Le Procès des Roses : pantomime

Paul Ollendorff, éditeur.

Mais on l’a suivi peut-être ? Il écoute vers la maison… Non, les gardiens, — ceux qui attachent, ceux qui donnent des douches, — et les médecins aussi, sont endormis encore… et il se réjouit… Hélas ! brève joie… puisqu’il est fou… fou par amour… Hélas ! oui, fou, triplement fou.

Il tire de sa poche trois miniatures. Il les regarde, l’une après l’autre. Il les baise, triste. Trois femmes lui ont brisé le cœur et lui troublent la cervelle… Grâce à elles, il est tantôt hagard, muet, abruti comme les plus parfaits idiots… (il imite l’avachissement absolu) ; tantôt languissant, rêveur, les yeux vers les chimères qui passent avec les nuages (il imite l’éperdu désir de l’impossible idéal ! ) ; tantôt fou furieux (il imite les rages, les emportements, toute l’affreuse maladie des agités ! ), jusqu’à ce qu’enfin il tombe, écumant, sous la douche qui le renverse et le dompte !

Mais il a une idée ! il se vengera des trois femmes qui l’ont rendu fou, il les punira aujourd’hui même… Comment ? vous allez voir.

Les trois femmes sont au loin pendant qu’il est ici… Mais il a leurs portraits.

Il compare le premier portrait à des lis, à des grenadiers, à des jasmins… non, ce n’est pas cela… ah ! ceci… cette rose blanche… oui, oui, tout à fait pareilles. Sa première idée est de se jeter sur le rosier et de le fouler aux pieds, et de le détruire… non, il veut être calme, il le sera… Délicatement, il cueille la rose blanche, et il la porte sur le banc où elle se tiendra debout, la tige dans une fente du banc. Il compare le second portrait à une rose rose, et la cueille ; il compare le troisième portrait à une rose thé, et la cueille ; enfin les trois roses sont placées sur le banc comme des accusés à l’audience… À leur vue une rage encore de Pierrot ! mais il se contient ! la justice fera son œuvre.

Comme huissier, il annonce : « Messieurs, la cour ! » Comme public, il se découvre. Puis il vient, comme juge, en toque rouge, prendre place devant les accusés, entre deux assesseurs que figurent deux petites toques rouges.

Il interroge la rose blanche. Il lui montre le portrait… « C’est bien vous ? … » bon ! Quel âge avez-vous ? Comment ? dix-sept ans ? Oui, oui, sans compter les mois de nourrice. Mais n’importe. Suivons les débats. Avocat, vous avez la parole. »

PIERROT
Avocat de la partie civile.
(Vers la petite rose blanche.)

« Ah ! méchante, méchante, toutes les foudres de la justice vous sont dues. Rappelez-vous ? nous étions tout jeunes, tout petits, vous et moi. Le ciel n’était pas plus pur que le fond de mon cœur. Et ce cœur, je vous l’avais donné tout entier. Nous allions ensemble dans les sentiers… la main dans la main… je montais aux arbres pour vous chercher des nids qui chantaient… même souvent je me déchirais ma culotte à l’écorce… et vous, vous effeuilliez des marguerites… un peu, beaucoup, passionnément… oh ! quelle joie ! passionnément ! vous m’aimiez passionnément ! Non… pas du tout, gueuse, misérable ! un bel officier est venu… il avait de fines moustaches… vous lui avez pris le bras et vous m’avez laissé seul… je demande qu’on vous guillotine !


PIERROT
Juge.

« Eh bien, accusée, qu’avez-vous à répondre ? — Hein ? vous dites ? vous dites que vous étiez toute petite, qu’à l’âge de quinze ans on n’est pas sûre de son cœur ni de sa tête, et qu’on ne doit pas punir un oiseau parce qu’il s’est envolé !… Assez ! la cause est entendue. Asseyez-vous. »

Il interroge la rose rose, en lui montrant le second portrait. « C’est bien vous ? Bon. Quel âge ?… Trente ans ? Mettons trois de plus. » Avocat, vous avez la parole.


PIERROT
Avocat.

