Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/16

Lecomte (p. 531-546).


XVI

DRAME EN MER.



Le lendemain de ces événements terribles, vers sept heures du matin, l’Éclair, un joli yacht à la voilure de lin et à l’avant effilé louvoyait par le travers de Ramsgate.

Il avait descendu la Tamise pendant la nuit.

Entre ses deux mâts élancés et légèrement inclinés sur l’arrière, on apercevait une large cheminée qui disait que c’était là un bâtiment mixte, construit pour s’aider tout à la fois du vent et de la vapeur.

Du dehors, on y découvrait de plus, se montrant coquettement aux sabords comme des curieuses à leurs balcons, quatre petite pièces d’acier qui donnaient à cet aviso de plaisance un aspect singulièrement guerrier, quoiqu’il fût permis de supposer qu’elles ne s’y trouvaient que comme ornements et objets de luxe.

Peut-être eût-on changé d’avis si on était entré dans une large cabine ménagée dans la dunette et renfermant des râteliers chargés d’armes à feu et de haches d’abordage.

L’Éclair était commandé par le capitaine Léoni, portugais à la physionomie énergique, que le seul mot : Angleterre, avait le privilège de mettre dans des colères farouches.

Son équipage, y compris les chauffeurs et les mécaniciens, se composait d’une trentaine d’hommes solides, déterminés, bons matelots qui avaient été recrutés un peu partout.

Jamais, lorsque le yacht était dans une rade ou dans un port, il ne devait y avoir plus de dix à douze hommes sur le pont. C’était là un ordre formel que personne ne songeait à enfreindre, car chacun comprenait à bord que l’Éclair devait, avant toute chose, avoir les allures les plus pacifiques.

Au moment où nous sommes arrivés, deux hommes se promenaient sur la dunette.

C’étaient Villaréal et Harris.

Par le travers du grand mât, appuyés sur le bastingage se tenaient Tom et Yago.

— Sir Richard Mayne peut mettre tous ses agents à notre poursuite, dit le comte en montrant avec orgueil au docteur le sillage que le yacht laissait derrière lui ; je ne connais pas dans la marine anglaise un seul navire que l’Éclair ne battrait pas de deux nœuds à l’heure.

— C’est vrai, répondit Harris, je n’ai jamais vu un semblable marcheur ; je crois que nous n’avons plus rien à craindre.

— Nous allons alors, si vous le voulez, en finir de suite avec Edgar Berney ; nous pourrons ensuite prendre le large.

— Soit ! mais épargnez-moi la vue de cet homme ; elle me serait odieuse.

Ne pouvant oublier que le fils du manufacturier avait été l’amant de sa fille, le docteur avait pour lui presque autant de haine qu’il en éprouvait pour sir Arthur Maury et ses fils.

Il s’empressa de descendre dans la chambre, pendant que, sur l’ordre de son maître, Yago se rendait dans la cabine où le séducteur de Mary était enfermé depuis plus de quinze jours, sans pouvoir se rendre compte des causes de son enlèvement, car il n’en accusait pas Saphir.

En entendant ouvrir sa porte, Edgar, qui était encore couché, se leva brusquement.

Il pensait avoir à se défendre, mais le mulâtre lui dit poliment :

— Monsieur, si vous voulez monter sur le pont, vous saurez pourquoi vous êtes maintenant en pleine mer.

Sans répondre un seul mot, le jeune homme gravit rapidement l’escalier, et il ne put retenir un mouvement de stupeur lorsqu’il reconnut à l’arrière du yacht, d’abord Villaréal, qu’il avait aperçu deux ou trois fois chez sa maîtresse, puis Tom, qu’il se rappelait avoir vu avec James, le jour où celui-ci était venu lui rapporter son portefeuille.

Cependant, il se remit assez vite de cette première émotion, et se rapprochant du comte, il lui dit avec une certaine hardiesse :

— J’espère, monsieur, que vous allez m’expliquer tout ceci. De quel droit me retenez-vous prisonnier ?

— Ne le prenez pas ainsi, monsieur Edgar Berney, répondit Villaréal avec sévérité et en fronçant le sourcil. Jetez les yeux autour de vous, jugez si vous êtes réellement en mon pouvoir, et écoutez-moi.

L’Éclair était en effet à plus de quinze milles au large. C’est à peine si on distinguait à l’horizon la terre embrumée.

Comprenant, malgré son audace, que ce n’était pas le moment d’élever la voix, le frère de la pauvre Emma baissa les yeux sous le regard froid et incisif de celui qui lui parlait.

