Le Problème des causes finales et la physiologie contemporaine. — L’industrie de l’homme et l’industrie de la nature

Le Problème des causes finales et la physiologie contemporaine. — L’industrie de l’homme et l’industrie de la nature
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 861-888).
LE PROBLEME
DES CAUSES FINALES
ET LA PHYSIOLOGIE CONTEMPORAINE

L’INDUSTRIE DE L’HOMME ET L’INDUSTRIE DE LA NATURE.

I. Harmonies providentielles, par M. Ch. Lévêque. — II. Leçons sur les propriétés des tissus vivans, par M. Claude Bernard. — III. De l’appropriation des parties organiques à des actes déterminés, par M. Charles Robin.

Voilà bien des siècles que l’on prouve l’existence de Dieu par les merveilles de la nature ou, comme s’expriment les philosophes, par les causes finales. Fénelon a développé cette preuve avec éloquence dans un livre célèbre ; Cicéron l’avait exposée avant lui et presque dans les mêmes termes ; plus anciennement encore Socrate, nous le savons par Xénophon, avait fourni le premier texte que Cicéron et Fénelon ont développé, et, s’il paraît être le premier philosophe qui ait employé cet argument, il est vraisemblable que le bon sens populaire l’avait devancé. Dans les temps modernes, nombre de philosophes et de savans se sont appliqués à l’étude des causes finales[1]. Cette étude même a donné naissance à toute une science, la théologie physique, laquelle, en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, en Suisse, a produit des ouvrages innombrables, aussi instructifs qu’intéressans. Les esprits les plus libres et les plus hardis n’ont pu échapper au prestige de cette preuve. Voltaire, malgré les plaisanteries de Candide, y était très attaché, et ses amis les encyclopédistes l’appelaient en le raillant le cause-finalier.

Un argument si ancien et si universel, qui a pu réunir Fénelon et Voltaire dans une adhésion commune, que Kant lui-même, tout en le critiquant à certains égards, ne mentionne jamais sans une respectueuse sympathie, aura toujours une force persuasive et victorieuse ; il sera toujours utile et intéressant de le remettre sous les yeux des hommes en l’appuyant par des exemples nouveaux. Toutes les générations doivent pouvoir lire les Harmonies de la nature dans un langage approprié à l’état de la science. Aucun philosophe ne peut regarder comme au-dessous de lui une œuvre qui exige à la fois de vastes connaissances, une sérieuse intelligence du problème et un tact assez exercé pour se faire accessible à tous sans abaisser la dignité de la science et sans altérer la vérité des faits. Ce sont là les mérites du livre récent de M. Charles Lévêque sur les Harmonies providentielles, œuvre écrite à la fois avec solidité et imagination. Moins brillant que Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur est plus exact et mérite plus de crédit. Son livre obtiendra une place distinguée parmi les bons travaux de théologie physique, plus rares en France que dans les autres pays. Ceux que nous possédons en ce genre sont d’ailleurs en général plus éloquens que démonstratifs. Le Traité de l’existence de Dieu de Fénelon, par exemple, est sans doute un très beau livre ; mais Fénelon, charmant écrivain, métaphysicien raffiné et profond, n’était pas versé dans les sciences : les faits qu’il cite sont peu nombreux et beaucoup trop vagues, et il s’appuie plus souvent sur l’ignorance que sur la science pour nous faire admirer les merveilles de la nature. Les Études et les Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre sont plus riches de faits, l’auteur a sans doute une science variée et étendue ; seulement c’est une science aventureuse et poétique, trop souvent inexacte, et l’on ne peut se fier à des affirmations qui sont ou peuvent être à chaque pas mêlées d’erreurs. Enfin les abus manifestes que ces deux auteurs ont faits des causes finales, et qui, chez le second, vont quelquefois jusqu’au ridicule, compromettent sérieusement la cause même qu’ils défendent. Le livre de Ml Charles Lévêque au contraire, exempt de ces défauts, est nourri de la science la plus solide ; les faits y sont bien choisis, exposés avec simplicité, les difficultés ne sont pas éludées, et, quoique le cadre du livre n’ait pas permis une discussion complète, elles sont abordées et résolues avec, netteté et précision. On dira que c’est là de la philosophie populaire. C’est un grand éloge. La vraie philosophie est celle qui sait se faire toute à tous, et qui peut parler à la fois la langue de l’école et celle du foyer. Rien de plus sublime que la philosophie de Platon, et en même temps combien elle est populaire ! Une demi-réllexion nous éloigne de la philosophie populaire ; une réflexion plus profonde nous y ramène. Bossuet a dit : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer ! » On peut dire aussi : Malheur à la philosophie pure qui ne se tourne pas à l’instruction et à l’amélioration des hommes !

Cependant la critique et la dialectique ne perdent pas leurs droits. La philosophie populaire va surtout aux résultats ; la philosophie savante recherche et sonde les principes. Toute la théologie physique repose sur l’analogie de l’industrie humaine et de l’industrie de la nature, de l’art humain et de l’art de la nature. Les cause-finaliers ne tarissent pas en comparaisons de ce genre : c’est un palais, c’est une statue, c’est un tableau, c’est une montre. A chacun de ces exemples, Fénelon se demande si ce peut être un effet du hasard ; puis, revenant à l’univers, il nous le décrit plus beau qu’un palais, plus savamment combiné qu’aucune machine humaine, et de la perfection de l’œuvre il conclut à la perfection de l’ouvrier. Voltaire ne voyait aussi dans l’univers qu’une « horloge, » et il s’étonnait qu’on pût croire « que cette horloge n’avait pas d’horloger. » De telles analogies sont-elles fondées ? La science vient-elle ici à l’appui de la philosophie ou lui est-elle contraire ? Nous permet-elle de supposer à la cause universelle des desseins et des combinaisons, ou nous interdit-elle cette hypothèse ? Nous avons l’habitude d’attacher un grand prix à ces confrontations de la philosophie et de la science, et il nous semble qu’elles sont toujours d’un grand profit pour l’une et pour l’autre. Interrogeons donc les sciences, et entre les sciences celle-là surtout qui paraît être le domaine propre de la cause finale ; consultons, sur la question qui nous occupe, les maîtres les plus autorisés de la physiologie contemporaine.


I

L’ancienne physiologie, suivant les traces de Galien, s’occupait principalement de ce que l’on appelait l’usage des parties, c’est-à-dire de l’utilité des organes et de leur appropriation aux fonctions ; frappée de cette admirable concordance qui existe la plupart du temps entre la disposition de l’organe et l’usage auquel il sert, elle pensait que la structure de l’organe en révèle l’usage, comme dans l’industrie humaine la structure d’une machine peut en faire a priori reconnaître le but. L’anatomie était considérée comme la clé de la physiologie ; par le moyen du scalpel, on démêlait la forme et la structure des organes, et l’on déduisait de là les usages de ces organes. Quelquefois ces déductions conduisaient à de vraies découvertes : c’est ce qui est arrivé à Harvey pour la circulation du sang ; d’autres fois ces déductions conduisaient à l’erreur, le plus souvent on croyait déduire ce qu’en réalité on ne faisait qu’observer. On conçoit le rôle considérable que jouait le principe des causes finales dans cette physiologie.

S’il en faut croire les maîtres actuels de la science[2], cette méthode, qui subordonne la physiologie à l’anatomie, qui déduit les usages et les fonctions de la structure des organes, et qui est par conséquent plus ou moins inspirée par le principe des causes finales, cette méthode a fait son temps ; elle est devenue inféconde, et une méthode plus philosophique et plus profonde a dû lui être substituée. Rien de plus contraire à l’observation que d’affirmer que la structure d’un organe en fait deviner le rôle. On avait beau connaître à fond la structure du foie, il était impossible d’en déduire les fonctions, ou du moins l’une des fonctions, à savoir la sécrétion du sucre. La structure des nerfs ne révélera jamais à qui que ce soit que ces organes soient destinés à transmettre soit le mouvement, soit la sensibilité. De plus, les mêmes fonctions peuvent s’exercer par les organes les plus différens de structure. La respiration, par exemple, s’exercera ici par les poumons, là par des trachées, même, chez certains animaux, par la peau, chez les plantes par les feuilles. Réciproquement les mêmes organes serviront chez différens animaux à accomplir les fonctions les plus différentes ; ainsi la vessie natatoire des poissons, qui est le véritable analogue des poumons chez les mammifères, ne sert en rien ou presque en rien à la respiration, et n’est qu’un organe de sustentation et d’équilibre. Enfin, dans les animaux inférieurs, les organismes ne sont nullement différenciés ; une seule et même structure homogène et amorphe contient virtuellement l’aptitude à produire toutes les fonctions vitales, digestion, respiration, reproduction, locomotion, etc.

