Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/16

Lecomte (p. 360-365).


XVI

À BORD DU Sind.



Le soir même du départ de la fille de sir Arthur, Nadir acheta un cheval et prit seul, sans un serviteur, la direction de l’est, laissant Ellora à sa droite et marchant devant lui, sans s’arrêter dans les villages, tout entier à ses pensées que l’éloignement de miss Ada rendait plus sombres encore.

Le surlendemain, au lever du soleil, il aperçut le sommet des montagnes et il reconnut, à quelques pas de la route qu’il suivait, le mausolée du fakir Maniska que le vieux brahmine lui avait dit être le lieu du rendez-vous.

Schubea avait obéi : une caravane campait sur le bord de la fontaine sacrée.

Ce devait être celle de Moura-Sing.

Nadir pressa le pas de sa monture, et bientôt il ne fut plus qu’à une centaine de mètres du campement.

Malgré lui, il fut pris alors d’un pressentiment lugubre : il reconnaissait bien l’éléphant du prince, qui broutait dans les hautes herbes, mais il ne voyait pas ses grand lévriers persans, qui ne manquaient jamais, lorsqu’il approchait du palais, de s’élancer à sa rencontre avec des aboiements joyeux.

Il enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et atteignit en quelques secondes la tente de son ami.

Les serviteurs dormaient encore.

Ils s’éveillèrent, et Nadir ne reconnut aucun d’eux.

Il pensa alors qu’il se trompait, que la caravane de Moura-Sing était plus loin et il allait poursuivre sa route, lorsque Schubea parut sur le seuil de la tente, s’avança vers lui et lui dit :

— Maître, je t’attendais.

Nadir sauta à terre, et, sans répondre à l’Hindou, pénétra vivement sous la tente.

Le palanquin de Moura-Sing et celui de Gaya en garnissait le fond.

Il courut au premier, en souleva les rideaux et le voyant vide, se retourna vers Schubea qui l’avait suivi :

— Où est le prince ? lui demanda-t-il.

— J’ai obéi, maître, répondit Schubea, le prince est mort !

— Mort ! s’écria Nadir, mort !

— Tels étaient les ordres du conseil suprême.

— Misérable !

Le temple des singes, à Bénarès.

Il avait tiré son poignard de sa ceinture et il s’était élancé sur Schubea pour venger son ami.

Le serviteur ne fit pas un mouvement pour se défendre.

— Frappe, maître, lui dit-il, ma vie t’appartient. La caravane de Moura-Sing ne devait entrer à Bombay qu’avec toi seul. Pour tous, tu es le prince ! Moi, je n’ai fait qu’obéir.

Nadir laissa tomber son arme, et lorsque Schubea, à qui il avait fait signe de s’éloigner, eut disparu derrière les rideaux de la tente, il se jeta avec un sanglot sur le palanquin de son ami.

— Ainsi, la voilà, se dit-il lorsqu’il fut plus calme ; la voilà cette association terrible dont je suis le maître, toujours avide de sang, ne reculant devant aucun attentat pour atteindre son but, sacrifiant aveuglément tout ce qu’elle rencontre sur sa route, armant ses instruments aveugles au nom des plus saintes causes et faisant des assassins de ceux qu’elle prétend sauver et rendre libres ! Héritage maudit qui m’a déjà fait meurtrier et qui me rend aujourd’hui le complice de ces infâmes ! Héritage de Satan, que mon père avait déjà repoussé et que la fatalité me met entre les mains aujourd’hui !

Il marchait à grands pas dans la tente, osant à peine arrêter ses regards indignés sur cette couche que Moura-Sing n’avait quittée que pour mourir.

— Eh bien, soit ! reprit-il en tendant la main vers le palanquin du prince, comme s’il eût voulu évoquer son ombre, soit ! mais je suis le Maître, je marcherai à mon but par la voie que je me suis tracée, et je te le jure, Moura-Sing, mon frère bien-aimé, tu seras vengé !

En disant ces mots, il avait frappé sur un gong.

Schubea accourut.

— Que tout soit prêt dans un instant pour le départ, lui dit-il.

— J’ai prévenu tes ordres, maître, répondit l’Hindou, les serviteurs n’ont plus qu’à plier cette tente ; dans cinq minutes nous pourrons nous éloigner.

En effet, quelques instants après, la caravane se remettait en route en abandonnant aux beras de Gaya le palanquin de la pauvre enfant.

