. Berney et lui lorsqu’il avait sauvé la vie à sa fille, un grand nombre d’entre eux l’entourèrent pour savoir ce qu’il pensait.
Heureusement pour le frère de Mary qui, dans la situation d’esprit où il se trouvait, n’aurait su que répondre, qu’au moment où mille questions lui étaient adressées, la cloche annonçant l’ouverture des ateliers le tira d’embarras.
Dans la cour, il passa devant Welly remplissant son office de comptable, c’est-à-dire notant les entrées et ceux qui manquaient à l’appel.
Il échangea avec lui un geste amical, et, avant de se rendre à son poste, il recommanda à Tom de se trouver à midi juste à la grille.
Le brave garçon ne se demanda pas un seul instant pourquoi son ami avait besoin de lui ; il se contenta, à l’heure dite, de se rendre exactement à son poste.
En sortant de son atelier, James, qui avait quitté ses vêtements de travail, aperçut Tom, tranquillement assis sur une pierre et dévorant son frugal repas.
Il lui fit signe de l’attendre et se dirigea vers le pavillon d’habitation.
Il n’avait pas vu miss Emma qui, de sa fenêtre, le suivait des yeux.
— M. Edgar Berney est-il chez lui ? demanda-t-il au domestique qui était venu ouvrir la porte à son coup de sonnette.
— Oui, dit celui-ci tout étonné de voir un ouvrier demander le fils de son maître ; que lui voulez-vous ?
— Lui remettre un objet qu’il a perdu. Veuillez vous informer s’il peut me recevoir.
— Comment vous appelez-vous ?
— Mon nom est inutile. J’ai trouvé un portefeuille appartenant à M. Edgar et je voudrais le lui remettre moi-même.
— Venez ; mais je ne sais trop si monsieur pourra vous recevoir, il est avec des amis. Je crois même que ces messieurs sont encore à table.
Tout en disant ces mots, le valet de chambre avait gravi l’escalier et s’était arrêté au premier étage.
James l’avait suivi.
— Attendez-moi là un instant, lui dit-il en le laissant dans l’antichambre et en pénétrant dans l’appartement que le jeune homme occupait dans la maison de son père, lors de ses rares apparitions.
Edgar Berney et ses amis étaient à table, en effet.
Par la porte entr’ouverte, James entendait des voix animées qui échangeaient des propos joyeux.
Il lui sembla même, mais cela ne pouvait être qu’une hallucination, que le nom de sa sœur avait été prononcé. Il se contint, convaincu qu’il s’était trompé.
— Qu’il entre, parbleu ! qu’il entre, le brave garçon ! entendit-il Edgar répondre au domestique, qui lui avait expliqué ce dont il s’agissait.
Sans attendre alors d’y être plus directement invité, James poussa la porte et se trouva en face du fils de M. Berney.
Ainsi que les deux amis qu’il avait eus à déjeuner, il était à peu près ivre.
Ces deux amis, jeunes hommes de son âge, étaient Gérard et Charles Maury, ses compagnons habituels de plaisir.
En reconnaissant le frère de Mary, le fils du manufacturier ne put retenir un mouvement de surprise, car son valet de chambre n’avait pu lui dire le nom de celui qui le demandait ; mais, malgré la physionomie sévère et irritée de l’ouvrier, qui lui faisait pressentir le motif de sa visite, il voulut néanmoins payer d’audace.
— Que voulez-vous ? mon ami, s’efforça-t-il de demander avec calme et en affectant même un air d’insouciance et de légèreté.
— Je voudrais vous parler à vous seul, monsieur Edgar Berney, répondit James.
— À moi seul ! pourquoi donc ? Vous avez, m’a-t-on dit, quelque chose à me remettre ; ces messieurs ne sont pas de trop.
— Pas même pour savoir que vous êtes un misérable et un lâche ? s’écria l’ouvrier, qui s’avança menaçant vers le jeune homme.
Edgar était devenu pâle à cette insulte, et, comme ses deux compagnons, il s’était levé brusquement de son siège pour châtier l’insolent ; mais cette émotion nouvelle et tout inattendue, après les copieuses libations auxquelles il s’était livré, lui permettaient à peine de se tenir sur ses jambes.
La tête lui tournait.
— Oui, un misérable et un lâche ! monsieur Edgar Berney ! répéta le frère de Mary. Vous m’avez échappé hier soir, mais voici ce qui m’a dit votre nom. Aujourd’hui, c’est votre sang qu’il me faut pour venger Mary.
En disant ces mots, il avait jeté sur la table le carnet qu’il avait trouvé la veille, et il crut devenir fou de colère lorsqu’il vit l’un des amis d’Edgar se renverser sur un divan, en riant aux éclats et en disant :
— Ah ! parfait ! je comprends maintenant. C’est le frère de la petite. Charmant ! on n’arrive pas plus à propos. Nous raconterons cela à Saphir, Edgar ; elle t’arrachera les yeux.
— Malheureux ! s’écria James, en faisant un mouvement pour s’élancer sur cet homme, qui, non content de déshonorer une jeune fille, s’en moquait encore avec ses compagnons de débauche.
Mais il sentit une main qui l’arrêtait et, en se retournant, il reconnut avec stupéfaction miss Emma.
Par la porte entr’ouverte, la sœur d’Edgar avait entendu cette dispute, sans toutefois se rendre compte de ses causes, et elle était entrée à temps pour empêcher une rixe qui pouvait être terrible, entre ce frère que le désespoir aveuglait et des jeunes hommes excités par l’ivresse.
— Du calme, mon ami, lui dit la jeune fille de sa voix la plus douce et en cherchant à l’entraîner vers la porte ; qu’avez-vous donc ?
— Ce que j’ai, miss, répondit l’infortuné en cherchant à se dégager, car il subissait malgré lui l’ascendant de celle qu’il aimait, c’est que votre frère, en échange du service que je vous ai rendu, est venu chez moi séduire une enfant que sa vertu livrait sans défense à sa merci.
— Oh ! vous n’avez pas fait cela, dit à son frère miss Emma indignée ; ce serait infâme !
— Ah çà ! est-ce que vous n’allez pas bientôt me laisser tranquille ? dit enfin Edgar perdant complètement la tête ; vous ne voyez pas que cet homme est fou !
— Oui, fou de colère ! Ah ! vos domestiques peuvent bien venir tous ; je leur répéterait devant vous ce que je viens de vous dire.
Charles Maury avait sonné ; les serviteurs de la maison se pressaient à la porte, attendant les ordres de leur maître.
James les défiait d’un air menaçant, et, malgré les supplications de miss Emma, il allait certainement sauter à la gorge d’Edgar, lorsque tout à coup un tumulte et des cris se firent entendre dans l’antichambre, et les domestiques, renversés les uns sur les autres, ouvrirent leurs rangs pour livrer passage à un homme qu’ils avaient tenté vainement d’arrêter, mais qui avait traversé leurs rangs pressés comme l’eût fait un boulet.
C’était le brave Tom !
De la grille où il était en faction, il avait vu son ami entrer chez M. Berney.
Se rappelant l’air chagrin et préoccupé du frère de Mary en venant à l’atelier, il s’était dit, dans son gros bon sens, que James devait avoir quelque secret qu’il lui cachait, qu’il pouvait se faire qu’il eût besoin de lui, et il s’était rapproché de la maison, instinctivement, sans se douter que sa présence y dût être utile aussi promptement.
Puis il avait entendu la voix de James, les menaces d’Edgar Berney et de ses amis. Il avait alors, sans plus de façon, grimpé l’escalier quatre à quatre, pour arriver dans l’antichambre au moment même où les domestiques, appelés par le coup de sonnette de Charles Maury, se préparaient à saisir le jeune ouvrier et à le jeter à la porte.
— Ah bah ! dix contre un ! dit tranquillement le colosse, après son entrée d’avalanche. Eh bien ! avancez-y donc maintenant, tas de propre à rien !
Il avait relevé ses manches et présentait à la valetaille deux bras velus, arrondis selon l’art de la boxe et terminés par des poings à assommer un bœuf.
Les domestiques, rappelés brusquement à des idées plus calmes par cette démonstration belliqueuse, firent deux pas en arrière.
Tom, à ce moment, aperçut miss Emma qui s’efforçait toujours de maîtriser le frère de Mary.
— Venez, James, lui disait-elle ; venez, je vous en prie. À quoi vous servira la violence ?
— Ah ! vous avez raison, miss, répondit le pauvre garçon ; que faire contre un lâche ? Mais je le retrouverai. Allons-nous-en, Tom, car il arriverait ici un malheur.
— Mais enfin, qu’y a-t-il ? demanda celui-ci. Qu’est-ce qu’on t’a fait ?
— Tu le sauras trop tôt, viens !
— Oh ! c’est que je n’en ferai qu’une bouchée, de tous ces beaux messieurs-là. Nom d’un nom ! faire du chagrin à mon ami James !
Ces derniers mots de Sanders avaient été accompagnés d’un tel geste que les trois jeunes gens s’étaient reculés jusqu’à l’extrémité de la pièce.
Non-seulement ils étaient effrayés de ce nouvel adversaire, mais ils étaient honteux que miss Emma fût témoin de cette scène scandaleuse.
— Viens, te dis-je, Tom, viens, répéta l’ouvrier.
Et suivant la jeune fille qui le tenait par la main, il entraîna son ami dans l’antichambre, d’où les domestiques s’étaient prudemment éloignés.
Se rappelant comment Tom y avait fait son entrée, ils tenaient peu à provoquer de sa part une sortie du même genre.
— Priez votre ami de vous attendre en bas et venez un instant chez moi, dit miss Emma à James, lorsqu’ils furent en face de la porte de son appartement.
Le frère de Mary fit un geste, et Tom descendit l’escalier en grondant et en jetant autour de lui des regards pleins de regrets comiques de n’y pas rencontrer d’adversaires dignes de lui.
Tout ce qui se passait là ne lui semblant pas bien clair ; il regrettait d’avoir perdu la bonne occasion de distribuer quelques-uns de ces vigoureux coups de poing pour lesquels il n’avait pas de rivaux dans les boxing matches.
S’il avait connu la cause de la querelle de son ami et d’Edgar Berney, c’eût été bien autre chose encore.
Heureusement qu’il l’ignorait et était à cent lieues de la deviner.
Quant à James, il s’était laissé conduire docilement par miss Emma.
Après la colère, la réaction était venue. Il ne sentait plus que le poids du malheur qui l’accablait.
Il pensait à sa pauvre sœur et ses yeux étaient remplis de larmes.
Lorsqu’il fut seul avec la jeune fille, il se laissa tomber sur un siège en se cachant le visage avec les mains.
La fille de M. Berney était véritablement émue de cette profonde douleur.
À la reconnaissance qu’elle avait pour James s’était jointe une sympathie réelle. De plus, elle connaissait Mary et elle ne pouvait se pardonner d’être la cause première, quoique bien involontaire, de la perte de cette enfant dont le frère l’avait sauvée.
Il lui semblait qu’elle était complice de ce crime odieux.
Ses grands yeux humides attachés sur James, elle se demandait par quelles paroles elle pourrait le consoler, car elle sentait bien que la faute d’Edgar était irréparable.
Elle savait que son frère menait une existence irrégulière, et elle avait assisté souvent, malgré elle, aux scènes violentes que sa mauvaise conduite lui avait attirées de la part de son père.
Ces souvenirs ne lui permettaient que bien peu d’espoir.
Trop exclusivement préoccupé de ses intérêts, M. Berney n’avait pas assez surveillé son fils, qui était peut-être le seul de tous ceux qui l’entouraient pour qui il eût quelque faiblesse.
Edgar s’était hâté d’en abuser. Il n’était question dans le monde de club où il vivait que de ses folies, de ses paris excentriques, de ses dettes.
De plus, M. Berney passait pour un homme dur et inflexible.
Il était toujours à la tête des comités de résistance lorsqu’il s’élevait quelques difficultés entre les patrons et les ouvriers, quand il s’agissait de lutter contre les grèves.
S’adresser à lui dans la circonstance présente semblait donc à peu près inutile à la jeune fille, qui n’ignorait rien du caractère de son père. Cependant lui seul pouvait exiger de son fils l’unique réparation qui pût être offerte à Mary.
Mais, malgré tout, elle ne put rester plus longtemps en présence de la douleur de cet homme, si jeune, si brave, qui lui avait sauvé la vie et qui pleurait.
— Venez, lui dit-elle tout à coup, comme si elle eût pris une résolution subite ; allons trouver mon père !
— Votre père ! miss, dit James en relevant la tête. Que peut-il faire pour nous à présent ? Nous offrir de l’argent !
— Oh ! il ne l’oserait pas. Venez, mon ami, je le veux ! Je vous en prie !
Le jeune homme leva alors les yeux sur miss Emma, et, pour la première fois peut-être il osa la regarder longuement.
À la vue de l’émotion peinte sur son visage, il ne put s’empêcher de lui prendre la main qu’elle lui tendait affectueusement et de la presser en lui disant :
— Merci, miss ; vous êtes, vous, aussi bonne que belle ; si tous ceux de votre monde vous ressemblaient !…
La jeune fille s’était sentie rougir à l’étreinte de James, mais elle n’avait pas retiré sa main.
Elle avait bien deviné que le malheureux l’aimait, et quand elle comparait cet amour pur, dévoué, respectueux, à la passion brutale dont son frère s’était rendu coupable, elle ne songeait plus qu’elle avait devant elle un homme de rang inférieur, mais un être vraiment bon, honnête et supérieur, par le cœur du moins, à tous ceux qui l’entouraient.
Aussi gardèrent-ils un instant le silence.
Ce fut James qui le rompit le premier.
— Tenez, miss Emma, lui dit-il, vous ne sauriez croire combien vos bonnes paroles m’ont fait de bien. Ma pauvre Mary est perdue. Avec son honneur, le bonheur a quitté pour toujours notre pauvre maison ; car cet honneur, c’était toute notre richesse, toute notre joie. Laissez-moi retourner près d’elle. Oh ! ne craignez rien pour votre frère, je n’ai plus pour lui que du mépris.
— Je vous ai dit, James, que je désirais que vous vissiez d’abord mon père. Ne désespérez pas encore.
— Eh bien, soit ! puisque vous le voulez.
Il suivit la jeune fille, qui gagna le bureau de M. Berney en traversant son appartement.
Le manufacturier était seul et très-irrité des nouvelles qu’il venait de recevoir.
Plusieurs de ses confrères lui avaient écrit pour lui dire de se mettre, comme eux, sur ses gardes.
On craignait un soulèvement général des populations ouvrières.
Déjà, à Manchester et à Liverpool, les troubles les plus graves avaient éclaté ; on parlait d’un nouveau mouvement des fenians dans le sud de l’Irlande.
— Que voulez-vous ? dit-il brusquement à sa fille, je n’ai pas un instant à moi.
— Je désire, mon père, que vous fassiez rendre justice à un de vos meilleurs ouvriers.
— Quoi ? Qu’y a-t-il ? Tiens ! c’est vous, James. De quoi vous plaignez-vous ?
— De votre fils, monsieur Berney.
— De mon fils !… d’Edgar ? Que vous a-t-il fait ?
En quelques mots, James mit le père d’Emma au courant de ce qui s’était passé.
M. Berney avait d’abord écouté assez patiemment le récit du jeune homme, puis la mauvaise humeur s’était peinte rapidement sur son visage.
— Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? dit-il, lorsque James eut terminé. Edgar est un fou, mais je n’y puis rien maintenant.
— Pardon, mon père, dit Emma, en réprimant un mouvement de colère que l’ouvrier allait laisser échapper, mais j’ai toujours entendu dire que lorsqu’un honnête homme a séduit une jeune fille sage et vertueuse comme Mary, il doit l’épouser.
— L’épouser ! répéta brusquement M. Berney en se levant de son siège, le visage pourpre de colère. Vous voulez que votre frère épouse… Ah çà ! vous êtes donc aussi devenue folle !
— Je vous le disais bien, miss, dit James, que notre démarche était insensée.
Emma l’arrêta du geste.
— Ainsi, mon père, reprit-elle, dans le cas où Edgar y consentirait, vous n’approuveriez pas cette réparation ?
— Jamais, je l’espère bien, Edgar n’aura cette pensée, et l’eût-il, que je m’opposerais de tout mon pouvoir à cette sottise. Je le verrai. Il faudra évidemment faire quelque chose pour cette jeune fille.
— Vous oubliez une chose, mon père, c’est que cette jeune fille appartient à une famille honnête et qu’elle est la sœur d’un homme à qui je dois la vie. Je vous ai souvent entendu dire avec orgueil que votre père n’était lui-même qu’un ouvrier, et que c’est à son intelligence seule et à la vôtre que nous devons notre fortune. Il n’y a donc pas entre Mary et Edgar une aussi grande distance.
— Eh bien ! après, que voulez-vous dire ?
— Que si mon frère se croit trop grand seigneur pour rendre l’honneur à cette qu’il a séduite, je me chargerai, moi, d’élever Mary jusqu’à lui en épousant son frère. Peut-être ensuite ne dédaignera-t-il plus sa belle-sœur.
M. Berney crut d’abord avoir mal entendu, mais lorsqu’il vit sa fille tendre noblement à l’ouvrier sa main en signe de promesse, il bondit jusqu’à elle, la prit par le bras et la repoussa brutalement jusqu’en dehors de son bureau en lui disant :
— Rentrez chez vous, vous êtes décidément insensée.
Puis il ferma la porte derrière lui et revint vers James, qui était tout aussi étonné que M. Berney lui-même de ce qu’il venait d’entendre.
— Quant à vous, mon garçon, lui dit-il en cherchant à se rendre maître de sa colère, car il sentait malgré tout qu’il avait en face de lui un homme douloureusement offensé, vous pouvez demander votre compte à la caisse, on y ajoutera 1,000 livres pour votre sœur, et, comme ma fille partira ce soir même, j’espère que vous ne reviendrez plus ici.
— C’est bien, monsieur, répondit James, à qui la généreuse conduite de miss Emma ordonnait le calme et la patience, mais je vous remercie, gardez votre argent. Seulement, rendez grâce à votre fille s’il n’arrive malheur ni à vous ni à votre fils.
Et sans ajouter un seul mot, il sortit du bureau de M. Berney et descendit lentement l’escalier.
Tom l’attendait sur le seuil de la porte.
Il était entouré d’un certain nombre d’ouvriers auxquels il avait raconté ce dont il avait été témoin.
Welly et Cromfort étaient parmi eux.
— Eh bien, lui demanda l’amoureux de Mary, vas-tu nous expliquer enfin ce que tout cela veut dire ?
— Rien, mes amis, rien ! si ce n’est que M. Berney me chasse de l’usine.
— Comment ! te chasser, toi, le plus habile de nous tous ! dirent en chœur ceux auxquels il s’adressait. Et pourquoi ?
— Oh ! ce serait trop long à vous raconter. Je m’en vais ; adieu, mes amis !
— Pas sans moi, au moins, dit Tom en passant son bras sous celui de James et en se dirigeant avec lui vers la grille.
Ils s’aperçurent que Welly et Cromfort les accompagnaient.
— Eh bien ! dit le premier au frère de Mary, les défendras-tu encore, ces riches ?
— Oh ! non, répondit le jeune homme avec colère, je suis maintenant de l’avis du docteur, il faut que tout cela finisse !
— Alors, on peut compter sur toi ?
— Quand le moment sera venu, fais-moi prévenir.
Toujours escorté de son fidèle Tom, qui ne comprenait rien à ce qui se passait, mais qui ne voulait pas le quitter, James s’éloigna du côté de White-Chapel.
Il lui tardait, maintenant, de revoir Mary qu’il sentait plus malheureuse que coupable.
— Ma foi, on dirait que le diable lui-même se met dans notre jeu ; voilà une recrue dont le docteur sera content, dit Welly à Cromfort en retournant à l’usine, mais j’aime autant qu’il s’en aille. Avec tous ses scrupules, il nous aurait peut-être fait manquer notre affaire.
— Est-ce que tu as réussi ? demanda Cromfort.
— Parbleu ! Pendant que tous les domestiques étaient au premier, je me suis glissé dans le vestibule du pavillon ; en voici la clef. Et toi ?
— Moi, je n’ai pu que prendre l’empreinte de la serrure du bureau ; mais avec deux coups de lime, ce sera bientôt bâclé. On se souvient de son ancien métier, compère.
Et les deux amis, qui s’étaient compris à demi-mot, se mirent à rire en courant vers la fabrique, dont la cloche rappelait les ouvriers au travail.
III
LES MISÉRABLES.
[[Lettrine|A|lignes=4}}insi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, par les quelques paroles rapidement échangées entre les quatre ouvriers qui sortaient du meeting de Clerkenwell, la misère était grande à Londres. Il semblait que le peuple, auquel parvenait, exagéré peut-être encore, le récit des infortunes de l’Irlande, n’attendît qu’une occasion pour se soulever en masse.
La police était littéralement sur les dents, car à aucune époque les vols, les arrestations à main armée et les meurtres n’avaient été plus nombreux.
Les journaux apprenaient chaque matin à leurs lecteurs quelque nouvel attentat contre les personnes ou contre les propriétés.
La publication le Police News augmentait tous les jours son tirage.
Les rues de l’immense Cité, même les plus fréquentées, étaient en effet le théâtre de crimes commis avec une telle audace, une telle rapidité et une telle sûreté d’exécution, que les malfaiteurs avaient pu jusqu’alors échapper aux policemen, dont un certain nombre déjà avaient payé de la vie leur dévouement à l’ordre public.
Ces attentats frappaient comme à coup sûr ; les victimes semblaient choisies avec une adresse merveilleuse.
Le nombre des gens qui rentraient chez eux, après avoir été dépouillés avec une dextérité inouïe, était effrayant.
Tous avaient été attaqués de la même façon.
On eût dit, si cela n’avait pas été complètement impossible, qu’il n’avaient eu affaire qu’à un même agresseur.
Mais, comme les plaintes déposées dans les bureaux de police parlaient d’arrestations faites le même jour et aux mêmes heures dans des quartiers éloignés les uns des autres, il avait bien fallu se rendre à l’évidence, c’est-à-dire admettre l’existence d’une vaste et mystérieuse association.
Ceux qui n’avaient été ramassés qu’à demi étouffés sur la voie publique racontaient qu’avant qu’ils aient pu se rendre compte de ce qui leur arrivait, ils avaient senti une pression subite et violente autour du cou, et que, lorsqu’ils étaient revenus à eux, volés de leurs bijoux et de leur argent, les malfaiteurs étaient déjà loin.
L’habile chef de la police métropolitaine avait eu beau doubler ses escouades, créer un nouveau service de sûreté, exciter par tous les moyens le zèle de ses agents, les arrestations n’en avaient pas moins continué.
Londres tout entier était plongé dans une véritable terreur.
On comprend donc qu’à partir de certaines heures, bien des rues étaient désertes, surtout dans ces quartiers de , de White-Chapel, de Seven Dials et de High-Holborn, habités seulement par les ouvriers, la lie du peuple et les Irlandais.
Cependant, c’est dans un de ces districts les plus mal famés que nous allons conduire nos lecteurs, en suivant un certain nombre de ceux des ouvriers qui après avoir assisté au meeting, n’avaient pas songé, ainsi que James et Tom, à rentrer tranquillement chez eux.
Au milieu de Clerkenwell, à quelques pas de Goswell street et de North square, est un pâté de maisons séparées les unes des autres par des ruelles, des cours, des passages, qui forment le plus inextricable des labyrinthes, même en plein jour.
Lorsque vient le soir, les policemen eux-mêmes se soucient peu d’y pénétrer.
On n’y voit guère circuler que des êtres sinistres, se glissant comme des ombres le long des murailles humides.
C’est là surtout qu’habitent les Irlandais misérables, dont auraient tout à craindre ceux qui se hasarderaient dans ces repaires.
Ce coin de Londres peut lutter de laideur avec les lieux les plus redoutables des bas quartiers de la Tamise.
La misère et le vice, trop souvent compagnons inséparables dans tous les pays, y ont trouvé un refuge dont la description la plus énergique donnerait à peine une idée.
C’est un amas, un pêle-mêle de cabarets, de tavernes et d’hôtels garnis sordides, où, pour quelques sous, viennent chercher un abri les voleurs dont la journée a été mauvaise, les ouvriers sans travail et les malfaiteurs qui, ayant quelque bon coup à préparer, savent qu’ils trouveront là les complices dont ils peuvent avoir besoin.
Toutes ces maisons sont à peu près les mêmes ; la teinte uniforme de charbon sous laquelle ont disparu depuis longtemps leurs murs de briques les rend encore plus difficile à distinguer les unes des autres.
Il ne faut rien moins que des lanternes de couleur pour désigner chacune d’elle à sa clientèle accoutumée, qui s’y engouffre dès que la nuit est venue.
Vers dix heures du soir, maître Bob, qui tenait un de ces horribles bouges à l’entrée de Star lane (la ruelle de l’Étoile), était en train de quereller son unique servante.
Une pauvre femme était le seul témoin de cette scène intime.
Maître Bob était un homme d’une cinquantaine d’années, court, trapu, au visage brutal, à la physionomie telle enfin qu’on pouvait la rêver au propriétaire d’un semblable lieu.
Autant il était obséquieux, poli avec les policemen, pour d’excellentes raisons sans doute, lorsqu’en plein jour quelques-uns d’entre eux venaient faire une razzia dans son établissement, autant il était dur et sans pitié pour ses locataires habituels, sauf pour quelques-uns, toutefois, qui paraissaient chez lui plus maîtres que lui-même.
Il avait déjà administré deux ou trois taloches à Mab, affreuse Irlandaise qui, pour son malheur, était à son service, et malgré les pleurs de celle-ci, il ne cessait de lui répéter :
— Je t’avais dit de ne pas revenir sans réponse.
— Mais puisqu’elle n’était pas chez elle !
— Il fallait l’attendre.
— On ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. Si je n’étais pas revenue, qu’est-ce qui aurait servi là-haut ?
— Allons, en voilà assez ! Que la peste t’étouffe, et elle aussi ! Si elle ne vient pas, demain, j’irai chez elle ; il faut que ça finisse, à la fin !
Il est probable que l’irascible tavernier attachait une grande importance à la réponse qu’il avait envoyé chercher par Mab, car aussitôt que celle-ci eut disparu dans la salle voisine, heureuse d’en être quitte pour cette fois à si bon marché, il se mit à se promener à grands pas, cherchant sans doute sur qui il pourrait encore passer sa mauvaise humeur.
C’est dans cette disposition d’esprit qu’il s’arrêta devant la femme qui avait assisté à cette scène, sans même faire un mouvement.
— Eh bien ! la mère ! est-ce que vous dormez déjà ? Allons ! au guichet, voilà la pratique qui arrive. Attention de ne pas délivrer un seul ticket sans argent !
On n’entrait chez Bob qu’après avoir pris préalablement, moyennant quatre pence, un billet qui donnait droit à un lit ou plutôt à un grabat au premier étage, dans un immense taudis où pouvaient tenir une cinquantaine d’individus au moins.
Ceux qui, par sybaritisme ou parce qu’ils étaient avec des femmes, voulaient payer double, montaient une vingtaine de marches de plus. Ils trouvaient alors à leur disposition d’horribles petites chambres dont ils étaient les locataires jusqu’au jour.
À la voix de Bob, celle à laquelle il s’adressait leva les yeux.
C’était une femme d’une quarantaine d’années à peine, mais au visage flétri et sillonné déjà de rides profondes ; rides creusées, bien évidemment par la maladie et la douleur et non pas le vice, car, malgré son habillement plus que modeste, elle avait un cachet de distinction native qu’on s’étonnait de rencontrer dans un être habitant ce quartier.
Ses yeux étaient fixes et brillants comme ceux d’un fou.
La pauvre femme que Bob disait être la sienne, était, en effet, à peu près privée de raison. Ceux qui étaient depuis longtemps les habitués de la maison l’avaient toujours connue ainsi, et les plus misérables des clients de Bob, avec cette compassion naturelle qu’ont les gens du peuple les plus pervers pour les êtres faibles et qui souffrent, n’avaient jamais pour elle une seule parole grossière en prenant le billet qu’elle leur délivrait.
Car c’était là la fonction de la folle dans la maison.
Lorsque la nuit était venue, elle quittait l’immobilité dans laquelle elle s’était tenue tout le jour et se plaçait au guichet qui ouvrait sur le couloir qu’il fallait traverser pour pénétrer dans le lodging-house.
Machinalement alors, elle donnait à chaque arrivant un ticket en échange de son argent, sans lui adresser la parole, sans rien comprendre de ce que lui disaient parfois les pratiques du bouge de Star lane.
Son service terminé, elle rentrait dans la salle, s’accroupissait sur une chaise basse, et y demeurait le reste de la soirée, jusqu’à ce qu’il plût à l’hôtelier de lui dire d’aller se coucher.
Indifférente à tout ce qui se passait, elle semblait n’entendre ni les disputes ni les cris dont la maison était souvent le théâtre.
Elle marchait, agissait enfin comme un automate, en inspirant à chacun une pitié profonde.
Nous devons ajouter, à la louange de maître Bob, qu’il lui arrivait rarement de maltraiter la pauvre créature, même en paroles. Souvent, au contraire, son regard fauve et brutal s’adoucissait en se fixant sur elle.
Mais ce soir-là, il était dans un de ses mauvais jours, et c’était du ton le plus rude qu’il lui avait parlé.
— Oui, j’y vais, avait-elle répondu d’une voix douce et tremblante.
Et, passant sa main amaigrie sur son front, elle était allée se blottir dans l’espèce de niche, qui, par un guichet étroit, donnait sur le couloir.
Il était temps qu’elle arrivât à son poste : une demi-douzaine d’individus se bousculaient déjà à la porte de l’établissement.
Quant à Bob, il avait vu partir la pauvre créature en s’administrant à lui-même un vigoureux coup de poing sur la tête et en murmurant :
— Dire qu’il y a dix ans que ça dure et que je n’en sais pas encore plus que le premier jour. Et on dit que ça porte bonheur de faire du bien !
Mais il fut interrompu brusquement dans sa réflexion misanthropique par l’arrivée bruyante de ses clients, gens peu patients d’ordinaire et qu’il fallait servir vite.
Moins d’une heure après, le cabaret était plein ; Mab ne savait plus où donner de la tête pour contenter tout le monde, et la salle présentait bien la plus hideuse réunion d’être humains.
Dans un coin, des voleurs se partageaient les produits des opérations de la journée, produits représentés parfois par des comestibles qu’ils dévoraient à belles dents.
Dans un autre, des filles allaient de table en table, offrant pour un verre de gin leur beauté flétrie ; puis, bousculées par les uns et par les autres, passaient des prières aux insultes et aux propos obscènes.
Il y avait parmi ces malheureuses des enfants de quatorze à quinze ans à peine, familiarisées déjà avec la prostitution et l’ivresse.
C’était ce que le vice a de plus honteux et de plus abject ; la misère de plus poignant.
Maître Bob qui, tous les soirs depuis de longues années, avait ce même spectacle sous les yeux, n’en était pas le moins du monde ému.
Son énorme pipe de terre entre ses lèvres lippues, il ne veillait qu’à une seule chose : à ce que le gin et le whisky ne fussent servis aux buveurs qu’après réception de leur monnaie.
— Criez, hurlez, battez-vous, tuez-vous ! leur disait-il, cela est votre affaire ; mais payez, ou sinon rien : ni lit, ni boisson.
L’honorable cabaretier regardait donc tout cela d’un œil sec, lorsqu’il se leva brusquement de l’escabeau sur lequel il s’était assis depuis un instant.
Une demi-douzaine de nouveaux personnages venaient de faire leur entrée dans la taverne.
Il les attendait sans doute, car, contre son habitude, il s’avança au-devant d’eux.
Parmi ceux-ci étaient Welly et Cromfort, qui semblaient les chefs de la bande.
Après avoir quitté James et Tom, ils s’étaient hâtés de rejoindre les amis auxquels ils avaient donné rendez-vous.
— Eh bien ! dit Welly à Bob à demi-voix, pendant que ses camarades avaient pris place à une table, as-tu préparé l’endroit ?
— C’est fait, mon garçon ; un vrai salon.
— Où est-ce ?
— Sous la cour de la maison voisine, mais on y entre par celle-ci.
— Tu es sûr qu’on ne pourra pas nous voir ni nous entendre ?
— Des murs aussi épais que ceux d’une forteresse ; vous serez là comme chez vous.
— Et en cas d’alerte ?
— En cas d’alerte, une communication avec le puits et l’égout ; du côté de l’entrée, deux ou trois barriques roulées. Je défie au plus fin limier du chef de la police, que Dieu damne ! de vous y découvrir.
— C’est bien ! le patron va venir voir ça lui-même. S’il est content, il y a vingt livres pour toi, comme je te l’ai promis.
— Oh ! il sera satisfait ; vous pourrez, si ça vous convient, vous assommer là tout à votre aise.
— Eh, eh ! ça ferait ton affaire, maître Thompson, dit Cromfort en se mêlant à la conversation.
Bob pâlit en s’entendant appeler ainsi. Sa grimace exprima combien il était brouillé avec ce nom qui, cependant, durant une trentaine d’années au moins, avait été le sien.
— Allons, allons, dit Welly à Cromfort, ce n’est pas le moment de contrarier notre ami Bob en lui rappelant des souvenirs désagréables. Que diable ! les loups ne se mangent pas entre eux ! Voyons ! un verre de gin et la paix !
Bob prit en rechignant le verre que lui tendait Welly, qui s’était rapproché de ses compagnons, et, d’assez mauvaise grâce, il se décida à trinquer avec Cromfort.
Puis, laissant ses clients à leurs affaires, il s’en retourna à son comptoir en murmurant :
— Allez toujours, mes agneaux, vous me faites chanter en ce moment, mais si la petite veut, votre tour viendra un de ces jours, et ce n’est pas l’ami Bob qui vous accompagnera à Newgate, jolis gibiers de potence, dont Calcraff aura soin un de ces matins. J’espère que ce sera le plus tôt possible ! Voilà ce que c’est que d’avoir de mauvaises connaissances !
Cette réflexion était au moins singulière dans la bouche de l’horrible tavernier ; cependant elle était des plus justes en ce qui concernait les deux ouvriers de M. Berney.
Il les avait connus au pénitencier de Sydney, d’où ils s’étaient échappés tous trois, et depuis qu’ils s’étaient retrouvés à Londres, par le plus grand des hasards, une nuit que les deux ex-convicts cherchaient un asile et s’étaient justement présentés chez lui, ceux-ci avaient profité de la terreur qu’avait Bob de retomber dans les mains de la justice, pour en faire leur complice, en choisissant son établissement comme le lieu de leurs réunions.
On voit qu’il n’avait même pas osé résister à leur dernière demande, car il leur avait procuré, dans un but qu’ils n’avaient pas cru devoir lui faire connaître, un endroit où ils pourraient en toute sûreté se réunir et se cacher à l’occasion.
Il est vrai qu’en leur obéissant, il s’était promis de leur échapper le plus tôt possible et de se venger.
Or, maître Bob était homme, dans ce cas seulement peut-être, à tenir sa parole en tous points, même au-delà.
Il y avait un quart d’heure à peine que cette petite scène intime s’était passée entre les trois honorables amis d’Australie et que Bob s’en était retourné à ses occupations, lorsque Welly quitta brusquement la table sur laquelle il s’était nonchalamment accoudé, pour aller au-devant de deux individus qui venaient d’entrer dans la taverne.
Peu familiarisés sans doute avec l’atmosphère épaisse et enfumée du lieu, ces nouveaux venus s’efforçaient vainement d’en sonder le brouillards opaque. Ils s’avançaient comme à tâtons.
Ces deux hommes étaient habillés en ouvriers, mais il n’était pas nécessaire de les examiner longtemps pour se convaincre que leur costume n’était qu’un déguisement.
Le plus jeune surtout, quelque soin qu’il eût pris pour se travestir, avait, sous sa vareuse de laine, une distinction qu’il s’efforçait vainement de dissimuler.
Dans ses gros souliers ferrés, beaucoup trop grands, on devinait des pieds habitués à être finement chaussés.
Ils étaient tous deux très-bruns, bien évidemment compatriotes et de race étrangère.
— Ah ! voici notre homme, maître, dit le plus grand à son compagnon en reconnaissant enfin Welly, qui s’était approché et lui avait tendu familièrement la main.
Puis ils avaient suivi le digne comptable de M. Berney pour s’asseoir à la table qu’il occupait avec ses amis.
Cromfort fit un signe, et Mab, contre la remise de six pence, servit à chacun des inconnus un verre de whisky brûlant, auquel ils ne paraissaient pas pressés de goûter.
Celui que son interlocuteur chez Bob avait appelé maître parcourait la salle des yeux, et en même temps que sa physionomie exprimait une satisfaction étrange, ses lèvres se crispaient dans un sourire de mépris.
C’était certainement la première fois qu’il entrait dans ce bouge ; c’était aussi la première fois que ces hommes avec lesquels il était attablé le voyaient, car ils l’examinaient curieusement, sans qu’il eût l’air, du reste, de fuir leurs regards.
— Eh bien ! as-tu fait notre affaire avec Bob ? demanda enfin à Welly le plus grand des deux nouveaux venus, que l’ouvrier et ses amis appelaient le Mulâtre, dans l’ignorance où ils étaient de son nom.
— C’est fait ; quand vous voudrez, nous irons visiter l’endroit, répondit Welly.
— Allons-y de suite, dit le mulâtre en consultant des yeux son compagnon, qui fit signe qu’il était de cet avis.
La salle était tellement enfumée que l’on pouvait, sans éveiller l’attention d’aucun de ceux qui s’y trouvaient, aller et venir, entrer et sortir à son gré.
Du reste, le nombre des consommateurs diminuait.
Ces misérables, les uns après les autres, quittaient la taverne pour se rendre à leurs nocturnes expéditions, ou pour aller prendre possession, au premier étage, des ces grabats dont l’enseigne orgueilleuse de maître Bob disait : Good beds, bons lits.
Welly fit un geste au tavernier, qui comprit et se dirigea vers l’entrée de sa cave.
Lorsqu’il en eut soulevé le panneau, le groupe d’ouvriers le rejoignit, et quelques instants après, ils descendaient tous les marches humides du caveau qu’éclairait une chandelle fichée dans le mur, et qui, ainsi que presque toutes les caves du quartier, avait sur la ruelle voisine une ouverture solidement fermée.
En traversant la salle, l’étranger avait pour la première fois remarqué la pauvre femme. Par hasard elle avait levé les yeux au moment où il passa devant elle.
Frappé de la finesse de ses traits, ainsi que de son air de souffrance, il avait demandé à son compagnon qui elle était.
— La femme de Bob, une malheureuse idiote, s’était contenté de répondre celui-ci, qui n’en savait pas davantage.
— Par ici ! dit le tavernier à ceux qu’il précédait, lorsqu’il fut au bas de l’escalier.
Armé d’un fanal, il se dirigea vers le fond de la cave, où étaient rangés en bon ordre, le long de la muraille, de nombreux tonneaux.
Arrivé là, il en tira un à lui, l’enleva de son chantier, le fit rouler, et démasqua un trou creusé dans le mur tout récemment, car des débris de sable et de ciment étaient encore à terre.
En se courbant en deux, un homme pouvait facilement s’y glisser.
Donnant l’exemple, Bob disparut dans l’obscurité.
Chacun de ceux qui l’accompagnaient l’imitèrent, et quelques minutes après, enlevant la chandelle de son fanal, le propriétaire du lodging house faisait voir orgueilleusement à Welly et à ses amis le lieu où il les avait conduits.
C’était une assez grande salle souterraine d’une construction fort ancienne, et qui devait avoir été prise dans les fondations de quelque vieil hôtel ou de quelque abbaye, à en juger par les piliers qui en soutenaient la voûte et les contre-forts qui se dressaient le long des murailles.
Peut-être avait-elle servi d’asile autrefois aux partisans de Charles Ier et à ceux du Parlement. Puis elle avait été oubliée, sans doute, par ceux qui avaient ensuite bâti sur les ruines de l’édifice dont elle avait fait partie.
On ne pouvait y pénétrer que par cette communication établie entre elle et la cave de Bob et par un passage obscur, que le tavernier disait s’arrêter à un puits abandonné et desséché qui s’ouvrait sur un terrain voisin.
Le mulâtre et son compagnon avaient fait le tour de la salle en l’examinant avec le plus grand soin et en échangeant quelques mots dans une langue que Welly ne pouvait comprendre.
Lorsqu’il rejoignit le groupe, le visage du mulâtre exprimait une satisfaction évidente.
— C’est très-bien, dit-il, maître Bob ; on vous a promis vingt livres sterling, en voilà vingt-cinq ; laissez-nous !
Et tirant de sa poche un charmant petit carnet de cuir de Russie bourré de bank-notes, l’étranger en compta tranquillement cinq et les tendit au tavernier.
Celui-ci les prit en bégayant un remerciement, tandis que les yeux de Welly et de ses dignes amis s’arrêtaient avec convoitise sur les chiffons que l’inconnu glissait avec calme dans sa poche ; mais ils rencontrèrent ses regards profonds et chargés d’éclairs, et, instinctivement, ils comprirent qu’ils étaient bien vraiment en face d’un maître.
Quant à Bob, il n’avait pas attendu qu’un second congé lui fût donné ; il s’était immédiatement éloigné.
— Mes garçons, dit l’étranger, après quelques instants de silence, pendant lesquels il avait semblé passer en revue les misérables, je ne suis qu’à moitié content de vous. Ça ne marche pas bien ; vous vous endormez. Ce n’est pas la peine d’avoir passé chacun une douzaine d’années en prison pour savoir si mal son métier.
Les voleurs eurent tous un mouvement d’étonnement.
— Croyez-vous donc que je ne vous connais pas et que c’est au hasard que le mulâtre, comme vous l’appelez, vous a réunis par mes ordres, poursuivit celui qui parlait. Toi, Welly, tu as été condamné à dix années de déportation pour faux, et comme tu t’ennuyais à Sydney, ainsi que ton ami Cromfort, que voilà, qui avait été là-bas pour un joli coup de couteau donné à son patron, vous vous êtes évadés tous deux, il y a déjà trois ans. Vous avez été assez fin pour ne pas vous faire reprendre.
Les deux ouvriers de M. Berney, en se voyant parfaitement reconnus, se regardèrent avec stupeur.
— Quant à vous, continua l’étranger, en s’adressant aux quatre autres, je ne suis pas moins bien renseigné sur votre compte, Jack, pour vol et autres gentillesses, a vécu presque toujours dans les pénitenciers ; Morton, étant soldat, a, si je ne me trompe pas, tué un de ses camarades par jalousie ; Willems a une douzaine de petites condamnations sur la conscience, et notre ami Turn, qui cherche à cacher son visage, a été gratifié de dix ans de réclusion pour viol et infanticide. Pour votre camarade Jacobs, qui vient si sottement de se laisser arrêter la nuit dernière, c’était un rude gaillard. J’espère bien qu’il se tirera de là pour recommencer de nouveau.
— Pourquoi nous dire tout ça ? grommela Cromfort, prenant la parole pour ses compagnons, qui, stupéfaits, gardaient le silence.
— Pourquoi, mes garçons ? parce que je veux vous prouver que je vous connais bien tous, afin que vous sachiez qu’il fait m’obéir sans la moindre observation. Le mulâtre vous l’a dit : lorsque, sur ses indications, vous aurez fait un bon coup adroitement, vous n’aurez qu’à partager le produit entre vous ; moi, je n’en veux rien. Lorsque vous l’aurez manqué, au contraire, sans qu’il y ait eu maladresse de votre part, on vous en tiendra compte, et vous recevrez quelques livres comme compensation. Vous le voyez, tous les bénéfices sont pour vous.
— Même la corde à l’occasion, hasarda Welly.
— Ah ! ceci est votre affaire. Soyez habiles, ou tant pis. Je n’ai pas besoin de vous dire que si, dans quelques circonstances que ce soit, un de vous me rencontrait, il ne doit pas me reconnaître ni surtout chercher à me suivre. J’ai toujours là, dans ma poche, un petit instrument à l’aide duquel je lui brûlerai la cervelle sans lui en demander la permission.
Un grognement à demi étouffé accueillit cette péroraison un peu brutale ; le Maître ne parut pas même l’avoir entendu.
— Mais nous n’arriverons jamais à cette extrémité, poursuivit-il ; causons donc tranquillement et comme des amis. Demain ou après-demain, vous recevrez du mulâtre un ordre, et je tiens à ce qu’il soit fidèlement exécuté. Il y aura, cette fois-là, dix livres pour chacun de vous. Il s’agira d’arrêter adroitement, à un endroit qui vous sera désigné, deux gentlemen que vous bâillonnerez en leur faisant le moins de mal possible, à moins de trop énergique résistance de leur part, et que vous apporterez là où on vous dira. C’est entendu, n’est-ce pas ? En attendant, partagez-vous ceci et allez vous coucher comme de braves gens que vous êtes.
Et tirant de nouveau son carnet, il y prit deux bank-notes, qu’il donna à Welly, avec ordre de les distribuer à ses honorables amis.
Ceci fait tranquillement, posément, sans paraître plus impressionné des remerciements de ces hommes qu’il ne l’avait été de leurs regards menaçants, il leur fit signe qu’ils pouvaient se retirer.
Un à un, alors, ils disparurent par le trou qui donnait dans la cave de Bob, enchantés intérieurement du marché qu’ils venaient de conclure et disposés à se ranger à l’avis de Welly, qui prétendait que l’inconnu et le mulâtre ne travaillaient que pour l’amour de l’art.
— Es-tu content ? Maître, avait demandé respectueusement à son compagnon et en employant une langue étrangère, celui des deux inconnus qui s’était tu jusqu’alors.
— Tu as fait pour le mieux, lui avait répondu celui-ci. Pourvu qu’on paye ces misérables, ils feront ce qu’on leur demandera, quitte à nous trahir ensuite pour de l’argent. C’est à nous à prendre nos précautions. Ce n’est pas dans ce pays-ci que nous devions nous attendre à trouver des instruments aveugles et désintéressés. Acceptons-les donc tels que le vice et la misère nous les livrent !
Après ces quelques paroles, ils se disposèrent à sortir, eux aussi, de la salle souterraine par le chemin qui les y avaient conduits.
Pendant que cette scène se passait sous ses pieds, maître Bob, peu d’instants après avoir quitté ses honorables hôtes, avait reçu une visite fort impatiemment attendue sans doute, car, en voyant entrer subitement chez lui une jeune et jolie femme fort élégamment vêtue, il avait poussé un cri de joie et s’était jeté à sa rencontre.
Il l’avait ensuite entraînée bien vite dans une petite pièce voisine de la salle commune, pièce qui était sa chambre et où l’idiote les avait suivis.
— Te voilà donc enfin ! fillette, lui dit-il, j’ai envoyé chez toi deux fois aujourd’hui et on n’a pas pu te rencontrer. J’ai cependant besoin de te parler. C’est gentil d’être venue. Mais pourquoi t’attifer ainsi ? Tu pourrais bien donner l’envie à un de mes clients de te dévaliser un peu.
La jeune femme n’avait pas l’air d’entendre le tavernier.
Agenouillée auprès de l’idiote, elle l’accablait de caresses. Celle-ci y répondait en passant ses mains dans les splendides cheveux de l’enfant et en la pressant contre son sein.
Ses grands yeux hagards, où la source des larmes était tarie, la parcouraient curieusement.
On aurait dit, à l’expression de douleur répandue sur tous ses traits, qu’elle faisait des efforts surhumains pour se souvenir.
Ses lèvres pâles, convulsivement agitées, prononçaient des mots sans suite, pour chacun desquels la jeune fille lui donnait un baiser.
Il était évident qu’il n’existait plus chez la pauvre créature qu’une espèce d’instinct maternel tout physique, qui se réveillait chaque fois qu’elle voyait cette femme qui était son enfant.
Quant à celle-ci, c’était bien la plus jolie fille qu’il fût possible de rencontrer.
Elle était l’expression de la beauté anglaise dans ce qu’elle a de plus fin, de plus suave.
Elle avait seize ans à peine, et l’ovale de son visage avait encore cette incertitude et ce moelleux des contours de l’enfance. On voyait sous sa peau transparente courir un réseau de veines bleues, et ses grands yeux couleur de ciel avaient l’éclat et la limpidité du saphir, ce qui lui avait valu le surnom dans le monde où elle vivait depuis qu’elle avait échangé sa robe de laine contre des cachemires et des dentelles.
Maître Bob, malgré sa brutalité, laissait les deux femmes se livrer à leurs épanchements. Avec assez de patience, il attendait que Saphir voulût lui répondre.
Il avait du reste un important service à lui demander, et il savait que ce n’était pas en la brutalisant qu’il l’obtiendrait.
La jeune fille se décida enfin à penser à lui, et, sans quitter l’idiote, sur la poitrine de laquelle elle avait appuyé sa tête d’ange avec un abandon plein de charmes, elle leva les yeux vers l’honnête tavernier.
— Oui, je sais, lui dit-elle, que vous avez envoyé Mab deux fois chez moi ; j’étais à la campagne. Est-ce que vous êtes enfon décidé à faire ce que je vous demande depuis si longtemps ?
— Si tu veux, oui.
— Vrai, bien vrai, vous me laisserez emmener la mère ?
La jeune fille s’était levée et battait joyeusement des mains.
— Ça dépendra de toi, dit Bob.
— Que faut-il faire ?
— Écoute-moi.
— Je ne fais que cela.
— Vois-tu, ma petite Sarah, — C’était le nom que l’enfant portait avant de s’appeler Saphir, — je commence à m’ennuyer ici, et je crois qu’il est temps que je décampe.
— Et vous me la laisserez ?
— Attends un peu, que diable ! Seulement, pour partir, il faut de l’argent, beaucoup d’argent ; ce n’est pas avec ma clientèle que j’ai pu faire fortune. Or, je veux aller loin, bien loin, dans un trou où je vivrai tranquillement.
— Combien vous faudrait-il pour vivre… tranquillement ?
— Dame ! la vie est chère ; mais avec deux mille ou deux mille cinq cents livres de capital, ça me suffira.
— Deux mille ou deux mille cinq cents livres ! Comme vous y allez ! Où voulez-vous que je les prenne ?