— Monsieur, reprit le comte, après quelques secondes de silence, je vais vous faire une proposition à laquelle vous aurez à me répondre franchement, en homme d’honneur. Croyez-moi, laissez là votre orgueil et pesez bien mes paroles ; je ne vous les répéterai pas.

— Je vous écoute, monsieur, répondit Edgar avec assez de calme.

— Vous avez indignement abusé de la confiance d’une jeune fille honnête et pure ; cette faute, ce crime, a eu les conséquences les plus terribles.

— Comment cela ?

— Laissez-moi continuer. Deux grands malheurs sont arrivés à votre père.

— À mon père ?

— Oui, monsieur. La nuit même où vous disparaissiez de Londres, son usine a été pillée et incendiée par ses ouvriers révoltés de sa dureté et de son injustice. Un homme qui avait déjà sauvé votre sœur d’un grand péril et que vous n’avez récompensé qu’en déshonorant la sienne, James Davis, est venu une seconde fois au secours de miss Emma. Cette fois, son dévouement lui a coûté la vie.

— Il a péri dans l’incendie ?

— Il a été arrêté dans le bureau de M. Berney au moment où accompagné de miss Emma, il s’opposait à l’effraction de la caisse que tentaient deux misérables, Welly et Cromfort. Votre père a laissé peser sur ce malheureux une accusation de vol et il a été condamné à mort.

— Oh ! cela est affreux, et je vous jure, si vous voulez me laisser courir à Londres…

— Vous arriveriez trop tard. Grâce à votre sœur, James n’a pas monté sur l’échafaud, mais il n’est plus et miss Emma l’a suivi dans la tombe.

— Que me dites-vous là, monsieur ?

— La vérité toute entière. Votre père et Mary n’ont plus que vous.

Edgar Berney était atterré. Il ne pouvait plus trouver une parole ; les larmes et le désespoir l’étouffaient.

— Tenez, monsieur, poursuivit Villaréal, une partie du mal que vous avez causé peut encore se réparer.

— Oh ! comment, monsieur, comment ?

— Je suis certain que vous n’auriez pas été aussi dur pour la pauvre Mary sans les mauvais conseils de vos amis Maury. Voulez-vous retourner près de votre père et épouser la sœur de James ? Ne craignez ni les reproches, ni les plaisanteries des fils de sir Arthur ; nous ne les reverrez plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Ne m’interrogez pas à ce sujet et répondez-moi. Voulez-vous devenir le mari de celle que vous avez indignement trahie ? Si vous m’en donnez votre parole d’honneur, une embarcation vous conduira à Ramsgate, et dans quelques heures vous serez auprès de votre père. Vous avez dix minutes pour réfléchir et prendre un parti.

En disant ces mots, le comte fit un mouvement pour s’éloigner, mais Edgar le rappela.

Le fils de M. Berney n’était ni assez énergique, ni assez mauvais pour hésiter longtemps.

— J’accepte, monsieur, dit-il avec franchise, tout en regrettant de ne paraître faire que par force ce qui m’est commandé par le devoir. J’épouserai Mary, je vous en donne ma parole d’honneur, et la mère de James remplacera la mienne.

— Sous aucun prétexte, vous ne direz où vous avez passé ces quinze jours d’absence.

— Je vous le jure.

— C’est bien, monsieur, j’ai foi en votre parole. Le yacht s’est rapproché de terre, la yole est déjà à la mer, vous pouvez vous embarquer. Tom vous accompagnera. Adieu !

— Adieu, monsieur le comte, répondit le jeune homme en descendant dans le canot. Qui que vous soyez, bonne chance et que Dieu vous garde !

Après avoir reçu les instructions de Villaréal, Tom s’affala également dans l’embarcation, qui s’éloigna aussitôt pour gagner le rivage.

Moins de deux heures après, la yole était de retour, et, pendant que le fils de M. Berney retournait à Londres, l’Éclair, toute voiles dehors, mettait le cap au sud pour donner dans le Pas-de-Calais.

Trois jours plus tard, le yacht doublait le cap Sainte-Catherine, pointe extrême de l’île de Wight, et venait, à l’entrée de la nuit, se mettre en panne par le travers des Aiguilles.

Le comte et le docteur, visiblement inquiets, étaient tous deux sur la dunette et s’efforçaient d’interroger l’horizon.