De ces considérations, M. Claude Bernard conclut que la structure des organes n’est qu’un élément secondaire en physiologie, bien plus, que l’organe lui-même n’est encore qu’un objet secondaire, et qu’il faut aller plus loin, plus avant, pénétrer plus profondément pour découvrir les lois de la vie. L’organe aussi bien que la fonction n’est qu’une résultante. Dans l’ordre inorganique, tous les corps que présente la nature sont toujours des corps composés, ramenés par la chimie à des élémens simples ; de même dans l’ordre de la vie, les organes sont des composés dont la physiologie doit rechercher les élémens. Cette révolution a été opérée par l’immortel Bichat. C’est lui qui a eu la pensée de rechercher et d’étudier les premiers élémens de l’organisation, qu’il appelle les tissus. Les tissus ne sont pas les organes : un même organe peut être composé de plusieurs tissus ; un même tissu peut servir à plusieurs organes. Les tissus sont doués de propriétés élémentaires qui leur sont inhérentes, immanentes, spécifiques : il n’est pas plus possible de déduire a priori les propriétés des tissus qu’il n’est possible de déduire celles de l’oxygène ; l’observation et l’expérience seules peuvent les découvrir. Pour la physiologie philosophique ou physiologie générale, le seul objet est donc la détermination des propriétés élémentaires des tissus vivans. C’est à la physiologie descriptive de montrer comment ces tissus sont combinés en différens organes suivant les différentes espèces d’animaux, et d’expliquer les fonctions par le jeu de ces propriétés élémentaires de la matière vivante, dont elles ne sont que les résultantes. Partout où entre tel tissu, il y entre avec telle propriété ; le tissu musculaire sera partout doué de la propriété de se contracter, le tissu nerveux sera partout doué de la propriété de transmettre des sensations ou des mouvemens. Les tissus à leur tour ne sont pas les derniers élémens de l’organisation ; au-delà des tissus, on découvre le véritable élément organique, qui est la cellule. Ainsi les fonctions des organes ne seront plus que les diverses actions des cellules qui les constituent. On voit par là que la forme et la structure, quelque importantes qu’elles soientaupoint de vue de la physiologie descriptive, ne jouent plus qu’un rôle secondaire dans la physiologie générale.

Un autre physiologiste, M. Charles Robin, dont l’autorité en histologie et en micrographie est bien connue, exprime sur cette matière des idées analogues à celles de M. Claude Bernard, et même va plus loin que lui. M. Claude Bernard, tout en limitant la science à la recherche des propriétés élémentaires de la matière vivante, n’exclut nullement l’idée d’une mécanique savante dans la construction de l’organisme. Pour M. Robin au contraire, c’est une idée surannée et tout à fait fausse de se représenter l’organisation comme une machine. Cette opinion, répandue et mise en faveur par l’école de Descartes, a été exprimée en ces termes par un célèbre médecin anglais, Hunter ; « l’organisme, disait-il, se ramène à l’idée da l’association mécanique des parties. » C’est ce qui ne peut être soutenu dans l’état actuel de la science. On serait en effet par là conduit à penser qu’il peut y avoir organisation sans qu’il y ait vie ; ainsi, suivant Hunter, un cadavre, tant que les élémens n’en sont pas désassociés, serait aussi bien organisé qu’un corps vivant. Grave erreur ! L’organisation ne peut exister sans ses propriétés essentielles, et c’est l’ensemble de ces propriétés en action que l’on appelle la vie. L’exemple des fossiles prouve suffisamment que la structure mécanique n’est qu’une des conséquences de l’organisation, mais n’est pas l’organisation elle-même. Dans les fossiles en effet, la forme et la structure persistent indéfiniment, quoique les principes immédiats qui les constituaient aient été détruits et remplacés molécule à molécule par la fossilisation ; il ne reste pas trace de la matière de l’animal ou de la plante, bien que la structure en soit mathématiquement conservée jusque dans ses moindres détails. On croit toucher un être qui a vécu, qui est encore organisé, et l’on n’a sous les yeux que de la matière brute. Non-seulement la structure ou combinaison mécanique peut subsister sans qu’il y ait organisation, mais réciproquement l’organisation peut exister avant tout arrangement mécanique. Pour le bien faire comprendre, le savant physiologiste ramène à une échelle graduée la complication croissante des parties de l’organisme ; au plus bas degré sont les élémens anatomiques ou cellules, au-dessus les tissus, puis les organes, puis les appareils, enfin les organismes complets. Un organisme, par exemple un animal dans l’ordre élevé, est composé d’appareils différens, dont les actes s’appellent des fonctions ; ces appareils sont formés d’organes différens, qui en vertu de leur conformation ont tel ou tel usage ; ces organes à leur tour sont composés de tissus dont l’arrangement s’appelle texture ou structure, et qui ont des propriétés, ces tissus enfin sont faits eux-mêmes d’élémens ou cellules, qui tantôt se présentent avec une certaine structure et une configuration déterminée (telles que le corps de la cellule, le noyau, le nucléole), et prennent le nom d’élémens organiques figurés, tantôt se présentent sans aucune structure, comme substance amorphe, homogène : telles sont la moelle des os, la substance grise du cerveau, etc.

Suivant M. Robin, ce qui caractérise essentiellement l’organisation, ce n’est donc pas la structure mécanique, c’est un certain mode d’association moléculaire entre les principes immédiats[3] ; aussitôt que ce mode d’association moléculaire existe, la substance organisée avec ou sans structure, configurée ou amorphe, est douée des propriétés essentielles de la vie. Ces propriétés sont au nombre de cinq : nutrition, accroissement, reproduction, contraction, innervation. Les cinq propriétés vitales ou essentielles à l’être vivant ne se trouvent pas dans tous les êtres vivans ; mais elles peuvent se rencontrer dans tous, indépendamment de toute structure mécanique. L’étude des organes et de leurs fonctions n’est donc que l’étude des combinaisons diverses des élémens organiques et de leurs propriétés.

Si l’on considère maintenant les propriétés vitales et la première de toutes, la nutrition, on verra encore plus clairement la différence essentielle qui existe entre l’organisation et une machine. En effet, dans une. machine chacune des molécules reste fixe et immobile moléculairement, sans évolution. Si quelque changement de ce genre se manifeste, il amène la destruction du mécanisme ; au contraire au changement moléculaire est attachée la condition même d’existence de l’organisme. Le mode d’association moléculaire des principes immédiats, dans l’organisation, permet la rénovation incessante des matériaux sans amener la destruction des organes ; bien plus, ce qui caractérise l’organisation, c’est précisément l’idée d’évolution, de transformation, de développement, toutes idées incompatibles et inconciliables avec la conception d’une structure mécanique.

En résumant le sens général des théories physiologiques que nous venons d’exposer, et qui paraissent les plus appropriées à l’état de la science, on voit que non-seulement la physiologie s’affranchit de plus en plus, dans ses méthodes, du principe des causes finales, mais encore que, dans ses doctrines, elle se préoccupe de moins en moins de la forme et de la structure des organes, et de leur appropriation mécanique à la fonction : ce ne seraient plus là en quelque sorte que des considérations littéraires. Les corps organisés, les appareils qui composent ces corps, les organes qui composent ces appareils ne sont plus que des résultantes et des complications de certains élémens simples ou cellules dont on doit rechercher les propriétés fondamentales, comme les chimistes étudient les propriétés des corps simples : le problème physiologique sera donc, non plus, comme au temps de Galien, l’usage ou l’utilité des parties, mais le mode d’action de chaque élément ainsi que les conditions physiques et chimiques qui déterminent ce mode d’action. D’après les anciennes idées, l’objet que le savant poursuivait dans ses recherches, c’était l’animal, ou l’homme, ou la plante ; aujourd’hui c’est la cellule nerveuse, la cellule motrice, la cellule glandulaire, chacune étant considérée comme douée d’une vie propre, individuelle, indépendante. L’animal n’est plus un être vivant, c’est un assemblage d’êtres vivans, c’est une colonie ; quand l’animal meurt, les élémens meurent l’un après l’autre. C’est un assemblage de petits moi, auxquels même quelques-uns vont jusqu’à prêter une sorte de conscience sourde, analogue aux perceptions obscures des monades leibniziennes. En se plaçant à ce point de vue, il semble que la vieille comparaison des philosophes entre les organes et les instrumens de l’industrie humaine ne soit plus qu’une idée superficielle et surannée qui ne sert à rien dans l’état actuel de la science. Il semble que la finalité, abandonnée depuis si longtemps dans l’ordre physique et chimique, soit destinée aussi à devenir en physiologie un phénomène secondaire et sans portée. Si en effet une substance amorphe est capable de se nourrir, de se reproduire, de se mouvoir, si d’un autre côté, comme dans les nerfs, on ne peut surprendre aucune relation possible entre la structure et la fonction, que reste-t-il, si ce n’est à constater que dans telle condition telle substance a la propriété de se nourrir, telle autre la propriété de sentir, de même que l’on établit en chimie que l’oxygène a la propriété de brûler et le chlore la propriété de désinfecter : en un mot, il ne reste plus que des causes et des effets, et rien qui ressemble à des moyens et des buts.