— Bah ! on dit que tu dépenses autant tous les mois. Tu ne voudrais pas que, pendant que vous vous dorloterez toutes les deux, le pauvre Bob, ton bon petit père, n’ait pas seulement tous les jours son verre de gin et sa pipe.
— Vous savez bien que vous n’êtes pas mon père, dit la jeune fille avec un mouvement de tête qui fit monter le sang au visage du bonhomme.
— Ah bah ! s’efforça-t-il cependant de répondre en riant, je ne suis pas ton père ? Qui t’a dit cela, s’il te plaît ?
— Est-ce que, si j’étais votre fille, vous m’auriez vendue ? riposta tristement Saphir.
— Bon ! voilà que tu te fâches, reprit Bob. Voyons, sois plus raisonnable. Que diable ! tu n’est pas bien à plaindre : ton petit hôtel de Piccadilly vaut mieux qu’une des chambres de là-haut. Tu aurais épousé quelque pauvre diable qui l’aurait battue, tandis que M. Edgar Berney t’adore. Sans compter qu’on raconte qu’il y a un grand seigneur étranger dont tu fais ce que tu veux. Est-ce dit ? Me donneras-tu mes deux mille cinq cents livres ?
— Vous avez dit deux mille, tout à l’heure.
— J’ai dit deux mille ou deux mille cinq cents, et, toute réflexion faite, c’est à peine si deux mille cinq cents me suffiront. Tu ne t’imagines pas, ma petite Sarah, combien tout a augmenté ! Et puis, c’est si cher, l’honnêteté !… Je l’ai entendu dire, du moins.
Au moment où il prononçait philosophiquement ces mots, le mulâtre et son maître sortaient de la cave, et Saphir, qui réfléchissait où elle pourrait se procurer cette somme que Bob exigeait, s’était machinalement appuyée contre la porte entr’ouverte.
— Le comte ! ne put-elle s’empêcher de dire à demi-voix en se reculant précipitamment dans l’intérieur de la pièce et en soulevant un des coins du rideau pour s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée. Lui-même !
— Le comte, quoi ! quel comte ? demanda Bob, qui avait entendu et à qui le geste d’étonnement de la jeune fille n’avait pas échappé.
Il avait ouvert la porte pour voir celui que Saphir appelait ainsi, mais il avait eu à peine le temps de reconnaître les deux nouveaux amis de Welly, qui s’étaient immédiatement dirigés vers la porte de sortie.
Il se retourna tout préoccupé vers la jeune fille pour l’interroger de nouveau ; celle-ci ne lui en laissa pas le temps.
— Vous me promettez, lui dit-elle, de me laisser emmener la mère, si je vous donne vos deux mille cinq cents livres ?
— Parole d’honneur ! quoiqu’au fond ça me fera de la peine de m’en séparer.
— Vous les aurez demain soir, foi de Saphir !
— Eh bien, vrai, ça me fera plaisir, car décidément je crois qu’il ne fait pas bon ici pour moi. La maison me paraît devenir un joli atelier de cordes de pendus et je suis pressé de mettre la clef sous la porte. Attends au moins que je te reconduise !
Ces derniers mots s’adressaient à la jeune fille qui, après avoir couvert de baisers le front et les mains de sa mère, se préparait à sortir.
— Oh ! c’est inutile, dit-elle ; ma voiture est à deux pas.
Et ouvrant elle-même la porte qui se referma derrière elle, Saphir s’élança dans la rue pendant que maître Bob se frottait les mains avec joie en murmurant :
— Nous verrons bien, mes bons amis de Sydney, qui de nous fera la première grimace à l’honnête M. Calcraff ! Dans quarante-huit heures, je l’espère bien, il n’y aura plus ici ni Bob, ni Thompson. Gare à sir Richard Mayne !
IV
MADEMOISELLE SAPHIR.
n quittant la manufacture, James et Tom, celui-ci emboîtant docilement le pas à son ami, se dirigèrent vers White-Chapel. Pendant plus de vingt minutes, ils marchèrent ainsi sans échanger une parole.
L’amoureux de Mary désirait cependant savoir ce qui s’était passé dans le pavillon et pourquoi James avait eu une discussion avec le fils de M. Berney.
Il se demandait surtout pour quel motif ce dernier l’avait chassé de l’usine, lui qui avait jadis rendu un si grand service et qui était un de ses meilleurs et de ses plus honnêtes ouvriers ; mais, malgré tous ses efforts d’imagination, il n’y pouvait rien comprendre et brûlait d’interroger son compagnon.
Seulement, le brave garçon ne savait par quelle question débuter, et comme James ne songeait guère à le prendre pour confident, ils arrivèrent ainsi au terme de leur course sans s’être rien dit.
Mary était à sa fenêtre, guettant le retour de son frère.
En le voyant arriver avec Tom, elle se retira précipitamment.
La pauvre enfant avait passé la matinée dans de terribles angoisses. Vingt fois, malgré la promesse qu’elle avait faite, elle avait été sur le point de courir jusque chez M. Berney, craignant qu’il n’y fût arrivé un malheur.
En apercevant les deux amis ensemble, prise d’une véritable épouvante, elle se laissa tomber sur son siège.
Elle connaissait le caractère violent de Tom, aussi bien que son amour. Si James lui avait tout dit, Dieu seul savait jusqu’où la colère pourrait emporter l’ouvrier.
Du reste, elle était prête à tout, car, quel que fût son amour pour Edgar, ses yeux s’étaient ouverts ; elle avait compris l’abîme où elle était tombée, abîme plus profond que ne le pensait encore son frère, car la pauvre abandonnée portait en son sein la preuve de sa faute.
Cependant Tom s’était arrêté avec James sur le pas de la porte. Il paraissait vouloir entrer avec lui chez madame Davis.
— Il faudra bien que tu m’expliques un peu ce que tout cela signifie, s’était-il décidé à dire à son ami. Il y a quelque chose là-dessous que tu me caches. Que diable peut t’avoir fait M. Edgar !
— Mais rien, rien du tout, répondit James très-embarrassé, je te raconterai tout cela plus tard. Si tu veux me faire plaisir, tu vas retourner à l’usine.
— Moi, jamais ! en te mettant à la porte, ils m’ont aussi chassé.
— Il le faut cependant, car j’ai intérêt à savoir ce qui s’y passe, et tu comprends que je n’y puis plus remettre les pieds. Ainsi, mon brave Tom, fais ce dont je te prie.
— Mais, by God ! dis-moi au moins ?…
— Rien ! Reviens me prendre ce soir ; tu sauras tout.
— Et Mary ?
— Elle doit être à travailler dans sa chambre.
— Lui as-tu dit, au moins, que je l’aime toujours de plus en plus et que pour elle je deviendrais un vrai mouton ? Si j’avais une petite femme comme ça, vois-tu, mon bon James, je ne sais pas ce que je ne serais pas capable de faire pour la rendre heureuse.
Tom ne pouvait pas amener la conversation sur un sujet plus pénible pour son ami ; aussi celui-ci s’empressa-t-il de l’interrompre en lui disant :
— Sois tranquille : j’ai dit à Mary tout ce qu’il fallait ; mais sauve-toi et reviens me prendre ce soir, j’aurai besoin de toi.
— Allons, il faut toujours faire ce que tu veux, termina l’ouvrier en serrant la main de son camarade. À ce soir !
Et il reprit le chemin de l’usine après avoir jeté un regard et un soupir vers la fenêtre de la jeune fille.
Quant à James, il rentra immédiatement chez lui, où, sans répondre à sa mère qui ne comprenait pas qu’il revint à pareille heure, il monta dans la chambre de Mary, à laquelle il avait hâte de confirmer l’infamie de son séducteur.
Mais, en voyant la pauvre enfant, pâle et tremblante, lever sur lui de grands yeux remplis de larmes, il sentit tomber subitement sa colère.
Il comprit que ce n’était pas à lui, son frère, de l’accabler et de la maudire, mais, au contraire, de chercher à la consoler.
Alors il s’approcha d’elle, et, prenant ses mains dans les siennes, la regarda longtemps en silence avec une expression de visage qui était toute de pardon.
— Tu l’as vu ? dit enfin Mary dans un sanglot.
— Oui, je l’ai vu, pauvre petite sœur, et, comme je l’avais supposé, c’est un misérable, indigne de ton affection ; mais je te vengerai. Sans sa sœur, ce serait déjà fait.
— Sa sœur ! Comment ! miss Emma ?
— C’est un ange ! Elle s’est jetée entre nous ; je n’ai pas eu le courage de lui résister.
— Tu as bien fait, James. Mais, quel est ce bruit ?…
Une voiture venait de s’arrêter à la porte de la maison.
— C’est elle, mademoiselle Berney, dit James qui, par la fenêtre, avait reconnu la jeune fille.
— Miss Emma ! oh ! jamais je n’oserai la voir, fit Mary en se voilant le visage de ses mains.
La fille du manufacturier, à laquelle la mère de James avait ouvert, était déjà sur le seuil de la chambre.
James, tout pâle, s’avança vers elle.
— Que c’est bien à vous d’être venue ! lui dit-il.
Sans ajouter une parole, car l’émotion le suffoquait, d’un geste plus éloquent que toutes les paroles, il montra à la fille de M. Berney la pauvre Mary.
Miss Emma s’approcha d’elle et la prit affectueusement dans ses bras, en lui disant :
— Du courage, mon enfant ! je ferai tout pour racheter la faute de mon frère.
Puis elle se retourna vers James et ajouta :
— Vous allez venir avec moi, mon ami ; tout espoir n’est peut-être pas perdu.
— Vous ne me méprisez donc pas, miss ? dit Mary, en prenant la main de la jeune fille.
— Vous mépriser ! Y pensez-vous ! chère petite, quand c’est moi qui suis la cause de votre perte, lorsque ma famille paye sa dette envers votre frère d’une aussi noire ingratitude. Demandez à James ce que je lui ai dit, ce que je lui ai promis en échange du bonheur que nous ne pourrons peut-être pas vous rendre. Je suis prête à tenir ma parole ; vous serez ma sœur, Mary, je le jure devant Dieu, si Edgar ne répare pas sa faute.
— Votre sœur, miss !
— Oui, ma sœur ; je vous assure que la réparation que je vous offre ne sera pas un sacrifice pour moi.
Et la noble jeune fille tendit ses mains à chacun des deux malheureux, comme pour les réunir dans une même étreinte, ainsi qu’il étaient déjà réunis dans une même affection.
James ne la quittait pas des yeux ; il pensait rêver, car il avait à peine osé se rappeler les étranges paroles que miss Emma avait prononcées devant son père et qu’il avait pensées être dites seulement dans un moment de dévouement et d’indignation.
Mais elle y revenait d’elle-même : il pouvait donc se faire qu’il fût aimé.
À cette idée son cœur était inondé de joie et d’orgueil.
— Du courage, Mary ; et vous, James, venez, dit miss Emma.
— Où cela ? hasarda la jeune fille.
— Ceci est notre secret. Votre frère sera bientôt de retour. En attendant patience et bon espoir !
Après un dernier baiser à la pauvre enfant, elle se dirigea vers l’escalier en faisant signe à l’ouvrier de la suivre.
La voiture de mademoiselle Berney l’attendait à la porte.
Il y montèrent tous deux, à la stupéfaction de mistress Davis, qui ne savait ce que tout cela voulait dire, car à toutes ses questions, Mary avait opposé le plus complet mutisme.
Le cocher avait des ordres ; il prit le chemin de la Cité.
— Où allons-nous, miss ? demanda James en s’apercevant qu’ils passaient devant Saint-Paul et descendaient le Strand sans s’arrêter.
— Chez une femme de qui dépend peut-être le bonheur de Mary, répondit Emma.
— Une femme !
— Oui, écoutez-moi. Ce matin, après votre départ, j’ai obtenu du valet de chambre d’Edgar tous les détails que je désirais avoir sur la vie de mon frère. J’ai appris qu’il était l’ami, le protecteur, — je ne sais comment vous dire cela, — d’une fille qui a sur lui une influence immense. On m’a, de plus, assuré que cette fille, que tout Londres connaît, n’aime pas Edgar et qu’elle est aussi bonne que belle. Elle est jeune, son cœur ne doit pas être encore perverti ; j’ai pensé à m’adresser à elle. Elle se nomme Saphir. C’est chez elle que nous nous rendons.
— Y pensez-vous, miss ? Vous, aller chez une de ces femmes !
— C’est notre seul espoir, James ! Il me semble que je trouverai, pour la convaincre, de tels accents, de telle paroles, qu’elle ramènera Edgar à de meilleurs sentiments.
— Qu’il soit fait selon votre volonté ! répondit le frère de Mary, ému jusqu’aux larmes de la noble conduite de cette jeune fille, qui tentait, par dévouement, une démarche si singulière pour une femme de son rang.
En ce moment, la voiture contournait le square de Trafalgar, pour remonter Haymarket.
Mademoiselle Saphir habitait, dans Dove’s street, à l’entrée de Piccadilly, un charmant petit hôtel que chacun de ses adorateurs s’était plu à orner et à embellir à tout de rôle.
Comment Saphir avait-elle passé du bouge de Bob dans cette élégante demeure ?
Nous le savons par les quelques mots que nous l’avons entendue répondre sèchement à l’honnête tavernier.
Un beau soir, un gentleman blasé, en tournée de curieux dans Spitalfields, était entré par hasard dans le lodging house de Star lane.
Là, il avait vu Sarah dont la beauté merveilleuse l’avait frappé. Il y était revenu le lendemain, puis les jours suivants, et, en y mettant le prix, il avait fini par obtenir de Bob l’autorisation d’emmener l’enfant.
Quant à Sarah, dont les instincts natifs de délicatesse et d’élégance étaient révoltés par le contact des clients de la maison, et qui ne pouvait avoir puisé dans le milieu où elle avait toujours vécu le moindre sens moral, elle n’avait mis qu’une condition à son départ, c’était de voir sa mère aussi souvent qu’elle le voudrait.
Bob y ayant consenti, Sarah avait suivi son maître.
Le soir, il est vrai, la pauvre femme avait cherché sa fille dans tous les coins de l’établissement. Malgré son idiotisme, elle avait poussé des cris à fendre l’âme, semblable à une femelle à laquelle on a enlevé ses petits ; mais le misérable l’avait fait taire en élevant la voix et en la menaçant.
Le lendemain, Londres avait compté une courtisane de plus ; voilà tout !
Jeune, adorablement belle, insouciante et rieuse, Sarah, devenue rapidement à la mode, avait troqué son nom contre celui de Saphir, qu’un de ses amants, en admiration devant ses beaux yeux bleus, lui avait donné un soir dans un moment de folie.
Cependant Saphir n’était pas heureuse au milieu de tout ce luxe qui l’entourait.
Ceux qui avaient été les témoins de ses nuits folles ne s’expliquaient pas pourquoi elle s’était faite subitement triste et rêveuse.
Il ne savaient pas, ils ne pouvaient se douter surtout que la pauvre fille fût amoureuse à son tour, et que celui qu’elle aimait d’une passion insensée restât insensible auprès d’elle.
Cela était cependant.
Un soir Sarah, ou plutôt Saphir, avait reçu la plus singulière des visites.
Une espèce d’intendant s’était présenté chez elle, lui avait demandé quel était son train de maison, combien elle dépensait par mois, ce qu’elle désirait pour être complètement heureuse, questions auxquelles elle avait répondu en riant, et son interrogateur lui avait dit :
— Mademoiselle, mon maître est riche, fort riche ; il doublera les chiffres que vous venez de me donner. Il est jeune, beau, de grande maison ; il vous laissera la plus complète liberté. Si cela vous convient, il aura dès demain l’honneur de vous voir.
On pense si la jeune femme avait été étonnée de cette proposition franche et brutale, mais elle s’était empressée d’accepter, par curiosité peut-être plus encore que par intérêt.
Elle s’attendait à voir se présenter chez elle quelque personnage splénique et morose, dont elle se promettait d’avance de rire et de se débarrasser rapidement.
Aussi fut-elle surprise et singulièrement émue lorsque, moins de vingt-quatre heures plus tard, sa femme de chambre lui ayant annoncé de comte de Villaréal, elle vit entrer dans son salon un cavalier d’une beauté étrange et d’une distinction parfaite, qui, après lui avoir galamment baisé la main, lui dit d’une voix douce et pleine de charme :
— Mademoiselle, vous êtes encore plus jolie que je ne le pensais, et, si vous voulez, nous allons devenir, dès aujourd’hui, les meilleurs amis du monde. Mon intendant vous a dit quelles sont mes intentions. Elles se résument dans une phrase : satisfaire à tous vos désirs. Je suis étranger à Londres, ou à peu près ; j’ai besoin d’une maison gaie, j’ai pensé à la vôtre, dont je ferai tous les frais. J’ai besoin d’une amie dévouée, voulez-vous être cette amie-là ? Je n’exigerai rien de vous en échange de tout ce que vous voudrez me demander, sauf une seule chose, cependant, c’est que vous ne changerez rien à votre genre de vie, ni à vos relations… les plus intimes. Je ne voudrais pas que ma présence pût faire couler une larme de vos beaux yeux, ni causât à votre cœur le moindre soupir.
— Vous voulez rire, monsieur le comte, avait répondu Saphir, tout en subissant déjà l’influence du regard plein de feu de celui qui lui parlait.
— Pas le moins du monde, avait-il poursuivi. Est-ce dit ? Oui, n’est-pas ? Eh bien, miss, tous les mois vous toucherez cinq cents livres ; plus, si cette somme ne vous suffit pas. En attendant, permettez-moi de vous offrir ces mille livres comme épingles, si vous le voulez bien !
Et, sans attendre la réponse de la jeune femme, il lui avait glissé dans la main un charmant petit carnet qui contenait cette somme en bank-notes.
Saphir était restée tout confuse, puis s’étant dit que, sans nul doute, son protecteur nouveau se fatiguerait rapidement de son désintéressement chevaleresque, elle avait fini par un éclat de rire en lui tendant sa petite main en signe d’alliance.
Seulement, elle s’était trompée : le comte de Villaréal, depuis près de trois mois qu’elle le connaissait, n’avait pas changé un iota à son programme ; ce qui avait eu pour conséquence naturelle de piquer d’abord l’amour-propre de Saphir, et de la rendre ensuite folle de lui.
Elle avait alors usé de tous les séductions, mais en pure perte.
Son protecteur était resté son ami, rien de plus, tandis que la pauvre enfant se sentait envahie toute entière par cet amour, qui avait crû en raison directe de la résistance de celui qui en était l’objet.
Dans son désespoir, elle avait voulu vivre seule, ne plus recevoir ceux qui, comme Edgar Berney et son ami Maury, avaient sur elle certains droits de priorité ; mais, à cet égard, le comte avait été inexorable. Elle avait dû continuer à ouvrir sa porte à ces deux jeunes gens et à leurs amis, ce dont elle se vengeait en querellant sans cesse Edgar et en le rendant le plus malheureux possible, car le fils de M. Berney en était véritablement épris.
Au moment où miss Emma et James songeaient à venir lui rendre visite, Saphir était encore plus triste que de coutume, malgré la promesse que Bob lui avait faite la veille de lui permettre d’emmener sa mère contre la remise de deux mille cinq cents livres.
Elle était certaine d’avoir reconnu le comte dans la taverne, et elle cherchait vainement à s’expliquer ce qu’un homme comme lui pouvait être allé faire dans un semblable endroit et sous le costume qu’elle lui avait vu.
Cela l’inquiétait étrangement.
De plus, deux mille cinq cents livres étaient une somme, même pour elle, car quel que fût le confortable dans lequel elle vivait, la conduite de Villaréal envers elle et surtout l’amour qu’elle avait pour ce mystérieux protecteur, lui avaient ordonné une délicatesse dont elle s’était si peu écartée qu’elle était couverte de dettes qu’il ignorait.
Elle avait bien songé à s’adresser à Edgar, qui, malgré la situation difficile où il se trouvait, aurait pu, cependant, se procurer cet argent.
Mais, c’eût été lui donner de nouveaux droits ; or, elle ne pouvait s’y résoudre.
Vendre ses chevaux et ses bijoux, c’était bien un moyen, mais que dirait le comte ?
Aussi la pauvre fille, ne sachant que faire, que décider, avait-elle pleuré toute la matinée, au risque d’abîmer les beaux yeux auxquels elle devait son surnom.
Puis, de guerre lasse, enveloppée dans un long peignoir de dentelle, elle s’était étendue sur un divan, et, sa femme de chambre agenouillée auprès d’elle, elle s’était mise à se tirer les cartes, opération dans laquelle elle avait la confiance la plus illimitée.
Elle se livrait à cette importante occupation depuis quelques instants déjà, interrogeant le destin avec la meilleure foi du monde et des alternatives d’espérance et de dépit, selon ce que les cartes voulaient bien lui annoncer, et faisant partager toutes ses émotions à sa domestique, lorsque au moment où elle amenait un superbe roi de cœur, elle entendit une voiture qui s’arrêtait sous ses fenêtres.
— C’est lui, j’en suis sûre, dit-elle en ne faisant qu’un bond jusqu’à une glace pour s’assurer qu’elle était toujours jolie ; c’est lui, mon cœur me le dit. Oh ! les cartes ne m’ont jamais trompée. Va donc vite ouvrir, Jane !
Et la folle fille battait des mains avec joie, quoiqu’elle eût subitement pâli, car elle aimait sincèrement Villaréal et elle s’était promis de lui dire ce jour même combien elle souffrait de son indifférence.
— Oui, c’est bien monsieur le comte, dit la femme de chambre, qui s’était penchée sur la rampe de l’escalier.
— Je le savais bien, répondit Saphir en s’avançant jusqu’à la porte de son boudoir et en se jetant à la rencontre du gentilhomme qui lui prit affectueusement la main.
Puis il la conduisit doucement jusqu’à sa chaise longue, et, attirant à lui un fauteuil, il s’assit en face d’elle.
En soubrette bien dressée, Jane était sortie.
Saphir et Villaréal étaient seuls.
— Qu’avez-vous donc, chère enfant ? lui dit le gentilhomme en s’apercevant que les yeux de la jeune femme étaient remplis de larmes.
— Ce que j’ai, comte : je n’oserai jamais vous le dire, vous allez vous moquer de moi. Je suis bien malheureuse.
Il était évident que Saphir avait dû faire appel à toute sa volonté pour prononcer ces quelques mots, car sa voix était entrecoupée et elle avait baissé la tête.
— Bien malheureuse ? Je ne vous comprends pas, répondit son ami. Quant à me moquer de vous, vous savez, Saphir, que j’en suis incapable. Que vous est-il donc arrivé ?
— Il m’est arrivé que je suis folle, poursuivit l’enfant, en se laissant glisser sur le tapis et en tendant vers le comte ses deux petites mains jointes et suppliantes, et que, si vous ne voulez pas avoir pitié de moi, j’en mourrai.
— Vous mourrez ! ah çà ! mais qu’y a-t-il donc ?
— Vous ne voyez donc pas que je vous aime, que je vous aime de toute mon âme ?
— Saphir !
— Ah ! tenez, si vous devez rester toujours pour moi ce que vous êtes depuis que je vous connais, sans me donner un mot d’espoir, laissez-moi ; je préfère tout à ce supplice.
Surpris d’abord ce cette sortie à laquelle il s’attendait bien un peu un jour ou l’autre, mais qu’il était décidé à ne pas prendre au sérieux, Villaréal ne put cependant s’empêcher d’être touché de l’accent passionné de la courtisane.
Ses yeux limpides et fiers fixés sur les siens, il lui tendit la main.
— Non, je ne veux pas de votre main, continua Saphir, à laquelle les premières paroles seules avaient coûté et qui était vraiment belle dans cet élan d’amour qui l’emportait. Pourquoi êtes-vous venu chez moi avec vos grands yeux noirs et votre air sombre et sévère ? Ne pouviez-vous me laisser tranquille dans mon insouciance et ma honte, ou simplement faire de moi ce que d’autres en ont fait : un instrument de plaisir et de vanité ? Oh ! alors, il est probable que je vous eusse méprisé, comme je les méprise, ou que mon cœur n’aurait eu pour vous qu’un de ces caprices passagers, aussi vite disparus que nés. Vous n’avez donc pas pensé un seul instant qu’il pouvait se faire que je vous aimasse, et qu’alors je souffrirais mille tortures, mille morts ?
— Vous êtes folle, ma pauvre enfant !
— Je le sais bien ! Mais qu’est-ce que cela vous fait ? Est-ce que nous avons un cœur, nous autres filles perdues ou vendues ? Aimer ! Est-ce que ça nous est permis ? Est-ce que nous ne devons pas toujours être gaies et prêtes à l’orgie pour ceux qui nous payent ? Mais vous ne savez donc pas que j’ai dix-sept ans à peine, que dans mon corps souillé mon âme est vierge, et que jusqu’ici je n’avais jamais aimé que ma pauvre mère, à laquelle le bon Dieu a enlevé la raison et qui ne peut me comprendre ? Pourquoi êtes-vous venu, puisque vous ne voulez pas m’aimer ? Maudit soit celui qui m’a arrachée à ma misère, et que le ciel punisse celui qui a accepté ce marché infâme ! Vous ne me répondez pas ? Ah ! je le vois bien, vous ne m’aimerez jamais !
Et la pauvre fille, éclatant en sanglots, se jeta sur un fauteuil, la tête dans les deux mains.
Quelque fût son empire sur lui-même, Villaréal était vivement impressionné de ces accents si vrais de Saphir. Il alla à elle, et, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors, il la prit dans ses bras.
La jeune femme, tremblante, enivrée, leva ses grands yeux sur lui et ses lèvres frémissantes murmurèrent :
— Je vous aime tant ! Je suis donc bien laide que vous ne voulez pas de moi ?
— Vous êtes, Saphir, lui répondit-il en s’efforçant de la calmer, la plus charmante et la plus adorable créature que j’aie jamais vue, et je voudrais vous aimer comme vous méritez de l’être, mais s’il n’y a plus de place dans mon cœur pour l’amour, il y en a encore pour une amitié sincère et dévouée. Ne la repoussez pas, croyez-moi, elle pourra vous être utile dans l’avenir.
— Eh ! que me fait à moi l’avenir ? Est-ce que, pour nous, il en est un autre que l’hôpital ou la Tamise ? dit l’enfant en se levant brusquement. Ce que je veux à tout prix, au prix de mon âme, c’est d’être aimée de vous, c’est de vous servir à genoux, en esclave ! Que voulez-vous faire de moi, enfin ? Vous êtes riche, noble, généreux, et vous n’avez pas besoin, comme ces sots qui se ruinent par orgueil, d’une maîtresse en renom pour flatter votre vanité. Vous avez exigé que, dans cet hôtel qui est le votre plus que le mien, je continue à recevoir mes anciens amis. Dans que but ? Pourquoi tous ces mystères ? Et tenez, tant pis ! cette question brûle mes lèvres ; qu’alliez-vous faire cette nuit dans la taverne de Bob ?
— Dans la taverne de Bob ? dit Villaréal en réprimant un mouvement de stupeur.
— Oui, dans Star lane, à Spitalfields. Oh ! je vous ai reconnu, plus encore avec mon cœur qu’avec mes yeux, car vous étiez déguisé. Yago vous accompagnait.
— Comment ! vous m’avez reconnu ? Que faisiez-vous là vous-même ?
Le comte, embarrassé, car il sentait qu’il ne pouvait nier, répondait à une question par une autre question.
— Oh ! moi, c’est différent, dit Saphir en rougissant : j’allais voir ma mère.
Jane entr’ouvrit en ce moment la porte et fit signe à la jeune fille qu’elle avait à lui parler.
— Tout à l’heure ! répondit-elle en s’emportant contre sa femme de chambre ; vous savez que lorsque M. le comte est ici, je ne reçois pas.
— Pardon, mademoiselle, mais les personnes qui sont là ont insisté pour que je vous fisse passer cette carte.
— Je n’en ai pas besoin ; laissez-nous, vous dis-je.
— Voyons, Saphir, dit le comte, prenez connaissance au moins du nom de ces visiteurs ; c’est peut-être quelqu’un que vous attendez.
— Je n’attends et ne veux voir que vous !
— Enfant ! Je vous en prie, lisez cette carte.
Pour obéir, car Villaréal avait prononcé ces derniers mots de cette voix douce et pleine de charme qui était une de ses plus irrésistibles séductions, Saphir prit la carte que Jane lui présentait sur un plateau et y jeta les yeux.
— Tiens ! une femme, dit-elle tout étonnée. Miss Emma Berney ! Mais c’est la sœur d’Edgar. Ah ! par exemple ! Voyez donc, comte ! Elle, chez moi !
— C’est vrai ! miss Emma Berney, dit Villaréal aussi étonné que la jeune fille. Il faut la recevoir. Peut-être est-il arrivé quelque chose à son frère.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Vous ne vous en allez pas, au moins ?
— Du tout, je vous attends.
— C’est bien ! Jane, faites entrer cette dame au salon. Vous, comte, restez là ; les rideaux sont baissés, on ne vous verra pas.
— Mais j’entendrai.
— Est-ce que j’ai des secrets pour vous ! Ah ! je voudrais que vous n’en eussiez pas davantage pour moi.
En effet, le salon dans lequel Emma et James venaient d’être introduits n’était séparé du boudoir où se trouvait le comte que par des portières, que Jane laissa tomber avant d’introduire les visiteurs.
La fille de M. de Berney, en entrant dans la maison de cette courtisane, qui était la maîtresse de son frère, avait bien tremblé un peu, car elle ne se dissimulait pas tout ce que sa démarche avait de dangereux ; mais, en voyant apparaître cette belle jeune fille aux grands yeux limpides, à la physionomie franche et ouverte, elle fut tout à coup rassurée.
— Que puis-je pour vous mademoiselle ? lui dit Saphir en s’inclinant respectueusement devant Emma et en lui indiquant un siège.
À ce moment seulement elle aperçut James ; elle étouffa un cri d’étonnement et de douleur.
L’ouvrier, les yeux fixés sur Saphir, était lui-même fort pâle et singulièrement ému.
— Qu’avez-vous donc ? lui demanda miss Emma au comble de la surprise. Vous vous connaissez ?
— Oui, nous nous connaissons, répondit James, après un instant d’hésitation ; venez, miss Emma, nous n’avons rien à faire ici.
L’ouvrier s’était dirigé vers la porte du salon, l’avait entr’ouverte et il attendait que la fille de M. Berney voulût bien le suivre.
Mais Saphir alla rapidement à lui, et, le forçant à revenir sur ses pas, elle lui dit d’une voix émue :
— Comment, James, vous saviez que vous veniez ici chez une fille perdue, pourquoi ? je n’en sais rien ; il faut que ce soit pour quelque motif bien grave ; et parce que cette malheureuse est moi, votre ancienne amie d’enfance, vous ne la jugez plus digne de vous rendre le service que, peut-être vous veniez réclamer à une autre !
— Pardonnez-moi, Sarah… mademoiselle… répondit l’ouvrier ; mais je ne m’attendais pas à vous rencontrer, et ce que miss Berney voulait dire à mademoiselle Saphir, elle ne peut le confier à Sarah Thompson.
— Pourquoi ? Ne pouvez-vous donc plus avoir pour moi que du mépris ? Ah ! James, si vous saviez tout ce qui s’est passé, vous seriez moins sévère. Quelle force de résistance a une pauvre fille comme je l’étais, vivant au milieu du vice et de la misère ? Le jour où j’ai quitté Dog’s lane, j’ai été perdue. Avais-je un père, une mère, un frère brave et bon comme vous pour me défendre ?
Cette allusion faite involontairement par Saphir au malheur arrivé à Mary, que son affection n’avait pu protéger, arracha un douloureux soupir à James.
Il courba la tête et garda le silence.
— Eh bien ! moi, dit miss Emma, j’ai plus d’espoir que vous, mademoiselle Saphir, c’est justement de la sœur de James dont nous venons vous parler.
— De la sœur de James, de Mary, de ma bonne et chère petite amie de pension ! Pardon, James, d’avoir gardé ce souvenir. Oh ! que c’est bien à vous, miss, d’avoir confiance en moi ! Que puis-je faire pour elle, moi ? moi, Saphir !
— Vous pouvez beaucoup. Écoutez.
Et la fille de M. Berney, après avoir fait comprendre à Saphir qu’elle connaissait ses rapports avec son frère et l’influence qu’elle avait sur son esprit, lui raconta ce qui était arrivé à l’ouvrière, les scènes qui, le matin même s’étaient produites entre James, son père et son frère. Puis elle continua en lui disant qu’ils avaient voulu espérer en elle pour faire comprendre à Edgar quelle faute, quel crime il avait commis, et quelle réparation il devait à celle qu’il avait lâchement séduite.
— Le malheureux ! dit avec indignation Saphir, qui avait écouté ce récit en laissant couler ses larmes. Ma pauvre petite Mary ! si douce, si belle, si pure ! Ah ! miss, vous avez bien fait de vous adresser à moi. Je vous jure, — vous m’entendez, James, — que j’userai de toute mon influence sur Edgar pour l’amener à réparer sa faute.
— Merci, Sarah ; pardonnez-moi d’avoir douté de vous.
— Malheureusement je ne suis pas la seule à avoir quelque pouvoir sur votre frère, miss ; il est aussi sous la complète domination de ses amis Maury, deux gentilshommes de vingt-cinq ans, pervers et débauchés déjà comme des vieillards, et dont l’intimité flatte sa vanité. Ce sont eux qui ont dû le pousser à cette action basse et infâme, et ce sont eux qui lui disent maintenant que céder serait d’un sot, parce que ce ne serait que d’un honnête homme.
— Que faire, alors ? demanda la fille de M. Berney.
— Je n’en sais rien encore. Il faudrait que je pusse éloigner Edgar de ses amis. Je le verrai ce soir : j’aurai réfléchi et j’y aviserai. Comptez sur moi. Ma pauvre petite Mary ! je donnerais tout le bonheur que je désire pour que le sien lui soit rendu. M’en voulez-vous encore, James, et m’avez-vous pardonné ?
Elle avait tendu sa main à l’ouvrier, qui la serrait avec reconnaissance.
— Et moi, dit miss Emma en lui offrant la sienne, ne voulez-vous pas aussi que je vous remercie ?
— Oh ! miss, dit Saphir confuse, y pensez-vous ? Votre main, à moi !
— Pourquoi non ? répondit noblement la jeune fille ; je ne sais qu’une chose, c’est que vous avez un bon et brave cœur, et que nous vous aimerons bien tous les deux si vous rendez l’espoir à la pauvre Mary.
Ils échangèrent encore tous les trois à la porte du salon un adieu affectueux, et Saphir revint toute pensive vers son boudoir.
En y entrant, elle fut frappée de la physionomie du comte, de qui elle s’approchait le cœur gonflé encore de ce qu’elle venait d’apprendre, mais fière du rôle qu’elle était destinée à jouer dans une bonne action.
Villaréal, debout, appuyé contre la cheminée, avait pour elle un regard doux et tendre qu’elle ne lui avait jamais vu.
La pauvre fille, se sentant trembler, n’osa plus faire un pas !
— J’ai tout entendu, Saphir, lui dit le comte en allant au-devant d’elle et en lui prenant les mains : vous êtes une bonne et belle enfant, et il faut tout faire pour que cet Edgar épouse Mary. Je vous y aiderai autant que possible. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Répondez-moi franchement : vous vous appelez Sarah Thompson ?
— Oui ; je le crois, du moins.
— Comment ! vous le croyez ?
— C’est le nom de l’homme qui m’a élevée ; seulement je pense que Thompson n’est que mon oncle ou un parent éloigné.
— Vous avez habité Dog’s lane, dans la Cité ?
— Pendant douze ans au moins. C’est là que j’ai connu Mary, avec qui j’allais à l’école.
— Vous m’avez dit que vous étiez allée hier voir votre mère dans la taverne de Bob ?
— C’est la vérité, c’est là que nous avons été loger en quittant Dog’s lane. Thompson avait fait un assez long voyage ; il a rapporté de l’argent et a acheté le lodging house de Star lane. Nous l’y avons suivi, ma mère et moi.
— Je croyais que le maître ce cette maison s’appelait Bob ?
— Oui, mais Bob et Thompson ne font qu’un. Seulement, s’il savait que je vous ai dit cela…
— Il ne le saura pas, rassurez-vous. Je comprends maintenant son voyage, voyage forcé, probablement, qu’il aura terminé brusquement et qui aura nécessité de sa part un léger changement de nom. Vous allez souvent voir votre mère ?
— J’espérais y être allée hier pour la dernière fois ; Bob m’avait promis de me laisser emmener ma mère avec moi, mais il m’a dit à quel prix, et c’est une grosse somme.
— Comment ! une grosse somme ! il vous vend votre mère ?
— Il m’a bien vendue, moi !
La jeune fille avait dit ces mots avec un éclair dans les yeux et en rougissant.
— Ah ! maître Bob fait des marchés de ce genre-là ! continua le gentilhomme. Combien demande-t-il de votre mère ?
— Deux mille cinq cents livres, avec lesquelles il veut s’éloigner de Londres pour n’y plus revenir.
— Que lui avez-vous répondu ?
— Que je chercherais à me procurer cet argent.
— C’est inutile de chercher, je l’ai à votre disposition.
— Vrai, bien vrai ?
Dans sa joie elle jeta ses deux bras autour du cou de Villaréal et le remercia par un baiser.
Il se dégagea doucement de cette charmante étreinte en lui disant :
— Seulement, je désire que vous ne retourniez plus dans Star lane. Lorsque le moment sera venu, je vous préviendrai, et vous ferez venir Thompson chez vous avec votre mère.
— Je n’y mettrai plus les pieds, je vous le promets.
— N’oubliez pas non plus que vous recevez ce soir vos amis, Edgar, Maury et les autres.
— Vous y tenez ?
— Beaucoup. Je tiens aussi à ce que vous gardiez le plus tard possible, et les derniers, Charles et Gérard Maury.
— Allons ! il faut toujours vous obéir. Si au moins cela pouvait me faire aimer un peu !
— On ne saurait vous aimer un peu, Saphir, il faudrait vous aimer trop.
Et, après avoir baisé galamment la main de la jeune femme, dont les regards noyés et les soupirs demandaient davantage, le comte descendit lentement l’escalier en murmurant :
— Étrange destinée que la mienne ; bizarreries des choses humaines ! Mon esprit s’ingénie au mal, et, comme par une ironie amère, c’est toujours l’occasion de faire le bien qui s’offre à moi !
V
LE COMTE DE VILLARÉAL.
inq ou six mois avant le terrible malheur arrivé à Mary et les scènes que nous avons racontées, un grand et bel hôtel de Bedford-square, inhabité depuis longtemps, s’était ouvert pour de nouveaux locataires.
Il avait été loué par l’intermédiaire d’un interprète ; dans le quartier on savait seulement le nom de ceux qui l’occupaient, car ils vivaient extrêmement retirés, quoique leur maison fût montée sur un très-grand pied et avec un luxe du meilleur goût.
Ces étrangers s’appelaient le comte et la comtesse de Villaréal.
On disait qu’ils étaient Péruviens, colossalement riches, et que le comte s’était décidé à venir habiter l’Europe, en même temps pour fuir les troubles du Sud-Amérique et pour faire soigner sa jeune femme, dont la santé était chancelante.
Aussitôt installé, le comte de Villaréal s’était fait présenter dans quelques grandes familles, puis dans un des cercles à la mode. Il avait pris ensuite une loge à Drury lane, et, ces premiers soins remplis, il s’était mis à courir Londres et ses environs avec la curiosité d’un touriste enragé.
Il disparaissait parfois des semaines entières, qu’il passait à Manchester, à Liverpool ou dans d’autres grandes villes industrielles, dont la visite paraissait l’intéresser beaucoup, quoiqu’il ne fût en aucune façon dans les affaires.
C’était un beau gentleman d’une trentaine d’années, au teint basané, à la physionomie calme et sévère, portant toute sa barbe d’un noir d’ébène et d’une tenue irréprochable.
Il était rare qu’il sortît sans être accompagné d’un serviteur, qu’il avait amené avec lui et qui, comme son maître, devait être né sous les Tropiques.
Cet homme se nommait Yago.
Il était grand, robuste, dans toute la force de l’âge, et paraissait avoir pour le comte un dévouement aveugle, ainsi que le plus grand respect.
Quant à la comtesse, c’était une ravissante créature, qui faisait avec son mari le contraste le plus étrange, quoique sa beauté ne fût pas moins complète que la sienne.
Elle était blanche et frêle, avec de grands yeux bleus ombragés de longs cils. Son sourire triste et doux avait un charme infini.
Comme elle montait souvent à cheval, les élégants d’Hyde-Park n’avaient pas été longtemps à remarquer son adresse et son intrépidité ; mais ils avaient en pure perte cherché à faire naître l’occasion de lui adresser la parole.
Lorsqu’elle ne pouvait faire autrement, la comtesse de Villaréal répondait à ses admirateurs par un salut glacial, puis elle s’éloignait rapidement.
Si nous pénétrons une après-midi dans l’hôtel de Bedford-square, nous trouverons la comtesse et le comte réunis dans un élégant boudoir attenant à la salle à manger.
Villaréal venait de rentrer ; sa voiture était encore attelée dans la cour de l’hôtel.
La jeune femme était étendue sur une chaise longue, plus pâle que de coutume. Ses grands yeux étaient cernés. Sa main amaigrie pressait contre ses lèvres un mouchoir de batiste avec lequel elle s’efforçait d’étouffer ses sanglots.
Son mari, agenouillé près d’elle, cherchait à la calmer, mais elle ne répondait à ses marques d’amour que par un mouvement de tête qui semblait exprimer qu’elle était sous l’empire d’une grande douleur.
— Voyons, ma chère enfant, lui dit le comte, pourquoi désespérer ainsi ? Pensiez-vous donc qu’il nous suffirait d’une seule démarche pour retrouver celle que vous cherchez, et n’est-ce pas manquer de confiance en moi que de vous laisser aller aussi vite aux larmes et à l’abattement ? Le ciel m’est témoin cependant que je donnerais tout au monde pour vous épargner un chagrin, car je vous aime, amie, plus que je pensais aimer jamais. Ah ! je ne croyais pas que mon cœur ulcéré pût éprouver encore de telles sensations, que mon âme pût s’ouvrir à de telles délices !
— Pardon, dit la jeune femme en laissant tomber sa tête sur l’épaule de son mari et en offrant son front si pur à ses baisers, pardon ! Mais cette douleur que j’ai ressentie en arrivant à Londres avait déjà éveillé en moi de lugubres pressentiments. Je ne connaissais, il est vrai, ma sœur que par ses lettres si bonnes, si touchantes, et néanmoins, la nouvelle de sa mort, que j’ai apprise dès la premier jour de notre débarquement, m’a profondément frappée. Puis est venu l’insuccès de nos recherches pour retrouver ma mère ; et, malgré moi, malgré vous, j’ai perdu alors toute espérance.
— Enfant ! fit le comte, avec un affectueux mouvement de menace.
— De plus, continua la jeune femme, il faut bien que je vous l’avoue, j’ai peur !
— Peur ! Et de quoi ?
— De l’œuvre mystérieuse et terrible que vous poursuivez malgré mes prières. Ces journées, ces nuits que vous passez loin de l’hôtel, et que je sais ne pas être consacrées par vous au plaisir, sont pour moi pleines de rêves et de terreurs. Que faites-vous, que devenez-vous, pendant que je suis seule et que je tremble ? Tenez, je crains de le deviner, ou plutôt j’en suis trop certaine.
— Que voulez-vous dire ?
— Une nuit, je vous attendais, vous vous le rappelez ; j’étais restée à ma fenêtre, guettant le bruit de vos pas, et je vous ai vu traverser la cour avec Yago. Vos habits et les siens étaient en haillons ; vous étiez blessé à l’épaule ; vos mains étaient tachées de sang.
— Je vous ai tout expliqué. Nous nous étions trouvés, mon domestique et moi, mêlés à une rixe dans le quartier des matelots, où nous nous étions rendus pour continuer nos recherches. J’ai même cru un instant, ce soir-là, que j’avais enfin trouvé la trace de cet homme qui sait ce qu’est devenue votre mère.
— Pour la première fois, ami, je ne vous ai pas cru et j’ai compris qu’il y avait une partie de votre existence que, par affection peut-être, vous voulez me cacher. Mais, prenez garde, Londres n’est pas sûr le soir ; on ne parle que d’arrestations et de vols. Ne sortez au moins que bien armé, si vous ne voulez pas que je meure d’effroi.
Au moment où la comtesse disait ces mots pour terminer une conversation dont elle voyait que le cours déplaisait à son mari, quoiqu’il s’efforçât d’y répondre avec calme et douceur, on frappa à la porte.
C’était Yago.
Le comte alla au-devant de lui ; ils échangèrent rapidement quelques mots et Villaréal se rapprocha de sa femme.
— Vous n’allez pas m’en vouloir, mon amie ? lui dit-il. J’étais inquiet de votre santé qui m’est si chère, et, ma foi ! sans vous en demander la permission, j’ai fait appeler un médecin dont on dit le plus grand bien. C’est le docteur Harris, une célébrité américaine ; il est là. M’autorisez-vous à vous le présenter ?
— Qu’il entre ! répondit en souriant la comtesse, quoique j’aie bien peur que toute sa science ne soit impuissante pour me guérir ! C’est mon cœur seul qui souffre !
Elle se leva, car le docteur, que Yago avait introduit, s’avançait vers elle.
Le docteur Harris était un homme de quarante-cinq ans à peine, cependant presque complètement blanc déjà. Il était de haute stature et devait être d’une vigueur peu commune.
Son visage intelligent et sévère était sillonné de rides précoces ; son regard était ferme et interrogateur.
Après avoir salué la jeune femme, il leva les yeux vers le comte, et ces deux hommes, en se regardant, réprimèrent en même temps un mouvement de surprise.
Le hasard les réunissait, mais chacun d’eux se disait que ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient.
La comtesse ne s’était aperçue de rien ; elle s’était replacée sur sa chaise longue, après avoir répondu gracieusement au salut de son visiteur.
Le docteur la questionna alors sur son état de souffrance, et, à sa première réponse, il eut un nouveau geste d’étonnement.
Cette jeune femme, qu’il supposait étrangère, était Anglaise, même de Londres ou de ses environs.
Il le reconnaissait à son accent.
Il l’écouta encore plus attentivement, et lorsqu’elle lui eut donné sur sa santé toutes les explications qu’il désirait, il se retourna vers le comte pour lui dire :
— Tout cela n’a qu’une gravité relative ; c’est plutôt une hygiène fortifiante qu’un traitement réel qu’il faut à madame la comtesse. Qu’elle me pardonne d’émettre si hardiment cette opinion, mais, selon moi, ses souffrances ont une cause toute morale qu’il n’appartient qu’à elle et à vous, monsieur le comte, de connaître et de combattre.
— Vous le voyez, Ada, dit Villaréal en souriant, j’avais raison de vous rassurer.
— Madame la comtesse s’appelle Ada ? fit le médecin d’une voix émue.
— Oui, docteur, répondit la jeune femme elle-même, car le comte était resté impressionné un instant de l’effet qu’avait paru produire ce nom sur l’Américain.
— Ce nom vous rappelle-t-il donc quelque pénible souvenir ? demanda Villaréal, redevenu rapidement maître de lui.
— Oui, un bien triste ! dit Harris, et je vous demande pardon du mouvement involontaire de surprise que je n’ai pu réprimer. Vous êtes née à Londres, madame ?
— Je suis née à Londres, répondit Ada en interrogeant du regard son mari, qui ne se rendait pas bien compte de toutes ces questions du docteur.
— Étrange coïncidence ! dit celui-ci qui ne quittait plus la comtesse des yeux. Ressemblance bizarre ! Ah ! le hasard fait parfois de singuliers rapprochements. Mais laissons cela, madame, et excusez-moi. Je viendrai vous revoir, et, si vous voulez m’obéir un peu, dans moins d’un mois vous remonterez à cheval et serez mieux que jamais. Voulez-vous me permettre de vous entretenir un instant, comte ?
— À vos ordres, répondit Villaréal.
— Ah ! fit la comtesse, vous le voyez, docteur, vous ne m’avez pas dit toute la vérité.
— Je vous jure, madame, que votre état ne m’inquiète en aucune façon et que vous pouvez être parfaitement tranquille.
— Vous me jurez ! Ah ! les médecins ! On dit que Dieu leur a donné le droit de mentir.
Ces quelques phrases avaient été échangées sur un ton que chacun s’était efforcé de rendre enjoué, quoiqu’il existât entre les acteurs de cette scène intime une contrainte peu naturelle.
La comtesse voulut absolument céder la place, et elle se retira dans son appartement après un adieu à son mari.
Le docteur Harris et le comte de Villeréal étaient seuls. Ces deux hommes, maintenant que personne ne pouvait les examiner, se regardaient avec défiance.
Il était évident que le Péruvien cherchait à couvrir son visage d’un masque impénétrable, tandis que le médecin, au contraire, avait hâte de le questionner.
Aussi Harris prit-il la parole aussitôt qu’il se fut assuré que la comtesse avait disparu.
— Ce n’est pas la première fois, dit-il, que nous nous rencontrons, monsieur le comte. Depuis près de six mois, nous nous sommes vus souvent, sans toutefois nous parler jamais.
— C’est vrai, docteur, je me rappelle maintenant vos traits, car, dans le premier moment, lorsque vous êtes entré chez moi, je me suis cru abusé par une ressemblance toute de hasard.
— Que deux hommes inconnus l’un à l’autre, mais de votre rang et de ma profession, poursuivit Harris, se retrouvent dans le monde, cela n’a rien que d’ordinaire ; mais pour que, sous certains costumes, ils se croisent à chaque instant dans les bas-fonds de la société, il faut que chacun d’eux ait un but caché. Le vôtre, que je ne vous demande pas, est-il le même que le mien ? Sommes-nous amis ou ennemis ? Là est toute la question.
— Il est certain, docteur, que depuis plusieurs mois un hasard étrange nous a souvent réunis. Oh ! votre but, à vous, est bien évident ; j’avais remarqué depuis longtemps l’énergie avec laquelle vous cherchez à l’atteindre. Votre parole ardente et convaincue m’a souvent frappé dans les meetings. Les vieilles institutions anglaises ont en vous un rude ennemi.
— Un adversaire impitoyable !
— N’êtes-vous pas étranger, cependant ; Américain, je crois ?