Le bâtiment était si près de terre que l’on entendait les vagues déferler sur les roches qui servent de base au phare de l’Ouest.

— Les voici, dit tout à coup Villaréal qui, depuis quelques instants, gardait le silence ; les voici, j’en suis certain. Ce qui les a retardés, c’est que le vent est du sud et qu’ils viennent à rame. J’entends le bruit des avirons.

En effet, moins d’un quart d’heure après, le docteur, bien qu’il fût moins expert que son ami dans les choses de la mer, distingua lui-même une large embarcation qui doublait les Aiguilles et se dirigeait vers l’Éclair.

En vingt coups d’avirons, elle l’atteignit, et bientôt Villaréal serra dans ses bras miss Ada, qui, légère comme une gazelle, avait sauté sur le pont du yacht.

Lady Maury, Saphir et le brave Tom qui accompagnaient la comtesse s’embarquèrent à leur tour. Le canot qui les avait amenés tous quatre vira de bord pour retourner à terre, et l’Éclair, laissant porter, remit le cap au large et disparut dans la nuit.

— Eh bien ! Tom, demanda Villaréal à l’ouvrier, après avoir conduit les trois femmes dans l’appartement qui leur était destiné, quoi de nouveau ?

— Je ne sais que deux choses, monsieur le comte, répondit l’ami de James, c’est que sir Richard Mayne a été très-vivement blâmé de son expédition de Bedford square et que le sémaphore du cap Lizard a signalé ce matin l’entrée en Manche du Duc d’York. Il était en vue de Star pointe à midi. Son pavillon de reconnaissance est un damier blanc et rouge. C’est un grand trois-mâts-barque sans batterie. Il a à bord un million de dollars appartenant à la compagnie, une vingtaine d’hommes d’équipage et un seul passager, le colonel Arthur Maury.

— C’est parfait, tu es un brave serviteur, va te reposer, le reste me regarde.

Le comte accompagna ces mots d’un geste d’amitié et pendant que Tom s’en allait à l’avant tout joyeux, il descendit dans sa cabine pour consulter une carte marine de la Manche, qui était ouverte sur sa table de travail.

Cet examen terminé, il remonta sur le pont, donna la route à l’homme de barre et rejoignit miss Ada ainsi que sa mère et Saphir.

La comtesse avait trouvé à l’arrière du yacht un petit appartement meublé avec un goût parfait. Il ne manquait rien de ce qui lui était nécessaire.

Avant d’atteindre cette partie du navire, Villaréal avait passé auprès d’une cabine dont la porte était fermée par de solides verrous, et il avait murmuré avec un accent de haine impossible à rendre :

— À bientôt, messieurs Maury, à bientôt !

C’était là, en effet, que depuis leur enlèvement vivaient les deux fils de sir Arthur, sans savoir où ils étaient, ni quel sort leur était réservé.

D’abord ils avaient essayé de la révolte, mais le capitaine Léoni leur avait signifié qu’à la première tentative d’évasion, au moindre cri, il les jetterait tout simplement à l’eau.

Ils s’étaient décidés alors à attendre aussi patiemment que possible, dans une ivresse presque constante, grâce au brandy qu’on leur servait à discrétion, la solution de cet étrange mystère.

La première chose que fit la comtesse, dès qu’elle fut seule avec Villaréal, fut de lui demander quels étaient ses projets ; mais il refusa de lui répondre, et le lendemain lady Maury ne fut pas moins surprise que sa fille de voir que l’Éclair ne cherchait pas à gagner la terre, mais courait au contraire de larges bordées nord et sud, en s’avançant doucement à l’ouest.

Le soir, à dix heures, les trois passagères descendirent dans leur appartement. Elles y étaient depuis une heure à peine avec Villaréal, lorsque Yago vint tout à coup faire à son maître une communication des plus graves sans doute, car celui-ci s’empressa de monter sur le pont.

Le capitaine Léoni l’attendait à l’arrière du yacht.

— Tenez, Maître, lui dit-il en lui montrant un bâtiment à voiles qui se dirigeait vers l’Est poussé par une faible brise de sud et qui se trouvait à peu près à trois milles de l’Éclair. Si je ne me trompe pas, c’est là le Duc d’York.

— Moi, j’en suis certain ! Léoni, prends toutes les dispositions, fais augmenter la pression et dirige-toi doucement dans ses eaux. Dans une heure la lune sera couchée. La nuit est sans étoiles, le ciel est vraiment pour nous. L’heure de la justice et de la vengeance est arrivée !