Tandis que la physiologie moderne, sur les traces de Bichat, négligeait la structure et l’usage des parties pour considérer les élémens organiques, l’anatomie, sur les traces de Geoffroy Saint-Hilaire, négligeait également la forme superficielle des organes pour considérer surtout les élémens anatomiques et leurs connexions. La loi des connexions repose sur ce fait, qu’un organe est toujours dans un rapport constant de situation avec tel autre organe donné, lequel à son tour est dans un rapport constant de situation avec un autre, de sorte que la situation peut servir à reconnaître l’organe, sous quelque forme qu’il se présente. Si vous négligez ce lien physique qui relie, suivant une loi fixe, un organe à un autre, vous vous laisserez surprendre par les apparences, vous attacherez une importance exagérée aux formes des organes et à leurs usages, et ces différences, si frappantes pour les yeux superficiels, vous cacheront l’essence même de l’organe ; les analogies disparaîtront sous les différences ; on verra autant de types distincts que de formes accidentelles : l’unité de l’animal abstrait qui se cache sous la diversité des formes organiques s’évanouira. Si au contraire vous fixez l’idée d’un organe par ses connexions précises et certaines avec les organes avoisinans, vous êtes sûr de ne pas le perdre de vue, quelque forme qu’il affecte. Vous avez un fil conducteur qui vous permet de reconnaître le type sous toutes ses modifications, et c’est ainsi que vous arrivez à la vraie philosophie de l’animalité. Ainsi l’anatomie, comme la physiologie, cherchait le simple dans le composé. L’une et l’autre déterminaient ces élémens simples par des rapports d’espace et de temps, soit en indiquant la place fixe qu’ils occupent dans l’organisation, soit en décrivant les phénomènes consécutifs qui sont liés avec eux d’une manière constante. On reconnaît ici la rigoureuse méthode de la science moderne, dont l’effort est de se dégager de plus en plus de toute idée préconçue et se réduit, à constater des relations déterminées et constantes entre les faits et les conditions antécédentes.


Il n’appartient pas à la philosophie de contester à la science ses méthodes et ses principes, et d’ailleurs il est de toute vérité que l’objet de la science est de retrouver dans les faits complexes de la nature les faits simples qui servent à les composer. On ne peut donc, à tout point de vue, qu’encourager la science à la recherche des élémens simples de la machine organisée. Mais, si la science a le droit et peut-être le devoir d’exclure toute recherche qui n’a pas pour objet les causes secondes et prochaines, s’ensuit-il que la philosophie et en général l’esprit humain doivent se borner à ces causes, s’interdire toute réflexion sur le spectacle que nous avons devant les yeux et sur la pensée qui a présidé à la composition des êtres organisés, si toutefois une telle pensée y a réellement présidé. Il est facile de montrer que cette recherche n’est nullement exclue par les considérations précédentes. Nous n’avons en effet qu’à supposer que l’organisation soit, comme nous le pensons, une œuvre préparée avec art, et dans laquelle les moyens ont été prédisposés pour des buts ; eh bien ! même dans cette hypothèse, il serait encore vrai de dire que la science doit pénétrer au-delà des formes et des usages des organes pour rechercher les élémens dont ils sont composés et en déterminer la nature, soit par leur situation anatomique, soit par leur composition chimique, et ce sera toujours le devoir de la science de montrer quelles sont les propriétés essentielles inhérentes à ces élémens. La recherche des fins n’exclut donc pas celle des propriétés, et même la suppose, et la recherche de l’appropriation mécanique des organes n’exclut pas davantage l’étude de leurs connexions. Y eût-il, comme nous le croyons, une pensée dans la nature (pensée consciente ou inconsciente, immanente ou transcendante, peu importe en ce moment), cette pensée ne pourrait se manifester que par des moyens matériels, enchaînés suivant des rapports d’espace et de temps[4] ; la science n’aurait même alors d’autre objet que de montrer l’enchaînement de ces moyens matériels suivant les lois de la coexistence ou.de la succession. L’expérimentation aidée du calcul ne peut rien faire de plus, et tout ce qui va au-delà n’est plus science positive, mais philosophie, pensée, réflexion, choses toutes différentes. Sans doute, la pensée philosophique se mêle toujours plus ou moins à la science, surtout dans l’ordre des êtres organisés ; mais la science essaie avec raison de s’en dégager pour ramener le problème à des rapports susceptibles d’être déterminés par l’expérience. Il ne résulte pas de là que la pensée doive s’abstenir de rechercher le sens des choses complexes qui sont devant nos yeux, et si elle y retrouve quelque chose d’analogue à elle-même, elle ne doit pas s’interdire de le reconnaître et de le proclamer, parce que la science, dans sa sévérité rigoureuse et légitime, se refuse à elle-même de telles considérations.

Cherchez en effet un moyen de soumettre à l’expérience et au calcul (seuls procédés rigoureux de la science) la pensée de l’univers., dans le cas où une telle pensée y présiderait. Quand l’intelligence a pour se manifester des signes analogues aux nôtres, elle peut se faire reconnaître par de tels signes ; mais une œuvre d’art, qui par elle-même n’est pas intelligente, et qui n’est que l’œuvre d’une intelligence (ou de quelque chose d’analogue), cette œuvre d’art n’a aucun signe, aucune parole pour nous avertir qu’elle est une œuvre d’art et non la simple résultante de causes complexes et aveugles. Un homme parle, et nous avons par là des moyens de savoir que c’est un homme ; mais un automate ne parle pas, et ce n’est que par analogie, par comparaison, par interprétation inductive, que nous pouvons savoir que cet automate n’est pas un jeu de la nature. Ainsi en est-il des œuvres naturelles : fussent-elles l’œuvre d’une pensée prévoyante, ou, si l’on veut, d’un art latent et occulte, analogue à l’instinct, ces œuvres de la nature n’ont aucun moyen de nous faire savoir qu’elles sont des œuvres d’art, et ce ne peut être que par comparaison avec les nôtres que nous en jugeons ainsi. La pensée dans l’univers, en supposant qu’elle se manifestât d’une manière quelconque, ne pourrait donc jamais être reconnue autrement que de la manière où nous prétendons y arriver, c’est-à-dire par l’induction analogique, jamais elle ne sera objet d’expérience et de calcul : par conséquent la science pourra toujours en faire abstraction, si elle le veut ; mais, parce qu’elle en aura fait abstraction et qu’au lieu de chercher la signification rationnelle des choses elle se sera contentée d’en montrer l’enchaînement physique, peut-elle croire, sans une illusion inexplicable, qu’elle a écarté et réfuté toute supposition téléologique ? Montrer, comme elle le fait, que ces machines apparentes se réduisent à des élémens doués de telles propriétés, ce n’est nullement démontrer que ces machines ne sont pas l’œuvre d’une industrie ou d’un art dirigés vers un but, car cette industrie (réfléchie, ou non) ne peut en toute hypothèse construire des machines qu’en se servant d’élémens dont les propriétés sont telles qu’en se combinant ils produisent les effets voulus. Les causes finales ne sont pas des miracles, ce ne sont pas des effets sans causes. Il n’est donc pas étonnant qu’en remontant des organes à leurs élémens on trouve les propriétés primordiales dont la combinaison ou la distribution produit ces effets complexes que l’on appelle des fonctions animales. L’art le plus subtil et le plus savant, fût-ce l’art divin, ne produira jamais un tout qu’en employant des élémens doués des propriétés qui rendent possible ce tout. Le problème, pour le penseur, est d’expliquer comment ces élémens ont pu se coordonner et se distribuer de manière à produire ces résultantes finales que nous appelons une plante, un animal, un homme.

Puisque nous maintenons comme légitime la vieille comparaison aristotélique entre l’art et la nature, faisons voir sur un exemple, emprunté à l’industrie humaine, comment la méthode physiologique des élémens vitaux n’exclut nullement l’hypothèse de la finalité. Soit un instrument de musique dont nous ne connaîtrions pas l’usage, et sans que rien nous avertît que c’est l’œuvre de l’art humain ; si quelqu’un, dans cette ignorance de la vraie cause, venait cependant à supposer que c’est une machine disposée pour servir à l’art du musicien, ne pourrait-on pas lui dire que c’est là une explication superficielle et toute populaire, que peu importe la forme et l’usage de cet instrument, que l’analyse, en le réduisant à ses élémens anatomiques, n’y voit autre chose qu’un ensemble de cordes, de bois, d’ivoire, que chacun de ces élémens a des propriétés essentielles immanentes : les cordes, par exemple, ont celle de vibrer, et cela dans leurs plus petites parties (leurs cellules) ; le bois a la propriété de résonner, les touches en mouvement ont la propriété de frapper et de déterminer les sons par la percussion, etc. Qu’y a-t-il d’étonnant, dirait-on, à ce que cette machine produise tel effet, par exemple fasse entendre une succession de sons harmoniques, puisqu’en définitive les élémens qui la composent ont les propriétés nécessaires pour produire cet effet ? Quant à la combinaison de ces élémens, il faut l’attribuer à des circonstances heureuses qui ont amené cette résultante si analogue à une œuvre préconçue. Qui ne voit qu’en ramenant ce tout complexe à ses élémens et à leurs propriétés essentielles on n’aurait rien démontré contre la finalité de l’instrument, puisqu’elle y réside en effet, et qu’elle exige précisément, pour que le tout soit opte à produire l’effet voulu, que les élémens aient les propriétés que l’on y reconnaît ?