— Non, comte, je suis Anglais, et vous l’avez deviné, ces lois et ces privilèges, qui tiennent le peuple sous le joug, n’ont point de plus mortel ennemi que moi. L’abaissement et la misère de la basse classe ont rempli mon cœur d’indignation. Si vous m’avez si souvent trouvé dans ces quartiers misérables, c’est que, par une œuvre comme la mienne, il me faut des instruments aveugles, affamés. J’ai appris depuis longtemps qu’il n’y a de foules vraiment terribles que celles qui ont froid et faim.
— Oh ! cela est bien vrai !
— De plus ma vie appartient encore à une autre tâche ; mais celle-là ne regarde que moi seul. Vous voyez, comte, que je vous parle en toute franchise. En aurez-vous moins pour moi ? Me direz-vous comme un grand seigneur comme vous, un étranger, passe des nuits entières à courir les bouges de Spitalfields et le quartier des matelots ?
Villaréal, pendant que le médecin lui faisait ces questions au moins singulières, avait fixé sur lui ses yeux profonds ; mais les regards d’Harris n’avaient rien perdu de leur assurance.
— Qui vous dit, répondit-il alors après un instant de silence, que nous ne poursuivons pas le même but, avec des moyens différents peut-être ? Qui vous dit que je n’ai pas contre cette race que vous semblez détester des motifs plus terribles encore que les vôtres de haine et de vengeance ?
— Vous, riche étranger !
— Qui vous dit que je sois ce que je parais être ? Tenez, il me semble que si deux hommes comme nous pouvaient avoir l’un dans l’autre une confiance sans bornes, leur puissance serait irrésistible.
— Pardon, dit Harris qui, depuis les derniers mots de Villaréal, semblait absorbé par une pensée nouvelle : je vous ai entendu appeler Ada madame la comtesse, et elle m’a dit elle-même qu’elle était née à Londres. Regardez ce portrait.
Le docteur avait ouvert un médaillon et l’avait mis sous les yeux de son hôte.
— Mais c’est la comtesse ! exclama Villaréal. Quelle ressemblance étrange !
— Étrange, en effet, n’est-il pas vrai ? et vous vous expliquez maintenant mon étonnement lorsque j’ai eu l’honneur de me trouver en sa présence, il y a quelques instants. Eh bien ! ce portrait est celui d’une femme qui a été la victime du crime le plus odieux et le plus infâme de la part de son mari lui-même. Je me suis juré d’être son vengeur, dussé-je frapper cet homme dans ses enfants, dans la chair de sa chair, puisqu’il m’a échappé. Il appartient à cette race maudite qui n’a de noble que le nom, dont les privilèges sont une insulte constante aux droits de l’humanité et à la saine raison. Oh ! je sais que je joue gros jeu et que je payerai peut-être ma défaite de ma vie, mais mon sacrifice est fait depuis longtemps.
— Quel est donc cet homme ?
— Son nom ne vous apprendrait rien de plus.
— Mais encore ?…
— Pourquoi vous le cacherai-je, du reste ? C’est le baronnet sir Arthur Maury.
— Sir Arthur Maury ! le colonel sir Arthur Maury ! s’écria le comte au comble de la stupeur, et sans pouvoir dissimuler, malgré son empire sur lui-même, la satisfaction évidente que cette révélation lui faisait éprouver.
— Oui, le colonel Maury, répéta Harris.
— Mais je le connais, docteur, et sans savoir quels sont vos motifs de vengeance, je crois que nos deux haines réunies vont nous permettre de marcher droit à notre but ! Le colonel sir Arthur Maury ! Quels rapports avez-vous donc eus avec lui ?
La comtesse, au moment même, entr’ouvrit la porte du boudoir.
Inquiète de cette longue conversation, où elle pensait qu’il n’était question que de sa santé, elle avait cru pouvoir s’avancer sans bruit.
En entendant prononcer ce nom, elle pâlit et fut obligée de s’appuyer contre la cloison.
Son mari et Harris, à qui le comte avait fait signe de se taire, s’élancèrent vers elle.
— Oh ! ce n’est rien, docteur, dit-elle : un peu de faiblesse… Peut-être suis-je indiscrète ?
— Non pas, madame, je me retirais, répondit Harris, en rassurant Villaréal du regard et en saluant respectueusement la jeune femme. À bientôt et aussi souvent que je pourrai vous être utile.
— À ce soir, chez vous à minuit, dit à voix basse le comte, en reconduisant le docteur jusqu’à la porte de l’appartement ; c’est plus que le hasard qui nous a réunis.
— À ce soir, comte, je vous attendrai. Je le crois comme vous, nous pouvons avoir besoin l’un de l’autre.
— Pourquoi ai-je entendu le nom de sir Arthur ? mon ami, dit la comtesse à son mari dès qu’ils furent seuls.
— Parce que je crois, Ada, que nous allons enfin retrouver votre mère, répondit-il en pressant contre son cœur la jeune femme qui avait levé les yeux au ciel comme pour le remercier. Mais pas un mot de plus, je vous en prie ; rentrez chez vous ; bon courage !
Et après avoir reconduit la comtesse dans sa chambre, Villaréal rejoignit Yago dans son cabinet de travail.
Celui-ci l’attendait avec une volumineuse correspondance qui portait les timbres de toutes les grandes villes manufacturières d’Angleterre et d’Irlande.
Quelques-unes de ces lettres venaient des Indes et étaient écrites en caractères bizarres.
Ce furent surtout celles-là que l’étranger se mit à dévorer avec avidité, ne cachant pas la satisfaction barbare qu’il éprouvait des nouvelles désastreuses qu’elles lui apportaient.
Les provinces du Nord venaient de se soulever à nouveau ; la presqu’île entière était la victime du choléra et de la famine.
Un des plus terribles cyclones dont on eût jamais entendu parler avait ravagé les rives du Gange et coûté à la marine anglaise une cinquantaine de navires.
Plus de trente mille personnes avaient péri en peu de jours.
Tout à coup, au moment où il était en train de parcourir une de ces dernières lettres, Villaréal laissa échapper un mouvement de colère qui surprit Yago, habitué qu’il était à toujours voir son maître si calme et si plein d’empire sur lui-même.
Cette lettre était datée d’Hyderabad et n’avait que quelques lignes, mais elles paraissaient avoir fait sur lui une impression profonde.
« Seigneur, lui disait son correspondant, sir Arthur Maury fait ses préparatifs de départ ; le capitaine George Wesley a quitté les Indes depuis plus de cinq mois ; le colonel, dans huit jours, s’embarquera sur le Duc d’York, dont le commandant, chargé d’une mission importante auprès du gouverneur de la colonie du Cap, est obligé de prendre la voie du Sud. Sir Arthur Maury sera donc à Londres environ dans trois mois. »
Après avoir lu et relu cette lettre, Villaréal ou plutôt Nadir, que le lecteur a déjà reconnu, se mit à arpenter à grands pas son cabinet de travail.
Il était évidemment en proie à la plus vive préoccupation.
Yago, qui le suivait des yeux, n’osait lui adresser la parole.
Cet homme était un des Hindous que le fils adoptif du radjah avait pris à son service à Bombay ; il lui avait reconnu une grande intelligence, et il était certain qu’il lui était dévoué corps et âme.
Cependant il ne lui avait confié qu’une partie de ses secrets.
— Trois mois, se disait à lui-même Villaréal, trois mois ! Cette lettre a déjà six semaines de date. Dans un mois et demi, sir Arthur Maury sera ici. Eh bien ! non ! c’est moi qui irai au-devant de lui ! il me rencontrera plus tôt encore qu’il ne l’espère. L’Éclair est toujours armé et prêt à mettre à la voile, n’est-ce pas, Yago ? demanda-t-il à son domestique en s’arrêtant brusquement devant lui.
— Oui, maître ; il est à l’ancre à trois encablures de la Tour de Londres, et son équipage ne met jamais pied à terre.
— Alors tout est bien, j’aurai encore le temps d’en finir ici, laisse-moi !
Yago obéit, mais il venait à peine de sortir qu’il rentra avec une lettre et un assez volumineux cahier qu’on venait de déposer à l’hôtel en recommandant de les remettre de suite au comte de Villaréal.
Celui-ci s’empressa de décacheter la lettre. Elle était du docteur Harris.
« Comte, lui disait-il, vous m’avez demandé quels avaient été mes rapports avec le baronnet sir Arthur Maury, et vous avez douté que mes motifs de haine puissent être aussi sérieux que les vôtres.
« Passez une heure à lire ces notes que je vous envoie, notes rédigées à la hâte dans la crainte de voir mon secret mourir avec moi, et ce soir, lorsque nous nous retrouverons, vous aurez peut-être changé d’avis. Comprenant mieux ma haine, vous serez certain que vous devez avoir toute confiance en moi. »
Villaréal, à qui momentanément nous laisserons ce nom d’emprunt déroula aussitôt le cahier qui accompagnait cette lettre, et après avoir donné un nouveau congé à Yago, il commença la lecture d’un manuscrit étrange, que son auteur s’était plu à diviser par chapitres, comme pour mieux faire vivre ceux qui devaient le lire un jour au milieu du drame horrible qu’il avait à raconter, drame qui intéressait si directement celui que le hasard lui avait fait rencontrer.
VI
LE MANUSCRIT DU DOCTEUR HARRIS.
ir Arthur Maury était marié depuis cinq ans à peine lorsqu’il perdit sa jeune femme, la fille unique du vieux comte d’Esley. Les amis du baronnet n’avaient pour ainsi dire pas connu lady Maury, car elle avait presque toujours vécu au fond de son hôtel ou à la campagne, dans une retraite qu’expliquait suffisamment le genre de vie de son mari, homme de sport et de club par excellence.
On disait dans le monde que lady Maury avait succombé aux suites de sa dernière couche, et que sa fille Ellen lui avait coûté la vie ; mais il est probable que la conduite de son époux et le chagrin qu’elle avait éprouvé de ses désordres l’avaient depuis longtemps plongée dans un état de langueur qui ne lui avait pas permis de lutter victorieusement contre la maladie.
Sir Arthur, en effet, n’avait épargné à celle qui portait son nom aucune douleur.
Non-seulement il l’avait délaissé, mais encore il s’était traîné dans toutes les débauches, et, sans respect pour celle qui l’avait rendu trois fois père, il avait fait sa société des hommes les plus compromis et des femmes les plus éhontées.
Au nombre de ses amis les moins avouables, venait en première ligne Albert Moore, qui, pour n’être pas gentilhomme, — il était seulement le fils d’un médecin fort honorable, ce que le sot ne pensait pas aussi glorieux que d’être né d’un grand seigneur, — n’en avait pas moins tous les vices qui devaient le lier avec sir Arthur d’une de ces amitiés honteuses faites d’indulgences réciproques.
Albert Moore était un assez joli garçon, que la paresse surtout avait perdu.
Sir Arthur l’avait un jour, ou plutôt une nuit, rencontré dans un mauvais lieu, puis ils s’étaient revus, et le baronnet, qui avait besoin d’un compagnon de débauche, avait fini par adopter Albert, dont la gaîté et l’esprit l’amusaient.
Il comprenait bien que, flatté dans son orgueil, ce fils de bourgeois serait facilement un jour à sa merci, que le besoin pourrait en faire, à un moment donné, un instrument aveugle.
Le père d’Albert, qui était un honnête homme, avait cessé de voir son fils après avoir fait sacrifices sur sacrifices, après avoir usé vainement de toutes les prières et de tous les raisonnements ; et celui-ci ne sortait guère du club, où l’avait fait recevoir son ami, que pour les courses, les salons interlopes et les tavernes.
Sir Arthur, tout en n’ayant pas pour son ami plus d’estime que celui-ci n’en avait pour lui-même, s’était tellement bien habitué à sa société qu’il avait voulu l’introduire dans sa maison, malgré ce respect du domicile que conservent toujours les Anglais les plus viveurs au milieu de leurs désordres.
Mais lady Maury avait fait si mauvais visage à celui qu’elle savait le compagnon de débauches de son mari qu’Albert, quel que fût son aplomb, n’avait jamais osé passer de longues heures dans l’hôtel du baronnet.
Aussi fit-il sincèrement et cyniquement son compliment à sir Arthur lorsqu’il lui annonça la mort de sa femme.
Il comprit que son ami allait désormais être tout à lui.
Quand sir Arthur se vit seul à trente ans avec trois enfant en bas âge, car son fils aîné avait cinq ans à peine, il fit à son veuvage le sacrifice de quelques semaines de retraite : c’est-à-dire qu’il alla passer un mois ou deux à la campagne avec Albert Moore, maudissant du fond du cœur cette espèce de sagesse que le respect du monde lui ordonnait.
Puis il confia ses enfants à une gouvernante qui, sous les yeux de son beau-père, devait les élever au château d’Esley, dans le Devonshire, où depuis longtemps demeurait le vieillard, et il revint rapidement reprendre, à Londres, son existence frivole et honteuse.
Aucun frein ne devant plus le retenir désormais, il était facile de pressentir avec quelle rapidité il allait courir à la ruine.
Sa rentrée au club avait été saluée par les hourrahs frénétiques des honorables membres présents ; et, vingt-quatre heures après son retour, il n’était pas plus question de lady Maury et de ses enfants que s’ils n’avaient jamais existé.
C’est à peine si, de loin en loin, le gentilhomme faisait prendre des nouvelles de ces derniers, lorsqu’il était accablé par la lassitude ou sous le coup de quelque perte importante d’argent, perte qui, pour trop peu d’instants, le rappelait à la réalité de sa situation.
Un triste jour, il rentra chez lui ruiné, après une nuit fiévreuse qui non-seulement lui avait enlevé tout ce dont il pouvait disposer, mais où, sur parole, il avait perdu une somme qu’il savait ne pouvoir se procurer facilement.
Albert n’avait pas été plus heureux, et les deux joueurs s’étaient séparés à la porte du club en se donnant rendez-vous dans la journée, afin d’aviser aux moyens bons ou mauvais de se tirer d’affaire.
Albert Moore habitait, à deux pas de son ami, un petit appartement de garçon.
Lorsque sir Arthur mit le pied dans son hôtel situé dans Piccadilly, en face de Green-Park, il était près de dix heures.
Son valet de chambre l’attendait patiemment dans sa chambre à coucher.
Jack, ce serviteur, était un de ces domestiques anglais, gourmés, flegmatiques, qui sont d’une régularité parfaite dans leur service, mais sans l’ombre d’affection pour leurs maîtres.
Ils les servent pour de l’argent ; leur temps seul leur appartient.
Quant à prendre le moindre souci de leurs affaires, ils s’en garderaient bien. Leurs émotions appartiennent tout entières aux combats des chiens, aux luttes des boxeurs et aux paris des courses.
Sir Arthur n’avait donc pas même la ressource de trouver chez lui un confident à qui il pût faire part de ses ennuis ; aussi, selon les habitudes britanniques, n’échangeait-il guère avec Jack que les quelques mots secs et brefs que nécessitaient leurs rapports.
Lorsque ce dernier reconnut les pas du baronnet sous le vestibule, il lui ouvrit la porte de son appartement, le débarrassa de son chapeau et de sa canne, et, les bras croisés, attendit ses ordres.
Sir Arthur s’était laissé tomber dans un fauteuil, où, plongé dans les plus amères réflexions, il songeait si peu à son valet de chambre que celui-ci, après quelques instants de silence, se décida à prendre la parole.
— Monsieur n’a pas d’ordres à me donner ? demanda-t-il.
Le baronnet releva brusquement la tête.
— Non, répondit-il, laissez-moi.
Jack, sans insister davantage, fit un mouvement pour sortir.
— Ah ! reprit sir Arthur, quoi de nouveau ce matin ? Personne n’est venu me demander ?
— Personne, monsieur, mais Samuel Davy et Gibson se sont présentés à l’hôtel. Je ne les ai renvoyés que difficilement.
— Que voulaient-ils encore ?
— Obtenir de Votre Honneur un engagement. Ils ont dit, en s’en allant, qu’ils se rendaient chez leur solicitor.
— Qu’ils aillent au diable ! Je n’ai pas d’argent !
Samuel Davy était un marchand de chevaux et Gibson un carrossier.
Sir Arthur leur devait à tous deux des sommes considérables, et depuis plus de six mois, il les remettait de jour en jour pour les payer.
— On est venu aussi de la part de Toby, le bijoutier ; puis il y a encore quelques factures que j’ai placées sur la table de M. le baronnet.
Le nom du bijoutier, parmi ceux de ses créanciers, parut produire sur le gentilhomme une impression particulièrement désagréable, car il n’ignorait pas tout ce qu’avait de grave sa situation par devers le négociant.
Six semaines auparavant, il lui avait acheté une parure de grande valeur, sous le prétexte d’en faire cadeau à une danseuse de Drury lane, dont il était le protecteur avoué, et il savait que le hasard, ou tout autre cause, avait fait connaître à Toby que cette parure avait été vendue et non pas donnée.
Il ne se dissimulait donc pas qu’il était à peu près à la disposition de ce fournisseur, qui pouvait, s’il le voulait, porter plainte contre lui.
— Il y a aussi continua, impitoyablement Jack, que les émotions pénibles de son maître paraissaient intéresser fort peu…
Mais sir Arthur l’arrêta. Il semblait avoir pris une détermination subite.
— C’est assez, animal, lui dit-il brutalement. On dirait que tu prends plaisir à me réciter la même chose tous les matins. Fais-moi servir un verre de sherry et cours toi-même chez Abraham Darton. Tu lui diras de venir immédiatement me parler. Eh bien, qu’attends-tu ?
Jack était devenu très-rouge et restait immobile.
— J’attends qu’il plaise à Votre Honneur de me payer mes gages, dit-il froidement.
— Ah çà ! tu vas m’ennuyer aussi, toi ? Je viens de te dire que je n’avais pas d’argent.
— Mais monsieur m’a appelé animal.
— Eh bien ?…
— Eh bien ! Votre Honneur n’a le droit de me maltraiter que si je suis payé.
Malgré sa mauvaise humeur, sir Arthur ne put s’empêcher de sourire.
— Alors, il te faut de l’argent ou je dois retirer le mot animal.
— Comme il plaira à monsieur le baronnet.
— Je retire le mot, mais je te le rendrai.
— Lorsque je serai payé, Votre Honneur aura la liberté de m’appeler comme bon lui semblera.
— C’est bien ; fais ce que je t’ai dit. Qu’on attelle le coupé, tu seras plus promptement de retour. Tu auras soin de baisser les stores en revenant ; je n’ai pas besoin qu’on te voie en compagnie d’Abraham dans ma voiture.
Quelques instants après, sir Arthur avait en face de lui un guéridon chargé de flacons et de cigares, et son domestique s’en allait mollement étendu dans la voiture de son maître, en serviteur respectueux de sa propre dignité, chez celui qui seul pouvait encore sauver le baronnet.
Abraham Darton habitait dans la Cité, auprès de Saint-Paul, dans la ruelle de la Couronne, une maison où il cumulait le commerce de l’usure et des négociations de mariage.
C’était un homme d’une soixantaine d’années alors, mais encore vert et robuste. La fortune de sir Arthur avait en grande partie passé par ses mains.
Personne n’était plus habile que cet Israélite pour faire sortir l’argent des caisses les mieux fermés, sans se compromettre toutefois, mais non pas sans retirer un large bénéfice de ces transactions dans lesquelles il ne figurait jamais que comme intermédiaire obligeant.
Ses rapports avec certains commerçants de la Cité, qui l’avaient toujours trouvé disposé à les obliger, et les services qu’il avait rendus à un grand nombre de gentilshommes dans l’embarras, en avaient fait un personnage de quelque importance.
Il avait souvent réuni ces deux extrêmes de la société anglaise, par quelque mariage flattant la vanité de ceux-ci et rétablissant la fortune de ceux-là.
C’était même là le genre de spéculation qu’il avait plus particulièrement adopté.
Un gentleman marié ne lui inspirait qu’un intérêt médiocre, et à moins de bonnes et réelles garanties, l’argent était difficile à trouver pour lui ; mais dès qu’il avait affaire à quelque noble veuf ou à quelque jeune homme libre et héritier d’un grand nom, maître Abraham était à lui corps et âme.
Sa bourse, dans ce dernier cas, devenait parfois inépuisable.
Il avait alors des générosités dont ceux qui ne connaissaient pas à fond le mécanisme de ses opérations ne pouvaient se rendre compte.
Sir Arthur, qui avait eu souvent recours à ses bons offices, avait toute confiance en lui.
Dans le cas désespéré où se trouvait, il lui semblait que Darton seul pouvait le sauver.
En attendant que son valet de chambre le lui amenât, le baronnet songeait, et tout en buvant, de réflexion en réflexion, il en était arrivé à douter qu’il pût encore une fois sortir d’affaire.
Aussi finit-il par s’approcher froidement de sa table de travail, sur laquelle était une élégante boîte de pistolets.
Après les avoir examinés avec le plus grand soin, il les chargea lentement.
Il se disait que, somme toute, ce serait là une ressource extrême dans le cas où maître Abraham ne pourrait rien pour lui.
Soudain il se mit à rire comme si toute autre pensée qu’une idée sombre fût venue lui traverser l’esprit, et il appuya la main sur un timbre.
Un domestique entra.
— Courez chez M. Albert Moore, et dites-lui que je le prie de venir de suite. Si pas hasard il était couché, qu’il se lève !
Cet ordre donné, il remplit deux verres de sherry, puis, auprès de chacun d’eux, il plaça un des pistolets, en prenant même le soin de les armer.
Cela fait, il s’étendit de nouveau dans son fauteuil en murmurant :
— Bah ! autant cela qu’autre chose ! C’est peut-être encore ce qu’il y a de plus simple.
Et, comme s’il n’eût eu sous les yeux que le plus récréatif des spectacles, il se mit tranquillement à allumer son cigare.
Il y avait à peine dix minutes qu’il avait envoyé son domestique auprès de son ami, lorsque celui-ci entra bruyamment dans l’appartement.
— Qu’as-tu donc, baronnet ? lui dit-il. Je venais à peine de m’étendre sur mon lit. Est-ce que tu aurais déjà trouvé de l’argent que tu m’envoies chercher aussi vite ?
— Non pas, mon cher Albert, répondit sir Arthur, je m’ennuyais, voilà tout !
— Bien obligé ! tu aurais dû me laisser dormir.
— Et je me disais qu’il fallait en finir une bonne fois.
Albert venait d’apercevoir les pistolets.
— Et tu m’invitais, fit-il avec une grimace des plus significatives. Grand merci, ma foi !
— C’est si vite fait !
— Trop vite même, beaucoup trop vite !
— Tu tiens donc beaucoup à la vie ?
— Peuh ! ce n’est pas cela, mais la vie, elle, a l’air de tenir beaucoup à moi. Sauf l’argent, je ne vois pas trop ce qui me manque.
Albert Moore disait vrai.
Grâce à son robuste tempérament, les débauches n’avaient encore creusé aucune ride sur son visage, tandis que sir Arthur, à peine âgé de quelques années de plus que son compagnon, était déjà fatigué et usé.
— Écoute-moi, dit ce dernier à son ami, j’ai fait demander Abraham.
— Le brave homme !
— Oui, eh bien ! si le brave homme, comme tu l’appelles, ne peut ou ne veut pas me donner pour demain les 15,000 livres dont j’ai besoin, je te jure que je n’hésiterai pas pour aller rejoindre mes aïeux.
— Qui seront bien enchantés, le crois-tu ?
— Tu plaisantes ; mais rien n’est plus sérieux. Je dois à Dieu et au diable.
— Dieu, ce ne serait rien ; c’est un créancier patient : Patiens quia æternus, mais au diable, c’est différent.
— Je n’ai pas envie d’être chassé du club, ce qui arriverait si je ne payais pas les quinze mille livres que j’ai perdues cette nuit sur parole.
— Ah çà ! sais-tu bien que vous autres gentilshommes, vous avez de singulières susceptibilités, que tu me permettras de ne pas partager, moi, fils de bourgeois. Vous voulez bien ne pas payer votre carrossier, votre tailleur, tous vos fournisseurs. Vous voulez bien emprunter à tous les usuriers de la terre l’argent que vous savez fort bien ne pouvoir jamais rendre. Oh ! je ne parle pas pour toi, mais enfin, cela arrive, tu le sais tout comme moi ; et parce que, entraîné par la fièvre du jeu, tu es devenu le débiteur d’un homme de ta caste, de ton rang, et que tu ne peux immédiatement régler cette dette, tu ne parles rien moins que de te brûler le peu de cervelle qui te reste.
— C’est absurde, je le sais bien.
— J’allais le dire.
— Mais c’est comme ça ! Et puis cette vie commence à m’ennuyer. Il n’y a pas jusqu’à Jack qui ne me demande de l’argent, et qui exige que je sois poli avec lui tant que je ne l’aurai pas payé.
— Flanque-le à la porte.
— Pour qu’il ameute contre moi tous mes créanciers.
— Triste, triste, triste ! comme dit notre grand Shakspeare ; mais tu m’autorises, cependant, à choisir dans ce couvert servi pour deux, — ce dont je te suis bien reconnaissant d’ailleurs, — le seul plat qui me convienne.
Et désarmant prudemment le pistolet que son ami lui offrait d’un air narquois, il saisit un verre de sherry et l’avala d’un trait.
Au moment même, la voiture de sir Arthur rentrait à l’hôtel.
— Je reconnais la houppelande violette et le chapeau de quaker de maître Abraham, dit Albert qui s’était approché vivement de la fenêtre. Il vient, c’est bon signe. Tu es sauvé, ou plutôt nous sommes sauvés ! Veux-tu que je te laisse seul ?
— Non pas ; reste, au contraire : nous ne serons peut-être pas trop de deux pour enlever la place.
Jack entr’ouvrait la porte et introduisait l’honorable usurier.
En apercevant le baronnet avec son ami, maître Abraham, déjà prévenu par l’honnête Jack, dont il payait généreusement chaque indiscrétion ; maître Abraham, disons-nous, jugea la situation d’un seul coup d’œil.
Mais il n’avait pas remarqué seulement la tenue négligée des deux viveurs, tenue qui indiquait suffisamment qu’ils n’avaient pas passé la nuit à se reposer ; il avait vu aussi les pistolets, sorte d’engin pour lequel il n’avait aucune sympathie, et il avait esquissé un mouvement de retraite.
Comprenant la terreur du vieillard, sir Arthur fit disparaître en riant les armes dans le tiroir d’un bahut et dit :
— Bonjour, Abraham ; pensez-vous donc que ces instruments-là ont été préparés pour vous ? Non pas ! c’est une dernière ressource avec laquelle, Albert et moi, nous sommes bien aises de familiariser nos yeux. Mais vous voici, causons !
— Tout à vos ordres, monsieur le baronnet, dit l’Israélite rassuré et en prenant place sur le bord du siège que lui indiquait sir Arthur.
— Vous vous doutez bien un peu du motif qui m’a fait vous déranger d’aussi bonne heure ?
— Parbleu ! dit Albert, je crois bien qu’il s’en doute.
Abraham tourna vers le jeune homme ses regards perçants et répondit doucement :
— Monsieur le baronnet désire sans doute me donner un à-compte ?
Albert se renversa, en éclatant de rire, sur le divan où il s’était assis.
Sir Arthur lui-même ne put s’empêcher de sourire à cette insolite supposition de l’usurier.
— Non, ce n’est pas de cela précisément qu’il s’agit, dit le gentilhomme.
— C’est même absolument du contraire, continua son ami.
— C’est que je n’ai pas d’argent, pas le moindre, fit Abraham en appuyant sa phrase d’un geste des plus expressifs sur les poches de ses vastes vêtements.
— Cependant, j’ai besoin de quinze mille livres aujourd’hui même, dit le baronnet.
— Quinze mille livres ! Où voulez-vous que je les trouve ?
— Il n’y aurait pas moyen d’engager mes revenus pour quelques années encore ?
— Vous savez bien que c’est impossible : ils appartiennent déjà à vos créanciers pour douze ans, et dans le cas où il vous arriverait un malheur…
— Oui, je sais, dans le cas où je mourrai…
— Tout le monde est mortel, monsieur le baronnet.
— Alors il n’y a aucun moyen de me tirer de là ?
— Si, j’en connais un.
— Lequel ? demanda vivement sir Arthur en se rapprochant du vieillard.
— Il faut vous marier.
— À la bonne heure, voilà une idée ! dit Albert. Cet Abraham est vraiment impayable.
— Me marier ? répéta tout surpris Arthur Maury. Avec qui donc ?
Il ne se dissimulait pas qu’il n’était guère possible que, dans son monde, aucune héritière voulût de lui.
— Je connais, continua doucement maître Darton, une jeune fille, jolie ma foi, que je puis vous faire épouser. Elle aura en dot près de trois millions.
Sir Arthur et son ami crurent avoir mal entendu.
— Oui, trois millions, répéta Abraham, mais dame ! ce n’est pas la fille d’un pair d’Angleterre ; sans cela, vous comprenez…
— Oui, oui, sans cela, elle ne voudrait pas de moi.
— Oh ! ce n’est pas cela que je veux dire.
— Oui, mais moi, je le dis. Et cette jeune fille, Abraham, où est-elle ? qui est-elle ?
— C’est la fille de Katers.
— Katers ?
— Oui, Katers, le riche marchand de chiffons.
— Que le diable vous emporte, Abraham ! La fille d’un marchand de chiffons ! Vous être fou, Dieu me pardonne !
— Bah ! le pavillon couvre la marchandise, interrompit Albert ; si tu n’en veux pas…
— Monsieur le baronnet, je vous ai dit que pour faire de sa fille une lady, Katers lui donnera trois millions. Il lui en restera encore à peu près autant.
— J’ai bien entendu, mais…
— Et c’est à Katers que vous devez les dix mille livres que je vous ai avancées dernièrement sur vos revenus.
— Alors, si j’accepte ?
— Si vous me donnez votre parole, dans deux heures vous aurez les 15,000 livres dont vous avez besoin. Cependant, le bonhomme est sérieux en affaires ; il ne donnera son argent qu’en échange d’une bonne promesse de mariage.
— Comment, est-ce que tu hésites ? demanda Albert Moore à son ami, qui s’était levé et se promenait à grands pas. Pourquoi ne suis-je pas baronnet !
Sir Arthur était en effet agité et indécis. Son orgueil luttait en lui contre le désir de se rendre maître de cette immense fortune qui lui était offerte.
Les mauvais instincts devaient avoir rapidement raison de cette dernière résistance.
— Je ferai respectueusement observer à Votre Honneur, reprit Abraham qui suivait d’un œil inquiet les hésitations de son débiteur, que de fort bons gentilshommes ont déjà fait des mariages dans le genre de celui que je lui offre. L’an dernier, sir Charles Bulwer, membre du Parlement, a épousé la fille de Bernard Hogs, le marchand de beurre.
— Et sir Charles Bulwer a même eu la douleur de perdre sa femme après six mois d’union, ajouta avec cynisme Albert. Ces dames du ballet de Drury-Lane disent qu’il est toujours inconsolable, malgré les cent mille livres que sa tendre moitié lui a léguées en mourant.
— Il faudrait au moins que j’aie vu cette jeune fille, interrompit sir Arthur. Comment se nomme-t-elle ?
— Betsy, et elle est vraiment très-bien.
— Comment ce… marchand de chiffons entendrait-il faire le contrat ?
— Oh ! il en passera par où vous voudrez, pourvu que sa fille soit baroness.
En donnant cette explication, les yeux de l’Israélite rayonnaient de joie ; il sentait que le gentilhomme allait céder.
— Eh bien, soit, je l’épouserai, dit enfin celui-ci après un instant de silence. Mais, puisqu’il s’agit d’une affaire, posons bien nos conditions. Mademoiselle Katers se mariera sous le régime de la communauté et me reconnaîtra par contrat la moitié de sa dot. Allez trouver son père ; si cela lui va, terminez avec lui et apportez-moi mes quinze mille livres.
— Je vous demande deux heures, pas davantage. À midi je serai de retour, termina maître Darton en se levant. Je suis sûr que miss Katers sera de votre goût.
— Prenez ma voiture, vous perdrez moins de temps, dit sir Arthur en reconduisant l’Israélite. Allez vite, vous avez carte blanche.
— Eh bien, c’est un ange, que ce brave usurier, exclama gaiement Albert après le départ de Darton ; c’est plus qu’un ange, c’est le Messie. Hurrah for Abraham !… Abraham for ever !… Trois millions !… Pourquoi mon père n’est-il pas gentilhomme !… À ta fiancée, Arthur !
Le jeune homme avait empli deux verres de sherry et il en présentait un à son ami.
Celui-ci repoussa la main d’Albert.
— Tu es charmant, lui dit-il ; on voit bien que ce n’est pas toi qu’on marie. Quelque laideron, sans doute, que cette Betsy. Et le père et la mère ! car il doit y avoir une mère. La vois-tu d’ici, la femme du père Katers ?
— Bah ! la fille est peut-être charmante ! Quant à ses parents, après les premiers égards, tu les consigneras tranquillement à la porte de ton hôtel, et tu leur persuaderas que l’air de l’Écosse est indispensable à leurs chères santés. Tu permettras seulement à ta femme d’aller les voir de temps en temps. Et puis, mon cher, trois millions !
— Oui, trois millions de chiffons !
— Oh ! il est probable que le beau-père ne te comptera pas la dot en marchandises !
Sir Arthur ne put tenir contre ce dernier trait de son compagnon de plaisir. Il saisit le verre qu’il lui tendait toujours et le vida d’un seul trait au succès de la démarche de maître Abraham Darton, le sauveur !
Puis, ils allumèrent un cigare, et s’étendant sur un divan, ils se décidèrent à attendre patiemment son retour.
VII
LES MILLIONS DU PÈRE KATERS.
hez Furnie et Cie ; 50,000 livres ; à la Banque, 120,000 ; en actions du Northern-Railway, 10,000 ; en obligations des Docks, 15,000 ; en titres divers, 22,000 ; en caisse, 6,000 livres. Eh ! Tout cela fait bien, si je sais additionner, 223,000 livres, c’est-à-dire, en bon argent de France, quatre millions cinq cent soixante-quinze mille francs. Eh bien ! vous ne m’écoutez pas, mistress Katers, ni vous non plus, Betsy ! J’ai dit quatre million cinq cent soixante-quinze mille francs !
— Mais si, père, nous t’écoutons.
— Et nous t’admirons, mon ami !
— Si j’ajoute à ce chiffre, déjà fort respectable, continua avec orgueil celui qui comptait, notre cottage de Greenwich pour 4,000 livres, notre maison de Westminster-place pour 15,000, celle que nous habitons pour 3,000, et enfin notre mobilier et vos bijoux pour 2,500, nous arriverons à plus de 6 millions, c’est-à-dire, pour être exact, à 244,500 livres, soit 6,115,500 francs en chiffre rond. La moitié de cela, mademoiselle Katers, suffirait pour faire de vous une des plus nobles ladies des trois Royaume-Unis, soyez-en certaine.
— Oh ! je n’y tiens pas, père, je te l’assure.
— Mais moi, j’y tiens, et cela sera. Dieu et maître Abraham s’en mêlant un peu. Vous ne dites rien, mistress Katers ?
— Je dis, monsieur Katers, qu’il serait peut-être plus raisonnable de faire épouser à Betsy quelque bon et honnête garçon, et que tous tes rêves d’ambition sont insensées.
— Nous le verrons bien.
— Comment veux-tu qu’un noble seigneur vienne la chercher ici ?
— Peut-être plus tôt que vous ne le pensez.
Cette conversation se tenait, un matin, dans un petit salon bourgeois de la rue Pater-Noster, une des plus commerçantes de la Cité, entre M. Katers, sa femme et sa fille.
M. Katers, qui avait commencé par la hotte du chiffonnier, en était arrivé, à force de travail et d’intelligence, à cette fortune princière dont il avait le droit d’être fier.
Mais, malheureusement, au fur et à mesure qu’il avait vu ses millions augmenter, il avait de plus en plus caressé son idée fixe : celle de faire épouser sa fille par un homme titré.
Sa femme, honnête et simple créature pour laquelle son mari était naturellement un être extraordinaire, l’avait jusqu’alors laissée dire, pensant que cela était certainement impossible.
La pauvre mistress comptait sans Abraham Darton, avec qui Katers était en relations depuis de longues années, et qu’il avait chargé tout spécialement de lui procurer un époux pour Betsy.
Quant à celle-ci, c’était une assez jolie fille, très-vertueusement élevée, bercée par son père dans l’idée qu’elle devait être un jour une grande dame et toute disposée à lui obéir lorsque le moment serait venu.
Miss Betsy était grande, bien faite, avec de fort beaux yeux, un teint frais et rose. Le bonhomme Katers était convaincu qu’elle tiendrait fort bien sa place dans un salon du West-End.
Pour lui, il se trouvait fort présentable, malgré ses grosses mains rouges, ses grands pieds et le collier de dure barbe rousse qui ornait son visage commun.
L’honnête homme croyait fermement que sa probité et sa fortune péniblement et loyalement acquise devaient lui faire pardonner son extraction plébéienne.
Il avait, le matin où nous nous introduisons chez lui, une physionomie rayonnante ; son compère Abraham lui avait dit la veille qu’il pensait bien être sur le point de trouver son affaire.
C’était en l’attendant qu’il comptait et recomptait si amoureusement les livres sterling que depuis quarante ans il entassait les unes sur les autres, sans toutefois priver son intérieur de quoi que ce fût.
Pour lui-même et pour mistress Katers, il se contentait de peu, mais pour sa fille, rien n’était trop beau ni trop cher.
La jeune fille avait un appartement complet pour elle seule, une femme de chambre, un coupé et un cheval de selle. Rien enfin du luxe bien compris ne lui manquait.
Le brave père avait au moins la logique de sa sotte vanité. Il avait élevé sa fille pour ce qu’il désirait qu’elle devint un jour.
Il venait à peine de terminer sa brillante énumération, lorsqu’un employé monta le prévenir que Darton le demandait.
Il embrassa presque respectueusement Betsy et se hâta de descendre dans son bureau.
— Eh bien ! dit-il à l’Israélite, quoi de nouveau ?
— Que miss Katers sera baroness quand vous voudrez.
Le marchand de chiffons ne put retenir un mouvement de satisfaction : il ne se croyait réellement pas aussi près de la réalisation de ses rêves.
Il approcha son siège de celui d’Abraham.
— Et quel est le futur ? demanda-t-il en souriant.
— Un noble gentleman auquel j’ai rendu quelques services et qui a toute confiance en moi : le baronnet sir Arthur Maury, veuf en première noces de la fille unique du comte d’Esley ; un charmant cavalier, le meilleur homme du monde, pas encore trente ans.
On voit que maître Darton savait, à l’occasion, défendre ses amis.
— Il a des enfants ? hasarda Katers.
— Oui, trois, mais qui possèdent une fortune indépendante et vivent chez leur grand’père.
— Et le baronnet sir Arthur Maury ?
— Ah ! dame ! il n’est pas riche, au contraire. Vous comprenez, Katers, que…
— Oui, oui, je comprend ; ces grands seigneurs ! Heureusement que les millions du père Katers sont là. Vous savez, Darton, je donne à ma fille cent cinquante mille livre de dot.
— Elle sera baroness, ira à la cour, répondit l’usurier sans se laisser éblouir, à l’étonnement du marchand de chiffons, qui avait pensé que ce chiffre allait surprendre son visiteur.
Il ne savait pas que maître Abraham connaissait sa fortune tout aussi bien que lui-même.
— Sir Arthur connaît-il ma fille, ma Betsy ?
— Non, pas encore, mais je lui en ai fait le portrait frappant et elle lui plaît d’avance.
— Quand le verrons-nous ?
— Aussitôt que cela vous conviendra. Cependant, avant d’aller plus loin, peut-être serait-il bon que nous soyons bien d’accord. J’ai mission de tout terminer, mais sir Arthur m’a ordonné de vous dire la vérité sur sa situation. Il a des dettes.
— Parbleu ! tous les gentilshommes en ont beaucoup ?
— Oh ! une misère… 30,000 livres.
— Peste ! une misère ! comme vous y allez ! C’est le cinquième de la dot de Betsy. Enfin, va pour les dettes, on les payera.
— Il désire se marier sous le régime de la communauté.
— C’est trop juste.
— Maintenant, vous donnerez bien une commission à votre serviteur.
— Fixez-la vous-même. 500 livres, est-ce suffisant ?
— 500 livres, soit !
— Alors, vous avez ma parole.
— Moi, je retourne chez sir Arthur et je vous rapporte la sienne.
Quelques minutes après, l’honnête Katers appelait sa fille madame la baronne pendant qu’Abraham, en se frottant les mains, reprenait le chemin de l’hôtel Maury, avec les 15,000 livres qu’il avait promises à son client, somme qu’il ne lâcha que contre la promesse écrite du baronnet.
Maître Darton était sérieux en affaires.
Le plus clair pour lui dans celle qu’il venait enfin de traiter, après l’avoir soigneusement nourrie depuis plus d’un an, était qu’il rentrait avec un intérêt raisonnable dans les avances faites à sir Arthur, et que, de plus, il empochait les 500 livres de Katers.
Lorsque, pour la première fois, M. Katers vint à l’hôtel de son futur gendre, Albert Moore s’y trouvait, et il ne fallut rien moins que tout l’intérêt personnel qu’il avait à la conclusion de ce mariage pour ne pas faire quelque sortie inconvenante contre ce pauvre richard qui, poussé par la vanité, livrait ainsi son enfant et son argent.
Puis, sir Arthur vit Betsy, et tout amoureux qu’il fût de la dot, il ne trouva cependant pas la jeune fille trop désagréable.
Dès ce moment les choses marchèrent si rapidement que, moins d’un mois après la démarche de Darton, le baronnet était l’époux de la fille du marchand de chiffons, au tolle général de l’aristocratie londonienne, mais aux applaudissements unanimes des compagnons de plaisir du nouveau marié et à la satisfaction particulière d’Albert Moore.
Le martyre de la jeune femme devait, hélas ! bientôt commencer.
Quinze jours ne s’étaient pas écoulés que lady Maury, seule dans son splendide hôtel, durant des journées entières, regrettait déjà la maison paternelle.
Les seuls moments de bonheur qu’elle eût étaient ceux qu’elle passait auprès de sa mère, pendant que son mari était à son club ou chez ses maîtresses.
Là, elle écoutait patiemment le père Katers, qui, pour la consoler, s’efforçait de lui prouver qu’il en était ainsi dans tous les ménages des gens du monde.
Cette triste ressource devait même lui manquer subitement.
Comme si le ciel eût voulu la livrer sans défense à sir Arthur, moins de six mois après le mariage de leur fille, M. et madame Katers moururent à quelques jours d’intervalle, en laissant encore une fortune énorme, qui était déjà presque devenue nécessaire, grâce aux prodigalités du baronnet.
La vie de la pauvre femme ne fut plus alors qu’une suite incessante d’humiliations et de tortures, une de ces tristes odyssées des mésalliances.
Sir Arthur lui avait ordonné de fermer sa porte aux amies d’enfance qu’elle avait reçues tant que son père avait vécu, et, comme il s’était bien gardé de la présenter dans son monde, où sa bonté et sa douceur l’auraient peut-être fait adopter, la malheureuse lady vivait complètement isolée dans cette immense demeure, dont le luxe était pour ainsi dire une insulte constante à sa douleur et à son abandon.
Son mari s’absentait parfois des semaines entières.
Lorsqu’il rentrait chez lui, c’était ou brisé de sa vie de débauche ou pour imposer à sa femme, pendant les repas, la société de ses compagnons habituels, à la tête desquels figurait toujours son inséparable Albert.
Lady Maury, comme si elle eût eu le pressentiment du rôle infâme que cet homme devait jouer auprès d’elle, avait pour lui une aversion qu’elle ne pouvait cacher, tandis qu’Albert, au contraire, soit lassitude des amours faciles, soit par une sympathie réelle dont il ne se rendait pas compte, soit enfin seulement par le fait d’une fatalité étrange, se sentait attiré vers elle.
Malgré son égoïsme, ce viveur, plus fou encore que misérable, n’avait pu s’empêcher de prendre en pitié la pauvre délaissée.
La pensant sans défense contre la séduction, il s’était mis à lui faire une cour assidue, d’abord ouvertement, puis d’une façon plus discrète, au fur et à mesure qu’il avait senti sa passion devenir plus sérieuse et plus vraie.
Mais lady Maury était inattaquable.
Albert Moore en fut pour ses frais, et son amour grandit alors en raison de la résistance qu’il éprouvait à triompher.
Sir Arthur s’était aperçu le premier des tentatives de son ami. Dans le cas où son amour-propre n’aurait pas suffi pour le rassurer sur la vertu de sa femme, le changement qui s’était opéré dans la façon d’être de son compagnon de plaisir lui aurait assez dit l’échec qu’il avait éprouvé.
Albert devint, dès ce jour-là, l’objet des moqueries du baronnet, qui ne laissa plus passer aucune occasion de le plaisanter, même devant lady Maury, et de le présenter partout et ouvertement comme l’adorateur passionné de sa femme.
Il fit même si bien que, profondément humiliée de ces sarcasmes de mauvais goût, la jeune lady finit par consigner l’ami de son mari à la porte de son appartement, et elle signifia à sir Arthur que rien au monde ne la forcerait à le recevoir de nouveau.
Albert devint alors vraiment malheureux.
Forçat du plaisir, rivé à la même chaîne que le baronnet, il commença à mépriser cet homme qu’il ne devait pas tarder à haïr.
Cependant, le ciel, un jour, sembla prendre en pitié lady Maury en lui permettant de devenir mère.
Lorsqu’elle fut certaine que ce bonheur lui était réservé, il lui sembla qu’une existence toute nouvelle allait commencer pour elle, et malgré l’indifférence avec laquelle sir Arthur reçut la nouvelle de son état de grossesse, elle voulut encore espérer le ramener à elle, grâce à ce nouveau lien si puissant sur les cœurs les moins sensibles.
La pauvre femme s’était trompée.
La naissance d’une fille, à laquelle elle donna le nom de Ada, ne changea rien ni aux habitudes du baronnet ni à ses sentiments pour sa femme.
Mais le besoin d’affection de lady Maury pouvait désormais se satisfaire.
En pressant contre son cœur ce petit être blanc et rose, qui était tout son avenir, elle s’efforçait d’oublier l’époux pour lequel, malgré son indulgence, elle ne pouvait plus avoir qu’un profond mépris.
Près de dix-huit mois se passèrent ainsi en alternatives de joies et de douleur pour la jeune mère.
Quant à Albert Moore, il avait vainement cherché à éteindre en lui cet amour qui le torturait.
Malheureux, impitoyablement raillé par le baronnet, il n’avait plus trouvé un refuge que dans l’ivresse.
Il se passait peu de jours sans qu’on le ramenât chez lui, privé de raison, dans un état à faire honte au dernier des portefaix.
Pendant ce temps-là, sir Arthur entretenait ouvertement une danseuse de Drury-lane, pariait et jouait nuit et jour.
Sa nouvelle fortune lui avait ouvert un crédit qu’il pensait si complètement inépuisable qu’il crut rêver, lorsque son notaire lui répondit un jour à une demande d’argent en exigeant la signature de lady Maury.
De toute cette colossale fortune, si péniblement amassée par Katers, il ne restait que ce qui, personnellement, appartenait à lady Maury et à son enfant ; cela grâce aux dernières dispositions du vieillard, qui, en mourant, avait eu au moins le bon sens de profiter de la terrible leçon qu’il avait reçue.
Déjà, plusieurs fois, sir Arthur, dans des circonstances pressantes, avait eu recours à sa femme et il l’avait trouvée sans résistance.
Il pensait qu’il en serait toujours de même.
Seulement, comme chacune de ses demandes à lady Maury avait été pour lui une véritable humiliation, et qu’il allait être obligé de vivre désormais dans une espèce de tutelle constante, il se décida à en terminer d’un seul coup, en obtenant d’elle une donation pure et simple de tous ses biens.
Il fit préparer un acte dans ce sens, et un matin, il se fit annoncer chez sa femme.
Lady Maury berçait son enfant sur ses genoux au moment où il entra dans son appartement.
La jeune femme leva vers son mari un regard étonné ; il y avait plus de quinze jours qu’elle ne l’avait vu.
— J’ai besoin de votre signature, lui dit-il après quelques phrases banales de politesse et un semblant de caresses à sa fille.
— Pourquoi ? demanda doucement lady Maury.
— Oh ! ce serait très-long à vous expliquer. Tenez, signez ceci.
Il lui présentait un écrit de quelques lignes à peine.
— Permettez-moi au moins de lire, dit la jeune mère.
— C’est inutile. Vous ne comprendriez pas ; ce style d’affaires est si embrouillé.
— Il me semble, au contraire, fort clair, répondit lady Maury, à laquelle il avait abandonné l’acte été qui l’avait rapidement parcouru. C’est une cession complète de toute ma fortune que vous me demandez là, sir Arthur ?
— Vous avez des sommes importantes très-mal placées ; je désire augmenter nos revenus.
Mais en prononçant ces mots, il n’avait pu s’empêcher de rougir, car sa femme avait arrêté sur lui un regard ferme qu’il ne lui avait jamais connu.
Il eut comme le pressentiment que ce n’était plus contre l’épouse qu’il allait avoir à lutter, mais contre la mère.
Lady Maury s’était levée, et après avoir doucement couché sa fille dans son berceau, elle était revenue lentement vers son mari.
— Je ne signerai cet acte, sir Arthur, lui dit-elle, qu’après avoir consulté Stephen.
— Votre notaire ?
— Lui-même !
— Pourquoi ?
— Parce que je pense qu’il me conseillera de n’en rien faire.
Le baronnet ne put retenir un mouvement de colère.
Cette résistance de sa femme lui semblait chose si inexplicable qu’il ne pouvait encore y croire.
— Voyons, lui dit-il, j’ai besoin de cet acte, je le désire, je le veux. C’est la première fois que vous me refusez.
— Oui, cela est vrai, c’est la première fois ; mais si je ne me reproche pas ce que j’ai fait jadis, je ne pourrais pas me pardonner de céder aujourd’hui. Ce qui reste de ma fortune n’est pas à moi, mais à notre enfant. Je veux qu’Ada soit plus heureuse que moi un jour.
— Ah ! je n’ai pas besoin de vos reproches. Signez, vous dis-je, ou sinon…
— Que ferez-vous donc ?
— Je saurai vous y contraindre.
— Par la force, peut-être ?