« Messieurs, cette femme, je l’ai tendrement et gravement aimée. Je l’ai épousée, je l’ai conduite à la mairie, notre hymen a été béni à l’église… et nous avons dormi ensemble durant beaucoup d’honnêtes et heureuses nuits. Mais un jour, je fus obligé de partir en voyage… Ah ! quelle tristesse de la quitter… Quelques jours plus tard, je revenais… c’était la nuit… je montai l’escalier… j’ouvris la porte… j’allais la surprendre, endormie, mi-nue parmi ses grands cheveux… j’entrai… un chapeau d’homme… des culottes… je soulevai le rideau de l’alcôve… elle n’était pas seule ! j’étais cocu… et, depuis, quand je passai dans la rue, tout le monde me faisait les cornes…


PIERROT
Juge.

« Eh bien, accusée, qu’avez-vous à répondre ? Hein ? vous riez ! vous haussez les épaules. Vous dites que Pierrot, toujours occupé à bayer aux corneilles, toujours dans les nuages, était un bien piètre mari au lit… »

— Est-il vrai, Pierrot ? vous affirmez que non, que, bien au contraire ?…

« Le tribunal appréciera. »

Il interroge la rose thé, en lui montrant le troisième portrait. « Quel âge ? Vingt-neuf ? Mettons quarante. » — Avocat vous avez la parole.


PIERROT
Avocat.

Une fois, avec de gais, avec de trop gais compagnons, le hasard d’une promenade nocturne nous conduisit en un lieu assez mal fréquenté… mais parmi tant d’affreuses créatures, l’une était si jeune, si belle ! Ah ! quelle était belle ! Je courus vers elle « Je vous adore ! tout ce que je possède est à vous ! Je vous tirerai de la honte et de la misère, je vous donnerai tous les luxes, tous les bijoux ! » Elle me suivit. Nous fûmes heureux, joyeux du moins. Vie de dépense et de débauche. Théâtre, bals, soupers, soupers surtout… griserie, amour…

Il tombe, sur le canapé, dans des délices, et s’endort, extasié, pâmé… — Mais quand le jour se lève, il s’éveille… où est-elle ? il est seul. Il sonne le garçon. « Où est Madame ? Quoi, pendant que je dormais, elle est partie avec un nègre tzigane, joueur de violon ?» Ah ! c’était horrible ! « Je voulais boire pour oublier… je buvais mes larmes avec le vin… et je cuvais en même temps le vin et le désespoir. — Et voilà le crime de cette femme ! qu’on la guillotine. »


PIERROT
Juge.

« Accusée, qu’avez-vous à répondre ? Hein ? que vous n’avez ni cœur, ni âme, que vous n’aimez que l’argent ; que vous n’êtes pas une jeune fille, ni une femme mariée, et qu’on n’a rien à vous reprocher si, pour de l’argent, vous donnez des baisers ! » Assez ! le tribunal apprécie. Toutes les trois vous êtes coupables et toutes les trois êtes condamnées à avoir le cou coupé. »

Alors Pierrot, redevenu Pierrot, exulte, transporté de vengeance satisfaite. Mais il se calme.

L’heure est venue du châtiment : « Et c’est moi qui serai le bourreau ! »

Mais comment ?

« Vous allez voir ! »

Du sac caché dans l’angle du mur, il tire un petit objet entouré d’un mouchoir de dentelle. C’est une toute petite guillotine. « Moi-même je l’ai faite. J’ai mis un an à la faire, avec les plus grandes peines. Mais voyez comme elle fonctionne bien. Maintenant, à notre devoir. »

Il frappe à la « porte » du banc. Il fait signe que les roses dorment. Il les éveille. « Allons, roses, le Président de la République a rejeté votre pourvoi… » Il tire de petits ciseaux de sa poche. Il fait la toilette, en leur coupant le vert autour de la corolle… puis il met la guillotine sur le banc, et devant la guillotine un petit panier… il fait s’avancer la rose blanche… il hésite… ah ! la pauvre petite… mais une épine le pique… il lui coupe le cou… la tête de la fleur tombe dans le panier… Même jeu pour les deux autres roses… les trois têtes sont dans le panier. Alors il le saisit, plein d’une fureur satisfaite… il simule le bruit de la voiture qui emporte les corps… il tourne deux fois, au galop… il s’arrête près d’un tertre, s’agenouille, tire un navet de terre (le champ des navets !), les enterre, piétine dessus dans une rage furieuse, et s’en va… vengé… Mais quelque chose le rattire… il les aime toujours celles qui l’ont trahi, celles qu’il a tuées… hésitation… il revient… il les déterre… il les serre contre lui, les baise… croit qu’elles ont du sang… les laisse tomber… choit sur les deux genoux, leur demande pardon, et pleure, pleure, pleure, en les baisant toujours.




ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY