Le Problème pénitentiaire au moment présent

Le Problème pénitentiaire au moment présent
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 636-668).
LE
PROBLÈME PÉNITENTIAIRE
AU MOMENT PRÉSENT

Comment les peines que la société prononce contre les coupables doivent-elles être exécutées pour produire l’effet qu’elle en attend ? Ainsi pourrait être formulé le problème pénitentiaire. Il ne relève pas seulement de l’Economie sociale et du Droit proprement dit : il relève plus encore de la psychologie ; car c’est elle qui, somme toute, en fournit les données principales. Et quand nous disons la psychologie, nous n’entendons pas seulement la science du caractère et du tempérament de l’homme en général, nous entendons aussi la psychologie particulière de la nation et celle de la génération devant qui le problème se pose — de nouveau — à un moment donné. Ce qu’il importe avant tout de savoir, le voici : comment la société régulière qui inflige la peine et la société criminelle qui la subit réagissent-elles l’une sur l’autre ? Qu’est-ce que la première peut obtenir de la seconde ? Qu’est-ce que la seconde peut accepter utilement de la première, et qu’est-ce qu’elle peut lui restituer ? Toutes les deux ont été solidaires dans le mal, car il n’est pas douteux que nous avons tous notre part de responsabilité dans les crimes que nous punissons : toutes les deux sont encore solidaires dans l’œuvre de réparation.

La façon dont un chef de famille corrige ses propres enfans le rendra lui-même meilleur ou plus mauvais. On peut en dire autant d’un patron, d’un capitaine, bref, de quiconque disposant d’une certaine autorité, est appelé à la faire respecter par la discipline et au besoin par des moyens de coercition. S’il s’y prend bien, il sentira sa tâche devenir plus facile, il en obtiendra des résultats qui l’y attacheront encore davantage : il fera participer de plus en plus ses subordonnés à cet optimisme justifié et salutaire. S’il s’y prend mal, il sera irrité de ses déceptions ; mais la colère a toujours été impuissante à faire quoi que ce soit d’avantageux. Il s’agitera donc sans autre profit que d’augmenter le trouble qui l’étonne ; car il voudra s’en prendre à tout le monde, excepté à lui-même. Nous connaissons tous ces états de désordre et d’impuissance dans une famille désunie, dans une classe mal tenue, dans un régiment mal conduit : des punitions tardives, appliquées à l’étourdie, en appellent de nouvelles, plus vaines encore que les premières : les unes et les autres discréditent et finalement ruinent l’autorité. Ce qui se passe en petit dans l’un ou l’autre de ces milieux peut se reproduire en grand dans l’ensemble de la société. C’est exactement ce que nous avons sous les yeux au moment présent.

Pour arriver à s’y bien prendre, que faut-il ? Connaître les moyens matériels dont on dispose, sans doute, mais plus encore savoir jusqu’à quel point et à quelles conditions les natures auxquelles on veut les appliquer pourront y coopérer. Non pas qu’on doive rigoureusement adapter les mesures à l’état d’esprit momentané de ceux auxquels on les destine, puisque cet état, il s’agit presque toujours de le modifier. Mais il est évident qu’il ne faut pas le modifier en l’aggravant, et que, pour l’améliorer, il faut avoir exactement calculé ce qu’il peut supporter. Il faut au soldat, non les armes les plus perfectionnées en atelier, mais celles dont il sera le mieux à même de se servir sur le champ de bataille : il faut au malade des remèdes auxquels puisse encore se prêter son organisme troublé ou délabré. Ainsi la peine manquera son but si elle irrite sans abattre ou si l’abattement qu’elle produit demeure définitif et sans espoir de relèvement possible. Elle le manque plus encore si elle n’obtient une apparente obéissance qu’au prix d’une corruption et d’une astuce croissantes, toujours plus prêtes à de nouveaux méfaits. Souvenons-nous enfin que, par son mode d’exécution, la peine doit agir, non pas seulement sur le coupable, mais sur ceux que la société a intérêt à préserver, en leur inspirant une idée persuasive de ce que veulent la justice et l’humanité.


Il y a un certain nombre d’années, le public en général et le public français en particulier se préoccupaient surtout de l’adoucissement des peines. Cette préoccupation, nous l’avons constatée dans la désignation de la peine, dans le calcul des années de prison à infliger à tel ou tel genre de délit. Il serait aisé de la retrouver dans l’aménagement sanitaire des lieux de détention, puis dans ces mesures qui, relevant de l’administration plus que de la magistrature, peuvent être inscrites parmi les modes d’exécution : après les sursis à l’exécution, les amnisties, les grâces, les libérations conditionnelles. Depuis quelques années, le vent a changé. Le public est surtout inquiet, — et pour cause, — de sa propre sécurité. Inutile de rappeler comment on-avait, en fait, supprimé la peine de mort et comment, trouvant le climat de la Guyane trop dur, on avait dirigé sur la Nouvelle-Calédonie le plus grand nombre des forçats. Malgré les anciens programmes radicaux, malgré ce qu’on a appelé la vieille tradition républicaine, il a fallu, bon gré mal gré, relever l’échafaud ; et déjà, depuis plusieurs années, c’était exclusivement à la Guyane qu’on envoyait de nouveau les hommes condamnés à la transportation. Mais la transportation elle-même suffit-elle encore ? On l’avait acceptée comme un moyen terme : on avait cru que, tout en dispensant de la peine capitale, elle garantirait aussi efficacement la sécurité de la métropole en la débarrassant de ses pires parasites. Or, de plus en plus, journaux et revues, récits d’explorateurs, de marins, de touristes, nous signalent l’existence paisible des soi-disant travailleurs de Cayenne et du Maroni. Ce ne sont qu’anecdotes, descriptions et photographies, où chacun des condamnés, dont on rappelle les noms trop connus, est montré vivant comme un « coq en pâte ; » on commence à se laisser convaincre que c’est une peine ; qui amende aussi peu que possible ceux qui la subissent, qui coûte très cher à ceux qui l’infligent, leur rapporte peu, et ne les préserve pas davantage. Aussi le Sénat est-il saisi d’une proposition de loi tendante à la suppression définitive de la transportation et à l’établissement de maisons de force d’un nouveau type, destinées à être à la fois plus intimidantes et plus préservatrices.

Ces oscillations du sentiment populaire allant alternativement de l’indulgence à la sévérité, les hommes d’étude et de tradition savent bien ce qui pourrait les régulariser. Il y a beau temps qu’on l’a dit : la première condition pour faire accepter l’adoucissement d’une peine, c’est la certitude qu’elle soit administrée promptement, de manière à prévenir toute impunité, même temporaire. La seconde est la certitude que la peine sera prise au sérieux par les condamnés et par les gens encore honnêtes, de manière à provoquer, chez les premiers un remords, chez les seconds une crainte, également, quoique diversement salutaires. On peut bien dire, — car c’est la vérité, — que la société n’est pas chargée de refaire lame des délinquans : mais il est évident aussi que ce serait une duperie de prendre des gens déjà dangereux et de les rendre, à son propre détriment, plus dangereux encore. Or, il est incontestable que ni la première, ni la seconde de ces deux certitudes si désirables ne sont en voie de se consolider dans les esprits.

Que les chances d’impunité soient diminuées, comment le penser devant l’augmentation signalée du nombre des affaires classées par impossibilité de découvrir l’auteur du crime ? Qu’on l’explique comme on voudra, qu’on cherche, qu’on imagine, qu’on trouve même pour la police contemporaine des excuses plus ou moins valables, peu importe ! Le fait est là, il est général, il est continu, et il est trop commenté pour ne pas inquiéter les populations. Compter d’autre part sur les remords spontanés de ceux qui ont failli et sur les examens de conscience de ceux qui inclinent vers la chute, c’est à quoi l’affaiblissement de l’obéissance aux principes de la morale traditionnelle ne dispose guère la masse du pays. Partout enfin on répète dans les mêmes termes, — et plutôt avec un peu d’exagération, — que toute maison de correction est une maison de corruption, qu’un homme qui a été en prison est un homme fini, que le bagne est par excellence le lieu des pires turpitudes et des infamies contre nature ; et c’est par ces causes mêmes qu’on s’explique l’élévation du nombre et de la proportion des récidives.

Un instant, il fut à la mode de répéter dans certains milieux : « La prison, c’est la peine du passé. » C’était un mot : la prison ne peut être la peine du passé seul que si on a de quoi la remplacer dans l’avenir. Or, la discussion de plus d’un projet de législation pénale nous a déjà montré qu’il y a là quelques difficultés, et que, par exemple, la pénalité par l’amende se présente surtout, de nos jours, comme un instrument de spoliation et de nivellement. On met encore en avant la privation des droits civiques, la déchéance de la puissance paternelle, la destitution, le retrait de l’autorisation d’exercer une fonction ou une industrie privilégiée. Autrefois on qualifiait assez justement ces différentes mesures de « peines accessoires » : on s’est demandé depuis si on ne pouvait pas leur faire prendre la place de la peine principale. Réfléchissons cependant que si on la qualifiait d’accessoire, c’est qu’on la voyait de nature à renforcer simplement la vraie peine, dont elle n’était, dont elle n’est le plus souvent qu’une conséquence inévitable. Dira-t-on qu’on peut la renforcer elle-même davantage, et de manière qu’elle suffise ? Encore faut-il que celui que l’on condamne à l’amende soit en état de la payer ou n’ait pas soustrait aux agens du fisc ce qui pouvait servir de caution contre lui.

Il est très tentant de dire que la justice doit devenir essentiellement restitutive et qu’il suffit de faire travailler le condamné jusqu’à ce que, sur le produit de son travail, il ait indemnisé sa victime. Mais d’abord, il est de ces attentats dont l’argent ne saurait jamais réparer les suites, pour plus d’un motif aisé à deviner, et il serait fâcheux de laisser se propager l’idée qu’ils sont réparables de cette façon. Ne mettons pas à la portée des gens la tentation de se laisser devenir victimes volontaires et d’en faire un commerce avantageux. On ne sait pas jusqu’où peuvent aller en ces matières (séduction apparente, adultère préparé en connivence avec le mari, accidens savamment provoqués ou aggravés) la ruse et l’ingéniosité de ceux qui trafiquent de l’honneur et même de la vie. L’Angleterre a besoin de lutter contre l’abominable pratique des assurances contractées sur la tête d’enfans que leurs parens ne tardent pas à… laisser mourir ; et on raconte que depuis que les Chinois ont des chemins de fer, ils aiment assez à… oublier sur la voie des parens infirmes ou aveugles, afin d’obtenir une indemnité de la Compagnie.