— Eh ! par la force, si cela est nécessaire, répondit-il aveuglé par la colère.
— Eh bien ! vous vous trompez, sir Arthur ; si ce que je vous ai follement abandonné a été la proie de vos maîtresses et de vos vices, il n’en sera pas de même de ce qui est à moi seule ; en voici la preuve.
Et, avec une énergie dont son mari ne l’aurait pas crue capable, la jeune femme indignée déchira l’acte et en jeta les morceaux à ses pieds.
Sir Arthur, furieux, se conduisit alors comme un laquais.
Sans respect pour sa fille qui dormait à quelques pas de lui, sans pitié pour cette épouse chaste et pure qui défendait le bien de son enfant, le misérable osa la frapper.
Lorsque la femme de chambre, attirée par des cris de douleur, pénétra dans la pièce où s’était passée cette scène odieuse, elle trouva lady Maury étendue sur le parquet, au pied du lit d’Ada, et le front ouvert par une large blessure dont le sang coulait à flots.
VIII
L’INFÂME.
n comprend ce que fut, à partir de ce jour, la vie de lady Maury.
Ne pouvant lui pardonner son refus, son mari mit même de côté cette espèce de décorum qu’il avait jusqu’alors conservé, et il ne lui épargna plus ni les humiliations ni les insultes.
Les domestiques eux-mêmes imitèrent leur maître, et il n’y eut plus pour la jeune femme un instant de repos dans cette maison où elle avait apporté la fortune.
Sir Arthur espérait la dompter par cette basse tyrannie ; mais il comptait sans l’amour maternel, qui avait subitement transformé la douce Betsy d’autrefois.
Le baronnet s’efforçait en vain de lui montrer son mépris et son aversion ; elle supportait tout, trouvant dans les caresses de son enfant une compensation à toutes ses douleurs, et décidée d’ailleurs à demander aussitôt que possible une séparation qu’elle ne pouvait manquer d’obtenir.
Lorsque sir Arthur apprit par son notaire les démarches que lady Maury faisait dans ce but, sa haine ne connut plus de bornes.
Il comprit que cette fortune, qui lui coûtait déjà tant de bassesses, allait lui échapper, et son esprit ne fut plus préoccupé que des moyens à trouver pour empêcher cette catastrophe.
Ses amis eux-mêmes, Albert Moore surtout, ne purent s’empêcher de remarquer ses inquiétudes.
On n’ignorait pas que le gentilhomme vivait au plus mal avec sa femme, mais on ne savait rien cependant de la scène violente qui avait eu lieu entre eux, ni de toutes celles qui avaient suivi.
Sir Arthur avait été vu si souvent aux prises avec les difficultés d’argent qu’on ne s’arrêta pas un instant à supposer qu’une nouvelle crise pécuniaire était la cause de son spleen.
Du reste, on ne pensait pas qu’en si peu de temps il eût déjà fait disparaître dans le gouffre de sa vie dissipée les trois millions que son mariage lui avait mis entre les mains.
Albert Moore seul connaissait à peu près sa situation pécuniaire ; mais, criblé de dettes lui-même, poursuivi à outrance par ses créanciers, qui menaçaient en même temps son honneur et sa liberté, abruti le plus souvent par l’ivresse et sentant sa haine pour sir Arthur augmenter chaque jour, il évitait, au contraire, de savoir ce qui se passait dans le ménage du baronnet.
En effet, le nom de lady Maury réveillait toute sa passion, et le misérable, chassé de cette seule partie de l’hôtel où il aurait voulu se glisser, errait parfois sous les fenêtres de la jeune femme, la tête en feu, l’esprit en délire, n’osant s’avouer à lui-même qu’il la voudrait posséder, fût-ce au prix d’un crime.
Après ces nuits fiévreuses, terribles, qu’il terminait le plus souvent dans quelque taverne, il restait parfois plusieurs jours dans un état de prostration dont rien ne pouvait le tirer.
Puis, ces moments d’anéantissement passés, il retournait à son cercle, où il retrouvait sir Arthur, avec qui il avait le triste courage de plaisanter et de boire.
Un soir, il n’y rencontra pas le baronnet qui y dînait cependant presque chaque jour ; et les convives ne manquèrent pas de s’entretenir longuement de l’absent.
Plusieurs fois même, le nom de lady Maury fut prononcé, et Albert, pour s’étourdir, but tant et si bien qu’il pouvait à peine se tenir sur ses jambes lorsqu’il sortit de table.
Instinctivement alors, plutôt que par réflexion, il se dirigea vers l’hôtel de sir Arthur.
Il ne se doutait pas qu’il allait trouver son ami plus exaspéré, plus furieux peut-être que jamais.
Le baronnet avait dîné seul, chez lui, en proie aux plus amères réflexions, et après son repas, il avait tenté de demander à sa femme quelques explications à l’égard de ses intentions. Mais il avait supplié, juré et menacé inutilement.
Lady Maury n’avait opposé à sa colère et à ses grossièretés que le calme et la dignité.
Son parti était pris irrévocablement ; elle était décidée à ne pas céder.
Sir Arthur était rentré chez lui dans un état de colère difficile à rendre, et c’est au moment où il venait de s’enfermer dans son appartement, profondément humilié de son impuissance, qu’Albert y entra bruyant, en simulant devant son ami, ainsi qu’il en avait l’habitude, l’indifférence complète en toutes choses et une gaieté exagérée.
La physionomie de sir Arthur était si sombre, que cette fois le visage épanoui d’Albert ne paraissait pas devoir le dérider.
Pressé d’en terminer avec cette lutte intérieure, décidé à employer tous les moyens pour se délivrer de lady Maury sans se compromettre, une pensée infâme venait subitement de lui traverser l’esprit, et l’enfer lui envoyait justement, en la personne de son ami, l’instrument aveugle qui allait peut-être lui permettre de réaliser son projet.
Si ce dernier avait pu se douter de ce qui se passait dans l’âme abjecte de cet homme, malgré son abaissement, il s’en serait éloigné avec dégoût.
Mais, nous l’avons dit, Albert Moore était à peu près ivre. Après avoir poussé devant lui la porte en chantant et en titubant, il s’en vint serrer la main de sir Arthur, qui était allé au-devant de lui avec un sourire sinistre sur les lèvres.
— Eh bien ! tu es fort heureux d’être ainsi en gaieté ; mon compliment sincère ! Où diable t’es-tu encore grisé de la sorte ? lui dit le gentilhomme en le jetant sur un divan et en envoyant d’un coup de pied rouler sous un meuble son lévrier danois ?
— Oh ! oh ! nous broyons du noir, à ce qu’il paraît, très-cher, répondit Albert. Tant pis ! moi, je ris encore des bonnes histoires que nous a racontées à table ce gros farceur de Brompton. C’est bien le plus amusant garçon du club. À propos du club, on t’a joliment étrillé, cette nuit, à ce qu’il paraît ?
— Si complètement que je ne sais comment payer. Il va me falloir engager encore une ou deux années de revenus, ou en finir une bonne fois avec quelques grammes de plomb.
— Ah bah ! tu es fou !
— Oui, fou de colère ; je comptais sur lady Maury et elle m’a refusé net.
— Tant pis, tant pis ! Moi qui, à mon tour, comptais sur toi !
— Si tu étais arrivé un quart d’heure plus tôt, tu aurais pu, en te présentant chez ma femme, assister à une jolie petite scène de famille. Je t’aurais même prié de lui faire toi-même ta demande.
— Avec ça qu’elle m’aime beaucoup, lady Maury ! dit Albert devenu sombre tout à coup au nom de la baroness.
Son ami ne le quittait pas du regard.
— Comment faire, alors ? reprit sir Arthur.
— Dame ! je n’en sais rien, et comme toi, vois-tu, je crois que le plus simple serait d’en terminer tout à coup à l’aide de quelque moyen expéditif. Ce que tu dis là me dégrise et me désole. J’ai perdu cent livres contre Gérard Stable et tu sais qu’il est loin d’être un créancier gracieux. Me voilà déshonoré.
Sir Arthur, à ce dernier mot, ne put s’empêcher de jeter à son ami un coup d’œil ironique ; mais Albert était trop absorbé et trop fait d’ailleurs aux façons hautaines et grossières du gentilhomme pour attacher jamais quelque importance que ce fût à ses impertinences.
— Oui, me voilà déshonoré ! répéta-t-il. Que vais-je devenir ? Je n’ai pas comme toi des revenus à engager, ni de femme à millions. Tiens, si je me mariais ! Oui, mais, pour se marier, il faut avoir des rentes, si on veut épouser des dots ; à moins que, comme toi, on soit baronnet et que l’on ne trouve un brave imbécile de marchand de chiffons qui ait une fille dont toute l’ambition soit de devenir une lady.
— Ça m’a avancé beaucoup ! Il y a deux ans que j’ai fait cette sottise et aujourd’hui je n’en suis pas plus riche. Si, j’ai de plus une femme et une fille, car je n’ai même pas eu le bonheur d’avoir un garçon.
— C’est que tu as joliment marché depuis deux ans. Tudieu ! quelles parties, cher ami ! Seulement, tu perdais toujours.
— Et toi, tu gagnais parfois.
— Il était préférable que ce fût moi qu’un autre. Du reste, ça ne m’a pas profité. La petite Katty de Drury-Lane m’a tout dévoré. Maintenant, plus un penny, mais deux ou trois mille livres de dettes, qui vont me forcer d’aller un de ces matins chercher fortune sur le continent.
— Adresse-toi à ma femme, elle avait en toi une confiance illimitée au commencement de notre mariage. Je crois même que tu lui faisais la cour.
— Oh ! peux-tu croire ? dit Albert en pâlissant ; des prévenances, des attentions comme on les doit à la femme d’un ami. Mais quant à m’adresser à elle, décidément tu te moques de moi.
— Sais-tu qui sort de chez moi ? reprit sir Arthur sans paraître attacher aucune importance aux excuses de son compagnon de plaisir.
— Non, tu m’as dit que tu quittais lady Maury depuis à peine un quart d’heure quand je suis entré.
— Eh bien, pendant ce quart d’heure d’intervalle, j’ai reçu quelqu’un.
— Qui ça, mon cher ?
— L’honorable Abraham, qui nous a, toi et moi, si souvent tirés d’affaire.
— Cette vieille canaille ?
— C’est un homme de bon conseil.
— Ah bah ! Quel moyen de sortir d’embarras t’a-t-il trouvé ?
— Tu sais que ma femme, la fille de Jonathan Katers, l’imbécile marchand de chiffons, comme tu l’appelles, a eu plus de trois millions de dot ?
— Oui, je sais cela. Tu en as mangé les deux tiers.
— À peu près !
— Parce que tu n’as pas pu dévorer tout.
— C’est possible ! mais il reste à lady Maury plus de quatre millions.
— Et elle te refuse dix ou quinze mille livres. Ah ! ce n’est pas bien !
— Ces quatre millions sont à elle, tout à fait à elle, à moins de certains événements.
— Dame ! si elle mourait, tu en hériterais ; mais tu ne peux cependant pas la tuer…
— Évidemment, qui te parle de cela ?
— Alors, je ne te comprends pas.
Sir Arthur qui s’était levé, parcourait à grands pas la pièce où il se trouvait avec Albert.
Il était évident pour celui-ci, que son ami avait quelque communication importante à lui faire, mais qu’il ne savait comment s’y prendre.
C’est que le misérable gentilhomme, au moment d’exécuter son projet infâme, hésitait ; non pas par remords, mais parce qu’il craignait qu’Albert lui refusât ses services. Il s’agissait donc de le rendre son complice malgré lui.
Par quel moyen, à l’aide de quelle machination ?
Tout à coup, il sembla qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps, l’esprit à la torture et la rage au cœur.
Il s’arrêta brusquement devant Moore, qui, redevenu gai et insouciant, s’était étendu sur un divan et fredonnait une niaiserie à la mode.
— Voyons, Albert, lui dit-il, combien dois-tu ?
— Je te l’ai déjà dit, répondit celui-ci assez étonné de cette question ; deux mille cinq cents à trois mille livres.
— Tu es poursuivi ?
— À outrance !
— Que ferais-tu pour gagner dix mille livres, plus de deux cent quarante mille francs ?
— Ce que je ferais ! j’essayerais de sauter à pieds joints par-dessus Saint-Paul.
Et, comme pour joindre la démonstration à la parole, le compagnon de débauche de sir Arthur s’élança du divan où il se trouvait et franchit un fauteuil d’un seul bond.
— Voyons, parlons sérieusement. Veux-tu deux cent quarante mille francs ?
— Si je veux deux cent quarante mille francs ? Mais, à tout prix.
— Eh bien ! fais la cour à lady Maury… et sois moins malheureux.
Et sir Arthur, pour cacher peut-être le rouge qui lui montait au front, reprit sa promenade pendant que son ami retombait sur son siège en éclatant de rire, malgré la douleur qui lui infligeait cette phrase qu’il ne pouvait prendre que comme un sarcasme.
Puis, il s’était fait un instant de silence entre les deux viveurs, silence terrible, car sir Arthur Maury se demandait si Albert l’avait compris, et Albert, après quelques secondes de réflexion, avait eu peur de trop bien comprendre.
Pendant ce temps-là, le baronnet avait sonné, et, sur son ordre, un domestique avait apporté une bouteille de brandy.
— Tiens, dit-il à Albert lorsqu’ils furent seuls de nouveau, buvons, il n’y a encore que cela de vrai. Que diable ! nous finirons bien par trouver une idée !
— Tu as raison, buvons ! fit le jeune homme en secouant la tête comme pour en chasser la pensée qui le tourmentait.
Et il avala d’un seul trait le verre d’eau-de-vie que lui tendait sir Arthur, qui trempa à peine ses lèvres dans le sien.
— Est-ce que tu crois vraiment que je suis jaloux ? continua le baronnet en riant et en remplissant de nouveau les verres. Il ne me manquerait plus que cela, et je prendrais bien mon temps pour me passer cette fantaisie bourgeoise ! Non-seulement lady Maury ne peut pas me voir en face, mais elle parle de se séparer de moi.
— Ah bah ! se séparer ? ne put s’empêcher de répéter Albert avec un éclair dans les yeux et en jetant sur la table son verre qu’il venait de vider une seconde fois. Se séparer !
— Mais oui. Cela ferait bien ton affaire, monsieur l’amoureux ?
— Tu es fou ! Lady Maury est une honnête femme.
— Parbleu, c’est bien ce dont j’enrage.
— Arthur !
— Eh ! sans doute, triple idiot ! si ma femme avait la moindre amourette à sa charge, vraie ou fausse, c’est moi qui demanderais la séparation, le divorce ; c’est alors moi qui aurais les quatre millions et toi tes deux cent mille francs.
— Sais-tu que c’est tout simplement horrible ce que tu rêves là, dit Albert qui s’était levé et dont l’œil était hagard. Ah ! ne compte pas sur moi. D’abord, lady Maury n’a pour moi que du mépris, et j’avoue que je le mérite bien.
— Ah ! mon cher, reprit sir Arthur, qui étudiait l’exaltation croissante de l’ivrogne, les femmes cachent si bien leur jeu, que si tu n’étais pas mon ami, il y a longtemps que je ne serais pas du tout tranquille. Tu comprends qu’elle habite un appartement complètement séparé, avec un escalier et une porte sur le jardin, et que ma foi, il ne lui serait pas difficile de faire de moi un mari comme bien d’autres. Imagine-toi que, comme par un fait exprès, il n’y a pas un domestique dans cette partie de l’hôtel, sauf la femme de chambre de lady Maury, qui la quitte tous les soirs à dix heures pour aller coucher au second étage, auprès de sa fille. Si j’avais été amoureux de ma femme, j’aurais certainement fait condamner la porte du jardin. Mais bast ! les amoureux sont si bêtes et si peu hardis qu’ils m’ont toujours inspiré plus de pitié que de peur.
Albert, qui se promenait à grands pas, la tête en feu, ne se rapprochait de la table que pour vider coup sur coup son verre, que sir Arthur avait bien soin de ne jamais laisser vide.
Il regardait parfois le gentilhomme d’un air hébété, comme pour s’assurer que c’était bien lui qu’il entendait.
— Sais-tu qu’elle est vraiment jolie, ma femme ? continua l’infâme. Imagine-toi qu’un jour j’ai failli, parole d’honneur, en devenir épris. J’étais entré chez elle, je ne sais pourquoi ; elle était déjà couchée et profondément endormie, grâce à la potion opiacée qu’elle se croit obligée de prendre chaque soir pour appeler le sommeil. Tiens ! c’était avant-hier, je crois bien. Je m’étais approché de son lit sans qu’elle m’eût entendu, quoique je n’eusse certainement pris aucune précaution ; elle y était étendue dans une pose pleine d’abandon, ses longs cheveux blonds flottant autour d’elle, son peignoir de dentelle ne voilant qu’à peine ses épaules. Je l’ai appelée en vain ; ce premier sommeil est toujours, chez elle, extrêmement profond, et j’ai été obligé de me sauver bien vite pour ne pas succomber à la tentation.
— Veux-tu bien te taire, Arthur ! lui dit soudain avec colère Albert Moore, qui s’était arrêté devant lui et dont la raison s’égarait à ce tableau que le misérable faisait, à dessein, séduisant et irrésistible.
— Comment, me taire ! Ah çà ! je ne puis pas, maintenant, parler de ma femme ! Tant pis pour toi, si tu en es amoureux !
— Assez ! te dis-je ; la tête me tourne, je n’y vois plus ; allons-nous-en, tu me rends fou !
— Soit ! un dernier coup et allons voir ce qui se passe au club. Permets-moi seulement d’écrire un mot.
Et pendant que le malheureux Albert cherchait à oublier tout à fait en buvant encore, sir Arthur, en contrefaisant son écriture, traça rapidement quelques lignes qu’il mit sous une enveloppe et glissa dans son carnet.
Son ami était retombé sur le divan. Sa tête dans les deux mains, il semblait vouloir rappeler à lui la raison qui lui échappait.
— Eh bien, viens-tu ? lui dit le baronnet en le prenant par le bras.
Albert se leva en trébuchant et le suivit.
Ils descendirent le grand escalier, et au lieu de se diriger vers la porte de la rue, sir Arthur fit glisser les verrous de celle du jardin, qui était déjà fermée, quoiqu’il fût à peine dix heures.
— Pourquoi passons-nous par là ? demanda son ami.
— Parce qu’il m’a l’air de faire un assez vilain temps, et que, comme je n’ai pas fait atteler, nous aurons plus court de prendre par le derrière de l’hôtel pour nous rendre au club.
Il faisait, en effet, un vent assez violent et le temps était à l’orage.
Albert sentit que le grand air allait l’achever et il pris le bras du baronnet.
— Tiens ! lui dit celui-ci, au moment où ils atteignaient la porte de sortie, voilà lady Maury qui s’endort. Sa femme de chambre vient de la quitter.
Albert, malgré lui et en tressaillant, leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement de la jeune femme.
Elles étaient à peine éclairées, tandis qu’au second, dans la chambre de l’enfant, on apercevait, derrière les rideaux, l’ombre de la domestique qui venait de remonter.
Sir Arthur, pour ouvrir la porte, avait quitté le bras de son compagnon, et celui-ci allait le rejoindre lorsque tout à coup cette porte, que le gentilhomme tenait entr’ouverte pour livrer passage à Albert, se referma brusquement devant lui, comme poussée par le vent.
Le jeune homme resta stupéfait, surtout en entendant sir Arthur qui riait aux éclats et, de la rue, lui criait en jurant :
— Satané ivrogne ! cherche la clef, au moins ; je l’ai laissée tomber.
— Je ne la trouve pas, répondit Albert après quelques instants de recherches vaines.
— Alors, tant pis pour toi ! il fait froid de loup et je n’ai pas envie de t’attendre. Passe par la porte de devant et viens me rejoindre au club ; ou plutôt va te coucher, c’est encore ce que tu as de mieux à faire. Tu rêveras peut-être à tes dix mille livres.
Complètement abasourdi par cette aventure, Albert n’avait pas entendu son ami fermer la porte à double tour.
Il compris seulement, en revenant un peu à lui, qu’il s’éloignait en courant.
Cent pas plus loin, à l’angle de la ruelle sur laquelle ouvrait la porte du jardin de son hôtel, sir Arthur héla un cab qui passait et il y monta en donnant au cocher l’adresse de son cercle.
Puis, quelques instants après, il l’arrêta tout à coup, descendit de voiture et dit à l’automédon :
— Portez cette lettre ; il n’y a pas de réponse. Si la personne n’est pas là, vous la laisserez néanmoins. Voici une couronne pour vous.
— Vous serez obéi, Votre Honneur, répondit le cocher.
Et pendant que le gentilhomme s’éloignait rapidement, il se pencha pour lire à sa lanterne la suscription du pli dont il était chargé.
Il était adressé à sir Arthur Maury, Sporting Club, Westminster-street.
Quant à Albert, une fois seul, il s’était appuyé contre un arbre sans se rendre bien compte de la situation dans laquelle il se trouvait.
Un cercle de feu serrait ses tempes. Malgré le froid, la sueur perlait sur son front. Il sentait l’ivresse le gagner de plus en plus.
Il fit un effort, leva les yeux, et ses regards s’arrêtèrent fixes et brillants comme ceux d’un fou sur les fenêtres de lady Maury.
Alors une pensée horrible s’empara de lui, et quelque effort qu’il fît pour en détourner son esprit, le tableau que sir Arthur lui-même avait tracé de sa femme l’y ramena impitoyablement, avec une ténacité fatale.
Il se disait qu’elle était là, seule, endormie, sans défense, cette femme qu’il aimait d’un amour insensé, cette épouse honnête qui n’avait eu pour lui que du mépris, et qu’il n’avait qu’à vouloir pour la posséder et se venger.
Et le malheureux s’avançait lentement, s’efforçant d’étouffer le bruit de ses pas, se glissant dans l’ombre comme un voleur, tremblant aux gémissements du vent dans les arbres, au craquement d’une branche morte sous ses pieds, obéissant, non plus à sa volonté, mais à l’ivresse, au désir, à la fatalité.
Ah ! sir Arthur avait bien fait de compter sur la passion et l’infamie de son compagnon de débauche.
Cependant, au moment où sa main fiévreuse rencontra la porte du vestibule, Albert eut comme une lueur de raison et fit un pas en arrière.
L’ange gardien de lady Maury put espérer un instant qu’elle était sauvée.
Mais, hélas ! cette hésitation ne devait être qu’un éclair dans cette nuit de honte et d’horreur ; car quelques secondes s’étaient à peine écoulées que le misérable, après avoir gravi l’escalier, se trouva sur le seuil de la chambre à coucher où reposait la jeune femme.
Il ne s’était même pas demandé comment il se faisait qu’aucune de ses portes ne fût fermée à l’intérieur.
La chambre n’était éclairée que par une petite lampe de cristal posée sur la cheminée ; ses rayons, tamisés par un globe de couleur, caressaient doucement le visage de lady Maury, dont la respiration lente et régulière indiquait le sommeil profond.
Elle reposait, la tête soutenue par un de ses bras de neige et les lèvres entr’ouvertes, peut-être dans le dernier sourire que la pensée de son enfant y avait fait naître.
Albert s’arrêta à quelques pas d’elle, émerveillé de sa beauté, la tête en feu, perdant l’ombre de raison qui lui restait, et n’ayant plus qu’une pensée, c’est que lady Maury pouvait s’éveiller, appeler à son aide et qu’elle serait perdue pour lui.
Il retrouva alors assez de calme pour aller fermer la porte qu’il avait laissée entr’ouverte ; puis il se rapprocha du lit et osa prendre la jeune femme dans ses bras.
À ce contact odieux, lady Maury s’éveilla et voulut jeter un cri ; mais il lui mit la main sur les lèvres, et ce fut alors, entre elle et lui, une lutte horrible, sans nom, que nous ne voulons pas décrire, dans laquelle la pauvre créature abandonnée devait rapidement succomber, malgré ses pleurs et les prières qu’elle adressait à son bourreau.
Mais Albert ne voyait pas ses larmes, il ne voyait que sa beauté ; il n’écoutait pas ses prières, il n’écoutait que ses désirs sauvages. Il était fou !
Cependant lady Maury parvint d’abord à lui échapper, et chaste dans sa nudité même, elle allait atteindre un cordon de sonnette et appeler à son secours, lorsqu’il l’arrêta au passage, la saisit de nouveau, et comme il l’eût fait d’un enfant, l’enleva dans ses bras vigoureux et la rejeta sur son lit, où la jeune femme tomba à demi-morte de terreur et de désespoir. Elle était tout entière à sa merci.
La lampe s’était éteinte comme si les ténèbres seuls dussent être témoins d’un aussi lâche attentat. On n’entendait que les plaintes étouffées de la victime, et à l’étage supérieur les gémissement de la petite Ada que le bruit avait réveillée et qui semblait répondre à sa mère.
Soudain la porte de la chambre vola en éclats, et un homme, accompagné de domestiques qui portaient des flambeaux, s’y précipita avec un élan furieux.
C’était sir Arthur !
Chacune de ses mains était armée d’un pistolet à deux coups, et avant que son ami eût eu le temps de le reconnaître, il avait fait feu deux fois.
Sa première balle avait frappé Albert à la tête ; l’autre avait traversé l’épaule droite de lady Maury.
— Misérable ! gémit le compagnon de débauche du baronnet en roulant sur le parquet baigné dans son sang.
Il comprenait enfin dans quel piège horrible il était tombé et dans quel abîme de honte il avait entraîné la femme honnête, la chaste épouse que sir Arthur Maury avait maintenant le droit de chasser et dont la fortune lui appartiendrait bientôt.
Dans une dernière lueur de raison, Albert vit le sourire de l’infâme assassin s’arrêter sur lui et il tenta de se soulever pour se venger au moins avant de mourir ; mais sir Arthur avait visé juste, et le malheureux retomba sur le sol en sentant que la vie l’abandonnait.
Ces mots étaient les derniers du manuscrit du docteur Harris, dont la lecture avait arraché à plusieurs reprises au comte de Villaréal des mouvements de surprise et des éclairs de joie sinistre.
IX
LE PACTE.
insi que le lecteur a pu en juger par les quelques mots échangés entre Villaréal et Harris, lorsque le docteur s’était présenté à l’hôtel de Bedford square pour soigner la comtesse, ce dernier était l’un des chefs du fenianisme et il avait une grande influence dans les meetings.
C’était à lui que l’association devait son organisation extrêmement ingénieuse et prudente.
Il avait fait adopter une division en un grand nombre de sociétés secrètes, distinctes les unes des autres, appelées Centres et ayant chacune un chef nommé head centre.
Les chefs de chacune de ces fractions se connaissaient et communiquaient entre eux, mais les membres de chaque Centre n’avaient de rapport qu’avec leur propre chef, de sorte qu’en cas de surprise ou de trahison, il n’y avait de compromis qu’un Centre ou même seulement quelques individus isolés.
C’est ce qui était arrivé en 1867, lorsque les mesures sommaires adoptées en Irlande pour la suppression de la révolte et surtout la suspension de la loi d’habeas corpus rejetèrent les plus dangereux conspirateurs dans la Grande-Bretagne, où ils étaient plus à l’abri.
L’assassinat du policeman Brett, tué au moment où il reconduisait en prison deux chefs fenians, Kelly et Deasy, donna lieu à l’arrestation de Gould, Parkin et Allen ; mais ces trois hommes, qui furent condamnés à mort et pendus, moururent sans faire aucune révélation.
Il est probable qu’ils ne savaient que fort peu de chose de l’organisation des Centres.
Quelques semaines plus tard, Barrett, qui avaient tenté de sauver le chef Burke en renversant la muraille de la prison de Clerkenwell, marcha également à l’échafaud sans trahir les siens, et le gouvernement comprit dès ce moment qu’il avait affaire à un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était presque invisible, grâce à cette division dont nous venons de parler.
Aussi l’Angleterre fut-elle prise d’une telle panique qu’elle s’arma contre ce terrible adversaire qui se glissait partout.
Dans les villes manufacturières, on organisa des constables, c’est-à-dire des agents volontaires destinés à venir en aide à la police régulière, en cas de besoin.
À Londres, les enrôlements s’élevèrent en quelques jours à plus de quarante mille.
On fit plus encore : les magasins d’armes devinrent l’objet d’une surveillance tout spéciale ; et comme on n’ignorait pas qu’il se trouvait un grand nombre de fenians parmi les ouvriers des ports, on doubla les postes dans tous les arsenaux.
Le gouvernement enfin n’oublia pas ce moyen qui lui réussit toujours si bien : celui des primes aux délateurs, mais cette fois ce fut en pure perte ; il ne lui fut livré aucun chef, et le docteur Harris continua à vivre à Londres sans éveiller les soupçons et en préparant lentement et patiemment sa revanche.
Depuis deux ans, il était parvenu à reconstituer la vaste association, mais les réunions des différents chefs ou heads centres étaient rares et seulement lorsqu’il s’agissait de prendre quelque mesure énergique.
Or, une assemblée de ce genre s’était tenue peu de jours avant la nuit où nous avons rencontré les quatre ouvriers de M. Berney.
Il y avait été décidé un mouvement général qui devait se produire, selon les villes où il éclaterait et selon les disposition de la population.
À Manchester, Liverpool, Newcastle, Birmingham, ainsi qu’à Londres, il ne pouvait être question que d’une grève des ouvriers, grève qui, grâce à l’exaspération des esprits, finirait bien, les chefs l’espéraient du moins, par le pillage et l’incendie des manufactures les plus importantes ; mais en Irlande, le mouvement devait être exclusivement révolutionnaire, dans le but unique et bien défini d’arriver à la séparation du troisième royaume et à la proclamation de la République.
C’était la première de ces décisions seule que les heads centres avaient communiquée aux membres de leurs sections respectives, et dans le meeting de Clerkenwell, auquel avaient assisté les ouvriers de M. Berney, le docteur Harris avait obtenu, au milieu des hourrahs, la promesse d’une grève générale pour la semaine suivante.
Il s’en rapportait à la misère et aux émissaires qu’il possédait dans toutes les grandes usines pour que la démonstration cessât bientôt d’être pacifique.
Ainsi, chez M. Berney, qui employait près de deux mille ouvriers, il avait à ses ordres Welly et Cromfort. Il les avait chargés d’entraîner James dans le mouvement, certain que Tom suivrait son ami.
Seulement, il ne savait pas qu’il pût exister quelque rapport que ce fût entre ces deux âmes damnées et le comte de Villaréal.
Il avait souvent aperçu ce dernier dans les meetings, et sa physionomie sévère et sombre l’avait effrayé, car il l’avait pris d’abord pour quelque manufacturier ; mais après s’être assuré que l’étranger ne jouait aucun rôle de ce genre, il avait fini par se convaincre que c’était pour son compte personnel qu’il courait ainsi les plus affreux quartiers, soit dans un but d’étude, soit pour l’accomplissement de quelque œuvre mystérieuse dont il avait cherché vainement à se rendre compte.
Cependant le hasard avait fini par les réunir si souvent tous les deux dans des endroits les plus improbables, que le docteur Harris était décidé à profiter de la première occasion qui lui serait offerte pour demander franchement une explication à son inconnu, lorsque justement il se trouva en sa présence, alors qu’il croyait n’être allé chez le comte de Villaréal que pour les soins de son ministère.
Puis, dans cette courte entrevue, ces deux hommes, ainsi que nous l’avons vu, marchèrent, à l’égard l’un de l’autre, d’étonnements en étonnements, comme si, par quelque coïncidence dont ils ne pouvaient encore se rendre compte, le destin eût décidé qu’ils devaient s’unir dans une même pensée.
Le docteur était sorti de l’hôtel de Bedford square pénétré de l’importance qu’il y avait pour lui à gagner la confiance de l’étranger.
Il lui avait envoyé alors ce curieux manuscrit où Villaréal avait pu lire l’infamie de ce colonel Maury qu’il paraissait tant haïr, et, après avoir fait quelques visites, il était rentré chez lui vers onze heures, afin d’attendre le comte qui lui avait donné rendez-vous à minuit.
Il ne s’en fallait que de quelques minutes que cette heure fût arrivée, lorsqu’il entendit sonner à sa porte.
Pensant que c’était l’étranger, il s’était avancé jusque dans son antichambre ; mais là il se trouva en face de Yago, qu’il reconnut immédiatement, non-seulement parce que celui-ci l’avait introduit auprès de madame de Villaréal, mais encore parce qu’il l’avait souvent rencontré en compagnie de son maître.
Au signe que lui fit le domestique, Harris comprit qu’il avait à lui parler en secret et il l’introduisit dans son cabinet de travail.
— Docteur, lui dit Yago, dès qu’ils furent seuls, monsieur le comte n’a pas oublié le rendez-vous qu’il vous a donné, mais il vous serait reconnaissant de vouloir bien venir le prendre à l’hôtel. Il s’excusera lui-même. Il m’a chargé de vous accompagner ; sa voiture est en bas.
Cela était parfaitement indifférent à Harris de se rendre chez Villaréal ou de le recevoir chez lui.
Un instant après, il montait dans la voiture de l’étranger, petit coupé noir sans chiffre ni armoiries, et il se dirigeait vers Bedford square en remontant Drury lane, où demeurait le docteur.
Seulement, à l’étonnement d’Harris, après avoir traversé Russell street, puis la place, la voiture continua sa course pour s’arrêter à deux ou trois cents mètres plus loin que l’hôtel, dans une rue écartée et le long de la grille d’un de ces grands parcs si nombreux dans l’intérieur même de Londres.
— Pardonnez-moi, docteur, dit Yago, qui avait sauté à terre, de vous avoir amené de ce côté ; mais si vous voulez me suivre, nous allons néanmoins regagner l’hôtel.
— Par où vous voudrez, dit le médecin décidé à ne s’étonner de rien.
La voiture avait disparu et Yago longeait le mur du parc.
Le docteur le suivit.
Arrivés à une petite porte percée en pleine grille, le domestique s’arrêta ; et après s’être assuré que personne ne passait dans la rue, il glissa dans une serrure presque invisible une clef microscopique.
La porte s’ouvrit pour se refermer aussitôt derrière eux.
Le parc était ombragé de grands arbres ; la nuit y était extrêmement épaisse.
Cependant, on pouvait encore s’y diriger, et Harris, tout en suivant Yago, put se rendre compte de la topographie de ce terrain.
Selon son appréciation, il devait s’étendre, sinon jusqu’à l’hôtel du comte de Villaréal, du moins jusqu’à la rue qui en longeait les écuries.
Après avoir marché cinq minutes à peine, Yago ouvrit la porte d’une serre et tous deux y pénétrèrent.
Le mulâtre pria le docteur de lui donner la main, afin qu’il le conduisît à travers les caisses de fleurs, car les ténèbres étaient complètes autour d’eux, et ils arrivèrent ainsi aux premières marches d’un escalier qui menait sous le lieu où ils se trouvaient.
Une fois au milieu de cet escalier, Yago alluma une petite lanterne dont il était muni.
Ils purent alors marcher plus hardiment.
À l’une des extrémités de ce sous-sol était un immense calorifère destiné à chauffer toute la serre.
Le domestique, qui précédait toujours le docteur, ne s’arrêta qu’auprès de ce calorifère.
— C’est ici, lui dit-il, que M. le comte m’a chargé de vous faire ses excuses ; car, pour entrer à l’hôtel, nous allons prendre une route peu commode. Tenez, la voici.
Il avait ouvert la large bouche du poêle et il se préparait à y disparaître.
— Allez, dit Harris tranquillement, je vous suis.
Et, imitant Yago, il courba la tête et se glissa par l’ouverture dont, à la prière du mulâtre, il tira ensuite la porte derrière lui.
Il s’aperçut alors, à la lumière de la lampe, que ce calorifère avait une autre porte solide, plus large, habilement dissimulée dans la maçonnerie et donnant dans la muraille contre laquelle il paraissait construit.
Cette porte ouverte, il distingua un passage souterrain dans lequel il s’engagea, à la suite de son étrange conducteur.
Il y avait fait vingt pas à peine qu’il comprit, au bruit des voitures qu’il entendait au-dessus de sa tête, qu’il passait sous la rue qui séparait l’habitation de Villaréal du parc.
Quelques instants après, il remontèrent un escalier d’une trentaine de marches et pénétrèrent dans l’hôtel de Bedford square, par une petite porte dissimulée dans la muraille d’une salle basse des communs.
Il ne restait plus à Harris qu’à traverser la cour pour gagner le vestibule du pavillon d’habitation.
Le comte de Villaréal l’attendait dans son cabinet de travail.
— Pardon, dit-il en allant au-devant de lui, du singulier chemin que je vous ai fait prendre pour entrer chez moi ; mais il vous prouve, plus que toutes les explications, la confiance aveugle que j’ai en vous.
— Je vous remercie, comte.
— À cette heure, poursuivit Villaréal, pour tout le monde je suis rentré chez moi en voiture depuis plus d’une heure. Personne ne doit pouvoir surveiller mes sorties. Grâce à ce passage que vous avez suivi, je puis, comme vous le voyez, aller et venir sans craindre les indiscrets. J’ai fait louer au comte de Mercy le parc que vous avez traversé. Il est censé servir à l’élevage de nombreux troupeaux et j’ai seul le droit d’y pénétrer. Quant à ce passage, il n’y a que vous, Yago et moi qui le connaissons. Ceux qui l’ont creusé ne savaient ni où ni pour qui ils travaillaient.
— C’est parfait, comte, je vous que vous avez parcouru mon manuscrit.
— Je n’en ai pas passé une ligne.
— Qu’en dites-vous ?
— Que sir Arthur est bien le misérable que je supposais, et que je comprends votre haine si vous êtes lié de parenté ou d’amitié avec cet ami dont il a fait l’instrument de sa cupidité et de son infamie.
— Avec vous, comte, je ne ferai pas de diplomatie ; je vais mettre, d’un mot, ma vie et mon honneur entre vos mains. Cet Albert Moore, c’est moi !
— Vous !
— Moi-même.
— Ah ! je saisis tout alors, et je crois que nous pourrons nous entendre.
— Je le pense aussi, lorsque vous saurez surtout quelles ont été les conséquences affreuses de cette nuit horrible, conséquences que je n’ai connues que plus tard, car, frappé d’une balle bien dirigée, j’ai été plusieurs mois entre la vie et la mort.
— Sir Arthur avait voulu se défaire en même temps de sa femme et du complice involontaire de son crime ?
— Oui, c’était là son double but, et furieux de ne l’avoir atteint qu’en partie, il intenta contre moi une action criminelle dont le résultat fut ma condamnation à cinq années de prison. Vous comprenez que je ne pus invoquer aucune circonstance atténuante, et que je dus me taire pour ne pas me rendre encore plus odieux à mes juges qui auraient traité de fable la machination de sir Arthur. J’eus donc le maximum de la peine. Je ne quittai l’hôpital que pour le travail forcé, moi qui étais si habitué à ne rien faire. Ah ! vous dire les tortures que j’ai subies pendant ces cinq années et la haine qui s’est amassée dans mon cœur, cela serait impossible !
— Je vous crois, docteur.
— Eh bien ! cette haine et ces tortures devaient grandir encore à ma sortie de prison, car j’appris que la malheureuse femme pour laquelle mon ivresse et ma passion brutale avaient été sans pitié, avait été condamnée elle-même. Puis, devenue folle alors à la suite de tous ces événements terribles, la digne et pure créature fut enfermée dans une maison d’aliénés, où elle mit au monde un enfant, fruit de mon odieux et lâche attentat.
— Une fille, n’est-ce pas ?
— Oui, une fille ! Comment le savez-vous ?
— Je vous le dirai plus tard.
— Dès que je fus libre, je me mis à la recherche de ma pauvre victime, mais toutes mes démarches furent vaines. J’appris seulement que lady Maury s’était échappée avec son enfant de la maison où elle était séquestrée. Personne ne put me dire ce qu’elle était devenue.
— Et sir Arthur Maury ?
— Le misérable devait échapper à ma vengeance. Poursuivi par le mépris public, car on avait fini par deviner qu’il y avait au fond de ce drame conjugal quelque infamie ignorée, il avait dû fuir. Grâce à la fortune nouvelle que lui avait donnée son crime, il avait acheté un régiment et pris du service aux Indes. Depuis deux ans il était parti. Il avait laissé à Londres les enfants du premier lit qu’il n’avait pu ruiner, protégés qu’ils étaient par leur grand-père, le comte d’Esley, et il n’avait emmené avec lui que la fille aînée de sa seconde femme, cette petite Ada dont les cris s’étaient mêlés aux gémissements de sa mère durant cette nuit horrible dont vous avez lu le récit. Sachant qu’il arriverait un jour où il aurait à rendre compte à cette enfant de la fortune de la pauvre Betsy, sir Arthur, sans pitié pour sa jeunesse, l’avait emmenée pour lui faire partager sa vie aventureuse, et peut-être dans l’espoir secret qu’elle succomberait sous le climat meurtrier de l’Hindoustan et qu’il en hériterait comme il avait hérité de la mère.
— Continuez, docteur, continuez, dit Villaréal dont les yeux brillaient d’une joie qu’il ne cherchait pas à contenir.
— Désespéré, torturé par le remords dès que je connus les conséquences de mon crime, je ne songeai plus qu’à m’exiler. Mon père était mort pendant ma détention, rien ne me retenait en Angleterre. Je partis pour l’Amérique ; mais le malheur avait fait de moi un tout autre homme. Je repris au Canada les études médicales que j’avais abandonnées pour le club et la taverne, et, dix ans plus tard, j’étais presque célèbre sous le nom du docteur Harris. Cependant, le souvenir de lady Maury me poursuivait toujours ; il s’y joignait le souvenir de son enfant, de mon enfant, et je me décidai à revenir à Londres. J’y retrouvai facilement les fils de sir Arthur, et, ne voulant pas m’adresser moi-même à eux, je leur envoyai une personne de confiance pour les questionner au sujet de leur belle-mère. Oh ! mes misérables chassaient bien de race ! ils étaient bien du sang de leur père ! Au lieu de m’aider à retrouver lady Maury, ils ne surent qu’insulter à sa mémoire et mettre tout en œuvre pour rendre mes démarches inutiles.
— Mais ils avaient une sœur.
— Oui, miss Ellen, une bonne et charmante créature à laquelle je n’hésitai pas à m’adresser. Elle me seconda de tout son pouvoir, et j’avais en elle tout espoir, car nous étions parvenu à savoir que lady Maury avait été recueillie par un nommé Thompson ; mais miss Ellen mourut subitement il y a quelques mois, et je n’ai pu découvrir l’adresse de cet homme, chez qui ma victime et mon enfant son peut-être servantes.
— Ce Thompson demeurait dans Dog’s lane, dans la Cité ?
— C’est vrai ! Comment savez-vous cela ? dit Harris au comble de la stupeur.
— Parce que, docteur, la comtesse de Villaréal est miss Ada Maury.
— La comtesse ! miss Ada ! Ah ! quel pressentiment ! mais je n’avais osé m’y arrêter. Mais vous, comte, qui êtes-vous donc ?
— Avez-vous suivi, docteur, les diverses révoltes des Indes ? continua le comte en répondant à cette question par une autre question.
— Oui, avec anxiété, car chaque échec que nos institutions recevaient là-bas, apportait ici son contre-coup et faisait prévoir qu’il arriverait bientôt un moment favorable pour soulever le peuple accablé de misère et de honte !
— Alors, vous approuviez cette guerre sanglante d’une nation qui voulait soulever le joug ?
— Elle était pour moi la guerre sainte !
— Sous quelque forme qu’elle se traduisit ?
— Sous quelque forme ! Un peuple a le droit de tout faire pour reconquérir son indépendance. Après la victoire seulement, son devoir est d’être humain et généreux.
— Vous n’ignorez pas alors la lutte mystérieuse et terrible de certaines sociétés occultes contre la domination anglaise, sociétés qui ont ensanglanté le sol de l’Inde, sans profit malheureusement pour la liberté.
— Ces sociétés, telles que celles des Thugs, n’avaient pas de chefs assez intelligents pour comprendre vers quel but devaient tendre leurs efforts. Leur guerre était une guerre de pillage, dans un intérêt tout personnel, ainsi que l’ont prouvé les débats de ce procès de Madras, où les malheureux ont été trahis par un des leurs.
— Et si ce chef dont vous parlez avait compris que l’Inde, grâce à ces mystérieux assassins, ne marchait qu’à sa perte, car leurs attentats soulevaient l’indignation de l’humanité toute entière ; si ce chef n’avait trahi, vendu les siens que pour faire croire à la disparition de la secte et pour mieux dissimuler une organisation plus réelle de résistance, organisation qu’il rêvait depuis longtemps ; si ce chef enfin que le gouverneur colonial retint en prison malgré la promesse qu’il lui avait faite de la liberté, n’était mort qu’en léguant à son fils l’héritage de ses projets et de sa haine ?
— Est-ce possible ? Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire, Harris, que Feringhea avait laissé un fils, un fils qui fut élevé par un serviteur fidèle, adopté par un des radjahs les plus puissants du Dekkan et instruit à vingt-cinq ans de la mission qui lui était réservée. Ce fils s’appelait Nadir, et c’est moi.
— Vous, comte de Villaréal ?
— Oui, moi, aujourd’hui, comte de Villaréal et le Vengeur, car par une étrange fatalité, je n’ai pas seulement à venger ma race de la tyrannie de l’Angleterre, mais j’ai aussi contre sir Arthur, contre le colonel Maury, des motifs de haine qui ne le cèdent pas aux vôtres.
— Vous ?
— Il m’a aussi emprisonné, il a fait pendre l’homme qui était mon second père, il a pillé et brûlé ma demeure, il a fait de moi le complice des assassins de mon frère bien-aimé. Ah ! notre but et nos haines sont bien les mêmes. Seulement j’ai été plus heureux que vous, car j’ai déjà réussi en partie. J’ai découvert l’adresse de ce Thompson et j’ai retrouvé la malheureuse lady Maury.
— Et son… mon enfant ?
— Votre fille vit aussi et je sais où elle demeure.
— Dites-vous vrai, comte ? Ah ! ma vie toute entière vous appartient.
— Dans une heure vous aurez vu lady Maury et votre fille.
— Partons alors, partons et pardonnez-moi cette impatience, mais il y a dix ans que j’attends pour m’humilier devant cette malheureuse.
— Changeons d’abord de costume ; dans la tenue où nous sommes nous serions mal reçus là où je vais vous conduire.
— Oui, vous avez raison, et cela d’autant plus que, cette première visite faite, vous m’accompagnerez à votre tour. Je crois qu’il se passera cette nuit même dans Londres des choses auxquelles on ne s’attend pas. Or il est bon que vous voyiez de vos propres yeux ce que je puis lorsque je le veux, et ce qu’est le peuple livré à lui-même.
Quelques instants après ces étranges confidences, Villaréal et le docteur, vêtus comme des matelots du commerce, en pantalons et en vareuses de laine, sortaient de l’hôtel de Bedford square par le passage souterrain et le parc.
Yago les attendait avec une voiture à l’angle de la rue.
Il les conduisit jusqu’à l’entrée de Spitalfields, et les laissant ensuite poursuivre leur route à pied, il prit le chemin de l’hôtel de Saphir.
La jeune femme dont Villaréal avait évité de parler trop longuement à Harris, car ce dernier devait apprendre trop tôt ce qu’elle était devenue ; la jeune femme, en ce moment même et pour obéir aux instructions qui lui avaient été données, recevait ses adorateurs et se disposait à retenir dans son salon, après ses autres invités, les fils du colonel Maury et leur ami Edgar Berney.
X
OÙ MAÎTRE BOB CRAINT DE NE JAMAIS DEVENIR UN HONNÊTE HOMME.
près le départ de Saphir, maître Bob, l’honnête tavernier de Star-lane, avait eu la plus charmante des nuits, car il n’avait été visité dans son bouge que par des songes dorés.
Le lendemain, Il avait passé la journée entière à se frotter les mains et à caresser mille projets délicieux pour son existence à venir.
La jeune femme lui avait promis les deux mille cinq cents livres qu’il lui avait demandées ; il y comptait, et il rédigeait déjà de mémoire la dénonciation qu’il se promettait bien d’adresser à sir Richard Mayne, dès qu’il aurait touché son argent et mis la clef sous la porte de son honorable établissement.
Il semblait au digne Bob qu’il n’en aurait fini complètement avec son existence passée qu’après avoir dénoncé ceux qui lui faisaient faire tant de mauvais sang et risquaient de le compromettre.
Cela fait, son intention formelle était de devenir le plus honnête homme du monde.
Pour commencer, il avait eu, depuis vingt-quatre heure, mille attentions pour la pauvre folle ; il avait voulu lui-même distribuer les tickets, ce qu’il faisait avec un sourire plein de mépris, au moment même où Villaréal et le docteur se présentèrent à la porte de la taverne.
À l’étonnement de Bob, le comte lui fit signe de venir lui parler.
Il s’empressa de le rejoindre auprès de son comptoir, contre lequel la mère de Saphir était appuyée, les yeux baissés et le menton dans ses mains amaigries.
Le docteur, qui n’avait pas été prévenu par son compagnon, passa auprès de la pauvre femme sans faire attention à elle.
— Je voudrais causer un peu avec vous sans être entendu, dit le comte à Bob, dont les regards ne s’étaient pas arrêtés sans inquiétude sur Harris qu’il ne connaissait pas.
— Parfaitement, si Vos Seigneuries veulent bien me suivre.
— Comment ! Nos Seigneuries ? dit Villaréal.
— Oh ! je sais ce que je dois à Votre Honneur.
Le tavernier venait de reconnaître dans l’étranger, malgré son déguisement, l’homme qu’il avait vu l’avant-veille avec Cromfort et ses amis, et, de plus, se rappelant l’exclamation de Saphir, il avait immédiatement supposé que le faux matelot pouvait bien être quelque grand personnage, peut-être même ce protecteur millionnaire de l’enfant dont il avait fait une courtisane.
— Tant mieux alors, si vous savez ce que vous nous devez, répondit Villaréal, nous allons pouvoir nous entendre.
En échangeant ces quelques mots, ils étaient entrés tous trois dans cette petite salle où nous nous sommes introduits déjà en compagnie de Saphir.
Bob en avait fermé la porte derrière lui.
Il était d’ailleurs sans grande inquiétude, car, toute réflexion faite, il pensait que ses deux visiteurs n’avaient à lui parler que de ce fameux caveau qu’il avait disposé, à la demande du mulâtre, pour la réunion des gens sans aveu qui étaient aux ordres de ce dernier.
