Le Problème de la houille

Le Problème de la houille
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 50-78).
LE
PROBLÈME DE LA HOUILLE

Il est des richesses inépuisables que la terre voit se renouveler chaque printemps et fructifier chaque été. Ce sont celles pour la production desquelles son rôle réel est simplement celui d’un intermédiaire et d’un support, et que la plante d’abord, puis l’animal par le moyen de la plante, empruntent aux réserves illimitées de l’atmosphère. La terre, quand elle possède à un degré supérieur une telle fécondité, fixe, nourrit et développe une population nombreuse et durable. Elle ne l’attire que lentement ; car elle ne lui distribue chaque année qu’une portion renouvelable de sa fortune. La richesse minérale est, au contraire, un trésor dans lequel l’homme peut puiser à pleines mains, sauf à l’épuiser très vite. Au lieu de recueillir à chaque moisson l’intérêt d’un capital enfoui, on dépense là, presque à volonté, le capital lui-même ; mais cette faculté d’épuiser le capital et d’en jouir à son gré prête à la richesse minérale une force d’attraction supérieure et en fait un merveilleux instrument de peuplement, grâce auquel les villes se créent, les moyens de communication se développent, la population s’entasse surabondante, en quelques mois, en quelques semaines parfois, jusque dans les pays les plus déshérités et les plus déserts du globe.

Cette vertu vivifiante appartient à des minéraux très divers. Nous avons pu en observer les effets de nos jours pour l’or de l’Australie Occidentale, du Transvaal et du KIondyke Canadien, pour le cuivre de l’Arizona ou de la Sonora, pour les nitrates chiliens du désert d’Atacama, pour les phosphates d’Algérie ou de Tunisie. Souvent le peuplement qui en résulte est rapide ; avec la plupart des minerais, il est éphémère : une fois le gisement épuisé, le camp minier disparaît presque aussi vite qu’il s’est construit. Pendant une courte période d’abondance, la substance extraite de terre rassemble seulement des mineurs ou des métallurgistes ; bientôt exportée au loin, elle ne suscite sur la mine que l’industrie restreinte destinée à séparer un métal de sa gangue et à l’élaborer sommairement. La prospérité ainsi créée par un coup de baguette n’acquiert donc un caractère relativement durable que dans la mesure où l’établissement de voies ferrées, de ports, de centres commerciaux qui en est résulté, a pu susciter d’autres industries, a permis la mise en valeur du sol, a préparé une colonisation agricole, destinée elle-même à se perpétuer d’une façon indépendante. Le cas de la houille seul est différent : d’abord, parce que la mine de houille renferme très généralement un tonnage de matière utile incomparablement supérieur à celui d’une mine métallique ; ensuite et surtout, parce que la houille, au lieu d’être le but définitif de l’effort accompli comme l’or, l’argent ou le cuivre, ou de n’exercer du moins son action efficace qu’à longue distance, est elle-même un instrument, un agent de travail, une énergie prête à revivre.

Dans le pays privilégié où la présence de la houille se trouve révélée, tendent aussitôt à se développer avec elle et par elle toutes les industries d’élaboration, de fabrication, de transport, qui vivent de la houille et qui, dans les conditions industrielles modernes, ne peuvent pour ainsi dire pas vivre sans elle, malgré l’appoint fourni dans ces dernières années par d’autres énergies, la houille blanche ou le pétrole. L’une après l’autre et l’une par l’autre, les industries bourgeonnent alors en se multipliant comme peuvent le faire les cellules dans la vie d’un être organisé. Comparer un pays qui possède la houille à un autre qui en est privé, c’est faire une expérience analogue à celle de Franklin répandant du plâtre sur certains points d’un champ de trèfle : on voit immédiatement la croissance se produire là où est tombée cette rosée fécondante.

La houille est notre pierre philosophale, elle est le magique talisman des temps modernes, grâce auquel nos héros de légendes pénètrent dans les châteaux féeriques où des trésors brillent amoncelés. Par sa vertu mystérieuse, par cette énergie condensée dans toute sa substance à une époque préhistorique, les palais endormis se réveillent, et l’éclosion qui se produit n’est pas seulement un symbole : il semble qu’au sens littéral la vie soit créée, entretenue, développée par ces fragmens noirâtres où les chimistes ne yoient que du carbone, de l’hydrogène et de l’azote. Ainsi naissent des villes qui peuvent, comme la mine de houille elle-même, durer des centaines d’années et qui, le jour où celle-ci disparaîtra par épuisement, trouveront encore souvent, dans les facilités commerciales longtemps perpétuées et enracinées, des raisons de survivance. L’humanité a connu peut-être, en des temps très lointains, un âge d’or ; son âge de fer dure toujours ; mais cet âge de fer s’associe aujourd’hui avec un âge de la houille.

Car le charbon n’est pas seulement un instrument de paix ; il est aussi, nous le constatons chaque jour, une formidable machine de guerre. C’est lui, c’est lui seul qui permet la fabrication intensive des canons et des obus. Dans le gueulard des hauts fourneaux, sur la grille des fours Martin, il alimente la production de l’acier ; par ses goudrons, il donne les phénols et les benzines, les acides picriques et les toluènes ; par sa puissance appliquée aux dynamos, il aide à transformer l’air pacifique en nitrates meurtriers. Associé avec le fer, il fournit, sous mille formes, la force belliqueuse qui, trop longtemps sans doute, si elle ne réussit plus à primer le droit, sera du moins nécessaire au droit pour triompher.

Il y a là, remarquons-le bien, un état de choses qui n’est nullement nécessaire en lui-même, malgré le caractère presque fatal qu’il affecte aujourd’hui. Les hommes ont vécu de longs siècles sans que cette tyrannie moderne de la houille s’imposât le moins du monde à eux. Le temps où l’on ignorait pratiquement le « charbon de pierre » est à peine éloigné de deux ou trois siècles ; l’époque où il est devenu l’agent indispensable de l’industrie remonte à quelques générations seulement. Son intervention toute-puissante dans une guerre devenue elle-même industrielle date d’hier. C’est encore un jeune souverain que ce maître actuel du monde. Et quand, dans un millier d’années, tout le charbon emmagasiné sous la terre pendant la longue durée des âges géologiques aura été dissipé en fumée, quand cette énorme réserve de force empruntée jadis au soleil pendant des millénaires évanouis se sera évaporée dans l’atmosphère, il faudra que l’homme s’adresse, comme le faisaient le monde antique et le Moyen Age, à des sources d’énergie différentes : sources anciennes ou sources nouvelles révélées par sa physique et sa chimie ; il faudra que son outillage se transforme ; après s’être concentrés démesurément, il faudra que ses ateliers se déplacent et se dispersent. Alors les pays industriels seront sans doute ceux qui pourront utiliser plus directement l’activité présente du soleil par le mouvement des eaux courantes, par la chaleur équatoriale, par les forces radio-actives essaimées en d’invisibles rayons dans l’espace. Longtemps avant ce délai fatal, mais encore bien lointain, une évolution analogue, à laquelle il faudra bientôt songer, ruinera l’un après l’autre les pays européens dont s’épuiseront les champs houillers. A notre époque, un pays ne peut pas plus vivre sans houille qu’un corps vivant ne peut se passer de sang.

Ce pouvoir fécondant de la houille dans la forme provisoire de notre civilisation est connu de tous, et l’on me reprochera peut-être de l’avoir célébré avec moins de nouveauté que d’emphase ; mais il est des momens où certaines banalités sont bonnes à redire. Je voudrais, après bien d’autres, essayer d’analyser cette force qui n’a plus rien de mystérieux, en rappeler brièvement l’évolution historique, d’abord d’une façon générale, puis sur quelques exemples particuliers. C’est une analyse nécessaire pour mettre en évidence toute la portée du phénomène. Mon but est de faire ensuite l’application de ces lois économiques à notre pays qui manque et manquera de plus en plus de charbon, comme il manque d’hommes, tandis que nos ennemis en regorgent. Hier déjà, nous ne produisions pas les deux tiers de notre consommation ; c’est la moitié à peine de ce qu’il nous faudrait pour devenir, comme nous le pourrions, comme le développement de nos côtes, comme l’habileté de nos marins, comme notre richesse en minerais de fer nous le permettraient, résolument exportateurs. En comparaison, l’Allemagne, qui avait depuis longtemps à cet égard une richesse surabondante, l’a encore doublée dans les vingt dernières années par d’heureuses découvertes géologiques sans contrepartie chez nous. Il n’y a pas de culture ou de Kultur capable de tenir devant une telle infériorité. Mais, dans la terrible guerre imposée à notre pacifisme, nous pouvons rencontrer une occasion unique de guérir un mal qui nous envahissait comme une progressive paralysie. Demain, si notre volonté de vaincre est assez tenace jusqu’au bout ; si, après la victoire, les diplomates qui rédigeront le traité de paix comprennent la gravité primordiale du problème posé ici, nous aurons conquis le moyen de développer nos industries, d’ouvrir un large champ à nos initiatives et, disons-le, la possibilité aussi de provoquer par-là cet essor de notre population qui nous sera indispensable, non pas seulement pour prospérer, mais pour vivre.