Les savans sont en général trop portés à confondre la doctrine de la cause finale avec l’hypothèse d’une force occulte agissant sans moyens physiques, comme un deus ex machina. Ces deux hypothèses, loin de se réduire l’une à l’autre, se contredisent formellement, car celui qui dit but dit en même temps moyen, et par conséquent cause apte à produire tel effet. Découvrir cette cause, ce n’est nullement détruire l’idée du but, c’est au contraire mettre au jour la condition sine qua non de la production du but. Pour éclaircir cette distinction, citons un bel exemple emprunté encore à M. Claude Bernard. Comment se fait-il, nous dit cet éminent physiologiste, que le suc gastrique, qui dissout tous les alimens, ne dissolve pas l’estomac lui-même, qui est précisément de la même nature que les alimens dont il se nourrit ? On a fait intervenir ici pendant longtemps la force vitale, c’est-à-dire une cause occulte qui suspendrait en quelque sorte les propriétés des agens naturels pour les empêcher de produire leurs effets nécessaires. La force vitale interdirait donc, par une sorte de veto moral, au suc gastrique de toucher à l’estomac. On voit que ce serait un véritable miracle ; mais il n’y a rien de semblable. Tout s’explique lorsque l’on sait que l’estomac est tapissé d’un enduit ou vernis inattaquable à l’action du suc gastrique, et qui protège contre lui les parois qu’il couvre. Qui ne voit qu’en réfutant l’omnipotence de la force vitale, bien loin d’avoir affaibli le principe de finalité, on lui a donné précisément un merveilleux concours ? Qu’aurait pu faire l’art le plus accompli pour protéger les parois stomacales, sinon inventer une précaution semblable à celle qui existe en réalité ? . Et quelle rencontre surprenante, qu’un organe destiné à sécréter et à employer un agent des plus dangereux pour lui-même se trouve précisément armé d’une tunique protectrice, qui a dû toujours coexister avec lui, puisque autrement il eût été détruit avant d’avoir eu le temps de se procurer cette défense, ce qui exclut l’hypothèse des longs tâtonnemens et des rencontres heureuses !

Les causes finales n’écartent donc pas, elles exigent au contraire les causes physiques ; réciproquement les causes physiques n’excluent pas, mais réclament les causes finales. C’est ce que Leibniz a exprimé en termes d’une remarquable précision. « Il est bon de concilier, dit-il, ceux qui espèrent d’expliquer mécaniquement la formation de la première tissure d’un animal et de toute la machine des parties avec ceux qui rendent raison de cette même structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut être utile, et les auteurs qui suivent ces routes différentes ne devraient point se maltraiter, car je vois que ceux qui s’attachent à expliquer la beauté de la divine anatomie se moquent des autres qui croient qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paraît fortuit a pu faire une si belle variété de membres, et traitent ces gens-là de téméraires et de profanes. Et ceux-ci au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables à ces anciens qui prenaient les physiciens pour impies quand ils soutenaient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matière qui se trouve dans les nues. Le meilleur serait de joindre l’une et l’autre considération[5]. »

On n’a rien démontré contre la doctrine des causes finales, lorsqu’on a ramené les effets organiques à leurs causas prochaines et à leurs conditions déterminantes. On dira par exemple qu’il n’est point étonnant que le cœur se contracte, puisque le cœur est un muscle et que la contractilité est la propriété essentielle des muscles ; mais n’est-il pas évident que, si la nature a voulu faire un cœur qui se contracte, elle a dû employer pour cela un tissu contractile, et ne serait-il pas fort étonnant qu’il en fût autrement ? A-t-on expliqué par là l’étonnante structure du cœur et la savante mécanique qui s’y manifeste ? La contractilité musculaire explique que le cœur se contracte ; mais cette propriété générale, qui est commune à tous les muscles, ne suffit pas à expliquer comment et pourquoi le cœur se contracte d’une manière plutôt que d’une autre, et pourquoi il a pris telle configuration et non pas telle autre. « Ce que le cœur présente de particulier, dit M. Claude Bernard, c’est que les fibres musculaires y sont disposées de manière à former une sorte de poche dans l’intérieur de laquelle se trouve le liquide sanguin. La contraction de ces fibres a pour résultat de diminuer les dimensions de cette poche, et par conséquent de chasser au moins en partie le liquide qu’il contenait. La disposition des valvules donne au liquide expulsé la direction convenable. » Or la question qui préoccupe le penseur, c’est précisément de savoir comment il se fait que la nature, employant un tissu contractile, lui ait donné la structure et la disposition convenables, et comment elle a su le rendre propre à la fonction spéciale et capitale de la circulation. Les propriétés élémentaires des tissus sont les conditions nécessaires dont la nature se sert pour résoudre le problème, mais n’expliquent nullement comment elle a réussi à le résoudre. M. Claude Bernard ne peut lui-même échapper à la comparaison inévitable de l’organisation avec les œuvres de l’industrie humaines, lorsqu’il nous dit : « Le cœur est essentiellement une machine motrice vivante, une pompe foulante destinée à lancer dans tous les organes un liquide qu’on appelle le sang qui les noar.it… A tous les degrés de l’échelle animale, le cœur remplit cette fonction d’irrigateur mécanique. »

Il faut distinguer d’ailleurs, avec le savant physiologiste que nous venons de citer, la physiologie et la zoologie. « Pour le physiologiste, ce n’est pas l’animal qui vit et qui meurt, ce sont seulement les matériaux organiques qui le constituent. De même qu’un architecte, avec des matériaux ayant tous les mêmes propriétés physiques, peut construire des édifices très différens les uns des autres dans leurs formes extérieures, de même aussi la nature, avec des élémens organiques possédant identiquement les mêmes propriétés, a su faire des animaux dont bs organes sont prodigieusement variés. » En d’autres termes, la physiologie étudie l’abstrait, et la zoologie le concret ; la physiologie considère les élémens de la vie, et la zoologie les êtres vivans, tels qu’ils sont, réalisés, avec leurs formes innombrables et variées. Or ces formes, qui les construit ? Sont-ce les matériaux qui d’eux-mêmes se réunissent et se coagulent pour donner naissance à ces appareils si compliqués et si savans ? Ce n’est pas nous, c’est M. Claude Bernard qui revient ici à la vieille comparaison tirée de l’architecture. « On pourra, dit-il, comparer les élémens histologiques aux matériaux que l’homme emploie pour élever ses monumens. ». C’est ici le cas de rappeler avec Fénelon la fable d’Amphion, dont la lyre attirait les pierres et les conduisait à se réunir de manière à disposer d’elles-mêmes les murailles de Thèbes. Dans le système matérialiste, les atomes organisés se réunissent ainsi pour former des plantes et des animaux, et il n’y a pas même de lyre pour les attirer. Sans doute, pour qu’une maison subsiste, il faut que les pierres dont elle se compose aient la propriété de la pesanteur ; mais cette propriété explique-t-elle comment les pierres forment une maison ?

Non-seulement il faut distinguer la physiologie et la zoologie, mais dans la physiologie elle-même on distinguera encore suivant le même auteur, la physiologie descriptive et la physiologie générale. C’est la physiologie générale qui recherche les élémens organiques et leurs propriétés. La physiologie descriptive est bien obligée de prendre les organes tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme des résultantes, constituées par la réunion des élémens organiques. Or ce sont ces résultantes qui formeront toujours l’objet de l’étonnement des hommes, et que l’on n’a pas expliquées par la réduction aux élémens. Sans doute, tant que les élémens anatomiques ou organiques ne sont qu’à l’état d’élémens, nous n’y apercevons pas le secret des combinaisons qui les rendent aptes à produire tel ou tel effet, et il en est peut-être de même pour les tissus ; mais lorsque les tissus se transforment en organes, et que les organes s’unissent pour former des appareils, et que les appareils ou systèmes s’unissent pour former des individualisés vivantes, ces combinaisons sont autre chose que des complications ; elles sont de véritables constructions, et plus l’organisme se complique, plus elles ressemblent à des combinaisons savantes, produit de l’art et du calcul.