Aussi fut-il assez surpris lorsque le comte, en le désignant à son compagnon, dit brusquement :
— Voici votre homme, docteur.
— Vous êtes Jack Thompson ? demanda alors Harris en fixant le maître du lodging house.
Le misérable s’attendait si peu à cette question qu’il se trahit par l’expression de terreur qui se répandit immédiatement sur son visage.
Il voulut cependant essayer de nier.
— Jack Thompson, dit-il en balbutiant, qu’est-ce que c’est que ça ? je ne connais pas. Je m’appelle Bob, Nicolas Bob.
— Aujourd’hui, oui, reprit Villaréal ; mais il y a quelques années, tu te nommais Thompson et tu habitais Dog’s lane.
— Que diable !…
— C’est inutile de nier, interrompit le comte ; nous ne te voulons aucun mal, si tu nous dit la vérité. Au contraire, nous te payerons en conséquence. Tu as recueilli dans Dog’s lane une pauvre femme qui était folle et s’était échappée de l’hospice de Bedlam.
— Ah ! le petit serpent ! c’est Saphir qui m’a trahi !
— Réponds-moi. Où est cette femme ? N’est-ce pas celle qui est là-bas contre ton comptoir ?
Maître Bob qui sentait que les deux mille cinq cents livres allaient lui échapper, avait ouvert la porte contre laquelle il était resté appuyé et il se disposait à appeler à son aide quelques-uns de ses clients ; mais le comte, qui avait parfaitement deviné son mouvement, le saisit par le bras ; et, si petite que fût la main de l’étranger, le tavernier comprit, à la façon dont elle s’imprima dans sa chair, que toute lutte serait insensée.
— Eh bien ! quoi ? enfin, que voulez-vous ? répondit-il furieux.
— Que tu nous livres cette femme, dit le comte.
— Et que tu nous dises ce qu’est devenue son enfant, poursuivit le docteur.
— Son enfant ! quel enfant ? La femme, je vais vous la faire voir ; mais quant à l’enfant, je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Et Saphir ? demanda Villaréal.
— Saphir, c’est ma fille.
— Tu mens, Saphir est l’enfant de cette malheureuse, et cette jeune fille, tu l’as vendue. Aujourd’hui, tu veux lui vendre sa mère.
— Moi !
— Toi-même !
« Tu vois que je n’ignore rien, maître Bob, ou plutôt Jack Thompson ; n’essaye donc pas de mentir. J’ai entre les mains la lettre que tu as écrite ou fait écrire à miss Ada Maury, à Hyderabad.
Le docteur Harris, qui était parvenu à rester maître de lui jusqu’à ce moment, ne put se contenir à cette révélation inattendue que sa fille, l’enfant de son crime, était devenue une prostituée, grâce à l’avidité du misérable qui avait spéculé sur sa beauté, et il se précipita sur Bob.
Sans la présence du comte, c’en eût été fait de l’honnête tavernier.
Comprenant, dès ce moment, qu’il était à la merci de ces deux hommes, sans toutefois de rendre bien compte de la colère d’Harris, qu’il voyait pour la première fois, Bob se décida alors à tout avouer.
— Eh bien, oui, dit-il, j’ai recueilli chez moi une femme et un enfant, mais je n’ai su que plus tard que cette femme était lady Maury. Si Sarah a mal tourné, ce n’est pas de ma faute. Croyez-vous que c’est ici qu’elle a pu prendre des leçons de morale !… Il est vrai que j’ai dit à Saphir que si elle voulait emmener sa mère, il fallait qu’elle me mît à même de quitter cette maison. Vous savez bien, vous, qu’il n’y fait pas bon ici, et qu’un beau jour cela tournera mal.
Ces derniers mots s’adressaient à Villaréal, qui savait mieux que personne, en effet, qu’il pouvait se faire qu’une nuit sir Richard Mayne fît maison nette dans le lodging house de Star lane. Il ignorait seulement que, grâce à Bob lui-même, cela pouvait arriver sans qu’il s’en doutât.
— C’est bien, lui dit-il. Appelle cette pauvre femme, nous allons l’emmener.
— Mais…
— Ah ! tes deux mille cinq cents livres ? Tu les auras si je suis content de toi. Voyons, Jack Thompson, fais ce que je te dis.
Ce nom avait le privilège de rendre si doux maître Bob, qu’il entr’ouvrit la porte et appela aussitôt l’idiote.
La malheureuse se leva et s’avança machinalement.
Au même instant, Welly entrait dans la taverne, accompagné de ses dignes associés, auxquels s’étaient joints Tom et James.
Le colosse était à peu près ivre et il était facile de deviner, à la pâleur de James et à ses mouvements saccadés et fébriles, que ses camarades l’avaient également grisé.
Tout le groupe paraissait, du reste, dans un état d’exaltation extrême. Il prit place à une table en demandant bruyamment à boire.
Mab, qui savait que ces clients-là ne plaisantaient pas, se hâta de les servir. Cromfort seul manquait à la réunion.
Cependant la folle avait rejoint Bob et ses visiteurs dans la salle du fond, et lorsque le docteur Harris vit s’approcher de lui cette pauvre créature privée de raison et dont la misère était son œuvre, il ne put s’empêcher de pâlir.
Il lui fallut faire appel à toute sa volonté pour ne pas fléchir les genoux et courber la tête devant elle.
L’infortunée se tenait debout en face de ces trois hommes, ne comprenant pas ce qu’ils lui voulaient, portant de l’un à l’autre ses regards mornes et sans expression, et prête à obéir.
Harris n’osait lui adresser la parole. Ce fut le comte qui le premier rompit le silence.
— C’est bien elle, n’est-ce pas, docteur, vous la reconnaissez ?
— Oui, murmura celui-ci à demi-voix comme s’il eût craint d’être entendu ; cela est horrible, mais je n’en puis douter. Et sa fille ?
— Je vais vous mener chez elle.
— Allons-nous-en vite alors, car vraiment il me semble que je fais quelque rêve affreux.
— Ainsi, vous emmenez la femme ? demanda Bob.
— Certainement, répondit Villaréal.
— Et moi, j’aurai nourri et logé la mère et l’enfant pendant quinze ans pour rien !
— Misérable, dit Harris, et le prix que tu as retiré de sa jeunesse et de sa beauté !
— On a menti, ce n’est pas vrai ! c’est Sarah qui s’est donnée toute seule.
— Assez ! interrompit le comte : je t’ai dit que tu serais payé, tu le seras ; mais seulement lorsque je serai sûr de toi. Venez, docteur. Nous allons trouver une voiture à deux pas ; et nous emmènerons cette pauvre femme chez moi.
— Offrez-lui votre bras, Villaréal, je me sens trembler auprès d’elle.
Le comte s’approcha de l’idiote et s’efforça de lui faire comprendre qu’elle allait le suivre.
Elle obéit après avoir jeté instinctivement les yeux sur Bob, qui répondit à sa question muette par une grimace d’assentiment, et ils sortirent tous quatre de la petite pièce où s’était passée cette scène.
Ils devaient traverser la salle basse de la taverne pour gagner la porte de sortie.
Le groupe des ouvriers que présidait Welly s’était levé, et ces hommes écoutaient attentivement un nouveau venu, qui leur parlait avec animation et les engageait à se hâter de vider leurs verres pour le suivre.
C’était Cromfort, qui apportait d’importantes nouvelles de White-Chapel.
Les ouvriers venaient de se diriger vers la manufacture de M. Berney, et on disait qu’un mouvement général allait avoir lieu la nuit même contre les principaux établissements industriels.
En ce qui concernait M. Berney, l’exaltation était arrivée à son point extrême.
Non-seulement le père d’Edgar s’était refusé à faire les moindres concessions, mais il s’était mis à la tête du comité de résistance, et il lui avait fait adopter, le matin même du jour où la grève avait été déclarée, le projet formel de ne pas céder.
Puis il était parti pour Liverpool et Manchester, afin, disait-on, d’entraîner tous les autres manufacturiers dans la même voie.
Cromfort venait de terminer son récit lorsque Welly aperçut Harris.
En voyant ce dernier avec Villaréal, l’ex-convict ne put retenir un mouvement de surprise et aussi d’effroi, car il ne pouvait se rendre compte du lien qui unissait ces deux hommes, et il craignait que le docteur, pour qui il n’était qu’un chef des grévistes, apprît de son compagnon qu’il cumulait ces importantes fonctions avec celles de voleur et mieux peut-être encore à l’occasion.
Cependant, comme le comptable de M. Berney n’était pas homme à perdre facilement la tête, il se remit et aborda franchement le docteur, au désespoir de Bob qui se préparait à appeler ses amis à son aide pour fermer le passage à ceux qui lui enlevaient ainsi, avec la folle, toutes les espérances de vie paisible et de probité.
— Voyez, dit Welly à Harris, nous avons avec nous Tom et James ; je crois que ça va bien marcher là-bas !
Villaréal qui, fort étonné lui-même de voir que ses hommes à lui connaissaient le docteur, écoutait Welly, reconnut, en effet, le jeune ouvrier qu’il avait vu la veille chez Saphir ; mais, seul parmi tous, il était resté assis.
Les coudes sur la table et le menton dans les deux mains, James ne paraissait pas disposé à suivre ses camarades.
Quant à Tom, il était tellement exalté que personne, pas même son ami, n’aurait pu le retenir.
Sa haine contre le manufacturier s’était augmentée de tout le chagrin de James, chagrin dont cependant il continuait à ignorer la véritable cause.
— C’est bon, dit Harris à Welly, je vous rejoindrai dans un instant.
Et il se dirigea vers le couloir où avaient déjà disparu Villaréal avec celle qui avait été lady Maury.
Au moment où il venait de les rejoindre et où ils allaient franchir le seuil de la porte, ils aperçurent Yago qui entrait dans Star lane en courant.
— Et bien, dit le comte lorsque celui-ci fut près de lui, comment cela s’est-il passé chez Saphir ?
— Ainsi que vous l’aviez ordonné, maître, répondit le mulâtre. Nos hommes sont à leur poste. Lorsqu’ils verront sortir les trois gentlemen, ils les conduiront à bord, de gré ou de force. La yole est amarrée sous la première arche du pont de Waterloo.
— C’est parfait ! dans une heure tu retourneras chez Saphir et tu lui diras de venir nous rejoindre à l’hôtel dès qu’elle sera seule, ou plutôt tu l’attendras et la conduiras toi-même.
Ces instructions reçues, Yago prit le chemin de Piccadilly, pendant que son maître descendait la ruelle pour se mettre à la recherche d’une voiture.
Il ne pouvait songer, en effet, à retourner chez lui à pied avec lady Maury, dont l’attitude et les propos insensés auraient pu éveiller l’attention de quelque policeman trop curieux.
Peu d’instants après, ils avaient découvert ce qu’ils cherchaient et s’éloignaient rapidement du quartier maudit.
Harris s’était assis en face de la folle, dont les regards s’étaient déjà fixés sur les siens à plusieurs reprises et qui avait tressailli brusquement au son de sa voix.
Quant à Villaréal, il songeait au bonheur qu’allait éprouver Ada ; il pensait aussi qu’il allait enfin tenir en son pouvoir les fils de cet homme qui l’avait tant fait souffrir, et ses regards brillaient d’une satisfaction étrange.
Pendant ce temps-là, Welly et Cromfort cherchaient vainement à entraîner James.
— Non, répondait l’honnête garçon à toutes les prières, non, je n’irai pas. Vous savez bien que je ne veux pas vous trahir : mais j’ai des raisons pour ne pas aller par là.
Tom, son ami Tom lui-même, avait épuisé le peu d’argument dont il était capable de se servir.
— Alors, en route, nous autres ! avaient fini par dire les deux meneurs en entraînant leurs compagnons et en disparaissant dans l’obscur couloir du lodging house.
Cependant, lorsque James se vit seul dans ce bouge où il venait pour la première fois, il eut honte de lui-même ; il se demanda ce qu’il faisait dans un semblable lieu.
Il se souvint alors de ce qui s’était passé depuis vingt-quatre heures et des projets de pillage qu’il venait d’entendre discuter ouvertement devant lui par les misérables dont l’ivresse l’avait fait l’ami momentané, et une réaction subite se produisit dans son esprit.
Il lui sembla qu’il avait mieux à faire encore qu’à s’abstenir lâchement ; il se dit que, rester là, c’était se faire le complice du crime qui allait se commettre, et, sans plus réfléchir, il quitta la table et sortit précipitamment de la taverne.
Une fois loin de cette atmosphère lourde et viciée, son cerveau se réveilla complètement.
Quelques secondes au grand air suffirent pour lui rendre tout son calme.
Sa résolution fut bientôt prise.
Il descendit Star lane, s’orienta, car il était vraiment perdu dans cette partie de Londres, et disparut, à la stupéfaction de maître Bob, qui l’avait suivi jusque sur le pas de la porte et ne comprenait ni le mutisme ni la sobriété de ce client inconnu.
Le tavernier n’était, du reste, vraiment préoccupé que d’une chose : de la mauvaise tournure que venaient de prendre subitement ses affaires.
Malgré la promesse du comte, il avait peur de ne jamais toucher ses deux mille cinq cents livres, et sans nous permettre de supposer que maître Bob regrettait l’argent plus encore que l’occasion de devenir honnête, il n’en est pas moins certain qu’il était furieux de ce qui s’était passé.
Ces réflexions, qu’il faisait sur le pas de la porte, au grand air, le conduisirent tout naturellement à penser à Saphir qui l’avait trahi, et à se jurer qu’il saurait bien se faire donner par elle l’adresse du comte, puisqu’il avait été assez niais, lui Bob, pour ne pas le suivre.
De cette idée à celle qu’il se pouvait que la folle eût été conduite chez sa fille et que l’intéressant était de s’en assurer, il n’y avait qu’un pas.
Le tavernier le franchit si rapidement, que moins de cinq minutes plus tard, il avait donné ses ordres à Mab, fermé sa porte, et qu’il se dirigeait en courant vers Piccadilly.
En arrivant dans Dove’s street, en face de l’hôtel de Saphir, Bob poussa un soupir de satisfaction.
Les fenêtres du premier étage étaient brillamment éclairées ; il s’en échappait des notes joyeuses et des éclats de rire.
La courtisane était certainement chez elle et sa mère ne lui avait pas encore été amenée. Le mieux était donc d’attendre le plus patiemment possible.
L’ex-convict s’y décida, et après avoir découvert à quelques pas de l’hôtel un endroit d’où il pouvait en surveiller la porte sans être vu, il s’y installa prêt à rester là la nuit entière, si c’était nécessaire.
Il était en faction depuis déjà près d’une demi-heure, et, afin de passer le temps agréablement, il ruminait de bons petits projets de vengeance pour le cas où le comte ne tiendrait pas sa promesse, lorsqu’il aperçut deux individus qui venaient lentement de son côté.
Dès qu’ils furent devant l’hôtel de Saphir, ces deux promeneurs nocturnes y jetèrent un coup d’œil rapide, et, comme un rayon de lumière les frappa à ce moment au visage, le tavernier les reconnut, avec surprise, pour deux de ses plus fidèles pratiques.
En effet, c’étaient Jack et Morton, deux de ces hommes enrégimentés par le mulâtre et que nous avons déjà vus dans la cave du bouge de Star lane, pendant cette nuit où Villaréal leur donnait ses instructions.
En repassant devant Bob, celui-ci entendit Morton dire à son compagnon :
— Ils sont encore là, fais arrêter la voiture à l’entrée de la rue d’Albemarle, c’est leur chemin, qu’ils retournent chez eux ou aillent au club, et préviens les amis.
Et les deux hommes s’éloignèrent jusqu’à l’angle de Piccadilly.
— Tiens ! tiens ! murmura le tavernier après leur départ. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que diable ces deux canailles viennent-elles faire par ici ?
Mais Bob n’eut pas le temps de poursuivre plus longuement ces appréciations sévères à l’égard de ses anciens camarades d’Australie ; car au moment même où il terminait sa phrase, la porte de l’hôtel s’ouvrit pour livrer passage à deux jeunes hommes, qui se dirigèrent en trébuchant et en riant du côté où avaient disparu Jack et Morton.
C’étaient les deux frères Maury ; et Bob, qui ne les connaissait pas, ne songeait guère à s’intéresser plus longuement à eux, lorsqu’il entendit tout à coup le bruit d’une lutte, au-delà de Piccadilly.
Il s’élança de ce côté, mais lorsqu’il arriva à l’angle de la rue d’Albemarle, ce ne fut que pour voir s’éloigner rapidement une voiture, sur le siège de laquelle il crut bien reconnaître Morton.
Quant aux deux jeunes gens, le digne logeur eut beau regarder de tous côtés et prêter l’oreille, ils s’étaient évanouis.
— Je crois, décidément, que j’ai bien fait de confier mon établissement à Mab, se dit Bob en retournant à son poste d’observation. Seulement, j’avoue que je n’y comprends rien du tout. Je saisis bien que Jack et Morton viennent d’enlever, en un tour de main, ces deux gentlemen, mais dans quel but ? Pour qui travaillent-ils ? Serait-ce pour mon débiteur ? Raison de plus alors pour guetter ce petit serpent de Saphir !
Tout en faisant cet aparté, le bonhomme était revenu du côté de l’hôtel. S’il avait pu, d’où il était, voir et entendre ce qui se passait chez la jeune femme, il aurait continué à marcher de surprise en surprise.
Saphir avait suivi en tous points les ordres de Villaréal, sans même se demander un instant dans quel but il les lui avait donnés.
Avec le sans-gêne dont elle avait pris l’habitude, elle avait renvoyé ses invités les uns après les autres, et, vers deux heures du matin, Edgar Berney et les deux Maury s’étaient trouvés seuls chez elle.
Bientôt elle fit comprendre à ces derniers qu’il était temps qu’ils se retirassent également, ce qu’ils se décidèrent à faire en titubant, car ils étaient à peu près ivres, et Saphir, peu d’instants après et sans se douter de ce qui arrivait à ce moment même aux amis d’Edgar, entama avec celui-ci le chapitre si délicat de ses amours avec Mary.
Aux premiers mots de la jeune femme, le fils de M. Berney voulut nier ; mais, aux détails qu’elle lui donna, il comprit qu’elle était parfaitement au courant de ce qui s’était passé, et il se décida à avouer, tout en riant aux éclats et en affirmant qu’il ne pouvait prendre au sérieux le sermon qu’elle lui faisait.
Cependant Saphir, elle, ne plaisantait pas.
Elle revint à la charge, usa de tous les arguments en son pouvoir pour décider Edgar à réparer sa faute ; puis elle pria et pleura ; mais inutilement.
— Eh bien, vrai, dit le jeune homme en répondant à une dernière supplication de la courtisane en faveur de Mary, j’aimerais mieux encore vous épouser, Saphir ; au moins, je vous aime, vous ! Ce serait une excuse et je ne serais pas ridicule.
— Alors, dit la jeune fille en colère, vous n’êtes vraiment qu’un misérable et un lâche, et, puisqu’il en est ainsi, je vous défends de remettre les pieds chez moi.
— Comment, comment ! vous me défendez de vous voir ? balbutia Edgar au comble de la stupeur.
— Oui, je vous le défends, et vous savez que ce que je veux, je le veux bien. Ainsi, n’en parlons plus, et faites-moi le plaisir d’aller rejoindre vos amis, qui ne valent pas mieux que vous.
— Dites-moi au moins pourquoi vous portez cet intérêt à Mary ?
— Ça ne vous regarde pas. Je n’ai rien de plus à vous dire. Bonsoir, et surtout, adieu.
— Saphir !
Mais la jeune femme ne lui répondit même pas. Elle rentra dans sa chambre à coucher, ferma la porte derrière elle et se jeta sur son lit en pleurant.
Elle était en même temps furieuse et peinée du refus d’Edgar.
Cet échec la ramenait à sa situation propre, car il y avait entre elle et Mary un certain rapport. La sœur de James avait été séduite par un misérable qui l’abandonnait lâchement, et elle, Saphir, aimait un homme qui ne pouvait l’aimer.
Pendant que la pauvre fille se désolait ainsi, Bob guettait toujours. C’est alors qu’il vit Edgar sortir de l’hôtel.
Le fils de M. Berney marchait la tête basse et fort humilié. Jamais Saphir ne l’avait ainsi maltraité ; il sentait vivement la blessure qu’elle venait de faire à son orgueil et à son amour. Il se demandait comment il pourrait se tirer de cette situation désagréable et il allait tourner l’angle de Piccadilly, lorsqu’il se sentit saisir et enlever comme un enfant.
Il voulut crier, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge, étouffée par un mouchoir épais dont on lui avait couvert le visage.
Avant qu’il eût pu se rendre compte de ce qui se passait, il était jeté dans une voiture et entraîné dans une direction inconnue.
— Ah çà ! mais, c’est un enlèvement général, se dit le tavernier qui avait assisté de loin à cette scène, sans songer un instant à s’y opposer, l’extrême prudence étant le fond de son tempérament. On veut donc priver cette pauvre Saphir de tous ses amis. Oh ! ça ne peut pas se passer comme ça. C’est mon devoir, à moi, son second père, de prévenir cette chère enfant.
Et Bob, qui était enchanté d’avoir une raison pour se présenter chez Saphir à une heure aussi avancée de la nuit, se rapprocha de l’hôtel en préparant son petit discours de circonstance.
Seulement, au moment où il allait atteindre la porte de la maison, il entendit une voiture qui entrait au grand trot dans Dove’s street, et fidèle à ses habitudes de circonspection, il se rejeta dans l’ombre pour la laisser passer.
À son étonnement, l’équipage s’arrêta devant l’hôtel et il en vit descendre un homme qu’il reconnut avec un vif sentiment de satisfaction.
C’était Yago qui venait prévenir Saphir que la folle ayant enfin quitté Star lane, selon les ordres de Villaréal, il devait emmener la jeune femme pour la conduire auprès de sa mère.
Bob ne s’était donc pas trompé, le mulâtre et son compagnon connaissaient Saphir.
Il ne s’agissait plus que de savoir ce qu’étaient ces deux inconnus et où ils demeuraient.
La porte de l’hôtel s’était ouverte au premier coup de sonnette de Yago, puis s’était refermée derrière lui.
Le tavernier reprit sa faction, décidé qu’il était à suivre la voiture dès qu’elle s’éloignerait.
Cependant Saphir, après le départ d’Edgar, avait fini par s’endormir, et elle reposait déjà depuis quelques instants, lorsque sa femme de chambre la réveilla pour lui dire que le domestique du comte avait à lui parler.
— Qu’il entre ! fit-elle, surprise et inquiète tout à la fois.
— Ne craignez rien, madame, dit le mulâtre qui avait suivi la camériste jusqu’à la porte et qui, en entendant l’ordre de Saphir, avait pénétré dans la chambre. M. le comte désire que vous veniez immédiatement à l’hôtel, mais il ne lui est rien arrivé de fâcheux, au contraire !
— Dites-moi au moins…
— Je ne suis pas autorisé à mieux vous instruire. Je suis seulement à vos ordres pour vous accompagner. J’ai une voiture en bas.
— C’est bien, je vous suis. Le temps de passer une robe.
Moins de cinq minutes après, Saphir était prête.
Enveloppée dans un peignoir, un cachemire sur les épaules et une mantille sur la tête, elle allait franchir le seuil de sa maison, lorsqu’elle aperçut un inconnu qui, bien certainement, se préparait à sonner à la porte, car, en voyant la jeune femme, il s’approcha d’elle.
— Que voulez-vous, monsieur ? demanda-t-elle à ce visiteur nocturne.
— Pardon, madame, répondit celui-ci, n’est-ce pas ici l’hôtel de mademoiselle Saphir ?
— Oui, monsieur, et mademoiselle Saphir, c’est moi !
— Alors, madame, ma commission sera bientôt faite ; je venais chercher chez vous de la part de son père, M. Edgar Berney. Il lui est arrivé un grand malheur et il désire que son fils aille immédiatement le retrouver.
— Quel malheur ?
— Son usine vient d’être pillée et incendiée par ses ouvriers révoltés.
— Que me dites-vous là ?
— La vérité, malheureusement, madame. Vous comprenez donc combien la présence de M. Edgar est nécessaire à M. Berney.
— Je suis vraiment désolée, monsieur, mais Edgar est parti de chez moi il y a déjà plus d’une demi-heure. Peut-être est-il allé à son club avant de rentrer chez son père. Voulez-vous que je fasse réveiller un de mes gens pour aller le demander ?
— C’est inutile, je vais me mettre moi-même à sa recherche ; excusez-moi de m’être présenté à pareille heure.
— Vous êtes tout excusé, monsieur ; vous voyez que je suis obligée moi-même de sortir au milieu de la nuit pour affaires pressantes. Allons, partons, Yago.
La jeune fille, après avoir salué l’inconnu, avait sauté dans la voiture dont le mulâtre tenait la portière ouverte !
L’envoyé de M. Berney remarqua seulement alors l’homme qui accompagnait Saphir, et un des rayons de la lanterne ayant éclairé Yago au moment où il montait sur le siège, il ne put retenir un mouvement de surprise et resta un instant tout pensif.
— Qui peut être cet homme ? murmura-t-il enfin. Oh ! je ne me trompe pas, ce doit être un Hindou ; il a le type pur des Sicks. Est-ce que le hasard voudrait me servir mieux que toutes mes recherches ? Il faut que je sache où il conduit cette femme.
Et sans plus s’occuper d’Edgar Berney, l’inconnu regagna rapidement son cab, qui l’attendait à l’angle de Piccadilly, et il ordonna au cocher de rattraper la voiture de Saphir, dont on entendait encore le roulement dans le haut de la rue.
Dès qu’il l’eut rejointe, il dit au cabman de ne plus la suivre qu’à une certaine distance, de façon toutefois à ne pas la perdre de vue.
Il ne pouvait s’apercevoir, d’où il était, que la voiture de la jeune femme était déjà escortée.
Elle l’était cependant, et de bien plus près.
C’était par maître Bob.
Le digne homme avait assisté au court entretien de Saphir et de l’inconnu. Il n’en avait pas perdu un mot et, se doutant bien que Yago venait chercher la jeune fille pour la mener auprès de sa mère, il s’était dit avec assez de logique que ce qu’il y avait de plus simple pour atteindre son but, à lui, c’était de suivre la voiture.
Seulement, comme il n’avait pas de cab à sa disposition et qu’il se méfiait un peu de ses jambes, il avait employé le moyen le plus sûr de ne pas rester trop en arrière.
Il avait tout simplement sauté sur les ressorts du coupé et il s’y était cramponné d’un poignet si solide qu’il arriva ainsi sans trop de fatigue jusqu’à Bedford square.
En sentant que la voiture s’arrêtait, Bob s’empressa de sauter à terre.
Il était temps, car la porte de l’hôtel s’était ouverte au premier coup de fouet du cocher.
Dix secondes de plus sur son siège improvisé, et l’ex-convict entrait malgré lui chez Villaréal.
Après avoir échappé à ce danger, Bob s’éloigna de quelques pas pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, car ce quartier de Londres ne lui était pas familier ; puis, son inspection faite, il revint sur ses pas et s’adossant contre la grille du square, il se mit à contempler d’un œil de convoitise cette maison de laquelle il craignait bien de ne jamais voir sortir ses deux mille cinq cents livres.
Le futur honnête homme fut tout à coup arraché à ses réflexions par le bruit d’un cab qui s’arrêtait à l’entrée de la place, et il ne fut pas médiocrement surpris d’en voir descendre ce même personnage qui s’était adressé à Saphir dans Dove’s street.
— Ah çà ! mais, pensa Bob en se dissimulant autant que possible dans l’ombre que projetaient les arbres du square, c’est donc la nuit aux enlèvements et aux poursuites ! Que diable vient encore faire ici ce gentleman ?
L’inconnu s’était approché de l’hôtel et cherchait à s’assurer si c’était bien là qu’était entré le coupé de Saphir.
Satisfait, sans doute, de son examen qui devait lui permettre de reconnaître la maison au grand jour, il allait se retirer lorsqu’il aperçut tout à coup maître Bob.
— Eh ! l’ami, lui dit-il, que faites-vous là ? Savez-vous qui habite cet hôtel ?
En voyant qu’il avait affaire à un homme du peuple, il lui tendit une couronne.
— Non, répondit le tavernier, en empochant la pièce de monnaie ; cependant je voudrais bien le savoir.
— Une voiture vient d’y entrer, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous ne connaissez pas les personnes qui s’y trouvaient.
— Si, je les connais. L’homme qui se tenait sur le siège auprès du cocher est un mulâtre qui accompagne partout son maître.
— Son maître ?
— Oui, son maître, qui n’est guère plus blanc que lui et qu’on nomme M. le comte.
— Vous le connaissez donc ?
— De vue seulement.
— Comment est-il ?
— C’est un grand brun, très bel homme, d’une trentaine d’années, qui n’a pas l’air de rire souvent, et à qui il n’est pas bon d’avoir affaire.
Maître Bob se souvenait, on le voit, de la preuve que Villaréal lui avait donnée de sa vigueur dans le lodging house de Star lane.
— Savez-vous quelle est la femme qui était avec ce domestique, ce mulâtre ? poursuivit son interlocuteur.
— Parbleu, c’est ma fille ! riposta le tavernier avec orgueil.
— Saphir ! votre fille ?
— Tiens ! vous la connaissiez aussi ! Ah çà, la petite est donc plus connue que la colonne de Waterloo ?
— Écoutez, continua l’étranger en réprimant un mouvement de dégoût à ces paroles cyniques du misérable. Voulez-vous gagner cinq livres ?
— Certainement. Que faut-il faire ?
— Rester ici jusqu’au jour, surveiller cette maison et venir me dire demain qui l’habite.
— C’est facile ; mais pourquoi voulez-vous ce renseignement ?
— Cela me regarde.
— Est-ce qu’il n’y aurait pas un peu de police là-dessous ? dit le tavernier après un instant d’hésitation. C’est que, voyez-vous, je n’ai pas l’honneur d’être des amis intimes de sir Richard Mayne. Je tiens à ne fréquenter ce gentleman que le moins possible.
— Vous n’avez rien à craindre. Voici une livre d’avance.
— Eh bien soit, dit Bob, vaincu par cet argument irrésistible. Où vous reverrai-je ?
— Tout près d’ici, si vous voulez, dans Russell square, à midi.
— C’est entendu ; j’aurai eu le temps de faire causer toutes les servantes des public houses du quartier.
— Alors, à demain !
— À demain !
L’étranger s’était hâté de rejoindre son cab et l’honnête Bob avait repris son poste contre la grille, en murmurant avec philosophie :
— Après tout, qu’est-ce que je risque ? Je suis sûr au moins de ne pas passer pour rien la nuit à la belle étoile. Si je ne fais pas mes affaires, je ferai celles de ce digne gentleman ; ce sera toujours cinq livres de rattrapées sur mes deux mille cinq cents.
XI
LA COLÈRE DU PEUPLE.
ès qu’il fut sorti de Spitalfields, James retrouva facilement son chemin et il se dirigea en courant vers White-Chapel.
Au coin de la rue du Nord, il croisa un groupe d’ouvriers ivres qui descendaient vers les Docks, et il lui sembla entendre, à l’extrémité de la grande artère qu’il suivait, des bruits confus de voix et des vociférations.
On eût dit, du reste, que l’alarme était déjà donnée, car de nombreuses escouades d’agents de police passaient au pas accéléré. Malgré l’heure avancée, on voyait çà et là aux fenêtres des femmes effarées et tremblantes.
En arrivant à l’angle du square de Beaumont, il ne put douter un instant de la gravité de la situation et de la tournure qu’allaient prendre les événements.
La fabrique de William Berney était attaquée par une foule furieuse qui venait d’en briser les grilles et se précipitait dans la longue avenue à l’extrémité de laquelle s’élevaient les ateliers.
Il ne lui restait plus qu’une porte à franchir pour se ruer dans l’intérieur de l’établissement, mais cette porte, faite d’épais madriers de chêne, semblait devoir résister longtemps aux assaillants.
À la lueur des torches que portaient quelques-uns des ouvriers, James reconnut Tom au premier rang des mutins.
Tête nue, les manches relevées, le colosse était armé d’un énorme essieu qu’il avait trouvé contre le mur et que deux hommes auraient eu peine à soulever. Il s’en servait comme d’un bélier.
À chaque coup qu’il frappait, c’était un gémissement des gonds et des ferrures. Mille hourrahs y répondaient, mais la porte ne cédait pas.
— Par la maison ! par la maison ! camarades ! entendit soudain James, qui s’efforçait vainement de se glisser au milieu des rangs pressés.
Il se retourna.
C’était Cromfort qui, accompagné de Welly, venait de pousser ce cri.
Rien n’était plus facile, en effet, que de pénétrer dans la manufacture par le pavillon qu’habitait M. Berney avec sa famille. Les deux constructions communiquaient par les bureaux dont l’entrée était dans la cour principale.
James se sentit épouvanté.
Il savait M. Berney en voyage ; son fils bien certainement était absent de la maison cette nuit-là comme toutes les autres, et miss Emma devait être seule avec quelques domestiques qui ne pourraient se défendre.
Dieu seul savait jusqu’où l’ivresse et la colère allaient pousser ces hommes.
En levant les yeux, il aperçut des ombres courant derrière les fenêtres éclairées, et il lui sembla reconnaître celle de la jeune fille.
Oubliant alors sa haine pour ne songer qu’à son amour, il renversa tout autour de lui. Ceux qui, obéissant au cri de Cromfort, s’étaient dirigés vers la maison d’habitation, trouvèrent le jeune ouvrier debout contre la porte et prêt à leur barrer le passage.
— Hurrah ! James, hurrah ! dirent les révoltés en reconnaissant leur camarade et en pensant qu’il n’était là que pour leur faciliter l’entrée dans le pavillon.
Aussi furent-ils stupéfaits lorsqu’ils le virent arrêter au passage ceux qui se présentaient.
— Impossible d’entrer, mes amis, leur dit-il, sans vouloir paraître s’opposer ouvertement à leur dessein, la porte est fermée.
— Enfonçons-la, dirent quelques-uns ; elle est moins solide que l’autre.
— Inutiles, garçons, en voici la clef.
Cromfort, en disant ces mots, s’était élancé auprès de James et s’efforçait de glisser dans la serrure une clef qu’il tenait à la main.
— Malheureux ! que veux-tu faire ? dit le frère de Mary en tentant d’arrêter Cromfort ; il n’y a dans cette maison qu’une femme ! Où as-tu pris cette clef ?
— Ah çà ! tu es donc un traître, toi ! se contenta de répondre l’ouvrier. À moi, vous autres !
Un groupe de mutins s’empressa de répondre à cet appel et, au même moment, James se sentit saisi par les jambes et jeté en bas des marches.
Il vit, en tombant, la porte s’ouvrir, et, du côté de l’usine, une gerbe de flammes s’élever vers le ciel.
Fatigués de sa résistance, ceux des hommes qui attaquaient la grande porte y avaient mis le feu.
C’était par deux issues, maintenant, que les ouvriers, furieux et irrités encore par les obstacles, prenaient possession de l’usine pour la mettre au pillage.
Brisé, meurtri par tous ceux qui lui avaient passé sur le corps, James se releva et bondit jusqu’au premier étage de la maison.
Il entendait à droite, du côté des bureaux, les envahisseurs qui en brisaient les portes.
Le feu venait de gagner les magasins de coton ; grâce au vent violent qui soufflait, dans quelques minutes peut-être l’usine entière allait être la proie des flammes.
Une porte était à sa gauche, c’était celle des appartements de M. Berney.
Il y frappa à coups redoublés.
Des cris de terreurs seuls lui répondirent.
— C’est moi, moi, James ! ouvrez ! cria-t-il alors de toutes ses forces en s’arc-boutant contre les panneaux. Ouvrez, miss, ou vous êtes perdue !
La porte cédant enfin sous son poids, il se précipita dans l’antichambre.
La fille de M. Berney, à demi-vêtue, s’était réfugiée dans le salon avec une de ses femmes.
Elle était pâle, tremblante et pouvait à peine se soutenir.
— Venez vite, miss, lui dit-il, en s’approchant d’elle.
La jeune fille poussa un cri d’espoir en le reconnaissant.
— Mais pourquoi ce bruit, cette foule ? Que nous veulent ces hommes ? demanda-t-elle.
— Vous le saurez trop tôt, miss. Fuyez, vous dis-je, nous n’avons pas un instant à perdre. Lorsqu’ils auront brisé les machines et les métiers, Dieu sait contre qui se tournera leur fureur aveugle et folle. C’est la colère du peuple.
— Non, ce n’est pas possible ; vous vous trompez.
— Je vous trompe ? Eh bien ! regardez, miss.
Il avait entraîné la jeune fille vers la fenêtre, d’où elle put voir les flammes qui gagnaient déjà les principaux bâtiments de l’usine.
Dans la cour, les révoltés brisaient les métiers qu’ils avaient enlevés des ateliers et ils éventraient les balles de coton.
C’était une horrible scène de pillage.
Miss Emma se rejeta en arrière avec un cri d’effroi.
— Fuyons, fuyons ! dit-elle en prenant la main de James et en s’enveloppant dans un manteau que sa femme de chambre venait de lui jeter sur les épaules.
Et, le conduisant elle-même, ils arrivèrent en haut de l’escalier.
Des cris se faisaient entendre au rez-de-chaussée.
Une douzaine d’hommes ivres et le visage noirci par la fumée se bousculaient dans le vestibule et cherchaient à enfoncer les portes de la salle à manger.
— Impossible par là, dit avec épouvante James qui s’était penché sur la rampe.
— Venez alors, reprit Emma. En passant par l’appartement de mon père et par la caisse, nous gagnerons la sortie qui donne sur le square.
Ils rentrèrent rapidement dans l’appartement de la jeune fille, et, après en avoir poussé la porte, ils prirent à travers le premier étage de la maison.
Miss Emma courait, folle, éperdue, renversant tout devant elle.
Le frère de Mary s’efforçait vainement de lui rendre un peu de calme.
Ils arrivèrent ainsi dans le bureau particulier de M. Berney.
À leur étonnement, la porte par laquelle il communiquait avec la caisse était ouverte et la pièce était éclairée.
James s’avança le premier, se doutant bien qu’il se passait là quelque chose d’étrange, et en en franchissant le seuil, il jeta un cri de colère.
Il venait de reconnaître Welly et Cromfort, qui, à l’aide d’une pince, cherchaient à faire sauter la porte du coffre-fort.
— Misérables ! dit-il, en s’élançant vers eux ; c’est donc pour voler à votre aise que vous avez poussé à la révolte les ouvriers de l’usine ?
— Eh bien ! qu’est-ce que c’est ? répondit Cromfort qui s’était mis sur la défensive, ne sachant tout d’abord à qui il avait affaire, mais qui avait promptement reconnu l’ouvrier ; monsieur James n’est pas content ?
— Je dis que vous êtes des voleurs et que je saurai bien m’opposer à votre action infâme.
Welly qui, à l’arrivée de James, s’était abrité derrière son complice, se découvrit tout à coup en étendant la main et en riant aux éclats.
Il venait d’apercevoir miss Emma et il la montrait à Cromfort avec un sourire ironique.
La jeune fille, à l’idée d’une rixe entre son sauveur et ces hommes, avait saisi celui-ci par le bras et elle cherchait à l’entraîner.
Quant à Cromfort, il avait levé sa barre de fer qui, dans ses mains, pouvait être une arme terrible, et tout en tenant James à distance, il lui disait brutalement :
— Chacun son goût, camarade ; tu aimes mieux les jolies filles, à ton aise ! Nous préférons les guinées. Fais ton affaire, crois-moi, et laisse-nous faire la nôtre.
— Malheureux ! s’écria James indigné et ne pouvant plus longtemps rester maître de lui, à cette insulte jetée à celle qu’il aimait plus encore qu’à lui-même.
Et se débarrassant de miss Emma, il se rua sur Cromfort, dont il esquiva adroitement le premier coup.
Ils roulèrent ensemble sur le parquet.
La jeune fille, épouvantée, était tombée sur un siège, et Welly se penchait pour ramasser la pince que Cromfort avait laissée échapper dans sa chute, lorsque soudain la porte par laquelle miss Emma et James devaient fuir vola en éclats, et une vingtaine d’hommes envahirent le bureau.
C’était un groupe de soldats et de policemen. M. Berney lui-même, qui, depuis quelques instants, était revenu de Liverpool, les conduisait, et ils étaient commandés par un jeune constable volontaire.
Derrière ce dernier, ne le quittant pas plus que son ombre et paraissant étouffer dans son uniforme, venait un gros homme essoufflé dont la tournure n’avait rien de guerrier. Bien certainement, ainsi que son chef, ce n’était qu’un auxiliaire de bonne volonté. Cependant il paraissait acharné contre les révoltés.
En voyant arriver ce secours inespéré, miss Emma s’élança à la rencontre de son père.
Quant à Cromfort et Welly, ils poussèrent un cri de rage et tentèrent un suprême effort pour s’échapper ; mais avant qu’ils eussent pu faire un mouvement, ils étaient saisis et garrottés, ainsi que James, qui ne s’était même pas défendu.
— Eh bien ! tu dois être satisfait, monsieur l’amoureux, dit avec cynisme et à haute voix Welly, après quelques minutes de silence, pendant qu’un policeman lui liait les mains ; nous n’aurons pas les billets de banque, mais tu n’auras pas non plus la demoiselle.
Le jeune ouvrier se contenta de hausser les épaules avec mépris.
Il n’avait pas vu que M. Berney, en entendant ces paroles, venait d’imposer brutalement le silence à sa fille, avec laquelle il avait échangé rapidement quelques mots.
Miss Emma avait baissé la tête en pâlissant et en étouffant un cri d’horreur.
Si James avait pu comprendre ce qui s’était dit entre eux, son cœur aurait bondi d’indignation.
En voyant arrêter son sauveur, miss Emma avait voulu expliquer sa conduite ; mais le manufacturier, dont l’esprit était aigri par le malheur qui le frappait, et qui, du reste, ne pouvait plus douter de l’amour des deux jeunes gens l’un pour l’autre, s’était contenté de répondre à sa fille, après l’apostrophe honteuse de Welly :
— Cet homme est leur complice ou votre amant. Choisissez !
Et sans souci des plaintes et des supplications de miss Emma, il lui avait ordonné de rentrer chez elle, pendant qu’ils se dirigeait avec les soldats et les policemen vers l’usine, dont la force armée gardait les issues depuis quelques instants déjà.
Lorsque William Berney arriva dans la cour, ceux des ouvriers qui n’avaient pu s’échapper étaient tenus en respect par les soldats qui les couchaient en joue, et les pompiers, après avoir fait la part du feu, cherchaient à préserver le bâtiment de la machine à vapeur.
La moitié de l’usine avait été la proie des flammes. Les torrents d’eau que lançaient les pompes faisaient jaillir, des débris incendiés, des nuages de fumée qui voilaient le ciel.
À l’arrivée de M. Berney, ce fut de la part des révoltés des cris de colère et de mort et une tentative désespérée pour échapper à leurs gardiens.
Sur leur refus de se rendre, un feu de peloton se fit entendre et vingt hommes tombèrent.
Ce devait être la fin de la lutte.
Une demi-heure plus tard, le manufacturier voyait passer devant lui, le visage crispé, les regards chargés de haine, enchaînés deux à deux, ces ouvriers pour lesquels il avait été impitoyable et dont un moment le colère venait de lui enlever plusieurs millions.
Malgré son flegme et son énergie, des larmes brûlantes roulaient dans ses yeux.
Le jeune constable, qui était venu si à propos au secours de M. Berney, se tenait auprès de lui, toujours escorté de son gros compagnon, et il semblait examiner avec le plus grand soin le visage de chacun des prisonniers.
On eût dit qu’il cherchait à reconnaître quelqu’un.
— Les misérables ! lui dit M. Berney, ils viennent de détruire en un instant un établissement que j’avais mis vingt années à organiser. Et on nous demande de la pitié pour ces hommes ! Je voudrais que tous vos philanthropes et vos utopistes aient assisté à cette scène de folie et de pillage. Ah ! je connais les meneurs, et j’espère bien qu’ils payeront leur crime.
— Non, vous ne les connaissez pas tous, répondit le jeune homme.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’il y a, cachés derrière tous ces malheureux, des chefs ignorés ; mais que moi je découvrirai, je vous le promet. J’ai le pressentiment qu’un de ces beaux soirs, je me trouverai en présence de gens de ma connaissance.
Le jeune homme ne se doutait guère qu’au moment où il s’exprimait ainsi, il était comme son gros compagnon, l’objet de l’examen attentif de deux matelots, qui, mêlés aux innombrables curieux que le bruit de la lutte avait attirés, ne le quittaient pas du regard.
— C’est bien lui, disait l’un des marins, mon correspondant était exactement renseigné. Vous voyez ces deux hommes, docteur. Après le colonel Maury, ce sont mes deux plus dangereux ennemis. Eux seuls peuvent me reconnaître ; c’est vous dire qu’ils doivent disparaître à tout prix. Ah ! capitaine Wesley, ah ! master Stilson, vous avez fait trois mille lieues pour me poursuivre. Patience, votre tour viendra !
Villaréal, en effet, car l’un de ces matelots était l’Hindou, ne se trompait pas.
Il avait bien à quelques pas de lui le jeune officier de Madras et le gai guichetier de Golconde ; mais ce dernier n’était plus que l’ombre de lui-même.
Son teint avait blêmi, ses larges joues s’étaient affaissées.
George Wesley, qui était arrivé à Londres avec le pressentiment que Nadir s’y était réfugié, n’en avait plus douté lorsqu’il avait appris au ministère des colonies que le prince Moura-Sing n’avait pas paru en Angleterre.
Plus tard, dans les nombreux attentats dont les rues de la ville avaient été le théâtre, il avait voulu reconnaître la main de l’Hindou, et il s’était engagé parmi les constable volontaires, dans l’espoir que le hasard le mettrait un jour en présence de l’homme qui, après avoir été auprès de miss Ada son rival heureux, s’était encore joué de lui.
Il avait alors entraîné master Stilson, dont l’abstinence avait fait un lion déchaîné, car le malheureux avait tenu son serment : depuis près d’un an il n’avait pas bu un verre de gin.
On le voit, le capitaine George Wesley avait raison en disant au manufacturier qu’il y avait derrière les révoltes des chefs qu’il espérait bien découvrir.
Seulement, il ne pensait pas qu’il fût aussi près d’eux ; surtout il ne songeait guère à cette rencontre qu’il devait faire quelques instants plus tard et que nous avons racontée dans le chapitre précédent.
— Dieu vous entende ! lui répondit M. Berney : mais celui que je voudrais voir en ce moment, c’est mon fils ; car, selon moi, c’est une sottise qu’il a faite qui est la cause de cette nuit de désastre.
— Votre fils ?
— Lui-même ! Vous devriez me rendre un service.
— Tout à vos ordres.
— Eh bien ! allez me le chercher, car il n’est pas rentré aujourd’hui.
— Où le retrouverai-je ?
— Parbleu, chez sa maîtresse, sans doute ! chez mademoiselle Saphir, entre ses deux dignes amis, Charles et Gérard Maury. Vous savez où elle demeure ?
— Non.
— Dove’s street, dans Piccadilly.
— J’y cours à l’instant.
— Ramenez-le, de gré ou de force, je vous prie ; il faut que je lui parle, peut-être que ce malheur sera une leçon dont il profitera.
— Dans une heure, je serai de retour. Quant à vous, monsieur Berney, du courage.
Ces mots prononcés, le jeune constable s’éloigna de l’usine pour remplir la mission pénible dont il venait de se charger, et le manufacturier remonta dans ses bureaux afin d’y réparer autant que possible le désordre causé par les scènes d’invasion dont ils avaient été le théâtre.
Pendant ce temps-là, on relevait les morts dans la cour de l’usine et on écrouait dans la prison de Clerkenwell ceux des révoltés qui étaient tombés entre les mains des policemen.
Tous les prisonniers avaient d’abord été enfermés dans une salle commune, et James, en n’apercevant pas Tom, craignit un instant qu’il ne fût parmi les morts, mais plusieurs ouvriers lui affirmèrent qu’il n’en était rien.
On avait vu le colosse, toujours armé de sa redoutable masse de fer, se frayer un passage à travers les rangs des soldats et disparaître, avec un grand nombre de mutins, par une des portes latérales de l’usine qui n’était pas gardée.
Rassuré sur ce point si important pour lui, car il ne doutait pas que Tom s’empresserait de se rendre auprès de sa mère et de Mary, James put alors réfléchir à sa situation.
Il sentait bien qu’elle était grave à cause de la haine de M. Berney, et il le comprit encore davantage lorsque, le lendemain matin, le directeur de Clerkenwell, assisté d’un inspecteur de police, vint faire l’appel des prisonniers et ordonna que lui, James, ainsi que Cromfort et Welly, fût mis au secret.
Lorsque le malheureux se vit seul, dans la cellule obscure où on l’avait conduit, tout ce qui s’était passé la nuit précédente lui revint à la mémoire et le désespoir s’empara de son âme, car il se demanda si M. Berney, dans sa colère aveugle, n’allait pas le confondre, non pas avec les révoltés, ce qui l’inquiétait peu, mais avec les misérables pour qui la destruction de l’usine n’avait été qu’une occasion de vol et de pillage.
Ces tristes pensées le ramenèrent tout naturellement à miss Emma, et il se prit à espérer en elle.
Il ignorait que M. Berney, malgré les pleurs et les prières de sa fille ; venait d’approuver et de signer le rapport de police sur les événements du square de Beaumont, et que ce rapport contenait cette phrase :
« En ce qui concerne les ouvriers James, Welly et Cromfort, ils ont été surpris et arrêtés dans le bureau particulier de M. Berney, au moment où ils tentaient de forcer la caisse pour s’emparer des valeurs qu’elle renfermait. »
Quant à mistress Davis, inquiète de l’absence prolongée de son fils, elle s’était décidée, dans la matinée, à aller aux informations.
Après avoir appris l’incendie de l’usine de M. Berney et l’arrestation de James, elle retourna à White-Chapel en proie au plus violent désespoir.