Ces difficultés ne sont pas les seules. Plus le dommage causé aurait été grave, moins il faudrait compter sur l’efficacité de la peine. A quelle restitution sérieuse pouvez-vous amener des hommes sur les faibles gains de qui doivent être prélevés la part légitime de l’Etat, puis le paiement des petits supplémens de nourriture indispensables aux forces d’un travailleur ? Si vous diminuez encore pour le condamné le peu dont il a le droit de disposer, vous êtes obligés de le nourrir moins mal, et dès lors l’Etat augmentera son propre prélèvement. De toute façon, et même si on vous fait payer, à vous contribuable, l’ordinaire de ceux qui ont troublé votre sécurité, ce qui restera du produit de ces derniers ne sera jamais lourd. Ne dites pas qu’on ira, s’il le faut, jusqu’à la perpétuité. La plupart du temps, la perpétuité même ne suffirait pas. Quinze ou vingt ans de travaux forcés ne laissent pas accumuler à un détenu laborieux des économies supérieures à mille francs. Puis, ce serait vraiment trop matérialiser le délit et la peine. Nous l’avons vu dans un précédent travail, un homme qui n’aura causé — à son grand regret — qu’un dommage léger sera souvent plus coupable et plus dangereux que tel qui, par un concours imprévu de circonstances, aura causé malgré lui un dommage beaucoup plus considérable.

« Là où il n’y a rien, le Roi perd ses droits : » ce n’est pas uniquement à l’argent liquide que le proverbe peut s’appliquer. Un notaire est arrêté pour abus de confiance ou pour faux ; un négociant a fait une banqueroute frauduleuse. Essaierez-vous de consacrer dorénavant leurs bénéfices à la réparation de leurs torts ? Mais par le seul fait que l’un et l’autre sont dénoncés et reconnus responsables, le premier ne peut plus être notaire et le second ne peut plus être négociant : car les honnêtes cliens les abandonneraient et les autres ne sauraient être que leurs complices. Comment donc la société se paierait-elle sur une étude et sur un fonds qui n’existent plus ? D’un autre côté, les déclarer simplement déchus paraîtrait aux intéressés une formalité bureaucratique plutôt ridicule ; car en dehors de la fonction ou de la profession régulières dont ils ont travaillé eux-mêmes à se dépouiller, reste toujours la profession interlope, aux gains parfois supérieurs, mais toujours soigneusement dissimulés. Le notaire en déconfiture se fait homme d’affaires, le négociant failli se faire courtier en contrefaçons, en objets prohibés et fraudés, en denrées frelatées… L’un et l’autre sont d’autant plus courus que leur métier se fait plus clandestin ; car, s’ils se cachent, celui qui s’adresse à eux pour tourner ou violer la loi, espère bien se cacher dans la même ombre. La peine ici proposée ne saurait donc, elle aussi, avoir d’effet que pour les fautes qui ont pu laisser encore un gage sérieux dans la personne et dans les biens du contrevenant. Auprès des gros coupables, elle ne serait qu’un objet de dérision.

Il est clair qu’il faut en dire autant de la déchéance de la puissance paternelle et de la privation des droits civiques. De cette déchéance et de cette privation se sont frappés eux-mêmes depuis longtemps la plupart de ceux contre lesquels la société a présentement le plus à lutter.

En sera-t-il autrement de la peine destinée, suivant Emile de Girardin, à remplacer toutes les autres, la publicité ? Ce sera là, disait-il, la clef de voûte du nouveau régime, et il ajoutait que l’immanquable résultat en serait de « réduire le malfaiteur à la triste condition d’animal nuisible, de bête errante. » — De le « réduire ! » mais ici encore nous devons dire que le récidiviste s’y est réduit lui-même, et que c’est là précisément ce dont la société lui demande compte pour lui en enlever l’habitude et la faculté ! Quand cette idée du célèbre publiciste se répandit, de nobles esprits, comme M. Caro, semblèrent dire que cette pénalité serait non pas insuffisante, mais excessive, parce qu’elle serait plus terrible que toutes les autres : ils décrivaient le sort de ce prétendu acquitté « partout reconnu, partout évité, repoussé de partout avec une juste horreur pour le crime dont il porte en lui l’ineffaçable marque et le fatal signalement. » Voyaient-ils donc dans tous les gens dispensés de la maison centrale ou du bagne des ouvriers désireux d’aller demander partout un honnête travail et s’efforçant péniblement de renouer avec leurs concitoyens des relations correctes ? Pour qu’un tel désir se substitue en eux au désir contraire, pour qu’il se consolide par tout un groupement nouveau d’imaginations élues et choyées, de rêves caressés, de résolutions prises, bref, d’habitudes mentales et même corporelles, il faut du temps, il faut surtout l’éloignement de tout ce qui favorise et entretient des habitudes tout autres. S’il en est qui arrivent plus vite à cette renaissance d’une vie assez forte pour affronter les épreuves, mais assez sensible pour en souffrir, il faudra dire encore : ce sont les moins mauvais qui seront les plus frappés, tandis que les plus pervertis continueront à être ceux qui s’amusent ou qui se glorifient d’une célébrité terrifiante. Est-ce que la publicité même ne semble pas aujourd’hui, et à bon droit, un moyen, non pas de punir, mais de flatter et de surexciter Les pires criminels ? Loin d’en solliciter l’extension, le public fait des pétitions, tient des meetings pour réclamer qu’on la refrène. Peut-être même est-il certains esprits qui vont trop loin dans ce désir du silence et de la clandestinité. Quant aux condamnés, ceux qui les visitent dans des vues d’étude et de patronage peuvent remarquer en eux sous ce rapport un changement caractéristique. Il y a dix ans, ils étaient encore très soucieux d’obtenir que leur condamnation fût ignorée : ils demandaient qu’on ne leur cherchât du travail que là où on ne connaîtrait pas leur passé. Aujourd’hui, les plus jeunes détenus de Fresnes répondent au représentant de la société de patronage qu’étant bons ouvriers, ils n’auront aucune peine à trouver par eux-mêmes un emploi bien payé. Les mêmes facilités semblent exister hors de France. Un directeur très avisé des prisons belges, actuellement directeur de la prison de Namur, l’affirme très expressément pour son pays ; il cite même à ce propos, pour l’avoir personnellement observé, le cas d’un individu qui obtint un emploi d’encaisseur après avoir subi dix-huit condamnations, dont plusieurs pour vol. Le patron qui a tenté ce sauvetage avait-il trop de confiance, ou pensait-il qu’il eût dû se défier également de tout autre candidat ? Le second sentiment pouvait à la rigueur produire les mêmes effets que le premier.

En résumé, de chacun de ces modes d’administration de la peine on peut dire : Ce sont les moins coupables qu’il frappera le plus sévèrement ; les plus dangereux y échapperont ou s’en joueront. En tout cas, un système pénitentiaire rationnel ne saurait trouver là qu’une certaine variété de substituts de la peine, substituts à étudier sans doute, à appliquer de temps à autre avec discernement, et de manière à mesurer ce qu’ils perdent ou ce qu’ils gagnent dans l’opinion. Mais ce qui est possible, dans des cas choisis, ne peut supplanter toute autre méthode. Il y aurait même contradiction à ce qu’on le tentât : car alors on engloberait indistinctement dans un même système peu souple des gens auxquels on a la prétention d’appliquer une justice mieux proportionnée à ce qu’ils méritent et à ce qu’ils peuvent supporter.


Il en est de même de ce mode de retranchement de la vie sociale ordinaire qu’on appelle la transportation.

Ne nous étonnons pas que cette célèbre utopie ait été et soit encore plus tenace chez nous que chez les autres. Ne sommes-nous pas le peuple de l’a priori, de la construction idéale et rationnelle ? et n’avons-nous pas contracté cette maladie, cent fois plus maligne, de croire qu’on peut vaincre la nature des choses à force de fictions administratives ? Les nations qui s’en tiennent aux faits et jugent d’après l’expérience ont renoncé l’une après l’autre à ce système, malgré quelques succès apparens ou passagers dus surtout à certaines transportations de condamnés politiques. La Russie elle-même, si idéaliste, ne croit plus à la colonisation par forçats. Nous seuls avons encore de ces amateurs de formules abstraites et de règlemens, pour qui toutes les difficultés doivent céder devant une nouvelle circulaire. Leur objecte-t-on que les hommes en cours de peine ne font rien, pour la plupart, qu’ils coûtent très cher, que beaucoup s’évadent, qu’ils seraient beaucoup plus séparés de nous en Sologne, derrière de bons murs, qu’en Afrique ou en Amérique d’où ils savent parfaitement se rapatrier ? Ajoute-t-on que ceux-là sont précisément les plus audacieux, les plus violens, les plus rusés, ceux qui sont le plus à même d’augmenter leurs propres méfaits de ceux des débutans qu’ils recrutent, qu’ils forment, qu’ils entraînent ? Leur place-t-on sous les yeux les récits authentiques de tous les préparatifs d’évasion, des complots secrets, des artifices corrupteurs pour ramasser l’argent des pauvres diables, des vies de surveillans jouées à l’écarté, des trafics innommables et autres turpitudes ? Leur démontre-t-on que, si on concentre les condamnés, il est impossible de leur assurer un travail colonial, et que, si on les disperse, il est impossible de les surveiller ? D’anciens ministres, libérés du secret d’hier, font-ils connaître ces atrocités et ces infamies dont ils ont reçu les révélations officielles ? Rien n’arrête nos systématiques. Ils se rabattent sur les libérés à transformer, disent-ils, en concessionnaires et en colons. Par malheur, le fait le plus authentiquement établi et reconnu, le plus mis en relief, le plus avoué finalement des partisans mêmes de la transportation, c’est que les plus grandes difficultés sont encore celles qui viennent des libérés. Ce sont eux surtout qui font fuir les colons ou qui provoquent de leur part les plus énergiques protestations. Pour éviter un tel échec, pour pouvoir transformer en colons des criminels jugés indignes de jamais rentrer dans la vie sociale de la métropole, quelle sélection n’eût-il pas fallu ! Or ce qu’on fait est le contraire de la sélection, puisqu’on jette tous ensemble dans une promiscuité impossible à surveiller de près une tourbe d’individus où les plus corrompus sont nécessairement maîtres des autres. Quelle préparation à la vie libre ! Quelle préparation à la patience, à la prévoyance, aux rudes labeurs enfin, sans lesquels il n’y a pas de succès possible dans la vie rurale, et particulièrement en pays neuf !

Si c’est là le contraire de la sélection, c’est aussi le contraire de ce que tant de novateurs, — très intéressans du reste et très dignes d’être étudiés, — appellent l’individualisation de la peine. Certes, il n’appartient à personne, et encore moins à une administration, de refaire un individu : ce serait encore plus difficile que d’en créer un. Il ne faut pas que le rêve de l’impossible fasse oublier les exigences du bon sens. Mais si l’on entend par individualisation le souci de proportionner la peine à la culpabilité de l’individu et à l’espoir qu’il donne d’un amendement sérieux, alors il y a là un idéal dont il est humain, dont il est socialement utile de se rapprocher autant qu’on le peut. Or qu’y a-t-il de plus opposé à l’individualisation que de jeter pêle-mêle sur une terre lointaine une foule indistincte de criminels dont la surveillance est là plus difficile que partout et que jamais ? On leur impose assez de privations et d’épreuves pour les irriter et assez de liberté pour qu’ils soient tentés de s’en affranchir. On mêle les repentans et les révoltés, les curables et les incurables, les passifs et les violens dans une promiscuité où les uns ne peuvent rien pour le bien, et où les autres peuvent malheureusement beaucoup pour le mal de tous. N’est-ce pas là, encore une fois, le système le plus opposé à toute justice et à toute idée de faire payer à chacun selon ce qu’il doit ? Me dira-t-on que ce double travail d’individualisation et de sélection peut se faire partout ? Je répondrai non ! Il ne se fait pas sous forme d’un débarras dont on confie l’exécution à des agens qui se résignent à ne pas convoiter de postes plus enviés. Il ne se fait que sous les yeux mêmes de ce que l’administration de la justice et de la police a de plus expérimenté.

Je ne vais pas plus loin dans cette discussion. Car sans avoir la prétention d’être prophète, on peut affirmer que les argumens en faveur de la transportation iront en s’affaiblissant de plus en plus, tandis que les argumens contraires recevront des circonstances une force toujours plus grande.

Pourquoi ? Parce que le monde devient de plus en plus petit ; parce que les distances se raccourcissent, parce que les colonies s’acheminent tous les jours à être ou des continuations de la mère patrie ou des Etats aspirant, d’abord à l’autonomie, ensuite à l’indépendance ; parce que pas une d’entre elles ne renonce à s’enrichir par le sol ou par les eaux ou par quelque adaptation scientifique que ce soit des ressources qu’on lui découvre, parce qu’enfin, dans ces conditions, il est d’expérience qu’elles repoussent l’une après l’autre le triste cadeau d’une main-d’œuvre pénale. Elles savent parfaitement qu’avec des travailleurs libres équitablement payés, une colonie s’enrichit, et qu’avec un travail soi-disant gratuit elle se ruine. Force est donc d’en revenir bon gré mal gré à la peine qui, en supprimant la liberté, supprime la plupart des plaisirs que l’homme lui demande et en attend. Les mots « pénitencier, » système « pénitentiaire, » vie pénitentiaire, restent toujours représentatifs de la punition par excellence ; aussi est-ce l’intérêt et en même temps le devoir de chaque génération de reprendre ce problème et d’en réviser la solution. Qu’on ne nous oppose pas une sorte de question préalable en disant que toute prison inflige une peine d’une uniformité brutale et qu’elle ne peut pas faire autre chose. C’est précisément ce qu’il y a lieu d’examiner.


Divisons la difficulté, et commençons par les mineurs délinquans ; Je dis « délinquans, » ce qui exclut les enfans trop jeunes pour avoir vraiment su ce qu’ils faisaient et pour avoir pu y réfléchir suffisamment. Mais enfin nous ne savons que trop combien il y a aujourd’hui d’adolescens vraiment criminels. Qu’on modifie comme on voudra la qualification des actes à leur reprocher et la dénomination du tribunal destiné à les juger, il faudra prendre des mesures contre eux. Elles ne devront être ni correctionnelles, ni pénitentiaires ? N’abusons pas des mots, mais sachons ce qu’on a le droit de leur faire dire. Pourquoi tant redouter ces deux-là ? Nous avons mal répondu sans doute à l’appel qu’ils nous adressent. Alors essayons d’y mieux répondre. Mais pourquoi tant redouter de corriger, si on a le bon esprit d’approprier la correction à la nature qui la postule ? On corrige le cours d’une rivière ou d’un torrent, on corrige la poussée d’un arbre, on se corrige soi-même. Enfin le mot de pénitence et ses dérivés n’impliquent-ils pas l’idée très morale d’un repentir qu’il s’agit au moins de ne pas décourager, car il est nécessaire au bien de tous ; Qu’on n’ait donc pas cette crainte ridicule d’appliquer à une nature encore jeune- une méthode… nous pouvons dire indifféremment de rectification ou de correction.

Il est des choses que les hommes ne louent jamais tant que le jour où ils s’en séparent en réalité pour en poursuivre encore dans leurs rêveries l’ombre fuyante : ils en font une imitation quelconque ou une contrefaçon, mieux accommodée, pensent-ils, à ce qu’ils peuvent tolérer. Ainsi la religion, ainsi la morale, ainsi la famille. Jamais nos lois, nos institutions, nos mœurs, nos théories n’ont plus compromis la famille ; jamais cependant on n’a plus répété que l’enfant coupable devait être rendu in sa famille ou à une famille d’adoption. Il semble que cette formule ait la magie de tout résoudre.

Il est évident que, s’il s’agit d’une faute accidentelle en un milieu accidentellement mal surveillé, un avertissement doit suffire. Quand le penchant à la faute est trop visible et le milieu trop peu en état de l’enrayer, il faut bien chercher autre chose. Le but de ce travail étant d’examiner les modifications que paraissent actuellement subir les données du problème, je me borne à dire que la tendance présente est d’opposer le placement libre dans les familles au placement, soit dans un orphelinat, soit dans une maison indifféremment qualifiée d’école de bienfaisance, d’école industrielle, d’école de réforme ou de maison de correction.

Certes, nous avons tous besoin d’une famille ; mais pour tout homme, il n’y en a qu’une, la sienne. Ceux qui s’occupent d’études pratiques d’économie sociale et de patronage en reconnaissent la preuve partout. Prenez-un enfant qui dans sa famille aura été non seulement mal élevé, mais maltraité, qui n’y aura connu que les cris, les coups, la faim, les mauvais exemples ; mettez-le dans une maison où il sera bien élevé, bien traité. Il arrivera presque toujours un moment où il aura le désir, et le désir peut-être très vif, très troublant, très déprimant, s’il est contrarié, de se retrouver dans sa famille originaire. Pour les garçons comme pour les filles que l’on recueille et que l’on s’efforce de redresser, c’est là, vers dix-huit ans, l’écueil redouté des maîtres et des maîtresses. De cet état d’esprit très complexe il ne faut rien supprimer, ni de ce qui s’y aperçoit de touchant, ni de ce qui s’y dissimule sans doute de suspect et de malsain. Le jeune homme espère à la fois resserrer un lien dont il sent le besoin (ce lien dût-il le blesser encore) et retrouver à ses heures un peu plus de cette liberté qui l’attire toujours. Une famille adoptive dont l’adolescent sait si vite qu’elle ne lui est de rien, à laquelle souvent il en veut de prétendre remplacer celle qu’il regrette, peut-elle le préparer à bien user de cette liberté ? Il y a plus d’une raison d’en douter.

Trouver des placemens pour les adolescens auxquels on tient à épargner l’internement ou le maintien dans le milieu qui les a gâtés, il n’y a présentement rien de plus facile. À la campagne, la population diminue par le départ de beaucoup de familles et par la diminution du nombre des enfans chez celles qui restent. Celles-ci ont cependant à cultiver la terre abandonnée par les émigrés. Les aides quelles cherchent au village sont de plus en plus rares et de plus en plus exigeans. On s’adresse donc à l’Assistance publique ou à une société charitable. « Ces enfans-là se paient moins cher… ils sont encore bien heureux d’avoir le vivre et le couvert ; s’ils n’étaient pas chez nous, où seraient-ils ? On ne doit pas se gêner pour les faire travailler. » Tel est le langage du paysan, dont la vertu principale n’est pas précisément la générosité ou le désintéressement. On dit que dans les orphelinats et dans les œuvres les enfans sont exploités. J’ai peur qu’ils ne le soient bien autrement et d’une façon bien plus difficile à surveiller dans ces placemens disséminés.