Au reste, ce n’est pas seulement par hasard et en quelque sorte par oubli que M. Claude Bernard revient à plusieurs reprises à cette comparaison de l’organisme à une œuvre de l’industrie humaine. Lorsqu’il parle comme savant et comme physiologiste, il se borne, comme c’est son droit, à la recherche des propriétés élémentaires, et ne voit dans les organes que des résultantes ; mais, lorsqu’il parle en philosophe, il s’exprime sur l’organisme comme Aristote, comme Kant, comme Hegel, comme Cuvier, comme tous les plus grands penseurs qui n’ont pu se soustraire à l’hypothèse d’un art dont les conditions peuvent nous échapper, et dont les causes premières seront peut-être éternellement cachées, mais qui ne peut se réduire au jeu spontané et fortuit des élémens matériels. Citons cette page remarquable, déjà célèbre en philosophie : « S’il fallait définir la vie, je dirais : la vie, c’est la création. » Ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, c’est la création de cette machine… d’après une idée, définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie… Ce groupement des élémens se fait par suite des lois qui régissent les propriétés physico-chimiques de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine, de la vie, ce qui n’appartient ni à la chimie, ni à la physique, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée qui se manifeste par l’organisation… Les moyens de manifestation sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l’alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers[6]. » Ainsi la science la plus profonde et la plus récente, pour exprimer son dernier mot sur la nature et la signification de l’organisme, revient, sans y penser, à la vieille et impérissable comparaison des lettres de l’alphabet, qui ne feront jamais un poème, ni même un seul vers, si une main ne les dirige et ne les combine. La recherche des conditions matérielles de la vie n’exclut donc pas, mais au contraire implique et appelle la finalité.

II

La doctrine de M. Claude Bernard, qui nous représente l’organisme comme une machine construite et dirigée par une idée créatrice, rencontre un adversaire décidé dans M. Charles Robin. L’un et l’autre de ces savans considèrent comme le rôle de la science de rattacher chaque phénomène à ses conditions antécédentes et déterminantes ; mais pour le premier ce déterminisme ne supprime nullement la pensée dans la nature, ou du moins dans la nature vivante, et il n’en est que le mode de manifestation ; pour le second au contraire, au-delà des conditions déterminantes, il n’y a rien à chercher, ni même à penser, et le principe des conditions d’existence exclut absolument le principe des causes finales ; toutes les inductions d’ailleurs que l’on tire de la comparaison de l’organisme à une machine sont erronées, puisque l’organisation n’est pas une machine, et que la substance organisée peut vivre et manifester toutes les propriétés de la vie sans structure et appropriation mécaniques.

Il importe peu à notre point de vue, — et même il ne lui importe en aucune façon, — que l’organisation soit essentiellement et par définition une combinaison mécanique. Il nous suffit de savoir que dans la plupart des cas, et à mesure qu’elle se perfectionne, la substance organisée se crée à elle-même, pour exercer ses fonctions, des agens mécaniques. Sans doute la substance organisée dont est composé l’œil, ou le cœur ou l’aile, n’est pas en elle-même une machine, mais elle est capable, par une virtualité qui est en elle, de se former des instrumens d’action où se manifeste la plus savante mécanique ; le problème reste donc tout entier, quelque idée que l’on se forme de l’organisation en elle-même et dans son premier état. Admettons, si l’on veut, que l’organisation soit en essence telle combinaison chimique, il reste toujours à savoir comment cette combinaison chimique réussit à passer de cet état amorphe, par lequel on dit qu’elle commence, à cette structure complète et si savamment appropriée que l’on remarque à tous les degrés de l’échelle des êtres vivans.

La structure des organes n’en révèle pas toujours les fonctions. Ainsi on a pu déterminer par des travaux rigoureux la forme géométrique des cellules nerveuses qui composent soit les nerfs sensitifs, soit les cerfs moteurs, sans trouver aucun rapport entre la figure de ces cellules et leurs fonctions ; quel rapport par exemple peut-il y avoir entre la forme triangulaire et la sensibilité, la forme quadrangulaire et l’influence motrice ? Ces rapports même ne sont pas constans, car chez les oiseaux on remarque une disposition précisément inverse : les cellules motrices y sort triangulaires et les cellules sensitives quadrangulaires. On voit donc que ces formes ont en réalité peu d’importance, et que l’on ne peut déduire ici la fonction de la structure : cela est évident. Mais d’une part la forme géométrique ne doit pas être confondue avec la disposition mécanique, de l’autre la structure elle-même doit être distinguée du fait de l’appropriation. Ainsi, quelle que soit la signification de la figure des cellules nerveuses, et n’eût-elle aucun rapport avec une fonction donnée, toujours est-il que les nerfs doivent avoir, une disposition telle qu’ils mettent en communication le centre avec les organes, et par ceux-ci avec le milieu externe : cette disposition de convergence et de divergence des parties au centre et du centre aux parties a donc un rapport évident avec la sensibilité et la locomotion, lesquelles en ont un non moins évident avec la conservation de l’animal. De plus, lors même que la structure elle-même n’a aucune signification, le fait de l’appropriation ne subsiste pas moins. Par exemple, je ne sais si la structure des glandes salivaires et celle des glandes mammaires ont un rapport quelconque avec les sécrétions spéciales opérées dans ces deux sortes d’organes ; cependant n’y eût-il rien de semblable, le fait de la sécrétion salivaire n’en est pas moins dans un remarquable rapport d’appropriation et d’accord avec la fonction nutritive, et la sécrétion du lait, laquelle ne s’opère qu’au moment où elle est utile et par une heureuse coïncidence avec l’acte de la parturition, n’en présente pas moins l’appropriation la plus frappante et l’accord le plus saisissant avec le résultat final, qui est la conservation du petit.

Ce n’est pas du reste au hasard que la substance organisée passe de ce premier état homogène, amorphe, indéterminé, qui paraît en être le début, à cet état de complication savante où elle se manifeste dans les animaux supérieurs ; c’est suivant une loi, la loi du perfectionnement progressif des fonctions en raison de la différentiation progressive des organes. C’est cette loi que M. Milne Edwards appelle ingénieusement loi de la division du travail[7], et dont il a fait remarquer la haute importance dans le développement progressif de l’animalité. Par l’expression même de cette heureuse formule, on voit à quel point il est difficile à la science d’échapper à cette comparaison du travail humain et du travail de la nature, tant il est évident que ces deux sortes de travail ne sont que les degrés d’un seul et même fait. Cette loi constitue une ressemblance de plus entre les deux industries. Dans l’humanité en effet, tous les besoins, toutes les fonctions, sont d’abord en quelque sorte confondus. Il n’y a de diversité de fonctions que celle qui résulte dans chaque individu de la diversité des organes et des besoins. Ainsi la première division du travail est celle qui a été instituée par la nature ; mais, à mesure que les besoins se multiplient, les actions et les fonctions des individus se séparent, et les moyens d’exercer ces actions diverses avec plus de commodité et d’utilité pour l’homme se multiplient à leur tour. C’est ainsi que l’industrie humaine n’est autre chose que la prolongation et le développement du travail de la nature. La nature fait des organes de préhension, les bras et les mains ; l’industrie les prolonge par le moyen des pieux, des bâtons, des sacs, des seaux et de toutes les machines à abattre, à creuser, puiser, fouiller, etc. La nature crée des organes de trituration mécanique des alimens ; l’industrie les prolonge par les instrumens qui servent à couper, à déchirer, à dissoudre d’avance ces alimens, par le feu, par l’eau, par toute sorte de sels, et l’art culinaire devient comme le succédané de l’art digestif. La nature nous donne des organes du mouvement, qui sont déjà des merveilles de mécanique, si on les compare aux organes rudimentaires des mollusques et.des zoophytes ; l’industrie humaine prolonge et multiplie ces moyens de locomotion par toutes les machines motrices, et par les animaux employés comme machines. La nature nous donne des organes protecteurs, nous y ajoutons par l’emploi des peaux des animaux et par toutes les machines qui servent à les préparer. La nature enfin nous donne des organes des sens, l’industrie humaine y ajoute par d’innombrables instrumens construits d’après les mêmes principes que les organes eux-mêmes, et qui sont des moyens soit de remédier aux défaillances et aux infirmités de nos organes, soit d’en accroître la portée, d’en perfectionner l’usage.

On oppose sans cesse la nature à l’art, comme si l’art n’était pas lui-même quelque chose de naturel. En quoi les villes construites par l’homme sont-elles moins dans la nature que les huttes des castors et la cellule des abeilles ? En quoi nos berceaux seraient-ils moins naturels que les nids des oiseaux ? En quoi nos vêtemens sont-ils moins naturels que les cocons des vers à soie ? En quoi les chants de nos artistes sont-ils moins naturels que le chant des oiseaux ? S’il y a une opposition entre l’homme et la nature, c’est dans l’ordre moral, dans l’ordre de la liberté et du droit et aussi dans l’ordre religieux ; mais sur le terrain de l’art et de l’industrie l’homme agit comme un agent naturel : l’industrie humaine n’est que la prolongation, la continuation de l’industrie de la nature, l’homme faisant sciemment ce que la nature a fait jusque-là par instinct. Réciproquement on peut donc dire que la nature, en passant de l’état rudimentaire, où se manifeste d’abord toute substance organisée, jusqu’au plus haut degré de la division du travail physiologique, a procédé exactement comme l’art humain, inventant des moyens de plus en plus compliqués à mesure que de nouvelles difficultés se présentaient à résoudre.