Là, dans cette petite maison que le bonheur seul avait visité pendant si longtemps, lorsqu’ayant tout dit à sa fille, elle vit celle-ci se jeter à ses genoux en s’écriant : « Pardon, mère, pardon, c’est moi qui ai perdu James ! » la pauvre femme, qui jusque-là n’avait eu que des pressentiments comprit tout enfin et pensa devenir folle de douleur.
XII
LES SUITES D’UN CRIME.
orsque la voiture que Villaréal avait prise en sortant de Star lane arriva à l’hôtel de Bedford square, la comtesse était rentrée dans son appartement depuis longtemps déjà.
Elle ne pensait certes pas que son mari pût tenir aussi rapidement la promesse qu’il lui avait faite. Peut-être qu’au moment même où sa mère entrait chez elle, la jeune femme désespérait en rêve de la revoir jamais.
Cependant, quelque hâte qu’il eût de lui annoncer l’heureux résultat de ses démarches, le comte ne voulut pas qu’on la réveillât.
Pressentant quel serait le désespoir d’Ada lorsqu’elle retrouverait sa mère privée de raison, il préférait, en conséquence, remettre cette entrevue pénible pour le moment où il pourrait y assister, ainsi que Saphir.
Or, il tenait à accompagner le docteur, et bien qu’il fût loin de supposer que les choses dussent être aussi dramatiques que nous les avons vues devenir chez M. Berney, il désirait néanmoins être témoin de ce mouvement populaire, afin de juger par lui-même de ce qui serait possible dans une circonstance analogue, et de la plus ou moins grande rapidité que la police anglaise apporterait dans la répression.
Il confia donc la pauvre idiote à la femme de chambre de la comtesse, en lui recommandant, pour le cas où Saphir arriverait avant son retour, de l’introduire auprès de sa mère.
Nous savons déjà que Yago avait conduit la courtisane chez son maître sans se douter qu’il avait été suivi.
Saphir oublia bien vite auprès de celle que nous devons appeler dès de moment lady Maury la scène qu’elle avait eue avec Edgar ; et la malheureuse Mary elle-même, momentanément du moins, s’éloigna de son souvenir.
Lorsque Villaréal rentra chez lui avec Harris, ils trouvèrent les deux femmes dans les bras l’une de l’autre.
Saphir était folle de joie de voir que sa mère était enfin enlevée à Bob ; si cela avait été possible, son amour pour le comte en aurait encore grandi.
Quant à la pauvre idiote, elle répondait instinctivement aux caresses de son enfant, en portant autour d’elle des regards étonnés qui semblaient avoir par instants des éclairs d’intelligence.
On eût dit que l’infortunée se souvenait ou faisait des efforts douloureux pour se souvenir.
Ses yeux allaient de ses vêtements presque sordides aux tentures luxueuses de l’appartement.
Appuyée sur sa fille, elle examinait les meubles les uns après les autres, les soulevait, cherchant évidemment à se rendre compte de leur usage, comme le fait un enfant qui ne sait pas encore et qui, par le toucher, s’efforce de comprendre.
Saphir guidait sa mère et répondait à toutes ses questions, espérant à chaque instant qu’elle allait revenir à la raison et qu’elle apprendrait enfin, elle, la pauvre fille vendue, le secret de sa naissance.
Cette scène touchante durait depuis plus de deux heures lorsque Villaréal et Harris, après avoir assisté à l’incendie de la manufacture de M. Berney, rentrèrent à l’hôtel et pénétrèrent dans le salon où les deux femmes les attendaient.
En apercevant le comte, qui avait eu soin, ainsi que le docteur, de changer de vêtements, Saphir se précipita vers lui pour le remercier, mais remarquant son air soucieux et préoccupé, elle s’arrêta dans son élan expansif.
Cependant, elle voulait savoir pourquoi sa mère avait été conduite dans cet hôtel plutôt que sans celui de Dove’s street.
Le comte lut sans doute ce désir dans les regards de la jeune fille, car il la prit par la main, l’attira doucement dans un des angles du salon et lui dit :
— Vous vous étonnez, mon enfant, que je vous aie fait venir chez moi au lieu de conduire votre mère chez vous ?
— Oui, je m’avoue que cela m’étonne et m’inquiète, répondit Saphir en rougissant, car Villaréal pressait affectueusement ses mains dans les siennes.
— C’est qu’il est temps, poursuivit le comte, sans paraître remarquer l’émotion de la jeune fille, que vous appreniez des choses que vous ignorez ; il est temps que vous vous prépariez à une existence tout autre que celle que vous avez menée jusqu’ici.
— Comte ! interrompit Saphir en baissant les yeux.
— Oh ! ce n’est pas un reproche que je vous adresse, ma pauvre enfant ; je sais que votre existence vous a été faite ainsi par les méchants et la fatalité ; mais vous avez trouvé en moi un ami qui ne vous abandonnera jamais.
Après ces premiers mots d’explication, Villaréal raconta rapidement à Saphir de quelle machination infernale sa mère avait été victime et les conséquences terribles qui s’en étaient suivies, sans lui dire toutefois que le complice de cet odieux attentat était là, près d’elle, la dévorant du regard et s’imposant comme châtiment de ne jamais l’appeler sa fille.
En effet, pendant que cet entretien avait lieu entre le comte et la jeune femme, Harris, les yeux fixés sur l’enfant de son crime, s’efforçait de retenir ses larmes, car il tremblait, lui, le sceptique et le misérable d’autrefois, d’entendre sortir de la bouche de la courtisane la malédiction qu’il méritait si bien.
Il craignait surtout d’être deviné par elle, ce qui lui eût fait perdre à jamais l’espoir de devenir le protecteur de celle dont il ne pouvait s’avouer le père.
Quant à lady Maury, enfouie dans un grand fauteuil et la tête entre ses mains amaigries, elle était retombée dans l’immobilité et le mutisme.
Les vains efforts tentés par son cerveau l’avaient accablée. De nouveau elle était seule, dans l’isolement de sa folie.
— Ce n’est pas tout, Sarah, car c’est le nom que vous devez reprendre et porter désormais, continua le comte ; vous avez une sœur.
— Une sœur ! exclama la pauvre fille.
— Oui, une sœur aînée. Ah ! ne craignez rien : elle vous aimera comme son enfant et remplacera pour vous la mère qui n’a pu vous protéger et vous défendre. Laissez-moi la prévenir. Dans peu d’instants je vais l’amener près de vous.
Et après avoir, une dernière fois, pressé avec affection les mains de Saphir, Villaréal fit signe à Harris de l’attendre et disparut par la porte qui conduisait dans l’appartement de la comtesse.
Ada dormait au moment où il entra dans sa chambre à coucher.
L’espoir que son mari lui avait donné lui avait permis pour la première fois depuis bien longtemps de trouver un peu de sommeil.
Aussi fut-elle singulièrement surprise lorsque, réveillée doucement par lui, elle le vit à son chevet.
— Qu’y a-t-il donc de nouveau, mon ami ? demanda-t-elle en levant vers lui ses grands yeux interrogateurs.
— Il y a, ma chère Ada, répondit le comte, que j’ai tenu ma promesse.
— Ma mère ?
— Votre mère est là, chez vous, mais il va vous falloir du courage, la pauvre femme a beaucoup souffert, la raison l’a abandonnée. Peut-être ne vous reconnaîtra-t-elle pas.
— Oh ! mon amour la guérira. Allons vite la rejoindre.
En disant ces mots, Ada, qui s’était enveloppée dans un peignoir, se dirigea rapidement vers le salon.
L’absence du comte avait été si courte que Saphir avait eu à peine le temps, en revenant à elle, après les étranges révélations qui lui avaient été faites, de lever les yeux sur Harris, dont elle ne s’était pas occupée jusque-là.
Frappée de la fixité et de la douceur de son regard, elle s’était approchée de lui et s’était aperçue alors que ses yeux étaient humides.
— Vous pleurez, lui dit-elle, vous aussi ; pourquoi ?
— Parce que je vous aime, moi aussi, répondit Harris en s’efforçant de rester maître de lui, et parce que, comme le comte, je veux être votre protecteur et votre ami, si vous voulez, mon enfant, de ma protection et de mon amitié. Ne me refusez pas, Sarah.
— Sarah ! comme lui vous m’appelez Sarah ! Merci. Vous savez donc tout ?
— Oui, je sais tout. C’est pour cela que je vous plains et que je vous offre mon affection.
— Oh ! je l’accepte, monsieur, je l’accepte de tout cœur. Soyez béni pour ces bonnes paroles.
Et Saphir, par un mouvement charmant de confiance et d’abandon, laissa tomber ses mains dans celles que le docteur lui tendait en tremblant.
C’en était trop pour le malheureux. Il attira la jeune fille à lui par un mouvement convulsif, involontaire, la serra vivement dans ses bras, toucha son front de ses lèvres et se rejeta bien vite en arrière en étouffant un sanglot.
Au même instant, le comte et la comtesse entraient dans le salon.
— Ma mère ! ma mère ! dit Ada en se jetant aux genoux de l’idiote et en lui faisant un collier de ses bras nus, sans s’inquiéter autrement des personnes qui étaient là. Elle ne les avait même pas aperçues.
À cette voix qu’elle entendait pour la première fois, à cette étreinte affectueuse qui n’était pas celle de Saphir, la seule, hélas ! dont elle eût l’habitude depuis bien longtemps, la folle leva les yeux et contempla avec une espèce de terreur cette belle jeune femme qui la tenait entrelacée et dont les lèvres n’interrompaient leurs baisers que pour lui dire des paroles d’amour.
Pendant un instant la comtesse put croire que sa mère allait se souvenir, car la pauvre femme, les yeux fixés sur les siens, cherchait évidemment à se rendre compte de ce qui se passait.
Ce n’était là qu’une lueur fugitive dans ce cerveau voué aux ténèbres ; car à une dernière tentative de la jeune femme qui lui disait : « Mère, c’est moi, Ada, votre petite fille, celle que vous aimiez tant ! » la folle baissa la tête et murmura :
— Ma fille ?… Saphir, Saphir !
La malheureuse ne savait même plus, des noms de son enfant, que celui que la prostitution lui avait donné.
Ada se releva les yeux remplis de larmes et le désespoir peint sur son visage.
— Vous le voyez, dit-elle à Villaréal, ma mère ne me reconnaît même pas.
— Espérez, mon amie, lui répondit celui-ci et tendez la main à votre sœur.
En disant ces mots, il avait montré à la comtesse la jeune fille, qui l’examinait curieusement et n’osait faire un pas.
— Ma sœur ?
— Oui, votre sœur ; lorsque sir Arthur Maury a chassé de chez lui sa femme, pauvre victime d’un crime dont il était le véritable auteur, elle portait Sarah dans son sein. C’est bien là la vérité, n’est-ce pas, docteur ?
— C’est vrai, madame, répondit Harris, je vous le jure.
Sans attendre ce serment, miss Ada avait ouvert ses bras à Saphir ; mais celle-ci, comme si elle n’eût osé répondre à cet appel, courba la tête en murmurant dans un sanglot :
— Oh ! non, madame ; non, si vous saviez !
— Je ne veux rien savoir, ma sœur chérie, dit Ada en attirant la jeune fille sur son cœur. Je ne veux comprendre qu’une seule chose, c’est que nous serons deux à l’aimer, à prier pour elle. Je ne veux avoir qu’une espérance, c’est que Dieu voudra peut-être qu’un jour la raison de notre pauvre mère se réveille sous nos baisers. Vous la soignerez, n’est-ce pas, docteur ? Vous la guérirez ?
— Je tenterai tout pour réussir. C’est là du moins, madame, ce que je vous promets de faire.
— Ah ! tenez, mon ami, dit la comtesse de Villaréal sans abandonner la tête de Saphir qui reposait sur son épaule ; je vous aimais bien, mais maintenant que vous m’avez rendu ma mère et donné une sœur, ma vie tout entière ne me suffira pas pour vous prouver ma reconnaissance et mon amour.
En entendant ces paroles, Saphir s’arracha brusquement des bras de miss Ada et, pâle, tremblante, s’avança rapidement vers le comte.
— Son amour ! lui dit-elle, les lèvres frémissantes et en lui prenant les mains, son amour ! Que veut-elle donc dire ?
Villaréal comprit que la jalousie venait de mordre au cœur la malheureuse enfant. Durant toute cette scène, il avait oublié que Saphir l’aimait, et il voyait maintenant, mais trop tard, combien cette affection était profonde et sincère.
Il voulut alors en terminer d’un seul coup avec cette situation pénible.
— J’avais oublié de vous dire, Sarah, lui répondit-il d’une voix tout à la fois douce et ferme, que votre sœur, miss Ada Maury, est la comtesse de Villaréal, ma femme bien-aimée.
— Votre femme ! ma sœur ?
Saphir ne put en dire davantage ; car, foudroyée par cette révélation inattendue, qui lui montrait l’abîme ouvert entre son amour et Villaréal, la pauvre fille jeta un cri de douleur et roula inanimée sur le parquet, avant que personne eût pu la soutenir.
En entendant ce cri, la folle bondit du siège sur lequel elle semblait assoupie, et écartant vivement le comte et la comtesse, qui s’étaient penchés pour relever Saphir, elle se jeta sur le corps de son enfant.
Harris, qui n’avait rien compris à cette scène, qui n’en avait vu que les effets, s’était précipité lui-même au secours de la jeune fille.
Sa tête reposait sur les genoux de sa mère ; il s’agenouilla près d’elle, mit la main sur son cœur pour se rendre compte du danger qu’elle courait, et approcha son visage de la bouche entr’ouverte pour s’assurer qu’elle respirait encore.
Or, le cœur de Saphir battait à peine, ses lèvres ne laissaient échapper qu’un souffle insaisissable ; et le docteur, fou de désespoir, croyant qu’il allait perdre celle qui venait à peine de lui être rendue, le docteur la prit dans ses bras vigoureux et la transporta sur une chaise longue, en murmurant à son oreille ces mots qu’il pensait plus puissants que toute sa science :
— Sarah ! ma fille, mon enfant !
— Sa fille ! dit miss Ada avec un gémissement d’horreur et en interrogeant son mari du regard.
Son mari l’interrompit vivement pour lui montrer ce qui se passait à quelques pas d’elle.
En se voyant enlever Saphir, la folle avait suivi le docteur, et tout à coup, au moment où, le visage crispé, l’œil hagard, la physionomie bouleversée, celui-ci s’efforçait de rappeler la jeune fille à la vie ; il se sentit repoussé brutalement, et en relevant la tête, il vit lady Maury, debout, la main étendue vers lui et le dévorant des yeux.
Sous ce regard, il se sentit trembler et fit un pas en arrière.
Lady Maury le rejoignit d’un bond.
Il voulut reculer encore, mais elle le saisit par le bras, et, l’amenant brusquement en face des candélabres qui brûlaient sur la cheminée, elle lui mit le visage en pleine lumière.
Là, elle le considéra quelques instants, et la haine opérant soudain dans son esprit la transformation que l’amour avait vainement tentée, elle s’écria, les yeux pleins d’intelligence et de colère :
— Ah ! Dieu me permet enfin de vous reconnaître, Albert Moore, pour vous dire que vous êtes un misérable et un lâche, et que je préférerais voir mourir à l’instant même cette enfant plutôt que de l’entendre jamais vous appeler son père.
Puis, brisée par cet effort, la pauvre femme tomba dans les bras de miss Ada en versant des pleurs qui devaient achever de la sauver.
— Du courage, docteur, dit Villaréal à Harris, en l’entraînant vers la pièce voisine. L’homme ne se relève vraiment que par l’expiation. Venez, Saphir n’a plus besoin de nous.
La jeune fille, en effet, était revenue lentement à elle.
Sa première action avait été d’appeler doucement la comtesse et de lui dire en lui tendant la main :
— Voulez-vous m’aimer un peu, ma sœur ? Oh ! moi, je vous aimerai tant !
Miss Ada lui répondit par un baiser.
Harris et Villaréal étaient sortis.
Pendant ce temps-là, maître Bob continuait patiemment sa faction.
L’honnête tavernier se disait que c’était une singulière maison que cet hôtel dont les fenêtres, sans qu’il y eût réception, étaient encore éclairées à quatre heures du matin, et il en concluait assez logiquement que son inconnu n’avait pas eu tout à fait tort de lui en confier la surveillance, mais seulement qu’il avait été bien peu généreux de ne lui offrir que cinq livres en récompense de cet important service.
XIII
LE CABARET DU CHAT NOIR.
i, quelques jours après les événements que nous venons de raconter, nous pénétrons à neuf heures du matin dans un petit cabaret situé à l’entrée de Scotland Yard et connu sous le nom de Black Cat’s tavern, nous retrouverons une de nos vieilles connaissances, master Stilson lui-même, dans un personnage assis devant une table, sur laquelle brille, comme un gobelet d’argent, une pinte de pale ale à peine entamée.
Le gros geôlier de Golconde, devenu policeman par vengeance, a bien le physique de l’emploi. Sa physionomie est sombre et renfrognée.
Depuis qu’il s’est fait le compagnon du capitaine Wesley, on ne l’a pas vu rire une seule fois, et la fade boisson qu’il a devant lui et qu’il touche seulement du bout des lèvres dit assez avec quelle fidélité il a tenu son serment.
Cependant, malgré le flegme et le calme que lui ordonnent ses nouvelles fonctions, maître Stilson paraît préoccupé.
Il attend bien évidemment quelqu’un, car déjà plusieurs fois il est allé sur le pas de la porte de la taverne pour inspecter la rue.
Ce manège durait depuis près d’une heure, lorsque l’ex-guichetier se dérida tout à coup et poussa un soupir de satisfaction.
Un nouveau client venait d’entrer dans le cabaret.
C’était le digne Bob.
L’honnête tavernier jeta d’abord autour de lui ce regard inquiet et rapide des gens qui craignent toujours de faire une fâcheuse rencontre ; puis, ayant reconnu Stilson, il se dirigea de son côté et s’en vint tomber près de lui, comme s’il fût brisé de fatigue, sur le large banc qui garnissait tout un côté de la salle.
Maître Bob, en effet, paraissait tout à la fois souffrant et fort ému. Stilson s’était aperçu qu’il traînait la jambe, et de plus, il portait sur le côté droit du front un large emplâtre qui, si cela eût été possible, l’eût rendu plus laid encore que ne l’avait fait dame nature.
— Que diable avez-vous donc là ? lui demanda le policeman volontaire, et qu’y a-t-il de nouveau ?
— Ah ! permettez, mon digne ami, que je me remette un peu, répondit le tavernier en gémissant ; je suis rompu et ce ne sera pas trop d’un bon verre de brandy pour me rendre la mémoire.
Passant immédiatement du désir à l’exécution, Bob appela la servante du cabaret et lui ordonna de lui apporter un flacon d’eau-de-vie.
— Parfait ! dit-il, après avoir avalé d’un seul trait un grand verre de sa liqueur favorite, parfait ! Tiens ! que buvez-vous là ? Du pale ale ! Un gaillard comme vous. Allons donc, goûtez-moi ce brandy !
— Non, je ne bois pas de liqueur, répondit sèchement Stilson.
— Ah bah ! Votre Honneur serait-elle de quelque société de tempérance ? poursuivit Bob avec ironie ; teetotaller peut-être ! Mon compliment sincère, mais moi, j’aime mieux boire de tout que de ne pas boire du tout.
Le brave guichetier allait probablement se fâcher de ces plaisanteries qui ravivaient ses plaies, mais l’entrée du capitaine George dans la taverne le calma fort à propos.
Le jeune officier s’était rapidement rapproché de nos deux personnages.
— Eh bien, demanda-t-il à Bob, as-tu réussi ?
— Oui, monsieur, et j’ai failli y laisser ma peau. La phrase a fait un tel effet que j’ai pensé que le mulâtre allait m’achever. Voilà ma situation perdue, car pour cent livres, je ne passerais pas aujourd’hui dans Star lane.
— Voyons, raconte-moi comment les choses se sont passées.
— Ça vous intéresse donc beaucoup ?
— Maître Bob, je vous ai déjà donné vingt livres. En voici cinq, et je n’en resterai pas là si vous me servez bien ; mais faites-moi le plaisir de ne pas oublier que je vous paye pour me dire la vérité. Souvenez-vous aussi que le cabinet de sir Richard Mayne est de l’autre côté de la rue. Vous pouvez voir d’ici les fenêtres de l’honorable chef de la police métropolitaine.
Le premier argument du capitaine George avait certainement sa valeur, et le misérable le prouva en prenant les cinq livres qu’il fit lestement disparaître dans sa poche ; mais le second était peut-être plus puissant encore, car on sait que le nom de sir Richard Mayne avait, pour de fort bonnes raisons, le privilège de rendre Bob souple comme un gant.
Aussi s’efforça-t-il de sourire en répondant à son interlocuteur :
— Je plaisantais, capitaine, je plaisantais, pas autre chose ! La preuve c’est que je vais vous dire tout ce qui s’est passé. Vous allez voir que je ne suis pas précisément un imbécile.
— Je ne l’ai jamais pensé un instant, maître Bob ; je vous écoute.
— Vous vous rappelez que lorsque je vins vous trouver Russell place, le lendemain de la nuit où vous m’aviez ordonné de surveiller la maison de Bedford square, je pus seulement vous dire qu’elle était habitée par le comte de Villaréal, sa femme et le mulâtre, et que jamais on n’y voyait entrer de visiteurs.
— C’est fort bien. Alors je t’ai chargé de surveiller Yago, tandis que moi, je me promettais de guetter le comte de mon côté. Seulement, comme pour des motifs que j’ignore, tu semblais croire que le mulâtre ne s’empresserait pas de te prendre pour confident, j’ai réduit ton rôle à celui-ci : te rencontrer avec lui dans une foule comme par hasard, et lui dire à haute voix quelques mots en hindoustani, mots que j’écrivis même sur un bout de papier afin que tu pusses les lire à ton aise jusqu’à ce qu’ils fussent gravés dans ta mémoire : Sahib Yago, Bunde-ne su, adut asil kee.
— C'est-à-dire : Bonjour, seigneur Yago, que je suis heureux de vous revoir ! Cinq minutes après votre départ, je savais ça comme le God Save the Queen.
— Alors ?
— Alors, pendant que vous cherchiez en vain à rencontrer le comte de Villaréal, car vous m’avez dit que nous n’aviez pu l’apercevoir une seule fois…
— C’est vrai.
— Moi, je perdais également mon temps à poursuivre ce satané Yago. Ce diable de mauricaud ne sortait jamais qu’en voiture, et je désespérais vraiment de satisfaire Votre Honneur, lorsque, hier soir, il me vint une idée.
— Voyons cette idée.
— Au moment où le domestique du comte de Villaréal passait, toujours en voiture, à l’angle de Bedford square, que j’ai choisi comme poste d’observation, je me suis laissé adroitement attraper par les chevaux, et je suis tombé à terre en poussant les cris d’un homme à demi-mort. Du reste, j’avais fait si bien les choses, en toute conscience, que j’avais failli être tué par un coup de brancard à la tête et que j’avais une jambe très-sérieusement endommagée. C’est à peine si je puis marcher, je vais vous faire voir.
— C’est inutile, dit vivement Wesley en arrêtant Bob, qui se préparait à mettre son mollet à nu pour découvrir la blessure qu’il n’y avait reçue qu’en imagination ; c’est inutile, je te payerai ta tête et ta jambe, continue.
— Ah ! très-bien, dit effrontément l’ex-convict, c’est que, voyez-vous, capitaine, je ne dis jamais que la vérité.
— J’en suis convaincu, infernal bavard.
— Or donc, il faisait déjà nuit, le cocher crut qu’il m’avait écrasé, il arrêta ses chevaux, et Yago, qui ne m’avait pas reconnu, se précipita vers moi pour me secourir, ainsi que les quelques personnes que l’événement avait attirées.
« C’est alors qu’entrouvrant un œil, malgré les atroces douleurs que je ressentais, je dis au mulâtre la phrase en question : Sahib Yago, bunde-ne su, adut asil kee. C’est bien ça, n’est-ce pas, capitaine ?
— Oui, oui ; après ?
— Après ? Ce fut comme un coup de foudre. Yago, qui s’était penché sur moi, se releva brusquement, et je le vis pâlir sous sa face de nègre. Mais le gaillard est très-fort, car il redevint aussitôt maître de lui, et il se contenta de me demander pourquoi je lui avais parlé ainsi.
— Tu lui répondis ?
— Je lui répondis tout simplement que c’était parce que j’étais véritablement enchanté de le voir, et qu’il n’y avait rien d’extraordinaire que je connusse deux ou trois mots d’Hindoustani, puisque j’étais allé en Australie, où il y a beaucoup de ses compatriotes. Car je suis allé en Australie, Votre Honneur, comme tant d’autres, pour chercher de l’or.
— Oui, pour cela ou toute autre chose, ça m’est égal. Ce qu’il y a d’important, c’est que tu as réussi comme je le désirais. Je suis content de toi, et pour te le prouver, voici cinq livres à ajouter aux vingt-cinq que je t’ai déjà données. Quant à toi, mon brave Stilson, je crois que, sans manquer à ton serment, tu peux t’offrir un verre de sherry ou de brandy, à ton choix.
— Non, pas encore, capitaine, répondit le brave homme en soupirant.
— Comment ! sans manquer à son serment ! exclama Bob. Votre ami a juré de ne plus boire ! Quelle imprudence ! moi qui le prenais pour un teetotaller par goût !
Et dans le but unique, sans doute, de démontrer sa répugnance pour de tels engagements, le tavernier de Star lane vida son verre pour la dixième fois au moins.
La nouvelle générosité du jeune officier l’avait mis si bien en joie, qu’il avait même oublié les blessures si graves qu’il avait reçues en se jetant à côté des roues de la voiture de Yago.
— Maintenant, mes garçons, dit George Wesley en se levant, attendez-moi ici vingt minutes. Je crois qu’à mon retour j’aurais des ordres intéressants à vous donner.
— Si ce n’est pas être trop indiscret, où allez-vous, capitaine ? hasarda Bob.
— En face, chez le préfet de police.
— Ah ! pas de bêtises, au moins, poursuivit vivement le tavernier redevenu sérieux tout à coup. Votre Honneur sait que sir Richard Mayne et moi nous sommes en délicatesse, et vous ne voudriez pas, pour prix de ses services, compromettre un pauvre père de famille.
Comme George Wesley savait parfaitement que toute la famille du misérable se composait uniquement de la vieille Mab, sa servante, il ne put s’empêcher de rire de son appel à la pitié, mais il le rassura néanmoins et disparut en traversant Scotland yard.
C’était au fond de cette impasse que se trouvait l’hôtel du chef de la police métropolitaine.
Enchanté de ce qu’il venait d’apprendre, car il n’y avait plus de doute pour lui, le comte de Villaréal et Nadir n’étaient qu’un seul et même personnage, et la comtesse était bien certainement miss Ada, le jeune officier gravit lestement l’escalier qui menait au cabinet de sir Richard Mayne.
Malheureusement, l’huissier auquel il s’adressa dans l’antichambre lui dit qu’il devait attendre, car le préfet avait déjà quelqu’un chez lui.
Presque au même instant la porte du cabinet de sir Richard s’ouvrit, et le capitaine George ne put retenir un mouvement de surprise, en reconnaissant miss Emma Berney dans la personne que le gentilhomme anglais reconduisait avec des marques évidentes de respectueuse sympathie.
La jeune fille était pâle et sous le coup d’une émotion si violente qu’elle passa auprès l’ami de son père sans lever les yeux.
Quant à sir George, il n’eut pas le temps de réfléchir à tout ce que cette rencontre avait de singulier, car l’huissier l’ayant averti que le chef de la police l’attendait, il se hâta de se rendre à cette invitation, en ne songeant plus qu’au but de sa visite.
Sir Richard Mayne était à cette époque un homme d’une cinquantaine d’années à peu près, mais il paraissait plus jeune encore, grâce à sa taille svelte et élancée.
C’était le type complet de l’aristocratie anglaise, dans ce qu’elle a de particulièrement fin et distingué.
Avec ses longs favoris et sa tournure militaire, on l’eût pris volontiers pour un officier de horse-guards habillé en bourgeois.
La population londonienne savait qu’à des formes extrêmement courtoises, il alliait une grande énergie et un courage à toute épreuve.
On l’avait vu plusieurs fois charger à la tête de ses hommes, notamment pendant les derniers troubles qu’avaient suscités les fenians.
Par tempérament, sir Richard était doux et bon, mais on le trouvait armé d’une rigueur inflexible lorsqu’il s’agissait de faire respecter la loi.
Ce n’était pas la première visite que le capitaine George faisait à l’honorable chef de la police métropolitaine, car sir Richard Mayne salua le jeune officier, en l’appelant par son nom, avant que de lui demander ce qui l’amenait de nouveau.
Ces échanges de politesse accomplis, George Wesley prit immédiatement la parole.
— Sir Richard, dit-il, vous vous souvenez qu’il y a trois mois à peu près, je suis venu vous prier de m’accepter parmi les constables volontaires que vous engagiez à Londres, en vue des mouvements populaires qui étaient à craindre.
— C’est vrai, monsieur, et je n’ai pas eu à me repentir de cet appel à la bonne volonté de mes concitoyens. C’est par milliers qu’ils sont accourus, comprenant, mieux que ne le font les Français nos voisins, qu’il n’y a rien de plus honorable que de faire partie des défenseurs de l’ordre et de la propriété.
— Eh bien, je dois faire à Votre Honneur un aveu, poursuivit sir George, c’est que je n’avais pas pour but unique d’être utile à la chose publique. J’arrivais des Indes, vous le savez, lorsque j’ai eu l’honneur de vous voir pour la première fois, et je n’étais rentré en Europe que pour me mettre à la poursuite d’un misérable, qui s’était réfugié à Londres après s’être joué de la justice du gouvernement colonial.
— J’ai déjà, en effet, entendu parler de cette affaire, mais j’avoue que jusqu’à présent j’ai hésité à croire tout ce qui m’a été raconté à ce sujet. Un seul fait est évident, c’est que le prince Moura-Sing, que le vice-roi avait muni de lettre de recommandations, n’est pas arrivé à Londres, et que le fils adoptif du radjah s’est évadé mystérieusement du tombeau où il avait été enseveli. Le prince est-il mort ? Jusqu’ici, officiellement du moins, on l’ignore, et ce Nadir est-il en Angleterre, comme on le suppose ? C’est ce que je ne saurais vous dire.
— Eh bien, sir Richard, moi je suis certain que cet homme est à Londres. Il y est sous le nom du comte de Villaréal et il habite Bedford square avec la fille de sir Arthur Maury, qu’il a enlevée.
— La fille du colonel Maury ?
— Elle-même ! Et comme ce Villaréal ou plutôt Nadir poursuit à l’égard de sir Arthur une œuvre de vengeance implacable, car il l’accuse de son arrestation, tout permet de supposer que c’est lui qui a fait assassiner ou tout au moins disparaître les deux fils du colonel et leur ami Edgar Berney.
— Oui, ces trois gentlemen ont disparu depuis plus de quinze jours et mes agents les ont vainement cherchés.
« Il y a tout lieu de craindre qu’ils aient été victimes d’un crime. Qui vous fait supposer que c’est ce Villaréal qui en est l’auteur ? Je comprendrais encore de sa part un attentat contre les fils de sir Arthur, mais contre M. Edgar Berney, pourquoi ?
— Parce que le fils de M. Berney était l’amant de Saphir que Villaréal entretenait. Par jalousie sans doute il a voulu s’en défaire.
— Comment, l’amant de cette Saphir qui fait si grand bruit depuis six mois ! Mais vous me disiez qu’il avait enlevé miss Ada Maury.
— Peut-être a-t-il cessé d’aimer miss Ada, ou peut-être Saphir n’est-elle entre ses mains qu’un instrument, car je dois dire encore à Votre Honneur que Nadir, selon moi, poursuit ici un double but. Si j’en crois ce qui se dit partout aux Indes, depuis le procès des conspirateurs d’Hyderabad, cet Hindou, qu’on prétend le fils de Feringhea, devait jouer le rôle d’une espèce de prophète et prêcher la révolte dans nos possessions asiatiques. N’est-il pas permis de supposer que, ses projets avortés, il ait voulu faire de l’Angleterre son champ de bataille ? Vous allez me trouver bien hardi d’émettre une opinion sur des choses que vous savez mieux que moi, mais je suis poursuivi par cette idée fixe que le comte de Villaréal, comme il se fait appeler, n’est pas étranger à ces attentats nocturnes dont Londres est le théâtre depuis plusieurs mois. Ces attentats, vous l’avez remarqué, sont commis à l’aide d’un procédé d’étranglement absolument hindou.
— C’est vrai.
— De plus, je le crois un des chefs occultes du fenianisme.
— D’où vous vient cette pensée ?
— De ce qu’il est connu d’un misérable tavernier de Star lane, qui l’a vu plusieurs fois dans son établissement, en compagnie des gens les plus mal famés et déguisé en matelot.
— Vous avez peut-être raison, sir George, mais que faire ?
— Que faire ? M’autoriser comme policeman à pénétrer dans l’hôtel de Bedford square pour y arrêter Villaréal.
— Y pensez-vous ? Ne savez-vous pas qu’en Angleterre le domicile est inviolable, et ne connaissez-vous pas l’acte du Parlement de 1769 sur l’habeas corpus, qui, hors du cas de flagrant délit, ne permet d’arrêter personne sans une plainte appuyée de preuves irrécusables ou sans un commencement d’instruction ?
— C’est vrai, mylord ! C’est alors à mon tour de vous demander : Que faire ?
— Il faudrait d’abord interroger ce tavernier. Quel homme est-ce ?
— Je l’ignore, mais il paraît craindre singulièrement d’être mis en présence de Votre Honneur.
— Alors il parlera. Vous aurez la complaisance de me l’envoyer. Je lui promettrai l’impunité pour ses méfaits passés. Et cette Saphir ?
— C’est sa fille.
— Sa fille ! Je la ferai venir.
— Elle n’est pas rentrée chez elle depuis la nuit où je l’ai suivie jusqu’à l’hôtel de Villaréal.
— Comment ! elle aussi, disparue !
— Oh ! volontairement, je le crois.
— Tout cela, en effet, est assez étrange, et je vous remercie de vos communications, mais mon respect pour nos lois me recommande la plus grande prudence. Il se peut que vous vous trompiez, et je n’ai pas besoin de vous faire remarquer quelle faute je commettrais s’il se faisait que le comte de Villaréal fût ce qu’il se dit être et non ce que vous le supposez. Je vais prendre tous mes renseignements, le faire surveiller, et j’espère que bientôt, je pourrai vous faire part de ma décision.
— Je me tiendrai aux ordres de Votre Honneur.
— Seulement, je ne pourrai m’occuper de cette affaire que dans quelques jours. La triple condamnation à mort qui vient d’être prononcée par la cour centrale criminelle, va probablement donner lieu à quelques troubles, j’ai des mesures urgentes à prendre et j’ai besoin de tout mon monde.
— Oui, je sais, en effet, que trois des ouvriers de M. Berney ont été condamnés à être pendus. La cour n’a-t-elle pas fixé leur exécution au 10 juillet ?
— Parfaitement. Le lendemain même je m’occuperai de Villaréal, je vous le promets.
Après avoir dit ces mots, sir Richard Mayne se leva, indiquant ainsi au capitaine George que son audience était arrivée à son terme.
Celui-ci sortit après avoir remercié le chef de la police métropolitaine en même temps de son bon accueil et de ses promesses.
Cinq minutes après, le jeune officier retrouvait Stilson et Bob au cabaret du Chat Noir.
Le flacon d’eau-de-vie du tavernier était vide, mais la fiole d’ale du geôlier de Golconde était toujours à moitié pleine.
— Eh bien ! capitaine ? dit ce dernier à sir George.
— Ah ! mon brave Stilson, répondit l’officier en souriant, il faut t’armer de courage, tu en as encore pour quelques jours d’abstinence.
— J’attendrai, répondit philosophiquement le brave homme.
— Quant à vous, maître Bob, poursuivit Wesley, vous pouvez retourner à vos affaires, mais si par hasard il se présentait dans Star lane quelque policeman, ne soyez pas effrayé, vous ne courez aucun danger : sir Richard Mayne fait au contraire grand cas de vous. Il m’a chargé de vous assurer de sa bienveillance.
— By God ! vous ne me trompez pas, au moins, capitaine ?
— Je vous en donne ma parole.
— C’est parfait ! on attendra vos instructions.
Et maître Bob, que le voisinage de sir Richard Mayne inquiétait malgré tout, se hâta de sortie de Black Cat’s tavern et de se diriger à grands pas, c’est-à-dire en oubliant complètement qu’il avait été blessé à la jambe, vers des parages moins dangereux pour lui.
Instinctivement alors plutôt que par réflexion, car il était à peu près ivre, le misérable prit le chemin de Piccadilly, où en arrivant à l’angle de Dove’s street, il se dit que le moins qu’il lui était permis après ce qui s’était passé, était de faire une petite visite à Saphir.
Seulement, il trouva porte close, car la jeune fille, ainsi que l’avait dit le capitaine George, n’avait fait chez elle qu’une fort courte apparition depuis la nuit où Yago l’avait emmenée.
Cette déconvenue permit au vertueux Bob de ne pas regretter la petite trahison dont il se rendait coupable envers Saphir et ses amis ; et pour se consoler tout à fait, il courut si bien les public houses du voisinage que, le soir même, les passants attardés dans Dove’s street furent vivement émus du désespoir d’un pauvre père qui, accroupi sur le pas de la porte de certain hôtel que nous connaissons, fondait en larmes en gémissant sur l’ingratitude de sa fille.
Le tendre Bob pleurait Saphir !
XIV
UN BAISER MORTEL.
’était bien, en effet, miss Emma que le capitaine George avait rencontrée dans l’antichambre de sir Richard Mayne, et pour expliquer cette étrange démarche de la fille du manufacturier, il nous faut faire quelques pas en arrière, afin de retracer les événements qui se sont succédé avec une rapidité fatale après l’incendie de l’usine de M. Berney.
Le mouvement populaire de Beaumont square n’avait pas été isolé ; des tentatives du même genre avaient été faites dans d’autres quartiers de Londres, à Manchester et à Liverpool ; mais partout la répression avait été si rapide que force était toujours restée à la loi.
Harris et Villaréal avaient immédiatement compris qu’ils devaient se montrer fort prudents et s’abstenir, momentanément du moins, de tous rapports avec les chefs fenians, que cet échec avait sinon refroidis, tout au moins dispersés.
De plus encore, chacun de nos deux personnages était préoccupé d’intérêts absolument personnels.
Le comte, instruit par Yago de l’incident Bob, avait flairé là un piège et un danger, sans supposer toutefois que le tavernier oserait tenter, vu ses antécédents, des rapports même les plus indirects avec le chef de la police.
C’était compter, nous n’oserions dire sans les désirs de l’ex-convict de devenir honnête, mais sans sa colère et son amour de l’argent.
Villaréal avait bien fait chercher Bob ; mais on ne l’avait pas trouvé dans son honorable établissement de Star lane ; ce qui s’explique assez, puisqu’il avait établi son quartier général sous les ombrages de Bedford square.
Quant au docteur, depuis qu’il avait retrouvé sa fille et courbé le front devant lady Maury, il n’était plus le même. Il semblait vivre surtout, non pour cette œuvre sociale à laquelle il avait voué sa vie, mais pour cette vengeance que Villaréal lui avait annoncée comme prochaine.
Cependant, malgré ces préoccupations constantes, Harris n’avait pas commis la lâcheté d’abandonner les malheureux qu’il avait poussés en avant, et il était parvenu, grâce aux nombreux amis que lui avait conquis son ministère, à faire mettre en liberté la plus grande partie des ouvriers de M. Berney.
Ses efforts étaient restés inutiles à l’égard de trois de ces hommes : James, Welly et Cromfort.
Dès le surlendemain des événements que nous avons racontés, l’instruction de l’affaire avait été ouverte, et on se souvient que le document principal de cette instruction était le rapport dans lequel le pauvre James, grâce à M. Berney lui-même, était compris dans la même accusation de vol que les deux misérables dont la fatalité et la haine aveugle du manufacturier le faisaient le complice.
Lorsqu’elle fut au courant du danger que courait celui qui l’avait deux fois sauvée et qu’elle aimait, miss Emma se jeta aux genoux de son père ; mais celui-ci fut inflexible.
Il ne voulut voir dans les prières de sa fille qu’une preuve de plus de son amour pour James ; et quand, quelques jours plus tard, il se laissa émouvoir par les larmes de madame Davis et de Mary, il était trop tard ; le malheureux jeune homme était déjà renvoyé par le jury d’accusation devant la cour centrale criminelle ainsi que Cromfort et Welly.
Pour sauver James, il eût fallu que M. Berney démentît le rapport qu’il avait signé et les dépositions qu’il avait faites.
Furieux de la perte de sa fortune, car l’incendie de son usine l’avait à peu près ruiné, et de la disparition de son fils, le manufacturier n’eut pas le courage de faire ce que l’honneur lui commandait.
Pour chasser de son esprit tout remords, il s’efforça de se persuader que James était véritablement coupable, et qu’agir ainsi qu’il le faisait à l’égard de ce malheureux n’était de sa part que de la fermeté.
Pendant ce temps-là, James était au secret et se croyait abandonné de tous.
Sa mère, sa sœur et Tom sollicitèrent vainement la faveur de le voir un instant.
L’infortuné ne put conférer qu’avec son avocat d’office, qui sourit avec incrédulité, lorsque, sans phrases et en toute franchise, il lui raconta comme les choses s’étaient passées et ce qu’il savait des causes de son arrestation.
James surprit ce sourire et, à partir de ce moment-là, il ne chercha même plus à se défendre.
Il comprit qu’il était perdu, car on ne lui avait pas caché que M. Berney l’avait accablé dans ses dépositions, et que Cromfort et Welly s’étaient trouvés d’accord pour le désigner comme leur complice, en même temps par vengeance d’avoir échoué et dans l’espoir de gagner l’indulgence de la cour par ces révélations odieuses.
Miss Emma, cependant, avait frappé à toutes les portes et adressé requête sur requête au président de la cour criminelle pour être appelée en témoignage.
Son père s’était absolument opposé à son audition, en mettant en avant que toutes ces démarches de sa fille n’étaient que le fait de son amour ridicule pour un misérable indigne d’elle.
James, qui ne savait rien de toutes ces tentatives généreuses, s’était laissé envahir par le désespoir dans la sombre cellule de Newgate où il avait été transféré, et lorsque, moins de trois semaines après son arrestation, deux gardiens vinrent le chercher pour le conduire devant ses juges, il les suivit avec la docilité d’un enfant.
C’est à peine si l’infortuné se rendit compte de ce qui se passait, quand, après avoir parcouru un long couloir obscur, il se trouva en plein air, dans ce lugubre préau que les habitués de Newgate ont baptisé du singulier nom de Bird’s cage walk, promenade de la Cage-aux-Oiseaux.
C’est cette cour étroite qui met en communication la prison et la salle des assises, et elle est vraiment pour les malheureux ou les misérables qui la traversent comme un avant-coureur du sort qui les attend.
D’un côté Newgate, de l’autre le palais de justice, et pour réunir ces deux termes de la loi, deux grandes murailles noires de plus de dix mètres de hauteur, murailles couvertes d’initiales grossièrement creusées dans la pierre et qui rappellent que, sous les larges dalles de cette cour sinistre, sont enterrés les condamnés à mort.
Enfin, au-dessus de la tête, comme pour empêcher les regards de monter directement au ciel, un épais treillis de fer, qui fait de cet horrible passage une véritable cage.
De là le surnom qui lui a été donné.
Mais James ne vit rien de tout cela, son esprit était ailleurs. C’est à peine même s’il reconnut Cromfort et Welly, qui l’avaient précédé dans ce triste lieu.
Bientôt la porte qui faisait face à celle par laquelle il était sorti de Newgate s’ouvrit. Il gravit machinalement un escalier de quelques marches, et, lorsqu’il revint à lui, le frère de Mary s’aperçut seulement alors qu’il était en présence de ses juges, et qu’il avait pris place, lui, le brave et honnête ouvrier, sur le même banc d’infamie que Welly le faussaire et Cromfort l’assassin.
La foule était immense.
À ses murmures de mépris et d’indignation, James baissa la tête et ses couvrit le visage de ses deux mains.
Les débats commencèrent.
Combien de temps durèrent-ils ? Le malheureux, bien certainement, ne s’en rendit pas compte ; car la loi anglaise, ne permettant pas aux magistrats d’interroger directement les accusés, il demeura de longues heures dans un état de prostration complète qui le laissa indifférent à tout ce qui se passait autour de lui.
Il lui sembla bien à un certain moment que son nom revenait souvent au milieu d’un discours philosophique et social que prononçait un avocat, le sien ; mais il ne sortit véritablement de sa torpeur qu’à un triple cri de douleur qui s’échappa soudain des rangs de l’auditoire.
Il comprit aussitôt que sa mère, Mary et miss Emma avaient eu le courage d’assister à ces débats, et que, comme un voleur, il venait d’être condamné à mort.
Le sentiment de l’injustice dont il était victime rendit alors à James toute son énergie.
Pendant que Welly et Cromfort retombaient sur leur banc, affaissés et tremblants ; lui, il resta debout et protesta de son innocence d’une voix calme et vibrante qui causa la plus vive impression sur la cour.
Puis, après avoie envoyé à travers l’espace un baiser à ces êtres chéris qui ne l’avaient pas abandonné, il sortit d’un pas ferme et la tête haute, tandis que les deux misérables qui l’avaient perdu étaient entraînés par leurs gardiens.
C’est le lendemain de cette condamnation que miss Emma Berney s’était présentée chez sir Richard Mayne pour lui demander l’autorisation d’aller visiter James dans sa prison, avec madame Davis et Mary.
Le chef de la police s’était étonné d’abord que cette démarche fût faite par la fille du manufacturier, mais miss Emma lui raconta avec une telle franchise tout ce qui s’était passé, que sir Richard en fut ému et lui accorda ce qu’elle désirait.
Il lui remit un ordre pour le directeur de Newgate, et dans la journée même, une voiture contenant les trois malheureuses femmes, s’arrêta à la porte de la prison, dans Old Bailey.
Mistress Davis et Mary étaient méconnaissables.
La pauvre mère ne voulait pas croire encore que tout cela fût vrai ; elle s’imaginait être la victime d’un songe affreux que la vue de son fils allait dissiper.
Sa fille était brisée tout à la fois par la douleur et par le remords, car elle ne se dissimulait pas qu’elle était la cause première de la perte de son frère.
Miss Emma seule avait conservé quelque courage.
Surexcitée par son amour, elle espérait encore dans le recours en grâce qui avait été adressé à la reine.
Ce fut elle qui introduisit la mère et la sœur de James dans la prison.
Après avoir passé sous une voûte basse et franchi deux grilles, les trois infortunées, conduites par un guichetier, tournèrent à gauche et gravirent un large escalier de pierre qui les mena au premier étage, où se trouvait le bureau du directeur de Newgate.
La fille de M. Berney marchait la première.
Lorsque, arrivée dans l’antichambre qui précédait ce bureau, elle la parcourut du regard, elle ne put retenir un cri d’horreur.
Sur un large rayon, qui faisait le tour de cette pièce, se trouvaient vingt têtes de suppliciés dont les bouches grimaçantes semblaient entr’ouvertes par une dernière malédiction et qui les regardaient de leurs yeux morts.
Au cri de miss Emma, mistress Davis et Mary, qui marchaient absorbées dans leur douleur, levèrent les yeux, et elles se sentirent également saisies d’effroi à la vue de cette horrible exhibition.
Il y avait, là sur ce rayon lugubre, espèce de pilori posthume, et reproduites à la cire, c’est-à-dire avec une ressemblance frappante, les têtes de derniers condamnés célèbres : celle de Muller, l’assassin, auprès de celle de la fille Manning, la tueuse d’enfants, ce monstre que le peuple avait surnommée la faiseuse d’anges ; celle de Maxwell, le parricide, auprès de celle de Barrett, le fenian.
Heureusement que le guichetier qui conduisait les trois femmes les arracha à cet épouvantable spectacle en les introduisant dans le cabinet du directeur de Newgate, à qui il les avait annoncées.
Miss Emma, déjà revenue à elle, grâce à la fièvre qui la soutenait, expliqua à ce fonctionnaire le motif de sa visite et lui remit l’autorisation de sir Richard Mayne.
Quelques instants après, elles se trouvaient toutes trois au rez-de-chaussée de la prison, dans une cour séparée et à la porte d’une cellule isolée qui était celle de James.
Le malheureux avait déjà été transféré dans le cachot des condamnés à mort.
Au bruit des verrous que tirait le gardien, auquel l’ordre du directeur avait été communiqué, mistress Davis fut obligée de s’appuyer contre le mur.
Lorsque la porte de la cellule fut ouverte, sans les bras de James qui s’étaient tendus vers elle pour la recevoir, la pauvre mère se serait affaissée sur le sol.
Mary s’était jetée aux genoux de son frère en lui demandant pardon.
Miss Emma, debout, immobile à quelques pas du prisonnier, semblait la statue du désespoir.
Cependant James était calme ; l’immensité même de son malheur lui avait rendu toute son énergie.
Ce fut lui qui rompit le silence le premier pour dire à ceux qui l’entouraient :
— Mère, du courage ! car je ne vous fais pas l’insulte de supposer un seul instant que vous me croyez coupable ; Mary, relève-toi, car c’est moi qui dois te demander pardon d’avoir trop peu veillé sur ton inexpérience et ta jeunesse ; et vous, miss Emma, merci du plus profond de mon cœur de ne pas m’avoir oublié et de vous être faite l’amie de celles que je vais bientôt laisser seules sur la terre.
— Mon fils ! dit mistress Davis, à travers ses sanglots, mon fils ! est-il donc possible qu’il n’y ait plus d’espérance ? Oh non, je ne puis le croire !
— Nous irons nous jeter aux genoux de la reine, gémit Mary ; elle comprendra que tes juges ont été trompés. Miss Emma nous a dit que nous pouvions espérer encore.
— Miss Emma vous fait un pieux mensonge, répondit James, en tendant la main à la jeune fille qui ne répondait pas, car elle craignait que toutes les tentatives pour sauver James ne fussent inutiles.
Cette pénible entrevue se prolongea ainsi près d’une heure.
Il fallut arracher mistress Davis des bras de son fils, lorsque le surveillant vint annoncer que le moment de la séparation était arrivé.