Je demande pardon de sembler me remettre en scène. Nul n’a désiré ces placemens plus que moi. En un espace de temps assez court, j’en ai personnellement suivi trois : ils ont échoué radicalement. Le premier des trois adolescens s’est enfui avec le premier argent dont il a pu disposer : il est actuellement dans une maison de correction. Le second a essayé de se pendre, et il fût mort, sans un passant qui vint à temps pour le ramener à la vie. Le troisième donna de graves sujets de plainte, non sans en avoir eu lui-même. J’ai pu trouver quelqu’un de bien placé pour tout juger et auquel il ne manque que de voir son intervention mieux agréée, quand il ne s’agit plus uniquement de lui demander ou de faire demander par lui quelque service. Il me répondit à propos de l’un d’eux, le désespéré, ce qu’il aurait pu me dire d’un grand nombre de ses pareils : « Son père, paraît-il, ne peut ni le garder, ni le surveiller ; il aurait besoin d’être dans un milieu où l’on s’occupât de lui, car il me semble avoir de bonnes qualités, être honnête, avoir conservé, malgré tout, quelques habitudes religieuses ; il aurait surtout besoin d’intérêt, d’affection et de pitié. Dans les récits qu’il fait, on peut distinguer la lassitude : il avait un service parfois très dur et on ne lui laissait aucune liberté. Il y avait aussi chez lui la nostalgie de la famille, ce qui serait une bonne note, somme toute. Sous peu son sort sera décidé. Dieu veuille qu’il ne soit pas trop rigoureux : dans ce cas, je ne répondrais de rien. »

Etait-ce là l’effet d’une « série noire » ou de choix malencontreux, d’absence de choix, pour mieux dire ? Eh bien, non ! Car on y avait fait attention de part et d’autre : patrons et enfans étaient plutôt au-dessus de la moyenne. On jugera par-là de ce qui doit être quand on envoie du jour au lendemain des sujets qu’on ne connaît pas dans des familles qu’on ne connaît pas davantage. Qu’on donne de mauvais enfans à de bons maîtres ou de bons enfans à de mauvais patrons, les résultats ne diffèrent guère. Il y aura bien quelques succès qu’on pourra faire valoir. Mais combien s’évadent ! Combien se replacent eux-mêmes au hasard ! Combien se font arrêter de nouveau ! Combien enfin font mine de se résigner, mais en se promettant de secrets dédommagemens et en attendant l’occasion de faire valoir en bloc tous les griefs, les vrais et les faux !

Après mes expériences, je n’ai pas été surpris de voir les résultats d’une enquête scrupuleuse faite par un conseiller municipal de l’une des parties de l’agglomération bruxelloise. On peut se servir de cet exemple bien étudié pour caractériser tout un système, comme on se sert de fouilles pratiquées dans certaines localités pour caractériser toute une période géologique.

Le bureau de bienfaisance d’Ixelles avait pu constater, et il signalait au collège des échevins que, sur 100 placemens opérés directement dans les familles, il en avait été, après vérification, trouvé 7 bons, 60 laissant à désirer, et 33 mauvais. Ces chiffres furent d’abord contestés… de leur fauteuil… par les employés du bureau. Mais deux membres d’un comité dont l’un était un officier, et l’autre un avocat général, se chargèrent de faire une enquête sur place, et voici ce qu’ils déclarèrent : « Notre visite a confirmé pleinement la navrante déclaration du bureau de bienfaisance. Nous avons constaté à de nombreuses reprises que le principe dominant qui devait déterminer le placement de pupilles était le désir d’accorder un secours au nourricier lui-même : c’est ainsi que certaines personnes âgées ou infirmes ne possèdent d’autres ressources que le bénéfice que leur procure la garde d’un ou de plusieurs protégés du bureau de bienfaisance. Ce mode de procéder nous paraît absolument néfaste. La question est revenue plusieurs fois au conseil communal d’Ixelles. D’un rapport assez récent il résultait que, sur 99 placemens, il y en avait 16 bons, 11 assez bons, 47 laissant à désirer, 22 mauvais, 2 très mauvais, 2 douteux. — Ce qui n’est pas moins éloquent, ajoutait le rapport, c’est la comparaison, des résultats ultérieurs du placement familial et du placement dans Les orphelinats. Sur 70 orphelins (garçons) vivans, de ceux qui ont été élevés dans des familles, il n’y en a pour ainsi dire pas un qui se soit élevé au-dessus de la condition d’ouvrier ; d’homme de peine, de domestique. Au point de vue moral, 22 ont une mauvaise conduite, 3 sont devenus vagabonds, 2 seulement ont acquis une instruction suffisante pour devenir, l’un forgeron d’art, 1 autre employé de commerce. » En regard de cette statistique, le conseiller communal donnait celle des jeunes gens sortis des orphelinats. « Ici, 34 pour 100 appartiennent maintenant à la bourgeoisie ; le reste fait partie de l’élite de la classe ouvrière. On trouve parmi eux un entrepreneur de terrassemens, des patrons horticulteurs, des chefs de culture dans une école de l’Etat, un entrepreneur de jardins, un maréchal des logis de gendarmerie, un chargé de cours dans un conservatoire, un négociant, un lieutenant de l’armée, etc. » Je trouvais ces détails dans un des journaux belges les plus connus, la Gazette de Bruxelles de novembre 1900. Les études que je poursuivais moi-même au nom de l’Académie des Sciences morales et politiques me faisaient voir que cette sorte de crise du patronage agitait la plus grande partie de la Belgique et qu’à côté de quelques bons résultats bien préparés, on se plaignait d’en avoir beaucoup trop qui rappelaient ceux d’Ixelles.

De tout ce qui précède conclurai-je qu’il faut proscrire les placemens dans îles familles étrangères ? Non ; mais de tels placemens ne sont à rechercher et ils ne peuvent être donnés en modèle que quand l’enfant est assez petit pour que le lait que la nourrice lui donne remplace le sang héréditaire et crée entre sa mère adoptive et lui un lien presque aussi fort que celui qui rattache l’une à l’autre une véritable mère et son fils. Quant aux placemens d’adolescens en âge de gagner leur vie, ils ne réussissent que quand ils sont précédés, accompagnés et suivis d’un patronage qui se fasse accepter d’eux comme de ceux qui les emploient. Or, pour jouer ce rôle paternel, il ne faut ni un membre quelconque d’une société sans cesse renouvelée, ni, à plus forte raison, un fonctionnaire de bureau. Il faut un homme qui ait pris sur les enfans une certaine autorité pour les avoir instruits, soignés et redressés. Autrement dit, le placement doit toujours être préparé par un séjour plus ou moins long dans l’un de ces établissemens qu’on calomnie et que l’on désorganise quand on ne les supprime pas purement et simplement.

Lorsqu’il s’agit d’enfans plus compromis par la faute ou le malheur d’autrui que par leurs premiers écarts, la méthode que nous préconisons, alors même qu’elle placerait entre l’orphelinat et le placement surveillé une école un peu plus sévère, serait à peine pénitentiaire ou correctionnelle ; ou elle le serait dans le sens le plus large, le plus indulgent du mot. Venons aux milliers d’adolescens déjà viciés par les exemples pernicieux de leur milieu, dans la famille, dans l’atelier, dans la rue, quant à ceux-là surtout qui sont plus profondément corrompus encore par le vagabondage, par la débauche et par la fréquentation de vrais criminels ; ici le sens du mot pénitentiaire se restreint, se précise, et la sévérité de la chose ne peut aller qu’en s’accentuant. Des enfans de la catégorie précédente on pouvait dire : qu’ils grandissent au moins les uns à côté des autres, dans l’entrain tout réconfortant des récréations communes ! qu’ils y oublient l’ennui et le dégoût de la vie, qu’ils y reprennent l’habitude d’un effort proportionné à leur âge et à leurs moyens ! qu’ils y fassent plus librement connaître de ceux qui les dirigent leurs caractères respectifs ! Mais ceux que nous abordons maintenant ne sont devenus ce qu’ils sont que par l’entraînement mutuel des pires compagnies : le jeu ne les tente pas plus que le travail : leur caractère personnel a en quelque sorte disparu sous l’envahissement parasitaire de toutes les rodomontades qu’on leur a apprises et qu’ils ont ensuite enseignées eux-mêmes, de tous les plaisirs déjà dénaturés dont ils ne cessent plus, de rêver nuit et jour, dont ils reproduisent les images grossières sur tout ce qui est à leur portée, sur les murs, sur les papiers, sur leurs livres, ou, au besoin, sur leur peau. Que voulez-vous que soient leurs conversations, leurs confidences, leurs combinaisons, leurs projets ? Demandez-le, en tout cas, à ceux à qui on ne confiait jusqu’ici que des adolescens de moins de seize ans et qu’on afflige aujourd’hui de jeunes gens ou de jeunes filles de seize à dix-huit ans. Depuis que la loi de 1906 a provoqué cette recrudescence de fausse indulgence, il est arrivé ceci, en particulier (sans préjudice de maint autre abus). Il n’est pas de bande de malfaiteurs qui ne compte des jeunes filles en même temps que des femmes. Or, présentement, ces bandes ont bien soin de mettre en avant leurs recrues de seize à dix-huit ans et de combiner les apparences de manière à les faire passer non plus seulement comme complices, mais comme auteurs principaux ; car ces réserves trop bien exercées des futures armées du crime sont plus sûres que les autres d’échapper à une répression sérieuse, en attendant le moment, qui viendra vite, de former des bandes à leur tour. Il se trouve en effet des magistrats qui, pour répondre aux intentions philanthropiques de la loi, n’hésitent pas à les déclarer dénués de discernement. Alors ils « filent sur la vingt et une. » C’est ainsi que dans leur argot ils désignent l’arrêt qui les envoie dans une maison de correction jusqu’à leur majorité. Aussi directeurs et directrices de maisons de correction crient-ils miséricorde. Leur situation est intenable, c’est le mot que me disait l’un d’eux. Voici un fait qui prouve à quel point ils ont droit de se plaindre. Un haut fonctionnaire trouvait récemment dans une maison de correction un mineur qui, avant d’y être envoyé, avait été condamné quinze fois à la prison. Les quinze fois on l’avait jugé pourvu de discernement. À la seizième, fatigué de voir que la prison ne l’amendait pas, on le déclara privé de discernement, et on le dirigea vers une maison d’éducation correctionnelle. Il était bien temps ! Le sujet s’est chargé d’y perfectionner l’éducation individuelle de ses camarades. On ne pouvait espérer d’autre résultat.