Après avoir donné ces ordres à Léoni, Villaréal redescendit auprès de lady Maury et de ses filles, que son brusque départ avait vivement inquiétées.

— Écoutez-moi, leur dit-il, sans leur laisser le temps de l’interroger ; me voici parvenu enfin à ce moment suprême qui est le but de ma vie depuis plus d’une année. Dieu seul sait ce qui se passera dans quelques instants, mais promettez-moi, quoi qu’il arrive, quelque bruit que vous entendiez, de ne pas quitter cette chambre.

On reconnut bientôt un gracieux yacht.


— Que voulez-vous dire, mon ami ? hasarda miss Ada.

— Je vous en prie, ne m’interrogez pas, ma chère enfant ; votre haine est la mienne, et tout ce que je puis vous jurer c’est que bientôt votre mère, ma patrie et moi nous serons vengés. Ainsi, pas un geste, pas un cri, si vous m’aimez et si vous avez foi en ma promesse.

— Vous parlez de me venger, comte, dit lady Maury. De quoi donc ? l’homme qui m’a outragée est loin.

— Vous le saurez dans moins d’une heure, madame.

Et sans en dite davantage, il se hâta de sortir de la chambre.

Harris l’attendait sur le pont. Il y régnait un mouvement inaccoutumé ; mais les hommes obéissaient sans bruit à des commandements qui leur étaient faits à voix basse.

L’Éclair avait laissé porter sur le Duc d’York, qui poursuivait tranquillement sa route à l’ouest.

Il n’en était plus guère qu’à un mille.

— Quels sont vos projets ? demanda le docteur à Villaréal, qui suivait d’un œil attentif les moindres mouvements de son yacht.

— Ce navire, Harris, répondit le comte, conduit notre ennemi en Angleterre, et il a à bord un million de dollars, prélevé par la Compagnie comme tant d’autres richesses, sur mon pays réduit en esclavage. Ni sir Arthur, ni cet argent ne doivent arriver jusqu’à Londres. Je vais d’un seul et même coup nous venger et reprendre un peu de cet or qui est bien à moi, puisque je suis le représentant de ma race opprimée.

— Vous allez vous emparer de ce bâtiment ?

— Oui, et sans grand danger. L’affaire ne durera pas plus d’une heure en tout.

— Et nous tiendrons Arthur Maury en notre pouvoir ?

— Mort ou vivant, je vous le promets. Tenez, Léoni est prêt. L’Éclair est capitonné à bâbord comme la chambre d’une petite maîtresse pour que le choc soit moins violent, les pièces sont chargées et inclinées de façon à envoyer leurs projectiles à la flottaison du clipper, et vous voyez, accroupis le long de la muraille, une douzaine de mes meilleurs hommes qui seront sur le pont du Duc d’York avant que son équipage soit réveillé. Dans une demi-heure, Harris, sir Arthur nous aura payé sa dette.

Le yacht faisait route, ses voiles carguées, ses vergues en croix, poussé seulement par son hélice comme s’il eût dû passer à l’arrière du trois-mâts.

À bord de ce navire, il régnait un calme parfait.

Quoique la lune eut disparu à l’horizon et que le ciel fût chargé de gros nuages noirs qui annonçaient un grain violent, on apercevait cependant à l’arrière que l’officier de quart et le matelot de barre.

Ces hommes s’inquiétaient à peine de l’Éclair, qu’ils s’attendaient à voir passer à plus de trente mètres du couronnement du Duc d’York, mais tout à coup ils poussèrent un cri, cri d’avertissement plutôt que d’alarme, car en voyant le yacht venir brusquement sur tribord de façon à élonger le clipper, ils crurent à une manœuvre maladroite du timonier, et pensèrent que le pauvre petit navire de plaisance allait se briser contre les flancs du lourd trois-mâts.

À l’appel de leur officier, les hommes de quart sautèrent dans les porte-haubans du Duc d’York pour adoucir la rencontre qui semblait inévitable.

Ils y étaient à peine, armés d’espars et de bouées destinées à être glissées entre les deux bâtiments, qu’ils roulèrent à l’eau frappés à mort.

Les matelots de l’Éclair s’étaient élancés sur eux, avant même qu’ils eussent été aperçus.

Pendant quelques minutes ce fut une scène indescriptible.

Six des assaillants coururent à l’avant pour fermer le panneau du poste de l’équipage et se rendre maîtres des hommes qui se trouvaient sur le pont.