Quelques mots d’histoire d’abord pour bien montrer, et l’ampleur du sujet et la généralité des conclusions que nous voulons appliquer au cas de l’Allemagne et de la France. Nul besoin de rechercher dans le passé quel emploi restreint l’antiquité ou le Moyen Age ont pu faire de la houille comme combustible. Ce ne sont pas ces débuts médiocres qui nous intéressent. En brûlant du charbon au lieu de bois, les foyers domestiques ou industriels ne changeaient pas de caractère. Le pouvoir réel de ce minéral n’a commencé que le jour où l’on imagina d’utiliser la vapeur d’eau comme force motrice, substituant pour la première fois cette énergie souple, remuante et toujours renouvelable aux immobiles forces hydrauliques, aux agens animés trop vite las. Quand on eut inventé ce levier nouveau, la force élastique de l’eau amenée à l’état de vapeur, on fut conduit, pendant un siècle, à l’employer de plus en plus exclusivement, et la petite expérience physique de Denis Papin devint, pour quelque temps, le principal, presque l’unique moyen d’obtenir de la force en dépensant de la chaleur par une transmutation dont on fut longtemps à soupçonner la généralité et, par conséquent, la loi. Le retour partiel à la houille blanche est bien jeune, l’électricité n’est guère qu’un intermédiaire, l’activité des réactions chimiques garde des emplois très restreints. Depuis cent ans, nous empruntons à peu près toute notre puissance mécanique à des rayons de soleil fossilisés qui nous redisent la chaleur des étés carbonifères, comme résonnaient aux oreilles de Panurge, en se dégelant, les paroles des Arimaspiens et des Néphélibates.

La découverte de Papin date de 1687 et la première machine à vapeur de 1705 ; mais le premier bateau à vapeur de Fulton ne remonte qu’à 1803 et l’application de la chaudière tubulaire Seguin à la locomotive par Stephenson qu’à 1827. C’est de l’histoire presque contemporaine. Puis, déjà tout-puissant par la vapeur, le charbon de pierre a étendu ses conquêtes. Il est devenu l’élément essentiel de la métallurgie, où il a refoulé peu à peu le bois. Avec la fabrication du gaz, il a conquis l’éclairage. Par tous les sous-produits que donne sa distillation, il s’est emparé de l’industrie chimique et il a remplacé le règne végétal dans la fabrication des matières colorantes, des produits pharmaceutiques, des explosifs. Demain, il nous fournira du caoutchouc, du coton et de la laine. Quand les tablettes d’azote de Berthelot figureront sur nos menus, il nous donnera peut-être aussi notre nourriture de carbone. En dehors de ses vertus propres, il exerce une action de présence qui vivifie. Dans le monde matériel comme dans le monde moral, un système de connexions et d’engrenages attire la force vers la force, l’industrie vers l’industrie, le succès vers le succès.

Ce qu’a été, pendant le XIXe siècle, cette prise de possession du monde industriel par la houille, chacun le sait dans l’ensemble. Mais les proportions précises de ce grand phénomène sont-elles bien connues ? Au début du XIXe siècle, le monde employait quelque dix millions de tonnes de houille à se chauffer ; il en absorbe aujourd’hui, en chiffres ronds, un milliard. En cent ans on a centuplé. La France seule utilise aujourd’hui six fois plus de houille que le monde entier n’en employait en 1800, et cet accroissement continue à subir de jour en jour une accélération comparable à celle qui précipite la chute des corps. En millions de tonnes, la production de 1800 étant représentée par 10, celle de 1875 par 280, on a atteint 770 en 1900, 1052 en 1908, 1186 en 1912. Ces chiffres mêmes font voir comment une question qui pouvait paraître insignifiante il y a un siècle, secondaire il y a cinquante ans, tend à devenir prépondérante aujourd’hui. Il semble toujours que cette progression va se ralentir ; elle trompe, au contraire, les prévisions d’avenir, en apparence les plus exagérées, par un nouveau bond en avant. Tous les continens y contribuent, et "même ceux qui ont été le plus récemment mis en valeur interviennent l’un après l’autre : la Chine, la Sibérie, l’Afrique Australe. Mais, dans les vieux pays, c’est une fièvre. L’Allemagne, pour prendre l’exemple le plus typique sur lequel je vais bientôt revenir, a passé, dans les cinq dernières années qui ont précédé la guerre actuelle (1908 à 1913), de 215 à 256 millions de tonnes. La juxtaposition de ces deux chiffres représente une formidable victoire qui fut remportée sur les alliés actuels en pleine paix.

Comment une industrie houillère naît, se développe et devient à son tour source de vie, nous le verrons bientôt dans quelques cas particuliers. Cet enseignement que nous allons acquérir, tirons-en tout de suite des conclusions, sans oublier la comparaison des deux ou trois pays voisins à laquelle va être consacrée notre étude.

Les villes industrielles, qui représentent la principale force agissante et le grand élément enrichissant d’un pays moderne, peuvent être divisées en deux groupes principaux. Les unes sont anciennes, depuis longtemps fameuses, fières de leur passé, fortes de leur richesse acquise, parfois un peu endormies. Des conditions favorables (qui, pour certaines, ont cessé de l’être autant) y ont provoqué jadis un développement, entretenu depuis par la vitesse acquise, par la tradition, par les capitaux accumulés. Elles ont au moins possédé autrefois, si elles ne possèdent plus maintenant, des combustibles, des minerais, un accès rapide et sûr, le plus souvent par eau, vers la source de leurs matières premières et vers le débouché de leurs fabrications. Les autres, dont le nom même est souvent à peine connu, tant elles sont jeunes, se sont développées d’hier, logiquement, systématiquement, par l’application spontanée ou factice d’une nécessité économique : presque toujours sur un bassin houiller ou, parfois, à proximité simultanée de la mine et de la mer ou des voies navigables qui y conduisent. Les vieux pays, tels que la France et l’Angleterre, ont beaucoup de villes appartenant au premier groupe ; l’Allemagne d’autrefois en avait aussi qui subsistent ; mais l’Allemagne moderne, qui vise à prendre une allure américaine, tend à se conformer de plus en plus au second type, et c’est sa force.

Il est facile de comprendre pourquoi les deux systèmes peuvent subsister côte à côte, pourquoi, suivant les cas, on peut défendre l’une ou l’autre des deux solutions. C’est un peu l’éternel conflit que l’on retrouve dans tous les domaines entre les conservateurs et les avancés, entre les anciens et les modernes, entre le capital et le travail.

Toute ville industrielle du passé a eu sa raison d’être logique autrefois. Mieux fournie ou mieux située pour vendre, quelquefois mieux défendue, elle est née de circonstances naturelles favorables qu’ont su mettre à profit des initiatives laborieuses, intelligentes et persévérantes. Si les mêmes circonstances se sont perpétuées, son avantage reste immense. De par sa fortune même, les moyens de communication y abondent ; les maisons d’affaires y ont l’autorité d’une réputation bien établie ; la population nombreuse y fournit, avec les producteurs, une partie des consommateurs également nécessaires. Un faisceau d’industries et de commerces s’y est créé qui se prêtent un mutuel appui. Même si les circonstances premières se sont modifiées, pourvu qu’elles ne se soient pas retournées en faveur d’un concurrent trop proche, une ancienne ville profite encore quelque temps de survivances facilitées par les traditions de famille, par un milieu favorable à l’apprentissage des enfans. Elle peut se survivre en raffinant des produits de plus en plus perfectionnés, où la part de la matière première s’affaiblit de jour en jour.