Pour ces adolescens touchant à l’âge adulte on avait créé des quartiers correctionnels spéciaux : mais on avait eu le tort de les abandonner au régime en commun. On ne tarda pas à avoir honte des résultats. En y installant un peu plus tard la séparation de nuit, on avait obtenu déjà quelque amélioration. Les misères y restaient cependant bien intenses : on les a encore aggravées et propagées par le mélange qu’on vient d’opérer dans les maisons dites d’éducation correctionnelle. C’est alors qu’on a mis en avant le projet à la veille d’être exécuté, de réserver aux adolescens de seize à dix-huit ans une maison de correction spéciale, mais encore avec le régime en commun. Agglomérer ainsi de pareils sujets dans les mêmes murs, ce sera simplement rétablir, sans les améliorer, les anciens quartiers correctionnels. La maison, étant plus neuve, sera moins sale, — dans les débuts ; elle sera plus confortable, plus aérée, mieux appropriée aux prétentions des délinquans, jeunes ou vieux[1], de l’époque présente, mais elle ne sera pas moins corrompue et corruptrice que la prison d’aujourd’hui.

Plus les adolescens sont jeunes et d’un caractère douteux, plus, je m’empresse de le reconnaître, il convient de leur épargner tout appareil judiciaire, de les traiter paternellement, de les étudier dans l’expansion de leur activité, toujours si personnelle et si libre, c’est-à-dire surtout dans les jeux où s’annonce et se forme le caractère. Que le séjour réservé à ceux qui ont donné quelque inquiétude soit donc un établissement dont la dénomination, dont l’aspect, dont le régime n’annoncent que la charité… avertie, éveillée, mais douce et exempte de toute flétrissure. Plus l’adolescent s’approche de la jeunesse proprement dite, plus il importe, au contraire, de le séparer complètement de ses pareils ; car ni l’intimidation, ni l’ennui, ni les encouragemens les plus cordiaux, ni les leçons de morale et de religion les plus persuasives ne pourront rien, tant que les souvenirs de l’existence irrégulière seront mis en commun et renforcés de jour en jour par les récits des nouveaux venus.

On me demandera : « Sont-ils donc tous aussi coupables et aussi foncièrement mauvais ? N’admettez-vous pas qu’il y ait eu des entraînemens imprévus, des chutes accidentelles ? Ne croyez-vous pas à certaines erreurs de la poursuite, à des infirmités organiques ou morales qui, impuissantes à se défendre, se laissent effrayer par le seul appareil de la police et subissent, sans mot dire, une incarcération ? Ne croyez-vous pas à des perversions apparentes et factices ou même en quelque sorte imposées, mais qui recouvrent un fonds naturel ne demandant qu’à revenir de lui-même à la vie saine ? » Certes oui, je crois à tout cela, car j’en ai vu plus d’un exemple ; mais je crois aussi que ces plaies délicates ne peuvent se diagnostiquer exactement et puis se soigner et se guérir que si on les met à l’abri de l’atmosphère pestilentielle de la vie commune. Autrement, elles perdent vite leur caractère primitif et elles deviennent aussi malignes que les autres. Je dirai encore, en un autre langage : la promiscuité n’est pas plus propre à relever les faibles et les méconnus qu’à réprimer les audacieux et les violens. La séparation a seule ce double avantage.


« Séparation et solitude, est-ce donc là, me dira-t-on, la solution que vous proposez et êtes-vous donc pour l’emmurement perpétuel des condamnés ? Est-ce dans l’uniformité de ce silence et de cette immobilité perpétuelle que vous avez la prétention de trouver un mode de répression qui s’ajuste aux perversités les plus variées, aux chances les plus inégales de réparation ? » Non, assurément, cette solitude absolue et définitive qu’on imagine ne serait pas plus une solution que le prétendu débarras de la transportation. Ici aussi nous rencontrons maint préjugé, mainte ignorance et surtout maint effort pour faire accepter du public ce qui est le contre-pied de la vérité.

La vérité fondamentale est qu’il faut éviter le plus possible de rapprocher ce qui est à la fois nocif et contagieux ; car le mal a déjà de sa nature une tendance plus que suffisante à se répandre et à se multiplier. Dans un milieu, quel qu’il soit, fût-ce un village, dès qu’une femme ou une jeune fille a succombé ou passe pour avoir succombé, tous les vicieux d’alentour voient en elle une sorte de proie qui leur est due. Dès qu’un individu débute dans le crime, ceux qui sont plus avancés le réclament, s’ils le connaissent, comme un complice qui n’a pas le droit de les dédaigner et dont la collaboration les aidera et les justifiera.

Certes, ceux qui se rapprochent ainsi les uns des autres ne le font pas précisément pour cultiver l’amitié proprement dite. Le plus souvent ils s’envient, ils se jalousent, ils se dénoncent, ils se querellent et finalement ils se tuent. Mais qu’ils s’entendent ou non, c’est toujours à l’aggravation du mal qu’aboutissent, en eux et hors d’eux, leurs disputes comme leurs accords. Cela est-il fatal ? Oui, si les influences saines ne trouvent pas les moyens de s’y opposer. Or, le premier de ces moyens n’est-il pas de les séparer ? On les réunit sous prétexte que c’est le crime qui les rapproche, comme si ce n’était pas là, au contraire, la raison décisive qui doit les faire isoler les uns des autres. Si vous connaissez dans votre ville dix hommes prêts à se dévouer pour le bien de leurs concitoyens, n’ayez ni repos ni trêve avant de les avoir groupés. En connaissez-vous dix qui n’aient en vue que le désordre ; veillez, autant que vous le pouvez, à ce qu’ils ne se rencontrent pas. Faut-il s’étonner une fois de plus que la même politique qui par la promiscuité de ses prisons, s’applique à former artificiellement des groupes criminels, soit aussi celle qui met tous ses soins et tout son art à dissoudre les groupes bienfaisans ?

« La récidive des libérés est proportionnelle à l’agglomérat ion des détenus ; » tous les directeurs de prisons ou de maisons de correction auxquels j’ai soumis cette formule, résumé de plus de quinze années d’études et d’enquêtes, n’ont eu qu’à y réfléchir quelques instans pour y donner une adhésion complète, tant leurs impressions de tous les jours et les souvenirs de leur carrière conspiraient à la vérifier !

Deux maisons de réforme pour enfans se disputaient les faveurs de l’administration française. L’une était parfaitement bien vue, tous les connaisseurs la comblaient d’éloges, et elle en était largement digne ! L’autre était beaucoup plus discutée et, à quelques égards, elle méritait de l’être. Peu à peu la première vit affluer chez elle ceux qu’un administrateur regretté voulait sauver ; à l’autre on mesurait de plus en plus parcimonieusement le nombre des envois. Or, un beau jour, un inspecteur général, regretté lui aussi, voulut calculer les récidives respectives des deux maisons. C’était « la bonne » qui en avait le plus ! Pourquoi ? Tout simplement parce qu’on en avait insensiblement forcé les effectifs. Ce souvenir ne m’avait pas quitté quand je lus dans un travail consacré à l’hygiène physique des casernes le fait suivant. Dans beaucoup de villes on avait trouvé la vieille caserne insalubre, et, sans la désaffecter complètement, on en avait bâti une nouvelle, selon les règles de la science la plus récente. Inévitablement les effectifs se réduisirent de plus en plus dans l’ancienne construction, et ils grossirent dans ta nouvelle. Qu’arriva-t-il ? Que bientôt le nombre des malades fut plus grand dans la bonne caserne surpeuplée que dans la mauvaise caserne désencombrée. Je n’insiste pas.

Donc, il faut mettre dans les mêmes murs le moins de prisonniers possible et il faut les isoler le plus possible : telles sont les deux exigences les plus impérieuses du problème pénitentiaire. C’est la première qu’il est le plus difficile de satisfaire : raison de plus pour respecter scrupuleusement la seconde. La séparation individuelle demande la cellule, une cellule d’où le condamné ne puisse pas communiquer avec les autres condamnés, et d’où il ne puisse aller les retrouver sûrement, du jour au lendemain, dans la vie libre. Sans doute il faut autre chose pour qu’en empêchant un plus grand mal, elle puisse de plus faire un peu de bien. Mais commençons par exposer ce que le régime a d’essentiel et pour ainsi dire de constitutif.

Ce serait rentrer dans l’étude du problème pénal proprement dit que de rappeler comment elle ne doit pas être trop courte. Or présentement, tous les accusés, tous les prévenus savent sur le bout du doigt toutes les raisons qu’ils ont de compter sur des raccourcissemens progressifs de la peine dont on les menace. Aux exemples que j’en ai donnés, je n’ajouterai que celui-ci. Un jeune homme de dix-huit ans est arrêté pour une affaire de cambriolage nocturne en plein hôtel Terminus. Il a volé 40 000 francs. On a su par la suite qu’il avait eu des complices. Mais il s’était bien gardé de les dénoncer : il avait mieux aimé tout prendre sur lui. Pourquoi ? Par ce qu’en présence d’une association de malfaiteurs, la peine eût été plus sévère. Restant seul en face de la justice, il s’en tirait à meilleur compte, et il s’assurait la reconnaissance des camarades dont les opérations fructueuses pouvaient se continuer encore. Il est donc condamné à un an de prison. La réduction du quart, accordée de droit à ceux qui subissent leur peine en cellule, réduit les douze mois à huit. Au bout de six, on le propose pour la libération conditionnelle, et on le donne à la société de patronage dont j’ai l’honneur de faire partie. Que les efforts d’un aumônier de patronage incomparable et ceux d’une famille éprouvée, mais recommandable, puissent, dans le cas présent, obtenir de bons résultats, c’est une espérance permise, quoiqu’elle repose sur une base bien fragile encore[2]. Mais combien n’est-on pas désarmé devant la masse de ces calculateurs de la révolte et de la ruse, quand on les trouve nantis de semblables encouragemens ! Pour en dissiper l’influence mortelle, il faut de toute nécessité que la cellule soit assez longue et assez isolante. Les deux conditions se tiennent. Si les détenus communiquent ensemble facilement, ils auront beau rester longtemps incarcérés, ils ne feront que consommer l’un chez l’autre non seulement leur inutilité, mais leur malfaisante sociale. S’ils restent peu, leur désir de se concerter en vue de la libération prochaine en sera d’autant plus surexcité. Or, à ces exigences si rationnelles on a répondu en en prenant exactement le contre-pied.