Ce fut l’affaire d’un instant ; ces malheureux étaient sans armes.

On entendit quelques gémissements, puis rien !

À l’arrière, l’attaque n’avait été ni moins rapide ni moins décisive.

Villaréal, à la tête de ses gens et accompagné de Tom avait envahi la dunette. Le combat n’avait duré que quelques minutes.

Réveillé en sursaut, le capitaine du Duc d’York était tombé le premier frappé sur le seuil de sa cabine, et lorsque le comte bondit dans la chambre de l’arrière, il ne put retenir un cri de joie.

Sir Arthur était là, ne songeant pas même à se défendre, car ne pouvant se douter de ce qui se passait, il était sorti de chez lui à demi-vêtu.

— Nadir ! s’écria-t-il avec épouvante, reconnaissant l’Hindou à la lueur de la lampe de l’habitacle, Nadir !

Et il passa la main sur son front, pensant qu’il était peut-être le jouet d’un songe.

— Ah ! vous me reconnaissez, sir Arthur Maury. Eh bien, vous n’êtes pas au bout de vos surprises, Tom, empare-toi de cet homme et conduis-le à bord.

Le colonel, revenu à lui, voulut résister ; mais avant qu’il eût pu faire un mouvement, le colosse le saisit dans ses bras vigoureux et le transporta d’un bâtiment dans l’autre, comme il l’eût fait d’un enfant, sans s’inquiéter autrement de la scène de pillage dont le Duc d’York était le théâtre.

Les matelots de Léoni avaient brisé le panneau de la chambre et ils enlevaient de la cale une énorme quantité de petits barils cerclés de fer qu’ils faisaient passer sur leur bâtiment.

C’étaient les millions de la Compagnie.

Cependant Villaréal avait suivi Tom. Il arriva en même temps sur l’Éclair.

Le yacht était toujours retenu au clipper par ses grappins d’abordage, mais non sans quelque danger, car le vent s’était levé et la mer grossissait rapidement.

— Hâtons-nous, fit le comte en poussant devant lui sir Arthur Maury dans la chambre de l’arrière. Tom, dis à Yago d’amener ici les deux prisonniers et prie le docteur de descendre.

En voyant ouvrir la porte de leur appartement, lady Maury et ses filles se pressèrent l’une contre l’autre, car les bruits multiples qu’elles avaient entendus au-dessus de leur tête les avaient épouvantées.

Il n’avait fallu rien moins que la promesse qu’elles avaient faite pour les empêcher de monter sur le pont.

Quant à sir Arthur, ébloui par son passage subit de l’obscurité à la lumière, il ne se rendit pas compte tout d’abord de l’endroit où il se trouvait, mais à l’exclamation de miss Ada, il reconnut sa fille et tressaillit.

— Sir Arthur ! s’était écriée la jeune femme.

— Sir Arthur ! répéta lady Maury avec stupeur, sir Arthur Maury !

Saphir s’était brusquement avancée, et, les lèvres frémissantes, l’éclair dans les yeux, elle considérait cet homme à qui sa mère et elle devaient vingt années de misère et de honte.

— Oui, dit Villaréal, sir Arthur Maury, qui ne reconnaît pas l’épouse qu’il a flétrie et assassinée. Sir Arthur lui-même, lady Maury !

— Lady Maury ! murmura alors le gentilhomme épouvanté, en reconnaissant sa femme et en détournant les yeux du groupe accusateur qu’elle formait avec ses filles.

— Et voici ses fils, poursuivit l’Hindou en livrant passage à Gérard et à Charles Maury que Yago chassait devant lui.

Les deux jeunes hommes se tenaient à peine debout.

Comme cela leur arrivait chaque soir, la nuit les avait surpris à peu près ivres.

La terreur les avait achevés.

Harris les avait suivis, mais seulement jusqu’au seuil de la porte, où il attendait que le moment fût venu pour lui de prendre part à cette scène étrange.

À la vue de ses fils, sir Arthur reprit un peu d’énergie. Il releva la tête, croisa les bras et dit à Villaréal en le fixant avec orgueil :

— Eh bien, maintenant que je suis en votre pouvoir, que me voulez-vous ?

— Te juger, toi et les tiens, comme c’est mon droit et mon devoir, répondit le comte avec un calme terrible.

— Me juger ! vous !