Les autres villes, les villes d’hier ont, pour l’abondance et le bon marché de la production, des facilités singulières. Où ont-elles grandi ? On pourrait presque, sans les connaître, l’établir d’avance par le calcul. Toute industrie d’élaboration ou de fabrication consomme de la houille, utilise des matières premières, expédie des produits. S’il ne lui faut que de la main-d’œuvre courante et commune, on peut admettre que la dépense en est partout analogue. Additionnons les trois prix de transport calculés pour ces trois groupes de matières en raison de leurs poids respectifs et de la distance à franchir, nous obtenons une dépense totale qu’il s’agit de réduire à son minimum, en laissant au besoin s’accroître un des trois élémens, s’il en résulte une réduction plus forte pour les deux autres. Le plus souvent l’avantage restera à la houille parce qu’il en faut beaucoup, parce qu’elle est lourde, parce qu’elle donne des sous-produits dont l’utilisation complète n’est possible que dans un centre d’activité, parce que son gisement est localisé, tandis que les autres matériaux arrivent parfois de tous les coins du monde, comme les produits manufacturés s’y dispersent. La ville industrielle moderne est donc presque toujours une ville houillère, surtout si cette ville houillère a pu, comme un Newcastle, un Liverpool, un Cardiff, bénéficier de la mer, ou du moins si elle est facilement reliée avec elle comme le sont les cités prospères de Belgique, du Nord français, de la Westphalie.

Et cette nécessité de la houille s’impose même aux villes anciennes dont je parlais tout à l’heure. On voit de grandes usines métallurgiques garder leur valeur en se transformant après avoir perdu les minerais qui les ont provoquées. Sheffield n’utilise plus guère les minerais du Hallamshire, le Creusot ceux de Saône-et-Loire, Montluçon ceux du Berry, Liège ceux des Ardennes, Essen ceux de la Ruhr ou de Siegen, pas plus que la Vieille-Montagne ne fabrique aujourd’hui son zinc avec ses gisemens épuisés d’Altenberg ou de Welkenraedt ; mais elles ont toutes du charbon sur place et, de même, le vieux Manchester, le vieux Birmingham, le vieux Saint-Etienne ne se survivraient pas, si la campagne n’y était pas souillée de noir par le terrain carbonifère. Des industries métallurgiques viennent de se créer dans tout le Nord français en concurrence avec celles de Meurthe-et-Moselle, sachant dès le premier jour que les minerais de fer leur feraient défaut, mais pouvant néanmoins engager la lutte, parce qu’elles bénéficieront de leur situation sur la houille.

Il serait oiseux d’insister sur ces généralités. Mieux vaut montrer maintenant, par l’exemple comparé de la France et de ses voisins immédiats, quel rôle essentiel doit être attribué à cette question de la houille dans l’histoire économique, financière et, par conséquent, — car tout s’enchaîne, — politique de ces derniers temps. Je pourrais également parler des États-Unis, et j’y trouverais des exemples particulièrement typiques en faveur de ma thèse. Ceux que je citerais ne nous touchent pas encore bien directement ; leur poids se fera sentir demain sur l’Europe, quand les Américains mettront à profit les résultats fatals d’une guerre exterminatrice entre Européens qui leur apparaît de loin fratricide. Mais les trois cas de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne et de la France me suffiront amplement pour montrer comment les grandes prospérités récentes, — et les décadences qui leur font contraste, — ont eu pour raison d’être principale l’existence ou l’absence purement fortuites de vastes champs houillers. La grandeur croissante de l’Angleterre jusque vers le dernier quart du XIXe siècle n’a pas tenu seulement à sa position insulaire, à son splendide isolement qui la libérait de nos charges, ou à certaines qualités morales très réelles de ses habitans. La Belgique n’avait pas atteint sa richesse d’hier par la seule sagesse laborieuse des Flamands. Félicitons les hommes d’avoir mis à profit les armes qui leur étaient données pour combattre ; mais commençons par regarder sur une carte géologique le passage de ce vaste sillon houiller qui traverse toute l’Europe du pays de Galles au Donetz. Partout où il passe souterrainement, il amène la richesse à la surface comme ces invisibles cours d’eau atteints par les puits artésiens, le long desquels une vaste traînée d’oasis jalonne le désert. C’est le Nord français, le Bassin Belge de Charleroi, Namur et Liège, la région rhénane, la Westphalie et, après une longue interruption, la Silésie. Je dirai bientôt comment, depuis vingt ans, la puissance houillère, déjà énorme, de l’Allemagne, s’est trouvée doublée depuis la Westphalie jusqu’au Rhin. Cherchons dans cet accroissement, bien plus que dans le prestige dû à ses victoires et à son organisation militaire, plus même que dans sa souplesse et son esprit de méthode commercial, le secret de ce prodigieux essor, sous lequel le monde allait succomber écrasé, quand cette loi paléontologique qui a toujours fait disparaître les races arrivées à une taille démesurée, lui a suscité un dernier accès désastreux de mégalomanie morbide. On prouverait aisément par des exemples inverses que si, dans le monde contemporain, les nations latines, autrefois privilégiées, n’occupent pas toute la place à laquelle leur supériorité intellectuelle et une longue antériorité de civilisation leur donnent droit, c’est parce que l’Italie manque totalement de charbon, parce que l’Espagne en est presque dépourvue, parce que la France en a trop peu.

En examinant ce côté unique de problèmes très complexes, je pourrai sembler parfois en exagérer l’importance. Ce n’est pas que je méconnaisse en aucune façon la valeur des facteurs humains, l’initiative, le travail, la science, l’esprit d’organisation, la patience même et l’endurance devant les échecs. L’homme peut beaucoup pour utiliser ou pour laisser perdre les forces de la nature. Le nier contre toute évidence serait décourager bien à tort ceux que la nature a déshérités et dont la volonté n’en est pas moins ferme. Il y sera fait d’ailleurs plus d’une allusion dans les pages qui vont suivre. Mais le soldat le plus brave reste impuissant, s’il n’a un fusil ou un sabre, le général le plus habile, s’il manque de canons, de munitions et de voies ferrées. Le machinisme moderne accroît chaque jour, au lieu de le diminuer, le poids des fatalités qui pesèrent sur l’homme primitif, et dont un Lucrèce pouvait croire la civilisation bientôt affranchie. La science qui devait nous libérer n’a fait que nous remettre sous le joug. Elle a beau multiplier nos forces, transformer les élémens que la terre lui jette en pâture, entrer même timidement dans la voie des transmutations rêvées par les alchimistes. Notre ambition croit encore plus vite que notre ingéniosité. L’esprit, qui se joue à travers les transformations, ne parvient encore, ne parviendra sans doute jamais à créer ni force, ni matière ; et la part de la valeur humaine ne grandit pas aussi vite que les poètes l’avaient rêvé, dans un monde de plus en plus soumis aux concurrences vitales, aux avidités et aux faims.


La première application que nous allons faire de ces idées portera sur la Grande-Bretagne. L’exemple est instructif, parce que c’est assurément le pays où le rôle de la houille et du machinisme amené par la houille est le plus ancien, en sorte que son évolution y est particulièrement avancée et que l’essor industriel a semblé même, depuis quelques années, dépasser son point culminant. Un autre enseignement très frappant nous viendra ici de ce que la géologie a nettement divisé l’Angleterre en un pays charbonnier et un pays sans charbon : d’où une coupure correspondante non moins nette pour la politique et pour l’industrie, qui montre la relation de cause à effet comme dans une expérience systématique.

La richesse moderne de la Grande-Bretagne est avant tout fondée, chacun le sait, sur deux privilèges naturels : sa position insulaire et sa richesse on houille. Le jour où Fulton combina ces deux forces en utilisant le charbon anglais à la propulsion d’un navire anglais, a marqué l’essor définitif de cette merveilleuse fortune[1]. De ce jour, la Grande-Bretagne a eu tendance à devenir, ce qu’elle était récemment encore, le transporteur général pour les pays d’outre-mer : exportant, non seulement le charbon, mais les produits élaborés grâce à ce charbon et rapportant en échange, comme fret de retour, les matières premières nécessaires à son industrie. L’ile tout entière n’a pas participé à ce mouvement ; et c’est ici que commence à éclater le phénomène dont nous poursuivons la démonstration facile. Je viens de faire allusion à la division que marquent à la fois les cartes géologique, industrielle, agricole et politique d’Angleterre. La limite des deux pays forme une ligne à peu près Nord-Sud allant de Newcastle à Birmingham, Bristol et Dartmouth. A l’Est, nous avons l’Angleterre verte, la contrée agricole, le pays conservateur, le domaine des lords ; à l’Ouest, l’Angleterre noire, le pays des syndicats ouvriers et du socialisme. La carte géologique nous l’explique. L’Angleterre verte s’étend jusqu’à la limite des sédimens secondaires et tertiaires aux alternances régulières de blancs calcaires, de sables et d’argiles, où suintent les sources, où poussent les pâturages, où croissent les moissons. L’Angleterre noire, qui lui succède à partir de la chaîne pennine et de la Severn, c’est la région des terrains primaires plus durs et plus foncés, des schistes et grès mêlés de granits, au milieu desquels s’étendent les taches noires des bassins houillers. Longtemps l’Est, où s’étaient établis les vainqueurs, a dominé l’Ouest plus pauvre, où s’étaient réfugiées les races vaincues. L’Angleterre était alors un pays agricole, où la richesse et, avec la richesse, le pouvoir, appartenaient aux conquérans, aux lords qui tenaient la terre. Les pays plats et fertiles de la Tamise et du Trent, l’Angleterre normande de Durham, d’York, de Salisbury, dominaient en ce temps-là. Mais, il y a environ un siècle, l’usage du charbon lit jaillir, dans tous les pays déshérités de l’Ouest, des cités ouvrières où les populations entassées décuplèrent et centuplèrent. A partir de ce moment, on a vu, de plus en plus, en dépit de quelques retours momentanés, l’Ouest élever la voix ; puis, à partir de 1832, imposer sa volonté, la volonté de la foule, aux pays de l’Est. Les avantages et aussi les défauts du système anglais, que les événemens récens ont mis avec quelque cruauté en évidence, sont nés de là. L’Angleterre est gouvernée par les hommes du charbon, du fer et de la toile : tantôt par le nombre, toujours aveugle, quand il faut voir au-delà de ses intérêts immédiats ; tantôt par les fils ou petits-fils de ceux qu’ont enrichis leur travail ou leur initiative, trop souvent disposés à profiter sans peine des résultats acquis et à s’endormir sur les lauriers de leurs parens. Et cette transformation, qui domine l’histoire politique anglaise, est bien liée directement à la présence du charbon dans le sol ; car, là où ce charbon n’apparait pas, à l’Ouest, dans ces îlots du Pays de Galles et du Cornwall que contourne, sans les recouvrir, la marée industrielle, les vieilles races ont conservé leurs idées et leur caractère ancien.

Si nous laissons de côté ces régions celtiques, les villes de l’Ouest sont, ou simplement des villes minières, ou des villes du fer, ou des villes qui se sont spécialisées dans telle ou telle branche d’industrie favorisée par la proximité des champs houillers et plus spécialement déterminée par quelque vieille circonstance locale. Les bassins de Newcastle, du Lancashire et du Yorkshire ont fait Newcastle-on-Tyne, Liverpool, Manchester et Sheffield. Au Centre est Birmingham ; au Sud, Swansea et Cardiff. L’association des minerais de fer du Cumberland a produit Barrow-in-Furness ; celle des minerais du Cleveland, Middlesborough. Les deux grands ports de Newcastle et de Liverpool, l’un regardant vers l’Est, l’autre vers l’Ouest, sont aux deux extrémités du principal champ houiller, sur des embouchures de rivières qui en font d’immenses ports. Swansea et Cardiff, sur le canal de Bristol, se sont édifiées, l’une pour traiter les minerais de cuivre et de plomb arrivant de toutes les parties du monde, l’autre pour exporter ses charbons à tous les continens. Manchester, Sheffield et Birmingham, moins favorablement situées pour l’exportation, plus centrales, ont gardé chacune leur spécialité qui remonte à leur passé : Manchester, le coton, grâce à sa liaison avec Liverpool par canal et par voies ferrées ; Sheffield, l’acier ; Birmingham, les petits objets, plumes, armes, chaudières, les machines et les rails.

Sans faire un cours de géographie, nous n’avons qu’à parcourir quelques grandes villes, du Nord au Sud ; nous y retrouverons partout l’influence vivifiante de la houille.

Voici, en Écosse, Glascow. La seconde ville des Iles-Britanniques doit sa prospérité à sa position sur le bassin houiller écossais et sur la Clyde, près des anciens minerais de fer du Lanarkshire. D’où les chantiers de construction et les manufactures de tous genres qui présentent ici une diversité particulière. Glascow avait 80 000 âmes en 1801 ; elle en a près de 800 000.

Au Sud-Est, Newcastle fut des premières à exploiter la houille dès le XIIe siècle. En 1739, elle dirige déjà une grande exportation de charbon qui s’étend jusqu’à Paris et Marseille. Bientôt, toute la Tyne, sur 19 kilomètres de long, devient un immense port, le long duquel se succèdent les usines : un vaste quai d’embarquement pour les charbons et pour les fers. Dans les dix dernières années encore, de 1901 à 1911, le nombre des habitans a grandi de 215 000 à 267 000.

Manchester est une très vieille ville ; mais, si l’industrie cotonnière introduite au XIVe siècle par des ouvriers flamands y a pris le développement que l’on sait, c’est parce que la vapeur, produite économiquement par les charbons du voisinage, a pu y être appliquée aux filatures. De 454 000 âmes en 1901, elle a passé à 715 000 en 1911.

Sheffield était un bourg féodal qui se livrait à l’industrie du fer. Sa suprématie dans le domaine de l’acier tient une fois de plus au voisinage des mines de houille. De 1801 à 1871, sa population avait sextuplé. Elle a atteint 380 000 âmes en 1901, 455 000 en 1911.

De Sheffield à Birmingham, dans les Midlands, c’est partout le royaume du charbon. Sur 25000 kilomètres carrés, plus de 40 000 manufactures et ateliers déversent leurs torrens de fumée.

Liverpool enfin n’est pas seulement une ville de la houille, mais aussi un centre de gravité pour les îles sœurs de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, un point de départ pour les échanges internationaux. Néanmoins, ces avantages naturels n’ont fructifié que parce qu’elle a pu se relier directement aux villes industrielles, nées elles-mêmes des bassins houillers. Elle était tout indiquée pour connaître le premier chemin de fer et le premier bateau à vapeur. De 5 000 âmes en 1700, elle est montée à plus de 750 000.

J’ai peut-être trop multiplié ces exemples. Ils se résument en quelques chiffres d’ensemble. Au début du XIXe siècle, l’Angleterre, qui avait pris les devans dans l’industrie charbonnière, produisait plus de la moitié de la consommation mondiale : 7,5 millions de tonnes sur 13, les États-Unis n’intervenant pas alors. En 1911, la proportion sur la production européenne est restée presque la même : 264 millions de tonnes sur 666. Comme on le verra bientôt, les chiffres eussent même été plus favorables, il y a une dizaine d’années. Cela suffit pour expliquer le rôle mondial qui est échu à ce pays. S’il a paru décliner depuis quelque temps, la politique intérieure y a sans doute contribué ; mais l’extension des exploitations houillères en Allemagne, outre ses effets directs sur le commerce anglais, a été pour beaucoup dans certaines innovations malheureuses de cette politique.