— Priez pour moi, mère, dit James dans une dernière étreinte, et toi, ma sœur, recommande à Tom qu’il vienne me voir, il faut absolument que je lui parle. C’est un brave et loyal garçon à qui je veux vous confier toutes les deux.
— Je le lui dirai, répondit Mary en tremblant, car son frère venait de lui rappeler par ces seuls mots tout ce passé maudit dont le souvenir la torturait.
— Quant à vous, miss Emma, poursuivit le condamné, merci encore de votre reconnaissance et de votre sollicitude. Maintenant qu’il n’est plus d’avenir pour moi, je puis vous l’avouer, je vous aimais de toute mon âme, et je pardonne aux vôtres le mal qu’ils m’ont fait.
— Non, pas adieu, James, mais au revoir ! fit vivement la fille de M. Berney, en pressant les mains du jeune homme dans les siennes.
Et sans ajouter un seul mot, car les larmes les suffoquaient, les quatre acteurs de cette scène navrante se séparèrent.
Mistress Davis, pas plus que Mary et miss Emma ne savaient, car leur désespoir les avait empêchées d’entendre cette partie du jugement qui avait fixé l’exécution de son arrêt au 11 juillet, c’est-à-dire qu’il ne restait plus à James que quelques jours à vivre.
Le lendemain de cette visite, ce fut Tom qui se présenta à son tour à Newgate.
L’entrée du colosse dans la cellule de son ami fut celle d’un lion déchaîné qui veut tout briser devant lui.
Deux gardiens l’avaient accompagné et ne le perdaient pas de vue.
Ses yeux étaient injectés ; ses poings fermés semblaient chercher une victime.
Ce fut James qui le calma.
— Tom, lui dit-il doucement, nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? Écoute-moi sans m’interrompre ; tu verras ensuite si tu dois me faire le serment que je veux te demander.
— Parle, je t’écoute, grogna l’ouvrier.
Le brave garçon n’osait tenter une plus longue phrase, car il ne trouvait pas de mots pour exprimer sa colère. De plus, il sentait que les sanglots allaient l’étouffer.
James alors raconta à Sanders la séduction dont Mary avait été la victime et les tentatives de Saphir pour amener le fils de M. Berney à réparer sa faute.
— Rien de plus simple, répondit Tom qui, pendant ce récit, avait fait des efforts surhumains pour rester maître de lui, il faut que M. Edgar Berney épouse Mary. S’il refuse !
— Il refusera.
— Eh bien ! je l’écraserai comme une bête venimeuse. Une fois ce misérable mort, c’est moi qui deviendrai le mari de ta sœur et le père de son enfant… si Mary veut de moi, toutefois.
L’ouvrier avait prononcé ces derniers mots avec autant de tristesse qu’il avait mis de simplicité à formuler la proposition qui les avait précédés.
— Ah ! tu est bien le cœur bon et honnête que je savais, répondit James avec admiration et j’accepte ton sacrifice. Mais ce que j’exige de toi, c’est la promesse de n’exercer aucune violence contre M. Berney. D’abord, si je me rappelle bien ce que m’a dit mon avocat à ce sujet, il a disparu et Mary est peut-être déjà vengée.
— Tant mieux, car, vois-tu ! mais enfin, c’est bon, je t’obéirai.
— Une seule personne peut te dicter ta ligne de conduite, c’est cette brave fille qui m’a promis de tout faire pour ramener M. Berney à de meilleurs sentiments. Saphir demeure Dove’s street. Va la trouver, et remercie-la bien sincèrement de ma part de l’intérêt qu’elle porte à ma pauvre sœur.
— C’est tout, hasarda Tom, tu n’as plus rien à me dire ?
— Rien, mon ami, rien ! Embrasse-moi, nous ne nous reverrons plus.
— Tu crois que je vais te laisser comme ça ?
— Il le faut, la révolte ne servirait à rien, et sans toi que deviendraient ma mère et Mary ?
— C’est vrai ! murmura Sanders en tombant dans les bras de James et en le serrant contre son cœur, c’est vrai ! Adieu !
Et, sans oser jeter un regard derrière lui, l’Hercule sortit de la cellule en se heurtant à la muraille.
Quelques instants après, Tom se retrouvait dans Old Bailey.
Sans se rendre compte de la route qu’il avait suivie, il s’éloignait en trébuchant comme un homme ivre.
Au même moment à peu près, Yago avertissait Saphir que miss Berney désirait la voir.
La fille du manufacturier s’était présentée d’abord à Dove’s street, et ayant appris là que l’ancienne amie de Mary ne rentrait plus dans son hôtel, mais demeurait chez le comte de Villaréal, elle n’avait pas hésité à venir l’y trouver.
Saphir, en effet, n’avait plus voulu retourner chez elle.
Tout ce qui aurait pu lui rappeler sa vie d’autrefois lui était devenu odieux.
Elle vivait si complètement auprès de sa mère, isolée du dehors et absorbée dans ses douloureuses pensées, qu’elle ignorait même l’arrestation de James.
Aussi fut-elle aussi surprise que douloureusement émue lorsque miss Emma, qu’elle s’était empressée de recevoir, lui apprit la condamnation à mort du frère de son amie d’enfance.
— Oh ! cela est horrible, miss, lui répondit-elle, mais que faire maintenant ?
— James ne peut être sauvé que par une seule personne, mademoiselle, reprit la jeune fille ; c’est par mon père que la disparition d’Edgar a aigri, bien qu’il ait été secrètement averti qu’il ne lui était arrivé rien de fâcheux et que ses ennemis le gardaient seulement en otage. Je ne comprends rien à tout ce mystère. Peut-être savez-vous où est mon frère ?
— Je l’ignore, miss, je vous le jure.
— C’était là mon seul espoir. Si Edgar avait pu retourner aujourd’hui auprès de son père, je suis certaine que M. Berney ne se serait pas refusé plus longtemps à reconnaître son erreur. Mais vous, mademoiselle, vous avez des amis puissants, la reine est à Windsor, nous avons plusieurs jours devant nous.
— Il est trop tard, miss Emma, répondit, pour Saphir qui se taisait, un personnage qui venait d’entrer dans le salon où s’entretenaient les deux jeunes filles.
C’était le comte de Villaréal, que Yago avait averti de la visite de la sœur d’Edgar et qui de la chambre voisine avait tout entendu.
— Trop tard ! répéta miss Emma en pâlissant.
— Oui, miss, la reine a refusé ce matin d’user de son droit de grâce en faveur de James Davis.
— Mais cela est affreux, monsieur ! Vous ne savez dont pas que James est le plus honnête des hommes, qu’il est la victime de deux misérables qui, ne pouvant être sauvés, ont voulu le perdre avec eux, que mon père le hait parce qu’il m’aime ?
— Et surtout parce que vous l’aimez ! Pardonnez-moi, miss, je sais tout cela. Je sais aussi que vous êtes une noble et courageuse jeune fille, et je vous jure que si quelque chose était encore possible pour ce malheureux, je n’hésiterais pas à le tenter. Mais je vous l’ai dit : il est trop tard ! C’est la fatalité qui veut que, dans ces soulèvements populaires, comme si l’heure n’en était pas encore sonnée, les bandits creusent des abîmes de boue et de sang, où ils entraînent avec eux les rêves généreux et les âmes honnêtes.
C’était à lui-même surtout que Villaréal, le front soucieux et l’œil voilé, adressait ces dernières paroles.
On eût dit que sa pensée, se détachant de ce drame intime dont il était témoin, planait dans des sphères supérieures, et que ce qui se passait près de lui n’était qu’un point imperceptible dans cet espace immense que voulait embrasser son esprit.
— Il n’y a plus d’espoir ! dit miss Emma d’une voix étranglée et en se laissant diriger par Saphir vers un fauteuil dans lequel elle tomba pâle et mourante. Plus d’espoir !
— Je n’en vois pas, miss, répondit le comte, rappelé à lui par ce cri de douleur.
— Ainsi, continua la jeune fille, l’honnête homme que ces juges aveugles ont condamné mourra comme un voleur et un assassin, sur un échafaud infâme. Le bourreau lui mettra la main sur l’épaule ; sa mémoire sera flétrie ; et moi qu’il a sauvée deux fois, moi qui l’aime, qui donnerais ma vie pour la sienne, je ne puis rien pour lui, rien !
— Pardon, miss, vous pouvez encore beaucoup pour cet infortuné, reprit Villaréal avec un accent étrange, mais il vous faudra du courage.
— Oh ! j’en aurai, monsieur, s’écria la fille de M. Berney en se levant brusquement ; que faut-il faire ?
— Je vous le dirai quand le moment sera venu, mais ayez foi dans ma parole. Je vous jure que James ne mourra pas sur l’échafaud. C’est, hélas ! tout ce que je puis vous promettre.
— Oh ! merci, monsieur ! merci pour lui et pour tout ceux qui l’aiment !
— Il ne faut pas que M. Edgar puisse donner pour excuse à son refus d’épouser Mary que son frère est un supplicié.
— Edgar, savez-vous donc où il est ?
— Peut-être ! Rentrez chez vous, miss, je vous ferai prévenir lorsqu’il sera temps.
Après lui avoir fait cette promesse, le comte reconduisit respectueusement miss Emma jusqu’à sa voiture, puis il rentra dans son appartement sans repasser par le salon où était restée Saphir.
Depuis la nuit où il avait dû dire à la sœur de miss Ada que celle-ci était sa femme bien-aimée, Villaréal évitait de se trouver seul avec la pauvre enfant, qui changeait à vue d’œil, malgré l’affection que chacun s’efforçait de lui témoigner.
La comtesse, surtout, qui ne se doutait pas du mal qui brisait la jeune fille, l’entourait des soins les plus touchants, mais, tous ses efforts étaient inutiles.
Non plus que lady Maury, dont la raison se raffermissait chaque jour et le docteur Harris, qui ne laissait échapper aucune occasion de voir sa fille, miss Ada ne parvenait à ramener le calme dans son esprit et le sourire sur ses lèvres.
Ses beaux yeux s’étaient cernés, ses joues avaient pâli.
Elle ne se plaignait jamais, mais il était facile de juger que sa douleur était d’autant plus profonde et plus vraie qu’elle semblait souffrir avec plus de résignation.
C’est dans cette situation d’esprit que miss Emma l’avait trouvée, et elle était encore dans ce même état d’accablement et de désespoir lorsque Tom, après l’avoir cherchée dans Dove’s street, parvint à savoir où elle s’était réfugiée et se présenta pour la voir.
Harris était auprès de sa fille, au moment où Yago introduisit l’ouvrier, et celui-ci ne fut pas peu surpris de retrouver là « le docteur », ainsi que ses amis et lui l’appelaient, bien qu’ils ignorassent réellement sa profession.
Harris reconnut aussi l’ami de James, toutefois il le laissa d’abord expliquer à Saphir le but de sa visite, ce que le brave garçon fit sans nul embarras, mais aussi sans mesurer ses menaces contre Edgar Berney s’il refusait d’épouser Mary.
La jeune fille lui ayant répondu, ce qui était vrai d’ailleurs, c’est-à-dire qu’elle ignorait ce qu’était devenu son ancien amant, Tom s’adressa alors au docteur pour lui demander s’il ne pouvait rien tenter en faveur de son malheureux ami.
— Tenez, docteur, lui dit-il, je connais cent bons compagnons qui n’hésiteront pas à renverser les murs de Newgate. Si vous le voulez, demain nous serons dix mille.
— Ah ! sir Richard Mayne a pris ses précautions, mon ami, répondit Harris. L’événement de Clerkenwell a été une leçon pour la police anglaise. Le jour de l’exécution, elle sera sur pied tout entière. De plus, vous savez que depuis la mort de Barrett, l’échafaud est toujours dressé dans l’intérieur de la prison.
— Alors il faudra que mon pauvre James soit pendu, murmura Sanders, en essuyant du revers de sa main les grosses larmes qui coulaient sur ses joues. Ah ! malheur ! pourquoi me suis-je sauvé comme un lâche au lieu de le suivre chez M. Berney ? On m’aurait tué avant de mettre la main sur lui ! James, un voleur ! By God !
— Tenez, Tom, interrompit Harris, si vous ne pouvez sauver James, vous pouvez au moins le venger.
— Comment, oh ! comment ? hurla le colosse.
— Vous connaissez Bob, le tavernier de Star lane ?
— Parbleu !
— Eh bien, je suis certain que c’est ce misérable qui vous a dénoncés. De plus, il s’est allié à nos ennemis, et comme nous ne pouvons le retrouver, nous ne savons pas au juste ce que nous avons à craindre de lui. Seulement s’il se cache, c’est qu’il complote quelque nouvelle infamie.
— Que faut-il que je fasse ?
— Mettez-vous à sa recherche et lorsque vous l’aurez découvert, venez m’avertir, je me charge de lui.
— Ah ! s’il est à Londres, serait-ce au fin fond de High Holborn, je vous jure que je saurai bien l’arracher de son trou.
Et sur ce serment, appuyé d’un juron énergique, le brave Tom sortit en courant pour commencer sa chasse.
On était alors au samedi. Effrayé de l’importance qu’avait failli prendre le mouvement fenian, le lord chancelier n’avait pas été d’avis de commuer la peine des condamnés et la reine avait refusé, en effet, de leur faire grâce.
La triple exécution avait été fixée au lundi suivant, à 10 heures du matin.
James, par une espèce de faveur, devait mourir le premier. Il en avait été averti et son courage n’avait pas failli un instant.
Ce jour-là, vers six heures du matin, au moment où le chapelain de Newgate entrait dans la cellule du frère de Mary, miss Emma, le visage couvert d’un voile épais, montait dans un petit coupé qui l’attendait derrière les arbres du square de Beaumont et se dirigeait vers l’hôtel de Villaréal.
Le comte la reçut dans son cabinet de travail ; ils restèrent seuls un instant, puis la jeune fille prit le chemin de la Cité.
Une fois dans Old Bailey, la voiture dut aller au pas tant la foule y était grande.
Elle parvint enfin sur la place de Newgate, où un détachement de troupes tenait les groupes à distance, mais grâce à un constable à qui miss Emma fit voir l’ordre de sir Richard Mayne, les policemen la laissèrent arriver jusqu’à la porte du sombre édifice.
Huit heures sonnaient à Saint-Paul, à l’instant où elle pénétrait dans la prison.
Il y régnait une animation lugubre.
Les portes des ateliers étaient fermées afin que les détenus ne pussent en sortir, et les surveillants, qui étaient plus nombreux que de coutume, paraissaient échanger des ordre à voix basse.
Un gardien conduisit la jeune fille au directeur ; celui-ci, sans mot dire, lui fit signe de le suivre.
Il sembla alors à miss Emma qu’elle ne prenait pas le même chemin qu’elle avait déjà parcouru.
Lors de sa première visite à James, elle avait traversé plusieurs cours ; cette fois elle longeait un long corridor.
Elle ne comprenait pas que son guide voulait lui éviter la vue de l’échafaud qui était déjà dressé depuis le point du jour dans cette partie retirée de la prison.
Après avoir fait une centaine de pas, le guichetier qui précédait le directeur de Newgate ouvrit une lourde grille, et la fille de M. Berney reconnut en face d’elle la porte de la cellule de James.
Cette porte donnait sur un petit préau où se trouvaient réunies une dizaine de personnes, et la vue de l’un de ces individus frappa si vivement miss Emma que son guide dut la prendre par le bras pour la soutenir.
Mais ce n’était là qu’un instant de faiblesse que la courageuse enfant sut rapidement surmonter.
Elle releva la tête et fixa ce personnage.
C’était un homme de moyenne taille, d’un certain âge déjà, au teint coloré, aux yeux singulièrement mobiles et aux pommettes saillantes.
Il portait les cheveux courts, coupés en brosse, et des favoris étroits.
Son costume se composait d’une redingote foncée, d’un pantalon gris-perle et d’un chapeau noir. Sa main gauche seule était gantée.
Miss Emma avait deviné le bourreau.
C’était Calcraff, en effet, entouré de ses aides et de quelques curieux qu’il avait amenés avec lui.
Soudain, au moment où la sœur d’Edgar fixait avec un étrange regard de défi l’exécuteur des hautes-œuvres, la porte du cachot de James s’ouvrit.
Le condamné en avait fini avec le prêtre, la loi lui permettait de consacrer les derniers instants de sa vie à ses amis.
Le directeur de la prison invita du geste miss Emma à pénétrer dans la cellule ; elle obéit et jeta un cri de douleur, en apercevant James assis sur un escabeau, et déjà retenu par les entraves qu’il devait garder jusqu’après sa mort.
Des courroies de cuir retenaient ses bras attachés en arrière et liaient ses jambes de façon à lui permettre à peine de marcher.
À la voix de miss Emma, l’infortuné leva la tête et ses lèvres essayèrent un sourire.
Après l’avoir embrassé une dernière fois, le chapelain rejoignit le docteur et les gardiens qui, par pitié, se tenaient dans un des angles du cachot.
— Que c’est bien à vous, miss, dit le malheureux, d’avoir eu le courage de venir encore une fois ! Vous porterez à ma mère et à ma sœur ma dernière pensée.
— Ce n’est pas tout, mon ami, répondit la jeune fille en s’agenouillant, il faut que vous pardonniez à vos ennemis.
— Oh ! je leur pardonne du fond de mon cœur.
— Pardonnez-nous aussi à celui qui vous donnera la mort ?
— Comme à ceux qui m’ont condamné.
— Prions alors, James, pour eux et pour vous.
En disant ces mots, la jeune fille, qui tenait son mouchoir à la main, s’en couvrit le visage comme si elle eût voulu étouffer ses sanglots.
Les témoins de cette scène étaient visiblement émus et pouvaient à peine retenir leurs larmes.
Soudain miss Emma se releva, la physionomie inspirée et le regard brillant ; puis se rapprochant de James et se penchant vers lui, elle lui dit :
— Adieu, mon fiancé, embrassez-moi, je vous aime !
Et sa bouche entr’ouverte chercha les lèvres du condamné pour s’y presser convulsivement dans un baiser suprême.
Cette étreinte dura quelques secondes à peine.
Lorsque la jeune fille se rejeta en arrière pâle et frémissante, le visage de James sembla rayonner d’un bonheur infini.
Il se passa alors, dans l’espace d’un instant, un phénomène inexplicable pour ceux qui assistaient à cette scène douloureuse.
Miss Emma, qui se tenait debout à quelques pas de James, ses yeux fixés sur les siens, porta tout à coup la main à son front, étendit le bras comme pour chercher un point d’appui, et avant même qu’on eût eu le temps de venir à son secours, s’affaissa sur le sol.
Pensant que la jeune fille venait de succomber à l’émotion, le directeur de Newgate se précipita vers elle ; mais à ce moment il aperçut James qui, après s’être soulevé de son siège par un mouvement convulsif, retombait contre le mur et de là à terre.
Au cri d’alarme des gardiens, Calcraff et ses aides accoururent accompagnés du médecin de la prison.
Ce dernier n’eut qu’à jeter un coup d’œil rapide sur les victimes de cet accident étrange pour comprendre ce qui venait de se passer.
— Ils sont morts tous deux, dit-il à l’exécuteur des hautes-œuvres, qui tentait de rappeler le condamné à la vie, tués par un poison que j’ignore, mais qui les a frappés comme l’eût fait la foudre.
Villaréal avait tenu la promesse qu’il avait faite à la sœur d’Edgar : James ne devait pas monter sur l’échafaud.
En glissant entre les lèvres de celui qu’elle aimait une des perles empoisonnées que lui avait données le comte, miss Emma l’avait tué dans un baiser et elle était morte avec lui.
Pendant que les assistants se retiraient épouvantés et que le directeur consterné passait avec Calcraff et ses aides dans la cellule voisine où tremblait Cromfort et Welly qui, eux, ne pouvaient pas échapper au gibet, le chapelain de Newgate s’agenouillait auprès des deux corps et demandait au Dieu d’amour et de pardon de réunir auprès de lui les âmes de ceux qui n’avaient pas voulu vivre séparés sur la terre.
XV
OÙ STILSON ET BOB MANQUENT TOUS DEUX À LEURS SERMENTS.
oins d’une heure après le drame inattendu dont Newgate avait été le théâtre, et alors que les cadavres des deux compagnons d’Australie étaient encore suspendus à la potence, sir Richard Mayne était mis au courant de la mort de James.
Aussitôt il ordonna une enquête sur cet événement qu’il ne pouvait s’expliquer, et il allait se rendre lui-même à la prison avec le shérif de la Cité, lorsqu’on lui annonça la visite du capitaine George.
Le jeune officier arrivait de chez M. Berney, où le corps de miss Emma avait été transporté, et il avait reçu du manufacturier au désespoir une lettre trouvée dans les vêtements de la pauvre jeune fille.
Cette lettre était à l’adresse du comte de Villaréal, ne se composait que de quelques lignes et renfermait un billet pour Edgar Berney.
George la tendit au chef de la police en lui disant :
— Veuillez prendre connaissance de ceci, sir Richard ; vous allez juger si mes pressentiments étaient justes.
La lettre de miss Emma à Villaréal était ainsi conçue :
- « Monsieur le comte,
« Au moment où vous recevrez ces mots je serai morte, ainsi que celui que vous aurez sauvé de l’échafaud. Pardonnez-moi de ne pas vous avoir confié mon projet tout entier. Peut-être m’auriez-vous refusé votre aide. Or, je ne voulais pas survivre à celui que j’aimais et dont mon frère avait causé la perte.
« Vous m’avez dit que vous saviez où est Edgar, faites-lui passer ces quelques lignes ; elles sont l’expression de ma dernière pensée.
« Adieu, monsieur le comte, et merci !
Voici maintenant ce que la courageuse enfant avait écrit à son frère :
- « Edgar,
« Nous mourons, James et moi, pour le crime que tu as commis. Si tu veux que Dieu te pardonne comme je le fais moi-même, épouse Mary.
« Tous deux vous prierez pour nous. »
— Vous aviez raison, capitaine, dit sir Richard Mayne à George, après avoir lu ces tristes lignes ; j’ignore si le comte de Villaréal est réellement ce Nadir que vous poursuivez, mais ce qui me paraît certain, c’est qu’il n’est pas étranger à la disparition de M. Edgar Berney et de ses amis, et que, de plus, il vient de se mettre en travers de la loi pour lui arracher un homme qui lui appartenait.
— Que décide Votre Honneur ?
— Que j’ai le droit, tout au moins, de m’assurer de l’identité du comte de Villaréal et, si ses explications ne me satisfont pas, de le mettre en état d’arrestation. Il se dit Péruvien, je crois.
— Son intendant l’a déclaré en louant l’hôtel qu’il habite.
— Je vais alors envoyer à la légation du Pérou et au Foreign Office. Ce soir, à neuf heures, trouvez-vous chez le coroner du quartier de Bedford square. Amenez ce guichetier de Golconde et le tavernier dont vous m’avez parlé, je m’y rendrai moi-même, accompagné de quelques-uns de mes hommes. Là, nous aviserons, car vous comprenez que quelles que soient nos présomptions, nous ne devons agir qu’avec une extrême prudence. La police n’a raison que lorsqu’elle ne se trompe pas !
— À ce soir, mylord, répondit le capitaine George en prenant congé de sir Richard Mayne, pour rejoindre Stilson et se mettre à la recherche de maître Bob.
Sir George Wesley ne se doutait guère qu’au moment où il quittait sir Richard Mayne et songeait à retrouver maître Bob, il était lui-même l’objet de la surveillance de ceux dont il complotait la perte, et que, depuis le matin, le brave Tom n’avait pas un seul instant perdu de vue l’honnête tavernier de Star lane.
Villaréal, en effet, après avoir reconnu le capitaine et Stilson à la lueur de l’incendie de la manufacture de M. Berney, les avait fait suivre par deux de ces misérables que Yago avait à sa solde, et il savait tout ce qu’ils avaient fait l’un et l’autre depuis cette terrible nuit.
Il connaissait la liaison du jeune officier avec le père d’Edgar et ses rapports avec Bob ; il se doutait bien dans quel but il s’était fait constable volontaire et avait enrégimenté le gros geôlier de Golconde dans les policemen : il n’ignorait pas sa première visite au chef de la police métropolitaine ; et moins d’une heure après la sortie de George de Scotland yard, le comte avait été averti de cette seconde entrevue.
Il y en avait là plus qu’il n’en fallait à un homme de la finesse et de l’énergie de Villaréal pour prendre toutes ses mesures et se mettre sur ses gardes.
Quant à Tom, après avoir inutilement couru après Bob pendant trois ou quatre jours, il l’avait enfin surpris la veille au soir rentrant dans son honorable bouge.
Il y avait alors pris une chambre à la nuit, et le lendemain matin, il était sorti sur ses pas pour le filer aussi adroitement que l’eût fait un détective.
La haine avait tout à coup donné à l’ami de James l’esprit que la nature lui avait refusé.
Il ne quitta le tavernier que sur le pas de la porte d’un petit cabaret qui était situé à l’angle de Russell street et du square, c’est-à-dire à deux cents mètres à peu près de l’hôtel de Villaréal.
C’est là que sir George Wesley avait établi son quartier général.
Après une demi-heure d’attente, Tom y vit entrer le jeune officier avec Stilson, et il se hâta d’aller prévenir le comte de ce qu’il avait découvert.
Celui-ci venait d’apprendre à l’instant la mort de miss Emma, et bien qu’il ne sût rien des lettres compromettantes qui avaient été trouvées sur la jeune fille, il ne se dissimulait pas que c’était là un fait de nature à inquiéter la police et que le danger devenait menaçant.
Au récit de Tom, il en fut convaincu davantage encore, et il donna des ordres pour que les abords de l’hôtel fussent surveillés avec le plus grand soin. La grille devait rester fermée devant tout visage inconnu ou suspect.
Lui-même il s’abstint de sortir et renvoya Sanders par une petite porte des communs, qui donnait sur une ruelle déserte et que le colosse devait se faire ouvrir, à quelque heure que ce fût, en y frappant selon un signal convenu.
Toutes ces précautions prises, Villaréal passa dans l’appartement de la comtesse, où se trouvaient lady Maury et Saphir.
Là il s’entretint avec elles d’un ton si parfaitement calme qu’elles ne se doutèrent pas un seul instant de l’orage qui grondait au dehors.
La journée s’écoula ainsi. Harris, qui avait été prévenu de ce qui se passait, arriva vers huit heures.
Il n’entra pas dans le salon, car malgré les explications que son ami avait données de sa conduite à la mère d’Ada, lady Maury ne pouvait encore pardonner au docteur l’attentat odieux dont elle avait été la victime.
Il gagna directement le cabinet de travail du comte, où celui-ci le rejoignit bientôt.
La nuit les surprit causant des événements de la journée, et Villaréal venait de sonner pour demander de la lumière, lorsque la porte s’ouvrit poussée violemment par Yago.
Le mulâtre précédait un groupe bizarre, d’où sortaient des grognements confus et qui pénétra dans la pièce comme une avalanche.
C’était tout simplement Tom et Bob, l’un portant l’autre.
Or, comme Tom n’y mettait pas tous les ménagements possibles, Bob, le visage cramoisi et les yeux injectés, était à demi suffoqué.
— Ouf ! dit le colosse en se débarrassant de son fardeau si brusquement que Bob roula sur le parquet, voilà le tavernier du diable ! Je demande pardon à Vos Seigneuries de le leur livrer un peu endommagé, mais je l’ai trouvé rôdant autour de l’hôtel, et ma foi ! j’ai pensé que vous seriez enchantés de causer avec lui.
— Bravo, Tom, bravo, tu es un robuste compère, répondit le comte en s’approchant vivement du misérable qui râlait sur le parquet.
— Est-ce que je l’aurais pressé un peu trop fort ? demanda Sanders.
— Non pas, fit le docteur qui avait jeté un verre d’eau à la figure du tavernier. Il a plus de peur que de mal.
Bob, en effet, commença bientôt à respirer plus librement.
Au bout de quelques minutes, il se décida à ouvrir les yeux et à se remettre sur ses jambes.
Reconnaissant alors en présence de qui il se trouvait, de très-rouge qu’il était, il devint fort pâle.
— Que fais-tu depuis huit jours autour de cet hôtel ? lui demanda Villaréal d’un ton sévère.
— Moi ! hasarda le futur honnête homme en affectant d’être surpris de cette question.
— Oui, toi ! Voyons, ne mens pas, si ça t’est possible, poursuivit le comte. Tu m’espionnais. Pourquoi ? pour qui ?
— Mais, balbutia Bob, cherchant à retrouver un peu d’énergie, je voulais seulement vous demander les deux mille cinq cents livres que vous m’avez promises.
— Misérable !
Au moment où Villaréal prononçait ce mot d’un ton menaçant, on frappa à coups redoublés à la porte de l’hôtel, et Yago, qui s’était retiré, rentra vivement dans la pièce où se passait cette scène.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda son maître.
— Il y a que Bob nous a trahis, répondit le mulâtre.
— L’hôtel est cerné par des policemen, poursuivit Harris, qui avait inspecté la rue à travers les persiennes fermées ; nous sommes perdus.
— Oh ! perdus, pas encore ! reprit Villaréal, à qui le danger rendait tout son calme et toute son audace. Yago, charge-toi de ce misérable ; fais vite ; tu nous rejoindras dans le parc. Venez, docteur, et toi aussi, Tom.
Et, laissant son serviteur avec Bob qui tremblait, le comte entraîna ses deux compagnons dans le salon.
Lady Maury et ses deux filles, qui avaient entendu le bruit qui montait de la rue, se tenaient entrelacées, à demi-mortes de terreur.
— Écoutez-moi, leur dit Villaréal, et ne perdons pas la tête. Il faudra vingt minutes au moins aux agents de sir Richard Mayne pour enfoncer la porte ; c’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour fuir, si nous fuyons seuls.
— Jamais ! s’écrièrent en même temps Ada et Saphir.
Quant à lady Maury, sa raison n’était pas encore assez forte pour supporter cette secousse. Il semblait, à ses regards égarés, qu’elle allait la perdre de nouveau.
— Cela ne peut être autrement, poursuivit l’Hindou avec cet accent d’autorité qu’il savait prendre dans les circonstances graves. Vous ne pouvez songer ni à emmener votre mère, ni à la laisser seule ici. Vous veillerez toutes deux sur elle. Ne craignez rien, notre séparation ne durera que quelques jours. On ne trouvera pas dans l’hôtel un seul papier, ni rien qui puisse vous compromettre. À toutes les questions, vous répondrez seulement, vous Saphir, ce que vous savez de moi ; vous, ma chère Ada, que je vous ai arrachée à votre famille, et que le seul espoir de retrouver votre mère vous a décidée à me suivre à Londres. Nous nous sommes rejoints à Bombay ; vous n’en savez pas davantage ! Dans moins de quatre jours, vous recevrez de mes nouvelles. Ainsi, pas d’abattement, mais du courage, au contraire, si vous ne voulez pas vous perdre tous. Adieu !
Ces mots prononcés, Villaréal attira Ada vers lui et la pressa rapidement sur son cœur, tandis que le docteur Harris, à l’étonnement de Saphir, lui prit la tête dans les deux mains et couvrit son front de baisers, en lui disant :
— À bientôt, vous aussi, mon enfant ; lorsque vous saurez tout, vous m’aimerez peut-être !
Cependant les gémissements de la porte de l’hôtel indiquaient qu’elle allait bientôt céder sous les coups des assaillants. Il n’y avait pas, pour les fugitifs, un seul instant à perdre.
Glacées d’effroi, lady Maury, miss Ada et Saphir ne pouvaient prononcer une parole.
Quant à Tom, il assistait à cette scène, muet et sans y rien comprendre.
Il espérait seulement qu’on allait se battre, et qu’il pourrait enfin venger son ami James.
— Allons, venez docteur, dit Villaréal en s’arrachant des bras de miss Ada et en s’armant d’un revolver. Tom, suis-nous.
Ils disparurent tous trois par la porte du cabinet de travail.
Quelques minutes après, la porte volait en éclats et l’hôtel était envahi par une escouade de policemen commandée par sir Richard Mayne lui-même et dirigée par George Wesley.
Les deux filles de lady Maury se tenaient devant leur mère comme pour la défendre, au moment où le capitaine franchit le seuil du salon.
— Miss Ada ! s’écria-t-il en reconnaissant la fille de sir Arthur, ah ! je savais bien que je ne m’étais pas trompé.
— Sir George ! dit la jeune femme, en levant hardiment les yeux sur cet ancien ami qu’elle s’attendait cependant si peu à revoir. Sir George, que signifie tout cela ?
— Ah ! miss, pardon ! mais je remplis un devoir, répondit l’officier en s’armant de hardiesse, car il était plus ému qu’il ne voulait le paraître. Cette fois du moins, le misérable qui s’est joué de moi et m’a ravi mon bonheur ne m’échappera pas. La maison est bien cernée, je vous le jure.
— Je ne sais, monsieur, ce que vous voulez dire !
Comme pour confirmer l’étonnement de miss Ada, dix policemen pénétrèrent en cet instant dans le salon en s’écriant :
— Personne ! Ils sont enfuis. Personne que ce mort !
Ceux qui parlaient ainsi traînaient sur le tapis un homme dont le visage était violacé et les yeux éteints.
— Bob ! dit Saphir épouvantée.
— Le tavernier ! répéta le capitaine George, qui s’était penché sur le cadavre et l’avait reconnu.
Le chef de la police entrait en ce moment dans le salon.
— Tenez, sir Richard, lui dit l’officier, si j’avais pu douter, voici qui achèverait de me convaincre. Ce malheureux est mort étranglé. Nadir a voulu laisser ici une trace de son passage. Et il m’échappe !
— C’est vrai, capitaine, je viens de parcourir l’hôtel : ou le comte et ses complices étaient absents, ou ils ont fui par un chemin que je n’ai pu découvrir encore. Cependant…
— Pardon, monsieur, interrompit en ce moment avec beaucoup de dignité lady Maury, qui jusqu’alors n’avait pas pris la parole, veuillez m’expliquer ce qui se passe ici. De quel droit la force armée a-t-elle envahi cet hôtel ?
— Madame, répondit sir Richard Mayne, je suis le chef de la police métropolitaine, et je ne sais…
— Je suis, moi, monsieur, lady Maury.
— Lady Maury !
— Oui, monsieur, lady Maury que tout le monde croyait morte, parce que son mari a tenté de l’assassiner après l’avoir déshonorée. Je pensais que nos lois rendaient inviolable, à moins d’un arrêt du lord chancelier, le domicile d’une femme de mon rang.
— Miss Ada ! murmura le capitaine George, voyant que sir Richard Mayne ne savait comment s’expliquer.
— Je ne vous fait aucun reproche, mon ami, répondit la jeune femme ; je sais jusqu’où la passion peut conduire, mais celui que vous cherchez est loin d’ici, et ma mère vient de faire remarquer à sir Richard Mayne que la maison d’un sujet de la reine est sous la protection de la loi.
— Recevez toutes mes excuses, madame, dit sir Richard, j’ai tort puisque j’ai laissé échapper ceux que je cherchais.
Et après s’être incliné respectueusement devant lady Maury et ses filles, le fonctionnaire sortit en entraînant George et en faisant signe à ses gens de le suivre.
— On ne passe pas ! hurla tout à coup aux oreilles du capitaine une voix avinée, au moment où il allait franchir le seuil de l’hôtel avec ses compagnons, on ne passe pas ! Où est mon prisonnier, ce scélérat de Nadir, où est-il ?
— Il s’est sauvé, mon pauvre Stilson, répondit le jeune officier en soutenant le pauvre geôlier que cette nouvelle menaçait de foudroyer ; il s’est sauvé ; tu t’es grisé trop vite.
Stilson, en effet, avait si bien compté sur la nature de Nadir, que, mis en faction à la porte de l’hôtel, il avait profité de son isolement pour faire à la gourde qu’il avait emportée par prévision les plus fréquentes caresses.
Le malheureux état ivre comme aux beaux jours d’autrefois.
Pas mieux que Bob, qui était mort sans avoir eu le temps de devenir un honnête homme, le gros geôlier de Golconde n’avait tenu son serment.
XVI
DRAME EN MER.
e lendemain de ces événements terribles, vers sept heures du matin, l’Éclair, un joli yacht à la voilure de lin et à l’avant effilé louvoyait par le travers de Ramsgate.
Il avait descendu la Tamise pendant la nuit.
Entre ses deux mâts élancés et légèrement inclinés sur l’arrière, on apercevait une large cheminée qui disait que c’était là un bâtiment mixte, construit pour s’aider tout à la fois du vent et de la vapeur.
Du dehors, on y découvrait de plus, se montrant coquettement aux sabords comme des curieuses à leurs balcons, quatre petite pièces d’acier qui donnaient à cet aviso de plaisance un aspect singulièrement guerrier, quoiqu’il fût permis de supposer qu’elles ne s’y trouvaient que comme ornements et objets de luxe.
Peut-être eût-on changé d’avis si on était entré dans une large cabine ménagée dans la dunette et renfermant des râteliers chargés d’armes à feu et de haches d’abordage.
L’Éclair était commandé par le capitaine Léoni, portugais à la physionomie énergique, que le seul mot : Angleterre, avait le privilège de mettre dans des colères farouches.
Son équipage, y compris les chauffeurs et les mécaniciens, se composait d’une trentaine d’hommes solides, déterminés, bons matelots qui avaient été recrutés un peu partout.
Jamais, lorsque le yacht était dans une rade ou dans un port, il ne devait y avoir plus de dix à douze hommes sur le pont. C’était là un ordre formel que personne ne songeait à enfreindre, car chacun comprenait à bord que l’Éclair devait, avant toute chose, avoir les allures les plus pacifiques.
Au moment où nous sommes arrivés, deux hommes se promenaient sur la dunette.
C’étaient Villaréal et Harris.
Par le travers du grand mât, appuyés sur le bastingage se tenaient Tom et Yago.
— Sir Richard Mayne peut mettre tous ses agents à notre poursuite, dit le comte en montrant avec orgueil au docteur le sillage que le yacht laissait derrière lui ; je ne connais pas dans la marine anglaise un seul navire que l’Éclair ne battrait pas de deux nœuds à l’heure.
— C’est vrai, répondit Harris, je n’ai jamais vu un semblable marcheur ; je crois que nous n’avons plus rien à craindre.
— Nous allons alors, si vous le voulez, en finir de suite avec Edgar Berney ; nous pourrons ensuite prendre le large.
— Soit ! mais épargnez-moi la vue de cet homme ; elle me serait odieuse.
Ne pouvant oublier que le fils du manufacturier avait été l’amant de sa fille, le docteur avait pour lui presque autant de haine qu’il en éprouvait pour sir Arthur Maury et ses fils.
Il s’empressa de descendre dans la chambre, pendant que, sur l’ordre de son maître, Yago se rendait dans la cabine où le séducteur de Mary était enfermé depuis plus de quinze jours, sans pouvoir se rendre compte des causes de son enlèvement, car il n’en accusait pas Saphir.
En entendant ouvrir sa porte, Edgar, qui était encore couché, se leva brusquement.
Il pensait avoir à se défendre, mais le mulâtre lui dit poliment :
— Monsieur, si vous voulez monter sur le pont, vous saurez pourquoi vous êtes maintenant en pleine mer.
Sans répondre un seul mot, le jeune homme gravit rapidement l’escalier, et il ne put retenir un mouvement de stupeur lorsqu’il reconnut à l’arrière du yacht, d’abord Villaréal, qu’il avait aperçu deux ou trois fois chez sa maîtresse, puis Tom, qu’il se rappelait avoir vu avec James, le jour où celui-ci était venu lui rapporter son portefeuille.
Cependant, il se remit assez vite de cette première émotion, et se rapprochant du comte, il lui dit avec une certaine hardiesse :
— J’espère, monsieur, que vous allez m’expliquer tout ceci. De quel droit me retenez-vous prisonnier ?
— Ne le prenez pas ainsi, monsieur Edgar Berney, répondit Villaréal avec sévérité et en fronçant le sourcil. Jetez les yeux autour de vous, jugez si vous êtes réellement en mon pouvoir, et écoutez-moi.
L’Éclair était en effet à plus de quinze milles au large. C’est à peine si on distinguait à l’horizon la terre embrumée.
Comprenant, malgré son audace, que ce n’était pas le moment d’élever la voix, le frère de la pauvre Emma baissa les yeux sous le regard froid et incisif de celui qui lui parlait.
— Monsieur, reprit le comte, après quelques secondes de silence, je vais vous faire une proposition à laquelle vous aurez à me répondre franchement, en homme d’honneur. Croyez-moi, laissez là votre orgueil et pesez bien mes paroles ; je ne vous les répéterai pas.
— Je vous écoute, monsieur, répondit Edgar avec assez de calme.
— Vous avez indignement abusé de la confiance d’une jeune fille honnête et pure ; cette faute, ce crime, a eu les conséquences les plus terribles.
— Comment cela ?
— Laissez-moi continuer. Deux grands malheurs sont arrivés à votre père.
— À mon père ?
— Oui, monsieur. La nuit même où vous disparaissiez de Londres, son usine a été pillée et incendiée par ses ouvriers révoltés de sa dureté et de son injustice. Un homme qui avait déjà sauvé votre sœur d’un grand péril et que vous n’avez récompensé qu’en déshonorant la sienne, James Davis, est venu une seconde fois au secours de miss Emma. Cette fois, son dévouement lui a coûté la vie.
— Il a péri dans l’incendie ?
— Il a été arrêté dans le bureau de M. Berney au moment où accompagné de miss Emma, il s’opposait à l’effraction de la caisse que tentaient deux misérables, Welly et Cromfort. Votre père a laissé peser sur ce malheureux une accusation de vol et il a été condamné à mort.
— Oh ! cela est affreux, et je vous jure, si vous voulez me laisser courir à Londres…
— Vous arriveriez trop tard. Grâce à votre sœur, James n’a pas monté sur l’échafaud, mais il n’est plus et miss Emma l’a suivi dans la tombe.
— Que me dites-vous là, monsieur ?
— La vérité toute entière. Votre père et Mary n’ont plus que vous.
Edgar Berney était atterré. Il ne pouvait plus trouver une parole ; les larmes et le désespoir l’étouffaient.
— Tenez, monsieur, poursuivit Villaréal, une partie du mal que vous avez causé peut encore se réparer.
— Oh ! comment, monsieur, comment ?
— Je suis certain que vous n’auriez pas été aussi dur pour la pauvre Mary sans les mauvais conseils de vos amis Maury. Voulez-vous retourner près de votre père et épouser la sœur de James ? Ne craignez ni les reproches, ni les plaisanteries des fils de sir Arthur ; nous ne les reverrez plus.
— Que voulez-vous dire ?
— Ne m’interrogez pas à ce sujet et répondez-moi. Voulez-vous devenir le mari de celle que vous avez indignement trahie ? Si vous m’en donnez votre parole d’honneur, une embarcation vous conduira à Ramsgate, et dans quelques heures vous serez auprès de votre père. Vous avez dix minutes pour réfléchir et prendre un parti.
En disant ces mots, le comte fit un mouvement pour s’éloigner, mais Edgar le rappela.
Le fils de M. Berney n’était ni assez énergique, ni assez mauvais pour hésiter longtemps.
— J’accepte, monsieur, dit-il avec franchise, tout en regrettant de ne paraître faire que par force ce qui m’est commandé par le devoir. J’épouserai Mary, je vous en donne ma parole d’honneur, et la mère de James remplacera la mienne.
— Sous aucun prétexte, vous ne direz où vous avez passé ces quinze jours d’absence.
— Je vous le jure.
— C’est bien, monsieur, j’ai foi en votre parole. Le yacht s’est rapproché de terre, la yole est déjà à la mer, vous pouvez vous embarquer. Tom vous accompagnera. Adieu !
— Adieu, monsieur le comte, répondit le jeune homme en descendant dans le canot. Qui que vous soyez, bonne chance et que Dieu vous garde !
Après avoir reçu les instructions de Villaréal, Tom s’affala également dans l’embarcation, qui s’éloigna aussitôt pour gagner le rivage.
Moins de deux heures après, la yole était de retour, et, pendant que le fils de M. Berney retournait à Londres, l’Éclair, toute voiles dehors, mettait le cap au sud pour donner dans le Pas-de-Calais.
Trois jours plus tard, le yacht doublait le cap Sainte-Catherine, pointe extrême de l’île de Wight, et venait, à l’entrée de la nuit, se mettre en panne par le travers des Aiguilles.
Le comte et le docteur, visiblement inquiets, étaient tous deux sur la dunette et s’efforçaient d’interroger l’horizon.
Le bâtiment était si près de terre que l’on entendait les vagues déferler sur les roches qui servent de base au phare de l’Ouest.
— Les voici, dit tout à coup Villaréal qui, depuis quelques instants, gardait le silence ; les voici, j’en suis certain. Ce qui les a retardés, c’est que le vent est du sud et qu’ils viennent à rame. J’entends le bruit des avirons.
En effet, moins d’un quart d’heure après, le docteur, bien qu’il fût moins expert que son ami dans les choses de la mer, distingua lui-même une large embarcation qui doublait les Aiguilles et se dirigeait vers l’Éclair.
En vingt coups d’avirons, elle l’atteignit, et bientôt Villaréal serra dans ses bras miss Ada, qui, légère comme une gazelle, avait sauté sur le pont du yacht.
Lady Maury, Saphir et le brave Tom qui accompagnaient la comtesse s’embarquèrent à leur tour. Le canot qui les avait amenés tous quatre vira de bord pour retourner à terre, et l’Éclair, laissant porter, remit le cap au large et disparut dans la nuit.
— Eh bien ! Tom, demanda Villaréal à l’ouvrier, après avoir conduit les trois femmes dans l’appartement qui leur était destiné, quoi de nouveau ?
— Je ne sais que deux choses, monsieur le comte, répondit l’ami de James, c’est que sir Richard Mayne a été très-vivement blâmé de son expédition de Bedford square et que le sémaphore du cap Lizard a signalé ce matin l’entrée en Manche du Duc d’York. Il était en vue de Star pointe à midi. Son pavillon de reconnaissance est un damier blanc et rouge. C’est un grand trois-mâts-barque sans batterie. Il a à bord un million de dollars appartenant à la compagnie, une vingtaine d’hommes d’équipage et un seul passager, le colonel Arthur Maury.
— C’est parfait, tu es un brave serviteur, va te reposer, le reste me regarde.
Le comte accompagna ces mots d’un geste d’amitié et pendant que Tom s’en allait à l’avant tout joyeux, il descendit dans sa cabine pour consulter une carte marine de la Manche, qui était ouverte sur sa table de travail.
Cet examen terminé, il remonta sur le pont, donna la route à l’homme de barre et rejoignit miss Ada ainsi que sa mère et Saphir.
La comtesse avait trouvé à l’arrière du yacht un petit appartement meublé avec un goût parfait. Il ne manquait rien de ce qui lui était nécessaire.
Avant d’atteindre cette partie du navire, Villaréal avait passé auprès d’une cabine dont la porte était fermée par de solides verrous, et il avait murmuré avec un accent de haine impossible à rendre :
— À bientôt, messieurs Maury, à bientôt !
C’était là, en effet, que depuis leur enlèvement vivaient les deux fils de sir Arthur, sans savoir où ils étaient, ni quel sort leur était réservé.
D’abord ils avaient essayé de la révolte, mais le capitaine Léoni leur avait signifié qu’à la première tentative d’évasion, au moindre cri, il les jetterait tout simplement à l’eau.
Ils s’étaient décidés alors à attendre aussi patiemment que possible, dans une ivresse presque constante, grâce au brandy qu’on leur servait à discrétion, la solution de cet étrange mystère.
La première chose que fit la comtesse, dès qu’elle fut seule avec Villaréal, fut de lui demander quels étaient ses projets ; mais il refusa de lui répondre, et le lendemain lady Maury ne fut pas moins surprise que sa fille de voir que l’Éclair ne cherchait pas à gagner la terre, mais courait au contraire de larges bordées nord et sud, en s’avançant doucement à l’ouest.
Le soir, à dix heures, les trois passagères descendirent dans leur appartement. Elles y étaient depuis une heure à peine avec Villaréal, lorsque Yago vint tout à coup faire à son maître une communication des plus graves sans doute, car celui-ci s’empressa de monter sur le pont.
Le capitaine Léoni l’attendait à l’arrière du yacht.
— Tenez, Maître, lui dit-il en lui montrant un bâtiment à voiles qui se dirigeait vers l’Est poussé par une faible brise de sud et qui se trouvait à peu près à trois milles de l’Éclair. Si je ne me trompe pas, c’est là le Duc d’York.
— Moi, j’en suis certain ! Léoni, prends toutes les dispositions, fais augmenter la pression et dirige-toi doucement dans ses eaux. Dans une heure la lune sera couchée. La nuit est sans étoiles, le ciel est vraiment pour nous. L’heure de la justice et de la vengeance est arrivée !
Après avoir donné ces ordres à Léoni, Villaréal redescendit auprès de lady Maury et de ses filles, que son brusque départ avait vivement inquiétées.
— Écoutez-moi, leur dit-il, sans leur laisser le temps de l’interroger ; me voici parvenu enfin à ce moment suprême qui est le but de ma vie depuis plus d’une année. Dieu seul sait ce qui se passera dans quelques instants, mais promettez-moi, quoi qu’il arrive, quelque bruit que vous entendiez, de ne pas quitter cette chambre.
— Que voulez-vous dire, mon ami ? hasarda miss Ada.
— Je vous en prie, ne m’interrogez pas, ma chère enfant ; votre haine est la mienne, et tout ce que je puis vous jurer c’est que bientôt votre mère, ma patrie et moi nous serons vengés. Ainsi, pas un geste, pas un cri, si vous m’aimez et si vous avez foi en ma promesse.
— Vous parlez de me venger, comte, dit lady Maury. De quoi donc ? l’homme qui m’a outragée est loin.
— Vous le saurez dans moins d’une heure, madame.
Et sans en dite davantage, il se hâta de sortir de la chambre.
Harris l’attendait sur le pont. Il y régnait un mouvement inaccoutumé ; mais les hommes obéissaient sans bruit à des commandements qui leur étaient faits à voix basse.
L’Éclair avait laissé porter sur le Duc d’York, qui poursuivait tranquillement sa route à l’ouest.
Il n’en était plus guère qu’à un mille.
— Quels sont vos projets ? demanda le docteur à Villaréal, qui suivait d’un œil attentif les moindres mouvements de son yacht.