— Oui, moi, que tu as emprisonné et dont tu as tué le père. Ah ! tu croyais, sir Arthur Maury, que tu m’avais enseveli à jamais dans un cachot de Golconde ! Je suis sorti vivant de mon tombeau pour te punir. Tu m’avoueras que ta vie m’appartient aujourd’hui.

— Soit ! fit le colonel en haussant les épaules avec mépris. Faites-moi assassiner. Ce sera pour ces femmes un spectacle digne d’elles.

— Ce n’est pas tout. Avant que de te rendre coupable envers moi, tu avais commis un crime plus infâme encore. Pour t’emparer de la fortune que t’avait apporté la fille de Katers, tu as introduit toi-même dans ta chambre un homme que la passion et l’ivresse égaraient.

— C’est faux !

— Répète donc à Albert Moore que c’est faux, si tu l’oses, sir Arthur Maury, dit alors Harris en se plaçant en face de son ennemi.

— Albert Moore ! s’écria le colonel en pâlissant.

— Oui, Albert Moore ! ton ancien compagnon de débauche. Ah ! tu ne tremblais pas lorsque tu m’as frappé à la tête d’un coup qui devait être mortel, et lorsque, me sachant échappé à la mort, tu m’as fait condamner à une peine infamante. Autant que toi, tes fils ont été lâches et misérables quand je les ai suppliés d’arracher à la misère la pauvre et sainte victime que la raison avait abandonnée. Comme toi ils doivent mourir ! Ce sera ton châtiment que d’avoir causé leur perte. Avec eux, ton nom maudit disparaîtra à jamais !

Sir Arthur était atterré. Charles et Gérard, les yeux hagards, comprenaient à peine ce qui se passait ; lady Maury et miss Ada étaient vivement émues ; mais Saphir, au contraire, la bouche crispée par un sourire de mépris, attachait ses regards fiévreux sur ces misérables qu’elle devait si profondément haïr.

— Tout est fini, Maître, dit à ce moment Yago en pénétrant vivement dans la chambre.

— C’est bien ! emmène ces hommes et agis selon mes ordres.

— Qu’allez-vous donc faire ? demanda la comtesse avec effroi et en s’approchant de Villaréal.

— Justice ! répondit-il en la repoussant doucement. Ces hommes sont condamnés ; rien ne peut les sauver !

Et, s’arrachant des mains de la jeune femme qui cherchait à le retenir, il bondit sur le pont du yacht d’où sir Arthur et ses fils avaient déjà disparu.

Lady Maury, miss Ada et Saphir se précipitèrent à sa poursuite ; mais arrivées à l’entrée du panneau, elles s’arrêtèrent épouvantées.

La brise s’était élevée, la mer avait grossi, le ciel était chargé d’orage, et l’Éclair, toujours retenu aux flancs du Duc d’York par un des grappins, roulait d’une façon effrayante et semblait prêt à s’engloutir avec le clipper, qui sombrait à vue d’œil, tant la mer l’envahissait rapidement par les larges voies d’eau que les matelots de Léoni avaient ouvertes à la hache le long de sa flottaison.

En apercevant, à la lueur d’un éclair, sir Arthur et ses fils qui se tenaient à l’arrière du bâtiment anglais, cramponnés au mât d’artimon, miss Ada voulut tenter un dernier effort et s’élança vers le comte.

— Grâce ! lui dit-elle en se jetant à ses genoux ; grâce ! cette mort est horrible. Je vous en conjure, sauvez-les !

— Non, jamais, répondit l’Hindou d’une voix sourde.

— Je vous en prie, comte, murmura lady Maury, qui avait suivi sa fille, pardonnez ! Moi, je leur pardonne.

— Oui, sauvez-les, répéta miss Ada à travers ses sanglots. Cet homme est mon père, ces malheureux sont mes frères ! Oh ! pitié, Nadir ! au nom de notre amour, pitié !

— Vous le voulez ? dit l’Hindou en hésitant.

— Mais moi, je ne le veux pas, s’écria tout à coup Saphir qui s’était hissée sur le bastingage du yacht ; ces misérables ne sont ni de ma race, ni de mon sang. Vous les avez condamnés, ils mourront ; ils mourront maudits !

En disant ces mots d’une voix vibrante qui dominait les rugissements de la mer, la jeune fille avait laissé retomber sur le câble du grappin, déjà fatigué par le roulis, la lourde hache d’abordable dont elle s’était armée, et l’Éclair, dégagé de ses entraves et obéissant à la lame, avait mis aussitôt entre le clipper et lui une distance infranchissable.