C’est parce que l’Allemagne a rudement engagé la concurrence, grâce à sa richesse en houille, brusquement accrue, que les Anglais, un peu endormis jusqu’alors sur les avantages de leur fortune, ont commencé à trouver la vie moins facile, à perdre leurs forces en luttes intestines propres à aggraver le mal et se sont enfin lancés dans un impérialisme qui, pour quelques-politiciens, sembla le remède. L’impérialisme cher à Manchester, le protectionnisme connexe si contraire aux vieilles traditions anglaises avaient pour but d’assurer à l’industrie anglaise les immenses débouchés sur lesquels elle s’était habituée à compter, grâce au bon marché de son charbon entraînant celui de ses frets et que l’Allemagne, industriellement plus jeune, donc plus entreprenante et techniquement mieux armée, commençait à lui disputer. Ces temps nous apparaissent déjà dans un recul si lointain qu’on peut bien se hasarder à en rappeler l’histoire. Avouons donc la vérité. Quand, après avoir failli réconcilier la France avec l’Allemagne à Fachoda, Joë Chamberlain engagea cette entreprise du Transvaal qui nous semble aujourd’hui marquer un tournant fatal de l’Angleterre, il obéissait au sentiment de malaise causé par l’entrée en jeu du concurrent germanique, alors que tant de débouchés se fermaient déjà par l’émancipation progressive des pays neufs. L’Angleterre a été, depuis ce moment, comme un malade qui s’agite et se retourne dans son lit. L’enchaînement des événemens a pu être dissimulé par leur complexité, mais on a le droit de les énoncer dans l’ordre suivant : développement des charbonnages allemands ; tendance allemande à utiliser ce charbon pour étendre ses exportations ; visées coloniales et maritimes de l’Allemagne ; bénéfices moindres des manufacturiers anglais concurrencés ; conception impérialiste où le faisceau des colonies britanniques monopolisées devait former une coopérative générale de production et de consommation ; guerre de conquête au Transvaal dépensant des milliards pour y meurtrir la poule aux œufs d’or ; augmentation des impôts, exigences et désordres des syndicats ouvriers ; accroissement du prix de revient et, par conséquent, de la gêne industrielle ; enfin, tension telle, sur les deux rives de la Mer du Nord, que l’éternelle question d’Orient a pu déclencher une guerre sans précédens, d’où l’Angleterre, n’en doutons pas, sortira pleinement régénérée.

S’il est encore des mineurs anglais qui ne comprennent pas l’intérêt vital de cette guerre et qui attendent, pour y participer, d’entendre éclater les bombes des zeppelins sur leur maison, c’est qu’ils n’ont pas lu les statistiques. Je rappelais, en commençant ce paragraphe, que la Grande-Bretagne a, pendant tout le XIXe siècle, produit à peu près la moitié de la houille européenne : ce qui comporte un accroissement considérable d’année en année. Or, depuis 11) 08, cet accroissement a cessé. Dans l’espace de cinq ans, entre 1908 et 1913, tandis que les Etats-Unis passaient de 370 à 557 millions de tonnes et l’Allemagne de 215 à 256, la Grande-Bretagne restait stationnaire. L’année 1914, restée normale, aurait été marquée par cet événement industriel, qui est à lui seul tout un symbole : la production germanique de charbon (en y comprenant, il est vrai, les lignites) dépassant pour la première fois la production britannique. Voilà l’expansion qui a fait éclater automatiquement les obus, plus que tous les picrates et les chlorates inventés par la chimie.


En étudiant l’Angleterre, je viens de me trouver amené à parler de l’Allemagne. C’est que le lien entre les deux sujets est, on l’a déjà vu, très direct. La rivalité commerciale et, par contrecoup, l’hostilité politique de l’Allemagne et de l’Angleterre tiennent une place capitale dans les événemens contemporains.

Le grand développement de l’Allemagne a commencé peu après 1871 : non pas immédiatement après la victoire, car il y eut, en 1875, une crise violente qu’il est permis d’appeler une crise de croissance, mais pourtant en rapport de date presque direct avec la formation de l’Empire allemand. Ce développement a été énorme. Sans doute, les Allemands l’ont encore exagéré dans leurs publications et leurs discours, d’après leur méthode de vantardise habituelle et en vertu du proverbe que la fortune vient aux riches. Le fait est néanmoins indéniable, et la guerre actuelle en aura donné la sensation trop nette à ceux qui l’ignoraient ou qui le niaient obstinément. D’où l’idée très répandue que cette fortune est due au prestige de la victoire et à la forte organisation militaire de l’empire allemand. C’est ce que l’on a beaucoup dit, et les Allemands, tout les premiers, se sont prêtés à le laisser croire. Il était naturel, à leur sens, que le peuple élu fût aussi le peuple dominateur et exploiteur de l’univers. Je ne tomberai pas dans l’excès inverse et je n’essaierai pas de faire croire que l’Allemagne moderne est sortie automatiquement et fatalement, sans aucune intervention humaine, des profondeurs noires où ses kobolds extraient patiemment un Or du Rhin, moins brillant, mais plus utile que celui de la légende. Il est certain tout au moins que la victoire a donné aux Allemands cette foi en eux-mêmes et cet esprit entreprenant qui sont un élément essentiel du succès. Elle les a débarrassés de toutes les luttes inutiles, destinées auparavant à constituer leur unité. Depuis ce moment, ils ont vu grand en toute chose, parfois jusqu’à l’excès, et ils ont eu confiance dans un gouvernement qui avait préparé leur triomphe : gouvernement disposé à encourager puissamment, méthodiquement, par tous les moyens, les développemens de l’industrie. Ce ne sont pas là des facteurs négligeables. Néanmoins, rien de ce que nous avons vu n’aurait pu se réaliser sans l’abondance extrême et le bon marché de la houille. Ici encore, il suffit de laisser parler les chiffres. Sans remonter plus loin, en 1880, l’ensemble de l’Allemagne produisait 50 millions de tonnes ; en 1890, 90 ; en 1900, 150. En 1908, elle a atteint 215 millions ; en 1912, 255 millions ; en 1913, près de 279 millions. Ces chiffres comprennent, il est vrai, les lignites, qui sont des combustibles inférieurs. Mais, en les laissant même de côté, nous avons, pour la période 1901-1905, une moyenne annuelle de 113 millions ; de 1906 à 1910, 142 ; en 1911, 156 ; en 1912, 172 ; en 1913, 491. Et ce n’était là que le point de départ d’un essor interrompu par la guerre, l’effet des dernières découvertes houillères ayant à peine commencé à se faire sentir.

L’intervention directe de l’industrie houillère sur le développement de tout le pays apparaît aussitôt quand on regarde d’où sort la houille et où s’est produit l’afflux de la population. Les deux tiers de la production houillère allemande (lignites exclus) viennent de la Westphalie (102 millions de tonnes en 1913) ; l’autre tiers, de la Silésie (environ 50 millions) et de la Sarre (13 millions). Les charbons de la Silésie et de la Sarre donnent peu de coke. Presque tout le coke consommé par la métallurgie provient donc de la Westphalie. Or, où s’est opéré le surpeuplement ? Beaucoup sans doute dans les anciennes villes déjà importantes qui continuent à exercer l’attraction de leur masse, à Berlin, Leipzig, Munich, Dresde, etc. mais, avant tout, dans ce bassin houiller westphalien, ou, à son voisinage, dans les villes industrielles et maritimes qui bénéficiaient directement du mouvement houiller. Bien nulle part de comparable à ces 1 500 kilomètres carrés de la Ruhr, où s’entassent déjà plus de onze millions d’âmes et où chaque année en amène près d’un demi-million. Dans cet étroit espace, il tient douze villes de plus de 100 000 habitans, qui sont, par ordre d’importance décroissante : Cologne, Dusseldorf, Essen, Dortmund, Duisburg, Elberfeld, Barmen, Gelsenkirchen, Aix-la-Chapelle, Crefeld, Mulheim, Hamborn. Et tout cela résulte de la houille dont la production a décuplé depuis 1870. C’est donc sur ce coin de la Westphalie qu’il convient de porter une attention particulière : d’abord, parce que son importance domine depuis longtemps tout le reste ; ensuite, parce que cette importance a, comme possibilités d’avenir, au moins doublé dans ces dernières années ; enfin, parce que la position géographique de la Westphalie, comme le caractère fiscal de nombreuses mines, en font un gage tout indiqué pour nos exigences futures.

J’ai déjà donné les chiffres de l’extraction houillère westphalienne. Les graphiques qui la représentent sont effrayans quand on les regarde en concurrent, suggestifs si l’on espère en prendre sa part. Tout s’y enchaîne. Aux 111 millions de tonnes de houille correspondent, en 1912, 22 millions de tonnes de coke, 550 000 tonnes de goudron, 244 000 tonnes de sulfate d’ammoniaque, 14 millions de tonnes de fonte.) Quatre sociétés ont un capital de plus de 200 millions de francs ; cinq sont comprises entre 100 et 200 millions de capital, et le bilan de ces entreprises fait ressortir des dividendes supérieurs en moyenne à 10 pour 100 des capitaux-actions engagés. La connexion des diverses entreprises a pour point de départ la houille, mais entraine les industries les plus diverses. La plupart des sociétés minières possèdent, en même temps, des hauts fourneaux et des aciéries ; des ateliers de grosse mécanique et de chaudronnerie se sont établis au voisinage. Parmi les sous-produits, le sulfate d’ammoniaque fournit les engrais ; les goudrons donnent les matières colorantes ; les gaz hydrocarbures servent, dans des centrales, à produire la force, qui, transformée en énergie électrique, alimente tout le pays. Et toute cette puissance économique est monopolisée entre les mains de syndicats qui, pour la houille, pour l’acier, pour les goudrons et les benzols, pour les sels ammoniacaux, dominent le marché, en agissant sur des valeurs de marchandises atteignant des milliards.