Nous sommes loin de soutenir que la vie ne soit autre chose qu’un agrégat mécanique : au contraire c’est un de nos principes que la vie est supérieure au mécanisme ; mais, sans être elle-même une combinaison mécanique, elle se construit des moyens mécaniques d’action, d’autant plus délicats que les difficultés sont plus nombreuses et plus complexes. C’est ce fait qu’il s’agit d’expliquer. On a bien raison de distinguer les machines naturelles ou organes, et les machines artificielles, en ce que dans les unes le mouvement des molécules est constant, tandis que dans les autres la situation des molécules est fixe. Cela certainement constitue une grande différence ; elle est tout à l’avantage de l’art naturel, comparé à l’art humain. C’est un argument a fortiori en faveur de la finalité, comme l’a très bien vu Fénelon : « Qu’y a-t-il de plus beau qu’une machine qui se répare et se renouvelle sans cesse ? .. Que penserait-on d’un horloger, s’il savait faire des montres qui en produisissent d’autres à l’infini ? »

Cependant de ses vues générales sur l’organisation M. Charles Robin croit pouvoir déduire une théorie sur l’appropriation des organes aux fonctions qui exclurait absolument toute idée de plan, d’art, d’industrie, pour ne laisser subsister que le principe des conditions d’existence. L’appropriation est, suivant lui, un de ces phénomènes généraux de la matière organisée que l’on peut appeler avec Blainville des phénomènes-résultats. De ce genre sont, par exemple, la calorification animale et végétale, l’hérédité, la conservation des espèces, etc. Ces phénomènes ne sont pas les actes d’un appareil déterminé et isolé : ce sont des résultantes qui résument l’ensemble des phénomènes de la nature vivante, et qui tiennent à la totalité des conditions de l’être organisé. Suivant M. Robin, la physiologie est arrivée à pouvoir déterminer rigoureusement les conditions de cette appropriation, qui est devenue par là un fait positif, et toute hypothèse sur la finalité des organes est absolument inutile.

Il écarte d’abord une doctrine qu’il appelle « aristotélique, » et qui est celle de la physiologie allemande contemporaine, celle de Burdach et de Müller, et que ne répudierait probablement pas M. Claude Bernard, à savoir que « l’œuf ou le germe est l’organisme en puissance. » Cette doctrine ne diffère pas sensiblement, suivant lui, de celle de la préformation des organes ou de l’emboîtement des germes, développée au XVIIIe siècle par Bonnet. D’après ce philosophe, le germe contiendrait déjà en miniature l’animal entier, et le développement ne serait qu’accroissement et grossissement. Or, dire que l’œuf est l’animal en puissance, n’est-ce pas dire à peu près la même chose, sous une autre forme ? Et comment serait-il virtuellement l’animal entier, s’il n’en contenait pas déjà une certaine préformation ? Mais l’expérience, selon M. Robin, est absolument contraire à toutes ces hypothèses. Le germe, vu au microscope le plus grossissant, ne présente aucune apparence d’un organisme formé : bien plus, au premier degré de leur évolution, tous les germes sont absolument identiques, et il n’y a aucune différence entre celui de l’homme et celui des animaux les plus bas placés dans l’échelle. Enfin dans l’hypothèse de la préformation ou dans celle de l’organisme en puissance, tous les organes devraient apparaître en même temps, tandis que l’expérience nous fait voir les organes se formant pièce à pièce par une addition extérieure, et naissant l’un après l’autre. Telle est la doctrine de l’épigénèse acceptée aujourd’hui par l’embryologie et qui a définitivement fait disparaître celle de la préformation. S’il en est ainsi, ce n’est pas le tout qui précède les parties, ce sont les parties qui précèdent le tout ; le tout ou l’organisme n’est pas une cause, il n’est qu’un effet. Que devient l’hypothèse de Kant, de Cuvier, de Müller, de Burdach, qui tous s’accordent à supposer que dans l’organisme les élémens sont commandés, conditionnés, déterminés par l’ensemble ? Que devient l’idée créatrice, directrice, de M. Claude Bernard ? Cette hypothèse est encore réfutée par ce fait, que les déviations du germe primitif, déviations qui produisent les monstruosités, les difformités, les maladies congéniales, sont. presque aussi nombreuses que les formations normales, et, suivant l’expression énergique de M. Robin, « le germe oscille entre les monstruosités et la mort. » Enfin les monstruosités elles-mêmes sont des productions vitales qui naissent, se développent et vivent tout aussi bien que les êtres normaux, de sorte que, si l’on admet les causes finales, il faudrait admettre « que le germe contient en puissance aussi rigoureusement le monstre que l’être le plus parfait. »

Ce sont là de sérieuses considérations, toutefois elles ne sont pas décisives. Pour que je puisse dire en effet qu’une maison est une œuvre d’art, il n’est nullement nécessaire que la première pierre, la pierre fondamentale, soit elle-même une maison en miniature, que l’édifice entier soit préformé dans la première de ses parties. Il n’est pas nécessaire davantage que cette première pierre contienne la maison tout entière en puissance, c’est-à-dire qu’elle soit habitée par une sorte d’architecte invisible qui de ce premier point d’appui dirigerait tout le reste. On peut donc renoncer à la théorie de la préformation, sans pour cela renoncer à la finalité. Bien plus, il semble que la doctrine de la préformation serait encore plus favorable à l’exclusion de la finalité, car, étant donné un organisme en miniature, je comprendrais encore à la rigueur que l’accroissement et le grossissement se fissent par des lois purement mécaniques ; mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’une juxtaposition ou addition de parties qui ne représente que des rapports extérieurs entre les élémens se trouve peu à peu avoir produit une œuvre que j’appellerais une œuvre d’art, si un Vaucanson l’avait faite, et qui est bien autrement compliquée et délicate qu’un automate de Vaucanson. Sans doute, même dans l’hypothèse de la préformation, il faudrait toujours expliquer le type contenu dans le germe ; mais pour la même raison il faut pouvoir expliquer le type réalisé par l’organisme entier, et peu importe qu’il soit préformé ou non, le problème est toujours le même. Dans l’hypothèse de la préformation, le type paraît formé tout d’un coup ; dans celle de l’épigénèse, il se forme pièce à pièce ; mais de ce qu’une œuvre d’art se forme pièce à pièce (ce qui tient à la loi du temps, loi de toutes les choses temporelles et périssables), il ne s’ensuit nullement qu’elle ne soit pas une œuvre d’art, et l’évolution graduelle n’exige pas moins une idée directrice et créatrice que réclusion subite du tout, en supposant qu’une telle éclosion fût possible. Ainsi, pour qu’il soit permis de dire, avec M. Claude Bernard, qu’une idée directrice et créatrice préside à l’organisme, et avec Müller et Kant, que le tout commande et conditionne les parties, il n’est point nécessaire que cette idée créatrice soit dessinée d’avance aux yeux sensibles dans le noyau primitif de l’être futur. De ce que je ne vois pas d’avance le plan d’une maison, il ne s’ensuit pas qu’il n’y en ait pas. Dans un tableau composé par un peintre, les premiers linéamens ou les premières touches ne contiennent pas le tableau tout entier et n’en sont pas la préformation, et cependant ici c’est bien l’idée du tout qui détermine l’apparition de ces premières parties. De même l’idée peut être immanente à l’organisme entier sans être exclusivement présente dans l’œuf ou le germe, comme si le point initial de l’organisation eût dû, sous ce rapport, être plus privilégié que les autres parties de l’organisme.

Quant à la difficulté tirée des déviations du germe, elle ne serait décisive contre la finalité que si l’organisme était présenté comme un tout absolu, sans aucun rapport avec le reste de l’univers, comme un empire dans un empire, imperium in imperio a dit Spinoza. En ce cas seulement, il y aurait contradiction à ce que les actions et les réactions du milieu amenassent des déviations dans ce tout absolu. L’organisme n’est qu’un tout relatif : ce qui le prouve, c’est qu’il ne se suffit pas à lui-même, et qu’il est lié nécessairement à un milieu extérieur ; dès lors les modifications de ce milieu ne peuvent point ne pas agir sur lui, et si elles peuvent agir dans le cours de la croissance, il n’y a pas de raison pour qu’elles n’agissent pas également lorsqu’il est encore à l’état de germe. Il en résulte des déviations primordiales, tandis que les altérations qui ont lieu plus tard ne sont que secondaires, et si les monstruosités continuent à se développer aussi bien que les êtres normaux, c’est que les lois de la matière organisée continuent leur action lorsqu’elles sont accidentellement détournées de leur but, ainsi qu’une pierre lancée qui rencontre un obstacle change de direction et poursuit néanmoins sa course en vertu de la vitesse antérieurement acquise.