Lady Maury et miss Ada poussèrent un cri d’horreur et se voilèrent le visage.

Livré à lui-même, le Duc d’York était venu en travers de la lame et les vagues le balayaient déjà de l’avant à l’arrière.

Tout à coup on entendit une détonation effrayante : c’était le pont du clipper qui éclatait par la pression des eaux ; puis une aspiration gigantesque : c’était le gouffre qui s’entr’ouvrait pour engloutir sa proie.

— Votre Dieu de miséricorde ne voulait pas qu’ils fussent sauvés, Ada, dit Villaréal à la jeune femme qui s’était agenouillée auprès de sa mère et qui priait, pendant qu’Harris relevait sa fille à demi-morte ; il m’est cependant témoin que je leur aurais pardonné par amour de vous !

Puis se tournant vers le capitaine Léoni, qui attendait ses ordres, il commanda :

— Mettez le cap à l’Ouest pour sortir de la Manche ; nous n’avons plus rien à faire dans ces parages maudits.

Deux heures plus tard, Nadir réunissait dans la grande chambre, à l’arrière de son yacht, les principaux acteurs de la scène terrible que nous venons de raconter, c’est-à-dire lady Maury, ses deux filles et le docteur Harris.

L’Hindou était sombre et grave.

— Mes amis, dit-il après un instant de silence, maintenant que justice est faire, l’heure est venue de nous séparer ; je ne veux pas vous entraîner dans la vie aventureuse qui m’est réservée.

— Nous séparer ! s’écria Ada, en arrêtant ses regards inquiets sur celui qu’elle aimait toujours de toute son âme.

— Brahma seul sait ce que je vais devenir : votre mère a besoin d’une existence paisible, elle ne la trouverait pas près de moi ; si vous me suivez, elle restera seule. Était-ce alors utile de vous réunir pour aussi peu de jours ?

— Mais moi, interrompit Saphir, si ma mère ne m’en croit pas indigne, je lui sacrifierai ma vie.

La malheureuse enfant avait prononcé ces mots sans tourner les yeux vers Nadir, Nadir le mari de sa sœur, Nadir qui l’avait repoussée jadis et qu’elle ne pouvait aimer maintenant sans être criminelle.

Lady Maury ne répondit à sa fille qu’en lui tendant les bras. Elle comprenait que cette séparation dont parlait l’Hindou était nécessaire.

— Puisqu’il en est ainsi, poursuivit ce dernier, nous ne nous quitterons pas, Ada ; mais vous n’avez que quelques heures pour faire vos adieux à votre mère. J’ai donné l’ordre de mettre en panne devant Morlaix. Là, vous débarquerez et prendrez le chemin de fer pour vous rendre à Paris. Il y a dans ce portefeuille, en traites sur MM. De Rothschild, ce qu’il faut pour assurer votre avenir. Oh ! prenez cette somme, elle est bien à moi, par conséquent, bien à vous.

Et après avoir remis à lady Maury un petit carnet dans lequel se trouvait pour un million de valeur, il ajouta en se tournant vers Harris :

— Quant à vous, docteur, vous aussi vous êtes libre. Les événements dont nous avons été les instigateurs à Londres me prouvent que les mouvements populaires, semblables à ceux que nous avons suscités, font trop d’innocentes victimes. Ce n’est plus en faisant appel à ses mauvais instincts et à ses convoitises, que je rêve de rendre le peuple plus heureux : c’est en soulageant ses misères, en le moralisant, en lui parlant aussi souvent de ses devoirs que de ses droits. Ce que je voudrais lui apprendre avant tout, c’est à chasser de son sein ces parasites qui le rongent, ces ambitieux qui ne le poussent en avant que pour se faire marchepied de ses cadavres mutilés, ces utopistes qui ne voient que le but qu’ils veulent atteindre et marchent vers lui dans des flots de sang. Maudit soit l’héritage de haine qui m’est échu, c’est l’héritage de Satan !

— Vous avez raison, maître, répondit Harris d’une voix grave, depuis quelques jours déjà ces mêmes pensées m’assiègent et me troublent. Laissez-moi vous suivre afin que je puisse, dans l’avenir, m’associer à votre œuvre de réparation.

— Soit ! répondit Nadir ; j’aurai confiance en vous pour faire le bien comme j’ai eu confiance en vous pour faire le mal.

— Mais avant de me séparer des deux êtres qui me doivent tant de douloureux jours, laissez-moi implorer une dernière fois leur pardon.