À cette industrie colossale, le Rhin et les canaux qui y aboutissent fournissent des artères vivantes apportant la nourriture et les moyens de vivre aux ouvriers, emportant les produits bruts ou fabriqués au dehors. La moitié du charbon, par exemple, est consommée sur place, l’autre exportée. Tout le Rhin en aval de Mannheim est un immense port, presque continu, dont les aboutissans naturels sont moins encore Hambourg que Rotterdam et Anvers.

Rotterdam, relié au Rhin et à la Meuse navigable par le Dordksche Kanal, a passé de 1 900 000 tonnes en 1883 à 18 millions en 1913 et de 72000 habilans en 1830 à 450 000 aujourd’hui. Anvers a atteint 302 000 âmes. C’est pourquoi Anvers et Rotterdam sont apparus à tout esprit allemand comme devant être nécessairement des ports allemands.

Que l’on ne s’y trompe pas, en effet, la puissance de la Westphalie est énorme et nourrit l’Allemagne. Je vais montrer tout à l’heure à quel point elle s’est encore accrue récemment. Mais il lui manque pourtant deux élémens de prospérité indispensables : l’accès à la mer en territoire national et les minerais de fer que nous avons le tort de posséder en Lorraine. Si l’invasion a suivi le chemin que l’on connaît, si les Allemands ont déchiré le chiffon de papier qui garantissait la neutralité belge, au risque de tourner contre eux l’Angleterre, c’est assurément surtout pour nous surprendre sur une frontière où nous étions moins défendus ; mais c’était aussi, on ne s’en cache plus guère aujourd’hui, pour réaliser l’annexion de la Belgique, qui devait fatalement entraîner celle de la Hollande. Ce n’est pas par hasard que les Allemands ont occupé, et gardent encore, avec toutes les usines belges, les deux tiers de nos charbonnages du Nord et de nos gisemens de fer lorrains. Si le malheur nous eût fait succomber, la première « rectification de frontière » qu’on nous eût imposée nous eût dépouillés de nos minerais de fer lorrains, qu’ils regrettent si amèrement d’avoir méconnus en 1871. Ayant tant de charbon, il leur faut du fer pour l’utiliser. Ne serons-nous pas en droit, les événemens ayant tourné autrement, de rétorquer l’argument et de dire qu’à tout notre minerai de fer il faut une partie de leur houille ?

Car de la houille, ils en ont maintenant à foison, démesurément et pour des siècles. Ils en ont trop ! Les récentes campagnes de sondages, fondées sur les derniers progrès de la géologie, qui n’ont à peu près rien donné en France, ont sérieusement enrichi l’Angleterre, la Belgique et la Hollande ; elles ont, je l’ai dit déjà, doublé ce que possède l’Allemagne, C’est ce que l’on ne sait pas assez en dehors des spécialistes ; c’est ce qu’il faut dire très haut, parce que, si rien n’est changé à notre avantage dans la situation actuelle, la France, qui pliait déjà sous le faix, va être accablée.

Le bassin westphalien est le prolongement du bassin français et du bassin belge ; mais, en France, le sillon houiller est limité entre deux murs distans au maximum de 12 à 15 kilomètres, et l’on a eu beau chercher, aucune intelligence humaine ne pouvait découvrir ce qui n’existait pas : il a fallu se contenter de glaner entre ces murs. Quand on arrive aux limites de la Belgique et de l’Allemagne, quand on dépasse Aix-la-Chapelle et Maestricht, on entre au contraire dans un immense carrefour souterrain. Les bassins houillers s’étalent ou se branchent en divers sens sur près de 180 kilomètres de long et 100 kilomètres de large. Là se trouvent les nouveaux bassins belges du Limbourg et de la Campine, les bassins hollandais du Limbonrg et du Brabant, les bassins allemands de Wurm-Inde, de Bruggen et de la rive gauche du Rhin. A partir de ce moment, au lieu de couches très redressées et rapidement approfondies, on a des couches à pente plus douce, qui s’étendent très loin vers le Nord. Cet état de choses s’accentue encore en Westphalie. Les recherches par des sondages dans le sens du Nord s’y imposaient donc. On ne s’y heurtait qu’à des difficultés purement techniques toujours surmontables : l’approfondissement progressif atteignant une limite d’exploitabilité qui s’élargit d’année en année et la traversée de nappes aquifères qui entraîne quelques difficultés dans le fonçage des puits. Le résultat obtenu de ce côté peut s’expliquer aisément.

L’ancienne zone, depuis longtemps reconnue, allait du Rhin à Hamm, englobant la région classique de Duisburg, Essen, Bochum, Dortmund, etc. Les sondages au Nord et à L’Est ont plus que doublé la superficie houillère sans atteindre encore sa limite Nord qui peut dépasser Munster. C’est, dès à présent, un rectangle de 35 à 40 kilomètres de large sur environ 100 kilomètres de long sans compter les annexes dont nous avons parlé. Et, en même temps, on a accru le nombre des faisceaux houillers ; car, ceux-ci plongeant du Sud au Nord, on rencontre, en allant, dans ce même sens du Sud au Nord, leurs affleuremens successifs : en sorte que, plus un puits est placé dans une zone septentrionale, plus le nombre des couches qu’il peut rencontrer se multiplie. Avant ces travaux, on estimait les réserves probables de la Westphalie à 33 milliards detonnes. Actuellement, sans descendre à plus de 1 500 mètres de profondeur, ce qui est parfaitement accessible, la Westphalie peut fournir 76 milliards de tonnes et l’Ouest du Rhin, 10 ; auxquelles il faut ajouter 4 milliards reconnus en Hollande et 8 milliards dans la Campine Belge : ce qui démontre immédiatement, pour un pangermaniste, la nécessité d’annexer la Campine belge et la Hollande. Et cependant, les 16 milliards de tonnes représentent, au taux actuel de l’exploitation, près de huit siècles assurés. Comme comparaison, j’ajoute de suite, ce que nous verrons tout à l’heure, que le total des réserves françaises a été estimé, lignite inclus et en poussant jusqu’à 1 800 mètres, à un maximum de 17,6 milliards de tonnes D’après les derniers calculs, l’Allemagne pourrait maintenant compter sur deux fois plus de houille que l’Angleterre.

Mais la quantité n’est pas le seul avantage des charbonnages germaniques. Il faut aussi compter sur le bas prix de l’extraction.

Avec la facilité de travailler en grand sur des couches régulières et étendues, il n’est pas étonnant que les Allemands aient pu d’abord installer les belles machineries admirées de tous les visiteurs et ensuite obtenir néanmoins un prix de revient très bas. Une mine de houille française est, par rapport à une mine allemande, anglaise ou américaine, un peu comme le pré d’un montagnard péniblement accroché sur sa pente pierreuse auprès d’une large plaine labourée à la vapeur. Pour tout un ensemble de raisons qui ne sont pas seulement techniques, un mineur allemand fournit en moyenne 268 tonnes de houille par an et un Anglais 244, tandis qu’un Français en donne seulement 200 et un Belge 155. Depuis 1901, la production du mineur allemand a monté de 240 à 269, celle du Français est restée stationnaire (200 contre 196). La houille prise sur le carreau de la mine coûte donc en moyenne (1912) 7 fr. 50 aux Etats-Unis, 11 fr. 25 en Angleterre, 13 francs en Allemagne, 16 francs en France. Il est tout naturel, dans ces conditions ; que l’industriel français doive réduire sa consommation de houille par rapport à l’Allemand. Cette consommation par tête et par an a grandi en Allemagne, entre 1901 et 1913, de 1,69 à 2,12. Celle des Français n’a pu s’accroître que de 1,15 à 1,48. Et, pour une production globale quatre fois moindre dans notre pays, ces chiffres sont en faveur de nos efforts.


J’en ai assez dit sur nos concurrens pour pouvoir maintenant aborder le cas de la France. Ce ne sera malheureusement pas long, et les constatations actuelles seront peu encourageantes. La France, si grandement favorisée à d’autres égards par la nature, est tout à fait pauvre en houille. C’est ce qui ne lui permet pas d’utiliser, comme elle le devrait, son énorme stock de minerais de fer. Que peut-elle faire de ces minerais, faute de charbon national pour les traiter ? Les fondre avec du coke venu du dehors, opération précaire et coûteuse ; ou vendre elle-même ses minerais, solution également peu avantageuse et qui, même avant la guerre, suscitait déjà de légitimes susceptibilités, destinées à s’accroître dans l’avenir après une telle floraison de haines. Faute de charbon, elle est de même paralysée pour toutes les industries à rendement intensif, comme pour sa marine marchande qui devrait cependant, d’après le développement de ses côtes, l’abondance de ses ports, l’étendue de son domaine colonial, être considérable. Mais comment songer à la grosse production et à l’exportation dans un pays, où l’on produit péniblement 40 millions de tonnes pour une consommation qui, — même réduite au minimum, comme elle l’est par le haut prix du combustible, — monte déjà à 60 millions ? Il nous faudrait, pour atteindre un chiffre convenable, doubler au moins notre production.

Pouvons-nous y arriver sur notre propre sol ? Certainement non. Dans un champ limité, avec des sièges d’extraction très coûteux en nombre restreint, les limites pratiques de la productivité sont presque mathématiquement déterminées. Nos mineurs ont beau être comptés parmi les plus habiles du monde : ils sont arrêtés en tous sens par des bornes inéluctables. On arriverait, d’ailleurs, si on voulait augmenter le rendement global de nos mines en multipliant les sièges d’extraction, à un épuisement très rapide. Voici, en effet, quelques chiffres suggestifs donnant, non les certitudes, non les probabilités, mais simplement les « possibilités » auxquelles peuvent atteindre nos réserves de houille jusqu’à 1 200 mètres de profondeur : Bassin du Nord et du Pas-de-Calais : 9,5 milliards de tonnes ; Dassin de Saint-Etienne : 685 millions de tonnes ; Bassin d’Alais : 958 millions de tonnes ; Fuveau : 1,3 milliards de tonnes de lignite ; au total, avec tous les petits gisemens du Centre : 13 milliards de tonnes, ou 17,6 milliards en poussant jusqu’à 1 800 mètres. Si la France élevait seulement sa production à 100 millions de tonnes qu’elle consommerait bien aisément, avant un siècle et demi il ne lui resterait plus une tonne de charbon dans des conditions utilisables.

Mais, si l’on ne saurait, pour cette double raison, augmenter notablement la production de nos mines actuelles, n’est-il donc pas possible de découvrir, sur l’étendue de notre sol, des gisemens nouveaux, comme viennent de le faire précisément les Belges, les Hollandais et les Allemands ? On entend souvent, à cet égard, des affirmations un peu hardies que justifie seule une grande confiance de joueur dans quelque entreprise aléatoire. La vérité est que l’on a déjà beaucoup cherché, à peu près partout où des sondages paraissaient offrir des chances sérieuses, et même souvent là où ces chances pouvaient paraître bien minimes. De tout ce grand effort courageusement et coûteusement poursuivi pendant plusieurs années, il a pu sortir et il sortira encore des résultats ayant une valeur industrielle ; aucun n’a présenté des proportions susceptibles de lui faire attribuer une valeur nationale. Et, là même où on a obtenu quelques demi-succès comme en Lorraine, l’effet productif en a été, il faut bien le dire, réduit à néant pour longtemps par l’inertie et le mauvais vouloir de ministères successifs incapables d’oser donner les concessions à leurs inventeurs. Peut-être y aurait-il encore quelques recherches à entreprendre : beaucoup plus, disons-le, dans un intérêt général que dans un intérêt particulier. Il n’est aucunement impossible, par exemple, que la houille existe en profondeur sous le Bassin de Paris. Qui voudrait se lancer dans une telle exploration après de semblables précédens ?

Ainsi donc, loin que la situation soit destinée à s’améliorer pour nous, elle doit fatalement empirer d’année en année : parce que notre consommation va croître et parce que notre production restera stationnaire ou décroîtra. Nos bassins de Saint-Etienne et du Centre se meurent tout doucement. Dans un temps qui peut être considéré comme bien court pour la vie d’un peuple, nous serons réduits à notre bassin de Valenciennes, où l’effet des dernières lois ouvrières tend à réduire la productivité.

Alors, que peut faire la France sans houille ? Il est inutile de rappeler que le pétrole nous fait totalement défaut. Recourir davantage à la houille blanche : remède indiqué et nécessaire, mais très insuffisant ; car l’expérience montre bientôt que la houille blanche est incapable de se suffire et que, là où son emploi développe une industrie, les besoins de houille noire connexe augmentent au lieu de diminuer. D’ailleurs, la métallurgie électrique du fer n’est pas mûre en dehors de quelques emplois spéciaux ; et l’on n’actionne pas un navire avec des accumulateurs ou des piles. Acheter du charbon ? Il faudrait au moins que les traités, — et c’est sur quoi je vais revenir, — nous permissent de le faire avantageusement… Sinon, il reste seulement la voie où l’on s’est engagé de plus en plus depuis quelques années ; il faut prendre le parti auquel se résignent toutes les vieilles usines ou les vieilles villes et qui convient aussi aux vieux pays : concentrer de plus en plus ses efforts sur les produits de luxe, les produits très finis, où la matière première joue un rôle insignifiant par rapport à l’invention du fabricant et à l’adresse de l’ouvrier.

De telles résolutions, l’emploi de tels remèdes ne font-ils pas songer à ces injections de sérum ou de caféine, à ces inhalations d’oxygène, au moyen desquelles on s’efforce de prolonger des moribonds ? La France ne doit pas et ne veut pas mourir encore. Elle le montre avec assez d’énergie depuis un an ! Et il faut bien croire que le résultat d’un si immense effort nous permettra tout au moins de rectifier dans une certaine mesure les injustices du sort à notre égard. On a vu le peu que nous possédions. Il me reste, pour conclure, à examiner ce que nous pouvons obtenir dans l’avenir. Je tâcherai de le faire avec toute la réserve que doit imposer à ses espoirs les mieux justifiés une conscience scientifique, et je n’imiterai pas nos adversaires en rêvant de conquérir toute la Westphalie. Mais, sans présomption excessive, il reste permis de supposer que l’Alsace-Lorraine, terre française, reviendra à la France avec ses annexes naturelles et que, dans la rédaction du traité de paix, nous pourrons faire insérer des conditions économiques avantageuses.

Notre situation, telle que nous venons de l’exposer, s’énonce en deux mots. Nous manquons de charbon, et nous avons beaucoup trop de fer. Chez les Allemands, c’est l’inverse. Ils ont commencé la guerre avec l’intention avouée de nous enlever nos minerais de fer lorrains. Mettons, si nous le pouvons, la main sur quelques-uns de leurs gisemens houillers. On va voir que cela ne suppose en aucune façon l’écrasement absolu de l’Allemagne. Les plus pessimistes ne sauraient donc voir là une chimère. Il suffit que nos diplomates, le jour où ils traiteront pour nous, se montrent renseignés sur nos besoins industriels les plus urgens, comme l’ont été en d’autres temps les négociateurs allemands, et qu’ils comprennent la nécessité d’un effort énergique dans un sens où ces besoins sont absolus.

Ne craignons pas de devancer les événemens pour attirer l’attention publique sur ce point ; car, à la dernière heure, nous devons logiquement prévoir l’intervention possible de certains intérêts privés en contradiction naturelle avec l’intérêt général. Sans mettre en doute aucun patriotisme, chacun comprendra que la disette du charbon, nuisible à la communauté, profile, en revanche, momentanément à quelques-uns, patrons et ouvriers, par la hausse de prix qui en résulte et qui accroît les bénéfices de nos mines. On peut donc s’attendre à l’antagonisme plus ou moins ouvert d’individus fortement agissans parce que directement intéressés, tandis que les intérêts trop vastes de la généralité seront, comme toujours, défendus par les seuls théoriciens, peu disposés à l’action. S’il arrive qu’il faille annexer quelques kilomètres carrés, ne se heurtera-t-on pas aussi à l’intervention de ces incorrigibles sentimentaux, pour lesquels une lutte à mort contre une bête enragée demeure, jusqu’au bout, un duel correct entre gens du monde ? Et, comme une solution négative tente toujours les indécis, ne risque-t-on pas, si l’on n’y prend garde, de voir, après quelques discussions, la force d’inertie imposer ses lamentables arrêts à des esprits non avertis ?