Le vrai problème pour le penseur, ce n’est pas qu’il y ait des monstres, c’est qu’il y ait des êtres vivans ; de même que ce qui m’étonne, ce n’est pas qu’il y ait des fous, mais c’est que tous les hommes ne naissent pas fous, l’œuvre de construire un cerveau pensant étant abandonnée à une matière qui ne pense pas. — Ils ne vivraient pas, dira-t-on, s’ils naissaient fous. — Aussi dirai-je : comment se fait-il qu’il y ait des hommes, et qui pensent ? — Le germe oscille, nous dit-on, entre les monstruosités et la mort. — Qu’il oscille tant qu’il voudra, il se fixe cependant, car la vie l’emporte sur la. mort, puisque les espèces durent, et que, d’oscillation en oscillation, la nature est arrivée à, créer la machine humaine, laquelle à son tour crée tant d’autres machines. Le tâtonnement d’une nature, aveugle peut-il, quoi qu’on fasse, aller jusque-là ? Même dans l’humanité, les tâtonnemens ne réussissent à produire d’effets déterminés et à profiter des chances heureuses qu’à la condition d’être, conduits et limités par l’intelligence. C’est ainsi par exemple que l’empirisme, et non la science, a trouvé, dans les âges précédent la plupart de nos. procédés industriels. C’est une suite de chances heureuses, si l’on veut, et non un art réfléchi et systématiquement conduit, qui a mené à de tels résultats ; mais agi moins fallait-il une intelligence pour remarquer ces chances heureuses, et pour les reproduire à volonté. On raconte que l’un des plus curieux perfectionnemens de la machine à vapeur est dû à l’étourderie d’un jeune enfant, qui, voulant aller flâner, imagina je ne sais quel jeu de ficelles pour suppléer à sa présence et à sa surveillance : invention qui plus, tard fut mise à profit. C’est là un hasard ! dira-t-on ; non, sans doute, car déjà fallait-il une intelligence, pour inventer cet artifice, et il en fallait encore pour le remarquer et l’imiter. Jetez au hasard dans un creuset les élémens dont se compose une machine, et laissez-les osciller indéfiniment « entra les monstruosités et la mort, » c’est-à-dire entre des formes inutiles et le chaos, elles oscilleront ainsi pendant l’éternité sans jamais se fixer à aucune forme précise, et sans même produire l’apparence d’une machine.

M. Robin passe ensuite à l’explication du phénomène de l’appropriation des organes, et il l’explique par les faits suivans la subdivision et individualisation des élémens anatomiques, engendrés les uns par les autres, et leur configuration, d’où dérive la situation qu’ils prennent les uns à côté des autres, — révolution à laquelle ils sont assujettis, nul organe n’étant d’abord ce qu’il sera plus tard, et l’apparition successive des cellules, tissus, organes appareils et systèmes, — la consubstantialité primordiale de toutes les propriétés vitales, qui, étant immanentes à toute matière organisée, se retrouvent dans toutes les métamorphoses de cette matière, — la rénovation moléculaire par voie de nutrition et l’action du milieu interne ou externe, d’où résulte fatalement une accommodation avec ce double milieu, — enfin la contiguïté et continuité des tissus vivans, d’où naît le consensus merveilleux que l’on remarque dans l’organisation animale. Telles sont les principales causes qui expliquent, suivant M. Robin, l’appropriation des organes aux fonctions, causes du reste que nous avons recueillies çà et là dans son écrit, car il invoque tantôt l’une, tantôt l’autre, sans les coordonner d’une manière régulière et systématique.

Toutes ces causes peuvent se ramener à deux principales : d’une part l’individualisation ou spécification des élémens anatomiques avec distribution forcément déterminée par leur structure, — ce qui explique la diversité des organes et par là la diversité des fonctions, — d’autre part la contiguïté des tissus vivans, d’où naît le consensus ou l’harmonie de l’organisme en général. Les autres causes sont là pour faire nombre ; celles-ci, inutiles, n’expliquent rien ; celles-là ne sont que le fait même à expliquer. En effet, la rénovation moléculaire ou nutrition ne sert, qu’à la conservation des organes, mais n’en explique pas la formation et l’appropriation ; de même l’action du milieu, interne ou externe, ne sert qu’à limiter et circonscrire les possibilités organiques, et ne rend nullement compte des combinaisons déterminées. Quant à l’évolution des organes, qui ne sont jamais d’abord ce qu’ils seront plus tard, quant à l’apparition successive des élémens, des tissus, des organes, des appareils et des-systèmes, c’est là précisément le fait à expliquer. Nous savons bien que l’organisme, en se développant, va du simple au composé. Comment ce composé, au lieu de devenir on chaos, se distribua en systèmes réguliers, coordonnés et appropriés, c’est précisément ce qu’il s’agit de savoir. Enfin, la consubstantialité et immanence des propriétés vitales explique bien que tous les organes soient doués de vie, et possèdent en puissance ces propriétés et non pas comment elles se divisent, se combinent en organes spéciaux. Restent donc, je le répète, les deux causes que nous avons indiquées.

Si maintenant nous cherchons à nous rendre un compte philosophique des deux causes signalées par M. Charles Robin, nous verrons qu’elles reviennent à dire que la succession explique l’appropriation, et la contiguïté l’harmonie. Substituer toujours des rapports d’espace et de temps à des rapports intelligibles et harmoniques, tel est le caractère de la science positive : œuvre très légitime d’ailleurs, si elle sait s’y borner, mais usurpatrice, si elle prétend limiter là la portée de la pensée humaine. Il est dans la nature de l’esprit humain, doué de sensibilité, de ne concevoir les choses qu’en se les représentant par des symboles d’espace et de temps : ce sont là les conditions matérielles de toute pensée, et c’est l’objet de la science de les déterminer ; mais reste à savoir si la pensée n’est pas tout autre chose, et si son objet propre n’est pas précisément ce qui ne se représente pas par l’espace et par le temps.

Ainsi le savant physiologiste dont nous résumons les idées nous montre les élémens anatomiques naissant les uns des autres, avec telle configuration particulière, et, à mesure qu’ils naissent, se groupant d’une certaine manière en raison de leur structure. D’une telle structure doit naître, dit-il, une suite d’actes déterminés. Or il est très vrai que la formation d’un organe ne peut pas se comprendre sans l’apparition successive d’élémens spéciaux, configurés d’une certaine façon ; mais déterminés ne veut pas dire appropriés, et il reste toujours à savoir comment ces actes déterminés sont précisément ceux qui conviennent, et non pas d’autres. On ne résout pas la difficulté en disant que, si ce n’étaient pas précisément des actes compatibles avec la vie, l’animal ne vivrait pas, car il n’y a nulle contradiction à ce qu’un animal ne vive pas, c’est-à-dire à ce qu’il n’y en ait pas du tout ; et ce qui est étrange, c’est précisément qu’il y en ait. L’histoire de l’évolution embryologique, quelque intéressante qu’elle soit, ne détruit donc en rien les inductions que nous avons tirées des profondes analogies de l’art humain et de l’art vital, car de côté et d’autre il y a des élémens spéciaux, configurés d’une manière déterminée, et rendant possible la production de tels ou tels actes ; mais dans l’art humain, il y a quelqu’un qui fait un choix entre tous ces possibles. Pourquoi dans l’art vital le substratum matériel serait-il dispensé de la nécessité du choix et trouverait-il spontanément la combinaison utile qui est commandée par l’intérêt du tout ? Dans les œuvres humaines, les conditions matérielles sont reconnues impuissantes à se coordonner par rapport à un effet précis ; pourquoi dans l’organisme les conditions matérielles seraient-elles douées d’un si extraordinaire privilège ? Dire que, les élémens étant donnés, il va de soi qu’ils se forment en tissus, et que, les tissus étant donnés, il va de soi qu’ils se forment en organes, c’est comme si on disait que, des fils de soie étant donnés, ils se distribueront spontanément en pièces d’étoffe, et que, lorsqu’on a une pièce de drap, c’est comme si on avait un habit ; or, quoique le drap soit apte à devenir un habit, et les fils du ver à soie aptes à former de l’étoffe, cette aptitude à un acte déterminé n’équivaut pas à la production de l’acte, et il faut une cause motrice pour la faire passer de l’état virtuel à l’état actuel. Dans l’industrie humaine, nous voyons cette cause motrice, qui est en nous ; dans l’industrie de la nature, nous ne la voyons pas, mais elle est aussi nécessaire d’un côté que de l’autre.

J’en dirai autant de l’explication qui consiste à rendre compte du consensus vital par la contiguïté des parties organiques ; c’est ramener un rapport tout intellectuel à un rapport extérieur et matériel. Ici encore, dire que l’harmonie du corps vivant s’explique parce que les parties se touchent, c’est comme si on disait qu’un habit va bien parce qu’il n’a pas de trous. L’accommodation de l’habit au corps et la correspondance des parties n’ont aucun rapport avec la continuité de la pièce d’étoffe, car cette continuité existait dans la pièce même avant qu’elle fût disposée en vêtement. La continuité peut expliquer, si l’on veut, la sympathie des organes et la communication des impressions, mais non la coopération et la correspondance des organes et des fonctions ; enfin la continuité pourrait encore, à la rigueur, rendre compte de l’adaptation des parties voisines, par exemple de l’articulation des os, mais non de l’action commune en même temps que différente des parties éloignées.