En disant ces mots, le docteur s’était tourné vers lady Maury et Saphir, qui restaient entrelacés, et ses regards disaient assez combien son repentir était sincère, combien étaient grands ses remords.

Ces deux femmes, dont le souvenir l’avait torturé pendant si longtemps ; ces deux femmes dont l’une était sa victime et l’autre son enfant ; ces deux êtres dont les souffrances étaient son œuvre, qu’il avait revus dans ses rêves et dans ses insomnies, elles étaient là devant lui, évoquant encore par leur désespoir et leurs larmes ce passé odieux qui faisait monter le rouge à son front.

Le drame épouvantable dans lequel Saphir avait été comme l’ange de l’implacable justice était la conséquence de ce viol infâme dont il s’était rendu coupable : les choses avaient suivi leur cours avec cet enchaînement fatal qui conduit de crime en crime.

Si la débauche et la paresse ne l’avaient pas fait jadis le compagnon de sir Arthur Maury, le misérable n’eût peut-être pas trouvé de complice pour son lâche attentat ; lui, Albert Moore, n’eût pas été condamné, forcé de s’exiler ; il ne fût pas rentré dans son pays le cœur rempli de fiel, débordant de haine ; il ne se fût jamais mis à la tête d’un mouvement populaire, il n’eût pas rencontré Villaréal, et celui-ci, abandonné à ses propres moyens, n’aurait pu lutter aussi victorieusement qu’il venait de le faire contre la société et l’autorité anglaises.

Toutes ces victimes sacrifiées à la vengeance : sir Arthur Maury, ses fils, l’honnête et brave James, l’adorable miss Emma ; est-ce qu’il n’était pas l’un de leurs bourreaux ?

Et cette jeune fille, dont l’abandon et la misère avaient fait une courtisane, cette jeune fille qui était son enfant et qui refusait de l’appeler son père, quel avenir de douleur lui était réservé !

Toutes ces terribles pensées affluaient au cerveau d’Albert Moore et il n’osait élever la voix.

Il était là, muet, oppressé, prêt à perdre la raison.

Ce silence navrant dura plusieurs minutes, puis, succombant à l’émotion et au désespoir, le docteur se laissa tomber à genoux, et tendant ses mains suppliantes vers les deux femmes, il ne put murmurer qu’un seul mot :

— Pardon !

Comprenant tout ce que cet homme devait souffrir, lui qui n’avait retrouvé l’enfant de son crime que dans le vice et pour s’en séparer, lady Maury répondit sans hésitation :

— Je vous pardonne, monsieur et je prierai Dieu qu’il vous pardonne aussi.

Saphir restait le visage appuyé sur le sein de sa mère. Il était évident qu’elle ne voulait ni pardonner à son malheureux père ni cependant le repousser par quelque parole blessante.

Deux coups de feu retentirent aussitôt, et le tigre…


Harris le comprit et, le cœur brisé, il sortit de la chambre la tête baissée, sans prononcer un mot.

Le surlendemain, au point du jour, l’Éclair stoppa à l’embouchure de la rivière de Morlaix, et lady Maury et Saphir, après de douloureux adieux, se séparèrent de miss Ada et de Nadir.

Tom avait refusé de retourner en Angleterre.

— Laissez-moi vous suivre, avait-il répondu à l’Hindou : plutôt que de rentrer à Londres, où je ne retrouverai plus mon pauvre James et où Mary est la femme d’un autre, je vous accompagnerai jusqu’au bout du monde.

Huit jours plus tard, au moment où Edgar Berney, fidèle à son serment, épousait Mary, on apprenait à Londres que le Duc d’York, qui avait été signalé à Star-Pointe, avait péri corps et bien dans le dernier coup de vent ; mais à l’instant même où on dressait à l’Amirauté le procès-verbal de ce sinistre, un matelot, échappé miraculeusement au naufrage et recueilli par des pêcheurs français, vint déclarer que le clipper avait été assailli pendant la nuit par des pirate, pillé et coulé bas.

À cette nouvelle, sir Richard et le capitaine George, qui savaient la présence de sir Arthur Maury à bord du Duc d’York, ne doutèrent pas un instant du rôle joué par Nadir dans ce mystérieux et terrible événement ; mais que faire ? les fugitifs étaient hors de tout atteinte.

L’Éclair, en effet, voguait déjà en plein Océan et faisait route vers le Sud.


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE