Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/I/10

Lecomte (p. 92-95).


X

L’ATTENTAT DE SIR EDWARD.



Le lendemain, l’audience s’ouvrit devant un auditoire plus nombreux encore que les jours précédents, si toutefois la chose était possible, et sir Georges Monby, une fois les accusés à leurs bancs et le silence obtenu, pria sir Edward Buttler de faire sa déposition.

Après avoir respectueusement salué la cour, et s’être armé du courage qui lui était nécessaire, sir Edward commença en ces termes :

— Sir, pardonnez à mon émotion, mais je suis encore sous le coup de l’affreux malheur qui a anéanti ma famille ; je vais m’efforcer cependant de rappeler tous les souvenirs et d’imposer silence à ma douleur.

« Envoyé l’an dernier à Ceylan par le gouvernement et devant rester plusieurs mois dans l’île, pour y remplir la mission importante qui m’était confiée, j’avais emmené avec moi lady Buttler, mon fils et mon neveu. Mon fils avait sept ans et mon neveu six à peine.

« Il y a quelques semaines, mes travaux étant terminés et l’ordre m’en ayant été donné, je me mis en route pour rentrer à Madras, aussi rapidement que possible, et comme le bâtiment qui fait le service entre Trinquemale et le chef-lieu de la province devait tarder assez longtemps encore, je résolus de faire la route par terre après avoir franchi le détroit.

« Mes préparatifs achevés, je m’embarquai avec les miens à Trinquemale sur un cotre qui me conduisit heureusement à Tanjore. Après quelques jours de repos, je me dirigeai vers Seringham, afin de rejoindre après de cette ville la grande route qui remonte vers le nord.

« Lady Buttler, les enfants et les femmes de chambre voyageaient en palanquins ; mes deux domestiques et moi nous faisions la route à cheval. Les bagages nous suivaient dans un chariot attelé de bœufs. Ma caravane, y compris les porteurs de palanquins, se composait d’une trentaine de personnes.

« Jusqu’au-delà de Seringham, notre voyage s’accomplit sans nul incident remarquable. Nous marchions à petites journées pour ne pas fatiguer mes hommes et nous venions de dépasser Melampoor, lorsque nous fûmes surpris par un violent orage qui nous força de faire halte.

« Pour échapper, autant que possible du moins, au danger de la foudre, j’avais établi mon campement au milieu d’une plaine immense qui s’étendait au-delà de l’horizon, sans ombre et sans verdure. On eut dit un véritable désert.

« Nous passâmes là tout la journée, et le soir, la nuit promettant d’être fort elle, je donnai le signal du départ. Quelques instants après nous nous remîmes en route.

« Lady Buttler était dans son palanquin, et j’avais assis devant moi, sur mon cheval, mon petit James qui n’avait pas encore sommeil, lorsque tout à coup il s’écria :

« — Tiens, papa, des arbres !

« Je regardai du côté où l’enfant étendait la main, et, à ma stupéfaction, j’aperçus à la clarté de la lune, qui venait de se lever, un taillis de buissons que je ne m’attendais pas à rencontrer aussi rapidement.

« M’étais-je trompé de route ? Étais-je plus loin que je ne le supposais ? C’était probable, car rien sur la carte où j’avais tracé mon itinéraire ne m’indiquait ce que mon fils venait de découvrir.

« Je crus alors prudent de ne pas aller plus loin ; car bien que nous ayons continué à marcher lentement, le bois grandissait à vue d’œil. On aurait pu croire, mirage causé sans doute, me disais-je, par les rayons de la lune qui venait de se lever, que la forêt venait à notre rencontre.

« Quoiqu’il en fût, ne voulant pas me hasarder dans les taillis pendant la nuit à cause des bêtes fauves, j’ordonnai la halte.

« En moins d’un quart d’heure les tente furent dressées de nouveau, et tout notre monde se prépara au sommeil.

« J’avais conservé près de moi mon fils qui était nerveux et inquiet.

« J’essayais vainement de l’endormir.

« — Je n’ai pas sommeil, j’ai peur ! me disait-il.

« — Peur !… de quoi donc ?

« Et je pris sur mes genoux l’enfant, qui se cacha la tête sur ma poitrine.