— Ce navire, Harris, répondit le comte, conduit notre ennemi en Angleterre, et il a à bord un million de dollars, prélevé par la Compagnie comme tant d’autres richesses, sur mon pays réduit en esclavage. Ni sir Arthur, ni cet argent ne doivent arriver jusqu’à Londres. Je vais d’un seul et même coup nous venger et reprendre un peu de cet or qui est bien à moi, puisque je suis le représentant de ma race opprimée.
— Vous allez vous emparer de ce bâtiment ?
— Oui, et sans grand danger. L’affaire ne durera pas plus d’une heure en tout.
— Et nous tiendrons Arthur Maury en notre pouvoir ?
— Mort ou vivant, je vous le promets. Tenez, Léoni est prêt. L’Éclair est capitonné à bâbord comme la chambre d’une petite maîtresse pour que le choc soit moins violent, les pièces sont chargées et inclinées de façon à envoyer leurs projectiles à la flottaison du clipper, et vous voyez, accroupis le long de la muraille, une douzaine de mes meilleurs hommes qui seront sur le pont du Duc d’York avant que son équipage soit réveillé. Dans une demi-heure, Harris, sir Arthur nous aura payé sa dette.
Le yacht faisait route, ses voiles carguées, ses vergues en croix, poussé seulement par son hélice comme s’il eût dû passer à l’arrière du trois-mâts.
À bord de ce navire, il régnait un calme parfait.
Quoique la lune eut disparu à l’horizon et que le ciel fût chargé de gros nuages noirs qui annonçaient un grain violent, on apercevait cependant à l’arrière que l’officier de quart et le matelot de barre.
Ces hommes s’inquiétaient à peine de l’Éclair, qu’ils s’attendaient à voir passer à plus de trente mètres du couronnement du Duc d’York, mais tout à coup ils poussèrent un cri, cri d’avertissement plutôt que d’alarme, car en voyant le yacht venir brusquement sur tribord de façon à élonger le clipper, ils crurent à une manœuvre maladroite du timonier, et pensèrent que le pauvre petit navire de plaisance allait se briser contre les flancs du lourd trois-mâts.
À l’appel de leur officier, les hommes de quart sautèrent dans les porte-haubans du Duc d’York pour adoucir la rencontre qui semblait inévitable.
Ils y étaient à peine, armés d’espars et de bouées destinées à être glissées entre les deux bâtiments, qu’ils roulèrent à l’eau frappés à mort.
Les matelots de l’Éclair s’étaient élancés sur eux, avant même qu’ils eussent été aperçus.
Pendant quelques minutes ce fut une scène indescriptible.
Six des assaillants coururent à l’avant pour fermer le panneau du poste de l’équipage et se rendre maîtres des hommes qui se trouvaient sur le pont.
Ce fut l’affaire d’un instant ; ces malheureux étaient sans armes.
On entendit quelques gémissements, puis rien !
À l’arrière, l’attaque n’avait été ni moins rapide ni moins décisive.
Villaréal, à la tête de ses gens et accompagné de Tom avait envahi la dunette. Le combat n’avait duré que quelques minutes.
Réveillé en sursaut, le capitaine du Duc d’York était tombé le premier frappé sur le seuil de sa cabine, et lorsque le comte bondit dans la chambre de l’arrière, il ne put retenir un cri de joie.
Sir Arthur était là, ne songeant pas même à se défendre, car ne pouvant se douter de ce qui se passait, il était sorti de chez lui à demi-vêtu.
— Nadir ! s’écria-t-il avec épouvante, reconnaissant l’Hindou à la lueur de la lampe de l’habitacle, Nadir !
Et il passa la main sur son front, pensant qu’il était peut-être le jouet d’un songe.
— Ah ! vous me reconnaissez, sir Arthur Maury. Eh bien, vous n’êtes pas au bout de vos surprises, Tom, empare-toi de cet homme et conduis-le à bord.
Le colonel, revenu à lui, voulut résister ; mais avant qu’il eût pu faire un mouvement, le colosse le saisit dans ses bras vigoureux et le transporta d’un bâtiment dans l’autre, comme il l’eût fait d’un enfant, sans s’inquiéter autrement de la scène de pillage dont le Duc d’York était le théâtre.
Les matelots de Léoni avaient brisé le panneau de la chambre et ils enlevaient de la cale une énorme quantité de petits barils cerclés de fer qu’ils faisaient passer sur leur bâtiment.
C’étaient les millions de la Compagnie.
Cependant Villaréal avait suivi Tom. Il arriva en même temps sur l’Éclair.
Le yacht était toujours retenu au clipper par ses grappins d’abordage, mais non sans quelque danger, car le vent s’était levé et la mer grossissait rapidement.
— Hâtons-nous, fit le comte en poussant devant lui sir Arthur Maury dans la chambre de l’arrière. Tom, dis à Yago d’amener ici les deux prisonniers et prie le docteur de descendre.
En voyant ouvrir la porte de leur appartement, lady Maury et ses filles se pressèrent l’une contre l’autre, car les bruits multiples qu’elles avaient entendus au-dessus de leur tête les avaient épouvantées.
Il n’avait fallu rien moins que la promesse qu’elles avaient faite pour les empêcher de monter sur le pont.
Quant à sir Arthur, ébloui par son passage subit de l’obscurité à la lumière, il ne se rendit pas compte tout d’abord de l’endroit où il se trouvait, mais à l’exclamation de miss Ada, il reconnut sa fille et tressaillit.
— Sir Arthur ! s’était écriée la jeune femme.
— Sir Arthur ! répéta lady Maury avec stupeur, sir Arthur Maury !
Saphir s’était brusquement avancée, et, les lèvres frémissantes, l’éclair dans les yeux, elle considérait cet homme à qui sa mère et elle devaient vingt années de misère et de honte.
— Oui, dit Villaréal, sir Arthur Maury, qui ne reconnaît pas l’épouse qu’il a flétrie et assassinée. Sir Arthur lui-même, lady Maury !
— Lady Maury ! murmura alors le gentilhomme épouvanté, en reconnaissant sa femme et en détournant les yeux du groupe accusateur qu’elle formait avec ses filles.
— Et voici ses fils, poursuivit l’Hindou en livrant passage à Gérard et à Charles Maury que Yago chassait devant lui.
Les deux jeunes hommes se tenaient à peine debout.
Comme cela leur arrivait chaque soir, la nuit les avait surpris à peu près ivres.
La terreur les avait achevés.
Harris les avait suivis, mais seulement jusqu’au seuil de la porte, où il attendait que le moment fût venu pour lui de prendre part à cette scène étrange.
À la vue de ses fils, sir Arthur reprit un peu d’énergie. Il releva la tête, croisa les bras et dit à Villaréal en le fixant avec orgueil :
— Eh bien, maintenant que je suis en votre pouvoir, que me voulez-vous ?
— Te juger, toi et les tiens, comme c’est mon droit et mon devoir, répondit le comte avec un calme terrible.
— Me juger ! vous !
— Oui, moi, que tu as emprisonné et dont tu as tué le père. Ah ! tu croyais, sir Arthur Maury, que tu m’avais enseveli à jamais dans un cachot de Golconde ! Je suis sorti vivant de mon tombeau pour te punir. Tu m’avoueras que ta vie m’appartient aujourd’hui.
— Soit ! fit le colonel en haussant les épaules avec mépris. Faites-moi assassiner. Ce sera pour ces femmes un spectacle digne d’elles.
— Ce n’est pas tout. Avant que de te rendre coupable envers moi, tu avais commis un crime plus infâme encore. Pour t’emparer de la fortune que t’avait apporté la fille de Katers, tu as introduit toi-même dans ta chambre un homme que la passion et l’ivresse égaraient.
— C’est faux !
— Répète donc à Albert Moore que c’est faux, si tu l’oses, sir Arthur Maury, dit alors Harris en se plaçant en face de son ennemi.
— Albert Moore ! s’écria le colonel en pâlissant.
— Oui, Albert Moore ! ton ancien compagnon de débauche. Ah ! tu ne tremblais pas lorsque tu m’as frappé à la tête d’un coup qui devait être mortel, et lorsque, me sachant échappé à la mort, tu m’as fait condamner à une peine infamante. Autant que toi, tes fils ont été lâches et misérables quand je les ai suppliés d’arracher à la misère la pauvre et sainte victime que la raison avait abandonnée. Comme toi ils doivent mourir ! Ce sera ton châtiment que d’avoir causé leur perte. Avec eux, ton nom maudit disparaîtra à jamais !
Sir Arthur était atterré. Charles et Gérard, les yeux hagards, comprenaient à peine ce qui se passait ; lady Maury et miss Ada étaient vivement émues ; mais Saphir, au contraire, la bouche crispée par un sourire de mépris, attachait ses regards fiévreux sur ces misérables qu’elle devait si profondément haïr.
— Tout est fini, Maître, dit à ce moment Yago en pénétrant vivement dans la chambre.
— C’est bien ! emmène ces hommes et agis selon mes ordres.
— Qu’allez-vous donc faire ? demanda la comtesse avec effroi et en s’approchant de Villaréal.
— Justice ! répondit-il en la repoussant doucement. Ces hommes sont condamnés ; rien ne peut les sauver !
Et, s’arrachant des mains de la jeune femme qui cherchait à le retenir, il bondit sur le pont du yacht d’où sir Arthur et ses fils avaient déjà disparu.
Lady Maury, miss Ada et Saphir se précipitèrent à sa poursuite ; mais arrivées à l’entrée du panneau, elles s’arrêtèrent épouvantées.
La brise s’était élevée, la mer avait grossi, le ciel était chargé d’orage, et l’Éclair, toujours retenu aux flancs du Duc d’York par un des grappins, roulait d’une façon effrayante et semblait prêt à s’engloutir avec le clipper, qui sombrait à vue d’œil, tant la mer l’envahissait rapidement par les larges voies d’eau que les matelots de Léoni avaient ouvertes à la hache le long de sa flottaison.
En apercevant, à la lueur d’un éclair, sir Arthur et ses fils qui se tenaient à l’arrière du bâtiment anglais, cramponnés au mât d’artimon, miss Ada voulut tenter un dernier effort et s’élança vers le comte.
— Grâce ! lui dit-elle en se jetant à ses genoux ; grâce ! cette mort est horrible. Je vous en conjure, sauvez-les !
— Non, jamais, répondit l’Hindou d’une voix sourde.
— Je vous en prie, comte, murmura lady Maury, qui avait suivi sa fille, pardonnez ! Moi, je leur pardonne.
— Oui, sauvez-les, répéta miss Ada à travers ses sanglots. Cet homme est mon père, ces malheureux sont mes frères ! Oh ! pitié, Nadir ! au nom de notre amour, pitié !
— Vous le voulez ? dit l’Hindou en hésitant.
— Mais moi, je ne le veux pas, s’écria tout à coup Saphir qui s’était hissée sur le bastingage du yacht ; ces misérables ne sont ni de ma race, ni de mon sang. Vous les avez condamnés, ils mourront ; ils mourront maudits !
En disant ces mots d’une voix vibrante qui dominait les rugissements de la mer, la jeune fille avait laissé retomber sur le câble du grappin, déjà fatigué par le roulis, la lourde hache d’abordable dont elle s’était armée, et l’Éclair, dégagé de ses entraves et obéissant à la lame, avait mis aussitôt entre le clipper et lui une distance infranchissable.
Lady Maury et miss Ada poussèrent un cri d’horreur et se voilèrent le visage.
Livré à lui-même, le Duc d’York était venu en travers de la lame et les vagues le balayaient déjà de l’avant à l’arrière.
Tout à coup on entendit une détonation effrayante : c’était le pont du clipper qui éclatait par la pression des eaux ; puis une aspiration gigantesque : c’était le gouffre qui s’entr’ouvrait pour engloutir sa proie.
— Votre Dieu de miséricorde ne voulait pas qu’ils fussent sauvés, Ada, dit Villaréal à la jeune femme qui s’était agenouillée auprès de sa mère et qui priait, pendant qu’Harris relevait sa fille à demi-morte ; il m’est cependant témoin que je leur aurais pardonné par amour de vous !
Puis se tournant vers le capitaine Léoni, qui attendait ses ordres, il commanda :
— Mettez le cap à l’Ouest pour sortir de la Manche ; nous n’avons plus rien à faire dans ces parages maudits.
Deux heures plus tard, Nadir réunissait dans la grande chambre, à l’arrière de son yacht, les principaux acteurs de la scène terrible que nous venons de raconter, c’est-à-dire lady Maury, ses deux filles et le docteur Harris.
L’Hindou était sombre et grave.
— Mes amis, dit-il après un instant de silence, maintenant que justice est faire, l’heure est venue de nous séparer ; je ne veux pas vous entraîner dans la vie aventureuse qui m’est réservée.
— Nous séparer ! s’écria Ada, en arrêtant ses regards inquiets sur celui qu’elle aimait toujours de toute son âme.
— Brahma seul sait ce que je vais devenir : votre mère a besoin d’une existence paisible, elle ne la trouverait pas près de moi ; si vous me suivez, elle restera seule. Était-ce alors utile de vous réunir pour aussi peu de jours ?
— Mais moi, interrompit Saphir, si ma mère ne m’en croit pas indigne, je lui sacrifierai ma vie.
La malheureuse enfant avait prononcé ces mots sans tourner les yeux vers Nadir, Nadir le mari de sa sœur, Nadir qui l’avait repoussée jadis et qu’elle ne pouvait aimer maintenant sans être criminelle.
Lady Maury ne répondit à sa fille qu’en lui tendant les bras. Elle comprenait que cette séparation dont parlait l’Hindou était nécessaire.
— Puisqu’il en est ainsi, poursuivit ce dernier, nous ne nous quitterons pas, Ada ; mais vous n’avez que quelques heures pour faire vos adieux à votre mère. J’ai donné l’ordre de mettre en panne devant Morlaix. Là, vous débarquerez et prendrez le chemin de fer pour vous rendre à Paris. Il y a dans ce portefeuille, en traites sur MM. De Rothschild, ce qu’il faut pour assurer votre avenir. Oh ! prenez cette somme, elle est bien à moi, par conséquent, bien à vous.
Et après avoir remis à lady Maury un petit carnet dans lequel se trouvait pour un million de valeur, il ajouta en se tournant vers Harris :
— Quant à vous, docteur, vous aussi vous êtes libre. Les événements dont nous avons été les instigateurs à Londres me prouvent que les mouvements populaires, semblables à ceux que nous avons suscités, font trop d’innocentes victimes. Ce n’est plus en faisant appel à ses mauvais instincts et à ses convoitises, que je rêve de rendre le peuple plus heureux : c’est en soulageant ses misères, en le moralisant, en lui parlant aussi souvent de ses devoirs que de ses droits. Ce que je voudrais lui apprendre avant tout, c’est à chasser de son sein ces parasites qui le rongent, ces ambitieux qui ne le poussent en avant que pour se faire marchepied de ses cadavres mutilés, ces utopistes qui ne voient que le but qu’ils veulent atteindre et marchent vers lui dans des flots de sang. Maudit soit l’héritage de haine qui m’est échu, c’est l’héritage de Satan !
— Vous avez raison, maître, répondit Harris d’une voix grave, depuis quelques jours déjà ces mêmes pensées m’assiègent et me troublent. Laissez-moi vous suivre afin que je puisse, dans l’avenir, m’associer à votre œuvre de réparation.
— Soit ! répondit Nadir ; j’aurai confiance en vous pour faire le bien comme j’ai eu confiance en vous pour faire le mal.
— Mais avant de me séparer des deux êtres qui me doivent tant de douloureux jours, laissez-moi implorer une dernière fois leur pardon.
En disant ces mots, le docteur s’était tourné vers lady Maury et Saphir, qui restaient entrelacés, et ses regards disaient assez combien son repentir était sincère, combien étaient grands ses remords.
Ces deux femmes, dont le souvenir l’avait torturé pendant si longtemps ; ces deux femmes dont l’une était sa victime et l’autre son enfant ; ces deux êtres dont les souffrances étaient son œuvre, qu’il avait revus dans ses rêves et dans ses insomnies, elles étaient là devant lui, évoquant encore par leur désespoir et leurs larmes ce passé odieux qui faisait monter le rouge à son front.
Le drame épouvantable dans lequel Saphir avait été comme l’ange de l’implacable justice était la conséquence de ce viol infâme dont il s’était rendu coupable : les choses avaient suivi leur cours avec cet enchaînement fatal qui conduit de crime en crime.
Si la débauche et la paresse ne l’avaient pas fait jadis le compagnon de sir Arthur Maury, le misérable n’eût peut-être pas trouvé de complice pour son lâche attentat ; lui, Albert Moore, n’eût pas été condamné, forcé de s’exiler ; il ne fût pas rentré dans son pays le cœur rempli de fiel, débordant de haine ; il ne se fût jamais mis à la tête d’un mouvement populaire, il n’eût pas rencontré Villaréal, et celui-ci, abandonné à ses propres moyens, n’aurait pu lutter aussi victorieusement qu’il venait de le faire contre la société et l’autorité anglaises.
Toutes ces victimes sacrifiées à la vengeance : sir Arthur Maury, ses fils, l’honnête et brave James, l’adorable miss Emma ; est-ce qu’il n’était pas l’un de leurs bourreaux ?
Et cette jeune fille, dont l’abandon et la misère avaient fait une courtisane, cette jeune fille qui était son enfant et qui refusait de l’appeler son père, quel avenir de douleur lui était réservé !
Toutes ces terribles pensées affluaient au cerveau d’Albert Moore et il n’osait élever la voix.
Il était là, muet, oppressé, prêt à perdre la raison.
Ce silence navrant dura plusieurs minutes, puis, succombant à l’émotion et au désespoir, le docteur se laissa tomber à genoux, et tendant ses mains suppliantes vers les deux femmes, il ne put murmurer qu’un seul mot :
— Pardon !
Comprenant tout ce que cet homme devait souffrir, lui qui n’avait retrouvé l’enfant de son crime que dans le vice et pour s’en séparer, lady Maury répondit sans hésitation :
— Je vous pardonne, monsieur et je prierai Dieu qu’il vous pardonne aussi.
Saphir restait le visage appuyé sur le sein de sa mère. Il était évident qu’elle ne voulait ni pardonner à son malheureux père ni cependant le repousser par quelque parole blessante.
Harris le comprit et, le cœur brisé, il sortit de la chambre la tête baissée, sans prononcer un mot.
Le surlendemain, au point du jour, l’Éclair stoppa à l’embouchure de la rivière de Morlaix, et lady Maury et Saphir, après de douloureux adieux, se séparèrent de miss Ada et de Nadir.
Tom avait refusé de retourner en Angleterre.
— Laissez-moi vous suivre, avait-il répondu à l’Hindou : plutôt que de rentrer à Londres, où je ne retrouverai plus mon pauvre James et où Mary est la femme d’un autre, je vous accompagnerai jusqu’au bout du monde.
Huit jours plus tard, au moment où Edgar Berney, fidèle à son serment, épousait Mary, on apprenait à Londres que le Duc d’York, qui avait été signalé à Star-Pointe, avait péri corps et bien dans le dernier coup de vent ; mais à l’instant même où on dressait à l’Amirauté le procès-verbal de ce sinistre, un matelot, échappé miraculeusement au naufrage et recueilli par des pêcheurs français, vint déclarer que le clipper avait été assailli pendant la nuit par des pirate, pillé et coulé bas.
À cette nouvelle, sir Richard et le capitaine George, qui savaient la présence de sir Arthur Maury à bord du Duc d’York, ne doutèrent pas un instant du rôle joué par Nadir dans ce mystérieux et terrible événement ; mais que faire ? les fugitifs étaient hors de tout atteinte.
L’Éclair, en effet, voguait déjà en plein Océan et faisait route vers le Sud.
L’EXPIATION
I
LE DOCTEUR HARRIS PAIE UNE PARTIE DE SA DETTE.
ix mois à peu près s’étaient écoulés depuis les événements par lesquels se termine la troisième partie de ce récit, lorsqu’un soir, les promeneurs qui aspiraient sur la place du Gouvernement, à Colombo, l’air frais de la mer, aperçurent, venant du large, un bâtiment dont l’allure ne trahissait ni un des steamers de la Compagnie ni un navire de commerce.
On reconnut bientôt un gracieux yacht, mais comme, bien qu’il eût mouillé en petite rade, il ne s’en détachait aucune embarcation, les curieux durent attendre au lendemain pour être plus complètement renseignés.
Ce ne fut pas sans une certaine impatience, car à Colombo, le port où relâchent à Ceylan les bateaux à vapeur qui font le service entre l’Europe et l’extrême Orient, par le canal de Suez, on attendait avec anxiété des nouvelles de France. Les derniers courriers n’avaient apporté que les récits de nos désastres, et la colonie anglaise tout entière espérait que la mauvaise fortune finirait par nous abandonner.
Mais, le jour suivant, on apprit que le léger bâtiment arrivé la veille venait du Brésil et qu’il appartenait à un grand seigneur portugais, le duc de Ribeira, qui voyageait avec sa femme, son médecin et quelques serviteurs.
Vers midi, en effet, l’intendant du noble touriste descendit à terre pour retenir le plus bel appartement de l’Hôtel de l’Europe, et le soir même les voyageurs débarquèrent.
Les quelques personnes qui s’étaient trouvées sur leur passage avaient remarqué que la duchesse de Ribeira était remarquablement belle, mais qu’elle paraissait souffrante, et on en concluait que son mari ferait un long séjour à Ceylan où le climat, dans certaines parties, surtout aux environs de Candy, est d’une grande salubrité.
Lorsqu’une semaine se fut écoulée, on fut certain que c’était bien là le projet du duc de Ribeira, car il avait loué, sur la route de Colombo à Candy, à une demi-lieue du rivage, une villa splendide où les ouvriers s’étaient aussitôt mis à l’œuvre. De plus, il s’était présenté au consulat portugais, ainsi que chez le gouverneur anglais et chez les principaux résidents.
Les nouveaux arrivés avaient été reçus avec distinction, et le docteur avec un empressement tout particulier, car on avait appris du consul américain qu’il se nommait Harris et était un des praticiens les plus célèbres des États-Unis.
Ce nom dit assez à nos lecteurs que le duc de Ribeira n’était autre que Villaréal, ou plutôt Nadir.
Après avoir fait escale à Lisbonne, où il avait acheté facilement son nouveau titre, l’Hindou avait visité les Antilles, le Brésil et la colonie du Cap, puis, remontant vers le Nord, il était arrivé à Ceylan.
Harris l’avait interrogé parfois sur ses projets d’avenir, mais Nadir s’était toujours contenté de lui répondre :
— Avant de rien décider, j’ai deux serments à tenir ; après, nous verrons.
Et cependant notre héros était plein de reconnaissance pour le docteur, qui, depuis six mois, soignait Ada avec un dévouement paternel.
Brisée par les dernières émotions de son séjour à Londres, douloureusement affectée de s’être séparée si brusquement de sa mère, après avoir eu tant de mal à la retrouver ; ayant toujours sous les yeux cette épouvantable scène du naufrage du Duc d’York s’engloutissant avec son père et ses frères, la jeune femme était tombée gravement malade, et il n’avait fallu rien moins que toute la science d’Harris et toute l’affection de son mari pour lui conserver la vie.
Mais l’Américain craignait que ses efforts ne fussent pas toujours couronnés de succès et il ne l’avait pas dissimulé à Nadir.
Ada, en effet, souffrait d’un mal étrange auquel la science ne connaît pas de remède, parce que c’est l’âme qui est atteinte. Le changement de climat, le séjour à terre, des distractions pouvaient seuls sauver la jeune femme.
C’est dans ces conditions morales et physiques que les fugitifs étaient arrivés à Ceylan, où Yago s’y prit si généreusement avec les ouvriers que, moins d’un mois après leur débarquement, ses maîtres étaient installés dans leur habitation, véritable palais, meublé avec tout le confort européen et le luxe asiatique.
Harris y occupait, dans une des ailes, un appartement tout à fait indépendant, et l’un de ses premiers soins avait été de se mettre à la disposition du gouverneur pour donner gratuitement ses soins aux malheureux.
Tous les matins, il se rendait à Colombo, où il avait un cabinet de consultation dans lequel il passait deux heures, recevant là tous ceux que sa science ou sa bourse pouvaient soulager.
Cette existence durait déjà depuis quelques semaines, et Ada semblait renaître sous le climat bienfaisant de l’île, lorsqu’un matin, au moment où le docteur allait partir pour la ville, Nadir se présenta chez lui.
— Mon ami, dit l’Hindou à Harris, l’heure est venue de mettre à exécution mes projets. Il faut que je me rende sur le continent ; j’ai là un devoir sacré à remplir.
— Lequel ? demanda l’Américain, qui s’attendait d’ailleurs à quelque nouvelle confidence du mystérieux personnage.
— Quand j’ai quitté l’Inde, répondit Nadir, en enlevant miss Ada au misérable sir Arthur Maury, j’ai laissé celle qui était ma fiancée, Sita. C’est la fille d’un homme qui m’a servi de père ; je ne puis l’abandonner, car elle m’attend toujours avec la soumission et la fidélité des femmes de notre race. Je lui ai fait savoir que je serai dans douze jours à Tanjore. Le brahmine Nanda, à qui j’ai confié Sita le matin de mon départ, l’amènera lui-même au rendez-vous que je lui ai donné.
— Mais, miss Ada ?
— L’amour n’est pour rien dans la démarche que je vais faire, et celle dont le destin, comme par une étrange ironie, a fait la compagne de ma vie, sais bien que mon cœur ne peut battre que pour elle. Ada m’accompagnera jusqu’à Trinquemale, si vous voulez bien me suivre.
— Vous n’en doutez pas.
— J’ai donné des ordres à Léoni. Il va faire le tour de l’île et l’Éclair m’attendra à Trinquemale pour me conduire jusqu’à l’embouchure du Kavery. De là, je me rendrai par terre à Tanjore. Yago a mes instructions ; tout sera prêt demain. Nous suivrons, en chassant, la route de Colombo à Candy et ensuite celle de Candy à Trinquemale. Ce voyage, à dos d’éléphant et en palanquin, achèvera peut-être de rétablir notre chère malade.
— Je l’espère également, dit le docteur, et je suis tout à vos ordres.
Le lendemain matin, en effet, la caravane était prête, et avant le lever du soleil, elle se mettait en route.
Ada avait pris place dans un élégant et vaste palanquin porté par six beras (porteurs), auprès desquels couraient six autres porteurs de rechange ; Nadir et Harris montaient d’excellents chevaux ; Yago et Tom étaient hissés sur un éléphant, genre de locomotion qui ne laissait pas que de surprendre l’ancien amoureux de Mary.
Sur un second éléphant étaient les provisions de la petite caravane et les objets de campement, car, sauf Candy, les voyageurs ne devaient trouver sur leur route aucune autre ville importante.
La première journée de marche se passa sans nul incident. Ada, dans l’ignorance où elle était du motif de ce voyage, se montrait plus gaie que ses compagnons ne l’avaient vue depuis longtemps, et le lendemain soir, lorsque les touristes arrivèrent dans la capitale de l’île, ils y trouvèrent un logement tout prêt pour les recevoir.
La jeune femme aurait bien voulu profiter de son passage à Candy pour en visiter les curieuses pagodes souterraines et ce temple où des brahmines conservent comme une précieuse relique une dent d’Hanouman, le général des singes qui aidèrent le dieu Rama à faire la conquête de l’île, mais son mari lui promit de satisfaire sa curiosité à leur retour de Trinquemale, et le jour suivant la petite troupe se remit en route.
Elle en était à sa deuxième journée de marche et avait campé sous un bosquet d’aloès sur les bords du Misséri-Gange, lorsque tout à coup, au moment où les voyageurs entraient dans un jungle épais que traversait la chaussée, leurs chevaux hennirent en se cabrant et les éléphants dressèrent leurs trompes en poussant un mugissement de terreur.
Nadir, qui était sur un des éléphants, comprit aussitôt qu’un danger s’approchait, mais il n’eut pas une seconde pour donner des ordres, car, s’élançant d’un fourré, un énorme tigre bondit dans la direction du palanquin de miss Ada.
À l’apparition du roi des jungles, le cheval d’Harris avait fait un tel bond de côté que son cavalier n’avait eu que le temps de se laisser glisser à terre, et le fauve, se précipitant sur la pauvre bête, la déchirait de ses ongles et de ses dents.
Ce n’était là qu’un instant de répit : les porteurs du palanquin l’avaient laissé glisser de leurs épaules, et le tigre, attiré par les cris de la jeune femme, allait s’élancer vers elle.
Nadir avait armé sa carabine, mais le terrible ennemi se trouvait placé justement entre lui et Ada. Il ne présentait ainsi à ses coups que les parties de son corps les moins vulnérables ; de plus, s’il manquait le tigre, l’Hindou pouvait frapper celle qu’il aimait.
Quant à Yago et à Tom, ils étaient trop loin en arrière et ne pouvaient être d’aucun secours.
Soudain, au moment où Nadir allait se jeter à bas de son éléphant pour lutter corps à corps avec le tigre, il aperçut le docteur le genou à terre et visant froidement le fauve.
Deux coups de feu retentirent aussitôt, et le tigre se renversa en jetant un rugissement de douleur.
Harris avait frappé juste : le monstre était mort, miss Ada était sauvée.
Nadir courut vers elle. Étendue sur les coussins de son palanquin, la jeune femme était évanouie, mais le docteur la fit revenir bientôt à elle, et son mari, plus ému qu’il ne s’était jamais montré, dit à l’Américain en lui tendant la main :
— Sans vous, Ada était perdue, merci !
— Je n’ai payé là qu’une partie de ma dette, répondit Harris, en faisant un mouvement pour s’éloigner, car depuis que la fille de lady Maury savait le passé, celui qui avait été Albert Moore évitait de lui adresser la parole.
— Restez, docteur, lui dit l’Anglaise, en lui offrant la main à son tour ; votre dette est payée tout entière ; au nom de ma mère et de ma sœur, je vous pardonne ; qu’il ne soit plus jamais question de rien entre nous.
Le visage rayonnant et les yeux remplis de larmes, Harris baisa respectueusement la main de la jeune femme, et, les porteurs s’étant rapprochés, la petite caravane se réorganisa pour se remettre en route.
Afin d’être à l’abri contre toute nouvelle attaque, Ada fut installée auprès de son mari sur un des éléphants. Le docteur remplaça son cheval par celui de Nadir.
Trois jours après, sans nul incident, les voyageurs arrivaient à Trinquemale.
La jeune femme n’avait pas retrouvé sa gaieté ; l’événement que nous venons de raconter l’avait douloureusement impressionnée, et lorsqu’elle apprit que Nadir allait s’embarquer pour rester loin d’elle pendant plusieurs jours, elle s’efforça de lui cacher son désespoir ; mais quand elle fut seule avec Harris, qui restait pour la soigner, elle éclata en sanglots en voyant l’Éclair disparaître à l’horizon et elle murmura :
— Il me semble, docteur, que je ne le reverrai jamais et que je vais mourir !
II
LE DÉVOUEMENT D’UNE HINDOUE.
peu près au moment même où Nadir s’installait avec Ada dans sa villa de Colombo, deux hommes causaient à Hyderabad, sous la vérandah d’un petit hôtel, des événements auxquels nos lecteurs ont assisté à Londres.
L’un, jeune, la physionomie sombre, le regard fiévreux, portait l’uniforme des officiers de l’armée du Bengale. C’était le capitaine George.
Rentré à son poste depuis quelques semaines, il souffrait toujours cruellement de n’avoir pu se venger de son insaisissable ennemi.
Son interlocuteur était Stilson, furieux, lui, d’avoir manqué trop tôt à son serment de tempérance et prêt à se remettre en chasse, dût-il encore ne boire que de l’eau pendant des mois entiers.
Presque tous les jours Stilson venait voir le capitaine, dans l’espérance d’apprendre quelque chose de nouveau, mais tous les jours, c’était de la part du jeune homme la même réponse : Rien, on ne sait pas ce que ce misérable Nadir est devenu.
Le gros Stilson allait se retirer ainsi que la veille, lorsque le domestique de George Wesley parut sous la vérandah pour annoncer à son maître qu’un Hindou désirait lui parler.
— Que me veut-il ? fit brusquement l’officier.
— Il a refusé de me le faire savoir, répondit le soldat ; il m’a dit seulement qu’il venait de Velpoor.
— De Velpoor, fais-le entrer !
En donnant vivement cet ordre, le capitaine fit signe à Stilson de demeurer auprès de lui.
Quelques instants après, un Malabar misérablement vêtu pénétrait dans la galerie.
Il s’approcha de l’officier anglais en se courbant jusqu’à terre.
— Qui t’amène ? lui demanda George.
— Seigneur, répondit l’Hindou, vous m’avez confié la mission de surveiller le brahmine Nanda et la jeune femme qu’il a recueillie chez lui, il y a déjà longtemps.
— Oui, eh bien ?
— Nanda et Sita se préparent à partir.
— Sais-tu pour où ?
— Pour Tanjore.
— Ont-ils donc reçu quelque émissaire de cette ville ?
— Oui, hier soir un homme est arrivé ; j’ignore ce qu’il a dit au brahmine, mais Sita a poussé un grand cri, puis s’est jetée dans les bras de Nanda en murmurant : Je savais bien que Brahma me le ramènerait un jour.
— C’est bien, tu viendras me prévenir dès qu’ils seront partis, après t’être assuré de la direction dans laquelle ils se seront éloignés. Voici pour toi.
En disant ces mots, George avait donné deux roupies d’argent à l’Hindou.
Celui-ci baisa les pièces de monnaie et la main de l’officier et se retira.
— Comprends-tu, Stilson ? dit Wesley à l’ex-guichetier de Golconde.
— Non, capitaine, répondit le gros homme tout surpris de la joie que reflétait la physionomie de son chef.
— C’est cependant clair. Sita va rejoindre Nadir, Nadir son fiancé !
— By God !
— Où ? nous le saurons bientôt, car nous allons la suivre. Ah ! cette fois, je le jure, il ne m’échappera pas !
Stilson était à ce point stupéfait qu’il ne pouvait prononcer un seul mot. C’est en répétant son juron favori qu’il acquiesça du geste et sortit pour faire ses préparatifs de départ.
Le lendemain matin, au lever du soleil, l’espion vint avertir que Nanda et Sita s’étaient mis en route. Le brahmine et la jeune femme avaient dit qu’ils se rendaient en pèlerinage à Tritchinapaly.
Ils voyageaient dans une voiture du pays traînée par deux bœufs et sans aucun serviteur.
Le capitaine George était donc certain de les rejoindre facilement.
Il fit prévenir Stilson et partit le soir même avec lui, après avoir demandé un congé d’un mois à sir William Dudley, le gouverneur d’Hyderabad, en prétextant d’une partie de chasse dans le Sud, car il ne voulait faire part à personne de son projet, dans la crainte où il était d’éprouver un nouvel échec.
L’ennemi de Nadir prit en passant à Velpoor ce Malabar qui, depuis trois mois, surveillait par ses ordres Nanda et Sita.
C’était un Hindou rusé, intelligent, du nom de Kalisha, dont le concours devait lui être indispensable, car il fallait que, sans être aperçu par le brahmine, il pût le suivre pas à pas.
Quarante-huit heures plus tard, George Wesley et ses compagnons rejoignaient le prêtre et la jeune femme sur les bords de la Krisnah.
À partir de ce moment, c’est-à-dire pendant douze jours, ils ne les perdirent pour ainsi dire plus de vue ; et un soir enfin, ils arrivèrent ensemble à Tritchinapaly.
Le lendemain matin, Nanda se rendit avec Sita à la fameuse pagode de Vischnou, sur une des îles du Kavery, en face de la ville, et l’officier put craindre un instant que les deux voyageurs ne fussent vraiment que ceux pèlerins, mais Kalisha, qui les avait espionnés, vint rapporter à George qu’il avait entendu un mendiant échanger avec le brahmine certaines paroles mystérieuses parmi lesquelles il avait retenu celles-ci :
— Soyez demain soir à la nécropole des radjahs, devant le mausolée de Sardjad-je ; le Maître enverra au-devant de vous.
À cette nouvelle, le cœur du capitaine se gonfla d’une joie immense ; l’heure de la vengeance était donc enfin venue, car il n’en pouvait douter : c’était bien Nadir qui attendrait là sa fiancée.
Nous savons que George Wesley ne se trompait pas et que c’était en effet à la nécropole des anciens radjahs de Tanjore que le mari d’Ada Maury avait donné rendez-vous à la fille de Romanshee.
Décidé à ne rien négliger pour que son ennemi ne pût lui échapper, le capitaine courut chez le gouverneur de Tritchinapaly et le pria de mettre sous ses ordres une demi-douzaine de soldats anglais.
Le gouverneur lui accorda immédiatement ce renfort qui pouvait être utile pour le cas où Nadir serait accompagné de quelques-uns de ces hommes qui lui étaient dévoués jusqu’à la mort, et le lendemain matin, après s’être assuré que Nanda était déjà parti, George Wesley prit la route de Tanjore.
Il avait envoyé Kalisha en avant pour surveiller le brahmine, et vers six heures du soir, lorsque le capitaine atteignit les premiers mausolées de la nécropole, l’Hindou vint l’avertir que le prêtre et la jeune femme venaient de disparaître, entraînés par deux hommes qui guettaient leur arrivée, dans l’intérieur d’une case construite à quelques pas plus loin, sur le bord de la route.
Profitant de la nuit qui commençait à tomber, l’officier anglais se dirigea avec ses soldats vers la demeure isolée que lui désignait Kalisha.
Bientôt il l’atteignit.
C’était une hutte grossièrement construite, sans doute par quelques-uns des pillards de la nécropole ; et ses habitants l’avaient entourée d’une solide palissade pour se défendre contre l’attaque des bêtes fauves.
Le capitaine George posta ses hommes aux angles de cette espèce de redoute avec ordre de n’en laisser sortir personne, et, accompagné de Stilson, il s’approcha à pas de loup de la solution de continuité qui semblait en être la porte.
Pénétrons dans la case, pour assister à la scène tout à la fois bizarre et touchante dont elle était le théâtre.
Conduite par Nanda, Sita avait retrouvé là Nadir et elle s’était jetée dans ses bras en s’écriant :
— Que Wischnou soit loué, mon fiancé m’est enfin rendu !
L’Hindou avait reçu la jeune femme sur son cœur, et il répondait à son étreinte avec une émotion visible, mais émotion qui était faite de plus de tendresse que d’amour.
Ada n’aurait pu être jalouse.
Le brahmine et Yago se tenaient discrètement à l’écart sur le seuil de la maison.
Après le premier moment d’expansion passé, Nadir avait pris place auprès de Sita sur un lit de fougères parfumées qui tapissaient un des angles de la cabane.
La tête appuyée sur la poitrine de celui qui l’avait abandonnée, mais dont le retour lui faisait tout oublier, la jeune femme était plongée dans une joie ineffable. Des douleurs passées elle ne se souvenait plus ; les deux années d’absence de son bien-aimé lui semblaient n’avoir été qu’un rêve.
Elle était là, près de lui, pressée sur son cœur comme aux beaux jours d’autrefois, comme au temps heureux où le brahmine son père initiait son fiancé aux mystères de l’histoire de l’Inde.
Aussi, de peur de rêver encore et d’être réveillée, Sita ne prononçait-elle pas un mot. Son bonheur était muet et profond comme les grandes solitudes.
Nadir la contemplait avec tendresse. Sa main caressait la chevelure d’ébène de l’adorable créature, et on eût dit, à l’expression de son visage que, lui aussi, il s’efforçait de ne se rappeler que du passé.
Ce fut l’Hindou qui, le premier, rompit le silence.
— Oui, Sita, dit-il à la jeune femme, me voici de retour après de terribles épreuves ; et mon premier souci, en remettant le pied sur cette terre où mes aïeux ont régné en maîtres a été de te revoir. J’ignore ce que Brahma nous réserve à tous deux, car je suis traqué comme une bête fauve et peut-être me faudra-t-il bientôt m’exiler de nouveau.
— Partir ! encore partir ! gémit Sita.
— Il y a deux hommes, poursuivit Nadir, qui peuvent m’y contraindre ; Sir George Wesley, l’ancien ami du colonel Maury, et Stilson, l’ex-guichetier de la prison de Golconde. Ces deux hommes m’ont suivi en Angleterre, et, furieux de n’avoir pu m’atteindre là-bas, ils sont revenus ici. Eux seuls ont intérêt à se venger de moi, car sir Arthur Maury n’est plus.
— Et miss Ada ? murmura l’Hindoue avec un éclair de jalousie dans le regard.
— Vischnou a épargné miss Ada que j’aime, répondit Nadir avec une certaine fermeté, mais l’avenir n’appartient qu’à Brahma ; les plus puissants doivent se soumettre ainsi que les plus faibles.
Sita laissa retomber sa tête en poussant un soupir.
Au même instant Yago jeta un cri et s’élança en travers de la porte de la cabane.
Sir George et Stilson venaient de franchir la palissade et l’officier, tenant en respect le serviteur qu’il menaçait de son revolver, s’écriait en s’adressant à Nadir :
— Me voilà donc en face de vous, misérable ! cette fois, vous ne m’échapperez pas.
— Tiens ! les voilà, ces deux hommes dont je te parlais, dit l’Hindou à la jeune femme.
Mais Sita les avait déjà reconnus et, plus prompte que la pensée, arrachant de la muraille la torche qui éclairait cette scène, elle l’avait lancée sur les deux étrangers.
La cabane était retombée dans l’obscurité et Yago, profitant du mouvement qu’avaient fait sir George et Stilson pour éviter le projectile incendiaire, s’était élancé sur l’ex-guichetier qu’il avait frappé de son poignard.
Le capitaine se précipita à l’intérieur de la case, mais la fumée le força aussitôt à faire un pas en arrière.
En tombant, la torche avait mis le feu aux fougères sèches étendues sur le sol. Les acteurs de ce drame se trouvaient sur un véritable bûcher.
Sir George ne vit pas que Sita entraînait Nadir par une des fissures creusées par le temps dans les parois de la vieille hutte, mais, en montant sur la palissade, il aperçut l’Hindou qui s’élançait à travers le feu et la fumée.
Tout en criant à ses hommes de tirer sur le fugitif, il bondit à sa poursuite, mais au moment où deux détonations retentissaient et où il allait franchir lui-même la palissade, le capitaine se sentit saisi à bras le corps.
C’était Sita, qui, demi-nue, car elle avait arraché ses voiles pour que les flammes ne pussent l’arrêter ; c’était Sita, qui ne voulait pas que l’ennemi de celui qu’elle aimait pût aller plus loin.
Sir George jeta un cri de rage et de terreur. Comprenant le danger qu’il courait et le but de l’Hindoue, il chercha à se débarrasser de sa mortelle étreinte, mais l’amour et le dévouement décuplaient les forces de la jeune femme ; elle fit un dernier et suprême effort et disparut dans la fournaise avec celui qu’elle entraînait.
Les soldats anglais qui avaient assisté à cet épouvantable spectacle sans pouvoir porter secours à leur chef, ne comprenaient rien à ce qui se passait là sous leurs yeux. Aveuglés par la fumée qui s’élevait des hautes herbes de la nécropole que gagnait l’incendie, ceux qui avaient tiré sur le fugitif ignoraient s’ils l’avaient atteint.
Pendant plus d’une heure ils virent se consumer ce terrible bûcher, et le lendemain matin seulement, ils purent se hasarder sur les débris brûlants de la cabane.
Ils y retrouvèrent le corps à demi-calciné du malheureux officier. Un autre corps le tenait entrelacé. C’était celui de Sita qui semblait vouloir ne pas s’en séparer, même après la mort.
Puis, sur le seuil de la case, ils découvrirent encore un autre cadavre. C’était celui de Stilson.
Qu’étaient devenus les inconnus que sir George était venu surprendre ? Étaient-ils engloutis sous les cendres ? S’étaient-ils échappés ? Ils l’ignoraient !
Ne sachant quel parti prendre, les soldats hésitèrent longtemps, puis ils se décidèrent à retourner à Tritchinapaly après avoir enfoui les tristes débris des victimes sous de lourdes pierres afin que les chacals ne pussent s’en repaître.
Pendant ce temps-là Nadir et Yago avaient repris à bride abattue le chemin de Tanjore.
Après avoir espéré que Sita s’était sauvée de son côté, l’Hindou avait appris de Nanda le dévouement héroïque de la jeune femme, et pour la première fois depuis bien des années, les larmes s’étaient échappées de ses yeux.
Mais le brahmine lui avait dit de sa voix grave :
— La femme Hindoue ne doit-elle pas périr sur le bûcher destiné à son époux ?
Et Nadir, avec le fatalisme de sa race, avait accepté le sacrifice de la fille du prêtre de Wischnou.
Puis Nanda, sur le silence duquel le Maître pouvait compter, avait repris seul le chemin de Tritchinapaly.
Au moment où il y arrivait, Nadir et son fidèle serviteur s’embarquaient sur l’Éclair pour retourner à Ceylan.
III
SEUL !
e surlendemain, au lever du soleil, le yacht mouillait de nouveau dans la baie de Trinquemale.
Nadir n’avait pas prononcé un mot pendant toute la traversée. Il avait passé la nuit à l’arrière de l’Éclair. Là, les yeux fixés sur l’horizon, on eût dit qu’il voulait voir au-delà de l’espace, lire dans l’avenir.
Ni le capitaine Léoni ni Yago n’avaient osé lui adresser la parole.
Lorsque son canot fut amené, Nadir s’y élança et quitta son bord sans donner aucun ordre.
Les matelots se courbèrent sur leurs avirons et, moins d’un quart d’heure plus tard, l’embarcation accostait au quai de débarquement.
L’Hindou sauta à terre et se dirigea d’un pas précipité vers l’hôtel où il avait laissé Ada aux soins d’Harris.
Au moment où il allait en franchir le seuil, le docteur apparut. Sa physionomie était sombre ; ses yeux étaient rougis par la veille et les larmes.
Nadir s’arrêta brusquement, interrogeant son ami du regard.
Harris vint à lui, lui prit la main, et, sans échanger une parole, les deux hommes gravirent l’escalier du premier étage.
Arrivé là, le docteur poussa brusquement la porte de l’appartement de la jeune femme.
Elle était étendue, immobile, sur un lit au chevet duquel un prêtre était agenouillé.
— Miss Ada est morte sans souffrir, dit l’Anglais à l’Hindou ; son dernier mot a été votre nom !
— À quelle heure a-t-elle rendu le dernier soupir ? demanda Nadir, qui était devenu d’une pâleur livide et qui, de ses ongles, fouillait sa poitrine comme s’il eût voulu en arracher son cœur.
— Avant-hier, à dix heures du soir, répondit Harris.
— Au moment même où l’autre se sacrifiait pour me sauver, murmura le fils de Feringhea.
Et s’élançant vers la couche funèbre, il mit un baiser sur le front de la morte, puis tomba à genoux auprès du prêtre.
Quelques instants après, il se releva en s’écriant :
— Ainsi, voilà où m’a conduit cette puissance qu’une volonté suprême a mise entre mes mains ! Maudits soit cet héritage, c’était l’héritage de Satan ! J’ai frappé des innocents, j’ai perdu tous ceux que j’aimais ; me voilà seul, seul avec le passé terrible, sanglant ! Seul !
— Vous n’êtes pas seul, Nadir, interrompit Harris ; il vous reste les malheureux !
L’Hindou arrêta ses regards sur celui qui lui parlait ainsi, et retrouvant brusquement cette volonté surhumaine dont il avait déjà donné tant de preuves, il étendit le bras au-dessus de la tête de miss Ada en disant :
— Vous avez raison, docteur ; après avoir été si fort pour le mal, ce serait lâche de ne pas être fort pour le bien ! Au nom de celles qui sont mortes pour moi, je jure par Brahma de consacrer ma vie tout entière à ceux qui souffrent ! Ce sera l’expiation !
- ↑ C’est le nom de la grande presqu’île asiatique que les monts Himalaya bornent au nord, et qui, descendant en forme de triangle vers le sud, se termine par le cap Cormorin, dans l’océan indien.
À l’époque dont nous parlons, une partie seulement de cet immense territoire, qui n’a pas moins de 180 millions d’habitants, appartenait réellement à l’Angleterre. L’autre partie se composait d’un grand nombre de royaumes ou principautés qui n’étaient que tributaires et se révoltaient périodiquement contre les vainqueurs. Aujourd’hui l’autorité britannique s’étend sur la presque totalité de l’Hindoustan. Les quelques souverains indigènes qui règnent encore sont les vassaux de l’Angleterre et n’ont plus qu’une ombre de pouvoir.
- ↑ Thugs signifie littéralement trompeurs. On appelle aussi les Thugs, Phansigars, Étrangleurs, du mot indoustani phansi, nœud coulant.
- ↑ Province du sud de l’Hindoustan.
- ↑ Soldats indigènes.
- ↑ Caste méprisée, composée de tous ceux qui ont violé les lois religieuses ou civiles.
- ↑ Prince.
- ↑ Porteurs indigènes.
- ↑ Palanquin des femmes.
- ↑ Grande embarcation qui sert aux débarquements.
- ↑ Petit bateau de pêche.
- ↑ Karnatic, pays noir, province comprise aujourd’hui dans la présidence de Madras.
- ↑ Épouse de Shiba ; déesse du meurtre et du carnage.
- ↑ Procureur général.
- ↑ Le second dieu de la trinité hindoue.
- ↑ Chants, ballades.
- ↑ Brahmines versés dans les sciences.
- ↑ Poëmes religieux.
- ↑ Rose du matin.
- ↑ Livres sacrés.
- ↑ Chef religieux présidant aux initiations.
- ↑ C’est à l’aide d’un mouchoir de soie que les Thugs commettent leurs attentats. Ce mouchoir, roulé en forme de corde, contient une pièce de monnaie à l’extrémité du bout flottant afin de le rendre lourd. Le meurtrier saisit solidement l’autre extrémité, et se glissant derrière sa victime, il fait fouetter ce lasso avec une telle habileté que le nœud pesant revient dans sa main. Neuf fois sur dix, la strangulation du malheureux sacrifié à Kali est instantanée.
- ↑ Peuple guerrier du nord de l’Inde.
- ↑ Mot hindou qui signifie transformation.
- ↑ Ancienne et noble race hindoue.
- ↑ Langue des savants.