A quel point les peines sont réduites, on vient de le voir. Quant à la séparation ordonnée par la loi de 1875, elle est réalisée, semble-t-il, dans vingt-cinq ou trente prisons sur quatre cents. Dans les maisons centrales, elle est nulle. Dans notre grande prison parisienne de Fresnes, réservée à tous les professeurs, à tous les artistes, à tous les propagateurs érudits des délits qui se perfectionnent dans la capitale, qu’a-t-on fait ? Oh ! un monument dont tous les dessins ont dû réjouir l’œil des amis d’une architecture appelant à elle et coordonnant les ressources les plus variées de l’industrie contemporaine ! Que les systèmes de chauffage et d’éclairage y aient été remarquablement étudiés, que les services matériels y aient été distribués avec habileté, que les dégagemens en soient faciles, que l’on ait un certain plaisir à suivre les longues lignes des belles avenues du dehors et des larges couloirs du dedans, que toutes ces masses de constructions satisfassent enfin le besoin de symétrie qui nous est propre, tant qu’on voudra ! Il n’en est pas moins vrai que les gardiens connaissent à chaque détenu cinq moyens de communication contre lesquels ils se déclarent impuissans, et le jour où l’un d’eux me les expliquait pour la première fois, je n’avais aucune peine à en trouver immédiatement deux autres.

Est-il vrai que les délinquans aiment un pareil séjour et le recherchent ? Indubitablement ils l’aiment moins et ils le recherchent moins que la prison en commun ; mais enfin est-il vrai que les délinquans aiment encore nos prisons, quelles qu’elles soient ? Eh bien ! non, on ne peut pas le dire de tous. Dans ces bas-fonds du faux Paris qui reçoivent leur population de partout, il y a sous ce rapport deux groupes d’hommes à distinguer. Les uns sont les résolus, les violens, les avides de jouissances grossières, les inventeurs de trucs savans : ce sont évidemment les plus dangereux, et ce sont aussi ceux qui s’appliquent le plus à éviter la privation de la liberté ; aussi ne réussissent-ils que trop longtemps à demeurer impunis. Les autres sont ces êtres fatigués et finalement passifs qui se contentent de peu, pourvu qu’ils ne travaillent pas. Ces derniers sont d’autant plus loin de redouter la cellule que pour eux elle n’est, ni longue ni dure, ni assez rigoureusement séparée, on vient de le voir, du monde connu de celui qui vient s’y abriter en mauvaise saison. Ils choisissent donc le jour de leur entrée, comme ils le faisaient depuis si longtemps. Beaucoup avaient primitivement l’habitude de casser un réverbère ou de dégrader un monument public ; mais c’était là un acte qui, en lui-même, n’avait rien d’assez agréable pour eux. De là la méthode plus récente qui consiste à se faire servir un bon repas et à se faire arrêter par les soins du restaurateur impayé. Mais voici que celui-ci ne veut plus perdre son temps à porter plainte, et j’ai eu occasion de citer des cas où tel habitué de la prison ne parvenait qu’à grand’peine à se faire enfin livrer à la justice. Aussi, me disent les gardiens de Fresnes, s’est-il établi peu à peu un accord entre un certain nombre de cabaretiers et cette portion de leur clientèle. Le moment psychologique venu, le cabaretier se prête à tout, à donner à manger et à boire, à ne pas être payé, — cette fois, — et à faire arrêter le compère ; il sait bien que prochainement plus d’une bombance viendra le dédommager. Que conclure, sinon que les criminels actifs et les criminels passifs ont été également relâchés beaucoup trop tôt : les uns parce qu’ils savent trop bien éviter la prison qu’ils méritent et dont la prolongation les priverait de tant de belles occasions de mal faire, les autres parce qu’ils reviennent trop souvent dans cette prison qui ne les élirait ; plus et qui, — chose plus grave, — ne les sépare que pour une période insignifiante de ceux dont ils redeviennent à volonté les associés ou les parasites ?

Une séparation plus rigoureuse, nos philanthropes l’admettent, en théorie tout au moins, pour les peines courtes, pour celles qui frappent des méfaits peu graves. Mais, disent-ils, est-il possible de garder un homme en cellule pendant une longue suite d’années, sans faire de lui un fou, un être inutile, une sorte de cadavre vivant ou de bête hibernante, ne rendant plus témoignage que de la barbarie d’une société impitoyable ? Eh bien ! oui, cela est possible, et il est possible de transformer un tel détenu en un être qui travaille utilement pour lui et pour les autres, qui ait même avec le monde honnête plus de rapports sociaux qu’il n’en a jamais eu jusque-là. En dépit des suppositions et des raisonnemens, — il ne nous en coûte pas de dire en dépit des vraisemblances, — c’est l’expérience qui a décidé contre la transportation. C’est encore l’expérience qui doit décider pour la cellule prolongée. Seulement, il faut la voir là où elle est pratiquée comme elle doit l’être, et il faut surtout l’y regarder de près.


J’avais visité, il y a environ dix-huit ans, la prison centrale de Louvain, et j’en avais longuement parlé dans un de mes livres. J’avais fait ressortir la facilité avec laquelle des condamnés finissent par supporter quinze ou vingt ans, — quelquefois plus, — de vie cellulaire. A la vérité, s’ils sont rigoureusement séparés des autres criminels, ils ne le sont pas des honnêtes gens qui les visitent, qui leur distribuent leur travail, qui écoutent leurs réclamations, qui leur accordent leurs conseils pour les relations qu’ils ont encore avec leurs familles. J’avais compté que chaque détenu est au moins cinq à six fois par jour en contact avec des supérieurs à qui la discipline rendue incomparablement plus facile permet de se laisser aller au naturel, à la bienveillance, à la familiarité même, bref, à la sociabilité ordinaire d’un homme avec un autre homme. J’avais noté que tout au plus remarquait-on chez les très anciens une sorte d’apaisement enfantin, mais sans rien qui pût faire croire à l’imbécillité ou à la folie. J’avais constaté qu’appelés tous au bout de dix ans à choisir entre la continuation de ce régime et l’envoi dans une prison en commun, presque tous voulaient rester ou bientôt revenir à la prison cellulaire. Une autre visite faite il y a quatre ans m’avait laissé les mêmes impressions ; mais elle avait été courte. J’ai voulu, cette fois, revoir plus à fond, pendant un certain nombre de jours, le logis et ses hôtes, et profiter ainsi de ce qu’une haute bienveillance me permettait de recueillir, tant auprès d’un personnel éprouvé que des prisonniers eux-mêmes, car je pouvais causer avec eux sans témoins, après avoir étudié leurs dossiers.

Depuis dix-huit ans, rien n’a bougé, et plusieurs de ceux que j’avais pu y voir à ma première visite y sont encore. Il n’y a eu aucune épidémie, point de cas de folie pénitentiaire, très peu de suicides ou de tentatives de suicide ; dans les quatre dernières années, deux tentatives arrêtées à temps, et deux qui ont abouti. Quelles sont les prisons en commun et les bagnes qui en offrent moins ? Il y a ici cependant 557 détenus (un peu trop ! mieux vaudrait deux établissemens). Sur ces 557, on compte 161 condamnés à perpétuité, dont les trois quarts sont des assassins ou des meurtriers qui ont accompagné leur acte sanglant de viols ou de cambriolages. Or pour ceux-ci, comme pour les condamnés à quinze ou à vingt ans, les libérations conditionnelles sont très rares et soumises à des conditions très rigoureuses. L’espoir de les obtenir ne peut guère troubler par des visions trop rapprochées la nécessaire et bientôt inévitable résignation du détenu.

Si l’on a obtenu ce résultat, c’est qu’on a fait ce qu’on devait faire. Trois aumôniers font partie du personnel, et ils n’ont pas d’autre ministère. Le règlement royal leur prescrit de passer dans l’établissement cinq heures par jour, et la force des choses les amène à être encore plus des confidens que des prédicateurs ; ils trouvent sans doute que, là, les causeries valent mieux que les sermons ; les détenus sont de leur avis. Le médecin n’est pas seulement astreint à venir à l’infirmerie et à consulter les malades ou ceux qui se disent tels ; il doit faire des visites « d’hygiène et de moralité. » Les membres de la Commission de surveillance et de patronage sont des hommes d’une sérieuse valeur sociale et qui font très régulièrement leurs visites. Je n’ai pas besoin de parler des rapports avec le chef du travail qui, tantôt vient donner, puis surveiller, puis recevoir les tâches dans les cellules, tantôt emmène les détenus l’un après l’autre, mais toujours seuls avec lui, soit dans le jardin potager, soit dans les couloirs où il faut décharger matériaux et marchandises, soit dans un atelier muni d’engins plus volumineux. Au-dessus de tout est le personnel dirigeant et surveillant. On comprend sans peine à quel point il peut, sans aucun scrupule, différer de ce qu’il serait devant les longues files de condamnés réunis dans une même salle et l’esprit toujours porté vers la violation du règlement. Bref, c’est bien l’exécution du programme tracé jadis : le condamné aussi séparé que possible de ses pareils, aussi rapproché que possible de la société proprement dite et entretenant avec elle des rapports meilleurs.

Oh ! à coup sûr, ces adoucissemens n’empêchent pas réprouve d’être sévère. C’est la prison, ce mot dit bien des choses, et il est évident que nul homme ne se sent fait pour la prison, surtout quand il la mérite. Il n’en est que plus intéressant de suivre la psychologie de ces gens, telle qu’elle ressort de leur conduite, de leur altitude, de leur langage et même de leurs écrits, car il en est plus d’un qui en composent.