« Je me souvins alors que, pendant la route, Koumi, mon intendant, avait raconté à mon petit James, pour le distraire, une foule d’histoires des Thugs et des légendes de Kâly. Je supposai naturellement que l’enfant était resté sous l’impression de ces récits et je me promis de les interdire désormais.

« En attendant, je m’efforçai de rassurer mon fils, en lui affirmant que toutes les histoires de Koumi n’étaient que des mensonges ; mais il répétait toujours :

« — Non, père, tout cela est vrai, j’entends Kâly qui m’appelle.

« J’étais vraiment désespéré et j’ordonnai à James de fermer les yeux.

« — Je ne pourrais pas, me répondit-il, car je ne t’ai pas tout raconté. Pendant qu’on dressait les tentes, je suis allé courir un peu en avant ; tout à coup, je me suis trouvé auprès d’un buisson, et j’ai cru qu’il s’avançait sur moi. Il m’a semblé même que ses branches s’étendaient pour me saisir.

« — Les arbres ne marchent pas, lui dis-je pour le rassurer.

« Et je le portai dehors de la tente, afin que l’air frais de la nuit le calmât un peu.

« Mais à peine eus-je jeté les yeux autour de mon campement que je jetai un cri d’alarme.

« Ces taillis, à quelques cent mètres desquels nous nous étions arrêtés, nous environnaient de tous les côtés ; et mes chiens, que j’étais étonné de n’avoir pas entendus, râlaient empoisonnés.

« À mon appel, tous mes gens bondirent de leurs nattes, lady Buttler elle-même accourut, mais les buissons semblèrent avoir répondu, eux aussi, à mon cri d’alarme, car, pour ainsi dire, ils bondirent sur nous.

« Chacun d’eux cachait un de ces monstres. Ils s’étaient approchés de nous à l’aide de cette ruse.

« J’armai aussitôt mon revolver, et m’élançai au-devant des misérables, qui, surpris de la résistance à laquelle ils ne s’attendaient pas, s’enfuyaient de tous les côtés.

« Par malheur, à ce moment même, de gros nuages noirs voilèrent la lune et l'obscurité protégea la retraite des Thugs.

« J’arrêtai l’élan de mes hommes et fis volte-face pour retourner au campement, mais je poussai aussitôt un cri d’horreur.

« Mes tentes, mes bagages, mon chariot, tout disparaissait derrière des flammes. Les Thugs avaient incendié tous ce buissons secs qui leur avaient servi d’abri. Je franchis d’un bond ce rideau de feu. Il était trop tard, ma femme et mon fils avaient disparu.

« Fou de douleur, je sautai à cheval et malgré la fumée qui m’aveuglait je battis la plaine toute la nuit, mais inutilement. Je ne devais retrouver lady Buttler que pour la voir périr sous mes yeux. Quant à mon fils, mon pauvre James, les infâmes l’ont sacrifié à leur divinité sanglante. Ni la mère, ni l’enfant n’auront même une sépulture chrétienne. Vous savez le reste. »

Et sir Edward Buttler, à bout de forces et de courage, se laissa retomber sur son siège en fondant en larmes.

On entendait dans l’auditoire épouvanté le bruit des sanglots, mais personne n’osait prononcer une parole.

— Nous comprenons votre douleur et nous la partageons tous, sir Edward, dit sir Monby, en cherchant vainement à rester maître de son émotion, et la cour vous autorise à vous retirer, car elle comprend qu’en ce moment la solitude doit vous être chère.

L’honorable officier remercia du geste et sortit escorté jusque sur le seuil de la salle par les regards sympathiques de toute la foule.

Puis, le calme s’étant peu à peu rétabli, le président ordonna d’introduire le second témoin.

— M. le président, dit l’attorney général, ce second témoin est un Français du nom de Hamel, mais son état de santé ne lui permet pas de paraître devant vous. J’ai là sa déposition qui renferme les plus grands détails ; si vous m’y autorisez, j’en ferai donner lecture.

— Parfaitement, répondit sir Monby ; que le premier clerc du secrétariat de la justice lise cette déposition.

L’attorney général fit passer immédiatement au fonctionnaire désigné par le président la déposition de ce second témoin, et le clerc commença en ces termes :