Nadir n’avait pas voulu monter sur l’éléphant de Moura-Sing ; il avait repris son cheval et marchait seul au milieu de la petite troupe, n’échangeant avec Schubea que quelques paroles rapides pour lui donner ses ordres.

Le soir même, ils s’enfoncèrent dans le défilé de Kassy, et le surlendemain, au point du jour, ils aperçurent, se détachant sur le ciel gris, les minarets des mosquées de Bombay.

Nadir mit alors pied à terre, prit place, non sans un horrible serrement de cœur, dans le palanquin du prince, en laissa tomber les tentures, et la caravane reprit sa marche.

Au moment où, dirigée par Schubea, elle se déroulait sur la longue et étroite chaussée qui réunit l’île de Bombay à la terre ferme et se dirigeait vers un des somptueux hôtels bâtis sur le bord de la mer, la ville s’éveillait à peine, mais quoique le soleil ne dorât encore que les sommets des Gattes, les voix multiples de la population affairée se faisaient déjà entendre.

Des groupes de travailleurs hindous, malais, chinois, arabes, qui venaient des faubourgs, dépassaient les palanquins en courant, pour se rendre sur le port.

C’était surtout là et dans la rade que, malgré l’heure matinale, le mouvement et l’animation étaient extrêmes.

Toutes les nations y étaient représentées, tous les pavillons y faisaient flotter leurs éclatantes couleurs sous le souffle vivifiant de la brise du large.

Plus de deux cents navires étaient à l’ancre.

Le long des quais, les bâtiments se pressaient par rangs triples et quadruples.

Puis, dominant tous les bruits, toutes les voix, c’étaient des sifflements aigus de la vapeur des steamers qui chauffaient pour s’élancer dans toutes les directions.

Aux abords de l’un des plus grands de ces paquebots, la masse des travailleurs était plus active, plus pressée, plus bruyante encore que partout ailleurs.

C’est que le Sind, amarré au quai de la Douane, allait dans peu d’instants quitter Bombay pour faire route vers Suez.

Son noir panache de fumée s’élevait jusqu’à ses voiles hautes, que les gabiers laissaient tomber sur les cargues.

Les passagers encombraient le pont où couraient les matelots fermant les panneaux, consolidant les dromes, hissant les embarcations, prenant enfin toutes les dernières dispositions pour le départ.

De la dunette où il se promenait, le capitaine donnait ses ordres.

Sur le léger escalier qui reliait le paquebot au quai, c’était une cohue de domestiques et de fournisseurs.

Dans les chambres de l’arrière, les gens du bord préparaient l’appartement du seul passager qui manquât encore à l’appel : le prince Moura-Sing, qui, depuis plusieurs semaines, avait fait retenir pour lui et sa suite les cabines les plus confortables du Sind.

Toutefois, le commandant du steamer savait que, pour échapper sans doute aux regards curieux de la foule, le prince ne devait pas s’embarquer au quai, mais rejoindre le navire en grande rade.

Aussi, lorsqu’il jugea le moment venu, donna-t-il, sans plus attendre, l’ordre de démarrer, et le Sind tourna bientôt son avant vers la sortie du port.

Au moment où il était par le travers du sémaphore, le timonier de veille signala une embarcation qui se détachait du rivage et mettait le cap sur le paquebot.

Le capitaine fit stopper, et le Sind, venant en travers, se mit à rouler sur les lames que les grandes brises qui régnaient au large envoyaient jusqu’en pleine rade.

Au même instant, une femme jeune, cela se devinait à l’élégance de sa taille, mais le visage couvert d’un voile épais de dentelle, sortit du panneau de la chambre, et vint s’appuyer à l’arrière, sur la balustrade de la dunette.

Elle suivait avec angoisse les mouvements du canot signalé, qui luttait contre les vagues et qui, cependant, sous les efforts de ses rameurs, approchait rapidement.

Bientôt, en effet, il fut à la portée de la voix.

Un de ses hommes saisit adroitement au vol l’amarre jetée par un des matelots du paquebot, et l’embarcation accosta.

À son arrière se tenait mollement étendu sur un tapis soyeux, enveloppé dans de riches cachemires, un homme jeune au teint bronzé et à cette physionomie indolente qui est le signe caractéristique de la race hindoue.

Il se leva et, appuyé sur l’épaule de l’un de ses serviteurs, se mit à gravir à pas lents l’escalier qui montait jusqu’à la coupée du bâtiment.

Quelques-uns de ses gens seulement le suivirent ; les autres étaient restés dans le canot, attendant sans doute l’ordre de pousser au large et de rejoindre la terre.

Après avoir répondu par un simple mouvement de tête au salut du capitaine qui venait de donner l’ordre de se remettre en route, l’Hindou se dirigea vers l’arrière, monta sur la dunette et ne s’arrêta qu’à quelques pas de l’étrangère, qui, après un regard furtif vers lui, détourna la tête.

Le Sind s’était remis en marche et, soulevant avec son étrave des flots d’écume, il gagnait la sortie de la rade où la mer, resserrée, se démenait furieuse, chassée par la houle du large.

Cependant, il entraînait toujours, attachée à son arrière par sa remorque, cette légère embarcation qui menaçait d’être engloutie dans son sillage.

On se demandait à bord ce qu’attendaient ces hommes et pourquoi ils s’exposaient ainsi à un danger qui grandissait au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient davantage du rivage, et on supposait qu’ils allaient, eux aussi, s’embarquer, mais seulement lorsque le Sind serait dans des eaux plus calmes et qui permettraient de hisser le canot sur le pont.

Aussi ce fut un cri d’effroi général lorsqu’au moment où le paquebot, traversant la barre qui, dès qu’il fait gros temps, s’élève à l’entrée du goulet, on vit la remorque se tendre violemment, puis se rompre, et la frêle embarcation rester seule au milieu de cette mer déchaînée.

Le capitaine s’était à peine rendu compte de ce qui venait de se passer, que le Sind, qui marchait à toute vapeur, était déjà trop loin pour porter secours au canot.

Le soleil venait de percer les brumes du matin et inondait l’espace de lumière.

À travers les montagnes d’écume, on pouvait suivre les moindres gestes des malheureux que la mort menaçait.

Ils avaient saisi leurs avirons, et pendant quelques instants, ils réussirent à se tenir debout à la lame.

Ce n’était qu’un instant de répit que leur accordait le ciel.

Bientôt une vague énorme, terrible, impitoyable, les jeta par le travers et tout disparut.

La mer ne devait pas abandonner une seule de ses victimes.

La jeune femme, qui se tenait toujours debout à l’arrière et qui n’avait pas quitté l’embarcation des yeux, ne put retenir un cri de pitié et d’épouvante.

— Silence, miss Ada, lui dit soudain le prince hindou qui s’était approché d’elle et avait appuyé sa main sur son bras, ces hommes seuls savaient ce qu’est devenu Moura-Sing, qu’ils ont assassiné et dont aujourd’hui je porte le nom ; ces hommes seuls pouvaient me trahir, m’accuser et faire de moi leur complice ; ils devaient mourir.

La jeune fille baissa la tête, épouvantée malgré son amour, de ce génie du mal, de ce dieu de vengeance que l’Inde envoyait à l’Angleterre.

Une heure plus tard, le capitaine George Wesley arrivait lui-même à Bombay.

Il était accompagné de master Stilson, singulièrement maigri par cette longue course à travers la presqu’île et les émotions de toutes sortes qu’il avait éprouvées.

Depuis un mois, l’illustre brasseur ne buvait que de l’eau et ne riait plus. Le remords ou l’abstinence l’avait rendu méconnaissable.

Avant même de se rendre chez le gouverneur, le jeune officier se hâta de courir à l’agence des paquebots.

Là, il apprit avec stupéfaction et en même temps avec joie, car il ne s’expliquait pas comment elle avait échappé à ses ravisseurs, que miss Ada s’était embarquée le matin même, et on lui affirma que le Sind n’avait pas d’autre passagers hindous que le prince Moura-Sing et sa suite, qui se composait des serviteurs qu’il avait amenés avec lui d’Hyderabad et de ceux qu’il avait engagés à Bombay la veille de son départ.

On ne savait pas quels étaient ceux de ses hommes qui avaient péri dans le naufrage de l’embarcation.

Aucune des victimes de cet accident inexplicable n’avait survécu et la mer n’avait pas encore rejeté leurs cadavres.

Désespéré, ne sachant plus quel parti prendre et se demandant si vraiment le ciel lui-même ne se mettait pas contre lui, George Wesley rentra à l’hôtel, où l’infortuné Stilson l’attendait, en commençant à craindre d’avoir fait un peu trop à la légère son redoutable serment de tempérance.

Pendant ce temps-là, doublant la pointe des Palmiers, le Sind mettait le cap à l’ouest pour traverser le golfe d’Oman et gagner le détroit de Bab-el-Mandeb.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.