Je mets de côté quelques obstinés chez qui l’apparition d’un étranger réveille cet orgueil et cette vanité factice si souvent remarqués chez les criminels : en dépit de leurs protestations et de leurs poses, il est rare qu’on n’aperçoive pas dans ceux-là la brute insuffisamment pacifiée. Auprès de leurs concitoyens du dehors, ils ne peuvent plus s’offrir aucune de ces satisfactions malsaines que la France prodigue à un si grand nombre de ses condamnés. Les précautions sont prises pour que la Belgique n’entende plus parler d’eux. J’en ai eu, il y a peu de temps, une preuve décisive. Il y a dans la prison de Louvain un prisonnier dont je parlerai bientôt, héros d’une cause très célèbre et qui est là depuis vingt-sept ans. Il avait été assez habile pour se faire défendre par deux avocats, dont l’un est devenu l’une des gloires du parti catholique, dont l’autre est encore un des plus vaillans champions du socialisme. Or un membre de ce dernier parti, un député des plus connus, s’intéressant à la question de la répression et voulant savoir l’effet du régime pénitentiaire de son pays, en était réduit à me demander : « Dans les visites qu’on vous a permises, avez-vous vu Z… ? Comment l’avez-vous jugé ? Comment vous semble-t-il avoir supporté sa détention ? » On comprend que la porte soit un peu moins fermée à certaines catégories d’étrangers. Les détenus le savent ; et quand arrive un de ces visiteurs, les fanfarons dont je parle ne manquent pas de réciter leur boniment (c’est le cas d’employer le mot de l’argot) sur leur condamnation, sur la prétendue insuffisance des preuves dont on s’est contenté, sur les défectuosités de la prison que les étrangers, disent-ils avec ironie, viennent étudier comme un modèle. Ils prennent une pose théâtrale, comptent sur leurs doigts leurs griefs, en se renversant en arrière, bref répètent une leçon plusieurs fois retouchée. Celui qui, dans le temps de mon séjour, réalisait le mieux ce type de hâbleur était un individu dont la France avait fait pour son compte un condamné à perpétuité. Envoyé à la Guyane il s’en était évadé ; puis il avait fait en Angleterre et sur le continent le métier de vendeur de tableaux volés : il avait même été assez habile pour dérober, puis pour placer un Rembrandt et un Teniers. Mais ceux-là sont, à tout prendre, une intime minorité. Dans l’ensemble des hommes qui sont à Louvain depuis quinze, vingt et presque trente ans, j’ai distingué surtout trois catégories principales.

La première se compose de ceux qui se sont habitués à leur cellule, je n’ose dire comme un chien à sa niche ou un bœuf à son étable et à son joug, mais comme tant de braves gens sans reproche s’habituent à leur geôle professionnelle, à leur puits de mine menacé du grisou, à leur barque de pêche menacée de la tempête ou encore à d’autres besognes qui, moins dangereuses, ne sont certainement pas moins monotones. Enfin, le fait est là. Un détenu s’attache à sa cellule au point qu’au bout de quelque temps, il serait difficile de lui en assigner une autre sans le troubler et sans l’affliger. Il regretterait les murs de la première pour avoir attaché à chaque ligne et à chaque angle et à la position de chaque objet, des imaginations, des souvenirs, des fantaisies plus ou moins bizarres, qui désormais font partie de sa vie. La secousse donnée à cette routine apaisante lui en occasionnerait plus d’une autre, et, une fois sorti de ce sillon où il avait pris ses habitudes de travail et de rêverie, la nostalgie le reprendrait. Un libéré, jadis coupable d’un crime violent, réhabilité, marié dans une famille qui avait connu son passé et ne le lui reprochait pas, écrivait à son ancien directeur que, dans les momens inévitables où il était aux prises avec les soucis de la vie, il lui arrivait de regretter la tranquillité de son ancien séjour. On dira : C’est un signe que la solitude avait amolli son caractère et énervé sa volonté. Peut-être ! mais à moins qu’on n’ait la prétention de transformer les assassins en héros et les cambrioleurs en hommes d’initiative généreuse, c’est déjà pour une société un assez joli résultat que d’avoir amolli de pareilles natures. La perte résultant du déchet d’énergie qu’ils ont pu subir semble d’autant moins à déplorer qu’en somme ils travaillent et qu’ils travaillent utilement. Je ne m’indigne donc en aucune façon si je trouve, ici des figures empreintes d’une sorte de gaieté sénile, là des gens dont toute la récréation consiste à soigner un oiseau dans une cage et à mériter qu’on le leur remplace, quand le pauvre petit compagnon vient à mourir, un peu partout des hommes qui, courbés sur leurs outils, calculent sans doute jour par jour ce qu’ils ajoutent à leur pécule, attendent l’heure du préau pour y fumer la cigarette permise. Quelques-uns espèrent le dimanche pour entendre l’orgue et les chants de la chapelle, puis dévorer à volonté des livres de voyages. D’autres sont probablement dans le cas de celui qui me disait : « Les jours de la semaine passent encore assez vite avec le travail ; il n’y a que le dimanche qui semble un peu long. »

Un peu au-dessus sont les détenus qui s’appliquent à devenir ce qu’ils n’ont peut-être jamais été, des travailleurs s’intéressant à ce qu’ils font, cherchant même de nouveaux procédés, les essayant et les perfectionnant. Ceux qui deviennent à la prison de bons, d’excellens ouvriers, ne sont pas rares. C’est un fait d’expérience que dans la cellule les hommes apprennent facilement ce qui les aurait rebutés dans la dispersion de la vie libre. Les Flamands, par exemple, y apprennent le français plus vite que chez eux. Ceux qui peuvent exercer leur ancien métier en soignent volontiers les détails. Beaucoup sont obligés d’en apprendre un autre : mais les insuccès sont rares, et on a quelquefois à enregistrer des inventions ou des découvertes. Qu’elles soient réelles ou qu’elles soient imaginaires, elles ont toujours demandé de cet homme si peu instruit un effort d’intelligence intéressant. J’ai causé longuement avec un détenu entré en 1893, ancien domestique, ancien braconnier, connu autrefois pour sa paresse et son esprit de rébellion, condamné enfin pour vol et assassinat. Il a appris à Louvain la fabrication des engins de pêche de toute nature. Il y est devenu très habile. Aussi est-ce un des plus gais, des plus ouverts, des plus passionnés pour son travail, qu’il est heureux de m’expliquer. C’est aussi l’un des plus reconnaissais ; car lorsque je lui donne le bonjour de son ancien directeur retraité, il m’en parle lui-même avec émotion me disant : « Il était pour moi un vrai père, et si je sortais, ma première visite serait pour lui. » En attendant, le confectionnais l’apprécie à ce point, qu’il a offert de le prendre dans ses ateliers de Bruxelles, comme contremaître, si le ministère lui accorde la libération conditionnelle.

Cette faveur, on l’a demandée pour lui en 1907, et on me prie d’insister moi-même dans les bureaux où l’on sait que je trouve toujours un accueil si bienveillant. Les traditions administratives résistent encore. Sur place, ceux qui ont été depuis si longtemps en contact perpétuel avec un détenu si amendé, trouvent que la sévérité est excessive ; et, d’une manière générale, l’administration belge n’est pas réputée pour être prodigue de mesures de clémence. Elle peut répondre, il est vrai : Vous vous félicitez avec nous des résultats du système ; les aurions-nous si notre homme avait toujours eu devant les yeux la perspective d’une prompte réduction de peine, à plus forte raison, s’il avait vu accorder sans cesse autour de lui des réductions prématurées ?

Le détenu dont je viens de parler n’est pas le seul, il s’en faut, à s’élever au-dessus de sa condition première en s’attachant à un travail qui le libère de l’ennui et en y consacrant des aptitudes réservées jadis au désordre. Je cause avec un houilleur devenu peintre après s’être amusé à reproduire lui-même les photographies qu’on lui envoyait. Un cordonnier en fait autant : l’un et l’autre préparent eux-mêmes leurs toiles et leurs couleurs. A côté d’eux est un détenu auquel on a appris la dactylographie : il invente, — ou croit inventer, peu importe, — un procédé nouveau et y ajoute tout un système de sténographie. Tous ces hommes étaient cependant des criminels qui, en France, eussent été condamnés à mort, exécutés peut-être, à tout le moins envoyés à la Guyane. En quoi eussent-ils mieux rendu témoignage de la vigilance et de l’humanité de leurs compatriotes ? En voici un autre qui est entré à Louvain en 1883, à l’âge de vingt-neuf ans, après une longue série de vols, de cambriolages et d’assassinats ; il a été mêlé à plus d’une affaire célèbre de Paris et entre autres à celle qu’on a appelée en son temps l’affaire du Palais-Royal. D’après son dossier, c’est le type consommé du criminel formé dans les bandes et achevé dans les prisons communes. S’il n’était venu se faire prendre en Belgique, il fût resté sans nul doute un de nos repris de justice ou de nos forçats les plus dangereux. Ni son attitude, ni sa physionomie, ni ses paroles ne laissent deviner rien de pareil : les unes et les autres, dois-je le dire ? le font un peu ressembler à un très estimable et très distingué professeur de philosophie de l’une de nos universités. Il est extrêmement convenable à tous égards, doux et poli, sans affectation d’humilité : il n’a absolument rien d’un dégénéré, ni inférieur ni supérieur. Il n’a jamais été malade, et sa résignation, qui est exemplaire, ne lui a pas fait perdre le souvenir de ses affections. Il parle beaucoup de sa fille, âgée aujourd’hui de trente et un ans et qui vit à Paris. Il ne sait pas que quelqu’un vient de me prier de le recommander, lui aussi, pour la libération conditionnelle : mais il me charge de ses respects pour l’ancien directeur auquel, ainsi que bien d’autres, il est resté très attaché.