Au point où nous en sommes arrivés, il faut donc regarder ; au-delà de frontières trop étroites, dans la direction des bassins houillers allemands qui, sous une forme ou sous une autre, peuvent, dans l’avenir, comme ils l’ont déjà fait à prix d’or dans le passé, remédier à notre manque de charbon et de coke. L’un d’eux a déjà été étudié, c’est celui de Westphalie ; l’autre a été volontairement laissé de côté, c’est celui de la Sarre. Je parlerai d’abord du second pour lequel la solution qui s’impose est relativement simple ; nous passerons ensuite au premier.

La question de la Sarre est simple parce que ce bassin est une ancienne terre française qui nous a été enlevée seulement en 1815 et pour la reconquête de laquelle aucune objection de sentiment ne peut se poser, du moment que le sort des armés nous aura été favorable. La Sarre forme une annexe naturelle de l’Alsace-Lorraine, à laquelle elle est contiguë. Et, comme une grande partie de ses mines ou de ses terrains concessibles sont des propriétés domaniales, leur retour à l’État français ne présentera, dans la même hypothèse, aucune difficulté. Bornons-nous donc à examiner ces deux points de fait.

Le rattachement du bassin de la Sarre à la France remonte presque à la même époque que celui de l’Alsace. Dès le traité de Ryswick, en 1697, la partie méridionale du bassin nous était attribuée et, quand fut constitué le département de la Moselle, en 1790, les exploitations en activité dans la région de Sarrelouis y furent comprises. En 1793, on y ajouta toute la région située plus au Nord, sur laquelle les princes de Nassau-Sarrebruck avaient organisé des exploitations plus importantes, qui furent alors incorporées dans notre domaine national et travaillées, pour ce domaine, pendant vingt ans, jusqu’en 1814. Le traité de Paris de 1814 nous laissa, en grande partie, la région septentrionale, riche et utile, où le terrain houiller affleure au jour, et c’est seulement en 1815 que nous en avons été dépossédés. Mais, encore en 1870, nous possédions plus au Sud, onze concessions qui produisent aujourd’hui 4 millions de tonnes.

Quant à l’étendue du domaine fiscal dans ce bassin, elle est considérable et comprend, notamment, toutes les mines de la Prusse rhénane qui, en 1913, ont donné au fisc prussien 12,5 millions de tonnes, beaucoup d’autres dépendant du fisc Bavarois et une autre région, non encore concédée, qu’une loi spéciale a réservée à l’État.

La valeur de ce bassin pour la France doit s’évaluer, non seulement par le tonnage qu’il donne déjà, mais par celui qu’il est susceptible de fournir. Son extraction de 1913 a été de 17,1 millions de tonnes. Il serait sans doute facile d’augmenter ce chiffre. Car cette extraction relativement faible provient d’une superficie utile de 220 000 hectares, alors que notre bassin de Valenciennes, pour 28 millions de tonnes, a seulement une superficie utile de 105 000 hectares. Le bassin possède, comme réserves certaines, jusqu’à 1 500 mètres, 12,5 milliards de tonnes, dont 8 au-dessus de 1 000 mètres. C’est, il est vrai, du charbon assez médiocre, par rapport aux beaux charbons de Westphalie ou du Nord et qui fournit du coke encore plus médiocre. Mais il est néanmoins parfaitement utilisable et, comme quantité, sinon comme qualité, ce bassin suffirait presque à remplacer nos importations actuelles.

Le problème de la Westphalie, auquel j’arrive, est plus complexe ; car il ne saurait être question d’annexer ce bassin, quoiqu’il puisse y avoir lieu de l’occuper provisoirement, si l’Allemagne est contrainte à nous payer par annuités une indemnité de guerre. Là, c’est le traité de commerce futur qui doit surtout intervenir, dans des conditions difficiles à indiquer d’avance, parce qu’elles dépendent trop complètement des événemens militaires, mais pour lesquelles des combinaisons multiples, destinées à être discutées plus tard, se présentent néanmoins à l’esprit. Fût-ce même à titre d’échange contre des minerais de fer, on pourrait stipuler des livraisons annuelles de houille et de coke qui seraient facturées à la frontière suivant un tarif destiné à mettre nos usines au moins sur un pied d’égalité avec les usines allemandes. On peut également concevoir la cession à l’Etat français ou à des Compagnies françaises des mines domaniales ou des terrains encore concessibles. A cet égard, l’organisation de Syndicats puissans et le rôle directeur que s’est attribué le gouvernement allemand sont de nature à donner toutes facilités. Le socialisme d’Etat a tout au moins cet avantage, en cas de guerre, qu’il supprime bien des inquiétudes et des embarras, auxquels pourraient donner lieu des atteintes à la propriété privée. L’Allemagne s’est, par la richesse de son domaine public en mines, chemins de fer, etc., placée dans des conditions particulièrement favorables pour être rançonnée le jour où elle sera vaincue.

Dans l’extraction totale du bassin rhénan-westphalien, en particulier, le fisc prussien intervient pour 4,13 pour 100 (1913), soit près de 5 millions de tonnes dans ses mines lbbenbüren, Ver, Gladbeck, Bergmannsglück, Waltrop, Zweckel et Scholven. Les privilèges qu’il s’est réservés en outre pour l’avenir accroissent considérablement la valeur de ce domaine.

Ainsi donc, ce grand conflit qui va appauvrir l’Europe pour un quart de siècle peut du moins, si nous montrons une volonté assez ferme, assurer à la France quelques compensations partielles de ses pertes, avec un peu plus de sécurité pour l’avenir. Ce n’est pas seulement en nous réservant des positions stratégiques sur la frontière que les négociateurs nous prémuniront contre le retour trop prochain de semblables surprises, c’est aussi en nous fournissant cette force militaire que constitue la houille et que les Allemands ont possédée surabondamment dans la guerre actuelle. Par-là, nous ferons mieux que de nous enrichir : nous tendrons vers ce résultat désiré de tous qu’une telle convulsion reste longtemps sans se renouveler. Il serait vain de fonder un tel espoir sur les illusions d’un socialisme international. Car, si paradoxale que puisse sembler cette assertion, le socialisme, qui se croit un instrument de paix, est peut-être aujourd’hui, sans le vouloir, le principal agent de la guerre. Né du machinisme qui lui-même a été provoqué par le charbon, il synthétise, sous le masque de doctrines inapplicables, une lutte pour la vie qui s’est engagée, avec une acuité croissante, entre les ouvriers et les patrons, entre les patrons concurrens, entre les nations. On tournera longtemps encore dans ce cercle vicieux que les efforts les plus légitimes pour améliorer les conditions de la vie ouvrière augmenteront les prix de revient, nécessiteront, par suite, pour y remédier, l’extension extrême des débouchés et rendront, en définitive, les rivalités économiques de plus en plus âpres. J’ai rappelé comment la puissance croissante des charbonnages allemands avait, en suscitant le pangermanisme et, par contrecoup, l’impérialisme anglais, contribué à ce choc qui nous épuise. C’est la nécessité de développer démesurément leur industrie pour mettre à profit leurs richesses en houille, c’est le besoin d’étendre leurs exportations pour produire à bon marché, qui ont conduit les Germains à tout voir « colossal. » L’équilibre du monde a été rompu par cette mégalomanie dont eux-mêmes pouvaient à peine réprimer les effets : d’abord dans l’ordre économique, puis dans l’ordre politique et militaire, auquel les nécessités économiques imposent de plus en plus leur suprématie. Le problème du charbon est un de ceux que nous devons résoudre si nous voulons assurer à nos petits-enfans les avantages durables de la paix.


L. DE LAUNAY.

  1. C’est à Birmingham que Walt a asservi la vapeur, que Murdock a. inventé le gaz et la locomotive. C’est à Glasgow que fonctionna le premier bateau à vapeur, à Liverpool qu’un de ces bateaux se hasarda pour la première fois à traverser la mer.