C’est encore en ce point que réside la différence des deux grandes lois zoologiques découvertes et proclamées, l’une par Geoffroy Saint-Hilaire, l’autre par Cuvier, la loi des connexions et la loi des corrélations, On sait en quoi consiste la loi de Cuvier ; elle repose sur cette idée si. simple et si évidente, que dans un être organisé toutes les parties doivent être d’accord pour accomplir une action commune. Nous avons vu que la loi des connexions, de son côté, repose sur ce fait, qu’un organe est dans un rapport constant de situation avec tel autre organe donné. La corrélation est un rapport d’action, de coopération, de finalité ; la connexion est un rapport tout physique, tout mécanique, de position, d’engrenage en quelque sorte. Dans une machine, les parties les plus éloignées peuvent être en corrélation ; tes seules qui s’avoisinent sont en connexion. La connexion n’explique pas la corrélation, et ne peut pas la remplacer ; en d’autres termes, la contiguïté des parties ne rend pas compte du consensus dans l’être vivant. L’organisme reste toujours, comme le définissaient Kant et Cuvier, « un tout dont toutes les parties sont réciproquement but et moyens[8], » d’où il suit que l’organisme est essentiellement et en soi l’idée d’une finalité. Et cette coordination des parties au tout se retrouve, non pas seulement dans le tout en général, mais dans chaque partie considérée isolément, car les parties elles-mêmes sont des touts secondaires coordonnés au tout principal. Ainsi les organes du mouvement sont en rapport avec les organes de nutrition ; mais en outre, dans les organes du mouvement, les muscles, les nerfs et les os sont également en rapport, et ainsi jusqu’aux derniers élémens de l’organisme ; ce qui a fait dire à Leibniz que les êtres organisés sont des machines composées de machines. Pour ma part, je ne puis comprendre cette coordination que si le tout a préexisté sous forme de plan, et a prédéterminé les parties. Autrement, ces parties, qui ne sont après tout que de la matière minérale, se seraient donc combinées et entendues de manière à produire des systèmes si savamment disposés que c’est à peine si l’art humain peut les imiter, et même qu’il est des cas où il ne le peut pas (par exemple le vol des oiseaux) : c’est là ce que l’esprit humain n’a jamais consenti et ne consentira jamais à admettre. Par exemple, que la matière, obéissant à ses lois primordiales, produise des dents tranchantes, c’est ce que je comprends sans trop d’efforts ; mais que la même matière, dans le même être, produise des griffes et non des sabots, c’est ce qu’on comprendra difficilement, si l’on n’accorde que les griffes et les dents ont une harmonie préétablie, qui est d’une part la préhension, de l’autre le déchirement de la proie, — et si l’on ajoute que toutes les autres parties sont également coordonnées, comme nous l’apprend Cuvier, nous en conclurons qu’elles doivent être préordormées, et il sera permis de dire que la nature agit, dans ce cas, exactement comme si elle avait voulu faire un animal Carnivore.

La suite des idées nous aurait amenés ici à examiner la théorie de Darwin ; mais c’est un travail que nous avons déjà fait et auquel nous renvoyons le lecteur[9]. Disons seulement que le système de Darwin, loin d’exclure l’hypothèse des causes finales, nous paraît l’exiger impérieusement, sous peine de faire jouer au hasard un rôle exorbitant., Ce serait alors la formation des espèces qui serait une œuvre d’art ; nous n’aurions qu’à y appliquer ce que nous avons dit de la formation de l’individu, et, l’œuvre étant bien autrement compliquée, puisqu’il s’agit de la totalité des êtres vivans, l’argument n’en serait que plus fort. D’ailleurs cette hypothèse repose elle-même sur l’analogie de l’art et de la nature, puisqu’elle prête à celle-ci une sélection semblable à la sélection artificielle de nos éleveurs, c’est-à-dire une véritable industrie. Ici encore, l’art humain ne serait que le prolongement et l’imitation de l’art naturel, et celui-ci le pressentiment, ou plutôt le type et le modèle de celui-là.

On ne peut donc échapper à l’obsession de cette idée, qu’il y a un art dans la nature ; or tout art suppose un artiste, Que cet artiste soit, comme le supposait Aristote, la nature elle-même, ou qu’il soit extérieur et supérieur à la nature, qu’il agisse par instinct et pour ainsi dire par inspiration, ou qu’il agisse avec prévoyance et suivant un plan préconçu, c’est un nouveau problème qui se présente ; c’est un nouvel ordre de recherches qui s’impose aux métaphysiciens, et dont la solution suppose d’autres considérations que celles qui précèdent. Quelle que soit la solution que, l’on donne de ce problème, toujours est-il que l’art de la nature est aussi évident que l’art humain : sur ce terrain commun, théisme et panthéisme peuvent et doivent s’entendre contre le matérialisme, et ils ont un intérêt commun.

puant à choisir entre ces deux hypothèses, celle d’un instinct primordial inhérent à la nature, ou celle d’une pensée suprême supérieure à la nature, n’oublions pas qu’Aristote, en soutenant la première, la rattachait en même temps à la seconde, car, s’il prêtait à la nature un art secret et intérieur, incapable de délibération et de réflexion, c’était cependant par l’action mystérieuse de la pensée suprême que cet instinct artiste de la nature était sollicité et même dirigé : c’était le désir aveugle sans doute et sans conscience, mais déterminé par la cause souveraine et par l’attrait irrésistible du bien, qui entraînait la nature à monter de forme en forme et d’être en être jusqu’à ce bien suprême, en créant progressivement à chaque degré de l’échelle les moyens dont elle avait besoin pour monter plus haut. De même dans la doctrine de Leibniz, la création de l’univers par une cause suprême n’exclut pas des causés secondes qui, obéissant à une sorte d’instinct et de tendance obscure, poursuivent des buts par des moyens appropriés. L’instinct de la nature et la Providence suprême n’ont donc rien de contradictoire, et doivent pouvoir se concilier dans une doctrine supérieure. Quant à ceux qui sacrifient absolument l’une de ces causes, et suppriment dans l’être suprême l’intelligence au profit de l’instinct, on ne voit pas quel avantage ils peuvent trouver, au point de vue scientifique, à écarter une cause qui nous est nettement connue, pour en substituer une autre qui n’est qu’un mot. L’instinct en effet n’est qu’une qualité occulte, le signe d’une notion vide et qui fait défaut dans notre esprit. Tous ceux qui ont voulu éclaircir cette notion ont essayé de la ramener soit au mécanisme, soit à l’intelligence. Le mécanisme, aveugle des élémens étant écarté d’un commun accord, l’intelligence reste la seule cause connue à laquelle nous puissions rapporter l’art de la nature, l’imagination n’étant elle-même qu’une forme ou un degré de l’intelligence. Est-ce à dire que la cause des causes ait une intelligence semblable à la nôtre ? Est-ce à dire que nous soyons autorisés à affirmer qu’il n’y a rien au-delà de l’intelligence, et que le grand artiste ne puisse, dans la création de ses œuvres, obéir à des lois dont nous ne nous formons aucune idée ? Nombre de métaphysiciens ont pensé le contraire et ont supposé en Dieu une série de perfections se dépassant les unes les autres, sans qu’aucune analogie pût nous les représenter en nous-mêmes. Peut-être les raisons suprêmes de l’ordre de la nature sont-elles dans ce fond dernier et insondable que toute théologie suppose à l’arrière-plan de ses mystères. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que la cause la plus analogue que nous puissions comparer à la cause suprême, c’est l’intelligence. L’art de la nature provient donc d’une cause qui est au moins une intelligence, si elle n’est pas quelque chose de plus.


PAUL JANET.

  1. Cause finale, dans la langue scolastique, signifie but. La preuve des causes finales consiste à dire qu’il y a dans la nature des buts et des moyens appropriés à ces buts : ce qui implique prévision et sagesse. A l’œuvre, on connaît l’ouvrier.
  2. Voyez les Cours de MM. Claude Bernard et Charles Robin dans la Revue des cours scientifiques, t, Ier, 1863-1864.
  3. On appelle principes immédiats des composés chimiques, ternaires ou quaternaires, propres, ou presque exclusivement propres aux êtres organisés.
  4. Nous négligeons ici, pour la simplicité de la discussion, toute recherche sur la cause première des moyens et des buts dans la nature. Nos argumens valent au point de vue panthéiste aussi bien qu’au point de vue déiste, et ne sont dirigés que contre le pur mécanisme qui exclut toute finalité, instinctive ou providentielle, interne ou externe.
  5. Leibniz, Nouvelles lettres et opuscules inédits, publiés par Fouchor de Careil, Paris 1857, p. 356.
  6. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, p. 162.
  7. Introduction de zoologie générale, chap. III.
  8. Cela n’implique pas du tout, comme le suppose M. Robin, que chaque partie ne puisse pas avoir une vie propre, indépendante du tout ; mais cela signifie qu’aussitôt qu’elle est engagée dans le système elle vit par le tout, et elle contribue à faire vivre le tout.
  9. Voyez la Revue du 15 décembre 1863.