Tous assurément ne sont pas aussi matés. Quelques-uns, sans ressembler précisément aux orgueilleux irrités dont je parlais plus haut, laissent voir quelques prétentions. C’est surtout le cas des employés aux écritures, dont l’un a tenu à me dire qu’il croyait bien avoir vu mon portrait dans l’Almanach Hachette, quand j’avais été élu à l’Institut. On s’attend à ce que je range dans cette catégorie les anarchistes. Ils sont cependant plus modérés à la prison que ceux qui se piquent de politique pure. Ces derniers ne se gênent pas pour déplorer hautement, par exemple, la longue durée du ministère catholique et pour annoncer que le lendemain du retour d’un Cabinet libéral, les portes de la prison s’ouvriraient devant eux. Les vrais anarchistes, ceux-là mêmes qui ont jeté des bombes dans les foules pour mieux assurer l’affranchissement et le bonheur de l’humanité, sont de bien meilleurs détenus. On m’affirme que ce sont les plus faciles à calmer, ceux qui s’accommodent le mieux de la cellule. Pour rêver plus à leur aise à leurs combinaisons ou à leurs projets ? Eh bien ! il paraît que non. Un directeur de Louvain a vu, dans sa longue carrière, une quinzaine d’anarchistes graciés. Pas un n’a récidivé. Je ne sais s’il avait employé près d’eux tous les moyens qui lui ont réussi pour l’un d’eux. C’était un des complices de Ravachol et il avait réussi, — d’après ses aveux de Louvain, — à faire sauter une bombe au Terminus sans être découvert. Arrêté en Belgique, il fut condamné à dix ans et libéré au bout de cinq. A son arrivée, il fit l’effet d’un homme dénué de tout fonds, mais très intelligent, et par surcroît très exalté, esprit fort, péroreur, etc. Le directeur lui donna en lecture l’ouvrage de Taine sur la Révolution. Peu à peu les idées du lecteur changèrent ; au bout de quelque temps, il était devenu conservateur, et enfin une conversion religieuse venait couronner sa conversion politique. Pour ne rien négliger de cette psychologie pénitentiaire, je dois dire qu’il avait subi, à l’infirmerie de la prison, je ne sais quelle opération délicate ; il répète encore qu’il est impossible d’être mieux soigné qu’il ne l’a été ces jours-là. Il faut souvent peu de chose pour brouiller un homme avec la société tout entière, peu de chose aussi pour le réconcilier avec elle.

J’arrive ici, — car j’y confinais déjà, — au troisième groupe : celui des intellectuels. Il en est qui sont entrés tels, il en est qui le sont devenus dans leur cellule par la lecture et la réflexion. Peut-être aurais-je dû mettre dans cette « élite » le converti des Origines de la France contemporaine. Il aurait fait contrepoids à ceux, — car il y en a, — qui s’enfoncent de plus en plus dans leurs théories et ont tout le temps voulu pour en former un système de mieux en mieux coordonné et de plus en plus faux.

Je cause longuement avec un homme encore jeune, condamné à perpétuité en 1903, « pour avoir cassé une vitre, » me dit-il en riant ; traduisez : pour avoir tiré des coups de revolver dans le carrosse du Roi. C’est un Italien qui n’avait eu que trois ans d’école primaire et trois ans d’école technique. Il s’est fait en prison une langue franco-italienne, mais au fond très claire, et il s’est fait une philosophie. Il est sceptique et stoïcien, très fier de son stoïcisme, c’est lui-même qui me le dit, et il ajoute textuellement : « Vous ne savez pas, monsieur, combien la cellule vous élargit les idées ! » Comme preuve de ce qu’il avance, il me tire un manuscrit de 500 pages. C’est un traité complet de « psychologie populaire, tout prêt à imprimer, car aucune formule n’y manque ; » il n’y a que le nom de l’éditeur qui reste en blanc, mais il a sa place réservée. Les détenus en cellule, qui ont du temps, s’attachent volontiers à toutes ces petites choses.

L’écriture de la dédicace est particulièrement soignée : « A mon fils qui, depuis sa naissance jusqu’à l’âge de quatre ans, me donna les plus éloquentes leçons de psychologie expérimentale. » Son portrait est là, en effet, à ce fils dont l’absence est le plus grand châtiment du sociologue, et l’émotion de ce dernier n’est pas feinte, les larmes qui montent à ses yeux en font foi. Mais le détenu a voulu prendre d’autres leçons. On l’a autorisé à se procurer toutes sortes de livres, — français pour la plupart, — de psychologie expérimentale, de physiologie, de sociologie (je n’en donnerai pas les titres : on m’accuserait de vouloir les discréditer). De toutes ces lectures méditées est sorti le traité que l’auteur me remet ; il insiste pour que je le lise ; et je le lis, non sans curiosité ni sans intérêt. Ce ne sont pas des divagations, ce ne sont pas non plus des dissertations fort originales ; mais l’auteur a voulu faire un tout des doctrines les plus récentes des pures psychologies phénoménistes, des doctrines monistiques de certains savans et enfin des doctrines des socialistes les plus avancés. Il y a réussi tout aussi bien qu’un autre.

Les mêmes idées, exprimées avec plus de délicatesse et de réserve, m’attendaient chez celui qui est, je crois, le doyen de Louvain, Z…, détenu depuis vingt-sept ans (il vivait trente-cinq ans à l’époque de sa condamnation). Son éducation première, la longueur de sa peine, la correction de sa conduite et la protection des avocats lui ont valu, depuis dix ans, d’avoir comme séjour habituel une des cellules de l’infirmerie et de porter un costume à lui. Mais comme on l’obligeait à revêtir de nouveau le costume pénitentiaire pour aller au préau, il a renoncé à cette modeste promenade, il s’est condamné lui-même à ne jamais mettre les pieds hors de sa cellule, bien légèrement agrandie. Les murs en sont couverts de cartes et de plans ; car si les journaux ne lui arrivent pas, il peut recevoir quelques revues, et les récits des événemens politiques internationaux sont pour lui de véritables aubaines. Après les traductions dont il est chargé (car il connaît plusieurs langues), ils occupent ses journées et peut-être ses nuits. On me dit qu’il est libre penseur et anti-clérical déterminé, et lui aussi a obtenu la permission d’avoir des livres, d’en recevoir et d’en acheter. Il en a usé surtout pour se meubler d’ouvrages d’Herbert Spencer et de son école. C’est avec toute la modération d’un homme du monde qu’il me parle de ses convictions ; encore ne fait-il que me les insinuer. Il me demande des nouvelles d’un de mes confrères dont il sait (mon Dieu, oui il le sait) que je diffère quelque peu : il voudrait savoir si celui-ci s’abstiendra décidément, comme Taine l’a fait, malgré ses promesses, de donner un traité de la volonté. Debout devant moi, sans affectation d’aucune espèce, avec un sourire fin et résigné, il se prête de très bonne grâce à me parler du régime cellulaire et de l’opinion qu’il s’en est faite. Ce régime lui a été dur pendant une année ou deux ; mais ce n’était ni au début ni plus tard, c’était à l’époque où on lui a fait espérer de mois en mois une libération qui n’est pas venue. Alors, oui, le malheureux a été violemment tourmenté par l’incertitude et par l’attente, et il a beaucoup souffert. Quand il a perdu définitivement tout espoir, le calme est revenu, mais ce calme n’est pas du tout l’indifférence. « Je suis devenu, me dit-il, très sensible et très sociable. » Il ne croit pas que la cellule assure l’amendement moral du condamné ; il craint que, quand on se vante de certains succès de cette nature, on n’ait eu affaire à des hypocrites ; mais il me dit très tranquillement qu’il la croit « le meilleur de tous les systèmes au point de vue de la défense sociale, » et ce sont ses propres expressions. Après une longue conversation il m’a remercié avec une certaine émotion contenue : il m’était évidemment reconnaissant de ce que j’avais pu lui dire et surtout de ce que je ne lui avais pas dit.


J’ai tenu à donner tous ces détails, dont quelques-uns, pris à part, sembleront peut-être bien menus. Tous, à mon sens, servent à prouver ce qu’on aurait grand tort de tenir pour un paradoxe, à savoir que la cellule, même longue, en empêchant les contacts des détenus avec les détenus, respecte beaucoup mieux que la prison commune leur individualité et leur sensibilité. Pour le répéter encore une fois, en éliminant les plus grosses difficultés de la discipline, la vie cellulaire fait tomber de part et d’autre les masques de convention ; le condamné peut alors entretenir avec d’honnêtes gens des rapports plus libres, plus aisés, plus pacifians, en un mot, meilleurs que jamais. On a vu les déclarations ou les aveux de Z… J’ajouterai qu’il y a quelque temps on libéra, sur les instances d’un criminaliste français, un des plus vieux prisonniers : il avait plus de vingt-cinq ans de cellule. Il ne connaissait aucun des embellissemens des villes belges : il ne connaissait point, par exemple, les tramways. Ce qui l’attira le plus dès ses premiers pas dans la rue, ce fut un groupe de petits enfans qui jouaient avec la gaieté de leur âge. Il s’arrêta pour les regarder et pleura en les contemplant. Les neuro-pathologistes nous apprennent que la perte du sentiment social est le signe le plus caractéristique de la désagrégation de la sensibilité ou de la psychasthénie. La vie cellulaire bien comprise ne produit, on le voit, ni l’une ni l’autre. Mieux vaut donc y revenir que de s’obstiner dans un système ‘qui, infligeant des condamnations courtes, mais multipliées, et essayant tardivement, mais vainement de se débarrasser des plus grands coupables, ne préserve rien, ne répare rien, ne réprime rien.

Le système de Louvain peut assurément recevoir quelques retouches. Avoir près de six cents prisonniers dans les mêmes murs, c’est trop : le directeur actuel de la célèbre maison, homme plein d’expérience, de bon sens et de bonté, est le premier à le reconnaître. Les libérations conditionnelles pourraient être aussi mesurées d’une main moins avare. Si la France accepte ou plutôt réalise enfin ces idées, avec ensemble et avec suite, elle ne fera que reprendre son propre bien, car ces idées ont été celles de ses meilleurs magistrats et de ses meilleurs criminalistes.


HENRI JOLY.

  1. M. l’avocat général Feuilloley passait dans une prison une inspection réglementaire ; un détenu vint à lui pour se plaindre du pain, et, lui montrant le morceau qu’il avait conservé, lui dit : « Monsieur, on ne donnerait pas du pain pareil à des soldats ! » Il se croyait au-dessus d’eux et en droit de réclamer davantage.
  2. On fit engager le jeune homme. Il a déserté.